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Lorna Crozier, de Vancouver au monde

Lorna Crozier (https://www.lornacrozier.ca/) est née en 1948 à Swift Current, en Saskatchewan, où elle a passé son enfance. Elle a étudié aux Universités de la Saskatchewan et de l’Alberta. Avant d’entamer sa carrière de poétesse, elle a enseigné l’anglais à l’école secondaire et a été écrivaine résidente dans de nombreuses universités canadiennes. Officière de l’Ordre du Canada, elle est reconnue pour son immense contribution à la littérature canadienne et est la lauréate de cinq doctorats honorifiques, plus récemment des universités McGill et Simon Fraser. Professeur émérite à l’Université de Victoria, elle a lu sa poésie, qui a été traduite en plusieurs langues, sur tous les continents et a animé de nombreux ateliers d’écriture, particulièrement à Wintergreen et à Naramata, et aussi enseigné au Banff Centre for Arts and Creativity. Elle vit sur l’île de Vancouver.

Son premier recueil Inside in the Sky a été publié en 1976. Elle est l’auteure de 16 recueils de poésie dont The Garden Going on Without Us, Angels of Flesh, Angels of Silence, Inventing the Hawk (qui lui a valu le Prix du Gouverneur général en 1992), Everything Arrives at the Light, Apocrypha of Light, What the Living Won’t Let Go, Whetstone, The Blue Hour of the Day: Selected Poems, Small Mechanics, The Book of Marvels: A Compendium of Everyday Things, The Wrong Cat et What the Soul Doesn’t Want. Elle a aussi publié un récit biographique, Small Beneath the Sky, et trois livres pour enfants : Lots of Kisses, So Many Babies et More Than Balloons. En 2015, elle a collaboré avec le photographe de renommée mondiale Ian McAllister dans le cadre du livre The Wild in You: Voices from the Forest and the Sea. Elle a aussi dirigé deux ouvrages : Desire in Seven Voices et Addiction: Notes from the Belly of the Beast. Avec son mari le poète Patrick Lane (1939-2019), elle a dirigé les recueils Breathing Fire: Canada’s New Poets (1994) et Breathing Fire 2 (2004)

Lorna Crozier, pour le projet Planet Earth Poetry Poets Caravan. Si vous souhaitez explorer les archives d'une carte interactive des poètes : www.shorturl.at/hAEJ7

Elle a également compilé et dirigé Best Canadian Poets, 2010. Ses poèmes ont paru dans de nombreuses anthologies et ont été traduits en plusieurs langues. En 2018, elle a reçu le George Woodcock Lifetime Achievement Award. Dans Through the Garden: A Love Story (with Cats), publié en 2022 (Toronto: McClelland & Stewart), elle évoque sa vie avec le poète et écrivain Patrick Lane.

Les vilains enfants

Une institutrice a fait ramper le vilain enfant
sous son bureau et l’a forcé à y rester
jusqu’à la récréation. Cela lui semble étrangement sexuel 
à présent, cette senteur sombre et musquée.
Une autre a obligé le vilain enfant à se tenir debout
dans une corbeille à papier, a enfoncé 
de la gomme à mâcher sur le bout de son nez.
Il est resté planté là jusqu’à ce qu’il s’évanouisse, jusqu’à ce qu’il chavire 
avec fracas. Une institutrice a frappé la vilaine enfant
avec la baguette lorsque celle-ci a mal épelé un mot durant le tournoi d’orthographe. 
Une autre a obligé la vilaine enfant à se lever,
pour montrer à la classe qu’elle s’était mouillée,
une flaque jaune autour de son pupitre.
Une autre institutrice a fait manger ses mots au vilain enfant,
jusqu’à ce que celui-ci s’étouffe avec le papier, la bouche bleue à cause de l’encre.
Un instituteur a touché l’enfant, tellement mal,
là où il n’était pas censé le faire,
Une autre a cassé les orteils de la vilaine enfant,
lorsque celle-ci a refusé d’arrêter de sauter à la corde,
une autre a coupé les doigts du vilain enfant
parce qu’il n’arrêtait pas de tambouriner sur son pupitre.
Une autre a coupé en morceau le vilain enfant.
Nous l’avons regardée enterrer le corps
sous la cage à écureuil
là où chaque hiver sur le métal froid
les vilains enfants laissent leur langue. 

The Bad Child1

One teacher made the bad child
crawl under her desk and stay there
till recess. It seems strangely sexual
to him now, the dark, the musky smell of her.
Another made the bad child stand
in a waste-paper basket, pushed
wet gum on the end of his nose.
He stood there till he fainted, keeled over
with a crash. One teacher hit the bad child
with the pointing stick when she spelled a word wrong in the spelling bee.
Another made the bad child rise,
show the class she had wet herself,
a yellow pool around her desk.
One teacher made the bad child eat his words
till he gagged on paper, mouth blue from ink.
One touched the child, so very bad,
where he wasn't supposed to,
another broke the bad child's toes
when she wouldn't stop skipping,
one cut off the bad child's fingers
because he drummed and drummed his desk.
One chopped the bad child into bits.
We watched her bury the body
beneath the monkey bars
where every winter on the cold metal
bad children leave their tongues.

 

Concombres

Les concombres se dissimulent
                        dans un camouflage feuillu,
surgissant
quand on s’y attend le moins
tels des exhibitionnistes au parc.

En vérité,
ils font tous une fixation
anale. Attention
lorsque vous vous penchez pour les ramasser.

Cucumbers2

Cucumbers hide
                          in a leafy camouflage,
popping out
when you least expect
like flashers in the park.

The truth is,
they all have an anal
fixation. Watch it
when you bend to pick them.

 

LES VARIATIONS GOLDBERG

Jamais je ne me suis sentie aussi déconnectée
de tout. La lumière et son absence.
La pluie. Le chat sur le rebord de la fenêtre qui attrape des mouches.
Glenn Gould interprétant les Variations Goldberg,
pour la dernière fois.
      Les variations infinies de toi,
faisant du café, commandant des semences pour le jardin,
m’appelant pour que je vienne faire l’amour à l’étage. Près de notre lit,
dans Equinox la photo d’un astronaute,
silhouette solitaire
   flottant dans le bleu froid
de l’espace, relié à rien, ne touchant
rien. Les doigts de Gould sur les touches d’ivoire.
Ce n’est pas du Bach qu’il joue
depuis sa tombe, le cœur arrêté.
Si libre de la gravité, l’esprit s'élève
telle une graine ornée de plumes, seule
simplement retenue par une fine coquille d’os.
Pas Bach, mais la musique avant qu’elle ne soit devenue
un tantinet humaine.
         Est-ce l’extase,
cet étrange éloignement ? La pluie tombant
de si loin. Les Variations
Goldberg de Gould. Tes mains. Le bleu
froid froid. Ma peau.

The Goldberg Variations3

Never have I felt so unconnected
to everything. Light and its absence.
Rain. The cat on the windowsill catching flies.
Glenn Gould playing the Goldberg Variations
his last time.
The endless variations of you,
making coffee, ordering seeds for the garden,
calling me upstairs to love. By our bed,
in Equinox a photo of the astronaut,
solitary figure
floating in the cold blue
of space, connected to nothing, touching
nothing. Gould's fingers on ivory keys.
It isn't Bach he's playing
from the grave, the stopped heart.
So free of gravity the mind lifts
like a feathered seed, only
a thin shell of bone holding it in.
Not Bach, but music before it became
the least bit human.
         Is this ecstasy,
this strange remoteness? Rain falling
from such a distance. Gould's Goldberg
Variations. Your hands. The cold
cold blue. My skin.

La vie au jour le jour

Je n’ai pas d’enfants, mais lui en a cinq, dont trois sont grands et deux sont restés avec leur mère. Cela n’avait nulle importance lorsque j’avais trente ans et que nous nous sommes rencontrés. Il n’y aura pas d’enfants, a-t-il lancé, la première nuit où nous avons couché ensemble et je m’en fichais, je pensais que nous ne durerions pas de toute façon, ces terribles disputes, lui et moi nous battant pour être le premier à faire les valises, le premier à mettre les voiles. Une fois, je suis arrivée à la voiture avant lui, je me suis enfermé à l’intérieur. Il a sauté sur le capot, puis a donné un coup de pied dans les phares. Nos amis disaient que nous nous entretuerions avant la fin de l'année. Aujourd’hui, nous sommes dix ans plus tard. Aucun de nous ne veut partir. Nous sommes de la même famille, nous sommes un foyer l’un pour l’autre, la voix dans l’embrasure de la porte, criant « Entre, entre, la nuit tombe ». Pourtant, on me demande souvent si j’ai des enfants. Parfois, je réponds oui, parfois nous avons tellement de choses que nous formons une autre personne, je peux la sentir dans la nuit se glisser entre nous, raconter à mes rêves comment elle a passé sa journée. Bonne nuit, dit-elle, bonne nuit, petite mère, et elle part avant que je ne me réveille. Sur les pelouses, elle danse dans sa robe blanche, ses cheveux de rêve volent.

Living Day by Day4

I have no children and he has five, three of them grown up, two with their mother. It didn't matter when I was thirty and we met. There'll be no children, he said, the first night we slept together and I didn't care, thought we wouldn't last anyway, those terrible fights, he and I struggling to be the first to pack, the first one out the door. Once I made it to the car before him, locked him out. He jumped on the hood, then kicked the headlights in. Our friends said we'd kill each other before the year was through. Now it's ten years later. Neither of us wants to leave. We are at home with one another, we are each other's home, the voice in the doorway, calling Come in, come in, it's growing dark. Still, I'm often asked if I have children. Sometimes I answer yes, sometimes we have so much we make another person, I can feel her in the night slip between us, tell my dreams how she spent her day. Good night, she says, good night, little mother, and leaves before I waken. Across the lawns she dances in her white, white dress, her dream hair flying.

Nommer la lumière

Nommer la lumière comme l’Inuit la neige. La lumière autour des mains de mon père mourant dans son lit, ses doigts usés et recroquevillés. Les animaux à naître, endormis. La lumière de l’utérus et la lueur des rêves, elles vous ralentissent comme l’eau. Le corps de mon père s’est envolé en fumée, des cendres sous mes ongles. Dix lunes ont surgi de mes doigts au-dessus du lac où nous l’avons dispersé, la rive lumineuse d’alcali et de pierres éclaboussées de lichen. Sa brève brillance dans l’air, je la porte à moi maintenant, dans ce lieu où les nuits hivernales sont les plus sombres parce qu’il n’y a pas de neige.

Naming the Light5

Naming the light as the Innuit the snow. The light around my father's hands as he lay dying, his worn fingers curled. Unborn animals, sleeping. Womb-light and the glow of dreams, they slow you down like water. My father's body flew up in smoke, ashes under my nails. Ten moons rose from my fingers above the lake where we scattered him, the shore luminous with alkali and lichen-splattered stones. His brief shining in the air I hold to me now in this place where winter nights are darkest because there is no snow.

Notes

[1] Le poème « The Bad Child » est tiré de  Everything Arrives at the Light. Toronto: McClelland & Stewart, 1995.

[2] Le poème « cucumbers » est tiré de Sex Lives of Vegetables: A Seed Catalogue, 1990, Transformer Press.

[3] Le poème « The Goldberg Variations » est tiré de Before the First Word: The Poetry of Lorna Crozier, selected with an introduction by Catherine Hunter, Wilfrid Laurier University Press, 2005.

[4] Le poème « Living Day by Day » est tiré de The Long Poem / Remembering bp Nichol. Spec. issue of Canadian Literature 122-123 (Autumn/Winter 1989), pp. 92-92.

[5] Le poème « Naming the Light » est tiré de Marx & Later Dialectics. Spec. issue of Canadian Literature 147 (Winter 1995), p. 10.

Présentation de l’auteur




Tout près de Lee Kuei-shien

Poète, traducteur et critique, pionnier de la poésie contemporaine à Taïwan, Lee Kuei-shien (李魁賢) est un poète prolifique (plus de mille poèmes publiés en recueils, la plupart bilingues).

Polyglotte, il est également un précieux passeur de mots car il a traduit un nombre important de poésies (plus de cinq cents) de poétesses et poètes occidentaux publiées en recueils à Taïwan et il traduit aussi des recueils de poètes taïwanais vers l’anglais. Fondateur du Formosa International Festival of Poetry qui a lieu à Tamsui (Taipei) chaque année en septembre et qu’il a organisé jusqu’à présent.

Balcony Poetry Festival, 2020.

Il nous confie : "J'ai commencé à apprendre le taïwanais à partir du japonais à l'âge de 9 ans. Environ six mois plus tard, l'école a été entièrement transformée : Taïwan est passé à l’enseignement du chinois. J'ai commencé à écrire de la poésie à l'âge de 16 ans et je ne maîtrisais pas très bien le chinois. Ce n'était pas assez pour écrire de la poésie.  À l'âge de 18 ans, j’entre au Taipei University of Technology (ingénieur). L'ingénierie est loin de la littérature. Je suis complètement autodidacte, jusqu'à présent. Dans ma vie je parle en taïwanais, j'écris en chinois. Cette incohérence, voilà un point à souligner.

 

Cinq poèmes

traduction Elizabeth Guyon Spennato

不會唱歌的鳥 

起先只是好奇
看鋼鐵矗立了基礎
接著大廈完成了

白天    窗口張著森冷的狼牙
夜裡    窗口舞著邪魔的銳爪
對著我們的巢

因為焦慮    聲帶漸漸僵硬了
有如空心的老樹
於是人類在盛傳:
鳴禽是一種不會唱歌的鳥

 

L’oiseau qui ne sait pas chanter

Au début, ce n’était que la curiosité
De regarder les fondations en acier s’ériger
Et puis la construction du bâtiment s’achever

 Le jour, à la fenêtre, poussent d’effrayantes dents de loup
La nuit, à la fenêtre, dansent des griffes démoniaques
Devant notre nid

À cause de l’anxiété     les cordes vocales se sont peu à peu faites roides
Tout comme un vieil arbre creux
Là-dessus, les humains répandent des rumeurs :
L’oiseau-chanteur* est un oiseau qui ne sait pas chanter

(1969)

*oscine

〈島嶼台灣

你從白緞的波浪中
以海島呈現

黑髮的密林
飄盪著縈懷的思念
潔白細柔的沙灘
留有無數貝殼的吻

從空中鳥瞰
被你呈現肌理的美吸引
急切降落到你身上

你是太平洋上的
美人魚
我永恆故鄉的座標

 

L'île de Taïwan

Tu émerges comme une île
des vagues de satin blanc

L'épaisse forêt de cheveux noirs
Part à la dérive avec des pensées lancinantes
Les plages de sable blanc et fin
sont pleines de baisers de coquillages

En te voyant d'en haut à vol d'oiseau
Je suis tellement attiré par ta beauté
Qu’en hâte j'atterrirai sur toi

Tu es la Sirène du Pacifique
Le point de repère
de mon pays éternel

(1992)

海的情歌

海一直在探問
陸地的心事
由巉岩出面回應


波浪有時急進
有時勇退
總是擁抱曲折的腰段


對沉默的陸地
唱著激動的情歌
唾沫四濺


陸地正在蓄積情思
準備來一次火山爆發
最火熱的表示

 

Chant d’amour de la mer

La mer s’enquiert sans cesse
De ce que la terre ressent
Ce sont les rochers qui répondent

Parfois les vagues s’engouffrent à toute allure
Parfois elles se retirent très vite
En étreignant toujours les courbes de la côte

Pour la terre silencieuse
Elle entonne un chant d’amour ému
En écumant

La terre accumule ses émotions
Elle s’apprête à donner une éruption volcanique
Son expression la plus ardente

(2008)

〈進化論〉(台語)      

由自然來
姿態保持自然韻律
介入現實世界
觀察世界的現實
眾生苦難
予我的思考
顯示多元面向的色彩
操煩予我面貌變化
我的關懷
無離開自然本質
也復容納
現代科技文明的
進化


Évolution 

Nés de la nature
Mes gestes ont gardé un rythme naturel
Je suis entré dans le monde réel
Pour observer la réalité du monde
La dure souffrance des êtres
Fait prendre à ma pensée
Des teintes colorées aux multiples facettes
L’anxiété me donne un air différent
Mes préoccupations
Ne s'écartent pas de l'essence de la nature
Tout s’accommodant
De l'évolution de la civilisation
De la technologie moderne

(2016)

《台灣獨立》

實實在在
想過
期待過
評選過
一面旗幟
可攜帶身上
在國際飄揚時
顯示我的獨立人格
標誌台灣獨立的歷史事實
一直在等待中成為虛幻
在國土上找不到認同
國際上受到鼓勵時
虛心到變成心虛
我還是堅持
即使死後
一面旗
代表
台灣
實實在在

 

L’indépendance de Taïwan

J’ai vraiment
Pensé
Attendu
Plébiscité
Un drapeau
À porter sur moi
Flottant sur la planète
Montrant ma personnalité indépendante
Affichant la réalité historique de l’indépendance de Taïwan
Tant de temps à attendre et c’est devenu illusoire
Ne trouvant pas reconnaissance de ce territoire
Quand au niveau mondial je reçois du soutien 
Mon modeste cœur est intimidé
Malgré tout je tiens bon
Même après ma mort
Il y aura un drapeau
Qui représente
Taïwan
Vraiment

(2019)

 

Présentation de l’auteur




Le poète portant la Méditerranée dans sa poche à Paris

La ville nourrit-elle un poète, ou un poète nourrit-il une ville ? C'est toujours difficile de trouver la réponse à cette question, surtout à Paris. Est-ce un hommage ou une arrogance que de dédier un poème à cette ville, elle-même poète, qui attise l'âme des poètes ?

C'est peut-être la question à laquelle le poète turc Attila Ilhan, qui vécut à Paris pendant 6 ans par intermittence et qui déclarait dans ses vers que "le temps est un cimetière invisible", cherchait une réponse. Pourtant, la principale motivation d'Ilhan, poète originaire d'Izmir, à la personnalité toute méditerranéenne, sorti de l'université à 24 ans et venu pour la première fois à Paris en 1949, ne fut pas de trouver une réponse à une question, mais de soulever une question fréquemment posée :
Pourquoi Nazim Hikmet est-il en prison ?

Attila Ilhan, An Gelir, Le moment venu.

Attila Ilhan vint à Paris pour soutenir le mouvement de sauvetage organisé pour Nazim Hikmet, qui avait été emprisonné pendant 12 ans en raison de son idéologie.  Ironie du sort/coup du destin/sort, étant plus jeune il avait été expulsé du lycée pour avoir donné un poème de Nazim Hikmet à sa petite amie alors qu'il n'avait que 16 ans. Il lutta par la suite contre toutes sortes de problèmes, y compris avoir été injustement détenu dans des asiles pendant un certain temps.  L'aventure parisienne du poète, pour qui la sensibilité sociale eut toujours eu une place importante dans ses poèmes, reprit au début des années 1950 pour la seconde fois après son retour de Turquie. Il ne serait pas exagéré de dire que sa deuxième période passée à Paris fut un tournant important pour la vie artistique du poète Attila İlhan, qui se concentra pour la première fois sur la vie complexe de la métropole, contrairement à la structure classique de la poésie turque qui célèbre la vie rurale. Bien qu'il n’eût pas les moyens de vivre confortablement dans une ville comme Paris, la ville lumière eut un grand rôle dans l'enrichissement intérieur du poète.

Ilhan, qui dit "Budapest, Rome, mais surtout Paris avec persistance" dans l'un de ses poèmes, développa des relations étroites avec les parisiens et les citoyens du monde qui peinent à se tracer une nouvelle voie dans cette ville culturelle, tout en apprenant le français à l'Alliance française. Il est aisé de dire que la ville de Paris occupe une place importante dans la structure poétique que le poète établit à cette époque, tant par les espaces urbains que par l'effet poétique qu'elle crée sur les gens.

moi, l'homme
qui a fait voler ses espoirs comme des pigeons,
a perdu son espoir mille fois,
là où les navires ont été perdus,
et les a retrouvés mille fois.
Le vent sur les boulevards
le vent souffle les dernières feuilles comme des enfants
dans le jardin du luxembourg

Le poète, qui traduisit divers exemples de la poésie française de l'époque en turc grâce à son français qui s’était alors amélioré, commença également à écrire la série de poèmes appelée "capitaine", encore considérée aujourd’hui comme un classique de la poésie turque, combinaison de journaux et poésies, écrits à des dates différentes. Le poète, qui nourrit son art à travers un large éventail d’œuvres artistiques et écrira les scénarios de 15 films par la suite, suivait également de près le cinéma français durant sa vie à Paris.  Dans les lettres qu'il écrivit à son frère depuis Paris, il mentionne également le film de 1951 d'Yves Allegret "les miracles n'ont lieu qu'une fois". Non content du cinéma, Ilhan s’intéressa également de près à la Comédie française.  Il n'est pas nécessaire de déployer beaucoup d'efforts pour voir l'âme parisienne dans les poèmes d'Attila Ilhan qu'il écrivit à cette époque. Sa déclaration selon laquelle "Paris n'est belle et passionnante que pour les personnes qui peuvent vivre Paris comme si elle faisait partie d'eux-mêmes" est une allégation remarquable pour comprendre comment la ville a pénétré sa poésie. Tout comme Paris, la poésie d'Ilhan mit en scène tantôt l'amour, tantôt la réaction sociale, la danse contradictoire mais réaliste et harmonieuse de la lumière et des ténèbres, des espoirs et des déceptions. Bien qu'il ait toujours eu des amitiés proches, le poète, qui se définissait comme solitaire, de telle manière qu’on pourrait y voir la solitude comme la maladie du poète, disait "j'aimerais aussi me débarrasser de la solitude et être seul" dans son poème. L’artiste vécut l'apogée de ce sentiment à Paris, qu’il transféra ensuite dans sa poésie. Dans ce contexte, ce n'est pas un hasard si ses poèmes reflètent/sont le miroir des boulevards de cette ville lumière, qui embrasse tant d'obscurité en portant tant de lumière :

j'ai arraché une étoile aux cieux de Paris
l'ai attachée dans tes cheveux
comme un œillet rouge

moi les mains ouvertes à la pluie
moi seul tel un Dieu en enfer

chez les bouquinistes des bords de seine
j'ai trouvé les poèmes de Villon
la rivière était enflée comme un cœur
une semaine durant chaque nuit
j'ai lu quelque chose de Villon

moi qui vis ce que je vis comme une grande religion
tu n'es plus une religion
tu le sais

Traduction Engin Bezci

En tant que poète, je crois que ces artistes ne sont pas des gens qui écrivent ce qu'ils vivent, mais des gens qui vivent ce qu'ils écrivent.  Attila Ilhan semble avoir réalisé cette prophétie dans sa vie à Paris, où il portait les livres de Villon et d'Aragon comme s'il s'agissait de livres saints. Cela se vérifie dans le concept de lutte, qui occupe une place importante dans sa vie et qui l'amena à rencontrer constamment de nouvelles luttes sociales dans sa vie individuelle, et cela, souvent dans des moments et des domaines inattendus.

Attila Ilhan décrit Paris, la ville de la lutte et de la révolution, en disant dans ses vers "tous les jets d'eau de la Concorde se dresseront soudain / comme un bout de fer tordu tu sentiras l'arc-en-ciel sur ta nuque". C'est dans la ville lumière qu'il rencontra et tomba amoureux de la fille arménienne, Maria Missakian. Lors de leurs fréquentes rencontres notamment à Saint-Michel, ils essayèrent d'établir une famille ensemble. Ils parlaient de l’avenir qu’ils envisageaient ensemble, et le poète le porta avec toute son intensité dans ses poèmes, qu'il rédigea à Paris. Cependant, en raison des relations turco-arméniennes de l’époque ses plans échouèrent et le jeune couple dut mettre fin cette relation parfaite.

c'est encore le soir Attila Ilhan,
d'ailleurs tu es seul et étranger à l'automne
peut-être à Paris, Maria Missakian,
avec sa douleur d'une croix à la main,
tous les soirs, elle rêve de venir te voir secrètement par une nuit misérable,
en étranglant Paris
comme si elle étouffait son propre enfant

 

L'esprit maternel et fertile de Paris, qui donne vie à ses enfants poètes, montra son effet sur la vie d’Attila Ilhan quand il revint en Turquie. Dans les cafés d'art d'Istanbul, qui ressemblaient alors aux cafés parisiens de l'époque, Attila Ilhan racontait la poésie française et le socialisme à la jeune génération turque intellectuelle qui le qui le suivait. C’était une période où les débats intellectuels étaient fréquents en Turquie ainsi que dans le reste du monde. A l’époque, le poète Attila Ilhan, qui portait toujours la Méditerranée dans sa poche, lança le mouvement de poésie qu’il baptisa "bleu", sans trop de surprise. Cette compréhension, qui tint essentiellement à dissoudre l'image dans le sens, s'inspira de la poésie française de l'époque, mais différa de celle-ci, en construisant une structure poétique originale au sein de sa propre culture. Bien qu'elle soit adoptée par certains milieux littéraires, elle fut exposée à de vives critiques de la part d'autres cercles. De retour à Paris en 1960, Ilhan fut contraint de retourner en Turquie après la mort de son père alors qu'il continuait à écrire ses poèmes, pour ne plus jamais revenir à Paris.

Il est toujours possible de converser avec son esprit littéraire dans des cafés comme Au Vieux Châtelet, Le Départ Saint-Michel et Le Lutèce, encore aujourd'hui, lieux où Attila Ilhan écrivit des dizaines de poèmes.  "Je saupoudre mes journées comme du blé", déclara-t-il dans une lettre qu’il écrivit à sa famille tout en buvant son café au Lutèce, comme pour souligner l'abondance que Paris apportait à son cadre littéraire.  Le poète, qui était conscient de la menace de l'égoïsme qui souhaite se nourrir d'une ville sans la nourrir en retour, était parvenu à s'en affranchir. Il erre encore avec son âme immortelle dans les rues de Paris, où il compose ses vers, au bout d'une plume invisible.

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (10) : -M- , double masqué de Matthieu Chédid depuis Le Baptême jusqu’à Rêvalité…

« C’est voyant comme je t’aime / C’est troublant de jouer ce thème / La cérémonie du Baptême / Qu’il est bon de faire ce qu’on aime » : sous les mots cérémonieux du Baptême, le jeune Matthieu Chédid, lors de son premier album solo, en 1997, derrière les traits de son personnage qu’il n’aura de cesse ensuite de réinventer, celui de -M-, entre en scène… Grâce à la fantaisie de sa créativité, l’artiste a ainsi fait de lui-même ce double multicolore à la coupe de cheveux invraisemblable, à la manière du grand David Bowie devenant l’emblématique Ziggy Stardust !

À la signature de cette lettre d’amour, la majuscule M entourée de ses deux tirets, Matthieu Chédid peut lâcher désormais ses solos incandescents à la guitare ainsi que toute sa part d’extravagances au fil de son humour malicieux ! Son art sera alors toujours au service d’un combat humaniste de défense et d’illustration de l’être humain dans ce qu’il peut avoir de meilleur comme l’indique déjà le refrain de cette chanson initiatique Le Baptême : « Car j’opte pour l’homme / J’suis apte pour le M / J’ai changé mon matricule / Immaculé, je mets un M / J’opte pour l’âme / J’suis apte pour le M / Qu’il est bon de faire ce qu’on aime / À même la peau, à même les veines » …

Le baptême · M ℗ 1997 Parlophone / Warner Music France, A Warner Music Group Company.

Ayant déjà accompli une carrière de musicien multi-instrumentiste quand il était encore à l’arrière de Sinclair, NTM, Faudel ou Vanessa Paradis, en fan indéfectible de Jimi Hendrix qui a influencé son jeu libérateur de guitare, -M- s’offre pour son second album, en 1999, la participation magnifique de sa grand-mère Andrée Chédid aux paroles de la chanson-titre de Je dis Aime qui expriment au plus juste le symbole du combat tout en poésie que mène le digne petit-fils : « Je dis Aime / Et je le sème / Sur ma planète / Je dis M / Comme un emblème / La haine je la jette / Je dis Aime, Aime, Aime ». La compagnie fidèle de deux musiciens improvisateurs ayant composé par ailleurs le groupe trip-hop Bumcello, Cyril Atef aux percussions et à la batterie et Vincent Ségal au violoncelle, sous-tend l’écriture pleine de libertés, d’audaces, de délires et de joies de vivre, dans un écrin musical à la hauteur de l’ambition scénique du créateur, de la légèreté nimbée d’érotisme d’Onde sensuelle à l’éclosion de l’univers de son Monde virtuel, en passant par un sens décomplexé de la parodie et de l’autodérision dans Le complexe du Corn Flakes déjà initié depuis la danse débridée du Machistador

Toujours sous la plume élégante d’Andrée Chédid, la chanson révélatrice de son troisième album, en 2002, Qui de nous deux ?, dévoile la tension entre la vérité de l’être et le masque qui n’a pourtant rien de trompeur, mais toujours exacerbe l’imaginaire de l’artiste, à l’aveu confidentiel Je me démasque : « J’ai son côté fantasmatique / Un peu BD et romantique / Réalité un brin magique / Souvent lunaire sous mes tuniques / Je suis ici mais avec lui / J’l’ai dans la peau / Je monte aux tréteaux / Tout seul, moi-même / Avec le cœur barbouillé d’M / Je me démasque / M mon fantasque / Colle à mes basques / Réclame d’autres frasques ». De ce conflit intime naissant entre le personnage public et l’homme privé, la poète a formulé de façon définitive l’intuition de la résolution de l’énigme essentielle qui fait le Mystère déjà annoncé du Mister : « Je vais, je viens en compagnie / Avec ce double en utopie / Plus de jeu, plus de masque / Avec mon M toujours en place / Plus de jeu, plus de masque / Lui en dedans, moi en avant » …

Matthieu Chédid, Qui de nous deux.

Pour prolonger avec fidélité les lettres de noblesse de sa relation avec Andrée Chédid, qui d’autre que Brigitte Fontaine, également poète et chanteuse, pouvait mieux prêter son écriture à huit textes du quatrième album de Matthieu Chédid dont l’intrigant Mister Mystère ? « Mister Mystère / Aime l’hiver / Aux ciels de pierre / Mister Mystère / Kiffe la chair / Glaciale et claire / Mister Mystère / Aime l’éclair / Qui fend la terre / Mister Mystère / A des posters / De sa grand-mère / Mister Mystère / Tu gardes ton mystère, mister / Mister Mystère » ! Porté par les mots truculents comme le brin de folie de son aînée, Le Roi des Ombres, pour reprendre le costume taillé dans une autre chanson, l’auteur-compositeur-interprète sait quitter les oripeaux fastueux de son théâtre pour privilégier son double lien tant à la surréaliste Brigitte Fontaine qu’à la passionnée Andrée Chédid, à travers L’Élixir de leur poésie en partage luttant contre la maladie et l’oubli, avant l’effacement des traces : « Absorbé d’humeurs fantomatiques / À mi-chemin d’une ballade en l’air / Une nuit comme les autres / Sous une pleine lune, une lumière / Une âme sensible, solaire et solitaire / Réapparaît comme l’éclair / Soudain j’me dissous / Soudain j’imagine une vie sans spleen / Est-ce vraiment un crime ? / Un bonheur irréel, un mélange idéal / Infiniment subtil m’envahit et m’enflamme / Est-ce que tu sens / C’que j’ressens / Quand je respire / Est-ce que tu sens / L’élixir / Est-ce que tu sens » …

Matthieu Chédid, Mister mystère, Music video by M performing Mister Mystère. (C) 2010 Barclay.

Ce sont plusieurs nouveaux visages d’Îl(s) comme plusieurs éclats de miroirs tendus à ses pairs que déploient alors les mélodies de ce cinquième album en invitation à lâcher l’énergie si vitale, si nécessaire, dans son urgence débridée d’une nouvelle chorégraphie rock, ce Modjo que chacun a en soi, par-delà bien et mal, beau et laid, norme ou folie, à libérer l’animal en nous : « Pourquoi toutes ces caresses inégales / Quand elles ressentent mes ondes animales ? / Momomomo mojo momo mojo / Laisse-toi aller dans les bras du mojo / Visions d’auras, d’orages mal malgré moi / J’ai pourtant été sage jusque jusque-là / Momomomo mojo momo mojo / Laisse-toi aller c’est qu’ça c’est le mojo » ; « mojo » dont l’autre titre phare de cet album éclectique mais qui ne cède rien en fantaisie reste l’hymne à la singularité, à l’altérité, à la fraternité et essentiellement à la vie qui nous relie chacun à tous, Océan dont l’écriture repose sur le jeu de mots par homophonie entre « Océan » et « Oh c’est en… » : « Quand je la regarde / Ça se voit tout de suite / C’est un océan pacifique / Mais dis où est la haine / Au cœur de ton silence ? / C’est en toi, c’est en moi / Oh c’est en nous » …

Après l’aventure collective de Malomali, album aux multiples influences africaines, en 2017, à travers lequel -M- est parti à Bamako pour enregistrer avec des artistes maliens comme les joueurs de kora Toumani et Sidiki Diabaté et la chanteuse Fatoumata Diamawara, Matthieu Chédid revient à la pop française enrichie de ses métissages, en signant sa Lettre infinie, en 2019, son sixième album : « Une lettre dans la lettre en quelque sorte / (Lettre infinie infinie) / Une page blanche avec au beau milieu en simple M / Une simple lettre celle de l’amour avec des ailes / (Lettre infinie) / Sans un mot tout est dit infiniment et pour la vie / (Lettre infinie) / (Lettre infinie) / Est-ce l’être infini qui me l’écrit / La lettre infinie que je relis ? / (Lettre infinie infinie) / Infiniment et pour la vie / À l’être infini que je suis / Je t’aime à l’infinie »…

Matthieu Chédid, extrait de l'album Lettre Infinie à retrouver dans un grand petit Coffret collector disponible le 20 novembre 2020. Clip réalisé par Timothée Hilst & Le Singinoscope.

Magie retrouvée avec la participation au chant de sa fille Billie qui fait de Matthieu Chédid / -M- L’Alchimiste de cette quête poétique, artistique, tout simplement humaine, initiée depuis Le Baptême, comme l’indique ce titre-clé entre science et sorcellerie : « Je veux être une étoile / Pas un feu d’artifice / Je ne veux pas de voile / Pas de sac à malice / Non j’suis pas l’être suprême / Je ne suis que moi-même / Et c’est pour ça qu’on m’aime / Oui je suis blond et je suis l’or / C’est cela qu’on voit qu’on adore / Oui je suis blond et je suis l’or / Un alchimiste je m’en foutiste »…

De cette insolente franchise conciliant et le masque et le visage, dans son septième album Rêvalité, en 2022, l’homme et l’artiste réunis obtiennent désormais la collaboration de Gail Ann Dorsey, l’ex-bassiste de David Bowie qui fut dès ses premiers pas en tant que -M- sa référence suprême, œuvre commune dans laquelle elle et lui se rêvent en super héros d’une réalité rêvée ou d’un rêve devenu réalité, dont le premier titre donne au réel miraculeux engendré l’étoffe des songes des débuts, à tisser le vêtement imaginaire qu’il se réinvente d’album en album, pour convier ceux qui veulent partager son aventure prolifique et protéiforme, à leur tour, à oser, à rêver, à imaginer encore, forgeant par-delà les contradictions entre « Rêve » et « Réalité » la création du néologisme-oxymore-apogée-de-notre-part-d’humanité : « Rêvalité » : « À la fois si près, si loin des choses / Aveuglés sur les écrans-névroses / D’évidence, on s’invente / Des vies qui s’opposent / Au cœur du cœur de la nuit, le jour / Au cœur du cœur de ma vie, l’amour / Atome ultime dans un ultimatum / Voilà l’homme / Rêve / Réalité / Être l’un et l’autre sans rivalité / Rêve / Réalité / je vis dans ce rêve en réalité / Rêvalité » !

Matthieu Chédid, Rêvalité.




Chronique du veilleur (51) : Olivier Noria

Né à Bruxelles en 1980, Olivier Noria publie son premier livre de poésie : Rendre grâce. D'emblée, on perçoit plus qu'une voix de talent et une écriture très maîtrisée : une présence d'âme qui ne s'encombre d'aucun artifice rhétorique, d'aucune mode. « Le mystère s'enfante  / Et toi l'enfant-passeur tu t'enchantes, chemin faisant. » Il s'agit bien là en effet d'une âme restée ouverte à tous les émerveillements, d'une âme de veilleur qui retient, sur ce qui va peut-être devenir œuvre poétique, l'informulable, qui prend « le pouls de l'Ouvert », « le pas de la clarté. »

« Ecriture franche », selon l'expression de l'auteur. Ecriture recueillie sur « le cœur du cœur blotti en son secret. » Le poète, qui est par ailleurs musicien, saisit les accords rayonnants, offre sa meilleure écoute à ce que le tumulte de notre monde ne cesse d'étouffer.

 

Tout au bercement du feuillage est souffle ordonnant

Tout se courbe pour mieux écouter

Olivier Noria, Rendre grâce, Le Taillis Pré, 14 euros.

Alors, peuvent s'élever, « musique d'entre toutes  / les musiques », les « battements intimes  / de l'irrévélé » .

Ce sont des fragments, presque silencieux, d'un secret,que le lecteur reçoit à chaque pas, à chaque page. Et le sentiment profondément émouvant d'un partage, à la fois poétique et spirituel, se fait jour, en une rencontre inestimable et inoubliable (« L'inoubliable seul est la rencontre »). Le lien est ainsi tissé et noué dans l'invisible, par un « long fil d'or », celui-là même qui nous relie à la divinité.

                

Nous ne pouvons véritablement aimer qu'en lien

Nous ne pouvons nous reconnaître
que dans la certitude d'être veillés, bordés
par la profondeur insondable d'un ciel constellé

Nous ne sommes pas seuls
Nous sommes unis -et la solitude nous révèle

On est heureux de découvrir ici un vrai poète, animé d'une soif d'absolu et d'amour, qu'il traduit avec humilité, profonde sincérité. On est touché par cette voix qui se confie au lecteur, tout en « rendant grâce » à ce qui lui donne force et beauté :

 

Désormais,

 je ne m'encombre plus d'un stylo
sinon pour éclaircir ce qui tient dans la paume
du silence

Olivier Noria, Instantané Instrumental, Prière Contemplative, 1er Mai 2022.

Présentation de l’auteur




BÉATRICE BONHOMME, une couronne sur les genoux

Béatrice Bonhomme, est poète, critique littéraire, professeur des Universités et directrice de la Revue NU(e), revue de poésie et d'art, fondée en 1994, qui a consacré, actuellement, 81 numéros à la poésie contemporaine, dont plusieurs sont consacrés à des poètes femmes. Cette revue paraît désormais en ligne sur POESIBAO. Elle œuvre, depuis 1994, pour une meilleure reconnaissance de la poésie contemporaine. Infatigable autant que discrète, elle est une voix, et une présence, précieuses pour que ce genre encore en retrait soit audible, visible, c'est à dire offert à l'humain, afin de prendre son sens ultime, qui est de dire, dans sa polysémie constitutive, l'unité possible. Deux revues Poésie-sur-Seine et Coup de soleil lui ont été consacrées (2020-21). Un livre sur l’œuvre poétique de Béatrice Bonhomme Le mot, la mort, l’amour chez Peter Lang est paru en 2012. Cette année elle est la lauréate du Prix Mallarmé, pour son recueil, Monde, genoux couronnés. Elle présente, pour Recours au poème, ce recueil et elle évoque ses raisons d'écrire pour exister, résister et créer cet idéal de fraternité qui l'anime.

Présentation, par l’autrice, du livre de poèmes Monde, Genoux couronnés

 

J'ai édifié huit chants, huit séquences car j'aime la perfection du chiffre 8, dont on peut vérifier l’harmonie octogonale dans certains monuments. L'idée est celle d'une architecture avec une dimension chiffrée qui va vers l'être que nous portons en nous.

Deux initiatrices accompagnent le cheminement, deux figures tutélaires féminines.  

Il y a d’abord une séquence portant sur le lien symbiotique au monde : « Devenir d'arbre ».

Puis la grand-mère intervient qui donne la couture, la broderie, le tissage : « Le Cœur de la brodeuse », plus tard dans le recueil, la mère donne la fascination pour la lecture et les mots : « Le Matin des mots ». A la fin du recueil, l'être intérieur nous attend dans sa lumière et sa nudité.

Dans l'intervalle, ce que j'essaie d'exprimer, c'est la relation au monde, la porosité à tous les règnes de la nature.  Le lien au cosmos, à tous les êtres les plus humbles, les plus minuscules, cette place essentielle de liberté dans une affirmation d’un monde qui ne serait pas seulement dominé par l’humanité, mais respectueux et sensible à toutes les formes de vie.

Cette partie résiste à une forme de pensée qui a fait la démonstration de son danger foncier pour le monde et par contrecoup pour l’homme. Elle résonne avec le titre qui évoque un monde asservi et mis à terre, genoux en terre, comme un cheval aux « genoux couronnés » et que l'on va abattre (le terme « couronnés » faisant allusion également aux années du corona virus et à ce qui va vers la contagion, l'épidémie et la guerre).

Enfin,  j'évoque l'ouverture à l'autre avec ses difficultés, ses ombres mais aussi ses lumières. C'est sur terme de « lumière » que s'achève le recueil après un parcours à travers l'être au monde.

Béatrice Bonhomme, Monde, genoux couronnés, Editions Collodions, 2023.

EXISTER PAR LES MOTS

 

Si je reviens sur mon parcours, je sais que je suis poète bien avant tout le reste. Avant d’être revuiste, critique littéraire ou professeure. Bien avant, même si tout ensuite va se lier. Comme j’ai désiré les mots en tant que poète et que les mots m’ont permis d’habiter le monde, je suis ensuite devenue une passeuse de mots mais cela c’est un second mouvement.  Le premier mouvement, pour moi, c’est la poésie. La poésie commence très tôt. Elle ne cesse de m’accompagner, depuis l’enfance. C’est une chanson intérieure qui se poursuit dans ma tête, un rythme et un être au monde. Mon premier poème, je devais avoir 5 ans : « Le soleil, le soleil est à toi » ou encore « Papillon, papillon, bats les soldats de la prairie, papillon, papillon, mon ami ».  Cela ne veut pas dire grand-chose mais tout le temps, dans ma vie, il y a ce chant, cette musique des mots qui est là.

Le fil déclencheur de mon amour des mots, la première expérience, a été celle de l’apprentissage de la lecture. Ma mère m’apprend à lire dans la colline, au bord d’une petite route. Elle m’assoit sur ses genoux, et elle me tend le livre de lecture. De ce premier mot qu’un jour je parviens à déchiffrer naissent la magie et l’impression d’avoir à soi le monde entier. Ce mot et de lui la puissance de saisir. C’était comme si je possédais les petites églantines du bord du chemin, l’aéroport qui se construit un peu plus loin sur la mer, cette matinée éclatante de soleil. A cet âge, je ne fais pas de différence entre les éléments et les mots, le mot « soleil » brille sur la page, le mot « bleu » comprend la mer et le ciel. Ensuite, chaque fois que j’ai approché un texte littéraire, un poème, j’ai éprouvé la même sensation de merveille et j’ai eu envie de transmettre cet éblouissement. C’est ce désir des mots qui marque tout mon cheminement.

Pour moi, tout cela est lié. Je suis éblouie de littérature et de poésie. Les mots sont ma façon d’habiter le monde. Écrire, c’est une manière d’être en lien avec le monde et dans le partage avec l’autre. Je partage des mots des rythmes et un être au monde, une façon d’habiter le monde, une raison d’être et d’exister. Je pense que le lyrisme et la poésie sont essentiels dans notre société car ils apportent une forme de confiance dans la langue, même si c’est une confiance qui reste critique et lucide, « une langue de poésie qui se justifiât entièrement comme chant » dit Jouve. Il ne s’agit pas d’un chant naïf, il s’agit d’un amour de la langue comme lien à l’autre et au monde, comme possibilité de pensée.

Les mots ne sont pas isolés pour moi, ils font lien vers le monde, vers les images, vers l’autre. Ils sont tactiles et visuels. Le lien à la peinture est comme le lien aux mots. Mon père était peintre. Il était comme un artisan, un bricoleur, qui marouflait partout des toiles, utilisait des pigments, de la colle, des pinceaux, des palettes. Les couleurs, comme les mots, c’était de la matière, les formes habitaient le monde avec nous. Je ne faisais pas vraiment de différence entre la table de la salle à manger, un livre de lecture et un appentis où poser des pots de couleurs. J’étais parmi la peinture et les mots comme parmi les meubles auxquels on se tient pour apprendre à marcher.

La poésie pour moi justement, c’est le lien retrouvé, le lien tissé dans l’amour ou la mort, le lien à l’autre, le lien au monde. Les motifs du bleu, de la mer et de la lumière des paysages méditerranéens sont tissés, cousus ensemble et apparaissent comme dans une tapisserie, une fresque, un tissage.  Ma grand-mère, assise au bord de mon lit, cousait en me faisant réciter mes leçons. Et maintenant je couds aussi le monde et les mots. C’est comme si je tricotais le monde et les mots, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, ou que je recousais bord à bord le monde et les mots. La mer et les paysages lui sont associés, le bleu et les couleurs du paysage, la lumière, comme des matériaux de la fresque et de la tapisserie.

En poésie, il ne s’agit pas de « je » mais de « nous », de quelque chose d’universel. Ce qui est partageable par la poésie, c’est paradoxalement ce qui est le plus singulier, notre émotion, « sans mesure commune », mais qui devient commune par les mots de la poésie. La poésie semble donc inséparable d’un point de vue intime mais elle constitue en même temps un lieu commun et je le dis dans un sens positif, un lieu où nous faisons communauté. Liée à l’intime, elle est pourtant partagée par tous.

Alors s’il y a un parcours, c’est celui de l’amour des mots, du monde et des autres.

Monde, genoux couronnés

Extraits

Enfant, elle a l’habitude d’inverser les mots
De les recréer
D’en faire d’autres
Parfois trop beaux
Parfois malades ou estropiés
Elle dit : movir pour vomir
Mourir au monde.
Elle dit : mori, morituri.

La mort posée sur le ciel bleu
Cela ne semble pas réel
Il fait beau une dernière fois
Comment dans cette beauté 
Ce scandale ?

On guette en soi en l’autre
La peur de voir le signe
Le signe fatal d’une détresse
On guette la respiration
Manquante.

Le matin essoré de silence
Nous redresse comme couronnés
De sueur
Tout tourne les mondes
En attente de l’impossible
Sa propre absence irrésignée.

On fait des masques blancs
Posés sur le visage comme des pansements
Arrachés
Ils gardent l’empreinte de ce qui voulait vivre
Poursuivre en nous
Encore.

On ne sait plus quel jour quelle heure il est
Nuit, matin, aube à midi
Hiver ou déjà printemps
Bourgeon qui sort et vent glacé
Soleil presque bleu d’été
On se donne des repères des rituels
Puis, le temps s’unit avec le silence.

Nous avons vu les coquelicots
Et les plantes jaunes pousser dans la lumière
La mer vide
Un dauphin dans la mer.

Tant d’oiseaux et leurs chants
Et plus de silence aussi
Les plantes poussent vite
Pour regagner le temps.

L’homme doit-il arrêter de respirer
Pour que le ciel soit bleu
La mer plus claire
Et le temps rendu au temps ?

Monde cheval ailé
Planète soyeuse et crinière
Dans le vent.
Et puis monté, chevauché,
Ecrasé
Par le poids trop lourd
La bouche blessée.

Monde cheval soyeux
Cheval de bleu et de lumière
Devenu bête de somme
Puis mis à bas
Genoux dans la poussière
Genoux couronnés.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Claude Ber : Célébration de l’espèce — l’insoumission irréductible du poème

Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de présenter Claude Ber, mais s'il fallait un endroit où s'exprime toute la puissance de son écriture, ce serait dans ce texte, La Célébration de l'espèce, paru dans Il y a des choses que non, chez Bruno Doucey.

Résister, la poète nous confie ce que cela évoque, dans et à travers l'écriture, avant de nous laisser entrer dans cet ouragan qu'est ce texte, une Célébration de la littérature, dans ce qu'elle a de plus puissant. 

Claude Ber
L'insoumission du poème

« Dès qu’on crée, on résiste. L’art c’est ce qui libère la vie que l’homme a emprisonnée », cette phrase de Deleuze, dans son Abécédaire, résume ce que j’entends par « résistance ».

Sans doute ce mot de « résistance » fait-il écho, dans mon histoire, à la « Résistance » dans laquelle ma famille fut engagée et que rappellent certains textes de Il y a des choses que non, mais la résistance du poème va au-delà de cette référence historique tout en incluant ce qu’elle implique d’insoumission au pire de nous-mêmes, de refus de l’inhumanité de notre humanité. Elle désigne aussi ce qui, dans le poème, semble résister à une première lecture, autant d’ailleurs par ses noyaux d’apparente obscurité que par ses éclats d’évidence lumineuse, et travaille notre intériorité, diffusant lentement sa signifiance.

Le poème est, dans tous les sens, langue résistante 

langue consistante
langue nourrissante
substantifique langue de la moelle des mots et des morts
où résiste la langue au mirador
où résiste la langue à l’obscénité de transparence
où résiste la langue à l’asservissement
où résiste la langue à l’avilissement
où résiste la langue sous la dent 

 Claude Ber

 

La Célébration de l'espèce

Texte de Claude Ber dit par Frédérique Wolf-Michaux - Musique inédite d'Alain Bancquart 

La célébration de l'espèce, texte de Claude Ber, extrait du recueil Il y a des choses que non paru aux éditions Bruno Doucey,
dit par la comédienne Frédérique Wolf-Michaux, sur une musique inédite d'Alain Bancquart.

Présentation de l’auteur




Une maison pour la Poésie 3 : Maison-pont de la poésie : conversation avec Michel Dunand et Christine Durif-Bruckert

Plusieurs fois programmée et remise la visite à la Maison de la poésie d’Annecy, fondée et dirigée par Michel Dunand, c’est au cours d’un festival que j’ai finalement la possibilité de m’entretenir avec lui. Michel Dunand est de ces poètes-passeurs discrets, que l’on côtoie sans le connaître vraiment, tant il est éloigné de l’esbrouffe qui anime tant de nos contemporains.

C’est lors d’un colloque animé par Norbert Paganelli pour la Maison de la poésie de Corse que j’ai eu l’occasion de l’écouter, et d’échanger dans le calme d’un dialogue impromptu, au petit-déjeuner où nous n’étions que deux.

Michel Dunand est un homme qui ne se paie pas de mots, car il en sait la valeur, il les pèse . Auteur de dix-sept recueils, d’un CD et de nombreux livres en collaboration avec des artistes, sa poésie se situe exactement sur le fléau d’une balance suspendue dans le vide dont il dit se « nourrir essentiellement » - vide-espace des marges et de la mémoire qu’il explore, auquel il s’abandonne pour qu’y surgisse l’épiphanie d’un sens.

Le poète est également, discrètement, un homme engagé - ainsi que je l’ai découvert à la lecture de son émouvant recueil Rawa-Ruska, Le camp de la soif (éd. Voix d’Encre) - président de l'association "Ceux de Rawa-Ruska et leurs descendants" (section Savoie-Dauphiné). Rawa-Ruska fut un sinistre camp de représailles, en Ukraine (Stalag 325). Son père y a été interné durant la Seconde Guerre mondiale.

 

Je ne suis pas seule quand je retrouve Michel Dunand, à Sète, où il est « poète-animateur » des Voix-Vives. Il rejoint la table où je prends un café avec Christine Durif-Bruckert dans l’ambiance festive des  matinées animées par les concerts sur la place. Il sort de sa mallette les notes préparées pour moi, une feuille dont j’aurais aimé faire la photo, tant elle semble un plan couvert de signes et d’écritures, comme un dessin, et quelques-uns des trésors dont il va nous parler. Michel Dunand est un homme de parole, il n’a pas oublié le projet de parler de la maison de la poésie qu’il a fondée en 2007 – il est prêt !

MB - Michel, cela va être une conversation à bâton-rompus, avec Christine et moi - dans le bruit ambiant, il sera difficile d’utiliser l’enregistrement que j’avais imaginé – je transcrirai donc cet entretien, pour lequel Christine prend aussi des notes. Mon idée, c’était très simplement que tu nous parles de toi, de ton travail, de la façon dont tu es arrivé à la poésie, de la manière aussi dont ce parcours t’a mené à créer la maison de la poésie, et que tu nous expliques la façon dont ça fonctionne.
- … parler de moi m’est difficile – il y a un entretien récent avec Reha Yünlüel, où je dis quelques mots sur moi - c’est toujours compliqué parce que, même si je force un peu en disant cela, il y a un fond de vérité : je ne sais pas qui je suis – je ne sais pas ce qu’est la poésie – c’est pour cela d’ailleurs que je n’ai pas accepté sans appréhension d’être poète-animateur ici à Sète, c’est un plongeon dans l’inconnu. J’essaie de donner une nouvelle définition de moi à chaque fois, une nouvelle définition de la poésie, mais pour ce lieu, c’est différent. Je sais ce que j’ai fait et où je vais, pour le reste, c’est difficile. Je suis une énigme aussi pour les autres…
MB - La poésie, où et quand, comment l’as-tu rencontrée ?
- Oh ! Moi, je dis que je suis poète avant ma naissance… et je suis très sérieux – après, j’en ai pris conscience à certains moments, mais je crois que c’est inné… je suis né poète et c’est comme ça. Il faut que je fasse avec, ce n’est pas toujours simple, à la fois bénédiction et malédiction…
J’ai pris conscience d’abord que j’étais un récitant – je me souviens bien du moment : en CE2, sur une estrade, je dis un texte et apparemment, il y a de l’écoute. Et j’en fais un peu trop, c’était un texte de Théophile Gautier, je crois, à un moment je dis « et nos greniers comblés » - je ne sais plus dans quel texte c’est ((note de la rédaction : en fait, il s’agit du poème de Charles  Péguy, « La Tapisserie de Notre-Dame » : Étoile de la mer voici la lourde nappe/,Et la profonde houle et l’océan des blés/Et la mouvante écume et nos greniers comblés, Voici votre regard sur cette immense chape )) j’ouvre les bras et je frappe le tableau de chaque côté, tout le monde se met à rire, et les enfants aimant bien mettre des étiquettes, on m’applique celle de récitant. Après, ce fut l’étiquette « Brassens » - on m’appelait Brassens, parce que je l’imitais, dans «Les Copains d’abord» (Michel imite la trompette) - après on m’a appelé « poète »…  La poésie, c’est bizarre, j’en ai eu la révélation avec un texte en prose, et c’était une dictée, curieusement – la dictée, elle n’a vraiment pas que du mauvais ! – c’était un extrait de L’Assommoir, de Zola,  ce gars qui est sur le toit ((note de la rédaction : Coupeau, ouvrier zingueur, qui sera victime d’une chute)), je me suis dit :mais c’est le poète, ce gars qui est sur le toit, au bord du vide – et qui répare la maison, et dans le fond, c’est aussi la maison intérieure… A partir de là, je me suis plongé dans toute l’œuvre de Zola…
Enfin, il y a eu la rencontre, si je puis dire, avec Rimbaud, avec Verlaine, voilà. Et tout ça s’est fait à travers un prof – l’importance des profs ! – qui a écrit sur le livret scolaire « élève qui a le don de poésie » et ça vraiment, ça encourage. Mais comme j’ai dit, j’étais déjà poète, ensuite, il y a quelqu’un qui confirme…
MB - Quand as-tu commencé à écrire de la poésie et comment ça s’est passé ?
- J’ai écrit d’abord de la prose, des nouvelles, que j’ai jetées, que j’ai détruites… Il y a ensuite un premier recueil, que j’avais envoyé aux éditions Saint-Germain des Prés - pareil, j’ai jeté et aujourd’hui, je regrette, car il devait y avoir un ou deux vers de bon tout de même – peut-être un peu plus, mais dans l’ensemble, ça ne valait pas la publication. Mais de façon sérieuse, oui, c’est assez tard, finalement – parce que le premier recueil a été publié par Le Petit Véhicule, en 1989, c’est  Dernières Nouvelles de la nuit  - 89… Je suis né en 1951, c’était tardif… mais je crois que j’ai eu raison de ne pas publier auparavant. Par contre, détruire, là je regrette un peu.
MB - Est-ce que tu ne crois pas que ces vers que tu penses avoir détruits ne sont pas revenus par la suite dans ton œuvre …
- Peut-être, oui – oui, oui, je me souviens simplement d’une image – « dans la lessive du soleil », c’est assez dans le style de « Cadou », tout ça… et c’est l’un des poètes qui m’ont influencé – René Guy Cadou - d’autant plus que j’ai exercé le même métier que lui, j’étais professeur des écoles, instit comme on disait autrefois…
MB - Et l’idée de la Maison de la Poésie, quand est-elle née par rapport à ça ?
- Eh bien voilà, je suis poète, fondamentalement, et je suis aussi serviteur quelque part : pour moi c’est un rôle très noble, et j’essaie de rendre hommage à des auteurs disparus, à des éditeurs disparus, comme Pierre-Jean Oswald hier, je lui ai rendu hommage puisque je recevais un poète palestinien… Il y a donc l’idée de « servir » - servir aussi avec la revue, « Coup de soleil », 40 ans d’existence, et ce n’est pas rien…
MB - C’est beaucoup, 40 ans, je m’en rends compte en pensant aux 10 ans d’existence de Recours au Poème…
Christine – Tu es tout seul pour Coup de soleil ?
- On peut le dire, oui – l’aventure a été parrainée par Jean-Vincent Verdonnet qui a été un parrain efficace, mais la revue reposait sur les épaules d’un seul homme, et il est là… J’ai voulu servir encore par des récitals : comme vous le savez, j’aime beaucoup dire la poésie – c’est pour cela que j’ai accepté ce rôle de poète-animateur – c’est servir aussi. Et servir par une maison de la poésie... : comme je suis un poète qui voyage, c’est important pour moi le mot « maison ». C’est aussi ma maison, en plus d’être maison de la poésie, et chaque fois que j’y mets les pieds, ça me ressource. C’est un petit local, je ne peux accueillir que 30 personnes, mais il est très bien situé, en centre-ville, dans la zone piétonne d’Annecy – et ce qui est particulier, c’est que je suis propriétaire de ce lieu. J’entends dire aujourd’hui que des subventions ne seront peut-être pas réattribuées, mais moi, je ne demande une subvention que pour le Printemps des Poètes, et ce lieu, on ne pourra pas me l’enlever. D’ailleurs, si on me l’enlevait, je crois que je suis sincère, je crois que… ça pourrait pas aller… ça pourrait pas aller – c’est aussi MA maison.
Ce lieu est un lieu de consultation, j’y ai rangé une partie des livres de ma bibliothèque, et des livres qu’on ne trouve pas dans les librairies – j’en ai fait une liste (il consulte son « plan ») ; les mini-livres, les micro-livres, les livres insolites, les livres rares, les livres phares, les très vieux livres, les livres d’artiste, des ouvrages dédicacés… On vient pour consulter, et comme je suis un grand rêveur, au début j’avais prévu 4, 5 tables de consultation, mais je me suis aperçu que beaucoup de gens venaient pour me raconter leur vie, pour me présenter leurs poèmes, pour avoir des informations, et qu’il y en avait très peu, dans le fond, qui voulaient vraiment consulter. Alors maintenant, il n’y a qu’une seule table de consultation, mais je reçois parfois des gens vraiment intéressés, qui rejoignent la grande famille de tous ceux qui fréquentent ce lieu, et ça se fait au compte-goutte, 2 par 2, 1 par 1, 3 par 3, et ainsi « la famille » s’agrandit – ceci dit, Annecy n’est pas une très grande ville…
Dans ce lieu, on trouve aussi des revues, de vieux disques de la collection Seghers (Cadou dit par Daniel Gélin, ou Jean-Louis Trintignant lisant Marc Alyn, etc. ) et une bibliothèque qui regroupe plus de 260 ouvrages parus dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers, et beaucoup de choses relatives à la poésie . Il y a également des rencontres avec les poètes, entourés ou pas de musiciens, notamment lors du Printemps des Poètes, que j’organise avec Jacques Ancet. Nous avons reçu des poètes de renom : Lionel Ray, Daniel Biga, Claire Genoux, Annie Salager, Jean Orizet, Yvon Le Men etc.
MB - Comment s’est constitué le fonds ?
De mes livres, principalement, mais j’ai aussi hérité, j’ai pu puiser dans les bibliothèques de deux grands poètes, après leur décès – celle de Jean-Vincent Verdonnet et la bibliothèque de Paul Vincensini. Dernièrement j’ai ramené quelques livres suite au décès d’Andrée Appercelle. Comme le lieu est petit, on n’est pas dans la quantité, mais il y a vraiment des trésors…. Il y a des lettres aussi, écrites à la main, signées Guillevic, Norge ou Tardieu. Un Capitale de la Douleur dédicacé par Paul Eluard etc.
MB - Et les micro livres, les livre originaux, ce sont des choix que tu as faits toi ?
Oui, j’ai fait pas mal d’achats, je ne me suis pas ruiné mais… J’’ai fréquenté par exemple la librairie « Le Pont traversé » de Madame Béalu à Paris, Agnès Béalu, la dernière épouse de Marcel. J’y ai déniché des introuvables, et comme je savais qu’un entretien était prévu, j’ai apporté ceci, l’un des premiers « Poésie-Seghers », même pas numéroté, c’est Elsa Triolet qui nous parle de Maïakovski. J’ai découvert l’existence de cette librairie en regardant une émission de télé, on voyait François Mitterand pénétrer dans cette librairie. Là, j’ai acheté beaucoup de Poésie-Seghers, Ginsberg, Glenmor, des introuvables, vraiment… les chanteurs poètes, et dernièrement, c’est sur un marché que j’ai déniché un Nougaro – je m’étais rendu à la galerie d’Hélène Nougaro qui m’avait pourtant dit que c’était introuvable, et j’en ai trouvé un.
MB - Tu es donc ton propre mécène, fournisseur, animateur, programmateur…
La Maison de la Poésie d’Annecy repose beaucoup et même principalement sur mes épaules. Pour ce qui est du Printemps des poètes, « Partage des voix », cette rencontre pour laquelle j’ai des subventions, Jaques Ancet m’aide d’une manière efficace. J’ai oublié de dire que cette Maison de Poésie est aussi un lieu d’exposition, on peut y admirer des peintures, des estampes, des photographies, des tapisseries, mais je le répète, c’est un petit local– et j’ai souhaité qu’on soit également ouvert à la musique contemporaine, à la musique savante, à la création en ce domaine – ainsi l’association Empreintes sonores y propose des rencontres. Comme je le dis dans l’entretien avec Reha, j’essaie d’incarner cette phrase que j’ai écrite : « L’enseignement par les ponts, sinon, rien. » Tous les ponts, y compris les traductions… ce qui voyage finalement.
MB - La maison est un pont aussi finalement ?
Ch - Cela pourrait être le titre de cet entretien ?
Je voulais te demander aussi : tu n’es pas affilié à l’association des maisons de la poésie ?
  • Non, je ne suis pas contre, j’e l’ai souvent dit à Thierry Renard. J’ai d’ailleurs accueilli, ce printemps, à l’occasion de la sortie de l’anthologie Frontières, Thierry Renard et Bruno Doucey – soirée préparée par l’espace Pandora.
Ch – je voulais aussi demander si des personnes venaient de Lyon ou des villes alentour, à ta maison de poésie ?
Oui, des gens de Genève aussi, Vahé Godel y est souvent venu. On vient de Lausanne, de Lyon, de Grenoble, de Chambéry, d’Aix-les Bains.
MB - Et comme tu n’as pas de subventions, comment sont financés les événements ?
Il y a un petit droit de participation aux frais, 5 euros pour une soirée.
Ch - Et une adhésion ?
Non, non – je ne le souhaite pas – longtemps ça a été gratuit, faire payer m’a longtemps posé problème – mais je m’aperçois qu’à Annecy qui n’est pas une très grande ville, il y a beaucoup de gens qui s’intéressent à la poésie ; s’il y en a peu qui viennent consulter les livres, on aime entendre des poèmes, et souvent les auditeurs entrent totalement dans la poésie par le biais d’une lecture orale. Je me souviens d’un hommage à JeanVincent Verdonnet, à l’occasion du 100ième anniversaire de sa naissance. J’avais confié des textes à un musicien qui me disait « j’ai du mal à entrer dans les textes » mais finalement, c’est plus facile quand on dit les textes, on met une ponctuation qui est souvent absente, c’est une interprétation, on vit le texte. On m’a longtemps critiqué car je faisais lire mes élèves à voix haute, c’était considéré comme un peu directif, voire d’un autre temps, mais cela revient à la mode : concours de diction, lectures à voix haute de prose ou poésie, spectacles autour de grands textes. Moi-même je dis mes textes pour entendre si ça passe, et j’écris sur des cahiers, sur l’ordinateur je n’arrive pas à savoir, mais quand j’écris, laborieusement, là c’est différent.
MB - C’est vrai, c’est dans le corps, la poésie, elle passe à travers le geste aussi…
Voilà, et si on ajoute la musique, pas forcément « sur » les poèmes, ça renforce la ponctuation
Ch - Si peu que ce soit, même de petites percussions, de petits tintements de cloche, « ça porte » une sorte d’élévation, on sent en soit monter quelque chose d’indéfinissable, c’est très curieux.
MB - oui, il y a du sacré dans la poésie, et la musique aide à le faire surgir.
Il ne faut pas oublier par ailleurs que des textes de Paul Eluard ont été mis en musique par Francis Poulenc ; j’ai le CD au local. Je pense à Brassens aussi qui a beaucoup fait pour la poésie des autres en interprétant Victor Hugo, Francis Jammes, Paul Fort etc. N’oublions pas bien sûr Léo Ferré, Jean Ferrat… Signalons que Georges Chelon a mis en musique la totalité des Fleurs du Mal. Quant à Poulenc,ou Boulez, auteur du Marteau sans maître (texte de René Char), pour ne parler que de ces grands compositeurs-là – ils ont fait un travail remarquable.
MB - Tu pratiques un instrument toi aussi ?
Non, juste la voix, mais la voix est un instrument en soi également
MB - Merci Michel Dunand, et merci Christine pour ce moment d’échange.

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" Printemps des Poètes " : 1er avril 2023.
De droite à gauche :Michel Dunand,
Patrick Laupin,François Migeot
et son épouse,Jacques Ancet.

entretien avec Reha Yünlüel pour la chaîne Bachibouzouk




Dans la lignée de Wisława Szymborska ? Une nouvelle voix de la poésie polonaise

Jeune poétesse polonaise, Krystyna Dąbrowska (née en 1979) a déjà publié cinq volumes de poésie et reçu trois prix prestigieux, le Prix Kościelski et le premier Prix Szymborska en 2013, puis le Prix littéraire de la ville de Varsovie en 2019. Photographe, diplômée de l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie, elle traduit de l’anglais vers le polonais, notamment la poésie de Louise Glück et de Nuala ni Dhomhnaill. Depuis son début poétique en 2006, elle a été publiée dans de nombreuses revues et traduite en vingt langues. Cette année a vu la parution de son cinquième volume en polonais, Miasto z indu [La ville en indium], et son premier volume en anglais, Tideline [Bord de mer] qui contient des poèmes de ses quatre premiers volumes: Biuro podróży [L’Agence de voyage]; Białe krzesła [Les Chaises blanches]; Czas i przesłona [Temps et ouverture]; et Ścieżki dźwiękowe [Les Bandes sonores].

Plutôt que de suivre une école ou un style, Krystyna Dąbrowska aborde la poésie d’une façon tout à fait naturelle. Une image s’impose à elle, puis le poème apparaît de lui-même, au cours d’une promenade, en nageant. Nouveau-né, il a sa personnalité, sa forme et son rythme surprennent la poétesse. Né de l’observation des objets et des êtres qui nous entourent, il transforme les détails du quotidien, s’éloignant de la poésie concrète ou intime. Cette longue gestation entre distanciation et cordon ombilical sous-tend toute la démarche poétique de Krystyna Dąbrowska. Partant d’une expérience ponctuelle, le discours poétique s’applique à des questions existentielles telles la solitude, l’identité, et la survivance, s’étoffe de souvenirs vécus (personnellement ou indirectement à travers les lectures, les récits familiaux, et en général, l’acquis culturel) et devient une grande fresque collective, temporelle, et spatiale.

photo © Krzysztof Dubiel.

En tissant ce réseau physique, émotionnel, et métaphysique, Krystyna Dąbrowska fixe l’instantané en permanence poétique. Mais elle ne s’arrête pas là : l’on retrouve dans sa vision l’étonnemment émerveillé et malicieux d’un Erik Satie, et cette façon discrète dont Wisława Szymborska met le monde à l’envers. Ainsi nous apprenons à repenser les choses et les êtres par une poésie qui nous transforme en profondeur, et ajuste notre perspective presque à notre insu.

Ce contrepoint entre soi et l’autre pose la question de la relation à l’Autre. Le cordon ombilical invisible qui nous relie au monde extérieur, tel celui qui empêche un chien libre de toute entrave de s’éloigner du bord de la mer, exerce sur nous une attirance inévitable et mystérieuse. Fétus de paille, nous voyageons entre notre solitude et celle de l’Autre, entre le froid et le chaud, entre la lune et le soleil, voyage qui parfois nous accorde un parfait équilibre d’équinoxe.

Ni hermétiques ni anecdotiques, les poèmes de Krystyna Dąbrowska sont structurés comme des scènes de film ; ils nous imprègnent tout à la fois de l’image et du message. Qu’il s’agisse de vendre aux morts des billets de voyage vers les rêves des personnes aimées, de répondre aux « questions d’insécurité » des sites internet, ou d’appréhender la ville du Caire à travers sa population de chèvres, la poétesse recherche la simplicité qui caractérise les œuvres des grands artistes. Ses « scripts » conduisent à une multitude de corridors souterrains, palimpsestes et rhizomes.

Krystyna Dąbrowska, 'Spowiedź'.

À part « Bandes sonores » traduit par Isabelle Macor dans Po&sie (No. 170, 2019), cette présentation et les cinq traductions qui suivent sont les premières à présenter au public francophone l’œuvre de Krystyna Dąbrowska, que nous remercions ici pour sa gracieuse permission et collaboration.

∗∗∗

 

Textes traduits par Alice Catherine Carls

Les chaises blanches

 

Le quotidien en poésie se doit d’être comme ces chaises
en plastique blanc devant le mur des Lamentations.
C’est sur elles, non dans de somptueux fauteuils,
que prient les vieux rabbins
en touchant du front les pierres du mur.
D’ordinaires chaises en plastique  --
femmes et hommes s’y hissent pour
se voir au-dessus de la clôture qui les sépare.
Et la mère du jeune qui célèbre sa bar-mitzvah
monte sur une chaise et arrose de bonbons
son fils qui quitte l’enfance.
Le quotidien en poésie se doit d’être comme ces chaises
qui disparaissent pour faire place
au cercle de la danse le soir du Shabbat.

 

∗∗

Frère et soeur

 

Une vieille femme danse le flamenco.
Ses mouvements recèlent une ancienne légèreté.
Grande, maigre comme un héron bossu,
elle a une jupe à volants et des joues creuses.
La vieille femme exécute la danse d’une jeune fille
qui a été tuée pendant la guerre. Son numéro fini,
elle se démaquille, enlève sa perruque
et sa robe, enfile un pantalon, une veste
et devient celui qu’elle est hors scène:
un homme, le frère de la morte.
Le vieil homme rentre chez lui.
Des bribes du passé il s’est fait un cocon,
photos, affiches, coupures de journaux.
Tout autour, les robes qu’il coud:
oiseaux multicolores, exotiques.
Et le portrait de sa soeur – il y dépose des fleurs.
Célèbre couple de danseurs, adolescents
ils sillonnaient l’Europe avant la guerre.
Puis ce fut le ghetto, la fuite, la séparation.
Il s’était juré de survivre uniquement
pour l’incarner par la danse.
Le vieux danseur se fait du thé. Silence.
C’est l’heure où s’éteignent les lumières.
Il ira dormir dans un moment, mais tel qu’il est,
ni costume ni fard, il tape du pied devant la cuisine
au rythme du bruit sec des castagnettes.

 

∗∗

 

D’où regarder pour te voir?
De près ou de loin? Et depuis quelle époque?
Quand je recule en essayant de te saisir
de la tête aux pieds comme un tableau sur son chevalet,
je sens que c’est toi qui me toise,
me change, ajoute ou enlève la couleur.
Tantôt je te regarde dans les yeux, tantôt je regarde par tes yeux,
quand tu dors ou que je rêve à toi
je cherche de nouveau un détail – objet, geste, mot,
en attendant son éclosion-explosion qui sera toi.
Tant de points de vue, et moi au point mort,
entortillée dans le fil par lequel je voulais les lier.
Et je ne sais pas si tu es le fil                                
ou l’éclair du ciseau qui le coupe.

 

∗∗

Sculpture pour aveugles

 

Au musée d’art où règne le regard,
se trouvent des statues pour aveugles.
Les mêmes dont les visiteurs
ne peuvent s’approcher de trop près:
qu’un pied dépasse la ligne rouge,
qu’un nez s’avance vers le vide
du nez antique – et c’est l’alarme.               
Tu n’as que le droit de regarder jusqu’à devenir
les globes oculaires de pierre sur antennes
que l’on sort de la tête grecque marmoréenne
et que les aveugles regardent avec leurs doigts.
Ils touchent des cicatrices
sur le ventre de la jeune cycladienne,
un combat de dragons sur l’envers
d’un miroir coréen.
Ils reconstruisent ce qui est apparu mille ans
avant notre ère en disant: cruche, gobelet,
et en versant le vin.
Sorties des vitrines, enfilées sur des cordons,
des billes font tinter dans leurs mains
profits, pertes et transactions louches.
Un heurtoir leur prête son poids
et se souvient de la porte.

Essaie donc de l’ouvrir les yeux bandés –

 

∗∗

Hier j’ai vu un chien au bord de la mer

Hier j’ai vu un chien au bord de la mer,
un jeune chien noir que son élan entraînait dans l’eau
qu’il mordait et labourait puis dont il sortait furieusement
pour trotter au bord de l’eau, s’arrêter, avancer, toucher du nez
l’ourlet d’une vague, en humer prudemment le creux,
avançant une patte, jouant avec la mer et l’agaçant
comme s’il voulait provoquer un mastodonte.
Mets-lui sa laisse.
Pas nécessaire, la mer lui sert de laisse.
Hier j’ai vu un chien au bord de la mer:
il essayait de mordre la ligne argentée de l’eau,
revenait vers les dunes-décharges, galopait sur le parking.
Il avait à peine rattrappé un gobelet en papier sur la jetée
et déniché quelque chose de noir dans le sable –
que la mer l’attirait avec une secousse,
et le chien revenait en un clin d’oeil vers les vagues,
secouant les gouttes métalliques de son collier.

Présentation de l’auteur




Deux visages féminins, deux poètes celtes

Deux femmes nées au début du XXème siècle et décédées à un an d’intervalle, elles portent le même prénom à la signification symbolique : « le messager », toutes deux héritières de Orphée, le messager, le médiateur et voyant privilégié. Chacune a vu la nature à la façon baudelairienne « comme une forêt de symboles », poètes enracinées en Bretagne rurale, riche de pierres celtiques, de forêts, de contes, de mythes et de chansons populaires, elles surent célébrer et révéler le monde tel qu’elles le voyaient.

Anjela Duval ne quitta jamais sa ferme de Traon An Dour sur la commune de Vieux-Marché dans le pays du Trégor. Angèle Vannier née en bord de mer à Saint-Servan près de Saint-Malo, ira jeune femme et jeune épouse vivre un temps à Paris, mais elle choisira de retourner seule vivre dans la demeure familiale Le Chatelet à Bazouges-la-Pérouse en Ille-et-Vilaine.

Le bonheur d’être dans la nature et de vivre dans une société rurale traditionnelle

« La terre est comme mon deuxième corps », « Celui qui n’a pas de terre, n’a pas de racines » (Anjela Duval), elle restera attachée à ses quelques arpents de terre hérités de ses parents, toute sa vie, elle les cultivera : « Je n’aimais que les campagnes, les campagnes si belles de ma Basse-Bretagne », « Mes vers je les écris avec le soc de ma charrue / Sur le chair vive de mon Pays de Bretagne sillon après sillon ». Elle écrit la nuit tombée et puise ses mots dans cette terre qu’elle cultive. Elle est émerveillée par cette nature avec laquelle elle est en communion : « Faut pas lésiner sur sa peine à propos de la terre, parce que la terre, elle rend à mesure qu’on lui donne. » 

La terre bretonne est aussi essentielle à Angèle Vannier qui chante les éléments, la voix des arbres, l’esprit des pierres, l’âme des animaux. Elle aussi sait qu’il faut puiser dans ses racines pour nourrir sa poésie riche de légendes et de mythes bretons.

« Emportez-moi dans la charrette pauvre et nue / Avec le grand vieillard et la femme et l’enfant / Emmenez-moi crever l’oraison des étangs / Des étangs noirs pétris de charme et de cigües. »1

Deux âmes celtes

« Je suis profondément celte » Angèle Vannier2

Revenue en Bretagne lorsque la cécité la frappe, elle va s’inscrire dans la tradition des bardes dont on dit que beaucoup étaient aveugles ; comme eux, accompagnée du harpeur Myrdhin (Merlin en français)3 elle ira de ville en ville, en France et à l’étranger dire et chanter ses poèmes, elle en français, lui en breton.

Pour Anjela Duval la langue bretonne est aussi une terre dont elle se sent exilée, l’interdiction de parler breton à l’école fut une blessure. La forme en breton de son prénom qu’elle adopte en 1966, affirme son choix identitaire. Dès les années 60, elle écrit en breton sur des cahiers d’écolier4, dans un style entre le breton littéraire et le breton populaire : « Le breton coulait de sa plume avec une énergie et des expressions savoureuses en jaillissaient sans cesse. » (Ronan Le Coadic)

L’écriture essentielle

Deux œuvres nées de la fragilité, l’écriture est alors essentielle pour continuer à vivre : « Pour ce qui est de moi, ma vie est un miracle de tous les jours, je me tiens debout que par habitude. » (Anjela Duval). Très jeune, elle est atteinte d’une maladie des os qui la fera souffrir toute sa vie. Elle qui a sacrifié sa vie affective et choisi de rester à la ferme pour s’occuper de ses parents, connaît une profonde dépression à leur disparition. L’écriture la sauve, avec des accents proches de Marie Noël, elle affirme : « Je veux devenir une petite poétesse, tel est le désir de mon cœur ici-bas. » et conseille : « Achète-toi plutôt un crayon, vois-tu / (tu en auras trois pour dix-huit sous) / Tu trouveras du papier en quantité/ Où tu voudras. Autant que tu voudras / Et assieds-toi pour écrire ». Elle vit en ermite, l’écriture est pour elle un don qu’elle fait aux autres. Quand la célébrité viendra, comme un apostolat, elle prendra le temps de répondre à chaque courrier qui lui est adressé. Elle écrira à des poètes comme Gérard Le Gouic, ils échangeront des lettres et cartes postales de 1973 à 1980.5

La maladie est aussi une des fragilités de Angèle Vannier, opérée sans succès d’un glaucome à 22 ans alors qu’elle est en 3ème année de pharmacie, elle devient aveugle, retourne à Bazouges-la-Pérouse et se réfugie dans la poésie : « Il me semble que ma vie et ma poésie ne font qu’un ». La cécité est une épreuve, mais aussi une force, car elle est pour elle un éveil permanent : « La cécité, bien vécue, serait peut-être cet état perpétuel de transposition et tout est presque vécu au niveau poétique ».

La fragilité est pour ces femmes un chemin vers le dépouillement qui permet d’atteindre l’essentiel et la poésie traduit cet essentiel.

L’éloge de la simplicité et de la lenteur

Leur poésie emprunte aussi le chemin de la simplicité et de la lenteur. « J’ai vécu comme au XIXème siècle (…) Je n’ai jamais eu l’électricité dans cette maison. Quand j’ai perdu la vue l’électricité n’était pas encore installée. » (Angèle Vannier)

Angèle habite une belle demeure, mais il n’y a rien de superflu. Une simplicité encore plus grande règne dans la ferme de Anjela Duval qui vit une situation proche de la grande pauvreté.

Si Angèle Vannier n’a rien perdu de sa féminité, Anjela elle ne connaît aucune coquetterie : « Elle apparaissait austère, sévère, avec un bonnet recouvrant une chevelure à la diable avec jupe et sarrau noirs. Elle allait d’un pas d’homme, sans grâce, en sabots. » (Roger Laouenan)6

Toutes deux vivent en écoutant le rythme des éléments, et peuvent ainsi se mettre à l’écoute de ce qu’elles sont. Anjela paysanne sait attendre et regarder, elle ne se met à écrire qu’à 55 ans, riche de ce temps passé à regarder et à aimer cette terre qu’elle cultive.

La demeure d'Angèle Vannier, Le Chatelet, © Nicole Laurent- Catrice.

Un chemin essentiel pour ensuite se tourner vers les autres. Cette femme qui a arrêté l’école à 12 ans, seule dans sa ferme comprend une grande partie des questions qui se posent aujourd’hui à l’humanité, elle se pose des questions d’ordre environnemental, dans son poème Sahara, elle évoque déjà la déforestation et le changement climatique. Elle construit, pour y répondre, une philosophie de la vie qu’elle exprime dans sa poésie et « elle a su … mettre sa vie en accord avec sa vision poétique et mystique du monde jusqu’à en mourir » (Ronan Le Coadic)

La cécité impose aussi à Angèle Vannier la lenteur, celle du geste. Une cécité favorise l’écoute pour ensuite grâce l’écriture, traduire des sensations physiques intenses. Elles ont su se mettre à l’écoute de ce monde charnel qui les entoure ; pour elles, écrire : c’est retrouver l’incarnation.

Une poésie de l’engagement

La poésie permet à Anjela d’apporter sa contribution à la lutte pour la défense de l’identité bretonne et la reconnaissance de son peuple. Elle s’engage dans la défense d’une Bretagne autonome ; en 1979, elle écrit au procureur de la cour de sûreté de l’Etat, et apporte son soutien aux jeunes autonomistes incarcérés pour l’attentat de Roc’h-Trédudon. Fidèle à elle-même, elle montre un esprit de résistance : « Je ne puis pas beaucoup pour cette génération, mais elle m’est chère, c’est la Bretagne de demain. Mon cœur souffre de leur souffrance. J’ai mal à ma Bretagne, moi la triplement demeurée : demeurée bretonne, demeurée chrétienne, demeurée terrienne. »7

Anjela, Angèle deux femmes qui éveillent les consciences, revendiquent la richesse culturelle bretonne : « Je n’ai pas envie que les celtes aillent envahir tous les pays. Je laisse aux autres le droit de s’exprimer dans leur propre langue et mythologie. Qu’on nous laisse nos couleurs, nos formes, nos rêves, notre relation au monde en considérant que nous pouvons l’enrichir. » (Angèle Vannier)8

Portrait d'Anjela Duval.

Très vite la reconnaissance

Dès son retour à Bazouges-la-Pérouse lorsque la cécité la frappe et avant de rejoindre la capitale pour quelques années encore, elle fait une rencontre essentielle. Théophile Briant qui anime la revue poétique Le goéland est réfugié dans son village, il apprend qu’elle écrit et il vient la trouver : « Il m’a mise au monde, il a accouché de moi en tant que femme et en tant que poète… »9. Elle s’efforcera de mettre en pratique son conseil : « Fouille tes racines, fouille ta nuit, ton âme est celte, découvre-la ». Il préface en 1947 son premier recueil : Les songes de la lumière et de la brume, en 1950 Paul Eluard préface L’Arbre à feu ed Le Goéland. Ses textes sont connus du grand public, elle écrit des chansons qui sont interprétées par Edith Piaf, Catherine Sauvage, Suzy Delair10. Elle rencontre le public et ses spectacles et lectures sont nombreux de 1946 à 1980, en France et à l’étranger11, elle participe à des émissions de radio et de télévision.

Anjela Duval entrée tardivement en écriture en 1960, publie dès 1962 dans des revues bretonnes de références : Ar Bed Kelteik et Barr-heol12. En 1971 André Voisin réalisateur à l’ORTF va à sa rencontre pour son émission les conteurs et met en lumière cette femme de l’ombre. D’autres émissions suivront à la BBC et dans diverses émissions étrangères. Personne ne reste indifférent à cette femme authentique, habitée par l’expression poétique, nourrie de son identité.

Deux poètes majeures

Ces deux poètes celtes sont des figures majeures de la poésie bretonne, elles rayonnent aujourd’hui encore 40 ans après leur disparition. Les publications se multiplient après leur mort, en 1990 paraît chez Rougerie une anthologie de poèmes choisis (1947-1978) de Angèle Vannier, son amie la poète Nicole Laurent-Catrice en 2017 lui consacre un essai : Demeure d’Angèle Vannier ed Sauvages.

En 1998 sur l’initiative de l’universitaire Ronan Le Coadic est créée l’association Mignoned Anjela afin de sauvegarder et de diffuser l’œuvre d’Angela Duval; en 2000 paraît son œuvre complète, la première d’un poète breton : Oberenn glok ed Mignoned, les textes bretons sont traduits en français par le poète Paol Keineg. Des chanteurs contemporains reprennent les textes de Anjela en 2012, le groupe breton Unité Maü dédie à Anjela son Chant de la terre, son poème Karantez vro (l’amour du pays) mis en musique par Véronique Autret est chanté par Nolwenn Leroy dans son album Bretonne. Leurs œuvres s’inscrivent dans la grande tradition de la littérature celte, celle des bardes, une poésie de l’écrit mais aussi de l’oralité qui a su se nourrir des contes et des légendes.

Cette réflexion de Paul Eluard à propos de l’œuvre de Angèle Vannier convient aussi à celle de Anjela Duval : « Je la tiens pour un très grand poète…Angèle Vannier rejoint tout naturellement Max Jacob, c’est-à-dire Morven-le-Gaëlique et Saint-Pol Roux. C’est une bretonne authentique…On la sent en plein accord avec la nature…féérique simplicité qui donne à tout ce qu’elle écrit la couleur des brumes nacrées et claires de sa terre natale »

 Elles furent et restent deux poètes majeures de la littérature celtique et française, bretonnes authentiques, en accord avec la nature, elles font désormais partie de cette culture qu’elles ont l’une et l’autre aimée et défendue.

Notes

1. Emportez-moi, in : Le songe de la lumière et de la brume ed Savel 1947
2. Rythmes visages Paroles d’Angèle Vannier Les Cahiers d’Ere 1995
3. Myrdhin était l’un des 3 harpeurs professionnels de Bretagne, il sillonnait le monde pour transmettre la musique celte. Il a dirigé les rencontres internationales de harpes celtiques à Dinan.
4. 40 cahiers d’écolier seront retrouvés à sa mort.
5. Anjela Duval lettres à Gérard Le Gouic ed Berlobi
6. Anjela Duval Une voix prophétique : Ar Men n° 56 janvier 1994
7. Fin de la lettre au procureur citée par Jean Lavoué in, Voix de Bretagne le chant des pauvres ed L’Enfance des arbres (p.97).
8 et 9 . Rythmes visages Paroles d’Angèle Vannier, les Cahiers d’Ere (1995)
10. Le chevalier de Paris chanson interprétée par Edith Piaf, reprise par Frank Sinatra, Yves Montand, Marlène Dietrich et Bob Dylan.
11. La Vie tout entière spectacle conçu avec Myrdhin sera joué à travers l’Europe.
12. Anjela Duval publie dès les années 60 des articles dans la revue AR Bed Keltiek dirigée par Roparz Hemon et dans Barr-heol dirigée par l’abbé Marcel Klerg.

       

Présentation de l’auteur

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