Quatre poèmes de Michael Crummey

Présentation et traduction Jean-Marcel Morlat

 

Originaire de Terre-Neuve, le romancier, poète et nouvelliste canadien Michael Crummey est né à Buchans en 1965 et réside présentement à Saint-Jean de Terre-Neuve. Il est l’auteur de nombreux livres, dont certains ont été récompensés par des prix littéraires canadiens et internationaux. Après Les voleurs de rivière (2004), Du ventre de la baleine (2012) et Sweetland (2017), Les innocents (2020), L’adversaire est son quatrième roman traduit en français (août 2024). Comme l’écrit aussi Mario Cloutier : « L’écrivain […] possède un imaginaire marqué par l’influence de la géographie sur le caractère des habitants. Le territoire comme personnage, le paysage bousculé par les vents et trempé par les larmes océaniques. » (« Michael Crummey, tout homme est une île », 5 juillet 2018, La Presse). Tous les textes qui suivent sont tirés de la troisième partie du recueil Hard Light (Brick Books, 1998), A Map of the Islands (Une carte des îles). Comme l’écrit Michael Crummey dans sa postface : « Une carte des îles est le produit d’un voyage au Labrador, en août 1995, sur le navire côtier MV Northern Ranger. Une subvention du Conseil des arts du Canada m’a permis d’accompagner mon père durant ce voyage au Labrador et de passer du temps à écrire par la suite, ce dont je suis reconnaissant. Mon frère et ma belle-sœur nous ont hébergés durant les escales à Goose Bay, et Paul m’a procuré les cartes qui ont permis de « Nommer les îles ». Mon frère Stephen m’a offert un port d’attache à St-Jean durant l’été 1995 et Peter m’a fourni un soutien informatique inestimable durant la rédaction de ce livre. » Hard Light a d’ailleurs inspiré le documentaire LUMIÈRE CRUE au réalisateur Justin Simms en 2003, qui y trace le portrait de Michael Crummey en quête de ses racines. D’autres textes tirés du même recueil et traduits par Jean-Marcel Morlat ont été publiés par la revue québécoise Cahiers littéraires Contre-jour, la Revue Phoenix : cahiers littéraires internationaux Traversées, Le crachoir de Flaubert, Europe et Recours au poème, Récit-page et Ellipse. Dans Hard Light, Michael Crummey redit et réinvente les histoires de pêche de son père à Terre-Neuve et au Labrador et fait parler des générations d’hommes et femmes du cru qui nous racontent un monde révolu fait de dur labeur et surtout de dignité, l’humour noir n’étant jamais bien loin.

Michael Crummey, auteur du roman primé Galore, parle du folklore de Terre-Neuve et de la manière dont il a inspiré les histoires et les personnages de son roman.

COUSIN

Île Saddle, Red Bay vers 1550

La plus grande station baleinière du monde, des tas de marins basques chassant des baleines franches et boréales le long de la côte dans des skiffs de seize pieds, six hommes aux avirons et un autre homme chevauchant la proue tandis qu’ils atteignent le dos d’une baleine crachant de la vapeur, le manche en chêne du harpon soulevé au-dessus de son épaule comme une torche pour éclairer la voie dans la nuit et le brouillard. Le poids d’un homme qui passe par-dessus bord perce la peau de l’eau, la forme sans bords se mouvant en-dessous telle une flamme obscure.

Une baleine boréale harponnée pouvait tirer une embarcation durant des heures, mugissant et traînant son sang avant de mourir d’épuisement ou à cause de ses blessures, les hommes ramant avec acharnement pour stabiliser l’embarcation près d’elle, évitant la torgnole due au mouvement de piston de sa queue capable de briser en mille morceaux le skiff ouvert lorsqu’elle faisait surface. Des milliers d’entre elles pêchées à l’abri de l’île Saddle pour être fondues chaque saison, les corps énormes tels des véhicules volés et désossés afin de récupérer les pièces : la peau épaisse et souple étirée pour recouvrir l’ossature des parapluies en France et en Espagne, les plus belles femmes d’Europe portant des corsets constitués de fanons ; tonnes de gras se réduisant dans des chaudrons en cuivre, une seule goélette rapportant sept cents barriques d’huile à l’automne.

Les os inutiles jetés dans le port de Red Bay Harbour – la défense incurvée des mandibules, vertèbres creuses, les os fins et longs de la nageoire : carpiens, métacarpiens, phalanges, cousins de la main humaine.

Les dépouilles de centaines de baleiniers enterrés sur l’Île Saddle, leurs têtes orientées vers l’ouest, une rangée de pierres pesant sur leurs poitrines comme pour les submerger dans la fosse terreuse, pour les empêcher de se relever afin de respirer.

Les cadavres de plusieurs hommes souvent exhumés d’une seule tombe, victimes d’une malchance commune. Un équipage de sept hommes parfois enterrés côte à côte, leur gagne-pain leur perte ; épaules se touchant sous terre, os longs et fins des doigts, aussi pâles que la lumière d’une bougie, presque pliés dans le creux des genoux.   

COUSIN

Saddle Island, Red Bay c.1550

The world’s largest whaling station, scores of Basque sailors hunting Rights and Bowheads up and down the coast in sixteen-foot skiffs, six men at the oars and one straddled across the bow as they crest the back of a steaming whale, oak shaft of the harpoon hefted above his shoulder like a torch meant to light their way through night and fog. The weight of a falling man pierces the water’s skin, the edgeless shape moving beneath it like a dark flame.

A speared Bowhead could drag a boat for hours, trailing blood and bellowing before it died of exhaustion or its wounds, the oarsmen rowing furiously to keep steady beside it, avoiding the piston slap of the animal’s tail that could hammer the open skiff to pieces when it surfaced. Thousands hauled up in the lee of Saddle Island to be rendered every season, the enormous bodies like stolen vehicles being stripped for parts: the thick, pliant hide stretched across umbrella frames in France and Spain, the finest women in Europe corseted with stays of whale baleen; tons of fat boiled down in copper cauldrons, a single schooner carrying seven hundred barrels of oil home in the fall.

The useless bones dumped in Red Bay Harbour – the curved tusk of the mandibles, hollow vertebrae, the long fine bones of the flipper: carpals, meta-carpals, phalanges, cousin to the human hand.

The remains of a hundred whalers interred on Saddle Island, their heads facing west, a row of stones weighed on their chests as if to submerge them in the shallow pool of earth, to keep them from coming up for air.

The corpses of several men often exhumed from a single grave, victims of a common misfortune. A seven-man crew sometimes buried side by side, their livelihood their undoing; shoulders touching underground, long fine bones of the fingers pale as candle light folded nearly in the hollow of their laps.

LA DÉSASTREUSE CHASSE AUX PHOQUES DE TERRE-NEUVE

Envoyés sur la glace en quête de manteaux blancs,
tenue rugueuse lancée sur des ceintures de corde enroulée
ils ont condescendu au massacre : bébés phoques gaffés,
tailladés pour être libérés de leurs peaux immaculées.

La tempête est survenue sans prévenir.
Privé de repères, le timonier de quart a mis le cap vers
le bateau qui attendait et l’a manqué.
terrés dans les ténèbres deux nuits alors,

courbés aveuglément devant l’âpreté du grésil,
corps emmitouflés pressés les uns contre les autres pour s’abriter,
marchant en cercles telles des mules portant des œillères.
Le vent tirant d’un coup sec comme un licou.

Esprits retournés par le froid, attirés par de petits
conforts que leurs cœurs bornés ont répétés
les hommes se sont jetés hors de la banquise dans les bras
d’enfants et de femmes fantômes ; de feux

déposés dans des âtres imaginaires.
Certains ont cessé tout mouvement et sont tombés,
Chaleur muante découpée sur leurs visages
tandis que la nuit et le vent glacial leur distribuaient

un dernier et lamentable salaire.

 

NEWFOUNDLAND SEALING DISASTER

Sent to the ice after white coats,
rough outfit slung on coiled rope belts,
they stooped to the slaughter: gaffed pups,
slit them free of their spotless pelts.

The storm came on unexpected.
Stripped clean of bearings, the watch struck
for the waiting ship and missed it.
Hovelled in darkness two nights then,

bent blindly to the sleet’s raw work,
bodies muffled close for shelter,
stepping in circles like blinkered mules.
The wind jerking like a halter.

Minds turned by the cold, lured by small
comforts their stubborn hearts rehearsed,
men walked off ice floes to the arms
of phantom children, wives; of fires

laid in imaginary hearths.
Some surrendered movement and fell,
moulting warmth flensed from their faces
as the night and bitter wind doled out

their final, pitiful wages.

Hard Light, Lumière crue, Michael Crummey, extrait. 

LES FEMMES

Il y en avait une pour chaque équipage de quatre ou cinq pêcheurs, que l’on emmenait pour cuisiner et garder la cabane en état, et faire leur part du boulot au moment d’habiller le poisson lorsque les trappes remontaient à la surface remplies à ras bord : trancher les gorges ou remplir la baille d’eau. Elles aidaient à placer les morues salées sur les graves pour qu’elles sèchent en août, criaient fort depuis la cuisine si une rafale de pluie survenait pour que tout soit rassemblé avant d’être esquinté.

La plupart étaient des filles dont les familles avaient besoin du salaire, certaines âgées d’à peine treize ans, levées dès l’aube pour allumer le feu et préparer le thé et les dernières à se coucher le soir, les braises ardentes arrosées d’une bouilloire d’eau. 

Normalement, la fille avait sa propre chambre à côté de celle du capitaine en bas, le reste de l’équipage fourré dans des lits superposés sous l’avant-toit sur des matelas rembourrés de copeaux de bois. Parfois, ce n’était qu’une couverture pendue au plafond qui se dressait entre elle et les hommes.

Lorsque le travail ralentissait après le capelan roule, un violon pouvait être sorti d’un coin le samedi soir, les lèvres collées à une cruche de tord-boyaux de contrebande, suivi d’un peu de guinche, les talons martelant les planches du dortoir. Les garçons célibataires courtisaient dur, ils s’amourachaient juste pour tenir toute la saison. Il y avait un manège de compliments, on faisait du gringue, il y avait des commentaires sur la lumière dans les yeux d’une fille ou ses cheveux sombres. Il fallait considérer une sorte d’attrait enivrant : braises à attiser vivantes ou à éteindre avec l’humidité d’une épaule froide. Le feu de la solitude et de la fatigue se consumant dans le ventre.

La plupart du temps, ça n’aboutissait qu’à des paroles en l’air et des stupidités, bien qu’il y eût chaque année des mariages ayant germé sur les îles du Labrador, avec quelques événements plus malheureux. Une enfant rentrant au port enceinte à l’automne et quatre jurant ne pas l’avoir touchée.

 

THE WOMEN

There was one in every fishing crew of four or five, brought along to cook and keep the shack in decent shape, and do their part with making the fish when the traps were coming up full, cutting throats or keeping the puncheon tub filled with water. They helped set the salt cod out on the bawns for drying in August, called out of the kitchen if a squall of rain came on to gather it up before it was ruined.

Most were girls whose families needed the wage, some as young as thirteen, up before sunrise to light the fire for tea and last to bed at night, the hot coals doused with a kettle of water.

Usually the girl had her own room beside the skipper’s downstairs, the rest of the crew shoved into bunks under the attic eaves on mattresses stuffed with wood shavings. Sometimes it was only a blanket hung from the rafters that stood between her and the men.

When the work slowed after the capelin scull, a fiddle might be coaxed from a corner on Saturday nights, lips set to a crock of moonshine, followed by a bit of dancing, heels hammering the planks down in the bunkhouse. The single boys courted hard, they’d fall in love just to make it easier getting through the season. There was a carousel of compliments, of flirting, there were comments about the light in a girl’s eyes or the darkness of her hair. There was romance of a sort to be considered: coals to be fanned alive or soused with the wet of a cold shoulder. The fire of loneliness and fatigue smouldering in the belly.

Most of it came to nothing but idle talk and foolishness, though every year there were marriages seeded on the Labrador islands, along with a few unhappier things. A child sailing home pregnant in the fall and four men swearing they never laid a hand upon her.

Des lieux du Nord : Station baleinière de Hawke Harbour - Labrador.

LA GUERRE FROIDE

Hopedale, le 15 août

Station de radar érigée ici dans les années cinquante à l’apogée
de la Guerre froide, soldats américains accroupis dans
des bâtiments chauffés à la vapeur deux cent cinquante mètres au-dessus du village,
contrôlant l’espace aérien arctique sans relâche,
attendant le point rouge des avions
approchant du nord,
tête nucléaire lancée vers la Maison-Blanche.

Les glaciers de la dernière époque glaciaire ont griffé
ce littoral il y a dix mille ans, dénudant la terre,
creusant le sol vulnérable pour en faire des goulets, des baies et des anses,
rien que du roc stérile laissé là pour se dresser au-dessus de l’Atlantique.
En novembre, la mer est gelée, les îles chevronnées
entre elles par un pont de glace solide,
la roche balafrée engloutie sous la neige ;
un homme pouvait passer des mois en observation depuis cette colline
et ne rien voir bouger dans l’étendue de blanc
hormis le vent et ce que son esprit imagine y voir.

La minuscule base détruite à présent, seuls les troncs carrés
des antennes radar visibles depuis Hopedale en contrebas.
Les fondations plates des baraquements
abandonnées pour recueillir neige et pluie,
escaliers de béton là où se dressaient autrefois les portes,
cinq marches ne montant nulle part –

THE COLD WAR

Hopedale, August 15th

Radar base raised here in the fifties at the height
of the Cold War, American soldiers hunkered in
steam-heated buildings eight hundred feet above the village, monitoring arctic air space around the clock,
waiting for the red blip of airplanes
approaching from the north,
a nuclear warhead winging for the White House.

The glaciers of the last Ice Age clawed across
this coastline ten thousand years ago, stripping topsoil,
nothing but barren stone left to stand above the Atlantic.
By November the sea is frozen, the islands raftered
together by a bridge of solid ice,
the scarred rock submerged in snow;
a man could spend months watching from this hillside
and see nothing move in the expanse of white
but the wind and what his mind imagines it sees there.

The tiny base torn down now, only the square trunks
of the radar antennae visible from Hopedale below.
The flat foundations of the barracks
left to catch rain or snow,
concrete stairs where the doors once stood
leading five steps up into nowhere –

Présentation de l’auteur




ALAIN DELON, HENRI RODE & LES HOMMES SANS ÉPAULES

Les Hommes sans Épaules ont toujours quelque chose à dire !... Est-ce le cas à propos d’Alain Delon, lequel, comment l’ignorer ?, est décédé le 18 août 2024 à Douchy-Montcorbon (Loiret), à l’âge de 88 ans. Oui, mais de manière indirecte, contrairement à son ami et rival Jean-Paul Belmondo (disparu en 2021, au même âge que Delon : 88 ans) qui, a, pour sa part, publié dans la revue Poésie 1 n°4 (1969), entièrement consacrée à Arthur Rimbaud. Qui, pour évoquer le Rimbe ? Jean Breton a eu son idée et a appelé la personne en question, qui lui répond : « Rimbaud, ça me botte ! Dans 48 heures c’est fait ! » Le texte de Belmondo est excellent et a été reproduit dans mon article, Jean-Paul Belmondo, l’an 1969 de Poésie 1 (in recoursaupoeme.fr, 21 septembre 2021).

La relation à Alain Delon, concerne Henri Rode1, grand écrivain autant que grand poète, qui fut l’ami précieux et l’aîné tutélaire de trois générations d’Hommes sans Épaules, de 1953 à sa mort, en 2004, à 87 ans. De ses débuts littéraires (romans, nouvelles et poésie) à Avignon, durant l’Occupation, aux côtés de Pierre Seghers et Louis Aragon, René Tavernier et sa revue Confluences, Jean Ballard et Les Cahiers du Sud, Alain Borne, André de Richaud, etc. Henri évolue, sans jamais lâcher la littérature, vers le monde du cinéma en devenant à la fin des années 50, rédacteur (durant douze ans) du magazine Cinémonde, ce qui l’amène à nouer des relations privilégiées et même des amitiés, avec, je cite en vrac, Alfred Hitchcock, Federico Fellini, Alberto Lattuada, Simone Signoret, Marlon Brando, Jean-Pierre Merville, Sophia Loren…, cette dernière que je croise un jour, début des années 90, en montant l’escalier qui me mène au petit studio parisien dans lequel Henri vit modestement.

Parmi les amitiés d’Henri, la plus emblématique et inattendue, au premier abord, est assurément celle d’Alain Delon qui, en 1960, a tourné dans moins de dix films, dont, tout récemment : Plein Soleil de René Clément et Rocco et ses frères, de Luchino Visconti, qui est un ami d’Henri, qui rapporte : « Delon, déclarait Luchino, a quelque chose qui n’est qu’à lui, outre sa séduction fulgurante. »

Henri Rode, Delon, PAC, 1977, 312 pages, 35 €.

Cette amitié entre Delon et Henri se noue sur la durée et elle est mise à l’épreuve car l’acteur est méfiant et exigeant : « C’est environ à l’époque de Plein Soleil, témoigne Henri, que je vis pour la première fois Alain, avenue Kléber. Mal dégagé encore d’une juvénilité impérieuse, à vingt-quatre ans, il semblait brûler et danser à la fois sur la plante des pieds, un pull blanc faisant ressortir sa carnation, sa chevelure japonaise, ses yeux bleus d’un étonnant éclat. Sa personne entière, d’un jet uniment racé, donnait l’idée d’un éveil, qui n’était pas défi mais certitude, sans doute, de porter l’apanage de l’être rare – celui que l’on ne rencontre que par exception. » Henri a toujours été réglo avec lui et Delon le sait, qui a lu et aimé ses écrits et pas seulement ceux qui sont liés au cinéma. Tout début des années 70, Henri se trouve chez Delon, qui n’est plus seulement le jeune Rocco Parondi de Visconti, mais son Guépard (1963), la Tulipe noire (1964), L’Insoumis (1964), le Centurion (1966), le Samouraï de Melville (1967), le Jean-Paul Leroy de La Piscine (1968), le Sicilien du Clan d’Henri Verneuil (1969), le Roch Siffredi de Borsalino (1970), ou le Corey du Cercle rouge de Melville (1970).

Delon a toujours refusé que l’on écrive sa biographie. Il a même attaqué plus d’une fois. Ce jour-là, il demande à Henri de l’écrire cette fameuse première biographie : « Certains journalistes romancent, d’autres pas. Je suis bien certain avec vous, aujourd’hui, de ne pas être trahi. ». Henri, surpris, n’a pas le temps de réfléchir : il accepte. Delon en confiance, ouvre ses archives le laisse aller et venir chez lui comme sur les plateaux, chez ses proches (longs entretiens d’Henri Chez Mireille Darc et chez Jean-Pierre Melville) et répond à toutes ses questions, nombreuses et fouillées, sans filtre, car Delon l’a décidé ainsi. Delon, le livre d’Henri Rode paraît en 1974, chez PAC éditions. Il sera régulièrement réimprimé et augmenté jusqu’en 1981. C’est un grand succès, car Delon, qui nous dit sincèrement : « J’ai toujours vécu mes rôles. Je n’ai jamais joué. Un acteur est un accident. Je suis un accident. Ma vie est un accident. Ma carrière est un accident »), est un immense acteur et il se livre ici comme jamais il ne l’a fait, sans rien esquiver. Que l’acteur ait, parallèlement à son existence réelle, une réalité mythique, voilà qui est une évidence depuis longtemps. L’accord entre Delon et Henri fut de faire ressentir plus avant, l’individualité de l’homme : « Pour Delon, chaque fois qu’il doit être Delon, il s’agit d’un certain tour de force. Rien n’est jamais du tout cuit avec lui et c’est sans doute ce qui, dans son cas, est passionnant… Delon doit créer, à chaque fois, Delon. Le tour de force est d’autant plus appréciable qu’aucun comédien mois que Delon ne donne l’impression de se conformer à des clichés personnels. Delon ne fait jamais sa propre parodie, comme Belmondo sait faire celle de Bebel – à quoi l’on applaudit d’ailleurs… La discrétion, la pudeur de jeu d’Alain Delon ont toujours été sa règle. Ce n’est jamais de l’Actor’s Studioou du Conservatoire qu’il relève, mais du Hollywood plus discret de Spencer Tracy, de Gable, de Bogart, des stars des années 40-55. Il n’a pas traversé les phases démonstratives d’un Brando ou d’un Warren Beatty. Sauf exception, il ne s’exerce jamais au morceau de bravoure. À quoi correspond tant de mesure ? Au fait, sans doute, qu’il n’a pas éprouvé à l’origine le « feu sacré ». Il ne s’en est jamais caché, ayant réalisé ses réussites par intuition, maîtrise de soi, goût du perfectionnisme. Mais un fait l’a certainement conduit à son professionnalisme sans bavure : un jour, encore jeune homme, Delon s’est vu embarqué vers la gloire, et sommé d’accepter l’aventure, ou de se démettre… Jamais, à ses débuts, Delon ne cultiva cette tentation romantique : être un grand acteur, une star qui ferait date. Il s’est contenté d’accepter, un beau matin, le fabuleux cadeau, qu’il dut d’abord à son rayonnement physique, puis à ce « petit quelque-chose en plus », dont a si bien parlé Jean-Pierre Merville à propos de Delon-star. Le tour de force fut qu’ignorant de tous les trucs du métier, ne sortant d’aucune école, Alain Delon ait pu si tôt tenir tête à un René Clément, un Visconti, un Antonioni. C’est qu’il rassembla tous les possibles de sa personnalité, fonça en se resserrant, avec, sinon le besoin d’obtenir une auréole, le goût de bien faire le travail qu’on lui demandait, en se défendant de la gratuité d’un « charme » trop facile, d’un angélisme un peu noir… Delon, par défi peut-être, un peu par orgueil, par revanche sur une enfance malaisée, puis par reconnaissance envers le privilège qui lui était accordé, a forgé Delon… » Jean-Pierre Melville déclare à Henri Rode : « Delon, avec Gabin, Montand et Belmondo, est l’une des quatre dernières stars masculines qui nous restent en France . Les autres n’étant que des vedettes. Mais qu’est-ce qu’une star ? Quelqu’un que les Américains définissent comme n’importe qui, avec quelque chose de plus. Eh bien oui, j’aime le petit quelque chose en plus. »

On découvre sous la plume, non pas d’un critique de cinéma, mais d’Henri Rode, c’est-à-dire d’un écrivain (c’est une première et cela reste sans équivalent), un Delon qui n’omet rien de sa vie et de son parcours, de ses engagements, de ses idées et conception du cinéma : Acteur, mais aussi producteur (sa société de production, Adel Productions, produit une vingtaine de films jusqu’en 1988), réalisateur, comédien au théâtre et homme d’affaires, Delon confie à Henri : « Je n’ai jamais accepté un film pour l’argent ou le prestige qu’il représentait. J’ai tourné sans cachet Mélodie en sous-sol, de Verneuil : je sentais le personnage. » Delon confie à Henri : « Melville connaissait mieux que moi ce personnage qui et moi. » Apprenant que Melville était au plus mal, durant l’été 1973, on sait que Delon traversa de nuit la France en voiture pour se rendre auprès de lui, hélas, trop tard. Melville est décédé le 2 août 1973 à 55 ans des suites d’une rupture d’anévrisme. Arrivé sur place et apprenant la nouvelle, Delon s’effondra littéralement sur place. « Alain, rappelle Henri, m’a dit avoir des rapports professionnels solides, un ami d’enfance et deux ou trois autres amis qui ne sont ni célèbres ni connus. Plus qu’à l’amour, il croit à la passion, et plus qu’à la passion à l’amitié. » On découvre avec Henri Rode, que Delon n’est pas seulement le plus grand acteur de sa génération, mais un être intelligent, cohérent avec lui-même (même si, comme Henri, nous ne partageons pas tout, loin de là, de cette « cohérence ») et doté d’une grande culture. Ses réponses et confidences à Henri le démontrent, comme le texte inédit qu’il confie à Rode : une rencontre imaginaire avec Pablo Picasso. Avec Delon, vous parlez bien sûr cinéma : « La responsabilité de l’acteur me paraît personnellement très minime. On ne peut pas situer l’acteur sur le plan de ses personnages. Il interprète, il traduit un individu, truand ou saint, sans plus. Par ailleurs, lorsqu’un film est signé Melville par exemple, il présente objectivement deux points de vue : celui de la loi et celui de la pègre. Dans Le deuxième souffle, Melville donne des chances égales à Meurisse, le policier, et à Ventura, le truand. Au public de juger… J’observe les gens, le milieu ambiant qui correspondent au film que j’interprète, ou même en général : cela fait partie du propre de l’acteur. On pique, ici et là, un petit truc. Dans l’autobus, au café, partout où je vais, j’observe. Je sais que des comédiens préfèrent la tour d’ivoire. Pas moi. C’est une question d’éducation. On a tort quand on imagine un acteur différent des autres hommes. Il doit rester en contact avec l’humanité : c’est essentiel. » Avec Delon, on parle aussi de politique, de littérature ou de peinture. Delon ne voulait pas de vente posthume, alors il a fini par vendre en 2023, l’attachement de toute une vie, sa collection d’œuvres d’art : Dufy, Delacroix, Millet, Vlaminck, Bugatti, Dürer, Véronèse, Géricault (« La personnalité de Géricault m’a toujours fasciné : on la retrouve dans La Semaine Sainte d’Aragon, dont j’aimerais beaucoup camper le héros »), Degas, Corot, Rivera, Riopelle, Hartung… Delon dit : « L’art doit circuler pour continuer à vivre. » Henri remarque aussi chez Delon, fasciné par Géricault dont il possède tableaux, des œuvres de Bronzino, Rubens, Dürer, Balthus, Ingres et Callot. Mais une chose agace Delon, qu’il répète à Henri : « Je m’admets comme je suis. J’estime que chacun a le droit de faire ce qu’il veut, et je ne comprends pas pourquoi l’on tient toujours à savoir ce que je pense, moi. » Naturellement, et comme Henri le fit observer à Delon qui acquiesça lui-même : « Quand il est question d’Alain Delon, rien ne ressemble à l’attention qu’on prêtre aux autres acteurs. » Alors, la mort d’Alain Delon, pensez-donc !

Beaucoup d’émotion et d’éloges, de notices mortuaires, de nuances sur l’homme et sa carrière, sans oublier, sans nuances, les insultes des « gens aux cuisses propres » (sont-elles si propres que cela ?). Alain Delon a répondu à Henri Rode : « En tant qu’acteur, je me suis toujours refusé à exploiter la violence gratuite. Je la hais. Rien ne m’est plus odieux que ces mouvements de foule dont l’objectif numéro un, d’abord politique puis décalé, ressemble au plaisir de tuer. » Delon n’a jamais caché qu’il était un homme de droite, se déclarant gaulliste (« Dès mon enfance, de Gaulle a été une référence pour moi. Il s’est assimilé à un ordre de grandeur qui, à mes yeux, reste une empreinte fulgurante. Si l’image de « père de la patrie » est concevable, c’est tel qu’il m’apparaît… Une des plus grandes faveurs de mon destin a été d’avoir pu acquérir le manuscrit de l’appel historique du 18 juin, pour le restituer à l’Ordre de la Libération ») et qu’il s’était engagé dans la marine pour échapper à un avenir promis par sa famille de charcutier, dont il a obtenu le CAP (« Alain plaisante en prétendant qu’il est le seul acteur à pouvoir couper correctement le saucisson et à faire un pâté en croute »), à dix-sept ans et demi, ce qui l’avait amené dans Indochine en guerre (« J’étais entraîné dans un mouvement dont l’horreur ne m’est apparue que lorsque j’ai repris pied dans un monde normal. La frousse, la peur de la mort, tout cela, alors semblait faire partie de mon excès de vitalité, de jeunesse », confie Delon à Rode, qui ajoute : « Alain connaît les embuscades, le canon qui vous met en joue et l’autre, qui tonne »), période qui le lia d’amitié à Jean-Marie Le Pen. Delon était contre l’adoption d’enfants par des couples homosexuels. Il était aussi pour la peine de mort, etc. Certes, on peut ne pas partager cela avec lui, et je ne le partage pas.

La chose la plus moche concernant Alain Delon, c’est Ari Boulogne, dont personne ne parle, « étonnamment ». Ari Boulogne est le fils que Delon « aurait eu » en 1962 avec Nico, mannequin allemand et future chanteuse du Velvert Underground, alors qu’il est en couple avec Romy Schneider. Delon a toujours refusé la reconnaissance en paternité, bien que Ari lui ressemble physiquement, à l’instar d’Anthony, comme deux gouttes d’eau, et qu’il ait été élevé par Édith, la mère d’Alain Delon. Sa vie, c’est l’histoire de bout en bout d’une lente et certaine autodestruction, un jeu de massacre, une course vaine après l’amour, qu’il raconte dans son livre, L’amour n’oublie jamais (Pauvert, 2001). Ari Boulogne, devenu hémiplégique, est retrouvé mort, chez lui, le 20 mai 2023, à l’âge de 60 ans. L’histoire est horrible. Il n’y a aucun « romantisme » là-dedans, pas même l’histoire souvent romancée, en fait, plutôt la chute continuelle de la belle Nico, la mère, qui n’assume pas davantage son fils et l’entraîne même dans l’abîme de ses veines blanches... Je ne dédouane, ni Nico, ni Delon, mais, je demande à ce que les juges d’autrui ouvrent... leurs propres armoires familiales.

Je note en revanche que plusieurs films d’Alain Delon contrebalancent son image réac, ainsi : L’Insoumis (1964), d’Alain Cavalier, et Les Centurions (1966), de Mark Robson, qui prennent position contre la guerre d’Algérie, et Monsieur Klein (1976), de Joseph Losey, sur la France de Vichy et la rafle du Vél’ d’Hiv, film, un chef d’œuvre, pour lequel il s’est battu. En 1973, il incarne aussi le rôle principal dans Deux hommes dans la ville, avec Jean Gabin : un film à charge contre la peine de mort. Ajoutons son engagement à propos de la réforme du milieu pénitentiaire, comme il s’en ouvre à Rode : « C’est dans le même esprit, en vue d’une justice plus humaine, après les évènements de Clairvaux, Toul, Nîmes2, etc., que j’ai pris parti, dans la presse, pour la réforme pénitentiaire – et contre les sévices infligés aux prisonniers : mise prolongée au « lit de contention », carence des organes de contrôle, autorité abusive faisant abstraction de toute personnalité chez le délinquant. Il me semble que la privation de liberté en soi, dans bien des cas, est une punition suffisante pour ne pas supporter d’être assortie de brimades, d’humiliations ou de violence. » Ajoutons encore les films avec Visconti, qui était, on le sait, et communiste et homosexuel. Alain Delon n’ignorait pas non plus, qu’Henri Rode était homosexuel et c’est pourtant à lui qu’il a confié l’écriture de sa biographie, lui disant : « Qui pourrait penser qu’en cette fin du XXe siècle qui a vu tous les progrès scientifiques s’épanouir, où la « conscience morale » tend à devenir quelque chose d’universel, où l’antiracisme est le fait de tout honnête homme -, oui, qui pourrait penser que le génocide, cette plaie dégoûtante de l’humanité, cela puisse exister encore ? (..) Notre époque ! Ce qui m’indigne le plus en elle, c’est que le génocide, cette plaie dégoûtante de l’humanité, puisse encore s’y produire à cause de certaines guerres. Que, dans des camps de misère, vivent encore des enfants à peu près abandonnés – de quelque race qu’ils soient : indiens, noirs, arabes, juifs, jaunes. C’est là une condamnation évidente de notre civilisation. Voilà pourquoi j’applaudis à des mouvements comme l’Unicef, la Croix-Rouge internationale, Oxfam, Terre des Hommes, la Caritas mondiale et à divers organismes œcuméniques…. Danny Kaye ne cesse de se déplacer dans le Tiers-Monde pour des gosses qui meurent de faim. Kaye nous rappelle qu’un acteur est semblable à tous les hommes doués de conscience, que la tour d’ivoire des stars est devenue une légende dérisoire… Qu’est-ce qu’une star ? Quand vous sortez du studio, la vie se charge de vous ramener à la réalité. »

En mai 2004, j’arpente le boulevard Hausmann, à Paris, lorsque soudain, avançant face à moi, à une dizaine de mètres, je reconnais Alain Delon. Nous allons nous croiser, mais je n’ai pas l’intention de lui adresser la parole. Pourtant, arrivé à sa hauteur, je lui dis : « Monsieur Delon, Henri Rode est mort ! » Il s’arrête et me fixe quelques secondes avant de continuer son chemin sans rien dire. Il ne s’écoule pas une minute, avant qu’il ne revienne vers moi : « Henri Rode, bien sûr ! Excusez-moi. Je me souviens très bien de lui. Que lui est-il arrivé ? Quel âge avait-il ? » S’en est suivi un court échange. Delon, un « sale type » ? Ce ne fut pas le cas, ce jour-là. Les « sales types » sont à chercher ailleurs, sur les réseaux sociaux (?), il me semble !...

Notes

  1. À lire : Henri Rode ou l’émotivisme à la bouche d’orties, par Christophe dauphin, dessins de Lionel Lathuille, Les Hommes sans Épaules n°29/30, 2011.

     2. Clairvaux, Nîmes, Arras, Paris, entre le 19 juillet et le 5 août 1974 près d’une centaine de prisons, 89 selon l’administration pénitentiaire, sont touchées par un mouvement de révolte des prisonniers, qui refusent de réintégrer leurs cellules en fin de journée.




Regard sur la poésie Native American : Emerson Blackhorse Mitchell, ou ce que beauté veut dire

texte et traductions de Béatrice Machet

 

Emerson Blackhorse Barney Mitchell est membre de la nation Navajo, c’est-à-dire Diné si l’on s’en tient au mot de leur langue qui désigne ces habitants du sud-ouest des États-Unis dont la vaste réserve englobe les « four corners », c’est-à-dire le lieu où se jouxtent les états de l’Utah, du Colorado, du Nouveau-Mexique et de l’Arizona. Il est né en 1945 sur la réserve Navajo, près de Shiprock, état du nouveau Mexique.

Shiprock (rocher-vaisseau) est un lieu sacré pour le peuple Navajo, nommé  Tsé Bit' A'í , soit la roche avec des ailes. Cette montagne d’origine volcanique s’élève à 518 mètres au-dessus du plateau du Colorado lui-même atteignant en moyenne 1500 mètres d’altitude. Figure de proue du paysage Shiprock rappelle la migration opérée par les ancêtres avant d’arriver et de s’installer sur leurs terres du sud-ouest américain. Il est dit que les ancêtres  Navajos avaient traversé une mer étroite loin au nord-ouest pour échapper à des guerriers d’une autre tribu. Les medecin-men avaient prié pour obtenir de l'aide auprès du grand mystère. Soudainement la terre était montée de sous leurs pieds pour devenir un énorme oiseau qui les portaient. Jour et nuit l'oiseau avait volé au sud, jusqu'au lieu où se situe maintenant Shiprock. Ce récit traditionnel enseigne non seulement l’histoire et les origines Navajos, mais c’est aussi une métaphore de la puissance de l’esprit humain capable de s’élever pour résoudre les problèmes de l’existence quand il est relié aux puissances de l’univers, avec cette conscience de faire partie d’un grand tout dont l’harmonie permet de vivre et de grandir dans une ouverture propre à rendre l’existence enrichissante, et ce pour le bien de la communauté. Blackhorse Mitchell a d’abord été élève à l’Intermountain Indian School, puis a été étudiant à L’institut des arts Amérindiens de Santa Fe, et enfin a terminé sa formation au Fort Lewis College. Il est devenu enseignant, professeur d’études sociales à Chinle, état d’Arizona, il a aussi enseigné la musique Navajo à la Rough Rock Demonstration School.

Blackhorse Mitchell, Horseback Riding Song,  Don't Let Go ℗ 2007 Cool Runnings Music - by CDBaby.

Il a commencé à écrire de la poésie alors qu'il était en pension dans les années 1960. Il écrit soit en Navajo, soit en Anglais, il lui arrive aussi d’alterner les deux langues dans un même poème ainsi que d’autres auteurs Navajos le font, par exemple Rex Lee Jim, Nia Francisco et Laura Tohe pour n’en citer que trois. La poésie en anglais et en anglais+navajo atteint à la fois un public plus large de non-Navajos, mais aussi un public plus large parmi les Navajos car tous ne savent pas écrire leur langue, ou même ne la parlent pas couramment. En 1964, Emerson Blackhorse Mitchell a reçu le prix « National Poetry Day » et en 1965 le prix Vincent Price d’écriture créative.  Connu pour son récit autobiographique intitulé Miracle Hill : the Story of a Navajo Boy (La colline des miracles : histoire d’un garçon Navajo) paru en 1967 aux éditions University of Oklahoma, il a également écrit un poème portant ce titre, paru en 1972 dans la revue  American Highways qui publiait régulièrement des poèmes rédigés par des habitants des différentes réserves du sud-ouest.

La colline des miracles

Je me tiens sur ma colline miraculeuse,
Je m'interroge sur la distance au loin,
Là-bas je me demande où j'arriverai?
Je me tiens sur ma colline miraculeuse,
Le vent murmure à mon oreille.
J'entends les chants des anciens.
Je me tiens sur ma colline miraculeuse,
Je m'enveloppe de ma solitude.
C'est ma couverture rayée.
Je me tiens sur ma colline miraculeuse,
Et j'envoie des vœux émouvants
Au monde hors de portée de main.
Je me tiens sur ma colline miraculeuse,
Le merle bleu qui vole au-dessus
Me conduit à mon ami, l'homme blanc.
Je reviens à ma colline miraculeuse.
Enfin, je me connais tout entier
Là-bas, au-delà, et ici sur ma colline.

Ce poème qui prend des allures de chant, dit bien la distance qui sépare deux mondes régis par des principes tellement différents que les fréquenter tous les deux en restant équilibré semble relever du miracle. Mais les fréquenter tous les deux est gage de se connaître tout entier, aller chez « les blancs » est l’expérience initiatique indispensable qu’un-e  jeune Indien-ne d’Amérique doit accepter pour mieux retourner dans son monde, riche et humainement complet, ayant acquis les connaissances qui serviront à défendre sa communauté.

Blackhorse Mitchell, Where Were You When I Was - Single ℗ 2006 Cool Runnings Music - by CDBaby.

La colline des miracles, ce récit autobiographique que Blackhorse Mitchell écrit sous les traits d’un jeune écolier, commence ainsi : « C’était en 1945, un matin froid, le troisième jour du mois de mars. Un petit garçon naissait alors que le vent soufflait son froid glacial contre le hogan et que les étoiles disparaissaient dans le ciel. » Broneco, un jeune Navajo raconte sa quête d’un miracle. Il s’agit de la lutte d’un garçon pour apprendre – ce qui serait pour lui un miracle – face à des handicaps que la plupart des gens qualifieraient d’insurmontables : pauvreté, racisme entre autres choses. Sous la direction d’un professeur déterminé à l’aider à réaliser ce miracle, il raconte sa vie depuis sa naissance jusqu’à l’aube de l’âge adulte, le résumé pourrait  ressembler à cela : d’abord il garde les moutons de la famille, puis vit dans un pensionnat, rencontre des Blancs pour la première fois, voyage sur la réserve et finalement s’inscrit à l’Institut des arts amérindiens de Santa Fe, où son talent est encouragé. Miracle Hill est écrit dans un style très personnel, avec des entorses faites à la grammaire anglaise, mais l’authenticité est à ce prix puisque l’anglais n’est qu’une langue acquise sous la contrainte et transformée par l’usage de ses locuteurs Navajos. Ce livre nous donne une mine d’informations sur les traditions culturelles, sur les relations familiales, sur la vision du monde des Navajos. Mais c’est un livre à portée universelle en ce sens qu’il encourage chaque lecteur à chercher son propre miracle. C’est ce livre, dit Luci Tapahonso, elle-même Navajo, qui l’a inspiré, qui lui a donné l’élan et l’envie d’accomplir son miracle à elle, de devenir la poétesse reconnue qu’elle est aujourd’hui.

Mais la réserve Navajo n’est pas toujours le lieu de miracles. Et si la beauté des paysages, ceux que nous voyons souvent dans les westerns (ceux du canyon de Chelly, de MonumentsValley, de Antelope Canyon), il y a un autre aspect moins riant : Emerson Blackhorse Mitchell en introduisant son poème lors d’une lecture publique a dit ceci : « Quand les gens viennent en Navajoland , ils disent toujours : Mon Dieu, votre pays est magnifique, les rochers, les montagnes, mon vieux vous avez un super pays. Quand j’entends ça, je regarde toujours sur ma propre route. Et ce que je vois, c’est le contraire.  Alors j’ai écrit ce poème. »

La beauté
de NAVAJOland

Des sacs en plastique
soufflés par le vent,
l’aluminium
des canettes de bière
brillant dans la campagne
des mouches profitant des déchets sur
le vide ordure des couches
PLUS
une bouteille vide de Zima*
ornant le bord de la route
La BEAUTÉ un  NAVAJOland
petites et grosses ordures dérivant dans la bourrasque de vent
écrasant chiens et coyotes
vautours
se régalant de l'odeur détériorée de la viande
PLUS
les corbeaux
s’envolant avec les yeux de la proie
« La beauté de NAVAJOland »,
dites-vous
ces nuages ​​sombres pollués ne sont pas les vrais nuages
​​les rivières
et les ruisseaux sont contaminés
par la pisse et les excréments des ploucs
PLUS
l'uranium dans la rivière innocente et mugissante
La BEAUTÉ de Navajoland
bretelle de soutien-gorge
suspendue
au poteau indicateur
crucifix avec bouquet de FLEURS en plastique
DEBOUT rappelant les humiliations
PLUS
le décapage du charbon de la Terre Mère
PLUS
les inondations de pluie acide
ce n'est pas la beauté de
Navajoland
c'est comme ça que je vois la Nation Navajo
il n'y a pas de beauté

À MOINS qu'ils nettoient
les centrales électriques et toutes ces saletés
alors je serai fier
mais je ne suis pas fier

je vois tout ça
je vois les gens de ma Nation Navajo
donner des conférences
ils portent tous ces bijoux
turquoise
en disant « Mère Terre »
et je ris
je me regarde un peu
je ne vais pas venir ici
en portant tout ça
sauf cette montre
mais je ne vais pas venir ici
jouer à l’homme-médecine sauvage
en tenue d'apparat
me promenant dans les alentours,
non, ce n'est pas mon style.
Je préfère venir ici
et être moi-même
c'est ce que j'aime faire
donc c'est ce sur quoi j'ai travaillé
écrire

 Et Emerson Blackhorse Mitchell de conclure :

 le titre du livre (Miracle Hill) ne parle pas de beauté
 mais simplement du pays
de la terre telle qu'elle était à la fin des années 40
 je dirais
et c'est de là que je suis sorti. 

Zima est une boisson maltée créée et distribuée par Coors, très en vogue dans les années 90,  commercialisée comme une alternative à la bière. Elle est généralement aromatisée aux agrumes

Loin de décrire une version idyllique et idéalisée de la réserve, Emerson Blackhorse Mitchell  la montre telle qu’il la voit hors des circuits touristiques. Au début du poème il expose crûment la saleté, témoin et conséquence de plusieurs centenaires de politique colonialiste et raciste ayant inscrit des traumatismes profonds, parfois au-delà du guérissable, dans les mémoires et les inconscients ; saleté témoin et conséquence de l’état de pauvreté dans lequel bien des gens sur la réserve vivent, avec son corollaire : désespoir, alcoolisme. Saleté aussi à cause de l’exploitation minière américaine sur la réserve, exploitation débridée et à ciel ouvert qui a ouvert les flancs de la terre. Mais tout pourrait changer, il suffirait d’abandonner l’exploitation des mines de charbon, d’uranium (presque 500 d’entre elles ont été abandonnées après des luttes juridiques et bien des cancers), il suffirait de décontaminer et de nettoyer ce qui défigure les paysages grandioses. Le poète ici dénonce un modèle de société qui n’hésite pas à choisir la laideur pourvu qu’elle rapporte à quelques exploitants et entreprises n’ayant aucun scrupule à empoisonner les eaux que boivent les Navajos. Un modèle de société qui insulte, qui blesse, qui bafoue la Terre Mère. Un modèle de société qui ne laisse pas beaucoup d’autres choix aux Navajos eux-mêmes que de correspondre aux stéréotypes (tenues de cérémonies, bijoux de turquoise) s’ils veulent gagner quelques dollars auprès des touristes pour survivre. Pourtant l’aspiration à la beauté et à la dignité est forte, ce sont des valeurs cardinales pour la culture Navajo. Et ce qu’un Navajo comprend comme beauté n’est pas cette émotion esthétique, ce concept encadré par quelques normes occidentales.  

Blackhorse Mitchell, Dine Two Step,  Don't Let Go ℗ 2007 Cool Runnings Music - by CDBaby.

Lorsqu’Emerson  Blackhorse Mitchell parle de «beauté », il ne faut pas la comprendre selon notre acceptation ordinaire du mot beauté en français ou « beauty » en anglais. Les points de vue Navajos sur cette notion viennent tout droit de la vision du monde Navajo, une sorte de philosophie qui est aussi une forme de spiritualité et qui est fondée sur le concept Navajo de « Hózhó˛ ». Hózhó˛ est formé à partir du radical verbal -zhó˛ qui désigne aussi bien la beauté, l’harmonie, le paisible, l’ordonné. Le Hó pour entrelacer les diverses nuances de sens entre elles. Car sans paix pas de beauté possible, pas de vie au sommet de sa plénitude et de ses potentiels. Parce qu’ordre extérieur autorise une paix intérieure. Parce que l’harmonie est ce que recherchent les Navajos, (et avec eux les amérindiens en général), c’est une quête et un idéal, c’est le but de la vie, c’est un accomplissement toujours recommencé dans la paix et dans la beauté. Je reproduis ici quelques vers d’un chant de prière Navajo comme une preuve à ce que j’avance.

Dans la beauté, je marche
Avec la beauté devant moi, je marche
Avec la beauté derrière moi, je marche
Avec la beauté au-dessus de moi, je marche
Avec la beauté au-dessous de moi, je marche
Avec la beauté tout autour de moi, je marche

Tout est fini dans la plénitude
Tout est fini dans la plénitude

Alors en effet, non, à vivre selon le modèle occidental, agressif, impérialiste, capitaliste, il n’y a pas de beauté. Quant au laid, ce contraire de la beauté, en langue Navajo on dirait hóchxó˛, soit « laid, désordonné ». Les conditions laides et désordonnées que sont la pollution, les bretelles d’un soutien-gorge sur un poteau indicateur et une rivière souillée ne permettent pas de vivre bien et tous les rituels Navajos visent justement à rétablir l’harmonie, qu’elle soit intérieure à l’échelle individuelle ou qu’elle soit sociale et collective à l’échelle d’un clan, d’un peuple, d’une nation. Les rituels visent à permettre les conditions de Hózhó˛. Le poème de Mitchell, par sa tentative d’amener les auditeurs à réfléchir et à voir, est aussi une tentative de rétablir l’ordre, de restaurer la « beauté ».

Faire réfléchir, c’est ce pour quoi la poésie est faite selon la vision Navajo du rôle de la poésie. Mais la poésie pour eux n’est pas à mettre dans une autre catégorie que d’autres modalités littéraires. Le mot « hane’ » sous-entend narration, il désigne aussi bien les récits et les histoires, qui contiennent des enseignements, et cela implique l’idée de partage. Pour les Navajos (comme pour d’autres peuples amérindiens), le langage, la parole, les mots ont un pouvoir vu comme sacré à ne pas dévoyer. Il consiste à pouvoir changer la conscience de qui écoute ou lit, et changeant les consciences, la poésie peut effectivement participer au changement du monde et au rétablissement de l’harmonie. Néanmoins le but n’est pas d’imposer un point de vue ou des idées, raconter suffit, car éthiquement parlant il faut respecter la liberté de penser d’autrui et ça se dit : t’áá bí bee bóholnííh, ou, en anglais, « it’s up to her/ him to decide ». Les gens doivent être respectés, les conditions du Hózhó˛ voudraient que quiconque puisse avoir toute latitude pour prendre ses propres décisions, se faire sa propre opinion, développer sa propre interprétation.

Blackhorse Mitchell, Bull Song · Where Were You When I Was Single ℗ 2006 Cool Runnings Music - by CDBaby.

Et c’est cette liberté inculquée par sa culture Navajo qui permet à Blackhorse, alors élève dans un pensionnat, de surmonter l’épreuve de la séparation d’avec sa famille, de s’adapter à l’éducation telle que pratiquée alors dans les pensionnats pour Indiens dont les actualités récentes ont démontré qu’il s’agissait trop souvent d’une série de mauvais traitements pour « tuer l’Indien » et « sauver l’homme » (ainsi que la formule consacrée de Richard Henry Pratt, directeur du Carlisle Indian Industrial School en témoigne). Voici un poème touchant montrant à la fois la vulnérabilité et la force de ce jeune Navajo arraché à ses moutons et aux siens, qui deviendra poète.

La graine solitaire à la dérive

Venu du ciel-caséine bleu foncé
À travers le vide de l'espace,
Un brin de coton navigue.
Je n'ai jamais été aussi ravi!
La graine solitaire à la dérive
Est passée devant ma fenêtre à barreaux,
En orbite tourbillonnante, elle a atterri devant moi,
Comme un agneau laineux -
Intouchée, indomptée et seule -
Marchant sur mon bureau, délicatement,
Lisant dans mes mains, je t'ai trouvée
Douce, en apesanteur, captivante.
Je t'ai soufflée par la fenêtre barricadée ;
Tu t'es pavanée, tu as tourné autour de moi,
Partageant avec moi ta liberté aérienne.

Aujourd’hui Emerson Blackhorse Mitchell vit toujours à côté de la colline des miracles, tond les moutons en juin, participe aux cérémonies et rituels Navajos, et contribue à soit rétablir, soit à conserver l’harmonie du monde.




Les Carnets du Dessert de Lune : Lune de Poche !

Les Carnets du Dessert de Lune, avec leur collection Lune de Poche, ont la très bonne idée de nous proposer des recueils d'auteurs contemporains, assez courts (de 40 à 60 pages) dont l'écriture vient percuter des représentations plus classiques de la poésie, nous disent-ils. Format qui tient dans la poche, d'où le nom de la collection, petit prix (7€) pour de jolis livrets qui donnent envie.

Thierry Pérémarti nous donne ainsi Un jour plus loin dans le jour qui se positionne volontiers dans l'abstrait : semer ou démolir / et vivre ailleurs // survivre en dedans / de tout ailleurs // d'un soi pour germer avec toutefois des bribes de réalité qui donnent de la consistance à cette plongée dans le profond : soleil, l'aube / mise en branle // feu de tout bois // se tenir à la corde / tacite pour une écriture serrée qui a émondé tout ce qui semblerait fioriture.

silence qui au mieux foudroie

d'eux, rien
il ne reste

quel séisme inverser
louanges au feu
quel espacement fuir

au crissant des heures
on attend un geste quelque chose

qui exhorte

Thierry Pérémarti, Un jour plus loin dans le jour, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2024, 60 pages, 7 €.

Le rapport au temps revient régulièrement : la minceur de la vie, au baissement du jour / qui chavire, aux aguets / de ce devenir, temps fermé qui s'ouvre, un temps qui est celui du souvenir et de la vacuité du présent car ce sont des poèmes de perte qui se retournent pudiquement sur ce qui fut je suis la lèvre / de tes premiers / baisers, disent maintenant le manque douloureux, l'ivresse meurtrie et la nécessaire écriture, rouverte la plaie / ne sachant / se taire

cherché
ta main, toute la nuit

le point d'ancrage

la vie s'écrivant
portes ouvertes
s'escrime

plus aucune rive n'atteindre

le soleil suffit ici
qui tire à vue

Une infinie tristesse chemine aux côtés des mots, cette éternité / entre nous promise // silencieuse / et vide / dans nos mains // viendra-t-elle à notre rencontre / exhumer nos caresses mais avec une belle densité qui emporte notre adhésion.

∗∗∗

 

Avec Séverine Rième, nous sommes dans un autre registre. Nos soifs disent une rencontre (l'homme des bois aux pieds couverts de sabots, le Viking... à qui ce recueil est dédicacé), disent le désir, la sensualité.

Ton urgence immobile
m'agrippe
m'allonge
m'inonde
j'abandonne
je me suspends
tu es le bois
tu es le nuage et la pluie
et tu vois... sous nos yeux
fleurissent des collines

Séverine Rième, Nos soifs, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2024, 60 pages, 7 €.

Si le corps est affirmé — quoi de plus normal dans le champ lexical de l'amour ? — nuits sous tension / de sexes aimantés / nous buvons nos souffles / de lait d'eau d'air c'est un espace plus vaste qui est ici embrassé : le monde et ses paysages.

au cœur du pincement, de la caresse des cordes,
les espaces défilent et fondent en aplats vert vif
une cabane ici, un plan d'eau là
les touffes d'arbres flous sont des taches fuyantes
verticales au-dessus de la terre
des lumières éparses pointent sur l'étendue

les ailes d'éoliennes tournent dans la plaine
immobile
sous le ciel déchiré de traînées blanches

je n'oublie rien

Séverine Rième est chorégraphe et performeuse. On le sent dans la scansion de certains vers qui dansent :

ici
on verse l'heure
on verse l'air
on verse l'or
on verse lentement au comptoir
on verse le temps
verse le vin vient l'ivresse

Et : Collés. Vivants. Nous. / Sueurs mêlées. / Élevés / au même blé. // D'eau. De sel / notre pâte / pétrie / d'amour, de hargne, d'acide. […] Nos folles farandoles, comme des failles dans nos rires.




Chronique du veilleur (56) : Rûmî

Les chefs d'oeuvre, on le sait bien, n'ont pas d'âge. L'oeuvre de Rûmî date du XIIIème siècle, son auteur (1207-1273) est un maître vénéré de la poésie persane classique. Les choix et la traduction des ghazals du « Livre de Shams de Tabrîz », réalisés par Jean-Claude Carrière, avec l'aide de Mahin Tajadod et Nahal Tajadod, sont particulièrement éblouissants.

Jean-Claude Carrière a privilégié le rythme, en essayant de retrouver la cadence originelle des poèmes. La réussite est parfaite, l'octosyllabe français se tenant au plus près de la danse des ghazals.

Tout est danse en effet dans cette œuvre. Shams de Tabrîz, que Rûmî rencontre à l'âge de 37 ans, est le maître qui transforme la vie du poète. Il le forme à la poésie, l'entraîne dans la danse des derviches tourneurs. L'anthologie qui paraît ici suit le parcours humain et mystique de Rûmî, l'attente, la rencontre, les souffrances, la séparation et l'absence le jalonnent. N'est-ce pas là une ligne universelle du destin amoureux ?

Tout est désir et chant du désir. Jamais aucun lyrisme ne pourra surpasser la pureté et l'intensité de ce chant.

 Rûmî, Cette lumière est mon désir, Poésie / Gallimard, 10,20 euros.

 

                  Tu es la lumière, la fête,
                  Tu es le bonheur triomphant,
                  Tu es l'oiseau sur le mont Tûr,
                  Je suis accablé de ton bec.

                  Tu es la goutte et l'océan,
                 Tu es la bonté, la colère,
                  Tu es le sucre, le poison,
                  Ne me rends pas plus malheureux.

 

Le souffle ne retombe jamais, il est porté par une force qui élève et bouleverse à la fois. A chaque strophe, à chaque poème, on est frappé par un renouvellement continuel de la même pensée, du même élan vital. Les derniers poèmes choisis affrontent le néant et  la mort, se tiennent sur le seuil de l'indicible et du divin.

 

                  Mourez, mourez, dans cet amour mourez,
                            Si vous mourez dans cet amour,
                            Le pur esprit vous recevrez.

                  Mourez, mourez, sans peur de cette mort,
                              Si vous vous levez de terre,
                           C'est le ciel que vous saisirez.

 

« On trouve dans nos têtes / une très haute ardeur », peut-on lire. Le lecteur la ressent, tant elle circule et ne cesse d'affirmer en nous son pouvoir envoûtant.

 




Rochelle Hurt – l’avant-garde poétique américaine

Traduction et présentation par Alice-Catherine Carls

Rochelle Hurt fait partie de la nouvelle génération des poètes américains. Féministe, elle l’est à fond, mais l’envergure de son verbe ne l’enferme pas dans cette identité unique. Sa poésie est peuplée de personnages pris dans la chute libre de leurs sensations qui font résonner le monde entier en elles. Révolutionnaire est un terme qui lui convient mieux, car elle transgresse les formes et les thèmes – vers libres, proésie, écriture en collaboration.

Partant d’un événement vécu et de situations en apparence banales, elle décrit les sensations parfois extra-corporelles et parfois surréelles ou surnaturelles par lesquelles les femmes touchent le monde et les êtres humains. Les émotions, les sentiments, puis les pensées et enfin la philosophie et l’esthétique de vie se télescopent au détour d’un mot ou d’une image sans toutefois tracer le parcours souterrain qui les relie aux sensations.

Le thème du lieu et la place qu’y tiennent les êtres est très important pour Rochelle Hurt. Native de Youngstown dans l’Ohio, elle représente les États-Unis « de l’intérieur » trop souvent négligés et pourtant si féconds en grands poètes. Et elle fait honneur à cet État frappé par le marasme post-industriel des années 1990.

Rochelle Hurt lit ses poèmes à Paging Columbus : Getting Out of Dodge (mai 2014).

Son premier volume, The Rusted City (La ville rouillée), publié en 2014, évoque le siècle métallurgique qui fit la richesse de l’Ohio. On y trouve déjà des thèmes qui forment la trame de son deuxième volume, In Which I Play the Runaway (Dans quoi je joue la fugueuse), publié en 2016 : l’importance de l’enfance, seule continuité d’une famille désaccordée, les sensations vécues par les personnages, l’importance de la mère sacrifiée. Ces drames se jouent sur la toile de fond du  voyage symbolique auquel la poète nous convie à travers les États-Unis, énonçant avec un humour subtil des noms inusités de localités inconnues des touristes qui révèlent l’Amérique profonde et vraie. Dans son troisième volume, The J Girls (Les filles J), publié en 2022, elle met en scène des ados vivant dans une petite ville de l’Ohio et dont les prénoms commencent par un J, prénoms très populaires dans les années 1980. À partir de documentaires filmés, journaux, et interviews, les « filles J » se racontent en monologues poétiques qui prennent place sur scène, c’est-à-dire dans leurs lieux de vie. Son quatrième volume, Book of Non (Le livre de Non), publié en 2024, se rapproche de l’autobiographie. Écrivant en collaboration/symbiose avec la poète Carol Guess, Rochelle Hurt y construit son portrait de Non-mère, signifiant qu’elle n’est pas définie par un rôle féminin traditionnel. La collaboration entre les deux poètes a servi à faire naitre un portrait de femme autonome dans lequel bien des lectrices se reconnaitront. 

Lecture de poésie avec Rochelle Hurt.

Maitre de conférences dans le programme du Master of Fine Arts à l’University of Central Florida, Rochelle Hurt a reçu plusieurs prix. Outre ceux qui lui avaient été remis par plusieurs revues dans lesquelles elle publiait avant 2014, elle a reçu le Barrow Street Poetry Prize en 2016 et le Blue Light Prize en 2022 pour ses deux premiers volumes. Carol Guess est professeure de littérature à l’University of Western Washington et a plus vingt recueils de poésie et de prose à son actif. Elle en a écrit plusieurs en collaboration. Comme Rochelle Hurt, elle base ses œuvres sur des événements contemporains et sur des documentaires filmés. La source de son inspiration est également ancrée dans la réalité : personnes transgenres, pandémie du Covid, situation politique, et faits divers lui servent à révéler les strates et les fissures de la société américaine d’aujourd’hui.

Rochelle Hurt. In Which I Play the Runaway  (2016).

 

P. 3 - Poème dans lequel je joue la fugueuse

Ça pourrait commencer par une fête avec des filles
éparpillées comme des paillettes, des filles qui
cherchent une maison où se caser, des filles
avec deux parents, des filles qui respirent
la joie de leur inutilité.

Ou une scène de chasse : une maison de fermier
aux murs minces comme une robe maternelle,
vide depuis longtemps et qui m’enferme.

Je n’ai jamais voulu être chez moi en lui,
mais – sexe en tôles ondulées,
la corrosion. À elle seule, son odeur
était comme le retour de minuit
à la maison, à l’empoignade du père.

Ainsi j’étais pour toujours
fugitive, son indolent jouet.

Mais si vous le voulez, je vous dirai
l’histoire d’une femme désossée
par deux mains aux sillons crasseux,
sa bonne moelle vendue à un couillon
pour une promesse en lame de rasoir.

Et combien elle a aimé ça, le péché,
ce nouveau genre d’errance.

P. 36 - Poème dans lequel je joue la tricheuse

                                               Je pourrais expliquer
que lorsqu’il touchait mon bras, un champ s’ouvrait
en moi et que je restais étourdie comme une biche
épousant la terre pour sa verdance.

Mais il faut comprendre que tout avait commencé plus tôt –

Le soleil fut mon premier amour d’enfant,
je fermais les yeux chaque après-midi
et me pressais dans sa chaleur semblable
à un corps, un poids bienvenu sur moi.
Sa lumière fendillait ma peau et je m’ouvrais
à l’infini rouge et à l’éclat sous mes paupières
pendant que le temps s’épaississait et que le sirop du plaisir
coulait dans la coupe de mon crâne.

Cela veut dire que je tombe amoureuse des surfaces –

Quand je touchais son bras, l’horizon clignotait devant nous
et je savais que le ciel n’était que la pellicule rayée
du ciel. Je fixais néanmoins son soleil, le désir durant
jusqu’à ce qu’une sorte de nuit tombe dans mon coeur.

P. 47 - Autoportrait à Entre, en Géorgie

À Entre, se trouve notre champ de paupières vides,
notre verger de mains à quatre doigts et de troncs
coupés et, notre marmaille maladroite s’y accrochant,
rien encore de très
remarquable. Nous ne sommes jamais
vingt-six à Entre – juste
à mi-chemin vers vingt-sept,
ou bien vingt-cinq et trois-quarts.

Les enfants d’Entre n’ont pas d’émotions
fortes. Ils veulent de ci. De ça. Ils manquent
de conviction. Mais on pourrait dire, et leurs grand-mères
s’en assurent mutuellement, qu’ils iront loin.

À Entre, nos bébés tournent en dormant
comme les aiguilles d’une montre, grappes d’orteils
frôlant les montants en bois, cochant le berceau barreau
par barreau.

                        Ils refusent les espaces vides
et l’ordonnance des membres impitoyables
et confortables deux à deux.

Après la montée des pupilles cuivrées dans le jardin,
et avant que les lampadaires verts de la rue
s’éteignent sous nos fenêtres,
les mères d’Entre rêvent.
Nous voulions
seulement atteindre Ceci, en Géorgie,
ou Cela, qui est moins connu.
Souvent nous restons des jours entiers
dans la morosité de notre réveil.

P. 50 - L’héritage

                                                           Tu reviens
et découvres que la porte a attendu ta clé,
            elle chante quand tu la cherches et cliquète
dans ta main comme des dents de lait mélangées.

Drapée dans le satin de ta mère, la chambre à coucher est un cercueil
            illuminé par des ampoules électriques, un entretien.

Le téléphone ronfle sur son support
et, surpris par ton attouchement, dit
ne confonds par cette maison avec la tienne.

Mais les voix de tes parents mitonnent
            dans une mijoteuse sur le comptoir de la cuisine.
                        Depuis combien de temps ?

                                               Comme ils doivent
            être tendres maintenant, rien que des murmures,
                        se détachant de l’os.

N’ouvre surtout pas la porte de ton ancienne chambre – cet
            univers ne te reconnaitra pas.

C’est ainsi que finit une maison : une vois vidée,
            les murs s’érodent sous la poussée du vent,
et tu restes là
à rappeler tes souvenirs comme un chien.                                                                    

p. 57 - En semant Ohio

Confiné à cette ville, l’amour jaunit.
Reste et regarde les murs peler
par leurs plafonds.

                                   Regarde par cette fenêtre :
                                   une mère s’étire et tire sur
                                   le toit, petite couverture feignant la fuite.

Sa peau jaunâtre est une lettre roussie
sauvée d’un feu.
                                   Derrière elle,
            en robes du dimanche, deux filles se penchent,
            pliées à la taille, elles passent des heures à
            inspecter le tapis de couleur jaune curry –
                                   un objet perdu, un bouton tombé.

Leur chevelure noire est devenue fauve,
            couleur d’une quête trop longue,
            couleur de l’absence de couleur.
                                  Un tourbillon miniature se donne le tournis
                                  et dessine des huit à travers la pièce.

Coques, les filles ondulent
et plongent, puis se redressent.

            Les murs palpitent, retenus par la mère
aux longs bras.

                                   En haut, un père murmure,
                                   je veux vivre, à jamais
                                   en train de sortir par la fenêtre.

Tu vois, tout arrive si facilement -- 

 

 

p. 65 - Le fleuve Miami en crue

Au-dessus du barman, la télé flotte comme un satellite et présente
la crue comme une de nos nombreuses fins. Au centre de la ville, le Miami

            se lève d’un lit affaissé pour reposer dans les bras grêlés de rouille
de sa ville. Nous considérons que les mythes proviennent de coïncidences :

            combien de bébés naitront ce soir dans des conditions héroïques
sur les sièges arrière de voitures flottant sur l’autoroute ? Ils porteront

            ces histoires toute leur vie comme tout le monde –
non par le souvenir mais par l’héritage raconté. Et nous avalons

            consciencieusement les circonstances comme notre destin. J’imagine
que tu es venu à ma mère comme un corps aérien vole – par saccades

            peureuses avant d’avoir appris à te tenir debout,
à stabiliser tes poumons pendant que les rapides respirations de la mort

            pompaient en toi leurs gorgées de rhum – constante menace d’une vie
bouleversée. Le chant des égouts entre dans le bar. Je peux entendre

             le fleuve monter, dis-je, prenant le son de l’eau
pour le récipient dont elle s’échappe. Tu insistes que le mariage a été ma perte,

            et je ne te dis pas que ma mère cherchait la joie
sous le bûcher de sa vie d’après toi, sans jamais deviner

            de combien de façons un monde peut finir. Dans un poème
après l’autre, j’ai laissé les crues et les cyclones t’emporter.

            La vérité est que tu es parti sur tes deux pieds. Ou vous avez simplement
décidé de vous séparer. J’ai écrit jadis que ton père à toi s’était enfui

            de la maison dans une tempête de glace en faisant déraper sa Ford. Il
a cru une fois ou deux que le ciel tombait, d’après certains.

            Et le reste ? Il est mort d’un infarctus ou d’un cancer.
Et le désastre d’aujourd’hui ? Thalès pensait que l’eau avait donné naissance

 à l’univers, dis-je en philosophe amatrice de crises –
et donc nos corps sont faits d’eau, jumeaux de leur origine.

            Je ne peux m’empêcher de croire que tu es estampillé en moi,
et j’ai peur de ma maison -- ses miroirs et sa dépendance. Nous quittons

            le bar pour marcher, mais trouvons la face fracturée du ciel
dans l’eau qui engorge la rue, -- incroyable illusion optique, mensonge

            complété par les débris qui tournoient et plongent
comme des oiseaux. Piètre excuse pour fuir –

            cette mythologie familiale. Je me mouille les pieds,
ne voulant pas attendre que l’eau se retire.

p. 69 - Le sang en boucle

La tendance de ma fille à voler se forma en miroir de la mienne – un marqueur génétique, comme
l’arc du nez ou les mentons à fossette. Enfant, je prenais tout ce qui me parlait : la souris en peluche
du chat, les tulipes du voisin, un cheveu sur la tête de mon frère. Bien qu’ayant refusé le sein de ma
mère, des années plus tard je repoussais la joue de ma sœur pour boire son lait – ce qui est donné
gratuitement ne m’a jamais intéressée. Les gronderies ne faisaient que m’exciter et le butin grandit
avec moi : vélos, autos, garçons. Vous pourriez même dire que je volai ma fille à son père. Je glissai
tout simplement une main dans sa poche quand il regardait ailleurs et je fis tomber la promesse
d’une fille dans une petite tasse. Une graine secrète.

Quand je la portais, elle m’épuisa et je sus que je lui avais donne mon gène du vol. Aucun monceau
de nourriture n’était assez grand, aucune carafe d’eau assez haute, aucune nuit de sommeil
satisfaisante. Dans le sang en boucle, sa faim dansait avec la mienne : plus je donnais, plus elle
voulait. Je maigris et jaunis, seul mon ventre se gonflait à partir de mes hanches comme une cloque.
Pendant des mois, mon cœur affolé se contracta en sentant l’appel de sa soif. Parfois je pouvais
entendre un léger bruit de succion au milieu de la nuit, puis un roucoulement satisfait faisant écho
aux grillons dehors.

Je n’ai pas honte de vous dire que je suçais aussi fort. Le jeûne marcha d’abord, mais la tentation
gagna. Alors je trouai la boucle d’un coup de dent : après chaque repas, je me reposais pendant une
heure, puis je courais toute la nuit dans le voisinage pour brûler la nourriture avant qu’elle ne puisse
le faire. D’autre fois, je mettais la main dans ma gorge et faisais tout remonter. Pendant le reste de
ma grossesse, elle devint une petite batterie de réserve. Son énergie me rechargeait. Je voyais du
magenta derrière mes yeux.

Elle pesait moins de trois livres à la naissance – et elle s’était fait attendre. Ils la firent sortir par le
siège et durent détacher sa petite bouche de sangsue d’entre mes jambes. Les deux poings pleins de
placenta. Par la suite, elle eut toujours les mains pleines de choses qui ne lui appartenaient pas : mes
boucles d’oreille rouges, des poignées de sac à l’église, des poupées au jardin de jeux. Pouvez-vous
croire que je me surprenais à lui dire de les rendre ? Elle m’avait volé la joie de prendre.

Je décidai de me réinvestir dans cette passion, en commençant à la maison. Un jour où je cherchais
des pièces de monnaie dans sa chambre, je trouvai ses dents de lait dans un étui à médicaments –
quatre petites perles subtilisées de ma boite à bijoux. Je les mis dans la paume de ma main et lorsque
je me retournai pour partir, elle était à la porte avec la bague de fiançailles de ma mère qui n’avait
jamais été léguée. Nous étions là, figées dans une boucle de honte : fais ce que je fais – toutes deux
rouges comme des gyrophares de police.

Rochelle Hurt, Entretien diffusé dans l'épisode 526 du podcast The Drunken Odyssey.

Rochelle Hurt. The J Girls. A Reality Show (2022).

p. 23  - Intérieur. Église. Jour. Jennifer est assise sur un banc vide ; derrière elle un vitrail dépeint l’Annonciation.

Prière pour la tempérance

O ma succulente muselière, mon ortie brûlante,
Mon plaintif lasso, mon poing fermé,
ma selle la plus profonde, mon étreinte la plus radiale,
mon omniprésente clôture électrique invisible,
ma ceinture de sécurité sacrée, ma solennelle camisole de force,
ma chaine de salut, mon attelle d’âme en airain,
mon moulage de corps en plâtre, mon rigide sac à langue,
mon corset moral, mon tirant de botte renforcé,
mon Tupperware étanche, mon joint sous vide,
mon gobelet tippy à l’épreuve du péché, ma boite à joie sous clé,
ma cellule de prière capitonnée, ma matrice permanente,
mon confessionnal verrouillé – je rampe
dans l’espace humide de ta grâce, tendre mâchoire de lion
dans laquelle je tressaille et tremble, ton éternel hoquet.

Carol Guess & Rochelle Hurt. Book of Non (2023).

p. 31 - Non-excuses

Mon premier projet artistique à l’école fut un masque fait d’excuses humides. Je le mis sur ma figure
et une fois durci, je l’enlevai – un bol de désolée – et je sus à qui je ressemblais.

Quand ma sœur et moi allions passer les fêtes chez notre père, il n’avait jamais de jouets pour nous.
Il mettait un seau d’excuses entre lui et nous et partait. Nous avons construit des villes entières d’excuses.

Au lycée, je trimballais mes excuses au fond de mon sac comme des Tic-Tacs, enviant les excuses
des autres qui me semblaient si bien organisées. Comme Louise qui les rangeait au fond de son
casier. Elle en sortait une d’une main manucurée et c’était sa façon de dire qu’elle vous aimait bien.
Une fois, je surpris Louise dans le vestiaire avec ma poignée d’excuses ; paniquée, sans tampon, elle
me dit, « va te faire foutre. »

Je me souviens qu’au bal de fin d’année je portais mes excuses comme une robe fuseau et que je
laissais mon cavalier les peler de mon corps une par une. Il avait l’air de s’ennuyer, mais il avait
continué.

À l’université, j’appris à distribuer mes excuses plus prudemment. Mais, quand, saoulée d’Amaretto,
je déambulais la nuit et tombais sur des gens, je vaporisais mes excuses comme du spray au poivre
dans les yeux de ces étrangers.

La plupart du temps maintenant mes excuses sont tranquillement assises sur le canapé avec moi –
des non-excuses. Il se fait tard, dis-je, et elle me crochètent une chemise de nuit suffisamment vaste
pour m’y noyer.

 

p. 41 - La non-matière

Un trou noir ouvre une étoile comme un sac poubelle et répand sa vieille lumière à travers l’espace.
Sur terre, les fleurs en plastique et les cigarettes électroniques remplissent ma poubelle. Quelqu’un
trie ce rebut en piles – mangeable ou pas, portable ou pas, masculin, féminin, mari ou femme. Le
lendemain, les ratons laveurs passent la journée à tout mettre en vrac. Quelques-uns d’entre nous se
retrouvent ensemble, non-entités s’enfonçant dans la terre. Je vis dans un corps, ce qui veut dire que
je vis dans un chariot à déchets qui me conduit chaque jour vers le non-être.

Malgré tout, les ordures se font. Quelqu’un sort des sacs noirs d’une poubelle en métal. Voici un
cercle, voici un couteau. Il n’y a pas de poubelle pour la matière noire. Voici des sacs fendus au
milieu, des couvercles de boite en plastique, et des préservatifs qui se déversent sur l’asphalte. Les
ordures n’appartiennent à personne. Elles s’assemblent dans des coins de comédie, pailles en
plastique, verre brisé, capuchons de bouteilles et éponges moisies. Elles collent aux yeux comme les
paillettes d'hier soir et tournoient en blocs massifs dans la Mer des Sargasses. Elles vont vivre
derrière un mur qui nous permet d’oublier et devient matière noire quand l’amnésie dame le pion à
l’invisibilité.

Les ordures sont ce qui vient après. Elles sont pupilles de l’état de décomposition, cette ultime
forme de la matière. Nous les utilisons pour nous flatter jusqu’à l’arrivée, crachant du néon en cercle
autour de nos corps, nous croyant meilleurs que ce que nous laissons derrière nous.                     

Présentation de l’auteur




Retour À la ligne, en hommage à Joseph Ponthus

Le 24 février 2021, avec ce message informatif : « Joseph Ponthus nous a quittés dans la nuit », je postais sur mon blog La rive des mots un extrait de son poème-récit À la ligne, ce chapitre 65 qui résonnait tragiquement, comme si la fin de parcours, si jeune, de son auteur, était le prix à payer pour l’expérience d’ouvrier intérimaire embauché dans les conserveries de poissons et les abattoirs bretons, opposant a posteriori un arrêt brutal, un point, sans retour à la ligne, un point final, interrompant ainsi la possibilité de partage de tous ces textes dont ce poète était encore porteur : « Et tous ces textes que je n'ai pas écrits / Pourtant mille fois écrits dans ma tête sur mes lignes de production / Les phrases étaient parfaites et signifiantes / S'enchaînaient les unes aux autres / Implacablement / Où des alexandrins sonnaient comme Hugo / Tant sur la machine que sur l'humanité / Des sonnets de rêve »…

L’on peut se prendre alors à rêver au prolongement de cette vie volée au temps du travail, à la virtualité de ces textes non encore rédigés dont À la ligne, ce premier roman fondateur, aurait été le sésame, mais la résistance qu’il fallut déployer pour l’existence, le dur labeur de la condition ouvrière contemporaine, dont un documentaire dans lequel l’écrivain était interrogé en dévoilait le sort des « damnés », a opposé un tribut plus lourd peut-être à la fougue, à la combativité, à la volonté souriante du jeune poète qui mordait la vie. Car s’il est un souvenir à garder de Joseph Ponthus, dans la rencontre que j’eus la chance de faire avec lui, pour la lecture collective de son ouvrage, lors d’un moment de convivialité où il fut invité à prendre un repas entre amis, non loin de la ville de Narbonne que chante également le grand Charles Trenet, lui dont les refrains l’ont soutenu, il l’écrit lui-même, dans un entrain presque spinoziste à une gaieté qui désamorcerait chacune des causes des passions tristes, c’est cette joie radieuse, grâce à laquelle loin alors du travail à la chaîne, ce dernier, peut-être déjà conscient de l’issue fatale que lui préparait la maladie, mordait, littéralement, la vie, il rayonnait, tout au plaisir de se délecter des saveurs d’un plat, tout à l’affût d’un bon mot, d’un trait d’esprit, qui en agrémenterait le goût…

Joseph Ponthus nous parle de son livre À la ligne, feuillets d'usine (éditions La Table Ronde), dans l'émission Dialogues littéraires, réalisation : Ronan Loup. Interview par Laurence Bellon. Librairie Dialogues. 

Une vitalité qui lui aura pour le moins permis de tenir à l’usine, par ces feuillets qu’il écrivait par ailleurs, le soir, au retour chez soi, dans un inventaire méticuleux des gestes appliqués à la ligne de production, dont la ligne d’écriture était peut-être la conjuration : écartez la fatigue, la douleur, le bruit, le cauchemar que le corps encaisse, que la main note tout de même, mais que la poésie sublime, cette autre vie de lettré qu’il a eue, venant embellir la dureté au jour le jour des citations d’auteurs latins, des aventures des romans d’Alexandre Dumas, des envolées des poèmes de Guillaume Apollinaire, quand il ne s’agit pas des airs des chansons de Vanessa Paradis, Il y a lalala… Des comptines populaires aux vers libres, c’est sous toutes ces formes, ce cœur vivant d’une poésie authentique qui n’a cessé de palpiter dans une telle épreuve, lui a donné de la ressource, ce second souffle, cette autorisation à la seconde vie de l’embauche à se sauver par la première vie d’une jeunesse toute à la découverte de la littérature, les deux inextricablement liées, ne faisant qu’une, traversée d’existence étudiante, associative, ouvrière, fraternelle, trame d’un combat extraordinaire entre cet Ulysse inavoué et le géant Cyclope au corps de carcasses de bœufs et à la chair pétrie des tonnes de bulots, du boulot impitoyable qu’il abattait, portée par l’esquisse de cette ligne de fuite, pour reprendre la terminologie philosophique deleuzienne, qui le traversait et faisait de lui le héros d’une possible trouée de tout un système d’exploitation, faisant fuir ce carcan de calvaire par toutes les lignes de force qu’il s’employa à déployer, lignes salvatrices d’écriture à bras le corps, d’empoigne à la fois âpre et salutaire du travail à la chaîne, en offrande, en définitive, aux compagnons de lutte d’un possible espace, au creux de ce quotidien, de libération pour soi, pour les siens et pour les autres...

Joseph Ponthus vous présente son ouvrage À la ligne : feuillets d'usine aux éditions La Table ronde. Rentrée littéraire janvier 2019. Librairie mollat.

À l’injonction délicate de Barbara dans Perlimpinpin à ne pas poétiser, à ne pas manquer de délicatesse, de tact, scrupule éthique qui se ramifie dans l’élégance du style, la justesse de la forme de ce roman À la ligne, répond également le boucan d’enfer de ces mêmes Feuillets d’usine d’où s’élève son chant, à la fois individuel et collectif, personnel et universel, sans critère esthétisant, sans jugement de bon goût, une clameur populaire, dont il devient, au chapitre 48, à l’instar de Guillaume Apollinaire, un chantre : « À l’usine on chante / Putain qu’on chante / On fredonne dans sa tête / On hurle à tue-tête couvert par le bruit des machines / On sifflote le même air entêtant pendant deux heures / On a dans le crâne la même chanson débile / entendue à la radio le matin / C’est le plus beau passe-temps qui soit / Et ça aide à tenir le coup / Penser à autre chose / Aux paroles oubliées / Et à se mettre en joie / Quand je ne sais que chanter / J’en reviens aux fondamentaux / L’Internationale / Le Temps des cerises / La Semaine sanglante / Trenet / Toujours Trenet et encore / Le grand Charles « sans qui nous serions tous des comptables » comme disait Brel / Trenet qui met de la joie dans ce putain d’abattoir qui me fait sourire à mon épouse quand J’ai ta main dans ma main et puis La Folle Complainte reste quand même la plus belle chanson de tous les temps ou Ménilmontant / L’Âme des poètes / Que je les cite / Reggiani évidemment Daniel Darc Nougaro Brel Philip Buty Fersen Fréhel et la Môme Vian Jonasz les Frères Jacques ou Bashung les Wampas Ferrat Bourvil Stromae NTM Anne Sylvestre et toujours Leprest et Barbara ». Véritable ode à la joie de la chanson française pour tenir, tenir encore, damer encore le pion à l’usure, à la mort, ce dont Joseph Ponthus n’aura eu de cesse, citant néanmoins lors d’une dédicace privilégiée, cette phrase latine tragique de l’historien lucide Tacite: « Ubi solitudinem faciunt, pacem appelant. », « Lorsqu’ils font un désert, ils l’appellent paix. », enjeu tant poétique que politique, clé égale pour rentrer dans sa vie, son œuvre, nous y embarquer, préscience peut-être de l’épisode qui suivit, aveu d’un destin de celui qui préféra pourtant à la surdité de l’ordre des choses la fragile beauté du poème…

La Grande librairie, France Télévision.

Présentation de l’auteur




Michèle Finck, de La Voie du large au prix Apollinaire

Pour parler de ce livre, le sixième publié par Michèle Finck aux éditions Arfuyen (depuis Balbuciendo,  en 2012,), je me demanderai d’abord comment une singularité d’existence, ouverte au monde mais liée à soi, peut devenir le miroir ou le prisme d’un moment collectif. Comment la poésie, qui est perception ou élaboration d’un temps hors du temps, peut s’approcher du moment présent et même le révéler, le fixer pour ainsi dire, le maintenant ainsi à l’abri de l’oubli.

Ce sera d’abord par la figure troublante d’un double, presque un doppelgänger. Elle ouvre le livre, dont une partie est faite de poèmes écrits pendant l’épidémie de coronavirus et en préserve, avec le souvenir d’une disparue, le caractère apocalyptique par beaucoup trop vite oublié. Il y eut un présent où les rues étaient désertes, l’isolement de règle, et les solitaires condamnés à plus de solitude encore, où les plus fragiles allaient à la mort sans presque aucun soutien des proches. Tel est le cas de ce double de l’auteure, qui ouvre la « voie du large », voie tracée par l’approche de la mort, l’acte de mémoire, l’exploration d’états et conditions de la vie saisis à cette distance énorme, mais dans le présent de chaque jour, par l’usage d’un certain instrument poétique.

Il faut éclairer la conjonction de ce présent – aussi bien collectif – et de cet instrument, conjonction jamais acquise tout à fait, toujours ébauchée, parfois atteinte, invitant le lecteur, la lectrice, à la vérifier à leur tour, sous le signe de l’ébauche et de la réparation. 

Michèle Finck, La Voie du large, Arfuyen, 2024, 215 pages, 17€50.

Toute une section du livre porte ce titre : Santa Reparata, du nom d’une chapelle entrevue dans la campagne Corse, un des lieux où se joue l’événement de la poésie. « Santa Reparata », sainte réparée, mais aussi réparatrice, qui pourrait être seulement un nom, une conque vide. Mais où s’entend le son primordial qui résout l’oscillation, sensible dans beaucoup de poèmes, entre « écrire » et « prier ».

Sous le signe de cette sainte, à peine repérable mais dont le nom devient autre nom de la poésie, se fixe une expérience, non datée, de mer enveloppante, natale, et d’audition marine. « Entendre de mes oreilles longtemps sous l’eau quelque chose comme un cri répercuté en spirale au large par les rocs de la plage et les montagnes de l’autre rive quelque chose comme un cri rugueux mystérieux cosmique sans origine ». L’immémorial est en jeu, et, dans cette sorte de panthéisme, de divine présence du monde, la poésie comme prière, ce que pourrait suggérer, dans le passage cité, l’emploi de l’infinitif, qui un des traits récurrents de l’écriture de Michèle Finck. De même :

Jour     de vraie vie

matin :    nager

après-midi :    écrire

ne plus    distinguer

écrire    et    nager

Plusieurs valeurs de cette forme verbale peuvent être distinguées. Hors du temps et de la personne, indiquer un acte pur, tel que (si on se réfère à un poème antérieur), « nager » soit l’équivalent, en quelque sorte, de « prier », dans la relation à l’écriture. Mais aussi, la valeur d’impératif : s’adresser à soi-même une injonction, sinon une demande, celle que se réalise ce qui n’est peut-être qu’ébauché, imparfaitement, peut-être inatteignable. Une demande qui introduit le doute, et simultanément fait du doute un appui.

L’expérience première qui a part liée avec l’audition, la musique, la voix, pour être intemporelle n’en oblige pas moins au présent. Le même poème qui évoque le « cri rugueux mystérieux cosmique sans origine » a pour titre « Frères », et il évoque les migrants morts en Méditerranée. Celui qui veut que s’équivalent « écrire » et « nager » a pour titre « Alarme » et parle de « l’île de déchets plastiques » entre la Corse et l’île d’Elbe. L’écoute de l’immémorial est suspendue, en même temps que rendue plus vive, par la conscience d’un présent et d’un avenir menacés.

La poésie a-t-elle véritablement le pouvoir de réparer un monde que la destruction aujourd’hui fait plus que menacer ? Mais la question ainsi posée resterait sans réponse et il faut plutôt questionner ici la définition de la poésie qui se trame tout au long du livre. J’y vois d’abord l’alliance fondamentale, déjà suggérée, de la croyance et du doute. Michèle Finck intitule  « La langue du doute » la première section de son livre : un doute aussi radical peut-être que le doute cartésien, et comme lui ancré dans une ferme croyance, ou plutôt faisant de son existence même le socle d’une certitude, sorte de cogito poétique. La section se referme ainsi par un poème, « Renverse du doute » dont le dernier vers affirme : « lucidité du doute    ouvre le large ». Une affirmation à l’indicatif, et non à l’infinitif, d’autant plus frappante qu’elle est directement reliée au titre général du livre.

On aura sans doute noté que ce titre, « Renverse du doute », fait allusion au dernier livre de Paul Celan, Renverse du souffle (Atemwende, 1967). Ce n’est pas seulement un hommage, ou la reconnaissance d’une filiation. La poésie, par l’alliance du doute et de la certitude – inspir et expir d’une même respiration – s’ouvre à la lecture d’autres poètes dans un présent qui prend en lui le passé de l’histoire. Telles sont les analyses spectrales que contiennent les poèmes portant sur les lectures faites dans la solitude du confinement de 2019-2020. Analyses qui passent en lucidité certaines proses critiques porteuses parfois de davantage de légendaire.

Ces poèmes parlent la lecture empathique des correspondances entre Celan et Nelly Sachs ou Ingeborg Bachman, ou encore de la correspondance à trois entre Tsvetaieva, Rilke et Pasternak. Qu’il y ait identification, que ces lectures – qui sont aussi traversées du temps de confinement, des échanges hors du temps en un temps hors de lui ou du moins suspendu –, relèvent d’un choix que domine la pensée amoureuse et la grande poésie internationale, n’empêche pas, c’est remarquable, une lecture sans emphase ni masque, avec une justesse que permet paradoxalement à Michèle Finck son écriture. La « Lettre-poème » adressée aux protagonistes de la Correspondance à trois en témoigne, s’immisçant dans le triangle avec une compréhension remarquable de la pensée de chacun et de sa projection dans l’échange, dans un rapport à la fois de proximité et de distance qui reflète, au meilleur d’elle-même l’alliance entre le doute et la croyance. La même démarche peut établir le poème au cœur d’une œuvre musicale (les Leçons de ténèbres de François Couperin), d’un film (Le septième sceau de Bergmann), ou de graffitis saisis au hasard des rues.

Cette lecture-écriture doit sa force à l’instrument poétique travaillé depuis longtemps par Michèle Finck. Je voudrais pour finir, tout en invitant le lecteur à ouvrir lui-même le livre, interroger quelques rouages ou mécanismes de ce solide instrument (tout inspiré qu’il soit par le piano de paille). D’abord la proximité, jusque dans son approche de l’immémorial, avec la prose, et le récit. Ce sont des histoires parfois qui sont racontées, et même enfantines parfois. Mais le récit s’accompagne d’une différence essentielle qui fracture le narratif et ouvre le poétique, c’est la respiration rythmique apportée par le découpage des énoncés en vers, eux-mêmes faits d’ensembles séparés presque systématiquement par un espace de blanc qui, comme on l’a vu plus haut, interrompt la continuité de l’énoncé. La séparation, interrompant la continuité verbale, au moment même où elle fragmente cette continuité fait signe vers une possible unité. Le mot qui vient d’être dit, celui qui sera dit, prennent une autre résonance, et presque une autre nature. Une plus grande densité ontologique, certes, mais aussi une plus grande responsabilité, qui est mise à l’épreuve le poème.

Une autre manière de faire va dans le même sens, c’est la disposition verticale des mots d’un énoncé qui pourrait être un vers, et qui devient poème. Le discours, là encore, est ralenti, fragmenté. Il hésite, comme dans le doute. Il trébuche, comme dans l’ébauche. Mais fait entendre souvent, au moment du dernier mot, un sens plein qui saute à l’oreille, et qu’autrement nous n’aurions pas entendu :

                                               Miraculeuse

                                               Rencontre

                                               Du corps

                                               Et

                                               De

                                               L’

                                               Ecume

                                               Ils

                                               Se

                                              

                                               Reconnaissent.

Grande alors est la responsabilité du poème, dans le présent de l’histoire comme dans le peut-être qui s’affirme au-delà du doute.

Michèle Finck, Connaissance par les larmes, lecture par l'auteure.

Présentation de l’auteur




Jacques Sicard : Opus — Jim Jarmush, , Permanent vacation, Quentin Tarantino, Once Upon a Time… in Hollywood, Jacques Rozier, Adieu Philippine, Arnaud Desplechin, Roubaix, une lumière

Jim Jarmush, Permanent vacation.

Une fois le chant désenchanté, reste la chanson. C’est, de Jim Jarmush, Permanent vacation.

John Lurie au saxophone alto casse entre ses lèvres des brindilles de bois dur, de chaque morceau claque une étincelle. Son nom d’Ayler dans Manhattan bombardé – clin d’œil intellectuel, et pourquoi non ?

The dance scene, Permanent vacation de Jim Jarmusch.

 

Le jeune Aloysious Parker vaque d’ici à ici d’un quartier de New York dévasté par l’économie. Parce que ces ruines à gaspards ne sont plus un endroit où socialement quelque chose a lieu, elles ressemblent, du moins est-ce ainsi que je les vois, à une salle de cinéma, en ses fauteuils de parfois grand inconfort l’esprit se divertit, aucun mystère ne s’y célèbre, on ne sacrifie à aucun rite, rien n’appelle à la communion, la tête phosphorescente se détourne de l’immonde religiosité des sociétés humaines.

Christopher Parker dance on music of Earl Bostic, Permanent vacation, Jim Jarmusch.

Permanent vacation. Vacance est un nom de jeunesse, c’est un état de disponibilité si intense qu’il décourage l’invite. On la voudrait durer jusqu’à la nuit. Ce plus tard, dont on cherche la dispense, où vieillir sera ne plus cesser d’habiter la vie réelle.

John Lurie joue du saxophone, dans Permanent vacation de Jim Jarmusch.

 

 

Quentin Tarantino, Once Upon a Time… in Hollywood

 

Dans Once Upon a Time… in Hollywood Quentin Tarantino expose l’envers du décor de l’usine des Studios à la fin des années soixante. Il documente la réalité. On y voit ce que chacun plus ou moins sait, à savoir des rapports sociaux qui sont des rapports de force d’appartenir aux rapports de classe, le travail difficile des acteurs (et de tous les professionnels), l’humiliation dont ils sont l’objet surtout dès que le déclin s’annonce, humiliation favorisée par leur faiblesse morale et par leur médiocrité intellectuelle – tout cela exaspéré par le changement de pouvoir industriel déterminé par l’avancée de la télévision.

Scène de fin, première partie, Once Upon a Time in Hollywood, Quentin Tarantino.

 

Comme nous sommes dans la réalité, la forme filmique a moins de grâce, le rythme ne va pas sans une irrégularité cahoteuse, la lumière n’épargne la laideur ni les rides.

Seulement voilà, dans cet envers-là, l’assassinat de Sharon Tate n’existe pas…

Avec pour conséquence de changer l’envers du décor ou la supposée réalité en fiction et, par vases communicants, l’endroit du décor, là où l’œil sniffe les bords du cadre de l’image animée comme des lignes de coke, en réalité pure et dure – pour la raison que dans cette dimension, au cours de la nuit du 8 au 9 août 1969, au 10050 Cielo Drive de Los Angeles, trois membres de la famille Manson massacrèrent la femme enceinte de Roman Polanski et ses amis.

Brat Pitt meets Pussycat, Once Upon A Time in Hollywood, Quentin Tarantino.

 

Le passage de l’envers à l’endroit se fait lors de la tuerie finale dans la villa de l’acteur Rick Dalton : le mouvement retrouve sa fluidité, le montage son inventivité.

D’où la conclusion suivante : la barbarie est garante de la réalité des films.

Un souvenir vient à l’esprit : dans les années cinquante, des cinéphiles appelés mac-mahoniens, du nom de la salle ayant leur préférence, défenseurs des œuvres de Losey, Lang, Preminger et Walsh, l’un d'eux, Michel Mourlet, contribuant parfois à Défense de l’Occident, affirmait que par esprit de cohérence l’amour du cinéma américain conduit à l’amour du système qui le produit, parce qu’il est impensable sans lui.

Bande annonce de Once Upon A Time in Hollywood, de Quentin Tarantino.

 

Un souvenir en appelant un autre : dans le fragment réalisé par R.W. Fassbinder pour le film collectif L’Allemagne en automne, réalisé à la suite de la mort par suicide aidé en prison de Baader, Ensslin et Raspe, sa mère avec laquelle il se dispute, lui confie qu’elle serait pour un pouvoir autoritaire… qui serait bon, aimable et juste.

Ajouter, enfin, cette sublime nuance : la réalité des films, qui influe sur la réalité du spectateur, est, elle, inspirée de Rosa Luxembourg, Anarchie ou barbarie.

Quentin, tu nous en racontes de belles !

Interview de Quentin Tarantino, à propos de Once Upon A Time in Hollywood.

Adieu Philippine de Jacques Rozier

Les films de la Nouvelle Vague eurent le tropisme du Sud. C’est bien étrange.

Les cinéastes de ce mouvement informel, qui n’avaient eu de mots assez durs contre le nihilisme mis en œuvre dans les productions du cinéma de qualité-française, furent fascinés par le crâne humain que sur la terre projette le soleil en ce lieu géographique. Leurs récits n’ont de cesse de quitter les rues brouillonnes du Nord pour rejoindre ou plutôt fuir littéralement vers les rives de la Méditerranée. Chemin faisant, au contact de la luxuriance des couleurs, ils se romantisent - puis s’attristent, car le sud, c’est la mort. La sécheresse, la pauvreté, la brûlure. La lumière y a une odeur de soupe chaude sur le feu et le décor y éprouve la défaite de ses traits.

Jacques Rozier, qui préluda à la Nouvelle Vague, voyage aussi vers le Sud. Où il se sert de l’aspect modal des mélodies corses, de leur insistance sur un son, pour troubler l’inconscience de ses deux « Philippines » – lorsque l’on devine que le rouge monte à leur front, lorsque les demoiselles comprennent que ce qui appelle le jeune appelé du contingent, c’est la mort de l’autre côté de la mer, à ce moment-là, et le bateau s’en va, la flûte en roseau du Maghreb remplace le chalumeau taillé dans le figuier du maquis.

Roubaix, une lumière 

Arnaud Desplechin filme le malheur comme un mystère religieux – dont la signification est immanente, c’est-à-dire existentielle et sociale, rien moins que mystérieuse.

Il décompose en tableaux de pitié silencieuse les visages – qui sont comme front à front avec nous, même de profil, ils regardent à travers nos peaux. Lenteur cérémonielle – lenteur de l’irrémédiable. Lumière d’un doré laineux – que les corps glacés ainsi saisis ignoreront jusqu’à la dernière seconde, ils ne sont pas de son duvet. Bienveillance maternelle des voix, entrecoupée des éclats paternels du loup – mais il n’est plus de chaperon rouge ni de fable, la beauté ne peut rien, l’enfance est une trahison : sa proximité avec la nature en fait un concentré de faiblesse, ce qui aide à comprendre la révolte de l’homme mûr empoisonnant les eaux, polluant l’air et le feu partout, où que se tournent les yeux.

Affiche du film Roubaix, une lumière.

La voiture de police les amène, le film s’achève. Les deux jeunes femmes, que Desplechin a livrées à un sentiment d’impuissance où prend figure la folie meurtrière, n’ont plus que quelques minutes à passer avec nous. Comme moi qui n’ai plus que quelques années à vivre. Aimeraient-elles les consacrer à les regarder passer ? Mais est-il possible de regarder passer le temps ?

Jacques Rozier, Adieu Philippine.




Rossano Onano : carnet de poèmes inédits

Cela te suffit-il, si je te dis merci ?

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textes recueillis par Giancarlo Baroni,
traduction de Marilyne Bertoncini

 

 

Ce sont des inédits absolus, même en Italie, que nous vous proposons : issus d'un "carnet à la couverture ornée de petites corolles aux couleurs délicates comme une prairie fleurie" contenant environ 130 poèmes inédits en volume de l'écrivain Rossano Onano que Giancarlo Baroni ( qui nous avait déjà offert une large sélection de poèmes publiés, édités par ses soins et traduits en français par Marilyne Bertoncini, le 6 novembre 2020 dans  Recours au poème) nous donne à découvrir en avant-première, grâce à  Erminia (Emy, protagoniste d'un texte affectueux ici) , la femme du poète, que Giancarlo Baroni a le plaisir de connaître.

"Dans le cahier se trouvent des textes de différentes longueurs, comme c'est généralement le cas dans les nombreux livres d'Onano publiés de son vivant" nous écrit Giancarlo Baroni. "J'en ai choisi quelques-unes parmi les plus concises : Rossano était un maître des formes courtes. Dans la succession des pages, surtout dans les dernières avec l'aggravation de la maladie, l'écriture manuscrite révèle une plus grande incertitude qui rend son interprétation plus compliquée.
Rossano Onano nous a quitté en avril 2019 ; donc plus de 5 ans se sont écoulés depuis son décès, mais son souvenir reste indélébile chez ceux qui ont eu la chance de le connaître."

.

 

Intelletto

 

Nel suo tendere alla perfezione

era sulla buona strada, prossimo all’arrivo.

Sollevò lo sguardo, vide un’immobile

landa fiorita, un’alba temperata.

Fortunatamente accorse l’urlo

della lupa, capì come il percorso

fosse infinito, proseguì il cammino.

 

Intellect

 

Dans sa quête de perfection

il était en bonne voie, sur le point de l’atteindre.

Il leva les yeux et vit immobile

une terre fleurie, une aube tempérée.

Fort heureusement, lui parvint le cri

de la louve, il comprit que le chemin

était infini, il poursuivit sa route.

 

*

 

 

 

Tav

 

Tutti i binari, in lontananza, convergono.

Per questo coltiva le lontananze

con umiltà. Aspetta timido l’ultima

convergenza, fioca, nella speranza.

 

TGV

 

Tous les rails, à l’horizon, convergent.

C’est pourquoi il cultive les distances

avec humilité. Timide, il attend l’ultime

infime  convergence, pleins d'espérance.

 

*

Io

 

Dimmi, Signore, da quali inopportune vie

mi sopraggiungi, quale meta proponi, quale ingaggio?

Sappi che mi rammarico, nel tiepido calore

dell’accampamento, io, pauroso che termini il viaggio.

 

Moi

 

Dis-moi, Seigneur, par quels chemins inopportuns

Tu viens à moi, quel but tu me proposes, quel engagement ?

Sache que je regrette, dans la douce chaleur

du campement, moi qui suis peureux, la fin du voyage.

 

*

 

 

Fobica

 

Il silenzio rompeva da tutte le fessure

non dava tregua. Finalmente una lama di luce

ferì la stanza nel costato. Ci riversammo

nei vicoli, ancora una volta sopravvissuti.

 

Phobique

 

Le silence se brisait par toutes les fissures

sans répit. Enfin une lame de lumière

perça le flanc de la chambre. Nous nous déversâmes

dans les ruelles, encore une fois survivants.

 

*

Adriatico

 

Nulla vedi più calmo di questo mare

vedi rosse bandiere sui pennoni dondolare.

Quale pericolo incombe non devi sapere

un corvo bianco (un albatro) guarda dalle scogliere.

 

Adriatique

 

Tu ne vis jamais plus calme que cette mer

tu vois de rouges drapeaux flottant sur les mâts.

Quel danger plane, tu ne dois pas le savoir

un corbeau blanc (un albatros) regarde depuis les falaises.

 

*

Rosa rosae

 

Un giardino rivolto ad occidente

le madonne coltivano le rose

vengono e vanno le tribù terrestri

nel giardino si piantano le rose.

 

 

Rosa rosae

 

Un jardin tourné vers l'occident

les madones cultivent des roses

les tribus terrestres vont et viennent

dans le jardin des roses sont plantées.

 

*

Rossano e Emy 

 

 

Non sapevo che cosa raccogliere

di quanto ho tenuto per me

di quanto non ho speso,

cosa portare via.

 

Ti basta se dico grazie? Il ricordo

della tua mano, il viaggio

leggero o greve, nel giorno, comunque?

 

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Rossano et Emy

 

 

Je ne savais pas quoi rassembler

de ce que ce je m’étais tenu

ce que je n'ai pas dépensé,

quoi emporter.

 

Suffit-il que je te dise merci ? Le souvenir

de ta main, le voyage

léger ou grave, ce jour-là, en tout cas ?

(a cura di Giancarlo Baroni e con la traduzione di Marilyne Bertoncini)