Joanna Mueller, Zmieszane, (2000–2025) Poèmes mélangés

Présentation et traduction Alice Catherine Carls

 

Née en 1979 à Piła, Joanna Mueller est poète, essayiste, éditrice, et mère de famille nombreuse. Vivant à Varsovie, après avoir obtenu son doctorat en littérature, elle se consacre à la poésie depuis plus de vingt ans. Outre de nombreuses publications en revues, elle a publié huit recueils de poésie et quatre livres pour enfants. Elle a reçu le Prix de la Première Littéraire de Varsovie en 2010 pour son recueil d’essais intitulé Stratygrafie [Stratigraphies] et le Prix Silesius en 2023 pour la totalité de son œuvre poétique. Outre ces prix, elle a été nominée pour de nombreux prix littéraires. Elle est membre de l’association Wspólny Pokój, une association féministe qui soutient les femmes poètes et elle fait partie du mouvement néolinguiste polonais. Elle a également participe au concours « Sfotografuj Wiersz – Zwierszuj fotografię » pour lequel les candidats doivent prendre une photo et écrire un poème qu’elle leur inspire – ou vice-versa.

La liste de ces publications très variées annonce la teneur de l’oeuvre de Joanna Mueller : ekphrastique, contrapunctique, féministe, néolinguiste, hermétique, sa poésie exige une clé qui se trouve dans une culture littéraire et visuelle très étendue. La poète offre également une approche nouvelle de l’ekphrasis qui va beaucoup plus loin qu’une lecture d’un objet visuel fixe par les mots. Joanna Mueller reconstruit des objets visuels en faisant surgir une image neuve à partir de supports pas forcément « fixes » ni visuels, tels le cinéma, la chanson ou les rapports médicaux sur le traitement de l’hystérie féminine. Elle prend appui sur des œuvres très variées pour proposer une interprétation féministe qui présente les émotions pensées et désirs des femmes en termes de leurs droits. Ceci implique un contrepoint entre liberté, désir, et affirmation d’une part, et soumission au carcan patriarcal et social de l’autre. Comme dans la poésie de Tymoteusz Karpowicz, que Joanna Mueller connait intimement pour lui avoir consacré un volume d’études, le poème est une imbrication de mots où chacun a sa place et sa sonorité. Le poème est comme un puzzle, ce qui exige du traducteur un jeu verbal haut de gamme et du lecteur, la découverte d’une vaste mosaïque culturelle sans la connaissance de laquelle le poème perdrait son équilibre. Complémentant cet arsenal d’outils poétiques, Joanna Mueller reconnait volontiers l’influence des Surréalistes sur son œuvre, ce qui place cette dernière sur le fil du rasoir entre la réalité et l’imaginaire et entre l’acceptation et l’évasion.

Joanna Mueller lit le poème « waruj, wariuj, zawierz » ("attends, deviens fou, fais confiance") tiré du recueil de poésie Hista & her sista, publié en 2021 par Biuro Literackie.

Zmieszane (2000-2025)

Poèmes mélangés

dziewczyna której przerwano (p. 16)

balthus, 1934, 1949

innemu poddana graniu
jak każe pędzel roli klucz wioli

nowy akord kuck mal unde malum
z boku śpi ukulele gdy okulla

płaskobrzucha nieważka libellula
w łuk się gnie wirtuozka bezgłosu

chwyty skaczą jak pchły pod progami
palce szarpią napięte struny

a w punctum pępka wkłuty wgląd
łamie się virga neuma zanika

pożądlona przez oczy
nimfa z pękniętym gryfem

omdlały okaz który z pietyzmem
rozstrojono do wymotylenia

La fille, interrompue

Balthus, 1934, 1949

une libellule légère au ventre plat
ocullule soumise à un autre jeu
le pinceau dirige une clé d’alto
un nouvel accord kuck mal unde malum1
un ukulélé dort par terre
la virtuose du silence se cambre
les pizzicati gambadent en puces sauteuses
les doigts frottent les cordes tendues
le regard plonge dans le punctum du nombril
la virga s’interrompt le neume s'efface
dans les yeux plissés
la nymphe au manche fissuré
se pâme spécimen pieusement
excité jusqu’à la mue

arc d’joan (p. 22)

na melodię dumonta

od dusz zwierzęcych
dziewczynkę świrynkę
wezmą mnie i będę im zbrojna

jak ślepa arkada
możnowładcza pragma
królewska sakra

pułk jeremiad daremnych
uwiodę aż mnie dorwą
córki sajdaka twego

krzyżowo wysklepię się
naga który dla mnie
nad łąką napinasz łunę

arc de jeanne (p. 22)

sur une mélodie de Dumont

des âmes animales des champs
c’est moi qu’ils prendront
fille folle je les défendrai

comme une arcade aveugle
commandante toute-
puissante
royale sacrée

je guiderai le régiment grognard
jusqu'à ce que m’atteignent
les filles de ton carquois

nue je me cambrerai en croix
toi qui pour moi
baignes le pré de ton arc de lumière

powód się znajdzie (p. 25)

ale mam pod ręką tajną maszynę do przewrotów
Lucyna Skompska, „Hic et nunc”

jak drzemliczkę w losie łapie trzask spojówki
pręt się wpaja w krwiobieg w wargi bratek
jak na musiku stoję jak kajam się w majak
w klęku podpartym po pachwiny ubaw
jak dech po tracheo obrusz na obróżki
lecz na końcu języka zawsze mam przepraszam
panikarski nawyk pchnięcia aż do miazgi
cała para w gwizdek na tłumienie siebie
jak likwidacja pisków i farba do fasad
ciche cięcia do wnętrza ważne schować głowę
jak czyhanie na skuchę sztych w strefie spadkowej
jak kulejąca królica koziołkuję z ramy

on trouvera la raison (p. 25)

mais j'ai sous la main une machine subversive secrète
Lucyna Skompska, « Hic et nunc »

la conjonction se rompt comme une sieste du destin,
la tige se distille dans le sang la violette sur les lèvres
au garde-à-vous canot camouflagé
à quatre pattes rigolant jusqu’au cou
respirant post-trachéo, déchirant mon collier
mais sur le bout de la langue, prête à m’excuser
habitude panique de pousser jusqu’à la pulpe
toute la vapeur dans le sifflet pour se réprimer
liquidation de grincements et peinture de façade
coupures internes silencieuses se protéger la tête
guetter la tentation dans la zone glissante
hase clopinante je tombe du cadre

Szczodrak (p. 55)

wierszu wierszu szczodry wierszu
przejrzystego w męt nie fałszuj
nie zatrzaskuj w słusznym gniewie
jak odczytasz mnie niech nie wiem
głos mi z szumu wynegocjuj
ogołacaj i owocuj
karm niedosyt sypnij dreszczem
rozmienionej mów że jestem
wrogi gościu mir naruszaj
wypierane myśli wpuszczaj
za próg mowy a te błahe
pomnóż w sensy pod swym dachem
gdy się zmieszam z mierzwą zdarzeń
bądź ucieczki gospodarzem
w szczerym polu skrajem wiersza
przeleciała jaskółeczka

[wejdź]

Générosité (p. 55)

poème poème généreux poème
n’assombris pas la transparence
ne t’emballe pas dans une juste colère
si tu me lis je ne veux pas le savoir
dégage ma voix du bruit
dénude-la et fais-lui porter des fruits
nourris sa fringale donne-lui le frisson
dis au changement que je suis
l’ennemi hôte viole la paix
laisse les pensées refoulées franchir
le seuil de la parole et sous ton toit
féconde la trivialité en richesse
si je me mêle aux fétus de l’histoire
accueille-moi dans ma fuite
une hirondelle traversa
l’espace au bord du poème

[entre]

god in gotham betlejem w bedlam (p. 180)

żebro żłobu na opak grób
mur truchleje odchył głowy piąstki w moro
belki w oczach grot bez klamek
źdźbło obnażone pod obrusem śniegu
rąbek rwany z naszych bandaży
pępowina przesmyk pętla

god dans gotham, bethléem dans bedlam (p. 180)

l’osier de la crèche frôle la tombe
le mur tremble incline la tête poing en camo
poutres dans les yeux flèche sans poignée
blé dénudé sous sa nappe de neige
ourlet déchiré de nos bandages
cordon ombilical isthme boucle

o la la folie ofelie (p. 187)

 Poszła za nim w obłęd.

  1. Grochowiak, Nowela IV (Poranek Wariatowej)

co się zaczęło dziać ze mną jest lepkie
muliste zaplata kłącza w warkoczach przydługich
rękawów przytachałam naręcze sprawunków
postanowiłam że kwiaty kupię sama
filuternie śmiechem obdarzam śmieciem
bratki jaskry palce palce fiołki ruta idź
w welonie z celofanu cofam dłoń równowagę
tracę wianek rwie się o konar próg
za którym przestaję stawiać opór dzięki
stokrotne o mój rozmarynie liżąca falo nade
mną filuj gdy wiolencja tłucze filety płuc tańczę
dychawicznie na imię mi ratuj ty diluj z tym dalej

oh là la folie ophélie (p. 187)

Elle le suivit dans la folie.

  1. Grochowiak, Roman IV (Le matin d’une folle)

ce qui commence à m'arriver est poisseux
tissage de boue dans les tresses de mes longues
manches j’ai emporté une brassée de provisions
j'ai décidé de choisir les fleurs moi-même
je joue à salir le rire et à rire de l’ordure
pensées boutons d'or digitales violettes rue des jardins allez
voilée de cellophane je retire leur équilibre à mes mains
je perds ma couronne elle se déchire à la branche du seuil
contre lequel je cesse de résister grâce à
mon romarin à la vague qui cent fois me recouvre
vois la violence me déchirer les poumons je danse
éperdument sauve mon nom, continue à dealer tout ça

stubezgłowa (filetowanie) (p. 37)
la femme 100 tetes

za te które potraciły dla was
spłyń do karmelu siostro
perturbacjo do burdelu półgłówku
harda hydra podnosi swoją
odrąbią odrośnie las w tej kobiecie
na stole sekcyjnym ość po ości
skrobakiem oka w brzuchu włos
po włosku z brodatego żartu wujaszka och
jak lubiły go czochrać w niedzielne
popołudnia żeby mu było lekko
sprawnie odwraca cięcie przyrastają łuski
aż do wyczucia kręgosłupa brzeszczot
gładzi wyoutowane wnętrzności otwórz
walizkę dobry człowieku dochował
sekretu wyborny trup na okrętkę
zszywa loop co wydziobał loplop
trudny do osuszenia ciek i jeszcze
jedna i jeszcze raz a kto z nami nie

La femme 100 sans têtes (filetage)
                       la femme 100 têtes

pour celles qui ont perdu la tête à votre place
nage juqu’au carmel o ma sœur
affoleuse de bordel imbécile mi-tête
la fière hydre relève les siennes
coupée cette forêt de femmes repoussera
sur la table de dissection os par os
gratte-yeux dans les poils du ventre
une blague en italien de l’oncle barbu oh
comme ils aimaient le frotter le dimanche
après-midi pour lui faciliter les choses
il retourne habilement la coupe repousse les écailles
jusqu’à la colonne vertébrale la lame
lisse les tripes éventrées
cet homme bon a gardé la valise
du secret cadavre exquis sur navire
recoud le loop2 picoré par loplop
difficile d’assécher le ruisseau et encore
une fois et encore une et celui qui avec nous ne

role playing: frollo (p. 201)

w kruczym profilu płaczliwy chłopczyk strzępi
kartki sroży karę za kres katedr tropi
                    zamach na gmach

                                                  trapią go kastaniety sarabandy
wersy przebijają bębenki smagłe smalą

sępi wzrok przykuwa choć
                                  chciałby gładzić głodzi choć
pragnie pożreć rozżarza choć
                                      syci go duchowa oschłość

z ambony głupia
                          koza quasi hexe
                cygani                            archi
                                                                i kona
                                   samo
                       ukojona
w węgle lewego skryptu w niemocy prawa

to                              zgładza                           tamto

 

role playing3 : Frollo (p. 201)

un garçon pleurnichant au profil de corbeau déchire
des pages épie les sévères punitions depuis la chaire
l’attaque de la baraque

la sarabande des castagnettes le trouble
les tambourins rehaussent les versets

son œil de vautour attire et
il aimerait caresser il a faim et
il voudrait dévorer il brûle mais
la sécheresse spirituelle le satisfait

de la chaire une stupide
chèvre quasi sorcière
                        gitane                          archi
et meurt
s’étant apaisée
                        toute seule
dans le feu des gauchères et l’impuissance du droit

l’un                              annihile                                   l’autre

mężczyzna który pomylił
swoją żonę z brytfanką (p. 235)

kto jak nie on wpędził ją w lata
że teraz tylko procenty zbierać
z tego zmęczenia które narosło
w lokacie korzystnych tkanek

tania ta niezależność nie jest
do dna dokładała ze swego
w służbie bez żołdu żółcią nabiega
i kto to widzi nie on

cień po sobie wmurowała pod dom
bo w niej jest smutek nie seks
spotify zna ją lepiej niż mąż
tam dziś żaltrack z roberty flack

love the lie and lie the love
where’s that bee and where’s that honey?
where’s my god and where’s my money?
try to make it real – compared to what?

24.02.2025

L'homme qui a pris
sa femme pour une rôtissoire (p. 235)

qui sinon lui l'a tant poussée au fil des années
qu’il ne reste que des pourcentages
de cette fatigue qui s'est accrue
en investissement de tissus profitables
cette indépendance n'est pas bon marché
elle y a mis du sien dès le départ
au service sans solde carburant à la bile
et qui le voit certainement pas lui
elle a emmuré son ombre sous la maison
parce qu'elle est tristesse pas sexe
spotify la connaît mieux que son mari
et aujourd'hui le reproche de roberta flack
love the lie and lie the love
where’s that bee and where’s that honey?
where’s my god and where’s my money?4
try to make it real, compared to what?

24.02.2025

Notes

 

1. Les mots en allemand et en latin signifient « vois donc d’où vient le mal ».
2. Le mot anglais loop signifie « boucle ».
3. L’expression anglaise role playing signifie « jeu de rôle ».
4. j’aime le mensonge et je mens à l'amour
   où est cette abeille et où est ce miel ?
   où est mon dieu et où est mon argent ?
   essaie de rendre ça réel par rapport à quoi ?

 

Première partie de l'entretien entre Karol Maliszewski et Joanna Mueller.

Présentation de l’auteur




Élégies en noir et blanc, l’œuvre de Philippe Lekeuche

L’entreprise poétique de Philippe Lekeuche est adossée à une bibliothèque de travail, nichée dans une mémoire généralisée, mur de textes légendés où la création s’engendre d’une lecture et d’une réécriture de textes antérieurs. La poésie est traversée et « redéfinition de la tradition », héritage et recréation, mémoire et circulation qui affluent vers l’avenir. L’aspect novateur de cette poésie est constitué par ce mouvement d’échange entre les morts et les vivants, de retour du passé vers l’avenir. C’est ce mouvement d’échange qui porte cette poésie toujours plus loin dans l’entente du monde.

La langue de Philippe Lekeuche est une langue sobre mais « travaillée » par différentes forces et elle intègre, en les revisitant, des formes venues de la tradition poétique. Le titre de son recueil Élégies, le dit bien. Dans l’Antiquité, l’élégie correspondait d’abord à une métrique. C’était une pièce de vers alternant hexamètres et pentamètres en distiques, qui, associée d’emblée au regret, était un chant de deuil, de mort et de sacrifice. C’est plus tard dans l’histoire littéraire que l’élégie se fait plus intime et fragile pour souligner la rupture amoureuse, la peinture mélancolique du temps qui passe ou encore l’évocation nostalgique de lieux d’enfance.

L’élégie de Philippe Lekeuche n’est donc pas enfermée dans des codes ou des contraintes métriques mais tributaire du désir, du secret et du cœur. La solitude, l’absence, la blessure ne sont plus seulement plaintes ou chants de mort, mais chants de vie, mélange de souvenirs fragiles venus avec le bonheur d’écrire car parfois « Joyeux dans le sang me trempe l’amoureux ». Tout est fondé sur ce pouls vivant, ce mouvement de houle et d’aller-venir oxymorique qui nous fait alterner de la joie à la tristesse, de la légèreté à la pesanteur : « Léger, tel une gazelle à l’apocalypse ». L’ancrage se dénoue qui crée ce flottement, ce désœuvrement, cet écoulement, cet effondrement mais aussi cet envol celui des passereaux et le galop des chevaux d’or.

Philippe Lekeuche, Élégies, avec des photographies de l’auteur, Éditions l’herbe qui tremble, 2025.

Dans cette intensité lyrique impersonnelle, le ‘je’ et le ‘tu’ restent anonymes, le ‘tu’ c’est la voix du poème, l’autre en soi, tout le monde, n’importe qui :

Les éboulis de toi-même
Coulent sur ma paroi d’âme 

Car le poème fait lien vers l’enfance, une enfance universelle qui est en nous : « Le petit garçon que tu fus demeure ». Le poème constitue une remontée d’enfance. L’enfant ouvre une énigme à déchiffrer, tout comme la poésie. L’enfant révèle le sens sacré et mystérieux des mots, il est un intercesseur, un médiateur, messager du lien vers les mots, il devient consubstantiel à la poésie même, permettant de faire renaître le vrai sens des mots. Neige par sa virginité, Sang par sa cruauté et sa pureté même :

L’enfant, au vierge regard, est un miracle
Il ne vieillit jamais alors que l’homme
Sage et mûr s’aveugle.

L'enfant de poésie est le plus substantiel allié de l'homme de poésie. De l’origine à la mort, c’est aussi l’enfant qui fait lien dans le temps. Il est curieusement le relais vers le passé, vers une origine immémoriale. Magicien, il peut traverser le temps et relier les âges entre eux et rencontrer :

Les adolescents qui se promènent
Avec de doux moineaux sur l’épaule 

Les premiers âges de la vie sont capables de faire renaître la fraîcheur, sautant tel le poulain dans la jeune prairie, chantant comme « la mésange enjouée au bord de [la] fenêtre ».  La vie est permanent retour, forme d’éternité cyclique qui va et vient, revient toujours en forme de ritournelle ou de refrain :

Ils sont la pensée de la vie vivante
Cela passe et revient toujours 

La marche du poète – dans les paysages et leurs photographies, dans la contemplation des arbres, des eaux, des écluses, des plaines ouvertes, des couloirs mythiques, des roches et des ouvertures en noir et blanc – arpente l’ouvert rilkéen, comme renouant tous les âges du poème, aussi bien la comptine de l’enfant que le chant romantique de l’adolescent dans les rues de Tournai, ou encore l’élégie un peu nostalgique de l’homme adulte penché sur son passé :

Déjà s’éloignait le jeune homme
Tel un souvenir, vers le sous-bois 

Et la poésie comme la vie revient toujours :

Rien ne détruit ce souffle et quand nous sombrons
Que tout est perdu, tu reviens Poésie 

Car la vie et le poème sont faits de brisures, de blessure et de sang :

J’ai pris mon poème, l’ai jeté à terre
En morceaux éclata, se mit à être 

Et, avec la blessure, le sublime comme une lumière, une épiphanie, se met à briller, la grâce illuminant le jour.

Car, même chez le petit garçon pur, habite la blessure, celle donnée par le Roi des Aulnes, celle portée par le Roi pêcheur, celle que ne voit pas Perceval, celle de la plaie de la mère :

Le petit garçon joue, son ballon dévale
Il porte en lui la plaie de sa mère 

Malgré la danse des fleurs, malgré le cristal de rythme : 

Dansent les petites fleurs
Silencieuses dans la joie
Elles pensent ces pensées
Au soir bleu florissantes 

L’arrachement perpétuel existe et « renverse » malgré le désir insistant d’infini. Le poète travaille à la fois avec l’abîme qui est en lui et avec le plus aérien. L’importance vitale est celle de la mémoire mais aussi celle de l’oubli. La mémoire de l’oubli, la trace de l’effacement. La pellicule brûle, comme celle des anciennes photographies, empêchant de voir l’image et l’histoire. Et le voir, le non-voir, est aussi mémoire, mémoire béante, intervalle d’une déchirure : « La mêmeté, toujours, de la blessure ». Photographie illuminante par son absence même :

Et ces photographies qui n’ont
Pas vu le jour, que le jour n’a point
Connues, prises par quelqu’un qui est mort
Je veux dire dans la perception pure
Celle-là, pellicule perdue 

Poème calciné ou « poème qui sauve », et c’est le même poème. Le poète, dans sa parole poétique, se transforme en une instance chorale, anonyme, archétypale, qui fait résonner la voix collective, la voix d’une communauté comme le fait le masque théâtral dans les tragédies grecques :

Et cependant j’écris, je suis écrit par
Des phrases, une bouche anonyme
Je bute sur ces ombres chancelantes 

Entre présence et absence, le poème est aussi ce qui se donne à voir, épiphanie, textes, photographies se livrant dans leur architecture mouvante et s’appuyant sur un dispositif visuel qui souligne l’importance du regard comme arpentage, métrage mais aussi contemplation, fascination :

Nos âmes enfuies étaient loin
Perdues dans les photographies de jadis

Photographies émerveillantes par leur absence même d’enluminures. Livre d’un voyant : le poème se laisse traverser par les mythes, les images perdues de chevalerie :

Hé bien, je vivrai, car la voix m’avait dit enfant :
Tu vates eris, je jouais à la guerre, au chevalier 

Le poète est le palimpseste où s’écrivent les légendes, les contes, Le Roi des Aulnes, les « grands mythes », le dieu Œdipe, la Mémoire et les Moires :

Où s’écrit l’effacement, le blanc 

Le secret de notre être est la blessure, une vérité blessée, un mot qui toujours manque, une photographie perdue, un enfant mort ou qui a grandi, une vie arrachée, des pages non écrites, une mémoire de l’oubli, un dessaisissement :

Je ne te connais pas toi que j’aime et plus je
Te connais moins je te connais, toi qui
Habites mon non-savoir 

Et pourtant ce qui demeure le poète le fonde :

Ce Texte fait d’arbres, d’ombres et de nuits 

Ici nuit, sang et neige se retrouvent comme éléments fondamentaux, millénaires, lieux communs de la profondeur humaine : lieux de la songerie et des songes, lieux des rêves et de la sauvagerie, lieux du lyrisme partageable, ceux de la « grande commune ». Chez ce poète, il y a à la fois mémoire et effacement, l’inscription est présente avec ce qui la gomme. La trace s’allie à ce qui la fait disparaître, l’absente, la renvoie au néant. Toute la poésie de Philippe Lekeuche est ainsi fondée sur ce renversement actif et fédérateur d’un processus d’oubli et d’oblitération, sur le fil précaire d’une poésie entre inscription et disparition. L’œuvre n’est pas seulement un constat de regret ou de deuil et s’attache moins à ce qui est porté disparu qu’au mouvement même de passage et de ce qui est amené à disparaître. L’écriture en noir et blanc est ici comme la photographie imprenable d’une trace qui déjà s’efface, tout en ayant eu lieu irrévocablement, d’une présence qui serait toujours à la fois advenue et en train de s’évanouir. Poétique du passage, où se joignent la magie de la rencontre et l’éclosion de la présence à la disparition et à la méditation de la fin. L’écriture est bien cette tension perpétuelle entre ce qui s’affirme et se nie, comme rythme d’une présence-absence, celle même de l’être humain, de son d’art, photographie et écriture :

En attendant je faisais des photographies
Qui voyaient ce qui manque à la perception
Des choses simples, élémentaires absentes
Que captait l’appareil, un tremblement de l’œil
Un murmure gravé sur le mur 




Laurent Grison, L’Archipel des incandescences et La Femme debout

Le recueil de Laurent Grison, qui se compose de deux parties – L’archipel des incandescences et La femme debout –, est illustré de dessins à l’encre au graphisme noir et gris. Arabesques vivaces, signes cabalistiques, écritures mystérieuses, silhouettes primitives, idéogrammes étranges : ces dessins – que l’on pourrait appeler poiêglyphes1 – nous invitent, à l’instar des textes qu’ils accompagnent, à la rêverie, à l’escapade dans l’imaginaire…

L’archipel des incandescences

D’emblée, le poète s’adresse à Xavier Grall et à lui-même : « Tu vis dans un monde / Qui peine à dissimuler / La douleur des hommes / Sous un masque noir » (11). Le rythme est donné avec des strophes de quelques vers courts (hexamètres, heptasyllabes ou octosyllabes) : une scansion légère et incisive – on pense à Verlaine ! – qui se rapproche parfois par sa brièveté, par ses suspens et ses ellipses, du haïku. Le poème est distillé, volatile et puissant, comme un lambig. A la lecture de ce premier quatrain, on comprend que, pour l’auteur, le poète est celui qui, en toute lucidité et en toute fraternité, veut dénoncer la présence au monde du mal dont « le masque noir » est à la fois le corollaire et la sinistre parure.

En le qualifiant de « hère hirsute errant » (11), Laurent Grison nous donne l’image d’un  poète nomade dont l’errance est une quête. Un être qui a des « semelles de vent » (13) : l’auteur reprend cette métaphore de Paul Claudel qui désigne Rimbaud. On retrouve, au vers suivant, la référence  rimbaldienne : « bateau ivre / qui dérive entre les mythes et les îles / de la Bretagne immortelle» (13). Dans l’ivresse de l’errance, dans la fièvre de la dérive, le poète a faim, il veut dévorer l’inconnu et est en même temps dévoré par lui. Le poète, « assoiffé de transcendance » (12), est aussi le « sourcier » (11) qui cherche les mots sous la terre : le langage apparaît ainsi comme une eau souterraine que le poète veut faire jaillir, indubitablement pour la boire (acte emblématique de l’expérience créatrice chez Rimbaud). Mais c’est aussi une eau qui va sculpter la roche, si bien que le discours poétique s’inscrit dans la durée du minéral.

Laurent Grison, L’Archipel des incandescences, hommage à Xavier Grall, suivi de La Femme debout, Collection Arcane, Sémaphore Éditions, 89 pages, avril 2025, 15€

Cela ne veut pourtant pas dire que le poème soit figé car la langue poétique est une arme contre les contempteurs de la vie, les hypocrites, les « médisants », ceux qui disent du mal et qui le font.  La poésie est nourricière. Sans elle, les jours s’appauvrissent et ceux qui disent mal ou du mal ne peuvent plus cultiver leur jardin : ils n’ont plus qu’à « arracher les jours desséchés » (12).

Dans ce monde sujet à l’immanence et au dessèchement, les hommes subissent la violence des paroles. Foudroyés par le feu nourri des discours de haine, ils assistent au « renversement des temps », à ces évolutions qui désolent et laissent pantois. Le poète, lui, ose se révolter et défier le chaos ambiant, le désordre des choses : ses « mots rebelles /défient sans crainte / l’orage des signes… ».

C’est en ce sens que Laurent Grison chante le visage rimbaldien de Xavier Grall avec ses « empreintes de tourment » (13): le poète est semblable à une tablette de cire sensible où l’adversité, les épreuves et les malheurs de la vie viennent imprimer leurs marques fertiles, sources d’inspiration. Mais le tourment peut aussi être une bête sauvage qui s’agite dans l’esprit du poète, dans sa « tête-vertige » – belle expression qui suggère à la fois que l’esprit a le vertige et qu’il le donne, par la poésie qui nous embrase « d’une transe mystique ». Poésie qui apparaît dès lors comme l’expression de mystères dionysiaques, comme le cri de l’enthousiasme, au sens originel de possession divine, de fusion avec le dieu. A l’instar de Baudelaire pour qui « La nature est un temple ou de vivant piliers / laissent parfois sortir de confuses paroles», Laurent Grison voit dans une feuille d’automne le « signe mortel d’un amour absolu » (19), la révélation d’un mystère dans « le signe des signes » projeté par « un calvaire de pierre » (21). Or, à l’inverse, il y a ceux qui ne voient pas l’au-delà des choses comme ces « touristes aux yeux mi-clos » (24) qui « photographient » le Christ d’une chapelle « sans même le regarder ». Voilà posé le problème de la représentation artistique et du regard que l’on pose sur l’œuvre : on peut réduire « Le Christ jaune » de Gauguin à sa pure dimension de célèbre tableau à photographier absolument ou bien vraiment regarder l’œuvre comme un ensemble de signes à déchiffrer, comme un symbole qui permet de voir derrière le voile de l’apparence. Laurent Grison appelle ceux qui ne savent pas voir des « hommes fiévreux » et s’ils le sont, c’est qu’ils « craignent l’au-delà /autant que l’autre d’ici » (24). Qu’il s’agisse de religion ou non, se pose alors pour Grall comme pour l’auteur « la question / du salut de l’âme » « trop essentielle/ pour ne pas être posée » (25) – question que se posait aussi Verlaine...

 

Laurent Grison, Livre Sémaphore, Page 5, Mars 2025.

S’il est indubitablement imprégné de mysticisme chrétien, le recueil de Laurent Grison l’est aussi de mythologie celtique et, en particulier, de la fantasmagorie des îles. Il s’adonne à la « dérive entre les mythes et les îles de la Bretagne immortelle » – il sait l’importance de celles-ci chez les Celtes : l’île d’Avalon est le paradis des Bretons et Tir na Nog, le pays de la jeunesse éternelle chez les Gaëls d’Irlande. D’ailleurs, l’ensemble des textes est un hommage au poète breton Xavier Grall, bien sûr, mais aussi à Jean-Pierre Calloc’h dont il cite deux vers : « Au creux des vagues / je suis encore au pays qui dort » (20).

Écrits en Bretagne, les poèmes sont, bien entendu, traversés par les éléments naturels, en particulier le vent et la mer, dont les violentes frénésies « éteignent l’amer désir / d’une saison en enfer » (16), comme si les forces de la nature venaient en quelque sorte sauver le poète d’une possession diabolique destructrice ou lui épargner le terrifiant vertige au bord du gouffre - vertige qui a peut-être poussé Rimbaud à renoncer à l’écriture. Car la puissance poétique est telle qu’elle peut plier l’univers, « incliner l’horizon », se gonfler « d’une très grande vague », capable d’emporter « l’océan monstrueux » (16). Cette démiurgie se nourrit, comme nous l’avons déjà dit, de références constantes à l’univers rimbaldien : à « la poche » et au « paletot idéal » Laurent Grison ajoute  « le plan déchiré de Paris », symbole de la fugue, soit parce qu’il a trop servi soit parce que – foin de la ville –  le poète veut battre la campagne et contempler les prairies de Bossulan, la ferme d’autrefois. Il est aussi question « d’alchimie du livre », celui-ci apparaissant dès lors comme l’athanor où se transmute la langue. On peut se demander si cette « poussière brûlante » faite de voyelles consumées n’est pas le sens intégral qui soudain embrase le cerveau et provoque l’illumination. Le feu de la conscience poétique provoque alors un éternuement qui – dit-on – est le symbole implicite de la présence du sacré. Dans cet ordre d’idées de transcendance, les tempêtes du bout du monde ont une puissance telle que, non seulement elles poussent les marins de Bretagne à prier Dieu, mais qu’elles effraient les morts eux-mêmes.

Le règne végétal figure aussi en bonne part dans l’univers poétique de Laurent Grison. Tout empreint de douceur et de délicatesse, comme ces racines des arbres du Bois d’Amour de Pont-Aven qui s’habillent d’une « dentelle de mousse » ; mais si l’on remonte à l’air libre, c’est « le monde aveuglé / par la surface et la chair », la superficialité et les désirs matériels, la chair opposée à l’esprit.

Laurent Grison est sensible à la dimension cosmique. En exprimant la présence du monde dans son immensité cardinale (28), l’auteur réussit à nous donner l’impression d’une géographie vivante, une conscience d’être au centre d’un espace terrestre où « le jour guide les égarés »… Rien d’étonnant à ce qu’il cultive une symbolique de la lumière qui éclaire les esprits, montre le chemin, c’est que l’homme se perd dans la vastitude : les seuls repères fiables sont le jour, les étoiles et les arbres car, même si « leurs feuilles volent » ils « gardent / le souvenir du chemin ».

 

Laurent Grison, Livre Sémaphore, Page 22, Mars 2025.

Tout au long du recueil, se succèdent des instantanés ou des croquis de choses vues avec l’œil du peintre telles que « les pierres sombres » qui « ont la matité de la soie grège » (30). Aussi la terre est-elle apparentée  à une sorte de manuscrit « de sols érodés », comme un vieux palimpseste couvert de textes où le granit affleure (« affleurement de granit »), émergence d’un substrat caché, d’un sens souterrain.  La comparaison est faite avec « les phrases simples » sur lesquelles effleure la sagesse (« effleurement de sagesse »). Il est aussi question, dans une autre strophe, d’une « feuille mordorée » qui « caresse / la fragile dentelle de mousse ». On peut se demander – symbolisme  oblige – s’il s’agit du végétal ou du support d’écriture.

Ainsi, à force de traquer « les invisibles lignes de force » (32), l’auteur nous livre une poésie de la contemplation qui permet la révélation : « en contemplant le ciel / tu découvres le sens. »

Et par la convocation rituelle des éléments naturels pour une « délicate communion », Laurent Grison rend sensibles les « couleurs harmoniques » qui ont le pouvoir d’« engendrer la parole vivante » (33).

Pour lui, le poète est – on l’a vu – un marcheur (« tu marches sur les terres grises » - 36) qui brûle d’un feu intérieur, un vagabond rimbaldien « aux yeux ouverts » dont la poésie est faite d’illuminations (37). Ses poèmes, imprégnés de sacré, donnent à voir un réel magnifié.  C’est pourquoi le poète nous invite au culte des livres, à une liturgie du verbe, en chantant « le grand livre des livres » qui est promesse de la grâce et du paradis sur terre.

La force de ce poème est de suspendre le temps «  là où le soleil levant / éclaire le monde » (41),  à « l’aube révélée » (42).  À l’écoute du « chœur des étoiles », à l’affût des « couleurs de la vie » sur « les terres grises », Laurent Grison nous plonge dans « l’ombre bleue de l’espérance » et, par « la parole vivante » nous initie à l’envol des « grands albatros » et aux « incandescences » d’un « archipel » « étrange et pénétrant ».

 

Laurent Grison, Livre Sémaphore, Page 41, Mars 2025.

La femme debout

Cette seconde partie du livre est l’humble éloge de l’autre tout en esquisses et touches d’aquarelle. Avec pudeur et respect, le poète dessine, au fil des pages, la silhouette d’une femme qui pourrait être l’héroïne d’un mythe celtique. Il ne fait que la contempler et la dire en actes, afin de nous faire sentir sa simplicité, son mystère, sa sagesse et son humanité. Elle apparaît comme la gardienne d’une sérénité profonde, d’une vie de création,  de « ce qui est beau » (55). Génie du lieu en la maison d’Hippolyte, elle est la vestale de la poésie qui « veut saisir […] ce qui se cache / sous la surface de l’infraordinaire / au creux de la psyché » (80). Tant pour les gens que pour les oiseaux, elle est « accueil » et« générosité » (50). « Cœur simple », elle  flotte souvent sur les rivières et est toujours liée à la mer dont elle « préfère l’étale » qui apaise (58) ; elle marche le long des plages et « rêve d’un long voyage vers l’azur » tout en effleurant « quelques galets […] qui vivent à l’écart du temps » (75), ce qui est un peu son cas car, dépositaire de la mémoire locale, elle aime se souvenir « des fragments de l’enfance » (71). Émotive « avec dignité », elle « sait que la violence du vent emporte / les fleurs fragiles » (57). Ennemie de l’ennui et amoureuse de la liberté, elle « fuit les gens barbants » (60), elle « lit et relit », curieuse de « percer […] les mystères » et, imprégnée de mysticisme breton, elle marche entre les arbres et cherche « ce qui ne se voit pas […] le fait et le défait / le dit et le non-dit […] l’insolite aussi » (55).

Et quand elle parle, c’est pour résister, comme les murs de sa cabane, « à la tempête et à la bêtise » (78). Elle se dit reconnaissante envers « les artistes qui l’ont sauvée / avec le verbe des poètes » (79). C’est avec des mots simples que Laurent Grison présente cette femme de paix, de cœur et de sagesse comme « un tourbillon / suspendu dans l’espace-temps/ au centre du monde. » (84). Portrait émouvant d’une « femme debout […] née ici » (67) – et « dont les yeux sourient » dans son « désir d’unicité » (81) – sur les bords de la Laïta, fleuve de « la Bretagne immortelle ».                                  

Présentation de l’auteur




Les Bonnes Feuilles de PO&PSY Elvira Hernández, Tout ce qui vole n’est pas oiseau

Un poema siempre debiera tener pájaros
Dans un poème il devrait toujours y avoir des oiseaux

                                                                                    Mary Oliver

Largement reconnue en Amérique latine, Elvira Hernández (nom de plume de Rosa María Teresa Adriasola Olave) s’est vu décerner dans son pays, le Chili, le Prix national de poésie 2024. C’est la deuxième poète à recevoir ce couronnement, après Gabriela Mistral en 1951.

Née en 1951 à Lebú (province d’Arauco) dans le sud du Chili, Elvira Hernández a une trajectoire poétique qui remonte aux années de la Dictature. Son écriture est traversée de courants contraires : l’un, effréné, est le fruit d’un arpentage lucide et têtu qui fait émerger des décombres la mémoire de Santiago, sous les feux de la répression ou de la révolte ; l’autre, plus apaisé, est marqué par la concision et une attention méditative aux menus détails du quotidien. Dans les deux cas, son style malmène et déplace subtilement les images rebattues du discours politique, médiatique ou commercial. Ce qui frappe et touche dans cette écriture est le mélange de légèreté et de précision, toujours au service d’un regard acerbe sur les dérives du monde actuel.

Son recueil le plus célèbre, La bandera de Chile, est une variation caustique autour du drapeau et des symboles nationaux. Inaugurant le pseudonyme de la poète après sa détention en 1979, il a longtemps circulé en version miméographiée pendant les années de plomb.

Elvira Hernandez, Tout ce qui vole n'est pas oiseau, poèmes choisis et traduits de l'espagnol (Chili) par Stéphanie Decante, avec une gravure de Guadalupe Santa Cruz, PO&PSY princeps, octobre 2025, 88 pages, 15 €.

En 1992 paraît au Chili Santiago Waria, un abécédaire de la capitale, sous un titre qui dialogue avec le mapundungun, langue des Indiens du sud du Chili.

Dans Pájaros desde mi ventana (2018), Elvira Hernández déploie une minutieuse observation des oiseaux à travers le prisme de la fenêtre, espace à la fois ouvert et limité, qui cadre notre regard sur le monde. Dans cette méditation poétique sur la fragilité de la nature et de l’existence, se mêlent l’intime et le politique, le microcosme du jardin et les enjeux écologiques globaux, ainsi que des variations autour de la voix, du chant et de la matérialité des noms d’oiseaux.

Nombre de ses ouvrages ont été publiés en Argentine, en Colombie, au Pérou et au Mexique. En 2016, paraît en Espagne, aux Éditions Lumen, Los trabajos y los días qui regroupe trente-cinq années de trajectoire poétique, donnant à apprécier ses différentes inflexions.

Parallèlement à ses écrits poétiques, Elvira Hernández a développé une pratique de livres-objets (fascicules sous enveloppe kraft, faux journaux littéraires facsimilés, boîte de jeu de cartes contenant des poèmes, catalogue d’exposition) et d’essais, essentiellement sur des poètes de la néo-avant-garde chilienne (Enrique Lihn, Rodrigo Lira et Juan Luis Martínez).

Elle a été invitée à la 7ème Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne en octobre 2003. Un hommage lui a été rendu en 2023 à la Villa Gillet. Sa poésie figure dans les archives du Centre International de la Poésie de Marseille (http://www.cipmarseille.fr/auteurs/1056 ).

Elvira Hernández sera l'invitée d’honneur du colloque inter-universitaire et international en hommage à Gabriela Mistral (Prix Nobel 1945) qui se tiendra à Paris les 20 et 21 novembre 2025. Dans ce cadre, trois soirées de lecture sont prévues fin novembre 2025 : Ambassade du Chili, Maison de l’Amérique latine, Université Paris Sorbonne ; et une  à Arles (librairie l'Archa des Carmes) le 18 novembre.

∗∗∗

Extraits

VILLA BRASILIA

Son muchos los años de la defunción
de este paraíso de pájaros
Volaron junto a ellos
los mil y un árboles distintos
que le daban vida. 

Le sucede en el tiempo
un bosque habitacional sin gorjeos
una trápala fónica mecánica
un frontis vehicular
baldosas removidas por raíces ocultas
sobrevuelo de aves en desbandada
un árbol solitario que perdió su nombre.

VILLA BRASILIA

Il remonte à loin le trépas
de ce paradis d’oiseaux.
Avec eux se sont envolés
les mille et un arbres
qui lui donnaient vie.

Lui ont succédé avec le temps
une forêt immobilière sans gazouillis
un caquetage cacophonique mécanique
une barrière véhiculaire
pavés soulevés par des racines ensevelies
survol de volatiles à la débandade
un arbre solitaire qui a perdu son nom.

∗∗∗

UN LARGO Y ARDIENTE VERANO

Los bosques han sido talados.
Las plantaciones chisporrotean.
Es el turno de los pinares
eucaliptos en llamas
velas que derriten su Merry Christmas.

Los camiones aljibes van
por la ruta de la alerta amarilla.

Los pájaros vienen del sur
con la alerta roja entre los dientes.

UN LONG ÉTÉ ARDENT

Les bois ont été décimés.
Les futaies grésillent.
C’est le tour des pinèdes
eucalyptus en flammes
bougies dégoulinant leur Merry Christmas.

Les camions citernes défilent
sur la route de l’alerte jaune.

Les oiseaux viennent du sud
l’alerte rouge entre les dents.

 

∗∗∗

EN LOS BAJÍOS                                                         

En un pie                                                             
la garza                                                                      
sostiene la tarde.

SUR LES HAUTS-FONDS

Sur un pied
le héron
soutient le soir.

∗∗∗

ORNITOLOGÍA

No hay tiempo para pensar
en la plumífera que llegaré a ser.

El tiempo es bocado que no se logra
saborear. Es él quien te masca.

Ayer se me cayeron unas cuantas plumas
y unos cuantos dientes.

Mañana seré desplumada.

Si pudiera yo misma
arrancaría el desvanecido plumaje de mí.

Sólo entonces estaría siguiendo
el ejemplar camino del águila.

ORNITHOLOGIE

Pas le temps de penser
à la plumitive que je deviendrai.

Le temps est une bouchée qu’on n’arrive pas     
à savourer. C’est lui qui te mâche.

Hier j’ai perdu quantité de plumes
et pas mal de dents.

Demain je serai déplumée.

Si je le pouvais
j’arracherais ce qui me reste de plumage.

Et alors seulement je suivrais
l’exemplaire chemin de l’aigle.

 

           

∗∗∗

DE UN ALA

Así me sacaron.
Así me fui caminando.
Así golpeé puertas y
oídos.
Así paré en seco
y me di un palmazo
en la frente
y volví a la carga.       

EN ME PRENANT PAR L’AILE

Ils m’ont expulsée.
Alors j’ai poursuivi mon chemin.
Alors j’ai toqué à des portes et
à des oreilles.
Alors je me suis arrêtée net
et me suis frappé
le front
et je suis repartie à la charge.

∗∗∗

HABÍA COSAS QUE NOS GUSTABAN

Salíamos de casa al golpear el viento.
Rompía a llover.

Éramos como hojas
arrancadas de árboles mayores.
Otro destino parecía
nos daba la mano.

Por las calles corríamos
planeando en danza propia.
Me sentía bajo el cielo
empapada
plena
mojada como un pitío.

CES CHOSES QUI NOUS PLAISAIENT                                                

Nous sortions de la maison quand le vent frappait.
L’averse éclatait.

Nous étions comme des feuilles
arrachées à de grands arbres.
Un autre destin semblait-il
nous tendait la main.

Dans les rues nous courrions
esquissant notre propre danse.
Je me sentais sous le ciel
mouillée
comblée
trempée comme un pinson.

∗∗∗

AGREGAR ALGO MÁS AL PAISAJE      
DE YOSA BUSON

                           están las grullas
                                      el estanque
                                      los juncos
                                      el rocío

                  agregar las partículas atómicas
                                             fisionadas.

AJOUTER QUELQUE CHOSE AU PAYSAGE
DE YOSA BUSON

                        les grues
                        l’étang
                        les joncs
                          la rosée y sont

                                          ajouter les particules atomiques   
                                                              en fission.

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie Native American : Paula Gunn Allen ou l’esprit vivant des traditions.

Texte et traductions de Béatrice Machet

Paula Gunn Allen, née Paula Marie Francis le 24 octobre 1939 (Albuquerque, Nouveau Mexique), décédée le 29 mai 1988, est désormais reconnue pour avoir laissé  une marque indélébile sur la littérature américaine grâce à sa description de la vision du monde amérindienne dans sa poésie. Son père était d’origine libanaise et sa mère Pueblo-Laguna et Sioux.

Sa poésie montre combien est nécessaire la diversité des perspectives au sein du paysage littéraire américain ainsi qu’elle fait la preuve de la valeur intrinsèque de l’intégration des voix autochtones dans le narratif de l’histoire des États-Unis. Son héritage familial, paternel d’un côté, et maternel de l’autre, enraciné à la fois dans les traditions du peuple Pueblo-Laguna et des Sioux, fournit une riche mosaïque d’éléments culturels, d’expressions linguistiques et de croyances spirituelles qui enrichissent sa poésie. C’est dans ce contexte de sagesse ancestrale, de liens sacrés avec la terre et de respect pour le monde naturel qu’elle écrit afin de transmettre la vision du monde des Amérindiens.

Notre histoire :

Paula Gunn Allen a passé son enfance à Cubero (état du Nouveau Mexique), au contact du peuple Pueblo-Laguna, elle fait donc sienne cette culture. Elle se marie en 1962, et en 1966, elle obtient une licence  en littérature anglaise. Deux ans plus tard, elle obtient une maîtrise en création littéraire à l'université de l'Oregon. Ralph Salisbury, d'ascendance Cherokee, y est son professeur de poésie. En 1974, avant même qu’elle ne soutienne sa thèse, son premier recueil de poésie, The Blind Lion (le lion aveugle) est publié. C’est à cette époque que,  mariée et divorcée deux fois, elle commence à prendre conscience de son homosexualité. En 1975, elle soutient une thèse, dans le département des études amérindiennes, à l'Université du Nouveau-Mexique, à Albuquerque. Elle y rencontre le poète Robert Creeley, qui y est professeur, et qui l'introduit aux œuvres d’auteurs tels que Charles Olson, Allen Ginsberg et Denise Levertov. Avec son titre de docteur en poche, Paula Gunn Allen enseignera à l'Université du Nouveau-Mexique, où elle va poursuivre ses recherches, et notamment la place des femmes dans les cultures amérindiennes. Elle enseignera ensuite au Fort Lewis College dans le Colorado, au College de San Mateo, à l'Université de l'État de San Diego, à l'Université d'État de San Francisco, à l'Université de Californie de Berkeley, puis à UCLA.

Pour l’anecdote, l’oncle paternel de Paula Gunn Allen, Lee Francis, était un conteur et poète Pueblo Laguna, Carol Lee Sanchez, sœur de Paula Gunn Allen, est une autrice Pueblo Laguna, et Leslie Marmon Silko, autrice Pueblo Laguna du célèbre roman Cérémonie, est aussi une parente.

Pour donner le ton et faire comprendre ce qui motivait Paula Gunn Allen, voici ce qu’elle déclarait dans l’anthologie qu’elle avait rassemblée sous le titre de La femme tombée du ciel, Récits et nouvelles de femmes indiennes" (Spider Woman's Granddaughters : Traditional Tales & Contemporary Writing by Native American Women, 1989, Beacon Press) : « Tant qu'un peuple ne peut exercer aucun contrôle sur la façon dont il est décrit, que son sentiment d'identité est bafoué à chaque instant dans les livres, les films, les programmes de radio et de télévision, il ne peut que se décourager. Mais quand il se met à définir lui-même les images données de lui, alors le simple espoir de survivre peut faire place à une espérance plus ample : celle de s'affirmer, de vivre, de désirer vivre. » Elle a aussi déclaré : « « Les Indiens d’Amérique, même les citadins, vivent dans le contexte d’un territoire. Leur littérature doit donc être comprise dans le contexte à la fois de la terre et des rituels par lesquels ils affirment leur relation à celle-ci ». Cette remarque pourrait avoir été prononcée par n’importe quel autre auteur-ice amérindien-ne. Le rapport d’appartenance entretenu avec la terre, le relation forte à un territoire (qui souvent les a vu naître, ou bien est la terre ancestrale de leurs parents), est fondamental si l’on veut faire l’expérience de la pensée et du vécu amérindien. De ce lien découle un regard positif, une posture positive vis-à-vis du monde et de la vie. La poésie de Paula Gunn Allen nous rappelle que la vision du monde amérindienne n’est pas une relique du passé mais une philosophie vivante, inspirante, qui continue de façonner les expériences, les identités et les histoires des peuples autochtones d’Amérique aujourd’hui. En nous plongeant dans la poésie de Paula Gunn Allen, nous sommes conviés, nous sommes initiés à apprécier la profondeur, la sagesse et la résilience des cultures autochtones. Il serait temps de reconnaître que leurs voix et leurs visions du monde restent aussi pertinentes et vitales, plus que jamais dans le contexte géopolitique globalisé actuel, et dans le contexte plus étroit de la société américaine contemporaine. La perspective amérindienne véhiculée dans les œuvres de P.G.Allen est une perspective holistique qui met l’accent sur l’interdépendance de tous les êtres vivants et du monde naturel. Cette interdépendance est au cœur des cultures autochtones et a une profonde signification spirituelle comme culturelle. Elle favorise une compréhension qui transcende les frontières de l’individualisme et de l’ego, en reconnaissant que les humains ne sont qu’une partie d’un vaste réseau de vie sur Terre, et au-delà, partie du cosmos. Cette vision remet l’humain à une place non de dominant, non d’exploitant ou d’exploiteur, mais de responsable et de participant au grand tout cosmique. Dans cette vision du monde, chaque élément du monde naturel, des animaux et des plantes aux rochers et aux rivières, est censé posséder un esprit ou une force vitale. La poésie de Paula Gunn Allen exprime magnifiquement cette expérience, (c’est beaucoup plus qu’une croyance), en décrivant le monde comme un réseau d’esprits interconnectés, chacun avec son rôle et sa signification.

Interview radiophonique diffusée sept mois avant la mort  de Paula Gunn Allen, en 2008. Green radio.

Les cultures autochtones accordent une grande valeur aux traditions orales, aux histoires et aux rituels transmis à travers les âges. Dans sa poésie, Paula Gunn Allen s’intéresse fréquemment à ces histoires traditionnelles et à ces éléments culturels, dont l’importance de les préserver est vécue non seulement comme un acte de résistance mais aussi de survie. Les communautés autochtones accordent une place prépondérante au bien-être collectif et à la coopération. La poésie de P.G. Allen dépeint un sentiment d’unité et d’interdépendance, soulignant l’idée que le bien-être de l’individu est intimement lié, ne peut pas être séparé du bien-être de la communauté. 

Dans son recueil Selected Poems,  le poème intitulé  Skunk Aesthetics  (esthétique de la moufette), Paula Gunn Allen évoque l’esprit de la mouffette, une créature souvent considérée comme dégoûtante dans la culture occidentale. Ses mots élèvent la mouffette à une place d’honneur, en célébrant ses qualités uniques. Le poème souligne la perspective amérindienne d’une complémentarité de la création, soulignant l’importance de chaque être vivant dans le monde naturel.

Le poème intitulé  Kochinnenako in Academia  (Kochinnenako dans le monde universtaire) évoque « Kochinnenako », un terme Hopi qui désigne un concept de vie et d’équilibre féminin. Ce poème illustre combien la sagesse ancestrale continue de guider et d’informer la vie des peuples autochtones contemporains.

Dans Grandmother I . Fishing,  (Grand-Mère I. Pêche) P.G.Allen exprime sa révérence pour le monde naturel. L’acte de pêcher devient une expérience spirituelle, établit une connexion avec l’eau, avec les poissons et l’écosystème au sens large. Elle décrit la pêche comme un acte profond de communion avec l’environnement.

 Song for Earth Wisdom (Chant pour la sagesse de la Terre) célèbre la terre en tant qu’entité sacrée et souligne le rôle de l’humanité en tant que gardienne de cette terre. Le poème met en évidence la croyance selon laquelle les humains sont responsables du bien-être de la planète et de son réseau interconnecté de vie, croyance et surtout engagement pris par le bébé amérindien en naissant.

Dans Wing Woman  (Femme Aile), Paula Gunn Allen évoque une « wing woman » qui serait guide et protectrice, et qui d’autre part souligne l’importance des relations humaines dans l’épanouissement aussi bien individuel que collectif : le soutien et la coopération mutuels sont essentiels au bien-être de la communauté et du monde en général.

Le poème, intitulé à juste titre  Langage, élucubre les fonctions  multiformes du langage en le présentant comme un outil qui englobe un large éventail d’expériences humaines. Le langage ne se limite pas à un but particulier, mais reflète globalement les aspects de l’existence humaine. 

Language

Language is the word
and the Word.
Language is for praise.
Language is for study.
Language is for thought.
Language is the most powerful instrument of war.
Language is the most powerful instrument of peace.
Language is for telling the truth.
Language is for lying.
Language is for honour.
Language is for shame.
Language is for vengeance.
Language is for forgiveness.
Language is for blasphemy.
Language is for respect.
Language is for loving.

Le langage est la parole
et la Parole.
Le langage est fait pour louer.
Le langage est fait pour étudier.
Le langage est fait pour réfléchir.
Le langage est l'instrument de guerre le plus puissant.
Le langage est l'instrument de paix le plus puissant.
Le langage est fait pour dire la vérité.
Le langage est fait pour mentir.
Le langage est fait pour honorer.
Le langage est fait pour la honte.
Le langage est fait pour la vengeance.
Le langage est fait pour pardonner.
Le langage est fait pour blasphémer.
Le langage est fait pour respecter.
Le langage est fait pour aimer.

Dans un autre poème intitulé Grand-mère, Paula Gunn Allen évoque la force du langage : une grand-mère communique avec sa petite fille sans qu’aucun mot ne soit prononcé, mais cependant elle transmet sa culture et ses valeurs car une profonde connexion entre les deux s’est établie qui n’est pas du simple silence. La communication non verbale se fait par la qualité des présences et de l’attention portée chacune sur l’autre.

Grandmother

Languageless one,
always I listened
watched,
not speaking to me
in the tongue of the Pimas.
But each day
we heard each other
whispering secrets
in the silence
of darkness.

Grand-mère

Sans langue,
j'écoutais
j'observais toujours,
je ne me parlais pas
dans la langue des Pimas.
Mais chaque jour
nous nous entendions
chuchoter des secrets
dans le silence
de l'obscurité.

Un autre poème de Paula Gunn Allen, portant le même titre, Grand-mère,  évoque  Spider Grandmother , Grand-mère-Araignée, une figure importante pour la culture des Indiens Navajo, Pueblo de Keres, Zuni et Hopi. Dans la plupart des cas, elle est associée à l'émergence de la vie sur terre. Elle aide les humains en leur apprenant des techniques de survie. Spider Woman enseigne également aux Navajos l'art du tissage.

 

Avant que les tisserands ne s'assoient au métier à tisser, ils se frottent souvent les mains dans des toiles d'araignée pour absorber la sagesse et l'habileté de Spider Woman. Mais la figure de l’araignée apparait aussi chez les Sioux (Lakota, Dakota et Nakota) sous le nom d’Iktomi, l’homme-araignée, et il est alors le « Trickster » (tour à tour bénéfique ou faillible, clown ou héros). Quant aux Indiens Choctaw, ils racontent l'histoire de Grand-mère Araignée qui ayant volé le feu, après que les animaux l'eurent refusé, l’apporta aux humains. Chez les Cherokee, elle a rapporté la lumière du soleil sur terre (grâce à un pot en argile qu’elle a attaché sur son dos). Et chez les Indiens Anishinaabeg, c’est l’araignée qui a enseigné aux humains comment fabriquer des capteurs de rêves (les cauchemars sont retenus dans la toile) et les rêves bénéfiques parviennent au dormeur).

 

 

Grandmother

Out of her own body she pushed
silver thread, light, air
and carried it carefully on the dark, flying
where nothing moved.
Out of her body she extruded
shining wire, life, and wove the light
on the void.
From beyond time,
beyond oak trees and bright clear water flow,
she was given the work of weaving the strands
of her body, her pain, her vision
into creation, and the gift of having created,
to disappear.
After her
the women and the men weave blankets into tales of life,
memories of light and ladders,
infinity-eyes, and rain.
After her I sit on my laddered rain-bearing rug
and mend the tear with string.

From: Allen, Paula Gunn, ‘Grandmother’ in The Explicator, Volume 50, 1992 – Issue 4, p. 247.
(
https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/00144940.1992.9935337?journalCode=vexp20)

Grand-mère

De son propre corps, elle poussa
un fil d'argent, de la lumière, de l'air
et sur l’obscurité le porta avec précaution, volant
là où rien ne bougeait.
De son corps, elle expulsa
un fil brillant, la vie, et tissa la lumière
sur le vide.
Par-delà le temps,
au-delà des chênes, de l'écoulement clair et lumineux de l'eau,
elle reçut la tâche de tisser les brins
de son corps, de tisser sa douleur, sa vision
en une création, et que cette création
soit destinée à disparaître.
D’après son exemple
les femmes et les hommes tissent des couvertures-contes de vie,
des souvenirs de lumière et d'échelles,
des yeux d’infini et la pluie.
Comme elle, je m'assois sur mon tapis à échelles porteur de pluie
et je répare l’accroc avec de la ficelle.

 

Le dernier livre de Paula Gunn Allen est un livre posthume, intitulé America the Beautiful  (Amérique la magnifique). Toute personne un peu sensible ayant un peu vécu aux États-Unis comprend combien ce pays est contrasté. Tout et son contraire y cohabitent. Dans l’expérience de la poétesse,  ce qui fait la beauté de l'Amérique peut surprendre : les horreurs constatées rencontrent aussi un immense espoir, et les absurdités remettent en cause les promesses. Ce livre fut entrepris en pleine catastrophe politique et personnelle, Paula Gunn Allen a en effet perdu deux fils. Elle s’autorise des traits d’humour comme « Je veux demander aux arbres s’ils souhaitent pouvoir bouger ». Il est comme un feu de joie composé des ruines de la civilisation, avec un appel lancé à faire un effort pour rétablir les choses « en ordre », c’est-à-dire, et selon les valeurs amérindiennes, assurer les conditions de l’harmonie sur Terre et dans le cosmos. Faisant cela, le livre met en avant et nous exhorte à ne pas oublier ce qui est vraiment important dans le monde pour la vie.

 Revisiter l’histoire et la raconter du point de vue amérindien, remettre en question les stéréotypes et les mythes répandus par les occidentaux, là réside aussi une motivation d’écrire pour bien des auteurs, et Paula Gunn Allen s’est penchée sur deux héroïnes célèbres Pocahontas et Sacajewea, deux figures de femmes dont la vraie vie est loin de la légende et des films qui les montrent. Le très long poème dédié à l’histoire de Sacajewea, intitulé “The One Who Skins Cats” (Celle qui écorche les chats) reprend une citation de Tom Rivington, qui présente l’héroïne comme une femme profondément en contact avec la nature, « elle adorait les fleurs blanches qui poussaient à la limite des neiges sur les flancs des hautes montagnes ». Pour rappel, elle appartenait à la nation Shoshone, et encore adolescente (17 ans et enceinte de son mari canadien Français Toussaint Charbonneau (commerçant), elle a accompagné en tant qu’interprète l’expédition Lewis & Clark depuis St-Louis dans le Missouri jusqu’à la côte nord-est du pacifique en suivant le Mississipi. (Elle était la seule femme au milieu de 32 hommes).L’auteure se glisse dans la peau de l’héroïne et présente le point de vue de Sacagawea elle-même, femme réelle et non légende, non visage représenté sur une pièce de monnaie, ou encore statue à la gloire de la conquête et de l’American Dream. Dans la première partie de son poème, P.G. Allen montre les diverses façon de la représenter mais surtout dévoile sa condition de captive : « Je suis celle qui / tient mon fils dans mes bras, / celle qui se marie, celle / qui est asservie, celle qui est battue, / celle qui pleure, celle qui connaît / le chemin, qui fait signe, qui connaît / la nature sauvage ». Elle est « femme esclave, femme perdue, femme herbe / femme col de montagne / femme rivière », et elle est également « libre ». Rappeler que derrière l’image stéréotypée des femmes amérindiennes se cachent de véritables personnalités façonnées par des cultures, elles incarnent l’identité amérindienne, et les convoquer est une façon d’empêcher que celle-ci soit supprimée du réel et enfermée dans les musée ou les livres d’histoire, histoire racontée par l’envahisseur qui doit « légitimer » l’invasion, la colonisation et sa violence génocidaire. La seconde partie du poème a des accents féministes. Paula Gunn Allen dénonce les femmes blanches qui simplifient l’histoire des femmes amérindiennes : « Ces femmes blanches qui ont décidé que moi seule / j’ai guidé l’expédition de l’homme blanc à travers / le monde, que savaient-elles ? Une servante indienne, / ont-elles dit. Une servante. C’est moi ». Elle poursuit en dénonçant le féminisme « blanc » qui utilise les clichés sur les femmes amérindiennes afin de faire avancer leur propre libération, mais sans créer de place pour les femmes indigènes dans le mouvement de libération des femmes. La romantisation féministe blanche de Sacagawea nie son expérience et son identité de femme amérindienne. Les femmes autochtones portent un lourd fardeau en tant que femmes de couleur car confrontées à un double mouvement d’injustice : de la part des femmes féministes blanches qui cherchent à les exploiter, et de la part des hommes de leurs propres communautés qui les accusent d’être des traîtres car accusées de suivre les manières des femmes blanches. Paula Gunn Allen termine en racontant l’histoire moins connue mais tout aussi importante de la façon dont Sacagawea a fui son mari violent. Puis dans sa dernière strophe elle rappelle la diversité des façons de représenter Sacajewea : « l’histoire de Sacagawea, servante indienne, / peut être racontée de bien des manières différentes. / Je peux être le guide, le chef. / Je peux être le traître, le serpent. / Je peux être les plumes au vent ».

Maintenant voici le poème qui donne voix à Pocahontas. Elle n’était pas une « princesse Indienne » puisque cette hiérarchie sociale n’existait pas en Amérique du nord parmi les nations Indiennes. Des auteurs, historiens, conservateurs et représentants de la tribu Pamunkey de Virginie, descendante de Pocahontas, dressent le portrait d'une jeune fille courageuse qui a grandi avec le but de devenir une jeune femme intelligente, éduquée afin de comprendre les enjeux de la colonisation. Quand John Smith fut fait captif dans son village, elle entreprit d’apprendre sa langue afin d’un jour pouvoir servir de traductrice, d'ambassadrice et de leader à part entière afin de savoir faire face à la colonisation européenne. Des preuves écrites par Smith lui-même indiquent que des échanges linguistiques ont eu lieu entre eux ; on parle nulle part d’une histoire d’amour, ni d’admiration naïve d’une toute jeune-fille pour le soldat blanc chrétien ; et la réalité pourrait bien être que Pocahontas s’était mis à la disposition de sa communauté pour essayer d’assurer son bien-être et sa survie en des temps très troublés où l’univers amérindien s’effondrait.  Et c’est donc animée de cette mission qu’elle a accepté de quitter sa tribu en espérant apprendre et comprendre les britanniques jusqu’à aller en Angleterre. Elle y mourra, sans avoir revu les siens.

 

POCAHONTAS TO HER ENGLISH HUSBAND, JOHN ROLFE

Had I not cradled you in my arms,
oh beloved perfidious one,
you would have died.
And how many times did I pluck you
from certain death in the wilderness—
my world through which you stumbled
as though blind? Had I not set you tasks
your masters far across the sea
would have abandoned you—
did abandon you, as many times they
left you to reap the harvest of their lies;
 still you survived oh my fair husband
and brought them gold
wrung from a harvest I taught you
to plant: Tobacco.
It is not without irony that by his crop
your descendants die, for other powers
than those you know take part in this.
And indeed I did rescue you
not once but a thousand times
and in my arms you slept, a foolish child,
and beside me you played
chattering nonsense about a God
you had not wit to name;
and wondered you at my silence—
simple foolish wanton maid you saw,
dusky daughter of heathen sires
who knew not the ways of grace—
no doubt, no doubt.
I spoke little, you said.
And you listened less.
But played with your gaudy dreams
and sent ponderous missives to the throne
striving thereby to curry favor
with your king. I saw you well. I
understood the ploy and still protected you,
going so far as to die in your keeping—
a wasting, putrefying death, and you,
deceiver, my husband, father of my son,
survived, your spirit bearing crop
slowly from my teaching, taking
certain life from the wasting of my bones.

 https://waltonhigh.typepad.com/files/pocahontas_to_her_english_husband-.pdf

 

POCAHONTAS À SON MARI ANGLAIS, JOHN ROLFE

Si je ne t'avais pas bercé dans mes bras,
oh perfide bien-aimé,
tu serais mort.
Et combien de fois t'ai-je arraché
à une mort certaine dans la nature sauvage-
précisément mon monde dans lequel tu trébuchais
comme si tu étais aveugle ? Si je ne t'avais pas assigné de tâches
tes maîtres de l'autre côté de la mer
t'auraient abandonné -
t'ont abandonné, autant de fois qu’ils
t'ont laissé récolter la moisson de leurs mensonges ;
tu as survécu, oh mon beau mari
et tu leur as apporté de l'or
extrait d'une récolte que je t'ai appris
à planter : le tabac.
Ce n'est pas sans ironie que par sa récolte
tes descendants meurent, car d'autres pouvoirs
que ceux que tu connais participent à cela.
Et en effet, je t'ai secouru
non pas une fois, mais mille fois
et dans mes bras tu as dormi, enfant insensé,
et à côté de moi tu as joué
à bavarder au sujet absurde d’un Dieu
que tu n'avais pas suffisamment d’esprit pour nommer ;
et tu t'es étonné de mon silence -
tu as vu une simple jeune fille insensée et dévergondée,
fille brune de pères païens
qui ne connaissait pas les voies de la grâce -
sans doute, sans doute.
J'ai peu parlé, as-tu dit.
Et tu as encore moins écouté.
Mais tu as joué avec tes rêves criards
a envoyé de longues missives au trône
essayant ainsi de t'attirer les faveurs
de ton roi. Je t'ai bien vu. J'ai
compris le stratagème et je t'ai quand même protégé,
allant jusqu'à mourir sous ta garde -
mort gaspillée, mort putréfiante, et toi,
trompeur, mon mari, père de mon fils,
tu as survécu, ton esprit lentement a porté les fruits
de mon enseignement, tu as certainement hérité
d’une vie dans le dépérissement de mes os.

 

Quand elle était petite, la famille de Paula Gunn Allen parlait cinq langues. Elle a dit qu’elle devait sa qualité de poète à ce mélange, à ce multilinguisme. Elle croyait que la poésie devait être utile et que l’utile était beau. Elle disait : « La langue, comme une femme, peut faire naître ce qui n’existait pas ; elle peut, comme la nourriture, transformer un ensemble de matériaux en un autre ensemble de matériaux. » Une des  conclusions qu’il est possible de tirer c’est que dans un monde en évolution rapide, la poésie de Paula Gunn Allen témoigne de la valeur durable de la sagesse ancestrale dans les cultures amérindiennes. Son œuvre encourage les lecteurs à reconnaître, à saisir et faire sien l’esprit vivant de ces traditions, comme les leçons qu’elles continuent de nous offrir.

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (59) : Marie Alloy

Marie Alloy est peintre et graveur, elle est venue directement et naturellement à la poésie, qu'elle aime au point d'éditer les manuscrits qu'elle préfère. Sa maison d'édition est d'une qualité tout à fait remarquable.

Marie Alloy peintre rédige un journal d'atelier, ressent la nécessité, non pas d'expliquer les œuvres qu'elle peint, mais de les accompagner de méditations, de chants poétiques.  Noir au fond, magnifiquement illustré par elle-même, nous fait entrer dans son univers intérieur, d'une grande richesse d'âme et de vision. Jour et nuit, lumières et couleurs, animent puissamment ce livre. On ressent une profonde sollicitude envers ce monde souffrant, le poème évoquant les « enfants de toutes guerres » en est la preuve.

Le livre s'adresse aux lecteurs inconnus, à ces vies «  passagères », auxquelles elle confie le meilleur de son art :

                  nous vous offrons ces fruits
                  ces oranges ces carmins
                  ces ombres bleuissantes
                  et leurs douleurs secrètes
                                   pour les dissoudre dans la toile

 Marie Alloy, Noir au fond, Voix d'encre, 19 euros.

Un tableau montré dans l'atelier, c'est « une fenêtre sur le printemps », ouverte comme un cœur pour le partage des joies et des peines. Peut-être, suggère-t-elle aussi, est-ce « un pacte (…) signé des yeux / avec la candeur de notre enfance. »  La lumière « s'éprend » des couleurs sur la toile  et « le sens s'attrape au vol sur la page ». N'est-ce pas le même élan, la même quête, qui pousse l'esprit et le regard, la main qui laisse des traces de couleurs ou d'encre ?

Le silence, comme une aube de neige, entoure Marie Alloy  dans les plus belles pages, à l'orée de l'indicible :

 

                                       L'unique lumière
                                       c'était ce silence qu'en hiver
                                       la peinture reçoit  d'un regard clair
                                       d'un geste pur

                   La couleur
                   cet onguent contre le chaos
                  levait les frontières

                   Il n'y avait rien à prendre rien à retenir
                   sinon ce vertige  cette vapeur du monde

                  dans le renversement des mots et des choses

 

Comme l'inexplicable est beau alors, à l'image de « la douce enfance » qui « garde en elle / sa neige en feu » !

 

Présentation de l’auteur




Daniele Beghè, La lettre à Silvia

Le poète Daniele Beghè, que nous avons publié dès son premier recueil, Galateo dell'abbandono (Manuel de l'abandon)  vient de disparaître - victime d'une "longue maladie" qui a interrompu avec autant de brutalité que de cruauté un parcours ascensionnel et lumineux comme le passage d'une comète : son oeuvre, produite sur une dizaine d'années seulement (grand lecteur de poésie, il s'était mis tard à l'écriture, à la suite d'un accident qui l'avait longuement immobilisé) de 2015 à 2025, laisse un impact très fort sur les poètes qui l'ont lu et connu, très largement au-delà de Parme, sa ville natale, qu'il n'a jamais quittée, et à laquelle il apportait son ouverture d'esprit, son regard aiguisé  - tendre et ironique - pour décrire le monde tel qu'il est, tel qu'il déchire et panse. Par lui, j'ai rencontré le groupe des poètes qui forment ce qu'on peut appeler L'Officina poetica de Parme - des poètes ouverts à tant de chemins poétiques et solidaires, comme il l'était lui-même : il ne manquait jamais de m'envoyer poèmes et livres de jeunes poètes qu'il estimait et soutenait. C'est l'une d'entre eux, Silvia Patrizio, qui a écrit pour nous tous, amis et lecteurs,  l'émouvant adieu que j'ai traduit et que je vous livre, avec un extrait de son dernier livre, Chicane.

 

 

 

Traduction Marilyne Bertoncini

10 avril 2025
Pour Daniele et pour nous tous…

À Silvia,
Rappelle-toi aussi…

Depuis les balcons de l'auberge paternelle
jette deux vaches et un culatello1

 Silvia, pour tout, c’est grand merci

 

 

 

Quand Chicane est sorti, Daniele m'a écrit ces quelques lignes de dédicace. Nous savions déjà pour la tumeur mais il tenait si fort à nous léguer, à tous, ses mots. Il me répétait qu'il n'avait pas beaucoup de temps, qu'il devait y arriver... Il s’y est consacré avec détermination, émerveillé et reconnaissant envers toutes les personnes qui ont cru en lui. Et en me faisant l’honneur de m’impliquer dans un acte créatif si intime et, en fait, tellement chargé de passages compliqués. Par exemple, la lettre h... Rien à faire, il l’oubliait toujours. Il me disait qu'elle était surévaluée... J'ai réalisé que le génie et la grammaire ne font pas forcément bon ménage.

Dans cette dédicace, il y a tout de lui : son regard ironique, sa légèreté profonde, le respect des choix de chacun d’entre nous, qu'il n'a jamais vécu de façon superficielle - combien de fois avons-nous parlé du fait que je sois végétarienne, de la philosophie et de son rapport inébranlable à la poésie, de ma passion pour le bouddhisme ancien. Il m'a donné l'un des livres les plus incisifs et définitifs sur le sujet :  Le bouddhisme pour les moutons. Je le recommande à tout le monde.

À un moment donné de notre amitié, il est devenu Hermès, le messager des livres. Il passait à la Mondadori, chez Mimmo, pour récupérer les livres que j'avais commandés, il les lisait avant de me les donner, et bien sûr il les annotait copieusement ... J'ai payé un tas de livres à un prix majoré : il ajoutait au reçu les frais de collecte, de livraison et d'édition critique effectuée par lui.

C'est / le marché hideux.2

Mais il me parlait aussi beaucoup de lui, des Brioschi Boys, des voyages à vélo, de l'amitié, de la « légèreté critique » - celle qui sait voir, du luxe de la pensée dont il faut toujours prendre soin...

Il y a, intimement mêlée dans cette dernière phrase si pleine de joie, la profonde gratitude qu'il avait pour la vie et qui ne l'a jamais abandonné. Daniele est resté en vie jusqu'à la fin...

Je crois que, s'il le pouvait, il aimerait dire à nous tous qui l'avons accompagné et à toutes les personnes qui nous ont soutenus, même sans le connaître :

MES AMIS, C'EST POUR TOUT, GRAND MERCI

Silvia

(première publication sur la revue en ligne Atelier, 4 décembre 2024)

Choix de poèmes 

… Quand les choses ne sont pas simples, elles ne sont pas claires, exiger la clarté, la simplification à tout prix, est une solution de facilité, et cette exigence même contraint les discours à devenir génériques, c’est-à-dire mensongers. Au contraire, l’effort de tenter de penser et de s’exprimer avec la plus grande précision possible justement face aux choses les plus complexes est la seule attitude honnête et utile.

[Italo Calvino - Une pierre au-dessus. [Discours sur la littérature et la société]

Un célèbre dicton zen nous avertit : « Avant de pratiquer le zen, les montagnes me semblaient des montagnes, et les rivières des rivières. Depuis que je pratique le zen, je constate que les rivières ne sont plus des rivières et que les montagnes ne sont plus des montagnes. Mais depuis que j’ai atteint l’illumination, les montagnes redeviennent des montagnes et les rivières redeviennent des rivières. »

Il n'est certainement pas fait mention de pratiques zen dans les pages de Chicane3, le dernier livre de Daniele Beghè publié par Avagliano Poesia (2024), ni d'une recherche superficielle de spiritualité : l'architecte, éventuellement, semble plutôt jouer à mélanger les cartes qu'à rétablir l'harmonie de l'ensemble. Ce qui surprend dans le regard de Beghè, c'est son intérêt pour les « histoires minimales», « petits épisodes de survie » apparemment marginaux tant qu’ils ne sont pas vivifiés par les projecteurs de ses vers. Ce qui frappe l’attention, ce sont tous les « visages de vies déplacées / à réorienter », les personnages secondaires qui habitent une vie et « deviennent mères, rivages, exemples » pour « chacun de nous dans nos diverses postures ».

Voici donc, que les mots du dicton zen me semblent pouvoir donner une direction à notre regard de  lecteurs : ils nous enseignent cette obliquité de vision qui nous permet de saisir ce qui a toujours été sous nos yeux mais que les obstacles d'une vie quotidienne trop rapide, dévorante, relèguent à l'éloignement approximatif de l'indifférence, sinon de la mystification. Cette attention, qui trace une en mesure de capturer et de restituer en haut relief même la plus insignifiante « habitude de bord de route ».

Dans le paradoxe des embouteillages, des « errances lunatiques », des « allées et venues / des escalators » dans lesquels, dès le premier Rettilineo, nous sommes jetés, résonne une immobilité temporelle et spatiale qui semble briser le tourbillon disharmonieux de la vie urbaine. Ainsi le « bras tournant d’une grue », la « roue dentée » qui « tourne / sur l’horloge de l’ancienne tour », tous les espaces de coexistence dans lesquels « le flux reprend sa régularité » mais « plus lentement », deviennent des métaphores d’un regard plus conscient et les chicanes prennent la forme de « lieux réels et métaphoriques » qui « imposent la lenteur », comme l’observe à juste titre Daniela Marcheschi dans sa préface. Si ralentir est le verbe de la poésie, dans les pages de Beghè, la nécessité d'aller à contre-courant devient une stratégie pour défendre la dignité humaine elle-même, dépassée par l'injustice bouleversante du consumérisme et du capitalisme effrénés. C'est dans ces territoires de résistance, où l'œil désenchanté du poète peut s'attarder encore plus méticuleusement dans la description de l'instant, que s'ouvre tout grand l'univers entier, à partir du détail qui s'écroule.

Le monde semble ainsi divisé entre ceux qui persistent à regarder ailleurs, restant complices d'un système saturé et saturant, et ceux qui, au contraire, tentent de voir, cherchant « une brèche dans le mur du système » pour ne pas finir écrasés par lui, préservant avec ténacité le sens éthique du soin. Liberté et soin délimitent une dimension ouverte dans laquelle le poète, mais on pourrait élargir la considération à l'humanité tout entière, parvient à assumer, avec délicatesse et ironie, l'angoisse qui nous unit, comme un sac à dos qui « pèse sur les épaules » et auquel nous ne pouvons échapper « peu importe combien nous allongeons la foulée ». L’enchantement profane de l’écriture est déclaré par le poète mais la valeur salvatrice du mot devient « aide », dans une formule sécularisée d’autant plus efficace qu’elle est vide de superstructures : « Je veux rebattre les cartes pour un jour, soustraire un jour au mouvement rectiligne du temps, forger une chicane avec mon esprit ».

Dans cette intention de résistance, la frontière entre le dévouement aux détails et la recherche personnelle devient plus mince : nous nous retrouvons dans la maison même qui nous a donné naissance, nous interrogeant sur « le sens de ce transit », reconstruisant l'archéologie domestique qui a creusé notre existence, nous équipant de « bottes en caoutchouc pour la gadoue », même si parfois nous claudicons : « Je ne peux pas / traverser la blessure indemne, / si cette blessure est partout ». De même, la frontière entre poésie et prose s'effondre, juxtaposée très naturellement, comme un montage «en retard / sur la poésie», et toujours dans l'incertitude de savoir si « ce que vous écrivez est de la poésie ». Dans la précision si attentive aux glissements de terrain et aux affaissements, l'espace est préservé pour l'imagination et le lecteur est laissé libre de construire images sur images : « quiconque observe / pourra imaginer le désastre / d’un incendie ou un système / de voiles, sortant / de ces deux gemmes préservées."

Les vers de Chicane nous demandent présence et exploration, configurant un parcours dans lequel l'harmonie instable de l'ensemble peut devenir « nostalgie » au sens étymologique : la douleur d'un voyage et ses possibles déraillements capables de se transformer, si le regard s'aiguise, en autant d'épiphanies d'une autre façon de vivre et de coexister, conscients que « nous sommes tous autodidactes dans cette traversée ». La nostalgie comme promesse de symétrie « que la poésie tente de reconstruire dans le bref transit que chacun de nous doit effectuer dans le « voisinage cosmique » sans la consolation d'un ordre qui nous est préalablement et toujours prévu », pour citer les belles paroles de Pelliti dans l'introduction de Rosette.

Je ne sais pas d'où provient l'écriture de Beghè, peut-être d'un « caillot de crème caramel / qui prend forme » ou d'un « caillot de mémoire » qui, comme une fractale, s'étend pour inclure le passé, le présent et le futur, entrelaçant une complexité de couches pour ensuite revenir « se disperser en milliers d'intersections disloquées ». Mais quand je pense à Chicane, je ne pense pas à des lignes droites, à des kilomètres parcourus par des moteurs rugissants, à des courses contre la montre : je pense à ce banc qui, telle une « bête calme », regarde le monde se dérouler avec une curieuse incrédulité, avant de nous accompagner « fraternellement jusqu'au virage ».

Silvia Patrizio

21 gen 25. Transitiamumani: Daniele Beghé "Chicane". Radio Poetanza.

Choix de textes extraits du recueil Chicane

Dettatura del sangue

Sono versi scritti sotto dettatura
del sangue. Il lupo infierisce,
non sottilizza, si prende pure
gli studenti in alternanza. È
il mercato bruttezza, che lo stato
silente, impotente, connivente,
autorizza. Imbianca le pareti
con la calce il capitalismo. È magra,
annichilita, la memoria dei caduti.

Dictée de sang

Ces vers sont écrits sous la dictée
du sang. Le loup s’acharne,
sans marchander, il prend aussi
les étudiants en alternance. C’est
le marché hideux, que l’État
silencieux, impuissant, complice,
autorise. Il blanchit les murs
de la chaux du capitalisme. Bien mince,
anéanti, le souvenir des morts.

Vento da nord

Il vento che arriva da nord,
s’intrufola nella zona pedonale,
fa tremare a terra le ramaglie
potate, la falda del cappotto
striminzita fa svolazzi fra le foglie
marce. Rotolando le cartacce,
sul camminamento di pietra nera,
mi precedono. La palpebra meccanica
sulla porta a specchio inquadra
e l’ovatta dell’atrio ingurgita.
L’ascensore di vetro esegue.
Colleghi al distributore, altri
al telefono, qualcuno alza
gli occhi
dalla call, la mano in un gesto
di saluto. Mi siedo al mio posto, è tardi
per tornare indietro, apro il file
cerco di far entrare tutte le formule
nel foglio di calcolo

Vent du nord

Le vent venu du nord,
se faufile dans la zone piétonne,
fait frissonner à terre les branches
élaguées,  le rabat du manteau
étriqué, flotte avec les feuilles
décomposées. Un tourbillon de papiers,
sur la passerelle de pierre noire,
me précède. La paupière mécanique
sur la porte miroir repère
et le molleton de l’entrée engloutit.
L’ascenseur en verre exécute.
Des collègues au distributeur, d’autres
au téléphone, quelqu’un lève
les yeux
de l’appel, la main dans un geste
de salut. Je m’assieds à ma place, il est tard
pour revenir en arrière, j’ouvre le dossier
J’essaie de faire entrer toutes les équations
dans la feuille de calcul

Chicane

Sul lungo rettifilo il tachimetro
continua a salire insieme alla tachicardia
del pilota. Il motore scarica
a terra tutta la riserva di potenza,
in quel punto preciso del circuito
basterebbe un cane senza guinzaglio
o un sasso sull’asfalto a buttare
fuori strada un asso del motore.
In quel punto interviene il progettista
– entità enzimatica, relè del circuito mentale –
a disegnare esse in serie, curve
strette di raggio, in contro direzione

 Chicane

 Sur la longue ligne droite, le compteur
continue de monter avec la tachycardie
du pilote. Le moteur décharge
à terre toute la puissance en réserve
en ce point précis du circuit
il suffirait d’un chien sans laisse
ou d’un gravier sur l’asphalte pour sortir
de la route un as du moteur.
C’est alors qu’intervient le concepteur
– entité enzymatique, relais du circuit mental –
pour dessiner des esses en série, des courbes
en épingle, dans la direction opposée

 

L.I.F.O. (Last in first out)4

all’età di undici anni, il giorno prima di essere cresima­to, andò ad abitare dall’altra parte della città, in una stradina che termina contro la ferrovia. Fino all’età di trent’anni, quando le banalità della vita lo indussero a cambiare città, almeno tre volte al giorno la segnaletica verticale gli ricordò la sua condizione di abitante in una strada chiusa. I casi della vita vollero che anche la sua nuova abitazione, seppure ad oltre cento chilometri di distanza, si trovasse in una strada chiusa. Da allora per altri trent’anni il medesimo segnale lo aspettò al rien­tro. Alla fine si affezionò tanto ai vicoli ciechi che ne costruì uno su misura, portatile, e lo posizionò proprio dietro la fronte, protetto dalla scatola cranica.

 L.I.F.O. (Dernier entré, premier sorti)

à l'âge de onze ans, la veille de sa confirmation, il alla vivre de l'autre côté de la ville, dans une petite rue aboutissant contre la voie ferrée. Jusqu'à l'âge de trente ans, quand les banalités de la vie l'obligèrent à changer de ville, au moins trois fois par jour les panneaux verticaux lui rappellèrent sa condition d'habitant d'une rue fermée. Le destin a voulu que sa nouvelle maison elle-même, bien qu’à à plus de cent kilomètres de distance, se trouve dans une rue sans issue. Dès lors, pendant trente ans encore, le même signal l’attendit à son retour. Finalement, il s’affectionna tellement aux impasses qu'il s’en fabriqua une sur mesure,  transportable, et il la plaça juste derrière son front, protégé par sa boîte crânienne.

Notes

  1. la citation est la réécriture fantaisiste de deux vers de la deuxième strophe de la poésie de Leopardi “A Silvia”

Io gli studi leggiadri
Talor lasciando e le sudate carte,
Ove il tempo mio primo
E di me si spendea la miglior parte,
D’in su i veroni del paterno ostello
Porgea gli orecchi al suon della tua voce,

Ed alla man veloce
Che percorrea la faticosa tela.

    2. La citation tirée de Chicane.. p. 10  se réfère de façon parodique à la reprise par la presse italienne de la réplique d’Humphrey Bogart, à la fin du film Deadline-USA ( Bas-les-masques – 1952) « That's the press, baby. The press! And there's nothing you can do about it. Nothing!” sous la forme « E il mercato, bellezza » - jeu de miroir de l’intertextualité moqueuse typique du style de Daniele Beghè. (note de la traductrice).

   3. chicane  – Difficulté, incident qu’on suscite dans un procès pour embrouiller l’affaire (chicaner). Querelle, contestation où l’on est de mauvaise foi. Une chicane est un dispositif installé sur une voie de circulation pour produire une série de virages artificiels. Elle est peut-être confondue avec l’écluse, un aménagement de sécurité créant un alternat de circulation.

    4. La méthode LIFO est utilisée en comptabilité analytique pour la gestion des stocks et l’inventaire (domaine professionnel du poète Daniele Beghè)

Présentation de l’auteur




Autour des éditions Alidades : Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce, José Ángel Leyva, LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES

Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce

Les éditions alidades possèdent une collection bilingues qui permettent de découvrir un auteur dans sa langue maternelle accompagnée d'une traduction, ici de l'italien par Franck Berger. De Pisis (Ferrare 1896 – Milan 1956) était poète et peintre. S'il obtint moins de notoriété avec sa poésie qu'avec sa peinture — elle représentait l'avant-garde de son époque — il fait néanmoins partie de ces auteurs importants, méconnus, qu'il est opportun de (re)découvrir, d'autant que sa vocation littéraire naquit avant sa vocation picturale et qu'il ne s'en départira jamais. Édité en Italie par les plus grands, il n'a que très rarement été traduit en France où son œuvre demeure confidentielle, la dernière publication remontant à 1983 dans une traduction d'André Pieyre de Mandiargues.

Dans la préface à la réédition de ses Poesie (Garzanti, 2003), Giovanni Raboni affirme : « une tendance psychologique, je dirais, plus encore que culturelle, à la clarté et à la limpidité ; l'adoption d'une forme tout à la fois retenue, et aux accents vibrants et chantants : voilà les traits, si l'on fait le compte, de De Pisis poète. »

 L'ANGELOT

La messe dominicale :
mari et femme debout,
devant deux prie-Dieu de paille,
un peu perdus ;
elle, une petite brune, pâle,
lui un jeune employé
qui mène sa barque ;
mais sommeillant sur son épaule
la tête très frêle
d'un angelot blond.
Il a le bras tendu et sa main retombe
comme une fleur rare.
On sent presque jusqu'ici
le souffle léger
de la créature sommeillant.
Les chants maladroits
qui pleuvent de la haute tribune
sont là pour bercer son repos.
Le parfum de l'encens est là pour lui,
lui seul regarde
une rose mourante sur un autel.
Soudain, à l'insu de tous,
descend pour veiller sur son sommeil
son ange-gardien
d'or tout entier fait.

Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce / Ma un po' della tua grazia, éditions alidades, 2023, 44 pages, 6 €.

 On pourrait rapprocher de Pisis de Sandro Penna, de dix ans son cadet, dans ces associations récurrentes chez l'un et l'autre de la joie et de la tristesse. De Pisis lui dédie d'ailleurs un poème :

 

FLEUR POURPRE

À Sandro Penna

Dans la chaleur pesante de l'après-midi d'été
unique consolation et miel
fleur pourpre
secret pathétique
au nom bucolique
Amaryllis.

 […]

Ce peu de force qui me reste, vois,
je t'en fais don, noble fleur,
et assis à tes côtés,
j'attends des merveilles inouïes,
incorrigible que je suis.

 

Toujours chez De Pisis (comme chez Penna) le beau et l'agréable sont liés au tragique, jusques et y compris dans l'affirmation sans ambiguïté et sans tapage de leur homosexualité.

 

DÉPART

Dans le petit torpilleur
un marin à demi-nu,
maigre et suave s'éloigne du port,
assis dans une pose de philosophe antique.
Et il emporte un peu de mon cœur.
 

Ce sont de petites touches délicates, comme dans le poème CHASSEURS :

 

Ils portent un fusil en bandoulière.
Dans la lumière de la lune
brillent les canonsI
et aussi les épaules nues
d'un doux adolescent
que le plus âgé porte à califourchon sur le guidon.

 

 Pour donner envie de découvrir ce beau livret, je dirai avec De Pisis, dans sa préface à l'édition de 1942 :

 J'aime à croire […] que le lecteur attentif puisse trouver dans ce recueil, en quelque sorte, « l'histoire d'une âme », laquelle âme est faite, comme on sait, de rien, mais peut avoir un parfum d'éternité.

∗∗∗

Voilà une quarantaine d'années que le éditions alidades nous offrent des livres et notamment la collection bilingues qui rend accessibles aux lecteurs les textes de poètes de langues allemande, anglaise, arabe, espagnole, italienne, japonaise, russe et tchèque. Dernière parution : LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES du Mexicain José Ángel Leyva, traduit par Cathy Fourez et Jean Portante. L'auteur, quant à lui, est très reconnu dans son pays, par ses œuvres (poésie, nouvelles, chroniques littéraires...), également comme éditeur, journaliste et promoteur culturel. Ce recueil donnera une bonne idée de l'écriture de  José Ángel Leyva pour qui, comme le confia un jour Éluard, la poésie doit être ininterrompue.

LA CHIENNE

Est venue la chienne te lécher les chaussures
Elle ronronne et se met à jouer pattes en l'air
Elle attend que tu la grattouilles et la caresses avec la semelle
L'animal manque de mémoire n'a pas de dignité
L'humiliation semble être le fondement de son espèce
⋅ tu t'informes en rage et ne peux éviter la répugnance

Hier avec d'autres enfants tu l'as vue poursuivie et montée par les chiens
Eux ont alors décidé de la punir par dégoût ou pour s'affirmer
L'enseignement du maître ou de qui apprend à soumettre le faible
passait par la force et le jeu malin des juges
Ils l'ont suspendue par les pattes arrière à une poutre
Piñata hurlant de douleur entre les rires et les cris des garçons
Ils la secouaient à coups de bâton et s'amusaient à lui tourmenter
[ l'anus et le vagin
La douleur d'autrui est imperméable aux questions
Ce sont des temps de guerre pensais-tu alors que montait en toi
une pulsion de pitié ou de conscience
Tu as donc décidé de freiner le jeu

Cela fait des années que l'image de la chienne te poursuit
Elle est fidèle à ta douleur et à sa torture
Chaque matin elle est là sur le pas de ta porte
Dans son regard aveugle ce sont les mêmes yeux
qui depuis l'enfance demandent pourquoi

José Ángel Leyva,  LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES, éditions alidades, 2024, 64 pages, 7 €.

Les poèmes s'entachent du réel, comme aimait à le dire très justement l'auteur : ainsi de cette cruelle anecdote relatée ici, imprégnée d'un sentiment souterrain, s'ouvrant vers des abîmes.

Le titre du recueil qui est aussi celui d'un poème — est une allusion à la part d'eau constituant le corps humain (en réalité, c'est moins : plutôt 65 %) et c'est le prétexte pour un flirt métaphysique : Une poignée de terre n'est pas un homme (référence au livre de la Genèse) / Les trois quarts font du rêve la substance et le poème teinté de transcendance se raccroche néanmoins au réel (et à la déréliction) dans sa conclusion : Du temps il y en a et de la soif pour attendre la mort / sous l'arbre sans feuilles qui jette de l'ombre / L'absence de dieu chasse la peur / Le père et le fils stimulent la synapse / qui laisse voir leur commune solitude sous les ponts / les trois quarts liquides de l'homme

Ces  trois quarts évoquent inévitablement une incomplétude, le quart manquant, amenant le poète à douter de sa propre identité.

MIROIR

Étranges les poches des paupières
Les lignes intriguent sur le front
Il m'observe
avec des yeux de verre de stupeur de mort
Que répondre à un inconnu
la tête embrouillée par les nuits
Le miroir se remplit de petits points
s'assombrit
S'en vont l'image et la couleur
Je me dilue dans des ombres capables d'ignorer
les certitudes d'un moi qui n'est pas le mien
Je suis encadré dans l'écran
J'ignore la langue familière
Reflets de cette langue obscène de mon silence
C'est le même nez
Profondes entrées sur le front
Petites oreilles et cheveux noirs
les yeux sombres le teint la forme du visage
Je ne peux cependant pas attester
que derrière les épaules
il y a un dos dans le vide

 

Le poète est également voyageur, il n'en retire pas un bouquet d'images pittoresques ; toujours une question essentielle est posée, comme dans SON PRÉNOM EST BAGDAD : — Les bombes éteignent-elles la couleur du soleil / ou ôtent-elles l'ombre aux gens ? — / Me demande l'enfant de sa voix de sage

Il est attentif à l'Humanité, toute l'Humanité, comme dans ce poème qui dépeint en une merveilleuse parabole l'apprentissage du langage par un jeune enfant.

ÁNDER (QUATRE ANS)

Tout
     est le mot qui fait le tour de ses mains
Tout
     marche dans l'horloge biologique du jeu et de la question
Il pousse dans la maison sa petite boule d'éponge en solitude
absorbé il lui fait monter l'escalier
                                       marche après marche
Il descend et condescend jusqu'à dormir sans elle
Il bouge ses yeux affamés autour du jour
Il ne sait rien des ignorances
Il recommence son travail de scarabée dans le langage
De nuit il en colle les parties avec sa salive
Il se replace derrière la balle
Parmi les résidus de langues et de signaux grandit
son objet verbal
le tour inutile de l'horloge que ses petites mains
retardent remontent avancent désordonnent
Le mot tout commence son tour
                                                 son vide

De cette Humanité, aussi bien il s'attache à une commère : Assoiffée dans du miel de figue et de plaisirs / Dense arôme de sueur et de larmes / Enlaçant l'encadrement de la porte […] suspendue à la nuit / elle se berce dans la canicule

Avec ce recueil, c'est un magnifique ensemble choral qui se donne au lecteur ; mêlant l'apparente anecdote à la réflexion philosophique, sans s’appesantir, il touche sans conteste à l'universel.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Rainer Maria Rilke, Lettres à une jeune femme

On connaît de Rilke les Lettres à un jeune poète mais beaucoup moins ses  Lettres à une jeune femme dont l’intégralité est aujourd’hui publiée, pour la première fois, en français. Le célèbre poète a répondu entre 1919 et 1924 à du courrier que lui adressait une jeune Allemande confrontée à de lourdes difficultés personnelles. Cet échange révèle un Rilke attentif et bienveillant, mais jamais donneur de leçons.

Elle a 26 ans quand elle adresse sa première lettre à Rilke (il a 44 ans). Cette inconnue s’appelle Lisa Heise. La jeune femme avait découvert en 1902 Le livre des images du poète et en avait été marquée. Quand elle engage cette correspondance, elle vit dans la précarité. Ses « petits boulots » – comme on le dirait aujourd’hui – d’horticultrice et de pianiste ne lui permettent pas de vivre décemment. Elle vient aussi de divorcer.

Sa première lettre met d’ailleurs en exergue les difficultés de relation entre l’homme et la femme. « Tout ce discours sur la libération du monde, écrit-elle, n’est-il pas vain tant que la justice reste incomplète dans les relations entre l’homme et la femme ? L’homme ne devrait-il pas aussi  au fondement de sa vie intérieure respecter une image de l’amour qui ne soit pas entachée de tant d’erreur ? Pourquoi est-il si mal préparé à l’amour ? ». Rilke lui répond, dans une lettre du 30 août 1919 et abonde dans son sens, soulignant que « l’homme ne répond à l’amour et à la vérité de son amante que par une ébauche d’amour inaccomplie ». Il dit même de l’homme qu’il est « cet aveugle, ce forcené qui veut faire le tour du monde et ne réussit pas même à parcourir le chemin qui mène autour d’un cœur ».

Comme le rappelle  Gérard Pfister, éditeur et traducteur de ces lettres, Rilke « n’a jamais cessé de s’interroger sur l’amour et sur ces grandes amoureuses – de Sappho à Gaspara Stampa – qui l’ont porté ». Et il ajoute : « Pour le poète des Elegies, il y a une intime parenté entre l’amour le plus profond et la plus haute poésie ». C’est sûrement ce qu’avait perçu la jeune Lisa Heise en prenant le parti de s’adresser à Rilke.

Rainer Maria Rilke, Lettres à une jeune femme et autres écrits sur l’amour, Arfuyen, 165 pages, 17 euros.

Comme le rappelle  Gérard Pfister, éditeur et traducteur de ces lettres, Rilke « n’a jamais cessé de s’interroger sur l’amour et sur ces grandes amoureuses – de Sappho à Gaspara Stampa – qui l’ont porté ». Et il ajoute : « Pour le poète des Elegies,il y a une intime parenté entre l’amour le plus profond et la plus haute poésie ». C’est sûrement ce qu’avait perçu la jeune Lisa Heise en prenant le parti de s’adresser à Rilke.

Une première publication de cette correspondance (limité à 9 lettres) eut lieu en 1930, soit quatre ans après la mort du poète. Mais il fallut attendre 1934 pour connaître l’identité de la jeune femme avec la publication de ses propres lettres. L’occasion pour elle d’évoquer « une relation humaine des plus fécondes et des plus exaltantes ». Il faut dire que la correspondance ne s’est pas cantonnée au strict domaine de l’amour humain ou des relations homme-femme. Elle aborde aussi la question des périls qui montent à nouveau dans le monde alors qu’on sort tout juste de la Grande guerre. Rilke évoque notamment le cas de cette Allemagne qui « ne s’est pas fondamentalement renouvelée et repensée » (lettre du 2 février 2023).

Mais l’essentiel tourne quand même autour de l’attention que porte Rilke aux tribulations de la jeune femme. Il peut s’apitoyer quand le sort lui est contraire ou, au contraire, se réjouir quand elle trouve un vrai travail dans l’horticulture près de Weimar. « Ah, croyez-moi, c’est beaucoup, c’est presque tout ce qui peut être accordé à un être : cette soumission, cette sujétion à un travail tangible … » (lettre du 27 décembre 1921). Et il en vient à regretter lui-même qu’il lui « manque le savoir-faire et l’économie des gestes » et cette capacité de « passer du travail de l’esprit à un tel travail manuel » (lettre du 19 mai 1922).

Il n’y a que 9 lettres de Rilke dans cette correspondance mais elles ne manquent pas d’étonner par leur profondeur d’analyse et l’empathie qu’elles révèlent (surtout quand l’on sait que le poète ne rencontra jamais son interlocutrice). Il lui dédicacera même un poème d’amour. « Etre la fleur qui se sent bousculée/par l’incessant assaut du ruisseau sans malice/qui n’a souci d’elle quand sa hâte distraite/et trop précipitée la retourne//Ah, c’est ainsi que nous sommes livrés/au bruissement impétueux des émotions ;/se soucient-elles de nous ? … Etre au monde/compense cependant ce trop-plein de hasards ».

Du même auteur, sur Recours au poème, Marie de la Tour et Taxis, Souvenirs sur Rainer Maria Rilke

Présentation de l’auteur




Deepankar Khiwani (1971–2020) : Entr’acte

Prologue

Miroir à deux faces brisées

 Acte I

Originaire de Delhi, Deepankar Khiwani l’était parce que ses parents y avaient trouvé refuge lors de la traumatique Partition de l’Inde et du Pakistan. Orpheline, sa mère rencontra son père dans un train. Un nouveau déplacement emmena plus tard la famille dans une lointaine banlieue de Bombay.

Ces faits biographiques sous-tendent l’œuvre de Deepankar, qui rêvait de devenir écrivain mais mena avant tout une brillante carrière au sein d’un géant de l’informatique français, d’abord pour soutenir sa famille puis poussé par une crainte insoutenable de l’insécurité financière, hantise commune à des bataillons de jeunes Indiens qui déferlent sur le marché du travail dans le sous-continent mondialisé.

Entr'acte  fut son premier recueil de poèmes publié en Inde et sa sortie ici chez Banyan en édition bilingue est une initiative louable. C’est un « récit secret de perte », habité par une «nostalgie océanique du présent», nous confie Jeet Thayil*, qui a inclus l’auteur dans son anthologie The Penguin Book of Indian Poets.

Khiwani était un poète sinon honteux, du moins caché. On ne peut parler de lui sans évoquer son éminente carrière chez Capgemini, dont il finit par être nommé PDG. Chez lui, « la facilité déconcertante (…) à manier la rime, la cadence » et la forme strophique paraît être une extension plus que l’envers de son savoir-faire « professionnel ».

Dans sa poésie il privilégie la forme, et en évince le personnel.

 

II

‘I love you’ – thirteen times ! What sort
of bloody poem is that ? Anyone can
express a silly uncerebral thought :
The poet’s more than just a passionate man !

 ‘What do you mean – that’s what you ‘wished to tell’ -
It means quite nothing, and what’s more, won't sell’.

II

« Je t’aime » treize fois ! Quelle sorte,
quelle espèce de poème est-ce là ? Tout le monde peut
exprimer une pensée stupide et irréfléchie :
Le poète est plus qu’un homme passionné !

« Que veux-tu dire – c’est ce que tu voulais dire ? –
Ca ne veut rien dire et, en plus, ça ne se vendra pas. »

Sans doute Khiwani suivait-il là, avec son humour sec et distancié, le maître Dom Moraes, que la maladie mentale de sa mère avait conduit à proscrire « l’étalage » de l’intime dans ses écrits. Un poème doit, avant tout, être « construit », plus ajusté est le masque, plus sa force de conviction sera grande. On pense à Philip Larkin, c’est-à-dire : à un mélange postmoderne de langue familière, de maîtrise absolue de la métrique et de sentiment d’absence à soi.

Sans que le refus de l’émotion exclue, d’ailleurs, des plongées dans une certaine violence bergmanienne.

 

So come on now, and take that scalpel up –
and cut it out ! that anguished look, my friend…
You never can kill her until you do.

Alors vas-y maintenant, prends ce scalpel –
et coupe ! ce regard angoissé, mon ami…
Tu ne pourras jamais la tuer si tu n’agis pas.

                                    ∗∗∗

One day he wakes to find his mirror cracked ;
And through the window there in its dark frame,
He finds the selves that stare as if they lacked
The will to find his face and theirs the same.

Un jour, il se réveille, trouve son miroir brisé ;
Et, à travers la fenêtre, dans son cadre sombre,
Voit les « moi » qui le regardent fixement comme s’il leur manquait
La volonté de voir que son visage et le leur se confondent… 

Les miroirs, réfractaires plus que réfléchissants, et volontiers brisés pour mieux renvoyer l’image d’une personnalité morcelée, les vitres, les fenêtres, les cadres sont des topoï récurrents d’Entr’acte.

Ce que voyait le miroir de Khiwani était, à l’époque de son premier recueil, du moins, quasi dépourvu de couleur locale. En cela, il appartenait résolument à la génération d’écrivains du sous-continent et autres postcoloniaux qui refusaient toute étiquette ethnique. De par son métier de consultant et de par l’itinérance intercontinentale qui en découlait, il ne pouvait que refuser d’être catalogué comme poète « indien ».

[Plus tard, dans des séries ultérieures - telle Bombay Sequence -, face à la mutation de Bombay en Mumbai, face aux renversements de l’indianité nouvelle dans la néo-Inde Modienne, il sera davantage enclin à définir son indianité perdue.]

 

Deepankar Khiwani, Entr'acte, Édition bilingue, 2024, éditions Banyan.

Mais, pour l’heure, dans Ent’racte, sa poésie se loge toute entière dans l’entre-deux : d’où l’« entracte » du titre, non, plutôt… entr’acte avec une apostrophe – Khiwani, qui avait vécu quelques années en France, tint à Entr’acte comme titre de la version originale du recueil, parue en 2006 chez Harbour Line (Mumbai), maison d’édition confidentielle d’un collectif de poètes, dont il faisait partie.

Sa poésie est une poésie de l’apostrophe, de l’élision.  

 

Entr’acte

 I write on a clean paper napkin,
carefully folding it first.
Lifting my eyes I see you
look at me tenderly.

 Poets are good actors.
Good actors, as they say, forget
that they are elses to the parts they play.
So I play out this frowning poet role,
And you
Look at me tenderly.

 And till the rain is gone we stay,
Trapped in this smoke-filled bar :
A drunkard lifts his glass to us,
Or what he thinks we are.

Entr’acte

J’écris sur une serviette en papier propre
que j’ai pliée avec soin.
Levant les yeux, je te vois
me regarder avec tendresse.

Les poètes sont bons acteurs.
Les bons acteurs, dit-on, oublient
qu’ils sont autres que les rôles qu’ils jouent.
Et moi je joue le rôle du poète renfrogné,
et toi tu
me regardes tendrement.

Et nous restons jusqu’à ce que la pluie cesse,
Piégés dans ce bar enfumé :
un ivrogne lève son verre à nous deux,
ou à ce qu’il pense que nous sommes.

Anand Thakore, fondateur de Harbour Line et compagnon de route de Deepankar, indique que, dans les écrits de ce dernier, l’essentiel est pris en sandwich « ‘entre les actes’ : tentative d’opposer l’illusion théâtrale, pour ainsi dire, aux réalités de la vie. » La poésie de Khiwani : ses thèmes (« l’art, le sexe, les relations, le mariage, le vide perpétuel à l’intérieur ») glissent insensiblement vers l’« autodissolution ».

Khiwani croyait sincèrement au précepte du « chaque poème pour lui-même » et, en même temps, imposa à la composition de son recueil Entr’acte le genre de structure qu’on trouve plus fréquemment au théâtre et dans le roman que dans la poésie : Sept scènes/chapitres. Sept vers apparaissant dans le Prologue. Qui réapparaîtront en têtes de chapitre. Puis enfin dans les poèmes eux-mêmes.

Il y a dans ses vers une mathématique qu’on ne peut que rapprocher de la maîtrise qu’il atteignit dans son « autre » profession, l’officielle, la managementale. Une musique de fond rythmée comme la soufflerie d’un climatiseur, iambique, décasyllabique, pentamérique, scandée de syllabes, de consonnances, d’assonances, d’accentuations mesurées, sans oublier le jeu des influences qui nourrissent la langue anglaise : saxonnes, rudes, sèches, et latines, plus rondes, plus abstraites.

Avec, toutefois… avec  le surgissement, tout à coup, mêlé aux souvenirs des Victoriens et des Elisabéthains inculqués par sa mère, des dialogues des films en hindi de l’après-guerre - quand le vocabulaire bollywoodien, héritier de l’ourdou (la langue la plus poétique de l’éventail linguistique du sous-continent, proscrite par la République indienne après la Partition, reléguée au Pakistan…), quand le cinéma bollywoodien, donc, encore en noir et blanc, était le fait de dialoguistes, de réalisateurs et d’acteurs discrètement musulmans qui ravissaient ouvertement le public hindou.

On en revient à la déchirure de la Partition vécue par les parents de Khiwani. La destination - haut-lieu de pèlerinage - du Train de nuit pour Haridwar, ne sera pas atteinte dans le poème : le convoi est arrêté au milieu de nulle part : halte prétexte à la méditation…

I should have been a poet, adrift at sea
Asking the questions that could nowhere lead
except to more uncertain ways to be.

J’aurais dû être poète, à la dérive en mer,
Posant des questions qui ne peuvent mener nulle part
qu’à des manières plus incertaines d’être.

                              ∗∗∗                       

In the air-conditioned quiet compartment, lit
by dim white light, I stretch, then try to see
what is outside the window, but find it
impossible to look outside of me :
there in two panes reflected, clearly seen,
two panes of glass, with a vacuum caught between.

Dans ce compartiment calme, climatisé, éclairé
par une pâle lueur blanche, je m’étire, puis essaie de voir
ce qui se trouve à l’extérieur de la fenêtre - alors qu’il m’est
impossible de regarder à l’extérieur de moi :
là, sur deux vitres réfléchies, je vois clairement
deux vitres, et un vide entre les deux.

 

Acte II

Importance cruciale, au bout du compte, des lieux d’ancrage ou plutôt d’un impossible ancrage, autre version du bocal vide des fenêtres à double vitrage du train de Haridwar. Le succinct Acte II du recueil est dévolu aux Séquences de Shiroshi, à la tentative vaine d’immobiliser une errance, à la quête d’un terrain à acheter, où enfouir une perte, les cendres de sa mère et sa terre natale perdue. Khiwani achève son recueil comme il l’a commencé. Il l’a commencé avec les Séquences du Salon de la mer, référence à un restaurant huppé de la Porte de l’Inde à Bombay où, ayant invité un ami poète à célébrer son premier salaire, le débutant croise le grand Dom Moraes, qui, reconnaissant le poète en lui, l’encouragera dans la voie de l’écriture.

 

Equipoise on an August Evening

Felicitous, this Bombay beachside dusk.
Its ashen blue may well be of an early morning
As credibly as of an evening ; no more than that, contained
In a window pane of that harsh and gentle colour
Yet the only colour in this unlit room.

Concordantly, the bedroom door’s ajar.
This door. Unable to step out from a life
Of opening and shutting. The woman outside
With a half-drunk cup of tea is my succubus
And muse. And neither of them too.

Appropriate, isn’t it ? The melancholy joke ;
This sound of a teaspoon stirring, and then gone
The flitting understanding, the stark
Incomprehension staring back ;
Is equipoise a growing ? or decay ?

How fittingly awkward, the answer : that those are
No different. Its muted echoes explore a room
Half-full with shapes of my ambivalence,
That quite lack any empathy themselves…
(Judicious, the damnation in their eyes.)

Equilibre d’un soir d’août

Pertinent, ce crépuscule sur la plage de Bombay.
Son bleu cendré pourrait bien être celui d’un petit matin.
Autant que d’un soir ; pas plus que cela, contenue
Dans une vitre, cette teinte dure et douce,
La seule encore de cette pièce non éclairée.

En même temps, la porte de la chambre est entrouverte.
Cette porte. Incapable de sortir d’une vie
Faite d’ouvertures et de fermetures. La femme dehors,
Avec sa tasse de thé à moitié bue, est ma succube
Et ma muse. Et ni l’une ni l’autre.

Approprié, n’est-ce pas ? Cette blague mélancolique ;
Ce son d’une cuillère à café qui remue, puis cesse.
La compréhension fugace, la pure
Incompréhension qui y répond ;
L’équilibre est-il un progrès ? ou une décadence ?

Comme la réponse semble étrangement inappropriée… : ils sont
Equivalents. Ses échos sourds explorent une pièce
Mi-pleine des formes de mon ambivalence,
Qui elles-mêmes manquent d’empathie…
(Judicieuse, la damnation dans leurs yeux.)

 

Epilogue en forme d’Epigraphe disponible sur la toile

 Deepankar Khiwani Skills

  • Outsourcing
  • Business Transformation
  • Offshoring
  • IT Strategy
  • Management Consulting
  • Global Delivery
  • IT Outsourcing
  • Business Analysis
  • BPO
  • Business Process Improvement

Compétences de Deepankar Khirwani

  • Externalisation
  • Business Transformation
  • Délocalisation
  • Stratégie informatique
  • Conseil en Management
  • Plan global de production
  • Outsourcing informatique
  • Analyse commerciale
  • Externalisation des processus métier
  • Projet d'amélioration des processus métier

*On doit à Jeet Thayil d’indispensables anthologies de poésie indienne anglophone et, entre autres romans, Mélanine, qui nous plonge dans le cercle des poètes de Bombay qu’a cotoyé Deepankar Khiwani. Mélanine, trad. Bernard Turle, Paris, Buchet-Chastel, 2020.

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