Archéologie du présent : entretien avec Guillaume Métayer

Guillaume Métayer, poète et traducteur, nourrit son écriture d’un dialogue constant avec les voix du passé et les présences qui nous accompagnent. Amis devenus explorait la manière dont l’amitié, la mémoire et la lecture façonnent une sensibilité et une langue. Avec Dinosaulyre, son nouveau livre, il poursuit cette réflexion en jouant sur les temps, les rythmes, les survivances, et sur ce que la poésie peut encore dire dans notre époque. Nous allons évoquer ensemble ce lien entre héritage et invention, entre fidélité et métamorphose, au cœur de son travail poétique.

Votre nouveau recueil Amis devenus se compose de deux parties — Mes amis devenus (40 poèmes) et Mains négatives (75 poèmes) — : pouvez-vous nous dire comment ce double mouvement est né ? 
Je commencerai par le second mouvement, « mains négatives », qui est une forme de réponse et de continuation de mon recueil précédent, Mains positives (Rumeur libre, 2024). Il s’agit toujours de carrés de prose, qui cherchent à explorer les traces à la fois primaires et artistiques qui sont en nous, d’où la référence aux traces de mains préhistoriques et rupestres éternisées et stylisées par la peinture. Cette fois, ce sont comme les négatifs du premier recueil (quand on trace le contour de la main au lieu de couvrir la paume de peinture). Ces textes sont souvent plus ténus, moins comprimés, parfois plus narratifs aussi, occasionnellement plus longs. Il y est question de tous les sujets qui nous occupent : l’amour, l’amitié, le rêve, mais aussi beaucoup le temps révolu, en une sorte d’ajointement constant entre le présent d’aujourd’hui et le passé d’hier. C’est dans ce contexte que sont nés les portraits du Fayoum, si je puis dire, qui ouvrent le recueil. Ils forment une introduction exotérique à une recherche plus ésotérique, plus intime encore, en seconde partie. Ce sont les visages sur le tombeau.
Le titre Amis devenus évoque à la fois l’amitié et sa mutation : qu’est-ce qui vous intéressait dans ce sujet ?
Ce titre est ambigu, en effet. D’un côté il renvoie à une nostalgie à plusieurs étages, pour la chanson de Léo Ferré, inspirée de la complainte Rutebeuf (« Que sont mes amis devenus / Que j’avais de si près tenus / Et tant aimés… »), à l’enfance où j’ai entendu cette chanson qui m’a fait tellement impression, et à mes amis d’enfance et d’adolescence eux-mêmes, dont je me demande bien ce qu’ils sont devenus, pas concrètement en allant sur Internet, mais d’une autre manière : ce qu’il en est advenu de toutes les promesses qu’ils portaient, des mondes possibles dont ils étaient les indices discrets, les suggestions modestes. Et en même temps, tel quel, sans déterminant, sans question sur le « où sont » ou « que sont », l’expression « Amis devenus » ouvre sur l’avenir. Le processus de remémoration les fait peut-être devenir plus amis encore qu’ils n'étaient, les voilà « devenus amis », quand il est trop tard…

Guillaume Métayer, Amis devenus, La Rumeur libre, 2025, 144 pages, 18 €.

Dans ce recueil, comment travaillez-vous le langage : la poésie en prose, la simplicité, la précision ?
Je vous remercie de cette question car c’est précisément le grand problème que je me suis posé : comment serait-il possible de faire un poème à partir de ce qui devient contradictoire dans nos souvenirs : d’un côté, ils sont d’une intensité folle, ils ont été au fondement d’énormément de positions dans la vie, ils nous reviennent, en tant que tels, à tous les coins de rue ; de l’autre, ils sont anciens, usés, et leurs traits mémorisés sont en nombre excessivement limité… Est-il possible de trouver une langue pour dire une force première dont il ne reste que des bribes ? Souvent, j’ai opté pour une certaine simplicité mais j’ai tout de même tenté de formaliser le souvenir : j’ai cherché un biais pour formuler, ne pas rester terre-à-terre, essayer de retrouver la part d’imaginaire que nous mettons dans toute chose, de suivre sa suggestion. Cela n’a pas été facile. Sans doute n’y ai-je pas toujours réussi.
Vous êtes également traducteur. En quoi cette pratique de la traduction influence-t-elle votre écriture poétique dans Amis devenus ?
Un spécialiste de traduction, Charles Le Blanc je crois, a dit que la traduction était de l’ordre de la vérité et l’écriture, elle, de celui de la liberté. Cela me semble très juste. En même temps, j’imite la fidélité que j’essaye d’avoir envers un texte pour trouver une langue pour un sentiment, une émotion, et en ce sens il y a vérité et pas seulement liberté. J’ai vraiment l’impression qu’il s’agit de prendre le vent, ou une vague. Il faut trouver la bonne posture et ensuite, vogue le texte. C’est un peu comme un rythme, un ton en musique. Une fois qu’ils sont trouvés, les choses se déroulent naturellement, aussi bien dans la traduction que dans l’écriture.
Vous avez aussi écrit de la poésie pour enfants (Le Dinosaulyre suivi de L’Étymosaure). Par rapport à une poésie qui s’adresse à des adultes, avez-vous senti un autre rapport au langage ?
Je n’essaie pas de simplifier à l’extrême. Je suis assez hostile à cette tendance assez répandue chez nombre d’intermédiaires (éditeurs, journalistes, programmateurs, professeurs) à prendre les gens pour moins intelligents qu’ils ne sont. Mes poèmes en prose ne sont pas toujours spécialement simples et je n’ai pas non plus cherché à faire un livre jeunesse bêtifiant. Le Dinosaulyre, tout en étant humoristique et ludique, a un aspect pédagogique. Il y a des jeux pour apprendre à construire (avec les racines latines et grecques) de nouveaux dinosaures, des frises chronologiques, on s’y initie à la poésie autant qu’à la paléontologie. Surtout, le langage y joue un rôle très important, notamment les mots à rallonge que sont les noms des dinosaures. Les enfants les adorent et ne leur font pas peur, ni les mots, ni les dinos. Un gamin est capable d’apprendre « Thylacosmilus atrox » comme une sorte de formule magique. 

Guillaume Métayer, Le Dinosaulyre suivi de L'Étymosaure, 2025, Les Belles Lettres, 96 pages, 11 €.

En plus, ces animaux ont existé avant les parents, les grands-parents, ils ont des formes et des noms pas possibles, on peut les invoquer, les faire revenir en disant leur nom et invoquer une puissance supérieure, à la fois réelle et presque imaginaire, du fait de leur ancienneté dans un temps immémorial. On peut dire Anatosaure, Plésiosaure… avec le plaisir de sembler dire faux et pourtant de formuler quelque chose qui a existé et qui, de surcroît, est un animal et un animal géant… C’est un peu comme la poésie. Un pas, et on entre dans « aboli bibelot d’inanité sonore » (j’ai failli écrire « nosaure » » ; un autre pas, et on se met à apprendre les mots grecs qui composent ces monstres, comme des legos. …
Existe-t-il, selon vous, une « poésie pour enfants » qui diffère de ce que vous faites ici ? Qu’est-ce qui la distingue (vocabulaire, rythme, jeu, simplicité) ?
Oui, tout est permis dans la poésie, pour les enfants ou pour les grands, et c’est très bien qu’il y ait des façons de faire différentes. J’ai, pour ma part, beaucoup aimé joué sur les rimes, les changements de rythmes, les télescopages de lexique (anglais, français, argot…). Mais à la lecture, je crois que le livre n’est pas compliqué car il est, en fait, très parlé. À lire avec un adulte sans doute mais les premiers échos que j’en ai m’ont rassuré !
Dans Amis devenus, le choix de mots, de silences, de titres (« le nom de l’ami(e) ») crée un certain effet de proximité ou d’intimité. Comment évoqueriez-vous ce rapport au lecteur ?
Je me suis beaucoup amusé à changer les noms des amis, à trouver des équivalents aux résonances qu’ils évoquaient en moi. Je ne sais pas du tout si le lecteur reconnaîtra ses propres émotions dans ces brefs portraits. J’imagine et espère que ce sera parfois le cas. Il est difficile de savoir ce qui nous touche dans sa singularité et ce qui peut gagner une plus grande forme de généralité, ce qui est partageable dans le particulier.
La poésie que vous adressez à un public adulte, par rapport à celle adressée aux enfants, change-t-elle votre liberté formelle ou vous impose-t-elle des contraintes particulières ?
Je pratique également le vers compté et la poésie rimée pour les adultes, depuis mon premier recueil, Fugues(Aumage, 2002), partiellement en vers libre et avec des échos de formes plus régulières. Mon recueil Libre jeu(Caractères, 2017), était un recueil de sonnets sur des sujets contemporains, presque tous réguliers dans leur forme. Je viens de terminer un recueil de rondels consacré au sport, un sujet qui m’intéresse aussi – d’ailleurs il y a un match de football entre les mammifères et les dinosaures, « le derby de la préhistoire » dans le Dinosaulyre. Inversement j’ai aussi écrit des récits pour enfants, notamment autour de compositeurs, avec mon camarade Karol Beffa. Ce n’est donc pas la question forme classique / prose qui pourrait apporter une réponse à cette question. La différence réside sans doute plutôt dans le destinataire. Les poèmes du Dinosaulyre sont adressés à des enfants, réels ou imaginaires – réels à l’origine mais rendus plus abstraits, voire très différents dans l’adresse fictive du poème (par exemple une fille est devenue un garçon !). On le voit dans les textes qui sont souvent des dialogues entre un père et un enfant, en particulier le texte qui propose une litanie d’hypothèses sur la disparition des dinosaures ou encore le premier poème, sur l’Iguanodon, le « like-osaure » avec son pouce tendu.
Quel a été l’effet de ce nouveau recueil sur votre propre pratique : a-t-il renouvelé votre manière d’écrire, de traduire, d’interroger le langage ?
Dans le cas d’Amis devenus comme du Dinosaulyre, toutes choses égales d’ailleurs, j’ai l’impression d’ouvrir ma langue, de déplier des virtualités longtemps comprimées notamment par la traduction ou l’écriture académique. Les repères formels ne sont pas de vraies « contraintes », ce sont plutôt des boussoles pour m’orienter dans ces territoires nouveaux.
Quel message ou quelle émotion souhaiteriez-vous que le lecteur emporte d’Amis devenus ? Et avez-vous déjà des retours ?
Ce qui me plairait, c’est que les lecteurs d’Amis devenus se redisent à quel point, dans l’enfance, nous avons aimé les autres de manière hébétée, incrédule et indiscutable, comme ils sont et pas de manière abstraite et générale, et que ce don ne doit pas disparaître avec l’âge mûr. En revenant à la mémoire, je souhaiterais que les amis d’hier nous apprennent à mieux aimer ceux d’aujourd’hui. Quant aux dinosaures, je voudrais bien que mes petits lecteurs et mes petites lectrices se mettent, à leur tour, à jouer aux osselets et à jongler avec les mots et avec le temps. Au fond, dans les deux cas, je me place sous l’invocation de l’esprit d’enfance.

Présentation de l’auteur




Arbër Selmani : ce que la nuit ne dit pas

Présentation et traduction Evelyne Noygues

La littérature au Kosovo est principalement représentée par des œuvres d’auteurs kosovars et albanais (à savoir d’Albanie) de langue albanaise ainsi que par des traductions d’écrivains des Balkans et de la littérature mondiale. Pour mémoire, au Kosovo, la langue et la culture albanaises ont été autorisées par la Constitution yougoslave de 1974. C’est à partir de cette période que cette littérature a connu un important essor.

Parmi les auteurs « classiques » de langue albanaise, on citera Anton Pashku (1938-1995), auteur de récits, romans et drames expérimentaux que certains rapprochent des écrits de George Orwell et Franz Kafka ; Ali Podrimja (1942-2012), considéré comme un des poètes les plus marquants des Balkans, auteur de nombreuses anthologies de la jeune poésie kosovar et dont plusieurs recueils ont été traduits en français à partir des années 2000 ; Rexhep Qosja (1936), critique littéraire prolifique et un historien littéraire de la littérature albanaise auteur de « La mort me vient de ces yeux-là »1 (1974) ; ou encore Eqrem Basha (1948), poète et écrivain, professeur de français à l’université de Prishtina, qui a résidé à plusieurs reprises en France (Arles en 1992 et Paris en 1994) et qui, en plus d'écrire des romans, récits et poésies, a traduit en albanais Eugène Ionesco, Giuseppe Ungaretti, Samuel Beckett ainsi que des textes dramatiques d'auteurs français.

Enfin, plus récemment, le dramaturge Jeton Neziraj (1977) est l’auteur de plus d'une vingtaine de pièces mises en scène au Kosovo, en Europe (Vidy- Lausanne) et aux Etats-Unis (La MaMa à New York), et traduites dans de nombreuses langues des Balkans et de l'Europe occidentale dont le français.

Arbër Selmani, quant à lui, fait partie de la jeune génération des écrivains kosovars de langue albanaise qui conduisent plusieurs carrières de front. Poète, écrivain, journaliste, éditeur et chercheur basé au Kosovo, son travail littéraire et journalistique explore l'identité, l'intimité et les frontières entre l'expression personnelle et politique, souvent à travers une perspective queer. Son œuvre explore les complexités d'une société d'après-guerre aux prises avec des normes traditionnelles et religieuses rigides. Il est l’auteur de cinq ouvrages publiés — deux recueils d'entretiens culturels, deux recueils de poésie et TESTOSTERON — son dernier ouvrage hybride de nouvelles et de réflexions publié par ALBAS à Tirana en novembre 2025. Militant de la représentation LGBTQ+ en littérature, il donne des conférences et mène des recherches sur les récits LGBTQ+, explorant les croisements entre identité, culture et résistance.

 

Arbër Selmani - Kur vdiq baba 

 

Cinq poèmes traduit de l'Albanais par Evelyne Noygues

1 JE T’ATTENDS A LA MOSQUÉE DE LA VILLE

Je t’attends à la mosquée de la ville
au milieu des prières et des péchés
viens et dis à Dieu que tu es plus petit que lui
tu es la honte de ma vie
viens et prie
donne-lui à entendre les versets du Livre Saint
à l’entrée, déchausse-toi
à la porte, donne un bout de pain à la mendiante rom,
avance au milieu de la foule des hommes,
et approche-toi
pour me trouver.

Je t’attends à la mosquée de la ville
viens et prie pour la Terre, le Soleil, les animaux
pour chaque âme qui tremble
je suis au premier rang
viens et parlons ensemble
viens et rappelle au Tout-Puissant, combien tu es faible
toi, la grande blessure de l’amour.

Je t’attends à la mosquée de la ville
viens et entre dans le lieu de prière, toi minuscule ver de terre
viens et bats-toi avec le temps quand tu étais un honnête homme
quand tu étais un être humain
j’ai ouvert les fenêtres, le Hodja attend la pluie
et moi, je t’attends
la ville, elle, attend le chant du salut.
Je t’attends à la mosquée de la ville
viens
pour qu’on se comprenne pour la première fois.
mets ta chemise verte, fais-toi le chef religieux de l’islam
regardons les coupoles, les minarets,
toi, tu pleurs sur ton sort
moi, je pleure de n’avoir jamais pleuré.

Je t’attends à la mosquée de la ville
Viens, même si tu ne m’aimes pas
Viens car ton silence a trop duré
ton esprit a longtemps jeûné,
Viens et dis au Tout-Puissant et à ses amis
qu’il n’y a personne d’honnête aujourd’hui dans cette mosquée.

Je t’attends à la mosquée de la ville
je t’en prie, viens, car moi non plus je ne t’aime pas
agenouillons-nous sur le tapis de prière en velours
à la porte, débarrasse-toi des idioties qui te tiennent en vie
Assieds-toi près de moi, n’insulte pas le créateur.
Tu me trouveras au calme, je suis là où s’assoie le malheureux
approche, ne me prends pas la main,
tais-toi, prie pour toi et pour nous deux,
je t’attends
dans la dernière mosquée de nos deux vies.

 

2

LE DIMANCHE

Le dimanche
la prière du matin a commencé
j’ai quitté l’église, traversé la ville que je hais.

Le dimanche, dès le début des hymnes du Pape
quelqu’un s’est mis à me harceler au coin de la rue
je sais que j’ai crié
je sais que j’ai demandé aux morts de se réveiller
je sais que j’ai vu une fenêtre se refermer,
je sais qu’un enfant me regardait au loin et riait.

Le dimanche,
la musique liturgique continuait à son rythme
cet homme derrière moi me tue
je sais que les feux rouges faisaient du bruit, que les piétons ne traversaient pas les clous
je sais que derrière moi deux chats se sont bagarrés dans une poubelle
que quelqu’un m’agressait et qu’aucune aide ne venait à mon secours.

Le dimanche,
Les prêtres sonnaient les cloches
cet homme est sans doute d’une mauvaise engeance
je sais qu’il n’y a aucune raison
juif, albanais ou rom crasseux
j’ai perdu connaissance.

Le dimanche,
les âmes perdues cherchent leur voie,
cet homme me frappe, sa violence dépasse mes forces
il m’a bâillonné, Dieu m’a fermé sa porte
je sais que tout est devenu noir, éblouissement,
je sais qu’un homosexuel prenait plaisir à me regarder au loin
je sais que deux vieilles femmes sourdes, le matin au marché, ne m’entendaient pas même si nous étions tout proches
les dieux m’ont jeté en bas de la montagne.

Le dimanche,
hommes et femmes avec le Livre Saint à la main
avec les partitions pour la paix et la colombe
cet homme m’a pénétré, tripoté et laissé sans force
toutes les pharmacies sont fermées
toutes les laveries automatiques sont closes
cet homme vient juste de me salir
ça ne s’enlève plus.

Le dimanche
il n’y a que cette église qui ait échappé au confinement
ma tête a tapé sur le pavé à côté du musée de la ville
je sais que la voiture de police a fait comme si de rien n’était
je sais que j’ai regardé droit dans les yeux de deux policiers
à 30 mètres de l’Église.

Le dimanche
dans l’église on communie
cet homme ne s’arrête pas, il a perdu tout discernement
il abuse de ma fragilité
il m’a agrippé par le bas-ventre, là où ma mère me prenait avec douceur
les salons de beauté sont fermés
les sonates et symphonies sont terminées
le bâtiment de l’Opéra de la ville est cadenassé
le passage par lequel m’échapper est fermé
l’école où j’étais élève est verrouillée
je sais que le hurlement d’une sirène a salué l’homme qui me violentait.

Le dimanche
Dans l’église, on chante pour les hommes puissants.
Mon pantalon est tombé sur mes savates, ma chemise est en lambeaux
J’ai un peu vomi, le corps brisé et courbé.
Le dimanche
Dans l’église, une ronde a commencé qui doit me sauver la vie.

3

LA PRINCIPALE PROSTITUÉE DE CETTE VILLE

C’est une évidence,
Je suis la principale prostituée de cette ville !

Je vole tous les pétales de chaque fleur.
Je suis entourée de sangsues, d’insultes et de profiteurs.

Je suis l’abeille qui pique le plus fort dans la ruche
Je suis l’antidote, le lait le plus doux au printemps
Je suis chaque robe déchirée, chaque dard, chaque gifle qui claque
Par mon bruissement, je maintiens cette ville en vie.

Le long des rues et des ruelles, dans les cabines téléphoniques
Sous les ponts, à côté des trottoirs
Dans les cuisines des bars, dans les cafés de quartier
Sous le clignotement des lumières de la nuit, dans des maisons effrayantes,
Même en plein jour, au milieu des voitures
Je calme les esprits fébriles, les langues énervées,
Une couronne sur la tête, souveraine, je suis l’oiseau qui jamais ne se plaint,
J’endure tout, je maintiens cette ville en vie.

Je suis spectatrice du malheur,
Dans des résidences universitaires, des parcs humides
Dans des saunas brûlants, des piscines avec des muscles,
Aux stations à essence, dans des toilettes luxueuses
Je me perds et je cause la perdition des hommes qui me payent
Je suis un objet parmi d’autres, témoin muet de leurs rencontres
Je retarde le moment des embrassades, j’écarte les caresses, les baisers
Je suis la femme la plus dangereuse, au pouvoir non meurtrier
Je fais de mon mieux, je maintiens cette ville en vie.
Je comprends la peine de n’importe quel rayon de lune
Des femmes me haïssent, d’autres me jalousent
Je me glisse entre les jambes des malheureux, je les laisse se délecter
Je suis garante de la morale, objet des désirs de tous les politiciens,
Je suis la plus belle avec des yeux de porcelaine, je suis une sultane
Je brise toutes les lois, tous les codes, toutes les normes
Je me casse le cou, me désespère, je suis toute mouillée
Je suis la gare ferroviaire, la halte, une reine sans roi
Je suis vénéneuse, je maintiens cette ville en vie.

Je fais face aux tempêtes, au vent froid, une auréole éblouissante m’enveloppe

Mon visage n’est pas sexué, sous la peau je suis un être masculin, et aussi une femme utile
Je suis en enfer et au paradis, j’embrasse qui je veux
Au four à pain, dans un motel perdu au fond d’un village perdu
Sur les tables du foyer du théâtre, à même le sol,
Aucune partie de mon corps ne se dérobe
On veut me faire disparaître, alors nous faisons l’amour, je suis le plus dangereux des requins
Je suis faite d’acier, je maintiens cette ville en vie.

J’ai pris mon envol, j’ai élevé mon âme,
Je suis la principale prostituée de cette ville !

Je me tortille ivre sous le regard de ceux qui me menacent,
Je suis l’angoisse des gens heureux, je suis un corps abîmé par l’exil
Je suis la pellicule fine qui enserre les hommes, les femmes, les lits des rivières
Au pied des cascades, dans la boue, dans les grands bureaux de l’administration
Je me suis ruée, comme une mère enragée, sur chaque cravate, chaque miséreux.
Les prêtres me suivent des yeux, les enfants mal élevés aussi.
Les bergers, les femmes au foyer, les musiciens,
les horlogers lorgnent sur moi, les forgerons et les villageois me désirent aussi.
Mes lèvres ne sont pas belles quand elles restent seules, sans faire de profit
Je tremble, je frissonne, sur mes talons rouges je maintiens ce village en vie.

Non,
Avec la ville aussi.

 

4

À LA MORT DE MON PÈRE

A la mort de mon père,
une partie de moi a cessé
de vivre,
avec lui un peu de ma mère
et un peu de ma sœur aussi,
envolées ses chemises
volatilisé mon dernier salaire
dans ma poche droite
évanoui ce jour béni,
disparus à jamais pardons et regrets,
gifles brutales et aspirations
tout comme les rêves que je n’ai pas faits
le marché du matin agonise
et avec lui le matin même de ce jour-là.

A la mort de mon père,
un chêne aussi a péri
terrassé quelque part sur la montagne sainte,
emportés une grâce, un bienfait,
une histoire à jamais contée,
anéanti le corps dont la vie
n’a que faire
on ne peut pas appeler ça
une vie
quand tous les cinq ans, le malheur
s’abat sur toi et y trouve la paix.

A la mort de mon père,
je me suis brisé en morceaux
sur le tapis de la salle-de-bain.
J’ai rampé jusqu’à l’arrivée d’eau
pour me laver le visage,
regarder ma propre mort,
et oublier que son corps
s’éteignait le même jour.

A la mort de mon père,
personne n’est plus revenu
à la maison,
finie la dernière dispute,
fichue une bourse d’études
aux Etats-Unis,
balayé aussi le certificat d’études,
réduit à moins que rien.
Morts les hommes faibles
de ce monde,

Tombées aussi les femmes
de plus en plus
durement frappées par la nature.
A la mort de mon père
évanoui à son tour mon bonheur,
évaporées les mers où je plongeais autrefois
mon corps sans âge,
fauchées les plaines où j’ai grandi heureux,
mon amour oublié,
ma femme qui n’existera jamais,
avec la mort de mon père,
une part ancienne de moi s’en est allée.

Avec mon père
disparues aussi la beauté,
la collection complète des œuvres d’Asdreni
et Le capital de Marx,
à la mort de mon père,
j’ai ressenti un pincement au cœur
et l’étreinte de Dieu,
j’ai vu défiler devant moi ceux
qui ne sont pas aussi admirables que lui
car personne ne surpasse la grâce divine du père,
tous ont eu la vie belle,
sauf mon père
tous ont été comblés
quand, lui, a versé des larmes amères,
si le destin s’est promené pieds nus
dans la ville,
il n’a jamais rencontré mon père
dans les ruelles.
A la mort de mon père,
les esprits diaphanes
se sont transformés
en grands serpents noirs.

A la mort de mon père,
j’ai mis la maison sans dessus dessous
sans pouvoir le trouver,
j’ai pris l’avion pour un autre pays
où il n’avait pas non plus sa place,
j’ai rassemblé les miettes de l’ennui
et je les ai nouées ensemble,
à la mort de mon père,
un dieu qui s’était épuisé à vivre
a succombé aussi quelque part là-haut,
mort également le dieu Éros
dont les jours heureux étaient comptés,
ses camarades et ses amies ont disparu
tout comme ses proches qui ne l’ont jamais été.
A la mort de mon père,
je me suis assis
au bord de la rivière de mes larmes
et j’ai pleuré.

 

5

AIMER UN HOMME

Aimer un homme,
c’est comme défier une tempête
Elle arrive rarement avec grâce,
l’homme encore moins
Et toi, tu as peur de l’un comme de l’autre.

La tempête
Attend que ton cœur éclate
et que tu redoutes
La pluie,
Toute cette eau, cette masse liquide,
cette rosée torrentielle,
On dirait qu’à la place des gouttes,
une lourde pierre tombe sur la terre.
Cet homme éructera le discours de son triomphe,
comme la tempête fait trembler la ville.

Tiens-toi prête, devant cet homme
A détester le fardeau qui repose,
assis sur son cœur
Quand ce dernier explose
comme une canalisation dans la rue
des décennies de colère, de désespoir, de malédictions
comprimées dans une bouteille de gaz
Des bagarres qui jaillissent d’un rien,
L’homme à tes côtés cache une tempête
derrière un visage mal rasé.

Il appartient au monde entier,
et d’une certaine façon il est à toi aussi
Cet homme envahissant,
qui fait feu des quatre fers
Ses lèvres n’ont jamais prononcé de paroles tendres
Pour aimer un homme comme il le souhaite,
il faudrait d’abord ensevelir tout signe de vie.

Quelque chose de surnaturel, d’épuisant, de tempétueux,
affaiblit ton âme,
La tempête.
Mais tu ressens presque la même chose,
Aimer un homme,
Être foudroyée par la fureur de ses griefs,
avaler des couleuvres
sous l’effet une névrose avancée,
enfermée aux toilettes,
les deux mains plaquées sur les oreilles,
tu le fuis comme la peste,
maudissant les Grecs maîtres de l’amour.
Qu’ils soient dans le monde des morts ou dans celui des vivants,
ils sont des millions d’hommes
à vouloir échapper à la solitude.

Lave ses pieds, pose un baiser sur son front,
satisfais son estomac, fais-lui l’amour.
Aime ses sœurs, renonce à faire ton ménage
car il est en retard à son travail,
récite par cœur les recettes de cuisine,
Pardonne-lui de te faire attendre
attention tu as mis trop de sel dans cette fichue salade,
aère la pièce,
Cire ses chaussures, chante les chansons qui lui plaisent,
caresse son chat, éloigne le tien
Ouvre les jambes, ferme les jambes, ouvre la bouche,
coltine-toi ses dents noircies par le désœuvrement.

On ne nous a jamais appris à aimer un homme,
Dans aucune université, ni à l’école
où nous étions beaucoup d’élèves,
assoiffés de lecture,
Nous explorions le théâtre
à la recherche de la dignité et de la grandeur
qui arrivent comme un bonheur, à un homme.

Epuisant, homme desséché
à qui tu t’épuises à donner à boire
plus souvent qu’à un laurier.

Couve-le de tes regards,
dis-lui que tu ne le quitteras jamais,
gave-le de sucreries
Débarrasse-le de ses ennemis,
déboutonne sa chemise qui lui colle à la peau,
avale l’eau fétide dans laquelle
ses ongles ont trempé
Menace-le d’une furieuse terreur,
éduque ses enfants à l’attendre,
change l’hiver en été,
agite l’eau noire de la mer où il a sombré
Prends le pouls de ses veines gonflées,
masse son bras engourdi,
gifle-le pour qu’il revienne à lui
Ouvre les jambes, ferme les jambes,
épluche-lui des quartiers de pommes et de prunes,
rend grâce au seul fait qu’il existe,
offre-lui ton corps
tempétueux,
avec les affres de la vie qui te sont restées en travers de la gorge,
serre-le à nouveau dans tes bras
car il est ton unique temple.

Image de Une Soirée poésie avec Arber Selmani à la Maison de l'Europe à Pristina : https://www.europehouse-kosovo.com/poetry-does-not-know-barriers-and-knows-how-to-heal-arber-selmani/

Présentation de l’auteur




Roisin Tierney, Tiger Moth

Dans les digitales qui déclinent, là où reposent Blake et Banyan
ta queue dressée : point d’exclamation !

La poésie de Roisin Tierney est une poésie du scalpel, de la pince, de l’épingle, de la loupe : un outil d’entomologiste, de lépidoptériste, de médecin légiste, voire de chiropracteur (« gommant délicatement une ecchymose ») voire d’écologiste.

On ne s’étonnera guère que son deuxième recueil s’intitule Tiger Moth, L’Écaille martre – alias, la ci-devant chenille « bourrue » ou « hérissonne ». Deux qualificatifs que l’on pourrait appliquer à la prosodie de la poète irlandaise. « Incisive » en serait un troisième : par simple association et juxtaposition soit concordantes soit antithétiques. Une greffe (médicale ou végétale), une entaille dont naissent la vie et ses beautés.

De l’encornet à un père défunt, d’un bocal de bébés taupes baignant dans le chloroforme à une sœur malade, d’une araignée crabe à un paysage orageux ou léthargique, la voix chirurgicale de ce recueil a l’art du détail dérangeant qui relie l’humain à l’animal, l’os de l’un aux mandibules de l’autre, liés par un sort commun, souvent la mort.

 

the Thuck, Thuck of a machine gun’s staccato,
lewd wolf-whistles, sarcastic in their tone,
in their exaggerated rise and fall :
Phwwwwwhhht-Phwooooooh !
An invisible local lothario
Suddenly lounging around every corner.

Le tfhuck, tfhuck du staccato d’une mitrailleuse,
sifflements salaces, intonations sarcastiques
aux modulations excessives :
Phwwwwwhhht-Phwooooooh !
Invisible Don Juan du cru
brusquement embusqué dans tous les coins

Roisin Tierney, Tiger moth, Turas Press, Dublin, 2022.

Les vers de Tierney me ramènent à une autre forme de harcèlement : aux tapotements de ma spécialiste du sommeil, dont les faux ongles tapent furieusement sur les touches de son clavier lorsqu’elle enregistre froidement le total de mes insomnies depuis notre dernier rendez-vous.

La poète devient à la fois un double de ma médecin du sommeil et, siffleuse moqueuse, du perroquet jacot (ci-dessus) de son poème Nemesis, beau parleur insupportable car miroir des humains. Friande de mots bien choisis et subtilement agencés, Tierney me touche au vif, m’applique le respirateur sur le nez, me force à la fois à plonger dans un coma nocturne et à m’éveiller à la pleine conscience de mon corps en danger.  Double contrainte insistant sur le lien ténu que le corps tisse entre nous, la vie et le règne animal, sur lequel nous jetons volontiers une couverture comme sur la cage d’un gris du Gabon pour lui rabaisser le caquet.

L’espace et le temps flottent au fil des cinquante poèmes réunis avec minutie, rythme et symétrie dans le recueil Tiger Moth : entre un jardin [londonien] avec poulailler, le cosmos avec ses dieux, des ambiances méditerranéennes et une Irlande devenue pays du souvenir et de l’enfance.

La poète ex-petite rejetonne humaine de Low Babies, est tel un oisillon, est un oisillon :

 

Our arms held out so we could flap along
and be the little birdies as we sang ;

Bras écartés afin de battre des ailes
Et être pour de vrai des cuicuis en chantant 

 

L’institutrice dublinoise de jadis exhibe une jacinthe en pot :

 

I see that blueness still -
and how she said that we were just like that,
waiting to come fully into bloom ;

Je vois encore ce bleu
et l’entends dire que nous étions de même
dans l’attente d’éclore ;

Toutefois, éclose, la poète est moins fleur qu’insecte – un insecte iridescent, il va sans dire :

 

Insect Reverie

If I am not entirely glad to contemplate
his gown embellished with wing-casings
of the iridescent jewel beetle –
thousands of tiny body parts sewn on
to the delicate cream muslin
of a Victorian evening dress –
their nacreous lustre and opaline sheen
setting the whole ensemble a-shimmer
in the carefully lit display case
at the museum – so many deaths ! –
neither can I say I never hanker
after my own insect-gown, or beetle dress,
to put to shame the rufous, dull, sere
attire of my rivals as I enter a room,
sundry candles lit up in the green glimmer,
a chitinous bristle and crunch as I dance,
the whiskery feel of my antennae
tenderly stroking your face,
mandibles firmly holding your chin,
carapace pressing in
against your soft underbelly,
our elegant waltz and eventual
clackety beetle-fuck,
our leavings (may I say our ?)
a glister of eggs on the rug,
my exit swift, through an open window,
a dark scarab aiming
for the moon.

Rêvasserie entomique

Si d’un côté il ne me plaît guère de contempler
le fourreau tout orné d’élytres
de l’adamantin bupestre iridescent–
myriades d’organes infimes cousus sur
la subtile mousseline ivoire
d’une robe de soirée victorienne –
sa nitescence nacrée et son vernis opalin
insufflant un chatoiement de moire
à la vitrine du musée éclairée
avec art – tant de morts ! – ,
de l’autre, je ne dirais pas que je ne songe jamais
que ma robe entomique atomique
puisse à mon entrée dans une pièce
éclipser les ternes tenues marron, parchemineuses de mes rivales
à la lueur verdâtre de bougies,
frisson crissant chitineux quand je danse,
antennes bacchantes
caressant avec tendresse ton visage,
mandibules agrippant avec poigne ton menton,
carapace écrasant
ton mol bas-ventre,
notre valse classe, et ultérieure
baise hannetone ânonnante,
notre lie (osé-je « notre » ?)
brillance d’oeufs sur le tapis,
et mon envol précipité, par une fenêtre ouverte,
scarabée sombre visant
la lune.

 

La voix de ce recueil, quoique sans emphase militante – elle se permet même des pointes d’humour – est du côté des broutilles, vétilles, béatilles de celleux que notre civilisation naturicide animalicide écrase du talon sans s’en soucier, voire même s’en apercevoir.

Tierney scrute assez ces délaissés, ces restes, ces choses insignifiantes pour écrire comme on épingle des coléoptères ou enfile les perles d’un collier, qui, en fin de compte, forment collection, compilation de poésie empathique (Death of a Hen sur feue une poule qui aimait à prendre des bains de soleil) ou cruelle, selon (Jar of Brown Moles – sur des taupes de laboratoire en saumure).

Tiger Moth est le titre du superbe poème tout en distiques qui donne son nom au recueil. En toute homogénéité celui-ci présente un univers composé à la fois des petits riens dont sont faits les moments de rien qui forment la vie, et de la mort, moment du tout. Plus un brin d’étrangeté qui concourt à sa saveur, red gold in flight, or rouge en vol, a tigerish zigzag of cream and brown stripes when at rest, zigzag tigré crème et brun au repos. With that tendency to meddle in the dark arts. Avec un penchant pour se mêler d’arts occultes. Am I a woman dreaming of a moth, or rather… Suis-je une femme qui rêve d’une phalène ou bien…

Autre rêvasserie réalité kaléidoscopique :  

 

Special Egg Jelly Sky

It has been hot today and we, seeking shade,
creep along the edges of a Spanish city
under the orange trees, the false plantains,
keeping mostly to their dappled cover,
or diving into the damp oases of the bars.
We fan ourselves, secret most profusely,
knock back the cooling beers, the icy finos. 
 
As we crawl we watch it follow us :
a zingy little smidgeon of a fly,
through streets and bars, into restaurants,
our midget familiar, minute memento mori,
(on Mother’s life I swear it’s always the same fly).

If it weren’t so hot we’d make metaphor of it-
tiny harbinger of sickness, death –
or even a wise allusion to the great Machado
(his poetic fly rubbing its filthy paws…)…/…

Lard à l’œuf du Ciel spécial

La journée a été chaude, cherchant l’ombre,
nous rasons les marges d’une ville espagnole
sous les orangers, les faux platanes,
cantonnés à leur asile pommelé,
ou plongeons dans les oasis moites des bars.
Nous nous éventons, secrétons à foison,
sifflons des bières fraîches, des finos glacés. 


Clopinant, nous l’observons qui nous suit:
cette vive et menue lichette de mouche,
de rue en bar, de bar en cantine,
notre naine familière et infime memento mori
(sur la tête de ma mère, je jure que c’est toujours la même).

Si ce n’était la torpeur, nous la ferions métaphore
insignifiant héraut de maux et de mort –
voire allusion au grand Machado
(sa mosca poétique qui frotte ses sales pattes…)

 

Evocation, en passant, de la mort à travers la mouche, lors d’une simple promenade quoique alourdie par un soleil de plomb  – et à Machado [Antonio, 1875-1939, poète rêveur et terrien, traducteur, professeur de français, républicain, mort et enterré à Collioure].

Ailleurs, allusion au père de la littérature anglaise, Chaucer dans un poème plutôt dévolu, en dépit de sa chute, à Sylvia Plath et même plus exactement aux vaches que dessinait à une époque la poète battue, égérie suicidaire du féminisme.

 

When I think of Sylvia Plath
declaiming Chaucer to the cows,
how they crowded round her, rapt
their blue-black eyes reflecting sky and field
and her pale figure straddling a gate

Lorsque je songe à Sylvia Plath
déclamant Chaucer pour les vaches,
qui venaient l’entourer, captivées,
yeux noir bleuté reflétant ciel et prés,
sa pâle silhouette enfourchant un portail…/…)

Ailleurs, les figures de référence sont l’astronome Kepler ou Maria Sklodowska, alias Marie Curie l’irradiée.

 

…/… But it is too hot for that, too late.
The creature swivels, brattles its tiny wings,
settles on the laminated menu
beside the flyspecks and a bad translation
of a locally renowed dessert.

They wheel it out, proudly set it down :
a heap of custardy clabber, all glop
and tremble, slithering on its plate. Thanks,
we say. We’ll have some of that.

Mais il fait bien trop chaud, et il est trop tard.
La bestiole pivote, frictionne ses ailes miniatures
et atterrit sur le menu plastifié
près de chiures de congénères et de la mauvaise traduction
d’un dessert renommé dans les parages.

Apporté sur le chariot, posé avec fierté sur la table :
flanc moelleux au lait caillé
tremblotant, glissant sur son assiette. Merci,
acquiesçons-nous. Nous en prendrons, oui.

 

Exit la mouche, entre le tocino de cielo.

Le ciel, justement. Le firmament. Le cosmos. The Planets, Wind instruments in a windy city, instruments à vent dans une cité venteuse. De l’infiniment petit à l’infiniment grand en passant par des lieux mi-figue mi-raisin talés par l’incurie des âpres-au-gain, des lieux méditerranéens auxquels Tierney parvient via un glissement Irlande-Espagne, In Galway in Spain, ou un arc-en-ciel Arco Iris.

Fiesta, Jovencitos, l’Espagne imprègne tant la poésie de l’Irlandaise que l’antépénultième poème de son recueil est un Adios Padre en honneur au père défunt, vêtu de son meilleur tweed. « Et puis il y eut la grêle,/ et puis il y eut le grésil,/ et puis tu ne fus plus.» 

Ces planètes que le père a rejointes n’apparaissent qu’à la fin du poème The Planets comme la chute d’une blague (elle est comme un leitmotiv chez Tierney, la chute révélatrice in extremis). Tout le poème aura longtemps tenu le lecteur en haleine, en compagnie de l’amiral Blas de Lezo à la jambe de bois, dont la rapière pointe vers les étoiles contre tous ceux qui menacent les ports espagnols, de Francisco Bernier qui interprète un soir à Cadix Songs of the Americas, et d’une ribambelle de bustes de généraux et diplomates conquérants ou indépendantistes, le regard rivé sur la ligne bleue du Chili, l’Argentine, Cuba, Puerto Rico et l’Equateur…

 

                                                                    Out there in space,
The gods are in their stations. Venus, Mars…

                                                                       Là-bas dans l’éther,
Les dieux sont à leur poste. Vénus, Mars…

 

Mais peut-être la véritable figure tutélaire de ce recueil, la double de la poète, sa  porte-parole est-elle

 

Aphaia, Invisible Goddess
Queen of the elegant vanishing trick
you did it first time in prehistory
and have been doing it ever since :
one moment hotly pursued by that dick
Minos, the next – paff! – you disappear
into the Aegean Sea,
nothing where you had been before
only a spew of foam on the waves…
Lugged back up in a fisherman’s net
onto the island of Aegina,
and what do you do ? Reveal yourself briefly
to the bedazzled islanders –
so bedazzled they build you a beauty,
a temple to rival the Parthenon,
then – poum  ! – once more your sulky shroud
of invisibility descends.
Thereafter, you are glimpsed only fleetingly,
disappearing around bends,
a footprint or two left in the sands.
Though sometimes your body is discerned
in the shape of the mountains, when the light is right :
a woman reclining, head, breast, knees…
Your temple is empty now, your altar bare.
No straggle of bloody feathers or fur,
no votive offerings honor you there.
Aphaia, you are a tease. We joke about you,
over our retsina, our tasty souvlaki :
your elusive nature, both there and not there,
your voice on the breeze, on the air.

Aphaïa, déesse invisible
Reine de l’élégant tour de passe-passe,
une première fois à la préhistoire et
tu n’as jamais cessé depuis :
un instant effrontément baratinée par cette enflure
de Minos, le suivant – paff ! tu disparais
dans la mer Egée,
plus rien là où tu étais
qu’une mousse d’écume sur l’onde…
Remontée dans le filet d’un pêcheur
sur l’île d’Egine,
que fais-tu ? Tu t’exposes brièvement aux yeux
des îliens éblouis –
au point qu’ils érigent une splendeur,
un temple pour rivaliser avec le Parthénon,
et puis  poum !- une fois encore tombe
ton chatouilleux voile d’invisibilité.
Après quoi, on ne t’entraperçoit plus
que fugitivement, entre deux portes,
une ou deux empreintes dans le sable.
Bien que, de temps à autre, on aperçoive ta silhouette
sous la forme de monts, quand la lumière s’y prête,
femme au repos, tête, poitrine, genoux…
Désormais, ton temple est désert, ton autel nu.
Nulle touffe de plumes ou fourrure maculée de sang,
nulle offrande votive ne t’honore plus.
Aphaïa, quelle allumeuse ! Nous plaisantons à ton sujet,
autour d’un verre de retsina, d’un goûteux souvlaki :
ta nature fuyante, à la fois là et pas là,
ta voix portée par la brise, sur les ondes.

 

Tierney a beau de même être insaisissable, elle n’en est pas moins rhétoricienne et termine son recueil en toute sûreté avec Safest [Au plus sûr], encadré par un Right now (à l’instant présent), et un Quiet now (au calme maintenant), tels des serre-livres sentinelles, question de finir en belle symétrie.

Comme elle avait commencé, avec un poème bien cadré, au rythme assuré et serein, basé sur rien que des distiques, avec un ou deux vers isolés. Dont, dernier distique du premier poème du recueil, Wren [Le troglodyte],

 

How short is a wren’s life. Barely two years.

Qu’elle est brève, la vie d’un troglodyte. A peine deux ans.

 

Alors que le dernier vers du dernier poème du recueil, Safest [Au plus sûr] est donc quiet now, au calme maintenant.                                                    

 

So here you have my question, mythmaker:
Have you any news of my father?

 … Et voici ma question, faiseuse de mythes :
Tu as des nouvelles de mon père ?

 

Retour au père défunt. CQFD.

De Roisin Tierney on pourra lire quatre poèmes publiés précédemment sur ce même site, à l’entrée « Róisín Tierney, The Finding et autres poèmes » [Pitchblende, Ataxia, The X‑Ray Reporting Room] – tous quatre figurent désormais dans le recueil Tiger Moth – qu’on vient d’évoquer.

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie Native American : Louis Oliver Little Coon, ou la preuve qu’il n’est jamais trop tard pour commencer

Texte et traductions de Béatrice Machet

Louis Oliver, écrivain et poète amérindien, membre de la nation Creek, est né le 9 avril 1904 à Coweta près de Tulsa, sur ce qui était alors territoire indien, c’est-à-dire le lieu de déportation des nations Indiennes trouvées gênantes par le gouvernement et les colons. Aujourd’hui ce territoire divisé en de nombreuses réserves, est devenu l’état d’Oklahoma.

La mère de Louis Oliver, Hattie Sarty Oliver, était une Creek « full blood » et, par son intermédiaire, il descendait du clan Raccoon. Son père, Frank Oliver, dont le nom Creek est Ho-dul-gul-ni, était du clan Wind. Orphelin très tôt, il a grandi à Okfuskee, dans l'Oklahoma, près de sa rivière bien-aimée Deep Fork River, avec la famille de sa mère, tantôt élevé par une tante et un oncle, tantôt pas ses grands-parents. Le nom de Louis Oliver lui a été donné au hasard par un agent ivre du gouvernement fédéral lorsque sa mère s'est opposée à la répartition de ses terres en parcelles. Ce procédé voulu par le gouvernement aboutissait au dépeçage d’une seule grande réserve en des petits lots privés que des blancs pouvaient racheter, ou dont ils pouvaient hériter en se mariant avec des femmes Indiennes, qui si elles se mariaient avec un blanc, renonçaient à leurs droits et à leur identité indienne.  Or la notion de propriété privée n’existait pas dans les cultures amérindiennes, le territoire était pour tout le monde y compris animaux et plantes, rivières et collines… on ne pouvait pas posséder la terre, c’était inconcevable pour l’esprit Indien. La mère de Louis Oliver a choisi de cacher le nom de son fils, mais Little Coon (« Wotkoce », petit raton laveur) est le nom Creek de Louis Oliver.

 

Plus grand, il a fréquenté le pensionnat d'Euchee jusqu'à la cinquième année. Il termina seul ses études secondaires et obtint son diplôme du Bacone College de Muskogee en 1926. Il déclara qu'au lycée, il a développé une certaine fascination pour les écrivains anglais et américains, dont le poète Muskogee Creek Alexander Posey, et qu’il avait commencé à écrire de la poésie, ce qu’il continuera de faire mais sans penser à publier. Après avoir obtenu son diplôme, il mit cependant de côté toute idée d'écriture sérieuse pendant les cinquante années suivantes et s'y consacra simplement comme passe-temps. Bien que ses parents l’aient encouragé à poursuivre des études, certains membres de sa communauté considéraient qu’aller à l’école des blancs constituait une trahison. On dispose de peu d'informations sur sa vie d'adulte, mais ses écrits ultérieurs laissent entendre qu'il s'est marié, a eu des enfants et a passé quelque temps en Californie et dans le Sud-Ouest pendant la Grande Dépression. La vie d'Oliver a changé au début des années 1980, lorsqu'il a participé à un atelier pour écrivains amérindiens à Tahlequah, en l'Oklahoma. Bien qu'il ne se sente pas à sa place parmi les jeunes-gens, et dans cette assemblée se trouvaient des auteurs émergents qui deviendront importants, comme Joy Harjo (Muscogee), Barney Bush (Shawnee-Cayuga) et Joseph Bruchac (Abenaki), il sentait qu’écrire était important, il voulait se donner une chance de devenir un écrivain sérieux. Au contact des jeunes écrivains amérindiens sus-cités, il a pu mettre en forme des écrits inspirés des histoires des cultures autochtones, ainsi que découvrir et explorer les innovations formelles, pour aller au-delà des formes poétiques occidentales traditionnelles dans lesquelles il avait écrit auparavant et se construire son univers, se faire une voix. Oliver a été présenté dans l’anthologie du groupe, intitulée Echoes of Our Being.

Le poète et éditeur Joseph Bruchac a reconnu le talent d’Oliver et a commencé à défendre son travail, en le partageant avec d’autres éditeurs. Le recueil bilingue d’Oliver, The Horned Snake, a été publié par Cross-Cultural Communications en 1982, et Caught in a Willow Net l’année suivante par Greenfield Review Press. Les livres suivants furent Estiyut Omayat: Creek Writings, publié en édition limitée par Indian University Press en 1985, et Chasers of the Sun: Creek Indian Thoughts (Greenfield Review Press, 1990). Les écrits d’Oliver ont également été publiés dans des revues et magazines, notamment Beloit Poetry Journal, Greenfield Review, Tamaqua, Vintage, Northeast Indian Quarterly et Wooster Review, ainsi que dans plusieurs anthologies. En 1987, une semaine avant son 83e anniversaire, Oliver a reçu le premier prix littéraire Alexander Posey, décerné par le Mvskoke Arts Council. Il a été en même temps impressionné par la quantité d'écrits exposés et a contacté certains des participants. Ses écrits sont parus dans de nombreuses publications telles que la Greenfield Review, Vintage, le Beloit Poetry Journal, le Northeast Indian Quarterly, Mildred, la Wooster Review et d'autres encore. En même temps, deux recueils de ses œuvres, The Horned Snake (1982) et Caught in a Willow Net (1983), que Bruchac a publiés par l'intermédiaire de sa Greenfield Review Press, sont également parus. Un troisième ouvrage, Estiyut Omayat: Creek Writings, a été imprimé en édition limitée en 1985. Son dernier recueil, Chasers of the Sun: Creek Indian Thoughts, contient certains de ses matériaux précédents avec quelques nouveaux textes et a également été publié par Greenfield Review Press en 1990. La poésie d'Oliver a fait l'objet de nombreuses anthologies et a également été traduite en néerlandais. Louis Oliver a reçu le premier Alexander Posey Literary Award en 1987 du Este Mvskoke Arts Council, et la même année a été poète d'honneur à l'Oklahoma Poets Day à l'Université d'Oklahoma. 

Voici un poème de Louis Oliver en langue Creek, exposé à Leiden, ville universitaire néerlandaise située dans le nord de la province de Hollande méridionale, entre Amstersam et La Haye.  

Creek Fable

     The little ones said: Tornados

           are caused by evil spirits

                  yanking the tail off

                       the water turtle

                            and it spins    

 down and

                               round and

                                     round

                                     swiftly

                                to the

                                ear-

                                 th

                                      t

                                       e

                                      r

                                   r

                                     i

                                        f

                                            i

                                              e

                                                   d.

                     Légende Creek

     Les petits disaient : les tornades

                     sont dues aux mauvais esprits  

                                   qui arrachent la queue  

                                         de la tortue d’eau   

                                               et la font tourner    

                                                     sur elle-même

                                                          rapidement    

                                                        tourner    

                                                             et encore   

                                                       tourner

                                                   jusqu’à  

                                                la ter-    

                                            re             

                                          t

                                       e

                                       r

                                         r

                                           i

                                             f

                                                i

                                                  é

                                                      e.

 

By Tubantia - Own work, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4778113

Voici un poème de Louis Oliver que la poète Jennifer Foester, elle aussi Muskogee Creek, a enregistré et qui accompagne un petit film diffusé lors d’un événement intitulé « Songs at the Confluence , Indigenous  Poets On Place » (Chants  à la confluence, les poètes autochtones  au sujet du lieu : https://www.brinkerhoffpoetry.org/poems/the-sharp-breasted-snake). Comme souvent chez les auteurs amérindiens, comme c’est la règle dans ces cultures, la présence du mythe accompagne la vie des membres des communautés Indiennes, comme il éclaire et donne sens aux expériences vécues. Le mythe est aussi voie d’accès à la poésie. C’est une dimension que nos sociétés occidentales ont perdu il y a des siècles, en empruntant la voie du matérialisme. 

 (Hо̄kpē Fuskē)

The Muskogee’s hokpi—
                fuski (Loch Ness
                   Monster)
                       Travelled here
                           by the Camp of
                              The Sac and Fox;
                                  Thru the alluvial
                                     Gombo soil, flailing
                                        Thrashing-up rooting
                                     Giant trees;
                                  Ploughed deep
                               With its sharp breast.
                            Come to rest by
                         Tuskeegi Town, buried 
                      its self in a lake of
                   mud to rest. The
                warriors of Tustanuggi    
             were ordered to shoot
           it with a silver tipped
        arrow. With a great
      roar and upheaval The
    Snake moved on;
  winding by Okmulgee
 To enter (Okta hutchee)
South Canadian River.
 Thus his ploughed
  journey, The Creeks
   called (Hutchee
    Sofkee) Deepfork
     River.
       One, Cholaka,
          observed The Snake
            had hypnotic Power.
              Could draw a person
                into a swirling
                  whirlpool. It
                    made a sound
                       Like a
                           Tinkling
                               silver
                                   Bell.
                                       O
                                           k
                                               i
                                                  s
                                               c
                                           e.

Le serpent à la poitrine pointue

Le hokpi de Muscogee—

             fuski (Monstre du
                   Loch Ness)
                       est arrivé ici
                          par le Campement des
                                Sauk et Fox;
                                  à travers le sol alluvial
                                     de Gombo, fouettant
                                        arrachant des racines
                                     d’arbres géants;
                                  a labouré profond
                               de sa poitrine pointue.
                            Venu se reposer à
                         Tuskeegi Town, s’est enterré 
                      dans un lac de
                   boue pour récupérer. Les
                guerriers de Tustanuggi    
             ont reçu l’ordre de tirer
           sur lui avec une flèche à
       pointe d’argent. Rugissant
      et se soulevant Le
    Serpent continua ;
  ondulant par Okmulgee
 pour entrer dans (Okta hutchee)
la South Canadian River*.
 D’où son voyage
 labouré, que les Creeks
   appelèrent (Hutchee
    Sofkee) Deepfork
     River1.
       L’un, Cholaka,
          observa que le Serpent
            avait des pouvoirs hypnotiques.
              Pouvait attirer une personne
                dans un vortex
                  tourbillonnant. Il
                    sonnait
                       comme une
                          cloche
                             en argent
                                teinte.
                                       O
                                           k
                                               i
                                                  s
                                               c
                                           e.

Feu le poète Mohawk Maurice Kenny avait écrit cet article pour rendre hommage à la mémoire de Louis Little Coon Oliver, et il avait commencé en le citant : « Je ne gaspille pas ce qui est sauvage ».  Puis il poursuivait ainsi : « À moins qu'il ne s'agisse d'une investiture présidentielle américaine, le New York Times publie rarement un poème original. Il y a des années, c'était un excellent moyen de gagner une poignée de dollars rapidement. La page Op Edpubliait en permanence des poèmes, de poètes tels que Frances Frost et Louis Ginsberg ; souvent d'actualité, parfois lyriques, la plupart du temps brefs. Une joie supplémentaire pour combattre les nouvelles déprimantes du jour. Ces poèmes et ces poètes désormais manquent aux lecteurs du Times.

Le 21 juin 1991, le Times a publié cinq poètes célébrant l'arrivée de l'été. Les poètes publiés étaient Lucie Brock-Broido, Edward Hirsch, Mona Van Duyn, Charles Simic . . . tous deux lauréats du prix Pulitzer . . . et un poème de la poétesse indienne Creek Joy Harjo intitulé "Fishing". Son poème en prose traite de la mort d'un homme âgé, membre de la nation Creek qui était poète et conteur, Louis (Little Coon) Oliver, né et élevé dans l'Oklahoma, territoire indien. Oliver, né en 1904, est décédé au printemps 1991.

Mme Harjo est une poète extraordinaire, d'une puissance lyrique et passionnée. Elle apporte la puissance de la chanson et le sentiment de perte dans son hommage lyrique, doux mais direct, à Little Coon dont la narration humoristique fascinante et convaincante véhicule une poésie sérieuse... Parfois, ses histoires confinent à l'érotisme mais sont toujours traditionnelles, toujours sages mais en forme de clin d'œil. Il est dommage que le poème de Mme Harjo ne puisse pas être réimprimé ici ; ce journal pourrait bien être mis en faillite par des poursuites judiciaires de l'éditeur d'origine.

Louis a vécu ses nombreuses années dans l'Oklahoma et est arrivé tard à la publication et à tout type de reconnaissance, même par ses pairs littéraires amérindiens. Si je me souviens bien, il se pourrait bien que ce soit Joseph et Carol Bruchac de la Greenfield Review qui aient été les premiers à publier le poète. Pour autant que je me souvienne, le Times n'a jamais publié de critique d'aucun de ses livres dans le supplément du livre... à sa honte... Il a fallu sa mort pour trouver son nom dans les pages du journal, et il a fallu un poète bien connu et assez établi pour le commémorer dans la presse. Un commentaire déprimant sur la culture contemporaine. Les entreprises ont refusé au plus grand nombre de lecteurs la créativité vraiment spéciale de cet homme délicieusement doué.

Nous devons cependant remercier Joy Harjo d'avoir rappelé à la société dans laquelle nous vivons et travaillons tous, plaisir et labeur, cet être doux qui a traversé notre lumière si discrètement. Nous devrions nous joindre à Mme Harjo pour le célébrer, pour le rire de Louis Oliver, sa sagesse, ses merveilles de narration - ses poèmes émouvants. Nous devons aussi remercier Mme Harjo de nous rappeler une fois de plus les nombreux poètes américains qui ne reçoivent jamais de prix ni ne figurent sur la liste des best-sellers du New York Times. Que le soleil brille sur ses paroles, sur sa chanson qui pourrait bien être la « première chanson » de l'histoire, et sur la beauté et la créativité de Louis Oliver. Puissions-nous tous nous retrouver au « trou de pêche » dans le monde spirituel, comme le suggère Mme Harjo. Little Coon nous attendra pour nous accueillir à ce trou de pêche de l'Oklahoma « sous le soleil implacable de la rivière Illinois. Adowe. »

Pour conclure cet article, je citerai à mon tour Joy Harjo, qui dit bien mieux que ce que je pourrais le faire, l’essentiel de ce que vit un amérindien quand il s’agit de poésie : « Nous commençons par la terre. Nous émergeons de la terre de notre mère et nos corps seront rendus à la terre. Nous sommes la terre. Nous ne pouvons pas la posséder, quelle que soit la proclamation de l’État sur papier. Nous sommes littéralement la terre, une planète. Nos esprits habitent cet endroit. Nous ne sommes pas les seuls. Nous sommes les créateurs de cet endroit les uns avec les autres. Nous marquons notre existence par nos créations. C’est la poésie qui contient les chants du devenir, du changement, du rêve, et c’est vers elle que nous nous tournons lorsque nous voyageons dans ces lieux de transformation, comme la naissance, le passage à l’âge adulte, le mariage, les accomplissements et la mort. Nous chantons nos enfants, nos petits-enfants, nos arrière-petits-enfants : notre expérience humaine dans le temps, dans et à travers l’existence. » Le sens de la poésie est un rapport avec la terre et le vivant, la poésie est part intégrante du quotidien amérindien, elle accompagne et ponctue les moments important d’une vie et c’est exactement ainsi que la vivait Louis Little Coon Oliver.

Note

 

  1. La Canadian River, également connue sous le nom de South Canadian River, est une voie navigable majeure de l'état d’Oklahoma. Elle coule du Nouveau-Mexique au Texas. La Deep Fork River prend sa source près de Oklahoma City, elle a une longueur totale de 370 kilomètres et possède un bassin de drainage long et étroit d'une largeur moyenne de 40 kilomètres. À noter que la Deep Fork traverse une région de collines de grès rouge et de sols rouges, donnant à la rivière cette même couleur. N.d.T.

Image de Une Giving of Life and Spirit (800x576)

Le poème « The Sharp-Breasted Snake » (Le serpent à poitrine pointue) de Louis Little Coon Oliver, lu par Jennifer Skeets. Extrait de la série de films poétiques Read By de la Fondation Adrian Brinkerhoff pour la poésie.

Présentation de l’auteur




Chronique musicale (15) : Devenir une fulgurance : Becoming Led Zeppelin

Premier documentaire cinématographique et musical sur la genèse du groupe mythique validé par les artistes fondateurs, Becoming Led Zeppelin raconte la création de ce quatuor d’origine londonienne, formé en 1968, entre free rock et free jazz, héritiers de la tradition blues et précurseurs du courant hard, décloisonnant les genres établis dans leurs morceaux expérimentaux dont les quatre membres furent les artisans inventifs de ce son, tour à tour léger et massif, toujours tranchant, décisif, sur le fil, tel l’envol d’un « dirigeable de plomb » sur le point d’embraser le ciel d’une époque où « faire de la musique » signifiait encore « faire l’amour et la révolution » et arpenteurs de grands espaces, forçant les portes des studios pour écrire des albums conceptuels traduisant l’A.D.N. de leur identité hybride, à la rencontre, à l’ouverture et pourtant si personnelle qui ont tracé les horizons pour longtemps des courants de tant de musiciens…

La force de ce témoignage de la naissance et de l’avènement de cette formation qui a tant marqué les esprits, réalisé par Bernard MacMahon, écrit par Bernard MacMahon et Allison MacGourty, est d’exprimer l’association initiale, le travail acharné, la recherche perpétuelle de ces artistes majeurs de leurs débuts jusqu’à leur ascension avec la création de leurs deux premiers albums et le succès emblématique de Whole Lotta Love, Jimmy Page, Robert Plant, John Bonham, John Paul Jones, explorateurs sur des chemins de traverse, et c’est là tout l’intérêt de ce regard initiatique à ce processus collectif si pluriel, il laisse sa part belle aux hasards, aux accidents, à l’inattendu comme à la beauté de la rencontre, à la magie des premières répétitions et au sublime des concerts historiques, pour mieux nous questionner sur la dimension exceptionnelle, entre coïncidence et destinée, de la ligature de cet alliage à huit mains pour sertir alors en lettres de feu cette fulgurance, toujours envisagée ainsi, en instant suspendu, disruptif et éruptif, à la fois hors du temps et en disant tant d’une époque où l’on allait, par exemple, connaître des conflits mondiaux dévastateurs mais également marcher pour la première fois sur la lune, tout à la fois une trouvaille singulière et une échappée à plusieurs, en devenir, un devenir, devenir Led Zeppelin…

Devenir Led Zeppelin bande annonce.

Un entretien inédit et touchant qui justifie à lui seul la découverte de ce film est l’enregistrement de la voix de John Bonham qui parle de son plaisir à jouer dans ce groupe dont il est apparu peu à peu comme la clé de voûte, se confiant sur sa joie sans simulacre à partager les répétitions, la scène et la présence de ces personnalités également radieuses… Que dire alors quand la narration de ces aventuriers éclaire ô combien la bifurcation dans la carrière de chacun pour la constitution de ce collectif hors du commun tient tant de la déprise des habitudes que de la prise de risques, et n’aurait, semble-t-il, sans un concours de circonstances qui paraît tenir de l’alignement des planètes, ne pas voir le jour ? Dès les premières rencontres, le sentiment partagé fut alors d’œuvrer à quelque chose de grand, qu’il ne fallait ni mettre entre parenthèses, ni brader face à l’industrie du disque comme face aux diktats de la mode, puisque Led Zeppelin à l’avant-garde allait lancer l’écriture du futur…

Led Zeppelin interprète « Whole Lotta Love » au Royal Albert Hall en 1970.

Tout alla très vite, sitôt le premier album, entonnant le chant de la beauté troublante des femmes qui rayonne, dans une convulsion aussi érotique que surréaliste, dans l’encre de chacune de ces mélodies entre ballades blues et déflagrations hard rock, laissant leurs auditeurs aussi éblouis et confus, entre ruptures de communication, départs impossibles, nécessités de renouer avec sa chérie, dans un éloge de l’amour charnel, entier, total dont le deuxième album, repoussant encore plus loin les limites du standard rock-and-roll, pour lier à la fois finesse et puissance, à la fois bestialité du corps et spiritualité de l’âme, dans une invitation au voyage comme une métamorphose de l’amour en chanson dont le titre Ramble On résonne en métaphore d’une vie en traversée désormais nommée Led Zeppelin pour les chapitres qui suivront : « Promenez-vous / Ramble on / Et c'est le moment, c'est le moment / And now's the time, the time is now / Chante ma chanson, / Sing my song / Je fais le tour du monde, je dois trouver ma copine / I'm goin' 'round the world, I gotta find my girl / En chemin / On my way »…

Led Zeppelin interprète « Stairway to Heaven » en concert à Earls Court en 1975.




Chronique du veilleur (60) : Roger Munier

Roger Munier (1923-2010) nous a laissé une œuvre d'une importance et d'une ampleur considérables. Son Opus incertum est certainement sa création la plus singulière. Elle rassemble des carnets, dont le premier date de 1980. Carnets et non journal intime, mais suites de pensées, d'impressions et de visions, toujours à la frontière de la métaphysique et de la poésie.

 

Il n'a pas arrêté cette écriture, jusque dans ses derniers jours. Cinq volumes ont été publiés de son vivant, un sixième récemment, sous le titre Si peu que rien, aux éditions Les Hauts-Fonds. Beaucoup de pages restent inédites et les éditions Arfuyen vont réaliser les éditions futures. Le septième volume vient de paraître, La Voix de l'érable, regroupant des notes de 1995-1997.

Une autobiographie sans doute, « mais qui ne serait faite que des moments impersonnels où l'être s'est senti traversé. » Moments de contemplation, selon la couleur du ciel et de la saison :

         Le cerisier en fleur, aux pétales emportés par le vent, se défait sous sa neige.
         Forêt d'été sous la pluie, gonflée de verdure sombre, moutonnante et ronde.

Roger Munier, La Voix de l'érable, Arfuyen, 22 euros.

Roger Munier saisit un instant « furtif », « lieu sans lieu du néant dans l'être. » Les grands thèmes de sa philosophie soutiennent la multitude des notations, en particulier celui du vide, qui l'obsède au sens premier du mot :

         Le vide nous entoure, nous presse de toutes parts, et nous ne cherchons qu'à faire du plein, dans le faire incessant, si humble soit-il. Ce n'est pas la nature qui a horreur du vide, qui est son liant, son milieu, jusqu'au sein de l'atome : c'est nous.

L'écrivain ne nous cache rien de cette terrible contradiction, qui résonne souvent sur le mode tragique. « L'homme est un animal qui promène dans le temps une âme égarée. »  Ce sont ces espèces d'égarements que nous suivons, dans notre lecture. La vision de Dieu même se fait « dans le Néant ». Egarements et tâtonnements, les carnets de Roger Munier semblent souvent des variations, que l'esprit et l'âme n'ont de cesse de conduire, tout en se laissant conduire.

On est proche de l'abîme. « L'abîme n'est pas loin. Il est au plus proche. Simple comme le proche et terrible comme lui. » Mais les allées et venues de Munier, au bord de cet abîme, nous attirent et même nous fascinent. Le langage les traduit, musicalement, poétiquement. Il faut laisser résonner chaque phrase, chaque syllabe.

         Une pensée. Et l'esprit immobile, pour la laisser retentir longuement. Elle n'est souvent elle-même que si elle retentit.

Dans cette mystique négative, on se sent sous la puissance d'une poésie qui peut nous élever jusqu'aux plus hautes cimes, ou nous plonger dans les plus grandes profondeurs.

         La poésie est d'abord une légère extase, qui  parfois ferme les yeux. Elle part du monde, mais n'en est plus. Si l'on allait jusqu'au bout d'elle, au lieu de se mettre à écrire, on irait aussi loin, je crois, que de grands mystiques.

Roger Munier a vécu toute sa vie dans ce royaume de poésie et de pensée, qui est avant tout royaume de solitude. « La montée de poésie est différente pour chacun. Son royaume est de solitude. »

Comme tout grand poète, il a prouvé que le plus insaisissable, dans une écriture fragmentaire d'une acuité et d'une sensibilité extrêmes, pouvait nous ouvrir « l'éternité dans le temps, l'évanescente éternité du temps. »

 

Présentation de l’auteur




Paroles de résistance — Postface à La Tour des corbeaux suivi de Fait d’arme de Mathieu Hilfiger

Ce livre réunit deux textes formellement différents et apparemment sans liens au premier abord : un court récit poétique en forme d’apologue mais sans leçon, et un dialogue entre un professeur et son assistant. Ce qui les lie pourtant, au point qu’ils peuvent ne faire qu’un malgré leurs différences, c’est le thème central de la guerre qui constitue une sorte de champ de profondeur sur fond duquel les images et les pensées se déploient. La guerre est ce lieu privilégié où se manifeste le déchaînement des volontés de puissance et c’est à son exploration que travaille de façon différente chacun de ces deux textes.

Le premier, le récit de « La tour des corbeaux », installe un espace sous la forme d’une sorte de tableau, une situation de désolation comme à l’issue d’une guerre ; le second, « Faits d’armes », introduit dans ce contexte, en même temps que deux êtres humains qui pensent et qui se parlent, la nécessité de la résistance. Une résistance fragile qui repose sur le frêle appui de la liberté individuelle et le courage d’oser penser par soi-même. « La tour des corbeaux » peut ainsi se lire comme l’énoncé des didascalies du drame qui suit, sa mise en perspective.

*

Lisant « La tour des corbeaux », le récit qui ouvre le livre, on pense aux petites fables énigmatiques de Borges ou d’Italo Calvino. S’y mêlent des éléments très différents (la réalité écologique de la disparition des corbeaux, les grands mythes fondateurs, Babel, le dialogue des oiseaux de Farid al-Dîn Attar, l'actualité, Ésope, La Fontaine, Kafka etc.), dans une sorte de tournoiement des références qui toutes se lient dans un mouvement fluide, limpide, très bien écrit. Des images fortes restent après la lecture : ces paysages d'hiver avec ciel de neige traversés par des bandes de corbeaux errantes et heureuses, glissantes et croassantes, ou cette haute tour lisse, ajourée, ouverte sur l'espace et la hauteur, où la lumière et le vent ne cessent de se croiser dans un mouvement tourbillonnant.

Mathieu Hilfiger, La Tour des corbeaux, suivi de Fait d'arme, postface de Jean-Marc Sourdillon, Editions de Corlevour, 2025, 80 pages, 16 €.

Bien sûr, aucune leçon ou signification ultime n’est donnée à ce conte, comme l’exige l’art du narrateur selon Walter Benjamin. Il acquiert de la sorte comme un champ d’oscillation. Le lecteur est libre de faire résonner comme il le sent la vision du texte avec sa propre expérience, ses propres hantises. On peut penser, par exemple, à cette dérive possible qui est inscrite dans la discipline philosophique depuis Platon : viser l'absolu pour être dans la maîtrise et le pouvoir, pour coloniser le monde et les êtres une fois ceux-ci réduits à l'état d'abstraction, enfermés dans la grande tour de l'être, du langage ou de la logique. Tout le contraire de naître.

On peut penser également que cette tour de Babel des corbeaux n’est pas sans lien, par sa structure tout au moins, avec le panoptique de Bentham revu par Foucault dans Surveiller et punir, et que cette figure plus ou moins allégorique permet de considérer la volonté de puissance dans ses fondations, d’en donner sous forme d’image une sorte de modèle concret. Libre à nous ensuite d’interroger à travers elle le pouvoir sous toutes ses formes dès lors qu’il s’éprend de lui-même, tourne sur lui et nous conduit à notre propre destruction. Cette figure résonne durement dans le monde contemporain où elle pourrait s’appliquer à tant de situations : le climat, la disparition des espèces, l’assèchement des terres et la montée des eaux, les nationalismes, et notamment poutinien, les fanatismes religieux, la logique de la spéculation boursière, le palais des miroirs déformants des réseaux sociaux, le narcissisme occidental, etc. Ce texte agit à la manière d’un miroir et fait de nous des corbeaux ivres de leur intelligence et de leur capacité technologique, de leur capacité de « croascence » (mauvais jeu de mots, mais parfaitement justifié ici). Il faudrait mettre bien en vue dans nos imaginaires cette tour dressée du solipsisme et de la volonté de puissance comme la représentation du plus terrible piège que nous nous tendons à nous-mêmes et où nous tombons, parfois sans nous en apercevoir. Voilà un récit nécessaire.

*

Ce qui me frappe dans « Faits d’armes », le deuxième texte du diptyque, outre les passages à la fois poétiques et romanesques sur la vie des partisans dans la forêt ou les allées et retours entre la cabane (mi-Walden, mi-Charmettes) et l’abbaye, c’est la beauté formelle de la structure. Le dialogue présente deux récits en miroir, celui du Professeur et celui de l’Assistant. Le passage du premier au second suit très naturellement le mouvement d’un renversement du rapport de force – celui qui apparaissait comme dominant devient le dominé et, surtout, celui qui se donnait l’allure d’un authentique résistant (tout en traitant l’autre de « collabo ») se retrouve de fait dans la position du collabo  à mesure  que le véritable  résistant se révèle en face de lui  dans la figure de son vis-à-vis. Entre les deux, troisième terme absent du dialogue, sorte d’épicentre permettant l’équilibre fragile du milieu : la figure plus ou moins mythique de l’Auteur (maître plus que professeur), se nourrissant de musique, réfléchissant sur les possibilités de l’imagination, écrivant d’instinct et non pas selon les règles, quitte à introduire l’incorrection et l’irrespect dans sa propre langue… Le Professeur, qui a été autrefois son assistant, n’a pas su voir en lui un maître, et le trahit même à sa façon en en dressant un portrait-charge. L’Assistant, en revanche, sait reconnaître en lui un maître à travers le portrait déformé qu’en donne le Professeur, preuve qu’il sait interpréter. Voilà pourquoi l’annonce de la venue de l’Auteur contribue à la rupture de l’équilibre des forces en faveur de l’Assistant et préfigure le renversement final. En effet, l’Assistant ne peut pas, pour penser, s’appuyer sur une expérience qu’il n’a pas pu acquérir encore (ce que lui reproche le Professeur), mais il sait pouvoir compter sur celle d’un homme – un modèle ­– qui a déjà fait ses preuves.

Ce que ne supporte pas le Professeur, au point que c’est devenu chez lui une sorte d’angoisse et d’obsession, c’est non seulement qu’on crée du nouveau, mais surtout qu’on bouscule les règles pour le faire (par ignorance ou maladresse, selon lui), qu’on mêle le même avec l’autre, qu’on confonde (« mélange ») les expressions consacrées, qu’on introduise un menu chaos dans la langue. Très exactement ce que Paul Ricœur appelait « la métaphore vive » sous son jour positif. En revanche, parce qu’il est fils d’hôteliers, l’hospitalité a pour l’Assistant une valeur cardinale, il la place au-dessus du respect sous toutes ses formes (notamment hiérarchiques). Cette valeur dicte aussi sa relation avec les mots et les tournures dans la langue.

Pourtant, ce qui me touche le plus, je crois, dans cette histoire, c’est que la véritable raison de ce renversement est peut-être moins esthétique (la création contre l’érudition ; l’usage libre des possibilités de la langue contre le respect de la grammaire, etc.) que moral. Si le Professeur, résistant dans sa jeunesse, collabo, si l’on peut dire, ou même occupant, dans son âge mûr, est sorti de l’esprit de la résistance et de cette fidélité à l’intuition qui la fonde (ce que sont les véritables Lumières – sapere aude), s’il a trahi et son maître et les Lumières, c’est parce qu’un jour il a renoncé à la morale. Tel est l’événement à mon sens central dans cette pièce : le manquement à l’intuition éthique. Il a perdu son âme à la lisière de la forêt. Symboliquement peut-être, cela signifie qu’il est sorti de la résistance, qu’il a renoncé au recours aux forêts, lieux privilégiés des maquis. Mais c’est aussi à la lisière de la forêt qu’il a tué un jour, très froidement, un homme, d’un coup de bûche, parce que celui-ci le menaçait. S’est produite là une fracture irrémédiable, c’est le cas de le dire, avec l’esprit des forêts, les valeurs de résistance dont elles constituent symboliquement la réserve, mais aussi avec l’intuition, le sens des Lumières, l’amour des bêtes, le goût pour la musique, la confiance dans l’imagination, le sens de la douceur, etc. À la place sont venus se glisser dans son esprit, dans sa manière de penser et de se comporter, l’ambition, l’attrait pour le légalisme et le respect purement formel des règles, ou encore, dans leur sillage, le désir du pouvoir et de la respectabilité – le pouvoir de noter, de sanctionner, alimenté par le ressentiment et l’envie. Voilà ce qui arrive à qui a coupé le contact avec le mouvement de la vie en soi, l’intuition qui le guide. La sécheresse, le formalisme, l’autoritarisme et le ressentiment.

Enfin, le coup de force poétique de ce texte est, peut-être, dans la façon dont l’Assistant manifeste sa révolte et effectue le renversement dans le dialogue. En répondant « loin s’en faut » au Professeur, c’est-à-dire reprenant mot pour mot cette expression que celui-ci avait proscrit dans les copies de ses étudiants, en la faisant passer de l’écrit à l’oral, il fait exister, il actualise la liberté et en même temps la morale. Ce qui était formellement interdit ou répréhensible, voilà qu’il le fait surgir dans le face à face et la situation réelle. Il sort la parole de sa cage et de ses gonds. Ce qui est peut-être une erreur syntaxique selon Grevisse, une maladresse dans le discours oral, ne constitue pas, ne constituera jamais une faute morale ; et même au contraire, elle rétablit un courant de vie dans le langage et avec lui la dimension éthique dans la vie de la pensée, parce qu’elle actualise les valeurs et a pour effet de chasser les imposteurs.

C’est en outre exactement ce qu’elle dit, si l’on y prête attention. Puisqu’elle propose de se tenir à distance de ce qu’il faut (du moins, c’est ce qu’on peut entendre : loin de ce qu’il faut…), c’est-à-dire des règles quand celles-ci obstruent le regard et la pensée, se figent en lois au détriment du droit, enferment la vie de l’esprit dans des formes qui le stérilisent, l’asphyxient et à plus ou moins long terme le tuent. Oui, elle rétablit la liberté en même temps que la justice, c’est-à-dire la visée éthique sur la scène et dans la langue. Elle accomplit ce qu’elle dit, elle est parole performative, subversive et salvatrice. En elle, l’acte esthétique ne se sépare pas de l’acte moral. Elle est « un fait d’armes » à elle toute seule, un acte de résistance, mais sans armes et sans violence. Juste la parole, mais une parole juste. Elle ne tue personne.

Présentation de l’auteur




Benedikt Livchits, parcelles d’un parcours poétique

Poète d’expression russe né à Odessa en 1886 dans une famille juive, Benedikt Livchits est l’une des figures les plus méconnues de l’avant-garde littéraire russe du début du XXe siècle. Auteur de plusieurs recueils de poésie et de deux anthologies de poètes français traduits en russe, il a joué un rôle essentiel de passeur entre les cultures, introduisant notamment Rimbaud, Laforgue et Corbière auprès du public russe.

Victime des purges staliniennes, il est arrêté en 1937 lors de la répression contre les écrivains de Léningrad, accusé à tort d’activités contre-révolutionnaires, puis exécuté en 1938. Réhabilité en 1957, il faudra attendre 1989 pour que l’ensemble de son œuvre soit enfin publié en Russie en un seul volume. À ce jour, seuls ses mémoires, L’Archer à un œil et demi, ont été traduits en français (éditions L’Âge d’Homme).

L’originalité de Livchits réside dans sa trajectoire littéraire singulière : il traverse tous les grands mouvements poétiques russes du tournant du XXe siècle - symbolisme, futurisme, acméisme - sans jamais se laisser complètement posséder par eux. Bien qu’il figure parmi les théoriciens du cubo-futurisme, l’intégralité de son œuvre poétique se distingue par un classicisme et une rigueur à rebours des expérimentations formelles et sémantiques de Maïakovski ou de Khlebnikov.

Les poèmes que nous présentons au lecteur proposent une méditation sur la condition humaine, la vocation du poète, et la possibilité de la beauté dans un monde en crise. Ces poèmes écrits il y a près d’un siècle frappent par leur actualité : la crise de la parole, le sentiment d’exil, la quête de sens dans un monde fragmenté, résonnent fortement avec nos préoccupations contemporaines. Tout en s’inscrivant dans la tradition lyrique russe, Livchits propose une vision singulière, à la fois désespérée et lumineuse, du rôle du poète.

∗∗∗

Нет, ты не младшая сестра
Двух русских муз первосвященных,
Сошедшая на брег Днепра
Для песен боговдохновенных,—

И вас не три, как думал я,
Пока, исполнена земного,
В потоке музыки и слова
Не вознеслась душа моя,—

Но, дольней далека обузы
И в солнце звука облачась,
Ты триединой русской музы
Являешь третью ипостась.

  1919

Tu n’es pas la sœur cadette, non
De ces deux muses russes sibyllines, 
Tu descends à la rive du Don,
Chanter des chants d’inspiration divine.

Vous n’êtes pas trois, thèse erronée,
Tant que mon âme de ce corps-tombeau,
Dans le flot de la musique et des mots
N’est encore pas ascensionnée,

Mais à ce fardeau charnel étrangère
Et toute drapée de son solaire,
Tu révèles l’hypostase dernière
De la muse russe trinitaire.

 1919

∗∗∗

Он мне сказал: «В начале было Слово...»
И только я посмел помыслить; «чье?»,
Как устный меч отсек от мирового
Сознания — сознание мое.

И вот—земля, в ее зеленоватом,
Как издали казалось мне, дыму,
Откуда я на тех, кто был мне братом,
Невидящих очей не подыму.

Как мне дано, живу, пою по слуху,
Но и забывши прежнюю звезду,
К Отцу, и Сыну, и Святому Духу
Я вне земного времени иду.

Декабрь 1919

« Au commencement était le Verbe » m’a-t-il dit.
« A qui est le verbe ? » ai-je à peine osé penser,
Quand une parole, épée de la bouche sortie,
De la conscience du monde m’a expulsé.

Et voilà la terre dans sa verdâtre fumée
(dans laquelle elle semblait de loin s’abîmer),
Voilà la terre où je ne lèverais plus jamais
Mes yeux aveugles sur ceux qui ont su m’aimer.

Je chante à l’oreille et je vis comme il m’est donné
Mais ayant oublié l’étoile révolue,
Vers les trois personnes de la Sainte Trinité,
Hors du temps terrestre, mon chemin continue.

Décembre 1919

∗∗∗

Не обо мне Екклезиаст
И озаренные пророки 
Вам поклялись,—и не обдаст,
Когда окончатся все сроки,

Меня ни хлад небытия,
Ни мрак небесныя пустыни:
Пред Господом предстану я
Таким, как жил, каков я ныне.

Расторгнув круг семи планет,
Куда от века был я вброшен,
Не о делах моих, о нет,
Я буду в оный час допрошен.

Но в совершенной тишине
Первоначального эфира,
В прамусикийском слиты сне,
Мимо пройдут все лиры мира.

И если я свой дольний стих
Всегда слагал во славу Божью,
Не опорочив уст моих
Люциферическою ложью, —

На страшном для меня суде,
Приближен к лирному Синаю,
В богоявленной череде
Я лиру милую узнаю.

Но если в мире я нашел
И пел лишь хаос разделенья,
Одни разрозненные звенья
 Да праздных радуг произвол, —

К немотствующему туману
Вотще я слухом стану льнуть
И, отрешен от лиры, кану
В прамусикийский Млечный Путь.

 1919 

Ne croyez ni les prophètes illuminés 
Ni ce que l’Ecclésiastes aurait pu vous jurer
A tort à mon sujet, car en vérité,
Quand tous les sabliers se seront écoulés,

Je ne serais plongé ni dans la froideur
Du non-être, ni dans le sombre firmament :
Je paraîtrais debout devant le Seigneur,
Tel que j’étais et tel que je suis à présent.

Brisant le cercle des sept constellations
Où, pendant des siècles, j’ai été rejeté
Ce n’est certes pas de mes propres actions
Que j’aurais à répondre, au jugement dernier.

Mais dans le silence noir le plus complet
De l’éther existant depuis la création,
Les lyres du monde viendront défiler
Dans les rêves proto-musicaux en fusion.

Et si j’ai composé mes humbles suppliques
Toujours à la seule gloire du Créateur,
Et jamais aucun mensonge diabolique
N’a perverti mes lèvres ni sali mon cœur.

A l’heure du jugement qu’on dit dernier,
Aux alentours du Sinaï, montagne lyrique,
Je reconnaîtrais ma lyre bien-aimée
A travers la grande cohue épiphanique.

Mais si, dans ce monde, je n’ai rencontré
Et chanté que le chaos de la désunion,
Et ces quelques chaînes éparses de maillons
Quelques arcs-en ciel oisifs et décentrés,

Je tenterais alors en vain de m’accrocher
Par l’écoute au brouillard glacial et muet
Et arraché à ma lyre, je me noierais
Dans la proto-musicale Voie Lactée.

1919 

∗∗∗

Я знаю: в мировом провале,
Где управляет устный меч,
Мои стихи существовали 
Не как моя — как Божья речь.

Теперь они в земных наречьях
Заточены, и силюсь я
Воспоминанием извлечь их
Из бездны инобытия.

Пою с травой и с ветром вою,
Одним желанием греша:
Найти хоть звук. где с мировою
Душой слита моя душа.

  1919

Je le sais : dans le gouffre de l’univers
Où l’épée du verbe règne et domine
J’ai pu quelque fois composer quelques vers
Parole non pas mienne, mais divine.

Maintenant, dans les dialectes de la terre
Mes poèmes sont hélas emprisonnés
Et par la mémoire, j’œuvre à les extraire
Hors de l’abîme de l’altérité.

Je chante avec l’herbe et hurle avec le vent
Mon seul péché : le désir éternel
De trouver parfois ne serait-ce qu’un chant
Liant mon âme à l’âme universelle.

   1919

∗∗∗

Нет, не в одних провалах ясной веры
Люблю земли зеленое руно,
Но к зрелищу бесстрастной планисферы
Ее судеб я охладел давно.

Сегменты. Хорды. Угол. Современность.
Враги воркуют. Ноги на скамье.
Не Марксова ль прибавочная ценность
Простерлась, как madame de Рекамье.

Одни меридианы да широты,
И клятвы муз не слышно никогда:
Душа! Психея! Птенчик желторотый!
Тебе не выброситься из гнезда.

О, только б накануне расставанья
Вобрать наш воздух, как глоток вина,
Чтоб сохранить и там – за гранью сна –
Неполной истины очарованье.

Non, ce n’est pas seulement faute d’une foi claire
Que la toison verte de la terre m’est chère,
Mais le spectacle de l’impassible planisphère
Et son destin depuis fort longtemps m’indiffèrent.

Des segments. Des cordes. Un angle. La modernité.
Les rivaux pépient. Les pieds sur un banc posés.
N’est-ce pas là, telle Madame de Récamier,
La plus-value de Marx sur un lit allongée ?

Rien que des latitudes et rien que des méridiens,
Nul n’a entendu le serment des égéries,
Ô mon âme ! Ô ma Psyché ! Ô béjaune poussin !
Nul ne saura jamais te pousser hors du nid.

La veille de la séparation, si l’on pouvait
Savourer l’air tel une gorgée de rosé
Afin, au-delà du sommeil, de sauvegarder
Le charme discret d’une demi-vérité.

∗∗∗

Как только я под Геликоном
Заслышу звук шагов твоих
И по незыблемым законам
К устам уже восходит стих,

Я не о том скорблю, о муза,
Что глас мой слаб. и не о том,
Что приторная есть обуза
В спокойном дружестве твоем,

Что обаятельного праха
На легких крыльях блекнет цвет,
Что в зрелом слове нет размаха
И неожиданности нет.

Но изрыгающего воду
Слепого льва я помню вид,
И тяготенья к небосводу
Напрасные кариатид.

Затем что в круг высокой воли
И мы с тобой заточены,
И петь и бодрствовать, доколе
Нам это велено, должны.

A l’aval de l’Hélicon inaccessible,
Dès que j’entendrais le bruit de tes pas,
Conformément à une loi inflexible,
Un vers aussitôt aux lèvres montera,

Mais ne crois pas, ô muse, que je me plaigne,
De la triste faiblesse de ma voix,
Ni que le fardeau écœurant ne contraigne
Ton amitié tranquille, loin de là.

Ni que la couleur des débris ravissants
Ne déteigne sur les ailes éthérées,
Ni que le verbe si mûr soit impuissant,
Qu’on n’y trouve plus rien d’inespéré.

J’ai souvenance du spectacle du lion,  
Bête aveugle crachant l’eau, vomissant,
Et de ces cariatides à l’abandon,
Elancées au ciel, inutilement.1

Au cercle supérieur de la volonté
Nous sommes toi et moi emprisonnés,
Et nous devons ainsi veiller et chanter
Le long du temps qui nous est ordonné.

 

∗∗∗

Как душно на рассвете века!
Как набухает грудь у муз!
Как страшно в голос человека
Облечь столетья мертвый груз!

И ты молчишь и медлишь, время,
Лениво кормишь лебедей
И падишахствуешь в гареме
С младой затворницей своей.

Ты все еще в кагульских громах
И в сумраке масонских лож.
И ей внушаешь первый промах
И детских вдохновений дрожь.

Ну, что ж! Быть может, в мире целом
И впрямь вся жизнь возмущена
И будет ей водоразделом
Отечественная война;

Быть может, там, за аркой стройной,
И в самом деле пышет зной,
Когда мелькает в чаще хвойной
Стан лицедейки крепостной.

Но как изжить начало века?
Как негритянской крови груз
В поющий голос человека
Вложить в ответ на оклик муз?

И он в беспамятстве дерзает
На все, на тяги дикий крик,
И клювом лебедя терзает
Гиперборейский Леды лик.

Que l’aube étouffante de ce siècle est pénible !
Et que la poitrine des muses est gonflée !
Et pour une voix humaine, qu’il est terrible
De porter le poids mort du temps écoulé !

Tu gardes le silence et tu paresse, ô temps,
Tu nourris les cygnes d’une main diffuse,
Et tu sultanises dans ton harem persan
La jeune captive que tu tiens recluse.

Or, sous les tonnerres de Cahul, tu demeures
Dans l’obscurité des loges maçonniques.
Déjà tu lui apportes sa première erreur
Et un grand frisson d’inspiration ludique.

Il est possible que, de par le monde entier,
Toute la vie soit devenue chaotique,
Une nouvelle page en est peut-être tournée
Avec la guerre qu’on dit patriotique2 ;

Peut-être qu’un feu ardent crépite et rugit
Vraiment, là-bas, derrière l’arche élancée,
Quand la figure du comédien asservi
Défile dans le bosquet de pinacées.

Comment peut-on esquiver ce siècle naissant ?  
Et comment instiller le sang nègre dans
La voix et les strophes de l’homme répondant
A l’appel insistant des muses en chantant ? 

Et, encore inconscient, il ose téméraire
Prêt à tout, au cri sauvage du halage,
Et de son bec acéré de cygne, il lacère
De la Leda l’hyperboréen visage.

 

∗∗∗

Уже непонятны становятся мне голоса
Моих современников. Крови все глуше удары
Под толщею слова. Чуть-чуть накренить
небеса —
И ты переплещешься в рокот гавайской гитары.

Ты сумеречной изойдешь воркотней голубей
И даже ко мне постучишься угодливой сводней,
Но я ничего, ничего не узнаю в тебе,
Что было недавно и громом и славой господней.

И, выпав из времени, заживо окостенев
Над полем чужим, где не мне суждено
потрудиться,
Ты пугалом птичьим раскроешь свой
высохший зев,
Последняя памяти тяжеловесной зарница...

Чуть-чуть накренить эти близкие к нам небеса,
И целого мира сейчас обнажатся устои,
Но как заглушу я чудовищных звезд голоса
И воем гитары заполню пространство пустое?

Нет, музыки сфер мы не в силах ничем
побороть,
И, рокоту голубя даже внимать не умея,
Я тяжбу с тобою за истины черствый ломоть
Опять уношу в запредельные странствия, Гея.

2 мая 1929 Ленинград

Je ne comprends déjà plus les voix contemporaines,
Peu à peu, les battements du sang sont assourdis par
Les mots épais. Si tu inclines les cieux, à peine,
Tu te mêleras au rugissement de la guitare.

Tu viendras au chant des colombes crépusculaire,
Tu frapperas même chez moi, servile maquerelle,
Mais je ne reconnaitrais plus ce qui fut naguère,
Même en toi, la gloire et le tonnerre de l’Eternel.

Je suis tombé du temps, je suis l’ossifié vivant
Dans un champ étranger que d’autres doivent labourer,
Tu ouvres ton gosier sec, épouvantail glaçant,
Comme un dernier éclair d’une mémoire saturée…

Incliner à peine ces cieux à portée de main
Pour mettre à nu les fondations du monde sans retard,
Mais comment étouffer la voix des astres inhumains,
Et remplir l’espace vide du cri de la guitare ?

Oui, la musique des sphères nous est invincible
Et je ne peux écouter le grondement des pigeons,
Entre nous se dresse une vérité irascible,
Gaïa, je l’emporterai encor vers d’autres horizons.

2 Mai 1929, Leningrad

∗∗∗

Покуда там готовятся для нас
Одежды тяжкие энциклопедий,
Бежим, мой Друг, бежим сейчас, сейчас,
Вслед обезглавленной Победе!

Куда не спрашивай: не все ль равно?
Все злаки золоты, все овцы тучны.
На площадях кипящее вино
И голос лиры — неразлучны.

О милая, как дивно по волнам
Твоим нестись за облачную овидь
И эту жизнь, дарованную нам.
И проклинать, и славословить!

 Все истина—о чем ни запоем,
Когда, гортанное расторгнув пламя,
Мы захлебнемся в голосе твоем,
Уже клокочущем громами.

Куда ни глянь—курчавый произвол
Водоворотов, и в окно ковчега
Ветхозаветным голубем глагол
Опять врывается с разбега.

Масличное дыхание чумы
И паводью воркующая слава,—
Бежим, мой друг, покуда живы мы,
Смертельных радуг водостава!

Бежим, бежим! Уже не в первый раз
Безглавая уводит нас победа
Назад, в самофракийский хризопраз
Развоплотившегося бреда.

Все—только звук: пенорожденный брег,
Жена, любовь, судьба родного края,
И мы, устами истомленных рек
Плывущие, перебирая.

Pendant que pour nous, là-bas, se préparent
De pesants vêtements d’encyclopédies
Fuyons vers la décapitée victoire,
Fuyons tout de suite, mon amie !

Mais que t’importe la destination,
Les épis sont dorés, gras sont les moutons.
Le vin des places est en ébullition,
Et les lyres chantent à l’unisson.

Quel plaisir, ma chère, de naviguer
Tes vagues au-delà de la vision voilée 
Et cette vie-là qui nous est donnée,
De la maudire et de la louer !   

Tout est vérité – qui dira l’émoi ?
Quand la flamme gutturale sera mourante,
Nous nous étoufferons dans ta voix
De tonnerre bouillonnante.

Tout autour, la tyrannie despotique
Des tourbillons, et dans l’arche de Noé,
Le verbe, vieille colombe biblique
Par la fenêtre, s’est engouffré.

Le souffle gras et poisseux de la peste
Le déluge et son glorieux roucoulement, —
Fuyons donc, tant que nous sommes vivants
Le cours d’eau aux arcs-en-ciel funestes ! 

Fuyons ! La victoire décapitée
Nous a, souviens-toi, bien des fois ramenés
Vers le roc de Samothrace étêté
Dans un délire désincarné.

Tout n’est que son de l’écume sorti, 
Femme, amour, et le destin de la patrie
Et aux bouches des rivières épuisées,
Nous flottons, nous brassons l’eau brisée.

∗∗∗

Еще не кончен путь печальный,
А сердце, снова налегке,
Откалывает пляс охальный
В обросшем мясом костяке.

Ну что ж. стремись навстречу бури
Да здравствует распад, разброд!
Отдай телурию телурий
И водороду — водород.

А я, от века неделимый
И ровный самому себе,
Я изменю лишь облик зримый,
Не изменив своей судьбе.

И там, за гранью ночи явной —
Ехсеlsior! Ехсеlsior! —
Который раз в неравноправный
Вступлю я с жизнью договор.

Ce triste chemin n’est pas encor fini,
Et le cœur retrouvant sa légèreté,
Dans le grand squelette de viande garni,
Se jette dans une danse éhontée.

Eh bien, va à la rencontre du cyclone  
Vive le désordre et la destruction 
Rend soigneusement le carbone au carbone, 
Et rapporte les cations aux cations. 

Quant à moi, depuis toujours indivisible,
Egal à moi-même pour l’éternité,
Je change seulement mon aspect visible
Mais ne change jamais de destinée.

Ainsi, je conclurais encore un accord—
Encore inéquitable avec la vie
(Un cri retentit ) Excelsior ! Excelsior ! — 
Là-bas au-delà de la claire nuit.

∗∗∗

Notes

 

1. Allusion possible à la fontaine de Samson à Peterhof.
2. Campagne de Russie de 1812

Merci à Anastasia Sakhnovskaia-Pankeeva pour sa précieuse relecture.

Présentation de l’auteur




Autour des éditions de La Crypte : Sara Balbi Di Bernardo, Emmanuel Merle, Clément Bondu

L'incroyable vivacité des éditions de La Crypte se confirme ces derniers mois avec la parution de trois livres aux écritures et aux propos fort différents.

Voyons pour commencer chambre 12 de Sara Balbi Di Bernardo, journal de bord d'un séjour en hôpital psychiatrique. Pour ceux qui ont connu comme moi les affres de la dépression jusque dans ses manifestations les plus ultimes et ces pauses entre enfermement et thérapie, le livre procurera la sensation d'une intimité, d'une sorte de connivence empathique. Pour celui, celle qui écrit, même dans ces moments – car l'écriture est une « maladie » supérieure aux autres – le numéro de la chambre est la première chose que l'on remarque et retient, l'identification concrète de l'espace où tentera de se reconstruire le moi en déliquescence même si le soir avale la chambre 12 / sa langue / lape / les murs.

 

En vacance, avais-je donné comme titre à un de ces poèmes écrits dans de semblables circonstances. Il s'agit en effet de cette vacuité (du moi, de l'espace autour) asphyxiante, dans laquelle le sens fait défaut, où l'on se raccroche tant bien que mal à des objets, des mots. Le poème peut alors se saisir de quelques éléments, de rituels et donner de façon minimale mais ô combien évocatrice une photographie de la réalité tant intérieure que de ce qui environne objectivement.


café
après les cachets
lèvres rouge guillotine
sans remise de peine
dans la cour
entre 4 murs gris


un ciel sauvage

Sara Balbi Di Bernardo, chambre 12, éditions de La Crypte, 2024, 68 pages, 15 €.

Sara Balbi Di Bernardo dissèque ce moi éparpillé qu'il faudrait rassembler, matérialisant dans son écriture la dislocation par des slash pour ce qui concerne l'identité.

dans m/o/n cahier
naissent


des phrases orphelines qui
meurent longtemps


 alors j/e


tente des croquis qui
sont un échec aussi

Elle observe les autres « pensionnaires », « résidents », comment faut-il les nommer ? Ceux que, comme elle, une trop grande douleur de vivre a amenés ici.

jogging trop grand
cheveux sales
arc sans flèche
baskets sans lacets
F crie


ses lèvres dessinent des majuscules de sang
sur son visage-crépi
volets fermés
j'ai son cri au fin fond de la langue

Les mots qui résumeraient, qui font peur, qui ne suffisent pas, sont tus par pudeur ou effroi, sont écrits pourtant, à l'envers, retournés comme ce moi semblable à un gant vide.

liste des mots interdits
pourquoi
comment
combien
eilof
trom

Suffocation dans cette claustration, que l'écriture de Sara restitue par petites touches, j'allais dire par petites piques, comme des fléchettes qui viennent se planter dans la chair.

bâtiment blanc
grises mines
univers clos
fenêtres de jeu vidéo
personne ne parle
pendant que les avatars
se défenestrent

Un livre témoignage de la douloureuse fragmentation du moi et, peut-être, comment la poésie peut sauver.

∗∗∗

Le deuxième livre, à ces mêmes éditions, n'a pas une tonalité plus gaie : Leurs langues sont des cendres d'Emmanuel Merle. Comme entrée en matière, je propose ce poème :

 

 

L'obole


Mets l'obole dans la bouche du mort,
comme une hostie, comme une oublie.


Le cuivre et le sang ont le même goût,
le même prix pour passer.


Obole ce nom, comme deux lèvres
séparées à jamais.


Enlève les deux pièces sur les yeux clos.
Désormais le mort
regarde l'intérieur,


langue lourde, immobile.

 Emmanuel Merle, Leurs langues sont des cendres, éditions de La Crypte, 2024, 72 pages, 15 €.

Il s'agit en effet de ce thème universel : la mort. Emmanuel Merle l'observe de près, celle des parents, que l'on veille auprès d'un lit d'hôpital, dont on observe le lent travail de destruction du corps. Ainsi, au chevet de la mère en agonie : La poussée de la mort sous la peau, presque / jusqu'à la crever, le présent le plus pur. […] Ce visage sans face, cette étrave maigre, / qui sépare un air aussi tourbeux qu'une boue liquide.

Les descriptions sont précises, la lecture ahane avec les mots qui frappent tels des coups de poing : La bouche ne se ferme pas. Le gravier du souffle / de loin en loin. La mort ralentit le ressac. La chambre / et la souffrance – un dessin de Goya – / une geôle et une trogne.

Avec le père, la même observation quasi clinique, la même relation qu'on pourrait juger sans affect : Je suis seul avec lui, paquet / de draps défaits, jambes coincées. // Pour aider je déroule une bandelette. Son pied d'homme de 82 ans, // sa jambe sans poil. Je ne trouve pas son visage, // tête petite, engluée, engloutie, des angles étroits.

Au-delà de ces évocations, ce que dit Emmanuel Merle, c'est :

Je suis la somme de mes morts.
Ils partent dans le trou ou dans le feu
mais il reste des squames de leur être.
Tous leurs gestes, tous leurs regards
ne disparaissent pas.
[…] Vous ne vivez plus, non,
Mais vous êtes encore.

C'est pourtant, a contrario, une ode à la vie qui terminera le livre, épinglant de beaux moments contemplatifs :

Les couleurs du jour d'août, des corps mêlés,
sans contour, des chemises de brume le matin,
le serpent bleu du ciel entre les montagnes.
[…] Le soleil emplit grassement l'air,
la lumière inonde les yeux.
Le jour finissant ? Le fond d'un verre de bière.

Un grand livre, à l'écriture somptueuse.

∗∗∗

 

Pour terminer ce tour d'horizon du côté de La Crypte, tournons-nous vers L'Avenir de Clément Bondu.

Que voilà un livre étonnant ! Récit fictionnel en poèmes. Rail-movie post apocalyptique en dix étapes qui démarre à la gare d'Austerlitz. Le tout est agrémenté de photos noir et blanc, censées illustrer les lieux traversés.

Nous étions partis pour de bon
abandonnées les rues que nous connaissions
depuis toujours
les places à l'ombre des cafés, délabrées par la lumière d'août
& nos souvenirs
la ville que nous aimions.


C'était le début de l'exode urbain
des milliers de sirènes, de fourgons
de militaires
de camions d'ambulances, d'hélicoptères
patrouillaient dans la nuit autour
& nous avaient chassés.


& maintenant le train noir
sous les arcades grises de la gare d' Austerlitz
démarrait
laissant dans sa course des grappes de familles entassées
amas de sacs tout au long du quai
& les cris des défaites sous la voûte immense
des verrières.

Le grand mérite de Clément Bondu est de savoir poser une ambiance, de la développer avec intelligence tout au long du livre, dans ces poèmes majoritairement narratifs qui distillent une angoisse ténue mais lancinante. Se mêle à cette épopée grise et trouble le souvenir d'un amour perdu : À Stalingrad, c'était toi que je revoyais.// Là, dans la nuit fragile de ce dernier automne / ce tout dernier été / nous nous étions retrouvés / sous les convulsions du métro aérien / serpent mécanique au fracs de métal / déchirant le ciel / comme une toile peinte d'un gis incandescent. Comme si la détresse de l'auteur trouvait son pendant (sa répercussion?) dans la débâcle du monde qu'il dépeint, passant de L'EXODE à VILLE MORTE : Dans les couloirs des souterrains / certains avaient fait leur demeure / naufragés solitaires / qu'on devinait parfois sous des châteaux de cartons / de bâches, de couvertures. Puis, avec EUROPE AUX YEUX TRISTES s'ouvre une parenthèse presque politique : Les gouvernements de l'Europe / soucieux de relancer la ferveur des investissements / déployaient alors / des myriades de chiffres / rosaces hypnotiques de zéros & de uns / & du haut des tours / une poignée de Faust numériques / célébrait chaque jour l'aboutissement de la modernité / le langage enfin libéré / du poids obscur du monde. On lira d'ailleurs dans cette partie un poème incisif :

 Clément Bondu, L'Avenir, éditions de La Crypte, 2024, 66 pages, 17 €.

Europe aux yeux tristes
déesse putréfiée
aux plaies avides, aux lèvres infestées
de mouches
charogne au sourire trompeur
nubile dévoyée à la bouche d'or sombre.

Lorsque le train s'arrête, les voyageurs contraints débarquent dans ce que l'auteur appelle l'ANTIPURGATOIRE, espace dévasté dans lequel il va falloir marcher, condamnés à errer dans les lueurs du couchant / avec pour seules récompenses / les râles des vieillards / & les larmes des nouveaux-nés / énervés par la soif & la faim. Arrive ensuite la rencontre avec LES NOUVEAUX TSIGANES, exilés venant de plus loin encore, l'errance prenant la forme d'un clin d’œil appuyé avec le titre de la septième partie : LAMPEDUSA

Nous avons traversé
les pays & les mers
esquivé les milices, en haut des miradors
les soldats déployés le long des frontières
[…] Puis un jour
« l'aurore nous déposa sur les rives des Pélagies »
une île qu'on appelait
Lampedusa.


Le nom nous évoqua
le temps des Premières Migrations
quand les radeaux des passeurs venaient s'y écraser
creusant les vagues
de cercueils ultramarins.

L'antépénultième partie, SOLEIL NUCLÉAIRE peut, ne serait-ce que par ce titre, expliquer cet exode dans un univers de désolation.

Toi, Soleil, prince de ce monde
bientôt tu seras seul
cavalier d'une éclipse idéale
effaçant de tes rayons la dernière innocence
toi Soleil tu resplendiras
glorieux, sur le néant.

Le poète narrateur termine dans la chambre d'un hôtel aux lignes soviétiques où il retrouve la sensation brouillée des visages / & des voix de l'enfance ainsi que les images obsédantes du voyage. Et c'est ainsi que sera possible L'AVENIR

C'était comme ça
je le comprenais maintenant.


Je devais réunir mes souvenirs
& les souvenirs de ceux que j'avais connus
retrouver les lieux, les noms
& ainsi
préserver du désastre quelques fragments précieux.


Il fallait bien, d'une manière ou d'une autre
perpétuer le monde
& pour y contribuer
j'avais entre les mains un vieux carnet de notes
& quelques pellicules de photographies.


C'était comme ça :
ressortir dans les rues
marcher dans les allées désertes du printemps
parfois, fermer les yeux.

Fin du voyage.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Yin Xiaoyuan, Pteridophora Alberti 萨克森风鸟

Présentation et traduction de Cécile Oumhani

 

Yin Xiaoyuan, poète militante  au sein du mouvement qu’elle a fondé pour une littérature qui transcende les genres, anime aussi l’EPS  « Encyclopedic Poetry School », créé par elle en 2017. Elle fédère un groupe dynamique de jeunes poètes chinois à l’origine de nombreuses actions internationales,  qui propose de nouveaux paradigmes pour le mélange des genres amplement ouvert aux cultures internationales, transformant  l’écriture par des juxtapositions linguistiques acrobatiques, l’introduction de sujets scientifiques innovants, de références à des sub-cultures variées (rock, rap, jeux vidéos…), des emprunts linguistiques (Yin Xiaoyuan est aussi polyglotte et traductrice) et des thématiques historiques bousculées par des  représentations étonnantes et non linéaires de la réalité, promenant le lecteur d’un lointain passé anté-historique à des spéculations sur un futur de science-fiction. 

∗∗∗

Pteridophora Alberti 萨克森风鸟

Paradisier du Prince Albert

La faute en revenait au vent qui avait dispersé tous les traits tracés au fusain – mais l’Acteur d’Opéra n’a jamais renoncé à ses longues plumes de faisan (1)

« Il préfère qu’une charmante jeune fille le prenne et le chérisse, plutôt que de finir dans les tiroirs d’une armoire à plantes médicinales » (2) -- le poème de l’orchidée de Xu Wenchang nous a toujours éclairé par la bionique : de la neige abondante avait le pouvoir de modifier les coordonnées de tout, tandis que l’altitude au-dessus du niveau de la mer dépendait de l’alignement des continents

On ne devrait jamais confondre une diva colorature avec un rôle de guerrière. Une lanterne tressée de bambou est tombée en poussière avec le vacarme d’une explosion, quand l’automne est venu, de capricieux rayons de lumière se sont échappés des coulisses. Vous n’avez jamais eu besoin d’un trou de ver pour voyager à travers l’espace-temps, les auras alentour vous transportent à travers les cieux et les océans

Un poète qui se tenait à distance des autorités accrochait sa toge académique noire sur la corde de chanvre vers le vent d’ouest. (3) Il avait fait passer sa vie en mode « film muet », si bien que le bruit blanc comme la teinture ocre tombait à côté de lui, sans même toucher ses vêtements

Il a traversé la scène des amants suicidés : au-dessus il y avait la cime d’un arbre à fumée et à ses pieds un sol nacré. Une voix dans ses écouteurs l’exhortait. S’il n’arrivait pas à temps, la couleur rose lotus sur ses joues disparaîtrait comme les gardénias

Avec la cape nuage de brocart à cinq couleurs (4) autour de son cou, il a tournoyé au rythme de la musique de fond d’un Sanxian en bois de rose, dont le mécanisme acoustique était tellement différent des instruments à cordes sumériens, égyptiens ou phéniciens. Son oreille était attirée par ses touches sur le canal de gauche

Intro, le poème d’ouverture, narration :

Le final prolongé d’un vers récité a déclenché son chant enchanteur, Zéphyr et Éole étaient en discussion pendant l’interlude : c’était un tel moment quand le soleil levant vert prune n’était pas encore mûr, ou quand les dernières lueurs s’attardaient à l’horizon, comme le chantait la riche jeune dame dans « Une pochette de trésor brodée » (5) : « Je ne devrais pas hésiter à partager avec cette pauvre jeune fille, qui pourra en bénéficier jusqu’à la fin de sa vie ! »

À qui lancera-t-il la pochette ?  Avec toutes ces ventouses de rosée, ces saules pleureurs et ces lancers de manche mystiques (6) il luttait avec des chances dans la vraie vie

Le comptable écrivit sur du papier : Sumatra, l’île de Java et la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Il ne suggéra jamais des bottines de combat noires

pour poursuivre d’insaisissables ombres, puisqu’elles n’étaient pas aussi rapides que les chaussures ailées de Mercure

Il était facile de nettoyer les données avec du démaquillant, puisqu’elles étaient solubles dans la cire de bougie, le fard à joues, le baume et la fumée

Sa voix qui faisait écho sur la scène ne s’est jamais tue, laissant des cristaux comme des baies, des figues et des abricots, on disait qu’ils étaient les projections des choses qu’il avait aimées

La scène était un mirage sans fin et par moments une chauve-souris s’y introduisait

* Le paradisier du Prince Albert (Pteridophora alberti) est un oiseau de la famille des oiseaux de paradis (Paradisaeidae). C’est le seul membre du genre Pteridophora. Il est présent dans les forêts de montagne en Nouvelle-Guinée. Pteridophora alberti est une espèce sexuellement dimorphe. Les oiseaux de paradis paradisier du Prince Albert mâles adultes ont à peu près vingt-deux centimètres de long et pèsent de quatre-vingt à quatre-vingt-quinze grammes. La tête, la poitrine et le haut du corps sont noirs, avec des plumes irisées qui ressemblent à des écailles, le dessous de leur corps est jaune chamois. Les ailes ont de grandes taches ocres formées par la base et les pointes des plumes primaires. Les pattes sont gris-brun, le bec est noir avec une ouverture, couleur vert d’eau vif. Une tige de plume est deux fois plus longue que le corps de l’oiseau (à peu près cinquante centimètres), qui en comporte de quarante à cinquante en forme de drapeaux qui prennent racine derrière chaque œil. Elles sont bleu vif sur le dessus et rouge-brun sur le dessous.

Classification supérieure : Pteridophora

Nom scientifique : Pteridophora alberti

Famille : Oiseau de paradis

Ordre : passereau

Saxony Bird-of-paradise

The wind was to blame, for dispersing all the strokes drawn by charcoal—but Opera Actor never forsook his long pheasant tail feathers

“He prefers to be picked and cherished by a charming maiden, than to end up lying in drawers of a herbal medicine pharmacy”—Xu Wenchang ’s orchid poem always enlightened us with bionics: heavy snow had the power of modifying the coordinates of everything, while the height-above-sea-level depended on alignments between the plates

A coloratura diva should never be confused with a female warrior role. A bamboo-woven lantern fell to dust with an exploding noise when autumn came, capricious beams of light fled from backstage. You never needed a wormhole to travel through space-time, the auras around you always carry you across heavens and oceans

A poet aloof from officialdom was hanging up his black scholar gown on the hemp rope in the west wind. He had switched his life to “silent film” mode, so white noise like ochre dye dropped aside without even touching his clothes

He crossed the scene of suicide lovers: there was the canopy of a smoke tree above, and a pearlescent floor under his feet. A voice in his earbuds was urging him. If he failed to arrive on time, the lotus pink on his cheeks would vanish like gardenias

With the five-color brocade cloud shoulders around his neck, he swirled to the BGM by a rosewood Sanxian, whose acoustic mechanism was so different from Sumerian, Egyptian or Phoenician string instruments. His ear was awakened by its left-channel hints

Intro, the opening poem, spoken narrations:

The prolonged finish of a recited line triggered his enchanting singing, Zephyrus and Aeolus were having an argument in the interlude: it was such a moment when the plum-green rising sun was not ripe yet, or when the afterglow was still lingering on the horizon, as in “An Embroidered Treasure Pouch” the rich young lady sang: “I should not hesitate to share with this poor maiden, which may benefit her all through the rest of her life!”

Who shall he throw the pouch to? With all those dew-cupping, weeping willow and mystical sleeve-throwing he was wrestling with chances in his real life

The accountant wrote on paper: Sumatra, Java Island & Papua New Guinea. He never suggested black martial boots

for chasing the elusive shadows, since they were not as fast as Mercury's winged shoes

It was easy to cleanse data with makeup remover, as they were resolvable in candle wax, blusher, balm and smoke

His echoing voice on the stage never died down, leaving crystals like berries, figs and apricots, it was said they were projections of things he used to love

The stage was a boundless mirage, and sometimes a bat sneaked in

Poème "Allotropes" lu par l'auteure, Yin Xiaoyuan, tiré du recueil Cloud Seeding Agent. http://www.pinyon-publishing.com/clou...

Notes

(1) Les compétences de base de l’Opéra de Pékin comprennent des mouvements de danse et des mouvements acrobatiques spéciaux pendant le chant et la récitation, ce qui est requis de tous les acteurs et toutes les actrices. Les compétences de Lingze comprennent la manipulation de deux longues plumes de queue portées sur des casques de guerrier, en les secouant et les balançant. Avec des mouvements de la tête et du corps, le secouement des plumes sert à exprimer des émotions comme la surprise, la haine, le bonheur et la légèreté.

(2) Citation du poème “Orchidée” de Xu Wei (1521-1593) (ses noms de courtoisie étaient Wenqing et puis Wenchang)

(3) Vers du “Chant de Pipa » de Bai Juyi (appelé aussi Bo Juyi ou Po Chü-i ; en chinois : 白居易; 772–846), nom de courtoisie Letian (chinois : 樂天). Il était un poète chinois de renom et un fonctionnaire du gouvernement de la dynastie Tang. Beaucoup de ses poèmes concernent sa carrière ou des observations sur la vie quotidienne, notamment en tant que gouverneur de trois provinces différentes. Il est devenu célèbre comme auteur de vers écrits dans un style discret, presque vernaculaire qui était populaire à travers la Chine, la Corée et le Japon. « Pipa xing », qui a été traduit de différentes façons, comme « Chant de Pipa » ou « Ballade du luth », est un poème de la dynastie Tang composé en 816 par le poète chinois Bai Juyi, l’un des plus grands poètes de l’histoire de Chine. Le poème comprend la description d’une séance de pipa lors d’une rencontre fortuite avec un joueur près du fleuve Yangtze.

(4) Yunjian (云肩, cape nuage) est principalement faite de brocart en soie et en satin. Elle est souvent décorée de quatre motifs et faite d’un brocart aux couleurs vives. Elle ressemble à des nuages qui reflètent le soleil après la pluie et à un arc-en-ciel dans un ciel clair. C’est pourquoi on l’appelle cape nuage.

(5) L’opéra de Pékin “Une pochette de trésor brodée » : Xue xiangling, une fille issue d’une famille riche reçut de sa mère une pochette de trésor brodée, Suo Lin Lang le jour de son mariage, selon la coutume locale pour la naissance d’un enfant. Sur le chemin du mariage, il pleuvait. Quand Xue et sa famille s’abritèrent de la pluie dans le Pavillon de Chun Qiu, ils rencontrèrent une autre mariée, issue d’une famille pauvre, Zhao Shouzhen qui pleurait sur sa situation misérable dans une pauvre chaise à porteurs. Par une sorte de sympathie, Xue présenta Suo Lin Lang à la mariée Zhao ; puis ils se séparèrent, une fois la pluie arrêtée. Six ans plus tard, Xue fut séparée de sa famille et perdit contact avec les siens, à la suite d’inondations qui s’étaient produites à Deng Zhou. Xue dériva jusqu’à Lai Zhou et y rencontra son ancien serviteur Hu Po, qui recommanda Xue comme femme de chambre à la résidence de Lu Yuan Wai, une famille fortunée de Lai Zhou. En s’occupant du fils de Lu Yuan Wai, Tian Lin, Xue sentit des sentiments de tristesse envahir son cœur.  Au même moment, elle retrouva Suo Lin Nong et pleura de chagrin en ramassant une balle pour l’enfant dans le salon du maître dans un petit pavillon et ainsi Xue comprit que Dame Lu était la mariée Zhao d’autrefois. Zhao questionna Xue sur sa vie et se rendit compte que Xue était la femme qui lui avait présenté Suo Lin Nang pour lui faire l’aumône. Dame Lu retourna la faveur à Xue et elles devinrent sœurs à la vie et à la mort dans une nouvelle existence nouvelle, faite de bonheur.

(6) Tous sont des gestes de la main à l’Opéra de Pékin.

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