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L’atelier d’écritures poétiques : outil de transmission de la poésie ?

Cet article interroge l’atelier d’écriture à l’université comme outil de transmission de la poésie, tout en mettant le cadre institutionnel à l’épreuve d’une certaine idée de la poésie affirmée par nombre de poètes contemporains qui en reconnaissent la part obscure, insaisissable. Il souligne l’importance de la proximité de la lecture et de l’écriture dans l’atelier d’écriture, et parcourt les différentes modalités de transmission attachées à la poésie, l’écriture, la lecture silencieuse et à voix haute, à l’aune de cette idée partagée des poètes.

Le présent article tente de confronter une certaine tradition poétique et critique qui souligne la part d’obscurité convoyée par le langage poétique – tradition dont l’une des voix majeures, dans le domaine de la critique, est celle de Maurice Blanchot – et la pratique de l’écriture et de la lecture dans un atelier d’écriture de poésie à l’université. La raison d’une telle confrontation résulte du paradoxe existant, susceptible d’influencer la réflexion didactique, entre la pratique collective et « ouverte » de l’atelier et la dimension irréductible au sens, autrement dit : de secret, de la poésie. En effet, si l’on considère que le sens constitue le seul canal de la transmission et de la reconnaissance collective, l’on peut dès lors s’interroger sur la place faite dans un tel cadre d’apprentissage à la part d’obscurité inhérente à la poésie.

Dans l’atelier d’écriture, les « inducteurs » d’écriture sont souvent des textes littéraires, de telle sorte qu’y sont conjointes les pratiques de lecture et d’écriture. Si on l’appréhende du point de vue de la durée, cette conjonction est surtout sensible dans un atelier dédié à l’écriture de textes poétiques dont les rythmes et les sonorités sont, dans un tel cadre d’étude, une invitation presque immédiate au lecteur à devenir auteur à son tour. Généralement, les textes donnés à lire pour introduire à l’écriture sont lus sans être soumis à l’interprétation comme ils le sont dans d’autres pratiques de classe. Même si certains éléments de commentaire sont énoncés, l’appréhension de l’extrait n’a pas pour objectif l’interprétation.

De plus, là où un texte inducteur narratif impose l’enchaînement de sa narration comme durée immédiatement intelligible, le poème ou l’extrait-bloc de vers ou de prose poétique n’offre, en fait de prise, qu’un signe, ne fait que suggérer au lecteur quelque chose qu’il serait la plupart du temps bien en peine, sur le vif, de désigner avec précision.

Saisi dans la même immédiateté qu’un poème offert à la lecture dans l’intimité, l’on peut donc supposer qu’il conserve une part de l’obscurité convoyée par le mot, que surgit dans la lecture et est invité à surgir dans l’écriture le langage dans sa « matérialité », pour reprendre le terme utilisé par Maurice Blanchot1. L’écriture alors, dans l’atelier de poésie, porteuse des interrogations et des incompréhensions que la lecture a suscitées, les prolongerait, faisant ainsi acte d’élucidation du réel et se substituant en même temps à l’interprétation. L’obscurité dans le mot, demeurée en suspens dans la lecture, serait pour ainsi dire « reversée » dans l’écriture produisant un effet. Cette obscurité dont le mot est porteur, qui fait de lui un « mot- chose », prolongée dans l’écriture, permettrait de conserver intacte l’émotion poétique que Philippe Jaccottet affirme être « à l’origine de la poésie » (Jaccottet, 2002 : 23), et faciliterait son effective transmission. Ainsi, la proximité des textes – le(s) texte(s) inducteur(s) et le(s) texte(s) produit(s) par l’étudiant – dans leur succession et leur objet (le signe) reconstituerait simultanément les conditions d’émergence et de transmission « active » (en acte) de la poésie.

L’on peut prêter idéalement un tel pouvoir à l’atelier d’écritures poétiques, mais force est de constater que le cadre institutionnel (scolaire, universitaire) dans lequel il a lieu, représente pour beaucoup un obstacle que le pédagogue devrait s’efforcer de neutraliser autant que possible.

Extrait de L'Espace littéraire, de Maurice Blanchot.

Le mort et le vivant

Neutraliser tout d’abord la représentation de la littérature comme « corps mort », pour ainsi dire, ensemble clos destiné à l’étude dont la seule légitimité est la postérité. Entre autres héritages critiques, celui de Maurice Blanchot nous oriente vers la chose vivante, à la fois vers le « livre à venir » et vers le néant en amont de l’écriture ; il fait de la littérature cette chose mouvante, insaisissable, toujours susceptible d’être rendue au néant dont elle est issue et, tout en affirmant l’existence impérieuse de son langage, il en souligne le caractère aléatoire. Peut- être offre-t-il là des outils propres à démonter la certitude attachée à la littérature appréhendée dans un cadre institutionnel...quelle en serait l’utilité pour la transmission de la poésie ? Christian Doumet apporte une réponse à cette question, en plaçant en un même mouvement créateur la lecture et l’écriture :

Lecture de tel poète avec lequel on se sent une sorte d’affinité́ : aussitôt relancé le désir d’écrire notre poème. Pulsion d’imitation. C’est pourtant autre chose qu’il s’agira d’inventer. (...)

(Imiter, mimer : l’un servilement complice du modèle, astreint à re-produire, à retrouver dans les formes le fantôme d’une production antérieure ; l’autre, au contraire, revivant la scène de la création même, en recréant l’élan, la force, le sens, non sans parfois ajouter au spectacle un indice de parodie.) » (Doumet, 2004 : 18).

Revivre « la scène de la création même » est réintroduire le vivant, le mouvant, l’aléatoire de l’œuvre. Au lieu de figer le « modèle » en une « copie », celui-ci devient le moteur d’un acte poétique qui n’outrepasse pas le moment créateur.

Philippe Jaccottet, sur la poésie, 1974.

Cela peut être induit par la pratique même de l’atelier où l’étudiant est engagé dans un procès que l’on peut ainsi désigner : 1. lecture (du ou des textes proposés par l’enseignant) - 2. écriture guidée (à partir d’inducteurs précis) - 3. écriture délivrée (le devenir de l’écrit de réécriture en réécriture). La part du « vivant » relève, au cours de ce procès, de l’appropriation individuelle du texte lu puis de l’acte d’écriture, qui elle-même pourrait bien dépendre du nécessaire « contact », pour ainsi dire, avec une obscurité inhérente à l’œuvre que Maurice Blanchot identifie ainsi :

L’œuvre est la liberté violente par laquelle elle se communique et par laquelle l’origine, la profondeur vide et indécise de l’origine, se communique à travers elle pour former la décision pleine, la fermeté du commencement. C’est pourquoi elle tend toujours plus à rendre manifeste l’expérience de l’œuvre, qui n’est pas exactement celle de sa création, qui n’est pas non plus celle de sa création technique, mais la ramène sans cesse de la clarté du commencement à l’obscurité de l’origine, et soumet son éclatante apparition où elle s’ouvre à l’inquiétude de la dissimulation où elle se retire. » et la lecture « doit donc être aussi retour profond à son intimité [intimité de l’œuvre], à ce qui semble être son éternelle naissance. (Blanchot, 1955 : 271-272).

L’acte de lecture comme d’écriture qui ramène le lecteur à l’origine réalise en cela l’expérience vivante de l’œuvre, non en la rendant intelligible mais, au contraire, en éprouvant « l’obscurité » originelle. Réintroduire le vivant est accueillir et accepter cette obscurité sans vouloir l’expliquer, l’analyser pour la rendre intelligible comme l’on s’y livre ordinairement dans une situation de transmission. Aussi l’atelier d’écriture où les étudiants sont invités non pas à interpréter, mais à écrire dans la continuité de la lecture, semble être d’emblée un lieu propice pour maintenir la part irréductible au sens, donc un lieu particulièrement propice à la lecture et l’écriture de poésie.

Pour Christian Doumet, il existe un mode de lecture rendant sa place à l’obscurité dont l’œuvre est porteuse, abolissant le prévisible qui participe de l’horizon d’attente : « Lire, relire, sur le mode de la lecture la plus désertée ; celle qui, en fin de compte, ne voit plus, n’entend plus. Lecture dépourvue de sens, seule capable de nous arracher au prévisible sens de la suite.» (Doumet, 2004 : 20). La recherche du sens ferait donc obstacle à une compréhension vivante de l’œuvre.

Rejoindre par la pensée l’obscurité antérieure à l’acte créateur, accepter d’éprouver l’inintelligible part de l’œuvre, tel serait l’acte de lecture-écriture rétablissant le vivant et, peut-on ajouter, l’expérience du réel ouvrant à la transmission, tout cela peut avoir lieu dans l’atelier d’écritures poétiques. Car plus qu’à rechercher le sens, la poésie nous induit à un prolongement, prolongement du poème d’autrui et de son propre poème :

Lire le poème en cours afin de trouver ce qui vient après, c’est prolonger sa mémoire. On dit : invention. Mais la trouvaille est un travail : travail d’une mémoire qui se creuse elle-même pour extraire de son peu encore quelque matière à projeter en avant.

Le poème est une mémoire sans objet (sans contenu) projetée au-devant d’elle-même. (Doumet, 2004 : 31)

Le prolongement est creusement de la matière du langage dans le poème et de la mémoire dans la langue. Ce travail peut avoir lieu dans l’atelier grâce à l’écriture mais aussi grâce à la lecture à voix haute, et c’est bien cette pratique qui pourrait permettre à l’étudiant de tourner le dos à la représentation conventionnelle, close, de la littérature. Il faut cependant surmonter un autre obstacle que celui de la quête spontanée du sens, le cadre lui-même, ou, plus précisément, les contraintes qu’il implique.

Dans l’atelier d’écriture, la lecture comme l’écriture sont tendues vers une double évaluation, celle, immédiate, des lecteurs-auditeurs que sont les participants de l’atelier – dont l’enseignant– et celle, plus lointaine mais constituant un horizon indépassable, qui contribuera au diplôme à venir et pour laquelle l’enseignant a aussi un rôle à jouer. En raison du cadre dans lequel ils opèrent, les étudiants situent d’emblée leurs productions dans la perspective de l’évaluation. Aussi vont-ils rechercher l’acquiescement dans la confrontation aux textes d’autrui ou aux « conseils » de l’enseignant. 

Jean-paul Daoust, J'écris.

Mais ce dernier peut bien parfois aspirer à rester muet afin de garantir l’aléatoire, de laisser s’installer progressivement la présence des mots, nécessité (du destin poétique du langage ?) dont il a une vive conscience, et qu’Armel Guerne désigne ainsi : « Des mots, rien que de les poser / L’un à côté de l’autre, / Qui disent plus et vont plus loin/ Que nous n’allons ; des mots / Soudain qui ne sont plus les nôtres / et qui se tiennent tellement / Près d’une vérité suprême » (Guerne, 1973 : 57) Dans la confrontation immédiate à autrui, la durée ouverte où s’inscrit le poids des mots semblerait pourtant refusée, or sans ce « poids » vivant de la parole, la poésie est affaire de conventions et du seul « homme de lettres ». Doit-on en déduire que, pour cette raison, dans l’atelier d’écritures poétiques, l’on se tromperait d’altérité, prenant celle des autres pour celle du monde, appréhendée à travers les autres présents, étudiants et professeur ? Dans ce cas, ne peut-on penser que la transmission de la poésie, vivante de son rapport au réel, en est exclue ?

Il n’en est rien, d’une part parce que la chose écrite est de toute façon livrée au monde, et l’atelier constitue un microcosme dans lequel s’accomplit le même geste d’abandon à autrui, de dépossession de la part de l’auteur ; d’autre part, le rôle de l’enseignant consiste précisément à abolir autant que faire se peut le cadre institutionnel non seulement de la représentation de la littérature et du « littéraire », mais aussi de l’évaluation et du diplôme. Il doit aider les étudiants à ne pas écrire pour les autres, pas plus qu’à lire pour les autres – le diplôme visé participe de cette altérité –, et, pour cela, avant tout autre objectif, veiller à faire acquérir une conscience singulière de la matérialité du langage. Aussi faut-il sortir du cadre des séances d’atelier et placer les étudiants en position de création poétique continue, chez eux, tout au long du semestre, afin de rétablir la durée nécessaire au creusement de la mémoire, pour reprendre l’idée de Christian Doumet.

Il convient également d’éviter que les étudiants éprouvent trop rapidement la satisfaction du texte achevé – sentiment que l’on imagine bien étranger à l’auteur-lecteur solitaire –, en les incitant à privilégier le rythme et le son plutôt que le sens, afin de les sortir de la représentation conventionnelle du « littéraire » et de rendre la primauté à la langue. Certes, généralement, il semble difficile d’échapper au sujet dans un atelier d’écriture, mais l’atelier d’écritures poétiques en ouvre peut-être plus qu’un autre cadre la possibilité. L’écriture et la lecture de poésie, en effet, imposent un face à face mondain qui permet d’abolir plus facilement qu’ailleurs la médiation que constituent la représentation du « littéraire » et la situation d’apprentissage. Paradoxalement, l’atelier d’écritures poétiques, espace détaché du monde, espace d’exception, d’apprentissage, fermé sur lui-même, où les seules apparentes ouvertures sont celles produites par la présence physique des corps, par des bruits et des odeurs entrés par la fenêtre ouverte sur la pièce et par la langue travaillée, opère à la fois comme lieu de connivence où s’échangent les signes de reconnaissance du face à face mondain, et comme lieu de l’éveil au sens où Yves Bonnefoy l’entend lorsqu’il évoque un livre ayant marqué son enfance, Les Sables rouges : « Et si c’étaient nos lectures qui nous rêvent ? S’il fallait, en tous cas, se réveiller de certaines pour mieux comprendre la vie, et d’abord et dans son sein l’écriture [...] ? » (Bonnefoy, 1972 : 127). Éveil à la vie, à l’écriture, à la matérialité du langage, et creusement de la mémoire, de la langue, tel est l’acte « demandé » au lecteur dans l’atelier de poésie, et, si tel est le cas, rien ne pourrait alors faire obstacle à la reconnaissance de cet « ordre qui semble être derrière les apparences, en dépit de tout » (Jaccottet, 2002 : 32), reconnaissance qui paraît nécessaire à la transmission de la poésie.

Henri Meschonnic L'Oscur travaille (1).

A haute voix

Il ne s’agit pas ici de répertorier les divers modes de lecture possibles dans l’atelier de poésie mais il en est un qui apparaît particulièrement propice non seulement à anticiper et prolonger l’écriture du poème, mais aussi à transmettre la conscience d’une poésie vivante, en prise sur le réel : la lecture à voix haute. Certains poètes la considèrent comme nécessaire au processus d’écriture. Ainsi, pour Christian Doumet, elle fait effet de relance :

En cours d’écriture, l’idée vous vient assez régulièrement de lire à haute voix une première ébauche. Vous y mettez le ton de la plus fervente conviction — ton qui n’est pas exempt de vibrations déclamatoires. Cette lecture vous conforte. Il se peut même que l’entraînement suscite quelque avancée supplémentaire. » (Doumet, 2004 : 21).

Cependant, dans l’atelier de poésie, espace collectif, l’on se trouve, toutes proportions gardées, dans une relation au texte lu à voix haute assez identique à celle des lectures publiques de poésie qui, comme on sait, ont fait débat. Je renvoie ici à divers articles de l’ouvrage collectif coordonné par Jean-François Puff (Puff, 2015), dans lequel, notamment, Thierry Roger rappelle la controverse, dans les années 20, autour de la mise en voix et en scène de Un coup de dés de Mallarmé par le groupe Art et Action2 et la résistance de Paul Valéry aux arguments des comédiens selon lesquels cette entreprise aurait répondu au vœu du poète et favorisé la compréhension du poème. La question de l’interprétation scénique valant interprétation sémantique fut un débat d’époque, et T. Roger cite en ce sens le Billet à Angèle d’André Gide daté du mois de mai 1921, dans lequel ce dernier propose de lire à haute voix des pages de Proust pour les rendre intelligibles (Puff, 2015 : 64). Cette théâtralisation de la poésie ou de la prose par la lecture a donc pour objectif le sens et, si elle peut intéresser l’atelier, il n’en reste pas moins que l’objectif, comme cela a été expliqué précédemment, en est bien différent puisqu’il a trait à la matérialité du langage.

Si la lecture publique fait acte, c’est davantage au sens scénique du terme : en ce sens, l’atelier d’écriture me paraît être comme une seconde scène où les modalités (françaises) de la lecture à voix haute, partagée collectivement comme dans une lecture publique, se trouvent reproduites : elle participe de l’écriture. Modalités françaises en effet, comme l’explique Abigail Lang dans le même ouvrage où il présente l’émergence et l’évolution de la lecture publique de poésie aux Etats-Unis et en France au cours des décennies 50 et 60. Abigail Lang y note que la spécificité française de la lecture publique de poésie est d’être restée attachée au texte très longtemps, alors qu’aux Etats-Unis, dès les années 50, peu d’attention est portée à la forme écrite (Puff, 2015 : 205-235). Certes, la distinction ne vaut plus pour les décennies suivantes (en témoignent Bernard Heidsieck, Julien Blaine ou Jacques Rebotier, entre autres poètes) mais il faut reconnaître que le texte écrit persiste dans l’idée même de poésie, comme on le constate en lisant Jacques Roubaud qui préconise – non sans humour – de nommer « performances » et non « poésie » les mises en scène de poèmes soumises au « VIL » (Vers International Libre) responsable de la « domination d’une poésie versifiée selon un mode d’organisation uniforme, valable partout » (Puff, 2015 : 311).

Les planches courbes, Yves Bonnefoy, 2002, lecture pour un disque édité par Gaster Oprod / ERE Prod. 

Lecture à voix haute attachée au texte écrit, certes, mais aussi à l’écriture car cette représentation plutôt française de la poésie va de pair avec l’idée d’une lecture à voix haute participant de l’acte d’écriture dont Christian Doumet a fait l’expérience et que reconnaît aussi Abigail Lang. Qu’elle ait lieu dans un espace public ou dans la solitude de sa chambre, la lecture à voix haute reste bel et bien une étape importante de la création du poème pour plusieurs poètes, tel Jean-Marie Gleize qui reconnaît en cela une fonction majeure de cette pratique, établissant un passage permanent entre elle et l’écriture :

(...) je dirais que la fonction institutionnelle, ou promotionnelle de la lecture publique, (l’élargissement de la réception de pratiques dites difficiles), ou sa fonction incantatrice (de passage spectaculaire de l’abstrait du livre au concret d’un corps parlant, supposé faciliter la compréhension ou tout au moins l’appréhension sensible du texte), viennent à mes yeux au second plan derrière cette fonction (...) qui consiste à comprendre la lecture (il faudrait d’ailleurs dire les lectures, les séquences de lectures, impliquant va-et-vient entre inscription et oralisation, entre travail en retrait et confrontation directe à des auditeurs), comme partie prenante du geste et du procès de l’écrire, comme nécessaire composante de ce procès. Il me semble très sincèrement aujourd’hui que je ne pourrais plus envisager pleinement la composition écrite sans ces aller-retours, sans ces passages répétés par l’épreuve de la lecture publique. » (Puff, 2004 : 245-246).

L’atelier d’écriture offre en cela aussi l’occasion de dépasser son propre cadre, de tourner le dos à la fonction « institutionnelle » – pour reprendre les termes de Jean-Marie Gleize – : l’oralisation des poèmes, quel qu’en soit l’auteur et le lecteur, permet à l’enseignant, au moyen de la répétition, l’insistance, voire le commentaire phonétique, d’éveiller chez les étudiants la conscience de cette « fonction incarnatrice » de la lecture qui, comme l’indique l’adjectif, participe aussi de la transmission vivante de la poésie.

Rythme, son et sujet

Or, ce qui rendrait possible l’éveil de cette conscience est le fait que cette fonction de la lecture à haute voix et publique, qualifiée d’« incarnatrice » par Jean-Marie Gleize, résulte à mon avis d’une opération des sens qui opère sur le mot et à partir du mot en amont même de toute tentative d’oralisation et, de surcroît, de théâtralisation du texte, comme l’invitent à le penser les propos de Claude Esteban recueillis dans un entretien réalisé par Laure Helms et Benoît Conort :

 

Bernard Heidsieck, "Dans l'atelier", documentaire de 1994.

Renonçant à leur claustration implacable, à l’hégémonie de la chose écrite, il importait que les mots recouvrent un volume, une teneur charnelle dans la bouche, une véritable matérialité́ sonore. Cette rythmique visuelle dont je les avais investis, jusqu’alors prépondérante, devait se doubler, même au cours d’une lecture silencieuse, de scansions perceptibles par l’oreille, de tempos différents qui précipitent ou retardent le flux verbal, de telle sorte que le poème, désormais, ne se présente plus sous les dehors d’un texte épousant l’étendue de la page, mais bien plutôt comme une partition orchestrale, qu’il appartiendrait au lecteur de déchiffrer et de suivre dans son développement mélodique. Le poétique devait s’allier au prosodique, si du moins celui-ci ne se résumait pas, comme on feignait de le croire, à de pures contraintes métriques et à des codes de versification. [...] Je m’autorise à penser – et c’est à quoi j’espère me tenir – qu’il ne s’agit pas uniquement de la musicalité́ inhérente aux sons des vocables, tels qu’ils s’organisent et se distribuent dans l’élaboration de la matière poétique – assonances, allitérations, jeux de syllabes longues et brèves – mais en vérité́ de la poursuite d’une harmonie plus vaste, qui régit aussi bien les constellations que le souffle qui nous porte, et chacun de nos pas3.

Claude Esteban, s’attachant au mot, en éprouve la musique, le « poids vivant » – pour reprendre les termes d’Armel Guerne –, qu’il lie au souffle et au pas, au corps en mouvement. De la lecture silencieuse ou à haute voix au texte écrit, il s’agit moins d’une transition formelle que d’un passage de souffle, de rythme. Henri Meschonnic qui se situe dans la perspective du sens souligne la prépondérance du rythme dans et pour le sens dans le troisième chapitre de Critique du rythme intitulé « L’enjeu de la théorie du rythme » (Meschonnic, 1982 : 70). Après avoir affirmé le « rapport d’inclusion » dans lequel se trouvent rythme, sens et sujet, il met à distance le primat du signe dans l’approche épistémologique et constate qu’une théorie du rythme rendrait sa véritable importance au sujet (ahistorique) et à l’individu (historique)4. D’Esteban à Meschonnic, l’on peut établir une forme de continuité malgré la différence d’intention : le rythme (le souffle) serait – en tant que système d’organisation de tout discours tel que le décrit Henri Meschonnic – la clef d’accès à une présence qui se dérobe, à l’« harmonie plus vaste » évoquée par Claude Esteban. La quête obstinée du sens qui pourrait faire obstacle à cet accès se trouverait en quelque sorte détournée dans l’appréhension du rythme, l’appropriation du souffle, et aboutirait à un sens, certes plus aléatoire, mais « plus vaste » que la signification.

Dans l’atelier d’écritures poétiques, comme cela a été dit, le sens lié au signe n’est précisément pas en défaut, bien au contraire, il a tendance à capter toute l’attention ; sa prépondérance ratifie, dans le contexte de classe, l’absence de ce que j’appellerais, par convention héritée des poètes, l’ouverture à la « part obscure » ou « vérité » ou « réel », qui œuvre à une transmission vivante de la poésie. Encourager le rythme permettrait d’introduire cette ouverture sur ce qui échappe :

Débordant des signes, le rythme comprend le langage avec tout ce qu’il peut comporter de corporel. Il oblige à passer du sens comme totalité-unité-vérité au sens qui n’est plus ni totalité, ni unité, ni vérité. Il n’y a pas d’unité de rythme. La seule unité serait un discours comme inscription d’un sujet. Ou le sujet lui-même. Cette unité ne peut être que fragmentée, ouverte, indéfinie. » (Meschonnic, 1982 : 73).

L’insistance sur le rythme et, ce faisant, sur la conscience du souffle – ce à quoi contribue notamment la lecture à voix haute — atténue le primat du signe et favorise le vivant, « l’ouvert », et ce, notamment, en introduisant l’aléatoire, la fragmentation de l’unité, du sujet.

Enfin, mettre à distance le sens au profit du rythme ne peut-il pas aussi résulter de la convocation d’un surcroît de signes ? Rompre les rythmes d’une langue en convoquant d’autres signes, d’autres rythmes donc, afin de les rendre plus tangibles, telle a été l’expérience de Claude Esteban, et c’est ce qui l’a conduit à la traduction. Si l’on place les étudiants face à la nécessité d’opérer le transfert d’un poème de sa langue originale vers une langue autre, ils saisissent la différence des rythmes, du verbe, de la phrase, et prennent pied dans la matérialité du langage. Et c’est bien parce que la poésie touche à autre chose qu’à l’immédiat intelligible qu’elle y donne accès : « La poésie ne se souciait nullement des significations établies, elle était seule à conférer aux signes verbaux une charge signifiante qui échappait aux critères de l’entendement, qui faisait de ces mots, à quelque langue qu’ils appartiennent, les porteurs d’un sens qui les dépassait sans les détruire. » (Esteban, ibid.). Il est notable qu’Esteban attribue à la seule poésie ce pouvoir d’accès au réel, poésie à laquelle il oppose ce qu’il désigne comme « discours », une chaîne syntagmatique « soumise aux codes », au commun intelligible. La poésie l’entraîna à explorer toujours davantage les œuvres de langue espagnole, et la traduction lui permit d’atteindre le point « d’indifférence » de la lecture et de l’écriture : « Traduire Guillen, c’était croire derechef à la cohésion du monde, à son ordonnance, à son invulnérabilité, sous les espèces tangibles du poème. Et ce poème que je n’avais pas écrit, voici que de l’avoir porté jusqu’aux rives de notre langue, il devenait presque le mien. » (Esteban, voir note 3). Ecrire pour traduire conduit à une lecture en acte, à son tour génératrice d’écriture, en raison même de la relation concrète établie avec le réel dont le texte est porteur par le rythme et par-delà les mots et l’enchaînement syntagmatique du discours. Claude Esteban voit cela comme une « manière d’appropriation », mais aussi un prolongement, une reprise de la voix de l’autre, en résonance. Le travail sur le rythme, que ce soit, notamment, par la lecture à voix haute ou par la traduction, semble ainsi réaliser, par appropriation, la transmission concrète, vivante de la poésie.

Conclusion

Au terme d’un siècle où tant de voix se sont élevées pour reconnaître le rôle actif du lecteur, s’il est facile de comprendre en quoi l’écriture et la lecture se rejoignent dans le processus de création, il est plus difficile de situer l’activité de lecture et d’écriture poétiques par rapport à ce troisième terme, tapi dans l’épaisseur du réel, mystérieux et se dérobant sans cesse, qu’est la chose vivante et concrète, éprouvée d’abord ailleurs, avant même la parole, terme reconnu comme essentiel à la poésie. L’indifférenciation de la lecture et de l’écriture semble être une modalité du texte « en acte » pouvant rétablir ce troisième terme, y compris dans le cadre collectif qu’est l’atelier d’écriture. Cette indifférenciation relève d’un processus d’appropriation vivante (participant du vécu) du poème par la voix, le rythme, de l’oubli du cadre et de ses contraintes dans la mesure du possible, et, paradoxalement, du retrait de la signification. Si y parvenir constitue l’objectif premier du travail des étudiants et si de telles conditions sont réunies, alors ne peut-on considérer l’atelier d’écritures poétiques comme un outil particulièrement propice à la transmission de la poésie puisque c’est vivante, incertaine, lointaine et proche à la fois, qu’elle est non pas, du reste, à proprement parler « transmise » mais offerte ? En effet, comme s’en exclame le poète : « (...) à quoi bon l’interminable si la vie n’est pas rejouée / quand l’herbe aura poussé sur la langue on trouvera peut-être / l’articulation du mystère parmi les restes d’une phrase » (Noël, 2007 : 183).

Références

Blanchot M., 1955, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard.
Bonnefoy Y., 1972,
L’Arrière-pays, Paris, Gallimard, 2005.
Cools A., 2007,
Langage et subjectivité. Vers une approche du différend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas, Dudley, MA, Peeters.
Doumet C., 2004, Poète, mœurs et confins, Seyssel, Champ Vallon.
Gleize J.-M., 2015, « A quoi ça sert ? », pp. 237-248, in : Puff, J.-F., dir., Dire la poésie ?, Nantes, Éd. nouvelles C. Defaut.
Guerne A., 1973, Sourde écoute, repris dans Le Poids vivant de la parole, Gardonne, Fédérop, 2007.
Jaccottet P., 2002, De la poésie, entretien avec Reynald André Chalard, Paris, Arléa, 2007.
Lang A., 2015, « De la poetry reading à la lecture publique », pp. 205-235, in : Puff, J.-F., dir., Dire la poésie ?, Nantes, Éd. nouvelles C. Defaut.
Meschonnic H., 1982, Critique du rythme, Paris, Verdier.
Noël B., 2007, « Le volume des mots », in : Christian Hubin, Sans commencement, Bibliothèque municipale de Charleville-Mézières.
Roger T., 2015, « Mise en page et mise en voix du poème : le cas de Mallarmé », pp. 59-100, in : Puff, J.-F., dir., Dire la poésie ?, Nantes, Éd. nouvelles C. Defaut.
Roubaud J., 2015, « Poésie et oralité », pp. 307-318, in : Puff, J.-F., dir., Dire la poésie ?, Nantes, Éd. nouvelles C. Defaut.

Notes

1 Sur le concept de matérialité du mot et du langage chez Blanchot, voir la synthèse d’Arthur Cools dans Langage et subjectivité. Vers une approche du différend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas (Cools, 2007 : 50-53).

2 Groupe fondé et animé par Edouard Autant et Louise Lara entre les deux guerres et promouvant un nouveau théâtre.

3 Séance de la Revue parlée consacrée au poète Claude Esteban le 11 décembre 1978 (Centre Georges Pompidou), reproduite sur le site de Jean-Michel Maulpois : http://www.maulpoix.net/esteban.html/. Consulté le 10/03/2016.

4 « Une théorie du rythme est nécessaire pour une théorie du sujet et de l’individu, car elle prend en défaut la métaphysique du signe. Celle-ci opère par l’effacement de l’observateur-sujet confondu avec la vérité de l’observé, de l’objet, comme si les conditions de l’observation n’étaient pas inséparablement subjectives- objectives. » (Meschonnic, 1982 : 78-79)




Appel’action pour une trans-mission du poëme : entretien avec Julien Blaine

Pour Julien Blaine, la poésie s'expérimente physiquement : elle est, d'évidence, performative. Poésie sémiotique, multiple, où le corps participe de la mise en œuvre du travail de la langue, son œuvre en constante mutation a ouvert des champs encore inexplorés. S'il se situe à la fois dans une lignée post-concrète (Il multiplie les champs sémantiques, en faisant se côtoyer des signes de diverses nature et d'horizons différents – textuels, visuels, objectals) et post-fluxus (dans une expérimentation de la poésie comme partie intégrante du vécu), ses réalisations continuent de marquer l'espace poétique et de d'ouvrir des voies qui permettent à la poésie de s'inventer encore, et de toucher un public diversifié. Il a accepté de répondre à nos questions.

Vous organisez et participez de nombreuses scènes poétiques. Comment appelleriez-vous le fait de mettre en scène la poésie ? Est-ce de la performance ? Ou bien une modalité différente de transmettre la poésie ?
Oh lala !
J’ai si souvent changer d’appel’action :
Un jour pour désigner « ça » le mot Performance sʼest imposé. Soit !
Je suis resté sous des titres plus discrets ou clandestins :
Poésie sémiotique ou Poésie sémiologique dans les années 60.
Poésie élémentaire (double sens) au début des années 70.
Puis Poésie en chair et en os ou Poëme à cor(ps) et à cri  vers la fin du siècle dernier.
Ensuite après mon bye bye la perf. en 2005, ayant abandonné la performance, j’ai retenu : Déclar’action
Enfin après mon Grand dépotoir en 2020, je ne désirais plus, presque octogénaire, me produire en public, mais sous la pression de mon éditeur Laurent Cauwet, sur l’insistance et à l’invitation de quelques autres amies&amis et au souvenir de mon compagnon, camarade et complice Bernard Heidsieck qui s’était autocondamné au silence, je présente des M’exposés.
Mais le terme Poésie me convient parfaitement !

AGORA - Performance Julien Blaine - Galerie Première Ligne.

Est-ce que vous touchez un public différent, plus large ? Ou bien est-ce que votre public va ensuite vers le recueil, ou alors a fréquenté avant les pages de vos livres ?
Toutes les réponses sont bonnes !
Le public est plus large quoique à l’évidence très peu différent, plus important surtout à la fin du siècle dernier, ce XXe où la poésie était présente et présentée partout : musées, galeries, théâtres, festivals, écoles, universités, collèges, lycées, cafés, brasseries, fondazione, salons, marchés, places publiques, jardins, clubs de jazz et autres night-clubs, France-Culture et même au Cercle de minuit de Laure Adler !
Certains m’ont rencontré au cours de ces manifestations et ont lu après, certaines m’ont lu d’abord puis sont venues vérifier...
D’autres se sont contentées de me voir et de m’entendre puis se sont quelquefois baladées le long de mes référencements avec les moteurs de recherche comme Google ou Yahoo pour me connaître un peu plus !

Le Grand Dépotoir de Julien Blaine : Friche La Belle de Mai à Marseille le vendredi 13 mars 2020 - Un NON Vernissage et une NON Exposition suite aux fermetures administratives de tous les lieux publics, le début de la GUERRE contre le CORONAVIRUS 19 a commencé... Motier d’Action Totale — Ventabren en Février 2022. Poésie is not dead.

Vous avez dirigé durant de très nombreuses années le Centre International de Poésie de Marseille. Quelles étaient vos actions pour transmettre la poésie ? Quelle était votre ambition ?
Non, j’ai créé le Centre International de Poésie de Marseille mais je ne l’ai jamais dirigé...
J’ai toujours pensé que la poésie devait être présentée en personne face au public, « en chair et en os » ainsi que je l’ai souligné.
Le livre n’étant qu’un résidu du poème accompli, c’est à dire le texte tel une partition, proclamé, dit, animé, gesticulé...
Le poëme pour être complet doit être présenté, acté par le poète lui-même.
Ainsi j’ai créé ou co-organisé un nombre considérable de rencontres internationales de Fiumalbo au milieu des années 60, en Italie aux « Dits du Mardi » à Marseille, il y a peu, en passant par Polyphonix, la Tournée Performances des Poètes sonores  (Le Havre, Rennes, Centre Georges Pompidou), les Rencontres de Poésie Sonore (Festival d’Avignon, France), le Festival de Poésie de Cogolin, les Échanges internationaux de poésie (Allauch), les Rencontres Internationales de Poésie de Tarascon, le V.A.C (Ventabren Art Contemporain), les Voix de la Méditerranée à Lodève...
Notre ambition reste inatteignable : « changer la vie ! » mais nous restons dans cette démesure.

A "La Boutique", Mot de Julien BLAINE. Réalisation vidéo, Alain PERRIER et Bernard CERF.

La place réservée à la poésie dans les librairies est souvent restreinte. Pourquoi ? Le livre devient-il un moyen de transmission secondaire ?
Mais en cette époque gouvernée par des sénilo-infantiles cruels et incultes tout l’art est secondaire, accessoire ; toute la culture est mineure, délaissée voire abandonnée. Les grands médias sont propriétés des richissimes ou de l’état et les deux s’accordent à mettre en place tous les moyens pour abrutir le lecteur de magazines et de journaux, l’auditeur de radio et le spectateur de télévision à grands coups de spectacles sportifs, de jeux crétins et de talk-shows politico-bobo.
Et ça suit partout, cette ignorance volontaire, cette barbarie, y compris chez les libraires, à part quelques rares indépendants.
Quant à l’art sous toutes ses formes, il est entre les mains de fondation qui appartiennent à ces mêmes richissimes dont le souci se limite exclusivement à la spéculation.
Le livre reste néanmoins – pour eux – un moyen de transmission primordial en tant qu’outil de propagande ou d’abrutissement.
Il n’y a qu’à considérer les ouvrages les plus vendus de Guillaume Musso ou Marc Levy ou autres cochonneries en promotion chez Amazone !
Nos livres circulent mal mais ils circulent et ils sont passés de primordiaux à essentiels voire indispensables.

Julien Blaine : Peau pourrie, vidéo inédite.

Que peut transmettre la poésie ? Et peut-on transmettre la poésie ?
Des sites comme le vôtre et des enseignants : de l’humble instituteur au professeur de faculté mais il faut d’abord qu’il s’intéresse à la poésie et aux poètes, y compris les vivants !
Ce qui est heureusement de plus en plus les cas...
Ce que la poésie désire transmettre comme toujours c’est permettre l’autonomie de chacun&chacune, l’avènement de la liberté, la beauté du dire et la vérité de l’écrire, la force du faire, l’originalité de chacun&chacune, un chemin vers le bonheur...
Un bonheur intelligent !
Donc une résistance aux pouvoirs imbéciles ou autoritaires, (ce qui est de plus en plus compatible), une révolte permanente contre l’injustice.
Si nous savons que c’est encore de l’utopie et un parcours vers l’irréalisable, nous persévérons. C’est l’une de nos contraintes.
Ne jamais accepter de souvivre mais survivre intact sans aucun renoncement.
Non seulement on peut transmettre la poésie mais on doit transmettre la poésie par tous les moyens qui restent à notre disposition comme ces sites, ces marchés, ces foires, ces festivals, ces revues et par nos grands « petits » éditeurs indépendants et libres.
Je crois fermement à son retour en force.
Existe-t-il aujourd’hui un vecteur de transmission orale dans nos pays occidentaux ? Pensez-vous que la chanson soit un vecteur de transmission de la poésie ?
Oui : de petites radios locales, des sites sur internet, des festivals réguliers, quelques galeries...
Pour la chanson, c’est non !
Mais je souhaite me tromper !

Julien Blaine, Essai sur le S, Centre International de Poésie, Marseille.

Quelle est la place de l’internet dans la transmission de la poésie ? Est-ce que demain il existera d’autres voies pour porter la voix du poème ?
La Poésie est morte mais il y a toujours une ou un jeune poète pour la ressusciter. Cela fait au moins 30 000 ans que ça dure de l’aurignacien au fond des grottes jusqu’à nos Youtube contemporains.
Internet, quand on considère les carences, les évitements, les effacements des médias de référence ou jadis spécialisés, est devenu indispensable.
Notamment les sites qui nous informent régulièrement sur la vie de la poésie et des poètes.
En ce qui concerne les réseaux sociaux je suis plus réservé, je butine sur facebook et je suis souvent atterré par la connerie de certaines interventions et quelquefois surpris par leur pertinence (ce qui est beaucoup plus rare) mais cela reste néanmoins une source d’information et des possibilités de dialogue, alors j’y butine encore entre 2 courriels. 

L'émission "Poésie sur Parole", par André Velter, diffusée le 15 mai 1993. Présence : le poète en personne lisant des poèmes extraits de 'Sortie de quarantaine', 'Poèmes métaphysiques et Calmar'. Mise en ligne par Arthur Yasmine, poète vivant, dans l’unique objet de perpétuer la Poésie française. Site officiel : https://www.arthuryasmine.com/ Instagram : https://www.instagram.com/eclairbrut/ Facebook : https://www.facebook.com/eclairbrut Sur les poètes vivants : https://bit.ly/2JdBEi4 Dernières publications d’ÉCLAIR BRUT : http://bit.ly/2IgC72p

Présentation de l’auteur




À la racine de la Terre : une poétique — Entretien avec Régis Poulet

Régis Poulet est enseignant et chercheur, géologue, docteur ès lettres, et naturaliste par passion. Depuis 2013 il préside l’Institut international de géopoétique, mais il est également poète et auteur d’essais transdisciplinaires.  Il a accepté d'évoquer avec nous la Géopoétique, et sa pratique de l'écriture, en lien avec cette posture herméneutique et existentielle.

Recours au poème : Comme nous tous, nos lectrices et lecteurs sont confrontés à une crise climatique et civilisationnelle qui n’en finit plus de faire naître des inquiétudes, des alarmes et, en réaction, des essais de réponse. Depuis quelques années, fleurissent des néologismes qui se présentent comme des réponses à nos problèmes. Pour nous en tenir à ceux qui semblent les plus proches des préoccupations de notre revue, et sans vouloir donner dans l’exhaustivité, nous pouvons mentionner la géopoésie et la géopoétique. Pouvez-vous expliquer aux lecteurs de Recours au poème ce qui distingue l’une de l’autre ?
Régis Poulet : En préambule à cet entretien, que je vous remercie de m’accorder, je voudrais préciser que la géopoétique ne se présente pas comme une solution à nos problèmes. Ceux-ci surgissent toujours, selon les mots de Kenneth White, dans un espace étriqué et disparaissent dans un espace plus large. La géopoétique n’est pas dans le problématique, elle ouvre un espace mental, existentiel, élargi.

Kenneth White, Panorama géopoétique, Entretiens avec Régis Poulet.

Parmi les pistes que vous avez évoquées, vous avez fait un choix draconien qui nous ramène à trois racines. Si vous le permettez, j’ajouterai, pour la discussion, une quatrième racine fréquemment rencontrée, en mentionnant l’écopoétique comme autre néologisme. Ainsi nous trouvons-nous avec éco-, géo-, -poésie et -poétique. La question des racines n’est pas négligeable, puisqu’elle nous permet, au-delà de la radicalité — notion souvent mal comprise et dévoyée — de toucher au fondamental. Il est très difficile de dire ce qui est fondamental, si ce n’est la capacité à penser sereinement à partir de la base, lorsque tout ce qui est accessoire a été éliminé, lorsqu’on a procédé à un large désencombrement. Ce travail, Kenneth White, l’inventeur de la théorie-pratique géopoétique, l’a mené dès les années 1950 à partir d’une expérience fondatrice sur la côte ouest de l’Écosse où il a grandi. Il s’agit d’une part du nomadisme intellectuel, et d’autre part, plus tard, de la géopoétique — les deux formant un continuum.
Ainsi Kenneth White a-t-il développé et approfondi la figure du nomade intellectuel, cet esprit qui passe d’époque en époque, de culture en culture, à la recherche, dans l’histoire de l’humanité, d’éléments de culture qui pourraient permettre de faire émerger une culture complète — prenant ici ce qui manque là, et inversement, et ainsi de suite…
Recours au poème : À quelles nécessités répond l’invention de ce concept ?
Régis Poulet : La Crise de l’esprit proclamée par Paul Valéry au début du XXe siècle a notamment marqué la fin des prétentions de l’Occident à montrer la voie au reste de l’humanité, le terme de ce que White a appelé « l’Autoroute de l’Occident », à savoir une pensée héritée de Descartes et une science héritée de Newton donnant à la vieille métaphysique les moyens modernes de ses antiques ambitions : diviser le monde en sujets et objets, donner à l’homme les moyens techniques d’une mainmise sur le monde. Au-delà de sa fréquentation des Avant-gardes avec des auteurs tels qu’André Breton ou Antonin Artaud, Kenneth White s’est rendu compte que d’autres voies, aux marges, existaient et que d’autres voix s’étaient fait entendre, aux limites des seuils de perception de la culture dominante en Occident : c’est ainsi de Victor Segalen (que White a fait sortir de l’oubli en 19791), de Henry David Thoreau, et aussi de la littérature celte ancienne. Mais le nomade intellectuel qu’il devenait s’est tourné vers d’autres cultures, en Asie notamment, avec les philosophes taoïstes (au temps où l’intelligentsia maoïsait), les penseurs jusqu’au-boutistes indiens tels que Nagarjuna (un Pyrrhon du Gange), des poètes en apparence aussi dissemblables que l’auteur tibétain des Cent Mille chantsMilarepa et le maître japonais du haïku Basho. Ce nomadisme-là nous a permis de passer outre l’opposition entre Orient et Occident qui structurait la pensée européenne depuis des siècles2. Poursuivant son nomadisme chez les Amérindiens et leurs cousins Tchoutches et Aïnous, White a mis en évidence une culture circumpolaire héritée du Paléolithique autour de la figure du chamane et, incidemment, une vaste aire culturelle euramérasiatique notamment caractérisée — c’était l’objet de sa recherche et c’est la réponse à votre question — par un rapport plus riche au monde3. Disons qu’entre Rimbaud affirmant que « la vraie vie est absente » et la proclamation par des scientifiques (en 2021) du passage à l’Anthropocène vers le mitan du XXe siècle, Kenneth White avait senti l’impérieuse nécessité de construire, patiemment, méthodiquement mais avec des fulgurances poétiques, une pensée qui permette une profonde réconciliation du monde et de l’humanité — sur des bases qui seraient universelles et non plus seulement occidentales — même si c’est depuis là que parle White. Il a écrit une thèse d’état sur ce sujet, dont il a tiré plus tard L’Esprit nomade (1987).
Le nomadisme intellectuel fournit à la théorie et à la pratique géopoétiques des bases universelles ou plutôt, pourrait-on dire, ubiquistes. Non pas selon une transcendance qui s’étendrait au-dessus de toute l’humanité, mais selon une immanence faisant qu’elle serait vraie à partir de chaque lieu vers les autres lieux.

Régis Poulet, Le vol du Harfang des neiges —
des grottes peintes à la géopoétique.

Recours au poème : J’en reviens à ma question initiale sur géopoésie et géopoétique. Je cite le livre de Jean Malaurie, De la pierre à l’âme : « … je me laisse emporter par la géopoésie des formes, et je m’abandonne à l’écoute intérieure. Et les éléments que j’ose appeler les esprits purs de l’univers ne tardent pas à être au rendez-vous. » En quoi la géopoétique diffère-t-elle de la géopoésie évoquée par Jean Malaurie ?
Régis Poulet : Je n’oubliais nullement votre question initiale, ni mon recours aux racines pour l’expliciter. Avant de plonger vers elles, je propose de me situer au niveau des contingences de la vie. À quelques mois d’écart, Kenneth White et Jean Malaurie ont publié leur autobiographie : respectivement Entre deux mondes (Le Mot et le reste, 2021) et De la pierre à l’âme (Plon, 2022), dans la collection « Terre humaine » que Malaurie a créée en 1954. Si vous avez lu celle de Jean Malaurie, vous ne pouvez savoir que les deux hommes se connaissent parce qu’il n’y est aucunement question de Kenneth White. Au contraire de Malaurie, White évoque sa relation avec « le bientôt célèbre géographe et anthropologue arctique »4, au début des années 50, et ses trop humains aléas. La première fois que White prononça en public le terme de ‘géopoétique’, c’était le 26 février 1979, lors d’un montage poétique intitulé « Le monde blanc — itinéraires et textes ». Jean Malaurie y assistait, en tant que spécialiste du monde inuit. Celui-ci reprit d’ailleurs le mot, dans la revue Diamant noir (printemps 1983), pour évoquer la relation entre un groupe d’hommes, leur créativité et son habitat naturel. White considère que c’est la première fois, à sa connaissance, que le discours scientifique et le discours poétique se rencontraient en lien avec le terme de géopoétique. Mais White lui-même indique déjà chercher à « penser la géopoétique dans un contexte plus large, plus mondial »5.
Ainsi en 1979 Malaurie entendit-il parler de géopoétique et reprit-il lui-même le mot en 1983 dans le contexte inuit, avant de mentionner récemment le concept sous la forme de géopoésie, en des termes qui montrent que sa conception en est restée à celle de Diamant noir sur les terres blanches des Inuits : le vocabulaire (« écoute intérieure », « esprits purs de l’univers »), et l’attitude (« je me laisse emporter », « je m’abandonne ») font écho à l’animisme de ce peuple arctique et ne rompent pas avec un certain spiritualisme.
Entre 1979 et aujourd’hui, par comparaison, Kenneth White a élaboré sous le nom de géopoétique toute une théorie-pratique, sur laquelle nous aurons, je pense, l’occasion de nous pencher plus longuement.
Venons-en à la question des racines…
Procédons par cercles concentriques de plus en plus larges. L’idée générale de ces quatre néologismes est de réconcilier ce qui est de l’ordre du monde naturel et ce qui est de l’ordre de la pensée. D’un côté poésie versus poétique, de l’autre éco- versus géo- — si l’on considère qu’il faille rester, bien entendu, dans l’alternative, et que deux éléments ne peuvent être vrais en même temps. Là, on sortirait de la logique bivalente qui fonde la philosophie depuis Aristote, ce qui est possible.

De la poésie, on a donné de nombreuses définitions, mais toutes se rapportent à un art du langage. Le mot même de ‘poésie’ vient du latin poesis, qui l’applique exclusivement à l’art littéraire. De l’épique au lyrique, la poésie a rencontré tous les registres, abordant même, plus rarement, à partir de la Renaissance, la connaissance scientifique.

Le mot ‘poétique’, quant à lui, renvoie à quelque chose de plus large et de plus profond, qui tient à une étymologie lointainement partagée avec ‘poésie’, celle de poiein (« faire, créer »), dont seul ‘poétique’ a conservé la valeur, qu’on retrouve dans nous poetikos, l’expression employée par Aristote pour désigner « l’esprit créateur ». Sans restriction de genre ou de domaine, ‘poétique’ réfère à la notion de ‘création’.

Les deux autres racines, éco- et géo-, sont souvent en concurrence lorsqu’il s’agit de nommer de nouvelles approches : ainsi ai-je cité écopoétique, mais il existe aussi écocritique, etc. Cela tient bien évidemment à la prise de conscience — très récente pour beaucoup d’entre nous — des enjeux environnementaux. L’écologie, qui sert de référence à ces disciplines qui ambitionnent de tenir compte des problématiques environnementales dans la création, est une science essentielle et déjà ancienne (elle a été inventée par Ernst Haeckel au XIXe siècle). Comme le rappelait Kenneth White, la géopoétique n’est pas en concurrence avec l’écologie :

« Disons d’abord, rapidement, que l’écologie, bien comprise, est incluse dans la géopoétique. C’est, en termes géologiques, une des couches de la géopoétique. Voilà pour la perspective verticale. Pour ce qui est de la perspective horizontale, la géopoétique se situe à quelques stades en avant de l’écologie. »6

La racine éco- (du grec oïkos) a pour sens la maison, la famille. En plus d’être actuellement utilisée dans tous les contextes possibles, cette racine marque surtout un lien historique avec la domestication intervenue au moins depuis le Néolithique, et avec elle, un étrécissement de la vision du monde, de la perception de sa richesse et de la qualité de vie.
Par comparaison, la racine géo- a un lien direct et fort à la matérialité de la Terre. Si nous nous intéressons au sens de « géê » (γέη) en grec ancien, nous constatons que son champ lexical est large, comme dans d’autres langues indo-européennes (élément ; monde ; pays ; sol producteur ; minerai ; poussière), mais aussi qu’il provient du verbe « engendrer » « gígnomai » (γίγνομαι) — comme « natura » et « phusis » qui dérivent de verbes synonymes. Ces trois racines ont des liens très profonds où se dit la capacité native des êtres et des choses de ‘faire’, de ‘créer’ — ce qui est étymologiquement le sens de ‘poétique’.
A l’échelle de l’histoire humaine, qui n’est certes pas seulement celle des idées et encore moins celle des sociétés, la racine géo- porte ainsi une plus grande force non seulement transformatrice mais surtout fondatrice que n’en recèle la ‘maison’. 

Régis Poulet, Planktos (Postface de Kenneth White) / Nancy, Isolato éditeur, 96 pages /19 euros / ISBN : 978-2-35448-045-5, 2018.

La raison en est assez simple : alors que la maison (éco-) est liée à son entour, dont elle peut avoir une vision panoramique, la terre (géo-) n’est pas perceptible en sa totalité, même depuis l’espace, à cause de sa rotondité. Fonder une nouvelle étape du chemin de l’humanité sur le géo- permet de lier l’individu non seulement au sol qui le porte, non seulement au paysage qui s’étend horizontalement et verticalement jusqu’à faire le tour du globe, mais aussi au cosmos dont la Terre est une partie.
Recours au poème : Kenneth White rappelle dans la préface du Plateau de l’Albatros, paru en 1994 chez Grasset et sous-titré Introduction à la géopoétique, que dans son essai L’Esprit nomade, publié en 1987, une section intitulée Éléments de géopoétique proposait une définition : « …il ne s’agit ni d’une ‘variété’ culturelle de plus, ni d’une école littéraire, ni de la poésie considérée comme un art intime. Il s’agit d’un mouvement qui concerne la manière même dont l’homme fonde son existence sur la terre. Il n’est pas question de construire un système, mais d’accomplir, pas à pas, une exploration, une investigation, en se situant, pour ce qui est du point de départ, quelque part entre la poésie, la philosophie, la science. » La physique quantique rejoint la géopoétique, car elle considère que l’Énergie de l’Univers est présente dans chaque élément vivant ou non, et dans le vide qui ne l’est, donc, pas. La géopoétique est-elle un moyen d’exprimer ces découvertes, d’en imprégner nos vies, et la manière dont nous existons et créons ?
Régis Poulet : La matrice de la géopoétique, je l’ai évoqué, remonte aux années d’enfance et d’adolescence de Kenneth White sur la côte ouest de l’Écosse, entre l’arrière-pays d’une lande marquée par le retrait des glaciers, et la façade atlantique ouverte sur le grand large. Tout un univers de saisissements pour une intelligence et des sens en éveil. Au fil de ses études en Europe, début de ses années de nomadisme intellectuel, il a commencé à voir de plus en plus clairement comment construire une pensée non seulement en accord avec la Terre, mais qui y trouve de quoi faire émerger un monde. Le concept de géopoétique lui est venu lors d’un voyage au Labrador, comme il le raconte dans La Route bleue (1983). Dans L’Esprit nomade, comme vous le rappelez, la dernière section est consacrée à la géopoétique. White n’a eu de cesse, depuis, d’explorer ce champ du Grand travail émergeant comme une pensée nouvelle et vivifiante, notamment avec Le Plateau de l’Albatros (1994) — qui reste une introduction à la géopoétique — jusqu’à Au large de l’Histoire (Le Mot et le reste, 2015) ou Les leçons du vent (Isolato, 2019).
Le mot clef, en effet, est celui de mouvement. La théorie-pratique géopoétique est une exploration qui débute dans un espace où confluent poésie, philosophie et sciences et qui s’aventure dans des terra incognita, dans les espaces blancs de l’esprit, aux frontières du vide…
Avant la physique quantique, qui est une grande théorie moderne, d’autres esprits ont affirmé l’omniprésence de l’énergie, même dans le vide. Pour cela, il faut se tourner vers des pensées comme le bouddhisme, qui n’est pas une pensée de l’Être, ou vers le taoïsme — qui a influencé le bouddhisme indien à son arrivée en Chine. La géopoétique a des affinités avec ces pensées lorsqu’elles sont à la fois très attentives à la réalité du monde, capables d’une grande subtilité et ouvertes sur leur dehors. C’est pour cela que la géopoétique n’est pas et ne sera jamais un système. Un entretien de 2014 avec Kenneth White s’intitule Une cosmologie de l’énergie7 — l’on n’enferme pas l’énergie dans un système, il lui faut circuler — d’où le mouvement géopoétique.
Pour en venir à la question de l’expression, qui est essentielle et qui retrouve celle de la poétique, Kenneth White a eu plusieurs formules. Comme je l’ai laissé entendre tout à l’heure, la géopoétique ne se limite pas à la poésie, ni même à l’expression littéraire. Il existe un art géopoétique8, une musique géopoétique9, une architecture géopoétique10, mais c’est bien sûr l’expression littéraire qui illustre le mieux ce qu’est la géopoétique, grâce à l’œuvre de Kenneth White. Elle se déploie dans trois genres dont il a l’habitude de présenter l’articulation ainsi : l’œuvre est une flèche dont les pennes, qui donnent la direction, sont les essais, dont la tige, qui chemine à travers les territoires, sont les waybooks et dont la pointe, qui touche au vif de l’existence, est la poésie. Je commenterai quelques formules qui exposent ce qu’est l’écriture géopoétique et qui pourront intéresser vos lecteurs.
« Ni le moi, ni le mot, mais le monde. »
Par cette formule, Kenneth White insiste sur une poésie qui n’est ni un art intime, ni un pur jeu verbal, mais qui est tournée vers le dehors, vers le monde qui nous porte — attitude poétique et philosophique.
« Information, enformation, exformation. »
De l’ouverture au monde résulte (et réciproquement) la connaissance du monde, tout particulièrement par les sciences. Les sciences privilégiées par la géopoétique sont celles qui s’intéressent à la nature de la Terre, comme la géographie et la géologie, mais la connaissance du vivant et de ses relations — qu’on peut appeler écologie dans le premier sens du terme — est capitale aussi (tous les lecteurs de Kenneth White auront en tête les multiples signes d’une présence animale et végétale dans son œuvre). Cette information, longue à collecter, ne doit pas être un
fardeau. Nietzsche opposait deux types d’érudits : le chameau, qui souffre sous le poids de son savoir, et le tigre, auquel son gai savoir permet de bondir avec une souple énergie. Ainsi, toute l’information doit être assimilée pour former une vision du monde, une enformation, une ‘intériorisation’ sans subjectivisme, sans état d’âme, sans émotivité, sans moralisme. Après quoi le géopoéticien11 s’attache à l’expression des formes du monde et de son rapport au monde : l’exformation. On se trouve alors, précise White, sur « un terrain des limites, des lisières, des confins, des marges […] l’exformation consiste à ouvrir le texte, violemment ou discrètement selon les occasions, au chaos et au vide »12.
« Landscape, mindscape, wordscape. »
Cette formule propose une approche plus visuelle du travail géopoétique, à partir de la présence dans le lieu. Il faut connaître le lieu, le territoire où l’on vit ou que l’on traverse. Par l’effet des rapports complexes entre le lieu et la parole13 se forme un ‘paysage mental’ pour l’expression duquel il ne reste plus qu’à trouver les mots (et les silences) appropriés.
« Eros, cosmos, logos. »
Avec cette dernière formule, White dit que la présence au monde est non seulement faite d’information, de situation dans un monde ouvert, mais aussi, pour le plaisir de vivre, d’un rapport érotique au monde — par quoi il faut comprendre une faculté à percevoir et à s’éjouir des saisissements du monde naturel sous tous ses aspects. Le monde peut alors devenir un cosmos. Souvent ce mot évoque les espaces extraterrestres. Il n’est pas question de les nier, mais notre monde est (pour longtemps encore) la Terre, qu’il nous faut réapprendre à habiter. Ce plaisir nous vient quand nous sommes capables de jouir de la beauté (c’est un des sens de cosmos) d’un monde qui est un ordre chaotique : « Si monde signifie le modèle fixe de perception et d’existence auquel le non-poète s’adapte plus ou moins pathologiquement, le poète vit et pense dans un chaos-cosmos, un chaosmos, toujours inachevé, qui est le produit de sa rencontre immédiate avec la terre et avec les choses de la terre, perçues non comme des objets, mais comme des présences. »14
Eros, c’est l’expérience esthétique du monde, des points de vue physique et mental, c’est une ouverture à la belle totalité du cosmos — dont la racine signifie « l’univers » et « la beauté ». Erosreprésente aussi l’énergie vitale.
Cosmos, c’est à la fois la belle totalité et le lieu où elle s’expérimente : Géê, la Terre — belle totalité en elle-même ; mais cosmos est aussi pour White le lieu où peut naître un monde. C’est ce que vise la géopoétique par l’expression d’une logique érotique, par une parole dense et intense issue de la phusis (la nature) : la création d’un monde humain en harmonie joyeuse avec le monde naturel.
Logos, c’est la manifestation de la puissance de la phusis dans l’esprit et son expression15.

Recours au poème : En quoi la poésie s’inscrit-elle dans le projet politique que propose la géopoétique ?
Régis Poulet : Kenneth White a grandi dans un milieu très politisé, avec un père cheminot et socialiste, où les discussions allaient bon train. Plus tard, au début des années 60, de retour pour enseigner à l’université de Glasgow, il fonda le Jargon Group, dont le but revendiqué était une révolution culturelle — la révolution culturelle de Mao fut proclamée quelques années plus tard, en 1966 — ou plus exactement une refondation de la culture. Trotskistes et nationalistes affluèrent et repartirent aussi vite, constatant que le propos de White était plus culturel que politique. Il en va de même de la géopoétique. On aurait cependant tort de considérer que White n’a pas de vision politique, seulement, elle ne s’exprime pas dans des problématiques mais dans un espace plus large, celui de la géopoétique, où les problèmes disparaissent. Il a récemment développé ce propos dans un bref essai intitulé Lettre ouverte du Golfe de Gascogne, qui est une critique du pragmatisme politique, sous l’angle suivant : « C’est parce que la ‘Grande éducation’ était considérée comme trop difficile, et parce que, dans les faits, on n’en pratiquait souvent que la caricature qu’on a mis à sa place le socioculturel »16.
Recours au poème : Vous dirigez l’Institut international de géopoétique. Quels auteur.e.s accueillez-vous, et quel est le travail collégial mené afin de faire connaître la géopoétique ? Quels sont vos projets ?
Régis Poulet : L’Institut international de géopoétique, fondé en 1989 par Kenneth White, entre dans sa trente-quatrième année d’existence. J’ai le plaisir et l’honneur de le présider depuis dix ans. Trois décennies, pour un mouvement de cette nature — comparable au surréalisme ou au situationnisme — c’est énorme. Cela tient à la puissance de l’idée géopoétique qui sous-tend l’œuvre entière de Kenneth White, et cela tient à sa personnalité à la fois généreuse et exigeante, solitaire et cordiale autour desquelles se sont rassemblés, pour un court ou un long cheminement, de nombreux compagnons de route. Ces femmes et ces hommes sont d’horizons divers, intellectuellement, géographiquement, sociologiquement. Mais tous ont senti la combinaison rare d’un écrivain qui parcourt le monde, l’aime, le voit disparaître sous l’immonde, qui tire de ses réflexions des analyses radicales et vivifiantes, et enfin, bien sûr, d’un poète qui ouvre la voie vers une réconciliation avec le monde. Parmi ces compagnons de route, un certain nombre sont des auteur.e.s inspirés par l’œuvre de White, en divers lieux du monde. Chacun suit sa voie propre sur le chemin de la géopoétique, à la façon des alpinistes du Mont Analogue de René Daumal, sans perdre de vue le sommet.
En 1996, sept ans après la fondation de l’Institut, est intervenue la seconde étape du développement stratégique de l’Institut : l’archipélisation. Je cite White dans Entre deux mondes : « Il s’agissait de la création de centres autonomes connectés. L’Institut, auquel tous ces centres étaient affiliés, resterait la source essentielle d’énergie intellectuelle, la référence première et la principale instance administrative, mais ces centres demeureraient indépendants. Je le fis pour plusieurs raisons : éviter les lourdeurs d’une administration centralisée, dynamiser le réseau, avoir des groupes travaillant en contact direct avec des contextes spécifiques, dans l’esprit [d’une] localisation ouverte. […] J’étais parfaitement conscient des dangers de cette archipélisation : dilution du concept, dispersion de l’idée, développement d’ambitions personnelles pour exploiter les avantages que l’idée et le mouvement de la géopoétique avaient procurés, au détriment de la cohésion et de la concordance. »17
En 2016, face au constat de l’impossibilité de contrôler ne serait-ce que l’utilisation du mot ‘géopoétique’, aussi bien dans que hors de l’archipel, nous avons décidé de laisser voguer l’idée et de procéder à l’océanisation de l’Institut, lequel est devenu la référence, le phare si vous voulez, de la géopoétique radicale, celle qui a le potentiel pour refonder un monde.
Tous les membres de l’Institut sont d’abord des lecteurs de Kenneth White, avec lesquels il a d’ailleurs souvent eu des échanges épistolaires. C’est une tâche que je mène également de mon côté, en répondant à des questions, en orientant vers des lectures. N’oublions pas non plus que tout livre est une lettre adressée à des inconnu.e.s. Certains répondent, d’autres non, mais le mouvement géopoétique se construit à auteur d’individus, par la lecture et la réflexion. Pour ce qui concerne le bureau de l’Institut, nous sommes une petite équipe soudée qui travaille surtout autour de l’organisation et des projets.
Lorsque j’ai pris la succession de Kenneth White à la présidence de l’Institut, mon premier objectif a été de rendre la géopoétique — ou tout au moins ses textes fondamentaux — plus largement accessible. C’est la raison pour laquelle notre site web est en huit langues. Cela nous a permis de faire connaître la géopoétique au-delà des mondes francophone et anglophone, où sont publiés la plupart des livres de Kenneth White. Ces dernières années, un pays a tout particulièrement manifesté son intérêt pour la géopoétique : le Brésil. J’ai participé en septembre dernier, à Salvador de Bahia, au premier « Séminaire international de géopoétique » organisé au Brésil ; fin 2022, Kenneth White et moi avons mené avec une universitaire un entretien pour une revue brésilienne. Un nouveau centre géopoétique brésilien a depuis manifesté le désir d’être en contact avec l’Institut. Notre volonté est de faire connaître encore plus largement la géopoétique.
Le développement de la géopoétique est étroitement lié à certains lieux que les White — Kenneth et Marie-Claude, sa traductrice, également photographe — ont fréquentés : Valgorge, en Ardèche, et Trébeurden, dans les Côtes-d’Armor. Valgorge est la commune où se situe la maison des Lettres de Gourgounel (197918), petite ferme que les White ont habitée temporairement à partir de 1961. C’est à Gourgounel (nom du lieu-dit) que la géopoétique s’est élaborée dans l’esprit de Kenneth White. Quant à Trébeurden, c’est La Maison des marées (2005) ou L’Ermitage des brumes (2005), c’est l’Atelier atlantique où vivent et travaillent les White depuis les années 80 et où la théorie géopoétique s’est développée. Nos projets s’inscrivent dans ces deux lieux. En 2019, nous avons inauguré une « Maison géopoétique Kenneth White » à Valgorge, inauguration surtout symbolique puisqu’un vaste événement viral a tout mis à l’arrêt, et nous sommes en train de relancer ce projet. A Trébeurden, les choses sont déjà bien avancées puisque nous organisons les 15 et 16 juillet 2023 les premières « Rencontres géopoétiques Kenneth White » sur la superbe Côte de Granit Rose. Le programme sera publié au printemps sur le site de l’Institut, dans les « Nouvelles géopoétiques », mais les grandes lignes en sont déjà connues : nous proposerons des conférences (notamment de Kenneth White), des lectures, des expositions, des films et un concert. Cet événement est ouvert à toutes et tous et nous espérons que vos lectrices et lecteurs seront présents en nombre.

Le nomadisme intellectuel de Kenneth White en Orient International, Conference on Kenneth White RSE-Funded Research Network in Existential Philosophy and Literature Franco-Scottish Literary Exchanges: Translation, Diaspora and Nomad Thought, 1er décembre 2018.

A paraître en 2023 : Régis Poulet, Gondawana, Nancy, Isolato.

Notes

[1] Grâce à son étude Segalen, théorie et pratique du voyage (Alfred Eibel, 1979).

[2] Pour celles et ceux qui voudraient aller plus loin, j’ai longuement étudié ces aspects dans ma thèse de littérature comparée au titre d’inspiration nietzschéenne L’Orient : généalogie d’une illusion (PU du Septentrion, Lille, 2002). Quelques chapitres y sont consacrés à Kenneth White. Plus tard, je suis revenu sur ce sujet, notamment pour la revue Europe (numéro de juin-juillet 2010) : « Orient et Occident : la révolution tranquille de Kenneth White » qu’on peut lire sur le site de l’Institut international de géopoétique ; et lors de divers colloques (notamment « Du mandala à l’atopie — l’expérience urbaine extrême de Kenneth White »).

[3] Je précise également que White a exploré la plupart des lieux géographiques qu’il évoque, mais certains lieux de l’esprit n’existent plus que ou n’ont jamais existé ailleurs que dans des œuvres lues ou vues.

[4] Kenneth White, Entre deux mondes, Le Mot et le reste, 2021, pp. 191-192.

[5] Kenneth White, L’Esprit nomade, Grasset, Le Livre de Poche, 1983, p. 396.

[6] Kenneth White, Panorama géopoétique, entretiens avec Régis Poulet, ERR, 2014, p. 24.

[7] Kenneth White, Une cosmologie de l’énergie, entretiens avec Laurent Brunet, Revue Lisières, 2014, n°27.

[8] Voir les collaborations de Kenneth White, notamment pour la réalisation de plus de cent livres d’artistes ; voir également les écrits sur l’art de White, comme son magnifique Hokusaï ou l’horizon sensible — prélude à une esthétique du monde (Terrain vague, 1990 ; L’Atelier contemporain, 2021).

[9] C’est un sujet sur lequel je travaille.

[10] Le Centre chilien d’études géopoétiques est tout particulièrement axé sur l’architecture.

[11] ‘Géopoéticien’ (sur le modèle du logicien qui suit le logos du monde) s’impose sur ‘géopoète’ de la même façon que ‘géopoétique’ s’impose sur ‘géopoésie’. Deux citations pour documenter cela : « C'est ici que le nomade intellectuel se mue en géopoéticien — je dis géopoéticien, comme on dirait logicien ou mathématicien, afin d'indiquer à la fois une sortie des ornières et des marécages de ce que l'on nomme ordinairement « poésie » de nos jours, et un champ de langage général où pourraient se retrouver ces langages séparés que sont ceux de la science, de la philosophie et de la poésie », Kenneth White, extrait du discours inaugural de la 25ème Biennale de Poésie, Liège, 2007. « C'est une des raisons pour lesquelles je tiens à dire « géopoéticien », et non pas « géopoète », mot qui laisserait la porte ouverte à toute une poésie vaguement géographique (préférable certes à tant de fantaisies personnelles, mais ne menant pas très loin), mais, surtout, mot restrictif, qui cantonnerait la géopoétique dans la poésie alors que son champ d'application est beaucoup plus étendu », Autre Sud, n°45, Juin 2009, p. 37.

[12] Postface de Kenneth White à mon recueil Planktos (Isolato, 2018).

[13] Je cite ici le titre d’un essai de Kenneth White qui permet d’aborder la question (Le Lieu et la Parole — entretiens 1987-1997, Éditions du Scorff, 1997). Celles et ceux qui voudraient prolonger la réflexion liront avec profit : Kenneth White & Jeff Malpas, The Fundamental Field — Thought, Poetics, World (Edinburgh University Press, 2021).

[14] Kenneth White, La Figure du dehors (1ere éd. Grasset, 1982), Marseille, Le Mot et le reste, 2014, p. 53.

[15] C’est ce que fait White dans le poème « La logique de la baie de Lannion », où la « logique » en question est celle du Logos des Présocratiques — ou Primordiaux comme il les nomme (in Les Rives du silence, Mercure de France, 1997).

[16] Kenneth White, Lettre ouverte du Golfe de Gascogne — quelques propos insolites sur la société, la culture et la vie de l’esprit, Éditions Zortziko, Faire/Face n°1, 2021, p. 45.

[17] Op. cit., p. 448.

[18] La première publication, en anglais, est cependant antérieure de treize ans : Letters from Gourgounel (Jonathan Cape, 1966).

Présentation de l’auteur




Du soleil en pleine figure : Christian Bobin, ou L’insolente clairvoyance d’une mystique de la joie

L’annonce de son départ m’est venue par surprise, dans un vacarme assourdissant de gravité. Par surprise surtout. Comme un coup de couteau des mots, dans le dos.

J’ai reçu un SMS et mon téléphone m’est tombé des mains.

J’ai revu aussitôt son visage, vingt ans plus tôt, ébloui de l’intérieur, transparent, quand c’est moi qui lui ouvre la porte de son petit appartement du Creusot.

Il m’avait dit au téléphone, je ne serai pas là, mais entre, je laisserai ouvert.

Et je suis entré. Sur la table de la cuisine, une bouteille de Four Roses, mon bourbon préféré avec ses mots : sers-toi.

Au fond, son bureau d’une légèreté et d’un dépouillement total. Tellement touchant par sa simplicité.

Jonas, Christian Bobin, Lecture par l'auteur RTS, « Initiales », 23 décembre 2012.

Une table en bois clair aux jambes légères comme celle d’un insecte géant. Par la fenêtre, les fameux bras du tilleul dont il parlait souvent. Comme d’un ami qui cherchait à s’inviter. Quelques livres sur une étagère, très peu finalement. Quand Christian aimait un livre, il l’offrait à quelqu’un.

Puis on a sonné. J’ai ouvert à Christian et devant ma tête il a éclaté de rire.

Je venais pour faire la couverture et la une avec ce poète du fameux Matricule des Anges. À l’époque, Christian se faisait rare et se manifestait très peu.

C’était un cadeau qu’il offrait à cette revue poétique qui démarrait. Et d’ailleurs, le numéro s’est bien vendu.

Ce qui est plus abject, c’est que les « Anges » n’en étaient pas en réalité. Ils ont retiré le numéro quelques années plus tard en accusant Bobin de cul béni et de poète chrétien.

C’est terrible comme le petit pouvoir poétique de valoriser ou de critiquer monte vite à la tête des uns et des autres.

Mais je reviens au souvenir de son rire d’ogre énorme qui vous claquait à la figure comme un gros pétard. Ou une boule de neige comme vous voulez.

Je me suis assis une journée entière à ses côtés sur la chaise en paille de ses poèmes, sans être certain de pouvoir repartir un jour, quitter son aimantation grave et résiliente, son écoute large comme une dévastation de tendresse.

La prégnance de Christian était comme. Être assis au frais dans une petite église romane ? Le cul dans l’herbe avec des Calendula et des libellules ? Enfoncé jusqu’au cou dans un beau livre ? Boire une bière avec de la mousse sur les moustaches ?

Le bruit du dimanche, Christian Bobin, Lecture par l'auteur RTS, Initiales, 04.10.2015.

J’étais embarqué dans un voyage sur un bateau empêtrant mes émotions et mes pensées dans les grandes voiles de ses paroles, une sorte de goélette mentale bondissant sous la poupe des bois de vivre. Vers un horizon vaste comme les crinières de la mer déferlant sur les falaises du cap Gris Nez.

J’ai secoué la tête en me disant, non, ça n’existe pas.

J’ai lutté pour me décrocher comme le brochet d’une ligne à leurre, secouant la tête dans tous les sens. Mais d’un mot à l’autre, d’un livre à l’autre, les liens sont devenus de plus en plus nécessaires, puissants.

D’ailleurs pourquoi penser dépendance quand on n’ose pas prononcer, amour ?

Puis j’ai renoncé à renoncer, essayant de contenir ce raz de marée qui transformait chacune de mes lectures en épouvante de joie.

Lui c’était moi, avant moi, après moi, pressenti, deviné, prédit même, avec le sentiment de ne jamais y arriver vraiment. À être lui, à être moi. Où ?

C’était où, cette furieuse envie d’aimer qu’il déclenchait avec chacune de ses histoires, chacun de ses oiseaux, de ses épuisements, de ses personnages, plus vivants que la vie ?

En ressuscitant la Plus que vive, il rendait la beauté d’une morte jamais morte plus effervescente, plus réelle que moi.

En cheminant aux côtés du Très-bas, il m’emportait à suivre de toutes mes forces le mystère de l’homme qui marche, à me fondre à ses pas.

Je n’ai pas lutté. Je me suis mis à croire que j’aurais pu écrire ses mots ou prononcer ses paroles. Ce n’est pas ça, lire ?

À ce moment-là de la crise, on ne sait plus ce que l’on est ni ce que l’on devient. On veut juste disparaître en celui qui allume le brasier. On ne veut plus devenir, enfin.

On est mort et vivant en même temps, si léger, si léger, et on veut s’alléger encore et encore, et par exemple brûler, être réduit en cendres, en poussière, en écrivant ou en lisant un seul poème.

En respirant aussi ou en retenant son souffle. On y arrive. Un mot, une phrase, un livre à la fois.

On retient son souffle même pour ne pas disperser cette poignée d’or cueilli du bout des encres de la prose.

Le réel de la poésie, Christian Bobin lecture par l'auteur RTS, « Initiales », 15.11.2015.

De son écriture manuscrite ronde comme les joues d’un enfant qui s’applique, du tracé clair de ses boucles noires et virevoltantes avec application, sa main parvenait à tirer des grappes étourdissantes.

Puis à nous serrer avec chaleur dans le creux de sa paume, comme s’il nous connaissait par cœur ou nous regardait dans le blanc des yeux.

Chaque livre de lui nous regardait au fond des yeux, au fond du cœur, au fond de l’âme, impossible de résister.

Il devenait visionnaire de nos émotions, de notre transparence, et, en dédicace ou sur une carte, écrivait une phrase capable de nous transpercer de mille flèches, de nous rincer en une seconde, de nous essorer le cœur.

Il inventait nos yeux, nos larmes, le meilleur de nous-même posé comme un chat sur nos genoux. Puis il inventait notre consolation comme une dernière fleur imprévue dans le vase.

On l’imaginait courbé sur sa page comme. Un geai, une rose, un acacia dans le vent ? Le moine d’un siècle lointain concentré à nous distiller les secrets de sa transe ?

Cet homme était mystique comme le sont tous les enfants avant qu’ils ouvrent les yeux et que la nuit bleue dorme dans leurs pupilles.

Cet homme était mystique comme le sont tous les enfants avant qu’ils parlent. Dieu lui apparaissait à chaque coin de rue, à chaque nuage ou coin de ciel. Je suis certain qu’il s’est battu à boules de neige avec.

Vieux fauteuils, Christian Bobin dit par l'auteur RTS, « Initiales » 28 février 2016.

Et puis ce n’était pas Dieu. Juste un rouge-gorge, une poignée de feuilles rouges ou un visage.

À chaque rêve ou à chaque pas dans la nature, il le provoquait en duel dans des proses incendiaires, des aveux d’amour brûlants comme l’enfer.

Cet homme était le contraire d’un poète chrétien, c’était une torche vivante. Un incendiaire. On aurait pu le confondre avec le diable. Je l’entends me murmurer à l’oreille que j’exagère.

Christian est le mystique de la joie dont notre époque avait et a toujours besoin pour se relever. Il nous ouvre au saccage de croire en nous, en l’autre.

Je l’ai vu mettre le feu à des mares, aux feuillages de la Grande vie et même aux vitraux et à toutes les pierres de la cathédrale de Conques.

Tant de beauté et d’amour contenu dans un seul regard, devaient un jour ou l’autre le submerger, l’anéantir ou le renverser dans sa bonté.

C’était un risque, non ? Dites-moi que je me trompe. Plus on brille, plus on attire les ombres ?

Les mystiques oublient, abandonnent, cloitrent leur corps dans la haute tour de leur amour. Ils ne se forcent à rien. Ils ne forcent rien, jamais. Ça se fait tout seul presque à leur insu.

Leur corps en s’irradiant, s’allège jusqu’à son plus haut point d’abandon à la vivacité de l’instant présent.

Bobin ne marchait plus, il jaillissait au-dessus de l’époque.

Bobin ne pleurait plus, il devenait la rosée d’une phrase sur notre bouche.

Bobin ne souffrait plus, il scintillait. Son rire était la grotte de Platon.

Cet incendaire a réinventé l’amour comme les enfants dessinent des soleils, des monstres, des araignées ou des grenouilles, avec la même jubilation, le même naturel, la même obstination sérieuse, tout entier dans leurs méfaits. Et du coup aussitôt innocentés.

Bobin avait une façon de se tenir debout, poitrine en avant, comme offert aux javelots de la lumière, de la douleur des autres et de l’instant présent.

La tension de ses mots mettait de l’électricité joyeuse dans l’air comme lorsque les cheveux se dressent sur le peigne ou le papier restant collé à la paume de la main.

 

Il savait cueillir toute fragilité en coquelicot entre ses doigts d’ogre, et les rendre à la chaleur du soleil, ressuscitée dans la tendresse de leur blessure. 

Depuis la haute tour de sa sensibilité, ni donjon ni château, mais plutôt arche d’une église romane claire, brûlée par la blancheur de son calcaire, regard tendu comme la corde d’un arc qui sait atteindre le centre de la cible sans même tirer une flèche, par les ogives de ses pupilles et de sa peau, lui parvenait la seule lumière qui lui donnait faim et soif, et le désir de vivre :

la lumière de l’altérité. Même éteinte. Sur laquelle il savait souffler doucement pour la raviver. Et transmettre du désir.

Le désir transparent d’éclosion et de migration.

Le doux désir de vivre.

Le désir d’être au monde, vivant, éphémère et éternel.

Mais voilà. Toute conquête a un prix.

À force de douceur, à force de douleurs transformées en lumière, les mystiques se font transpercer d’éclairs qu’ils ne ressentent plus.

Un jour ou l’autre, l’océan des ténèbres traversé pour gagner la longue berge d’écrire, rugit, impose de se faire entendre à nouveau.

Des ombres en profitent lâchement pour rompre les digues, tous les barrages et reprendre la main sur la chair, envahissant nerfs, sang et muscles d’une armée de vautours, de charognards et de crabes dévoreurs de pureté.

Il s’agit de mettre à genoux l’horizon, de lui faire une couronne d’épines avec toutes les phrases volées au soleil du silence.

En rassemblant ses dernières forces, Christian Bobin a compris et décidé qu’il écrirait sa dernière lettre.

Non pour mettre un point final. Mais pour ouvrir une dernière fois les poings, finalement.

Qu’en disant adieu il rejoignait celui qu’il avait toujours été. Et que ce serait une autre lettre de retrouvailles.

Après les lettres pourpres, les lettres d’or, l’homme de neige nous écrit aujourd’hui une lettre de neige, comme un soleil lancé en pleine figure.

Nous n’aurons pas froid. Au contraire. Nous bleuirons, plongés dans les courants des eaux profondes, réchauffés par le centre de la terre où brûlent notre mémoire et notre gravité.

Nous serons à peine orphelins d’un être qui nous a traversés et qu’en essayant de serrer dans nos bras, nous avons éparpillé dans la lumière de l’air.

Nous serons à peine orphelins mais voyez-vous de la même famille, j’en suis certain, celle qu’il a créée dans la sublime insouciance de se donner jusqu’au tréfonds lumineux de soi.

De temps en temps, je prends encore les mains de Christian entre les miennes. Et je les serre fort, très fort. Faites comme moi. Ne vous demandez pas qui réchauffe l’autre.

Dans la petite éternité du livre, le temps n’existe pas. Personne n’a tort, personne n’a raison. Il s’agit juste d’être là.

27 / 01 / 2023
Dominique Sampiero 

Image de Une © DENIS MEYER / HANS LUCAS.

Présentation de l’auteur




Iran : la répression s’abat sur les écrivains !

Chers amis, poètes et écrivains du monde entier,

Je voudrais maintenant attirer votre attention sur la vague d’arrestations et de condamnations à de lourdes peines de prison qui touche depuis des années les poètes et écrivains iraniens, mais qui a pris une ampleur sans précédent depuis le déclenchement du mouvement populaire de dénonciation du régime dictatorial régnant dans le pays.

Je joins à ma lettre une première liste de ces écrivains touchés par la répression, avec des renseignements précis pour certains d’entre eux, en attendant d’en savoir davantage sur d’autres.

J’appelle à une grande vague de dénonciation de la terreur que fait régner le régime iranien, et de soutien aux écrivains emprisonnés ou poursuivis pour leurs écrits, ou pour avoir exprimé librement leur opinion sur la situation qui prévaut dans leur pays.

Faut-il rappeler que la vie de ces femmes et de ces hommes est réellement menacée ?

Est-il besoin de réaffirmer que notre rôle d’écrivain comporte aujourd’hui plus que jamais le devoir impératif d’élever notre voix pour dénoncer l’écrasement des libertés partout où la barbarie piétine toutes les valeurs qui nous poussent à écrire ?

∗∗∗

Liste des poètes et écrivains concernés

 

علی اسداللهی

M. Ali Asadollahi

Poète, étudiant en littérature persane

Né en septembre 1987

Date d'arrestation : 21 novembre 2022

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علیرضا آدینه

M. Alireza Adineh

Poète

Né en janvier 1975

Date d'arrestation : 30 novembre 2022

 

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آیدا عَمیدی

Mme Aida Amidi

Poète

Née le 14 janvier 1982

Date d'arrestation : 5 décembre 2022

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آرش گنجی

M. Arash Ganji

Auteur et traducteur

Né en 1986

Date d'arrestation : 1er novembre 2021

 

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امیرحسین بِریمانی

M. Amirhossein Berimani

Poète, écrivain et réalisateur

Né le 27 mars 1997

Date d'arrestation : 29 septembre 2022

Condamné à cinq ans de prison

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آتفه چهارمحالیان

Mme Atfe Charmahalian

Poète

Née en 1981

Date d'arrestation : 3 octobre 2022

Libérée sous caution le 13 décembre 2022, jusqu'à l'audience du tribunal.

Le Prisonnier de Christian Gehry.

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امیرحسین آتش

M. Amirhossein Atash

Poète

Date d'arrestation : 22 octobre 2022

 

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آرش قلعه گلاب

M. Arash Ghalegolab

Écrivain et journaliste

Date d'arrestation : 26 mai 2022

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بهروز یاسمی

M. Behrouz Yasmi

Poète

Né le 31 mai 1968

Date d'arrestation : 17 octobre 2022

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بنفشه کمالی

Mme Banafche Kamali

Poète

Date d'arrestation : 24 septembre 2022

Le Prisonnier de Christian Gehry.

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فرهاد میثمی

M. Farhad Maithami

Auteur et traducteur

Né le 17 novembre 1969

Date d'arrestation : 31 juillet 2018

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هادی حکیم شفایی

M. Hadi Hakim Shafaei

Écrivain

Date d’arrestation : 1er octobre 2022

 

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کیوان مهتدی

M. Keyvan Mohtadi

Auteur et traducteur

Date d'arrestation : 9 mai 2022

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محمود طراوت روی

M. Mahmoud Taravatroy

Poète

Date d'arrestation : 1er novembre 2022

Le Prisonnier de Christian Gehry.

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مونا برزویی

Mme Mona Borzoui

Poète

Née le 9 mai 1984

Date d'arrestation : 28 septembre 2022

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محسن زهتابی

M. Mohsen Zéhtabi

Écrivain

Date d'arrestation : 21 septembre 2022

Le Prisonnier de Christian Gehry.

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مژگان کاووسی

Mme Mozhgan Kavossi

Écrivaine

Date d'arrestation : 22 septembre 2022

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نگین آرامش

Mme Negin Aramesh

Traductrice

Date d'arrestation : 23 septembre 2022

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پوران ناظمی

Mme Puran Nazémi

Écrivaine

Date d'arrestation : 18 septembre 2022

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روزبه سوهانی

M. Roozbe Sohani

Poète

Né en 1985

Date d'arrestation : 5 décembre 2022

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سجاد رحمانی ماسال

M. Sajjad Rahmani Masal

Poète

Né en 1985

Date d'arrestation : novembre 2022

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سعید مدنی

M. Saeed Madani

Écrivain et sociologue

Né en 1959

Date d'arrestation : 25 avril 2022

Condamné à 9 ans de prison

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سعید هلیچی

M. Saeed Halychi

Écrivain et poète

Date d'arrestation : 19 octobre 2022

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سیدنوید سید علی اکبر

M. Syed Navid Syed Ali Akbar

Auteur et traducteur

Né en 1981

Date d'arrestation : 16 octobre 2022

Le Prisonnier de Christian Gehry.




Poésie action ?

C’est le terme que proposa Bernard Heidsieck, à partir de 1963, comme alter­native à celui (jugé par trop restrictif) de Poésie sonore, pour caractériser sa propre démarche et celle de beaucoup d’au­tres, comme lui réputés « sonores », en ce qu’elle trou­ve toute sa raison d’être, moins dans l’écoute – par « l’auditeur » – de pièces enregistrées (écoute dite « acous­matique ») que lors de ma­nifestations publiques et, plus spécifiquement encore en ce qui le concerne, de lectures / diffusions / actions – durant les­quelles le poète est physiquement impliqué dans la concré­tisa­tion du poème, en présence d’auditeurs / spectateurs.

Mais si le substantif action se substitue à l’adjectif sonore – pour mieux caractériser, dans leur diversité ouverte comme dans la diversité tout aussi ouverte de leurs composantes, les pratiques poétiques ainsi désignées –, ce n’est, certes aucunement, que la « poésie sonore » se trouverait soudain déclarée caduque, au profit d’une supposée nouvelle-née « poésie action » – mais que le sonore (dès l’origine, clairement distinct de la « lecture à voix haute » de textes conçus dans et pour l’écrit) était déjà par lui-même, et pleinement, action :

Ce n’est que sous-entendre là, la tension, l’effort « ac­tif » du texte dans sa recherche d’un contact immédiat, physi­que, avec un auditoire. 

Bernard Heidsieck, Vaduz, 1974.

Ou, plus généralement, désigner l’« action » (la part physi­que, gestuelle, incarnée de l’œuvre) comme une composan­te, en rien marginale ou accessoire, mais tout aussi vitale et définitoire que le « texte » du poème « sonore » (sa part symboli­que, langagiè­re, verbalisée). L’inspiratrice révélation que furent, pour Heidsieck, les concerts Fluxus auxquels il assista, à Paris, en 1962, lors de la tournée européenne « FestumFluxorum », joua un rôle déterminant dans cette réévaluation – et dans une notable réorienta­tion de ses propres pratiques, qui s’ensuivit.

Les termes « poésie d’action », « poésie ouverte » et « poésie concrète », apparaissent sur l’affiche de la soirée du Domaine poétique du 1er octobre 1963, à laquelle il participa – ainsi que Robert Filliou, lequel parlait de « poésie action » dès 1961 (sinon plus tôt) ; et, plus globalement, d’un point de vue historique, Michel Giroud le soulignait1 :

Les premières manifestations de ce qui très vite va s’ap­peler Dada […] débutent non par une revue littéraire mais par des actions, à savoir une revue de cabaret d’un mode entièrement nouveau, à l’initiative d’Hugo Ball.

Si « action » se substitue à « sonore », c’est donc en vertu d’une conscience accrue du devenir – à plus ou moins long terme – de ces poésies qui, loin de se définir par la déclamation ou la récitation ou la simple lecture orale, en public, de poèmes destinés à la page, intègrent – et, de plus en plus, intégreront – bien d’autres dimensions (c’est-à-dire, bien d’autres constituants et configurations médiopoétiques2) outre la voix ou, plus spécifiquement et de façon plus englobante, la vocalité même en ce qu’elle a (fût-ce avec un dispositif d’amplification / diffusion sonore) de plus corporel – voire, plus radicalement enfin, la vocorporalité3 du poète lisant ; et c’est toute une gestuelle – celle du corps proférant (bio-medium), auquel s’ajoutent ses éventuels accessoires (telles, notoirement chez Heidsieck, ses « partitions ») – qui vient occuper et animer l’espace scénique (topo-medium) en inter-action avec ladite profération et le proféré (le« texte » : sémio-medium) : la vocorporalité se fait plus franchement scénovocorporalité.

Michel Giroud, I AM, Artpool P60, Budapest [3/28/2007].

Tel était bien le sens de ce titre-programme : Poême à crier et à danser, sous lequel Pierre Albert-Birot avait regroupé les trois « Chants » (1917-18) qui, a posteriori, le constituent4 : les combinaisons ou réitérations de « lettres » (graphiques) faisant ou non « syllabes » (phoniques), imprimées sur la page – sans parler des « blancs » de dimension variable qui les séparent –, ne sont pas le poème : comme Heidsieck devait l’indiquer, quarante ans plus tard, dans l’intitulé générique commun5 à sa première série d’œuvres « sonores », ils n’en sont que la « partition » (typo-medium, marginalisé par rapport au poème typo-paginal livresque, mais volontiers exhibé comme élément porteur de sens lors de ses propres lectures publiques : les feuillets de Poème-partition « A », posés au sol devant lui à genoux, qu’il tourne au fur et à mesure ; le long « papyrus » de Vaduz qu’il déroule imperturbablement devant lui debout, et qui se dépose progressivement au sol à ses pieds…

C’était déjà très clair chez Albert-Birot : le « texte », tel qu’il figure sur le papier, ne prend existence effective de poème que lorsqu’il est concrètement exécuté : oralement (crié) et gestuellement (dansé) (soit : vocorporalement) – et non : «mentalement» (par un lecteur muni de la « partition »). La « lettre », dès lors, n’y étant plus désormais réductible à ce micro-élément fonctionnel et statique que l’on y voit encore le plus souvent, s’y révèle enfin dans toute sa dynamique créative comme l’insoupçonné tremplin, le lieu élu d’une énergétique explosive, indémêlablement langagière et vitale, d’un actionnisme profératoire inouï6 : ce qui donne une tout autre résonance à l’indication : « Essai de poésie pure »…

Mais, de magnétophones (François Dufrêne, Henri Chopin, Heidsieck) en dispositifs audio-techniques, voire audio-vidéo-techniques, de plus en plus évolués à mesure du passage de l’électroacoustique au (plus ou moins) tout numérique (Anne-James Chaton) –, c’est même, proprement, de scénaudiovocorporalité qu’il s’agit7. Et l’on comprend le désarroi de qui prétendrait encore rendre compte, de ces formes de poésie qui ne ressemblent pas à des poèmes, en termes d’études littéraires ou de stylistique, qui ne concernent (éventuellement) que le « texte »…

Performance /Poésie Action avec Julien Blaine : DIAS (1966), Fiumalbo (1967), et Fort Boyard (1967).

L’« action » peut demeurer (c’est le plus souvent le cas chez Heidsieck) suffisamment « simple » pour s’imposer comme signe – en tant qu’énoncé non-verbal – tout le temps que dure le poème, dont le « texte » – les énoncés verbaux – est proféré live (ainsi, dans « Démocratie »), ou simultanément live et diffusé (« B2B3 », « Vaduz »), ou même uniquement diffusé, seul ou mêlé à d’autres composants sonores enregistrés – énoncés non-verbaux, également, mais d’une autre espèce médiopoétique (« La poinçonneuse »).

Pour Démocratie (1977-78) – dont le « texte » n’est autre que « la liste intégrale des Présidents du Conseil des IIIe, IVe et Ve Républiques » françaises, de 1875 à 1978 —, il précise8 :

L’enregistrement comporte en sus des applaudissements, cris et bruits divers provenant de la Chambre des Députés, lors du débat sur la motion de censure de Mai 1968 […].

Cette Lecture implique l’obligation d’avancer du fond de la salle vers le public, contraignant celui-ci à s’écarter – la Démocratie se devant de progresser coûte que coûte et quoi qu’il en soit – tout en proclamant d’une voix forte les différents noms […], et en jetant successivement au vent de l’Histoire les petits papiers sur lesquels se trouvent inscrits chacun des noms […].

Enfin la projection de chaque nom est précédée d’une très forte ASSPIRATION – qui doit être entendue9 : cette Lecture doit s’apparenter en effet […] à une suite de bonds successifs, visualisant la Démocratie dans son inhérente fragilité, et ses remises en cause, superbes et permanentes.

Énoncés poétiques également, les actions – certes, souvent bien moins simples – dont se composent les « performances » de Julien Blaine.

Poésie d'action : Chiara Mulas & Serge Pey, septembre 2014.

Ainsi, dans Ecfruiture (1982), poème vocaudioscénique, pédestre et « olfactif », sorte de concentré prototypique de la poétique blainienne, qu’il introduit par la profération répétitive et l’inscription concomitante du titre : « ECFRUITURE » et des formules : « ÉCRIRE COMME UN PIED » et : « L’ÉCRITURE C’EST LE PIED », dont va bientôt se révéler le double sens10. Puis, s’étant déchaussé, et ayant déroulé et appliqué au sol une longue bâche (la « page ») sur laquelle il a disposé plusieurs petits tas de différents fruits – des raisins à la banane –, il va et vient de l’un à l’autre et, méthodiquement et rageusement, les piétine tout en vociférant leurs noms – extrayant ainsi et répandant parmi l’assistance, autant que le jus (l’« encre ») et l’odeur des fruits méthodiquement et simultanément « interpel­lés » et écrasés (« écrits »), tout le jus de sens (propres ou figurés), d’évocation et de suggestion des mots qui les désignent (à commencer par la symbolique du raisin et de l’ivresse) : ­– conjuguant, donc, action et profération, gestualité et vocalité, il y joue le plus largement (et jouit : « c’est le pied ! ») des différentes strates et com­posantes du medium et plus particulièrement du bio­-medium (corps et fruits), au profit d’une scénaudiovociture11 toujours plus étendue, et diversifiée – accordant peu de crédit aux normes en vigueur (et s’en jouant, même : « écrire comme un pied ! ») …

Par sa bien concrète chute finale (sur la banane…), il y fait écho à Chute = chut !, cet autre poème scénique tout aussi prototypique dans lequel, s’il joue à plein des bio- et topo-media étroitement associés — son propre corps tombant et roulant, sans un mot, du haut en bas du grand escalier de la gare Saint-Charles, à Marseille –, le sémio-medium est en revanche solli­cité, pour ainsi dire, a minima – le contenu verbal (également avec jeu de mots) y étant, littérale­ment, sous-entendu : par l’action elle-même (la « chute »), et par le geste qui la prolonge, telle une onomatopée silencieuse (« chut ! »). Dans Ecfruiture, il se manifeste au contraire, à grand bruit, par la phonè (voix se faisant plus ou moins cri pour nommer les fruits, & autres émissions glotto-buccales rendues audibles par l’audio-technè), mais aussi12 par la graphè (« bombage » du mot-titre et des deux formules jouant sur le terme pied, visibles pendant toute la durée de l’action subséquente) – soit, ici comme là : sémio-, bio- et techno­-media diversement combinés…

Bernard Heidsieck, Poésie Action, 3 mai 2011.

Notes

[1] Giroud, « DADERIDADA », présentation de Dada, rééd. Jean-Michel Place, 1981.

[2] Voir sur ces notions mon essai, Quand éCRIre, c’est CRIer. De la POésie sonore à la médioPOétique, Atelier de l’agneau, 2016, notamment le « Précis de médiopoétique », p.95-120.

[3] Où l’on doit lire vocalité + corporalité + oralité, soit : tout ce que prophétisait Apollinaire, dès 1917, dans « La Victoire » (Calligrammes, 1918) – corporalité englobe vocalité qui englobe oralité.

[4] Albert-Birot, La Lune (1924).

[5] Poèmes-partitions, de 1955 à 1965 ; mais l’en­semble des pièces sonores qu’il a composées par la suite relève sans con­teste du concept séminal de « poème-partition ».

[6] Songeons à Kurt Schwitters exécutant, en 1922, à Weimar (suivant les témoignages de Hans Richter et Laszlo Moholy-Nagy), maintes variations vocales sur l’unique lettre W qu’il arborait, peinte, sur un carton : « partition » minimaliste pour une action qui « coupa le souffle » à maints assistants. Mais déjà, à Paris, aux « Hydropathes » (1878-80) puis au Chat Noir (à partir de 1881), Maurice Rollinat avait frappé une nombreuse assistance « à la lettre, ne respirant plus », par ses modes inédits et très physiques de profération (et de jeu pianistique), au point qu’Émile Goudeau, de ces proto-« performances », écrivit un jour : « Qui n’a fait que le lire, n’a point connu ce merveilleux artiste. » (Dix ans de bohême, 1888.) En d’autres termes, il initiait (sans qu’on pût, sur le moment, l’imaginer) quelque chose comme ce que nous pouvons nommer aujourd’hui : scénovocorporalité – le principe même de la poésie action...

[7] Apollinaire, qui prophétisa (voir n.3 supra) l’extension du domaine de la poésie  – qu’on croyait vouée pour toujours au typo-medium – au corps entier (bio-medium) et à ses bruits, avait également envisagé avec enthousiasme, grâce au phonographe, son extension au disque (phono-medium) : il ne lui a manqué que d’imaginer la conjonction des deux – la poésie action, rendue possible par le magnétophone (passage à l’audio-medium)… 

[8] Heidsieck, Les tapuscrits, les presses du réel, 2013, p.808.

[9] De même, les « expirations » concluant systématiquement chaque suite de mentions des étages atteints, dans « Sisyphe » (1977).

[10] Soit, au sens propre du terme : les pieds du poète, dont il use pour écraser les fruits au sol (pour les « écrire », donc) et, dans les locutions familières : comme un pied = « de la pire façon du monde », et : c’est le pied = « un plaisir immense » (Blaine, dans Patrizio Peterlini Piero Matarrese, La perf en fin [livre+dvd], Verona-Ventabren, 2007-2008, p.25).

[11] Où l’on doit lire scéniture + auditure + vociture (variante, incluant le cri, de la vocature). Car toutes ces pratiques sont bel et bien des écritures, au sens médiopoétiquement englobant du terme – y compris en l’absence de tout « écrit » (medium de la scripture, doublement présente, comme action puis comme trace visible de cette action, tout au long d’Ecfruiture) : ainsi, dès l’orature des « poésies orales » traditionnelles. J’ai d’abord proposé auditure (succédant à une éphémère phoniture, techniquement limitée, liée au phonographe) pour désigner l’ensem­ble des caractéristiques esthétiques et techniques, propres à une poésie intégrant, dès sa conception même, tout ou partie de l’appareillage et des procédures technologiques et com­positionnelles électro-acoustiques, ainsi que des modes de divulgation et de publication qui y sont liés (dont l’in­strument emblématique fut le magnétophone).

[12] Du moins, lorsque cela a été possible : c’est le cas, dans la version figurant sur le dvd Bye-bye la perf (avec le livre du même titre, Al Dante / Adriano Parise, Romainville, 2006).

 




Bernard Dumerchez, quarante ans de livres pour l’éternité

Bernard Dumerchez crée des livres comme on lance des fusées dans les nuages, emportant une lumière unique qui éclaire un coin de ciel. Bientôt quarante années que ça dure, infatigable lueur dans le monde de la bibliophilie, de la poésie... de l'art, disons le mot puisqu'il est à sa place. Il a accepté de répondre à quelques questions et tous le remercions !

Qu’est-ce qu’un livre d’artiste ?
Le livre d'artiste est né dans les années soixante, à une époque où il se passait énormément de choses dans tous les domaines de la société (musique, arts, politique, etc...). Traditionnellement dans la réalisation d'un livre, le rôle de l'artiste était d'illustrer les propos d'un auteur, ce dernier étant alors considéré comme la raison même du livre. De jeunes artistes décidèrent de s'affranchir de cette règle et la technologie de l'époque le permettant (ronéotypie, photocopie...) de réaliser entièrement des livres en se passant de l'auteur, de l'imprimeur et de l'éditeur. C'est la définition du livre d'artistes à laquelle les puristes restent attachés, mais dans les faits les choses ont beaucoup évolué et la définition n'est plus aussi stricte.
Quelle est la différence entre un livre d’artiste et un livre de bibliophilie ?

La bibliophilie est l'amour des livres et notamment des livres rares. C'est donc à mon sens un terme générique qui englobe tous les livres qui se distinguent par leur excellence et le livre d'artiste comme d'autres types de livres (illustrés, manuscrits...) appartiennent à cette catégorie.

Pourquoi avoir choisi de publier des livres d’artistes ?

Leporello - Un poème manuscrit de Bernard Noël (gravure typo) et trois photographies de Jonathan Abbou.

Rimbaud selon Harar, Texte de Alain Sancerni, illustrations de Joël Leick, éditions Dumerchez.

Collection Leporello des éditions Bernard Dumerchez, sérigraphie originale rehaussée aux pochoirs de Jef Aérosol et poème de Zéno Bianu, 2015 © MUDO-Musée de l'Oise / Alain Ruin.

Le choix de réaliser des livres d'artistes est certainement lié au fait que c'est le genre qui, de par mes compétences, me convient le mieux. On reste dans un domaine qui reste de l'ordre de l'artisanat, peut-être même de l'art. Rien à voir avec le livre industriel qu'il m'arrive de faire, mais qui ne correspond pas à mon tempérament.

Pourquoi avoir créé des « Collections courantes » à côté de vos publications de livres d’artistes ?
Les éditions courantes permettent à un large public d'accéder à l'oeuvre de l'auteur, l'artiste n'est plus nécessaire, c'est une tout autre catégorie qui me paraît complémentaire à mon travail de livres de bibliophilie qui s'adresse à un public restreint de connaisseurs.
Comment pensez-vous ces livres qui proposent de mettre en lien un auteur et un plasticien ? Est-ce vous qui choisissez les artistes ?
Dans le type de livres que je fais qui sont surtout des livres hybrides (où l'on trouve des pages imprimées enrichies d'interventions à la peinture d'artiste) les rencontres sont essentielles. Dans certains cas c'est l'auteur qui souhaite travailler avec tel artiste, qu'il connait ou non personnellement, dans d'autres cas c'est l'inverse et dans d'autres cas encore, c'est moi qui choisit l'artiste pour l'auteur que j'ai choisi. Beaucoup de possibilités, l'important étant que la rencontre fonctionne.

Aux éditions Bernard Dumerchez - Rimbaud selon Harar, œuvre d'Alain Sancerni - Peintures Patrick Singh - Fikru Gebre Mariam - Musique Kaethe Hostetter Livre de fer, film et montage jean-marc Boutonnet-Tranier . Lecture d'Alain Sancerni, film de JM Boutonnet-Tranier.

Sont-ils fabriqués d’une manière différente des livres de vos « Collections courantes » ?

Oui, les éditions courantes et les éditions rares sont fabriquées de manières différentes. Pour une édition courante il s'agit de réaliser un livre financièrement accessible au plus grand nombre, donc d'arriver à des coûts de conception et de fabrication qui soient le plus bas possible. Pour les éditions rares, il s'agit d'atteindre le plus haut niveau de qualité et finalement de créer une œuvre d'art. Donc d'aller le plus loin possible dans l'exception et les coût ne sont plus du tout les mêmes.

A combien d’exemplaires sont-ils tirés en général ?
Les tirages de mes livres rares se situent entre 9 et 35 exemplaires, étant entendu que lorsqu'il s'agit de livres hybrides, chaque livre est unique.
Quel public est intéressé par ces livres précieux ? Qui les achète ?
Le public intéressé par ce type d'ouvrages est constitué de connaisseurs, d'amateurs d'art et de musées essentiellement.
Peut-on voir vos livres d’artistes, les exposez-vous ? Quels lieux les accueillent ?

 

Exposition Bernard Dumerchez, éditeur, une vie de livre et d'art, au MODU - Musée de l'Oise.

Mes ouvrages sont régulièrement exposés, parfois en grands nombres lorsqu'il s'agit de rétrospectives, ou en nombres limités lorsqu'il s'agit de salons. La prochaine grande exposition est prévue à l'Espace Saint-pierre des Minimes à Compiègne (1er trimestre 2023). Ils sont également visibles sur demande à la Réserve des livres rares de la bibliothèque nationale de France.
Quels sont vos projets, continuer à créer ce genre de publications, et pourquoi ?
Mes projets ? J'ai 9 livres en cours et sachant qu'il faut souvent plusieurs mois et parfois plusieurs années pour réaliser un livre, j'ignore où ça va me conduire, ni même si j'arriverai à mener à terme ces projets. Pourquoi continuer ? Parce que malgré toutes les difficultés, j'aime ça, que je ne sais rien faire d'autre et que j'ai le sentiment très fort de ne pas encore être arrivé là où je devrais aller

Image de une : Exposition Bernard Dumerchez, éditeur, une vie de livres et d'artMUDO-Musée de l’Oise, 2018.




Les « Livres Pauvres » à la Wittockiana

Quinze ans après leur création, les « livres pauvres » choisissent la bibliothèque Wittockiana pour mettre en lumière les plus riches heures de leur parcours.

On le sait désormais, un « livre pauvre » n'est pas un livre et il est loin d'être pauvre ! Il s'agit, en fait, d'un feuillet où l'écriture manuscrite d'un poète fait chemin avec l'intervention d'un peintre. On est donc là dans le domaine du livre d'artistes, mais avec cette différence capitale que le livre « pauvre » demeure hors commerce et a pour unique vocation d'être montré au plus large public possible.

Il suffit  d'acheter du papier, de le découper dans le format souhaité puis de le proposer à des artistes appelés à faire attelage commun. Le nombre d'exemplaires est toujours très réduit (entre 2 et 7 au maximum). Pauvre, le « livre » l'est au sens où il ne nécessite pas un lourd investissement financier puisqu'il évite le recours à l'imprimeur, au graveur ou au lithographe, à l'éditeur, au diffuseur, au vendeur.

Le « livre pauvre » est, en revanche, riche par sa rareté et par la liberté totale accordée aux créateurs qui peuvent jongler différemment d'un exemplaire à l'autre et ne plus être tributaires des contraintes de la typographie ou des exigences d'un éditeur  soucieux de plaire à une clientèle.

Exposition de livres pauvres, Bibliotheca Wittockiana23 rue du Bemel • B 1150 Bruxelles • www.wittockiana.org

Les poètes et peintres qui ont décidé de participer à cette aventure un peu folle (elle tourne le dos aux diktats de la commercialisation) s'en sont tous félicités et ont persévéré.

On trouve dans les collections (elles ont dépassé aujourd'hui le cap des 2000 réalisations) les noms des plus grands poètes et artistes de la seconde moitié du vingtième siècle et du début du siècle présent.

LES DEBUTS DE L'AVENTURE

Pourtant, si l'on se reporte au tout début de l'aventure, en 2002, une certaine méfiance est alors de mise. Que vont donc devenir ces livres singuliers auxquels les poètes sont conviés ?  Jacques Dupin (l'ami de Miro et de Tapies) n'a pas peur. Il confectionne l'ouvrage inaugural et apporte ainsi une caution majeure. Beaucoup d'autres poètes le suivent, tous libres de choisir « leur » peintre. C'est le cas d'Andrée Chedid, de Georges-Emmanuel Clancier, de Michel Deguy, de Fernando Arrabal, de Salah Stétié, de Jean-Luc Parant, de Bernard Noël qui n'hésite pas à se faire également peintre. Quant à Michel Butor -qui aimait tant les livres pauvres qu'il les qualifia de « livres de l'or pauvre »-, il se prête d'abord au jeu traditionnel (l'écriture précède la peinture) , mais, au fil des années, il inversera les rôles, demandant aux peintres de lui soumettre des livrets « pré-peints » destinés à l'inspirer plutôt que de puiser dans   carnets et  tiroirs des textes en souffrance.

Des peintres eux-mêmes  montent au créneau en s'appuyant sur leurs propres textes, comme Henri Cueco dans ses Vanités. Quant à Bertrand Dorny, considéré comme le créateur contemporain du livre « manuscrit », il nous prend malicieusement à contre-pied en proposant un ouvrage truffé de caractères imprimés...

Onde cérébrale, livre pauvre réalisé par Angèle Casanova (poète) et Jacques Cauda (artiste).

Sur la plage de Dinard, livre pauvre réalisé par Daniel Leuwers (poète) et Cédric Cordrie (artiste).

TOURNER AUTOUR DU LIVRE

En 2002 et 2003, le « livre pauvre » reste encore tributaire du livre traditionnel dont on tourne les pages (la collection « Vice versa », au format 16,5 x 16,5 cm, contient trois doubles pages de Vinci 300g sous une couverture de BFK Rives 250 g). C'est seulement en 2004 que le recours au simple livret plié est adopté. Dans la mesure où les livres pauvres sont idéalement destinés à être montrés, de préférence debout, dans de vastes vitrines, le livre traditionnel devient caduc. Désormais, on ne tournera plus les pages d'un livre, mais l'on tournera autour du livre pour le voir sous toutes ses facettes. Le vieux concept d' « illustration » est totalement mis en déroute, et les mots et les images sont conviés à se fondre, à se confondre, voire à s'affronter, à se confronter en vue de la plus riche osmose.

Le « livre pauvre » ne s'adresserait-il qu'aux seuls peintres et poètes ? Non, bientôt des photographes ou des adeptes des « techniques mixtes » rejoignent les collections. De même, des romanciers viennent tout naturellement seconder  les poètes ( Georges Bataille n'a-t-il pas avancé avec justesse que le plus grand poète du vingtième siècle était Marcel Proust?). Ainsi surgissent Michel Tournier, Annie Ernaux, Jean-Marie Laclavetine, puis, plus tard, Pierre Bergounioux.

Avant de s'éteindre, la collection « Vice versa » (on a ôté le trait d'union pour mieux inviter à une libre circulation entre les mots et les choses) fait appel à Yves Bonnefoy qui confectionne avec le peintre (et poète) Gérard Titus-Carmel un des plus beaux ouvrages de la production.

Sur un fil, Texte Daniel Leuwers/ Peinture et collages Laurette Succar, 2021.

La poussière, le chaos des contradictions, les scories, Poème Gilbert Lascault/ Dessins Laurette Succar, 2020.

DES COLLECTIONS MULTPILES

Les grands peintres de  « Vice versa » (de Joaquin Ferrer à Geneviève Besse, de Jean Cortot à Julius Baltazar) sont rejoints dans les collections suivantes par Kijno,  Buraglio, le Coréen Kim Tschang Yeul, Velickovic, puis par Pierre Alechinsky,  Claude Viallat et Gérard Fromanger. Ces collections portent le plus souvent le titre d'une œuvre de Stéphane Mallarmé. C'est là une façon de rendre un juste hommage au poète qui , avec Manet, a ouvert la voie au « livre de dialogue » et qui a initié une endurante réflexion sur le « pli » dont le livre pauvre se réclame (il peut être plié en 2, 3, 4, 6,  8). L'écriture manuscrite (à l'encre noire généralement, mais  faisant parfois feu de maintes couleurs comme chez Hubert Lucot) est escortée par des peintures, des collages, des photographies et un ensemble de « techniques mixtes » qui ne versent cependant jamais dans le livre-objet puisque le papier constitue ici l'élément nécessaire et suffisant. L'espace est diversement occupé, certains écrivains l'occupant amplement, d'autres (comme Butor) s'évertuant à laisser une place majeure au peintre. Les empiétements sont nombreux, et la peinture efface de temps à autre les mots, les défie. En tout cas, lpes exemplaires ne sont pas exécutés à l'identique (un poète peut occuper d'abord la page droite, puis choisir la page gauche et -mieux encore- s'offrir le plaisir d'adopter la technique du calligramme chère à Apollinaire.

La collection « Médaillons », dans son beau format à l'italienne, est richement dotée, Mallarmé, on le sait,  aimait escorter les artistes qu'il admirait, dans des « Médaillons ». A son exemple, des poètes contemporains rendent ici hommage à leurs peintres de prédilection. Se trouvent ainsi salués le généreux et gestuel Georges Badin, le plus obscur et tourmenté Frédéric Benrath, le rayonnant Patrice Pouperon -tous trois disparus-, mais aussi Alexandre Galpérine (le dernier peintre de René Char), Albert Bitran, Jacques Clauzel, Vincent Bioulès, Alexandre Hollan, Roger Dewint, Daniel Humair (aussi grand peintre que batteur de jazz) et une nouvelle génération où, en compagnie du regretté Pierre Leloup , l'on distingue Mylène Besson, Philippe Hélénon, Thierry Le Saëc, Jean-Michel Marchetti, Jean-Pierre Thomas, Thierry Lambert, Claude Marchat, Alain Suby, Michel Canteloup, Michel Steiner, Françoise Pacé et beaucoup d'autres.

Une place toute particulière revient au très actif et inventif Joël Leick dont presque toute l'oeuvre se cristallise dans le livre (c'est aussi le cas pour Anne Walker et Max Partezana). Claire Illouz, Marjolaine Pigeon et Chantal Giraud figurent parmi les découvertes du toujours très affûté Salah Stétié. 

En tout cas, les collections oscillent du minuscule (« Feuillet d'album » a  6,2,5 cm de hauteur sur une feuille d'une largeur de 32,5 cm, pliée en 2) au monumental (« Feuillets entre-bâillés » a 33 cm de hauteur sur une feuille d'une largeur de 50 cm, pliée en 4).

Livre pauvre réalisé par Hamid Tibouchi (poète) et Maria Desmée (artiste).

L’impossible poème de la mer, livre pauvre réalisé par Marc Delouze (poète) et Patrcia Nikols (artiste).

UNE RAYONNANTE OSMOSE

L'éventail des poètes balaie le monde entier (avec Charles Simic pour les Etats-Unis, Valerio Magrelli pour l'Italie, Nuno Judice pour le Portugal, Yasuhiro Yotsumoto pour le Japon). Chaque poète écrit dans sa langue maternelle.

La « francophonie » occupe une place de choix avec François Cheng, Jean Métellus, un grand nombre de poètes africains, maghrébins, québécois, suisses, luxembourgeois et   belges.

La poésie française, à la suite de ses maîtres incontestés, révèle les univers contrastés de Henri Meschonnic, Claude Vigée, Jean-Clarence Lambert, Lionel Ray, Jude Stéfan,  René Pons, Jean-Pierre Geay, puis de  Zéno Bianu, Joël Bastard , Antoine Emaz  et Charles Pennequin, pour n'en citer que quelques-uns.

Au-delà des grands noms de poètes et de peintres, c'est la rayonnante osmose née du dialogue entre les artistes, qui scelle la véritable communion esthétique. En décidant de s'enfermer une journée entière avec le peintre Richard Texier, Jean-Marie Laclavetine nous offre le plus condensé des livres d'évasion dont  rêve l'esprit  d'enfance. Jean-Luc Parant multiplie boules et petits bâtonnets  pour mesurer l'ampleur de son amour. Christian Bobin adresse une longue lettre au « cher monsieur du livre pauvre » pour lui avouer sa difficulté à entrer dans le jeu. Le peintre Michel Nedjar conteste, lui,  le texte  poétique en le couvrant de peinture écrite. Kristell Loquet dessine devant la télévision. Le maître Hassan Massoudy se livre à la plus somptueuse des calligraphies en saluant Ibn Arabi. L'artiste colombien Enan Burgos campe sur la page (ou plage) une monumentale « Garoupa »  (poisson du Portugal), Pierre Emptaz découpe sa page, Jean-Paul Agosti la dore,  Coco Téxèdre l'érotise,  Kaori Miyayama y tresse des fils. Hamid Tibouchi fixe et balise. Laure Fardoulis popardise.  Jean-Gilles Badaire poétise. Chantal Giraud aiguise. Philippe Boutibonnes, parfois, écrit mais surtout « il point » -un point c'est tout...

Chaque peintre va vers les mots avec un mélange d'amour et de distanciation. Il se conforme ainsi au voeu de Stéphane Mallarmé qui affirmait être « pour -aucune illustration ».

Oui, c'est vraiment la fête à la Wittockiana. Liberté et audace s'expriment richement au cœur même des papiers les plus modestes et indociles.

« Les alliés substantiels » - salués jadis par René Char - sont bien au rendez-vous.

Article publié à l'occasion de l'exposition "Les « livres pauvres » à la Wittockiana".




La ponctuation, du point final au point d’infini : entretien avec Eric Poindron.

Conteur, créateur de contes, poète, auteur de plus d'une quarantaine de livres, éditeur, collectionneur, scénariste, metteur en scène, Eric Poindron, en plus de tout ceci,  invente des signes de ponctuation ! Il est vrai que pour exprimer la palette immense de ce qu'il perçoit à travers le prisme de ces multiples approches et talents, il faut sans aucun doute élargir la gamme de ces caractères qui participent pleinement à l'élaboration sémantique des textes. C'est donc à lui que nous avons posé ces quelques questions, auxquelles il a si gentiment accepté de répondre.

Éric Poindron, comment définirais-tu la ponctuation ?
Répondre à une question aussi vertigineuse est un travail d’équilibriste. Avec modestie, je crois que la ponctuation est une affaire de morale. La morale que nous nous devons. Comme une oscillation entre le souffle et la raison ou la dignité et la musique de l’esprit. Jadis, il existait une expression qui disait : « donner un soufflet à Ronsard » et qui signifie « faire une faute contre la langue » ou maltraiter la langue. L’expression a disparu et c’est peut-être tant mieux car il faudrait aujourd’hui presque l’utiliser à chaque coin de phrase tant la langue est rudoyée.
La ponctuation, ce sont à peine quelques petits signes mystérieux et misérables, un peu comme les pièces d’échec, inertes, et de bois, qui ne demandent qu’à prendre vie. Les échecs sont une science combinatoire et, du reste, une succession bien ordonnée et donnant naissance à un coup de maître est appelé « un prix de beauté ». Il en est ainsi et aussi avec la ponctuation qu’il faudrait surnommer « la discrète ».
La ponctuation est une rivière délicate, comme cet instant qui coule « un tout petit enclos de garde-barrière, couvrant une maisonnette de jardinier, treillageant le mur de la rustique auberge. », comme l'écrit printanière et si joliment Colette. Là est l'enjeu ; l’équilibre ; chacun peut essayer de s’y frotter.  C’est une épreuve de funambulisme.
Qui, comme Pierre Reverdy, peut prétendre écrire une confession parfaite : « En ce temps-là, le charbon était devenu aussi précieux et rare que des pépites d’or et j’écrivais dans un grenier où la neige en tombant par les interstices du toit, devenait bleue. »

Eric Poindron, Jack et la ponctuation, Les lectures de Chantalou.

La ponctuation, tout comme la typographie ou l'orthotypographie, est ma « grande affaire », mon obsession ou l’une de mes obsessions. J’ai toujours aimé les coulisses et la ponctuation est une affaire de coulisse. George Brummel, dit « Beau Brummel » énonçait que l’élégance était l’art de ne pas se faire remarquer. La ponctuation c’est peut-être ça : l’élégance qui ne se fait pas remarquer. Le regretté Gilles Lapouge, styliste incomparable et discret, disait que c’était le « style ». Travailler avec Gilles Lapouge et le voir corriger un texte était une épreuve de rigueur et d’enchantement. Une manière de gentilhomme de « ne pas y toucher ». Gilles déplaçait ou ôtait parfait une simple virgule et une phrase qui semblait toute laconique prenait son envol ou le droit chemin.
 Peut-on dire que la ponctuation joue le même rôle, produit les mêmes effets, dans la prose et dans la poésie ?
Nous savons que depuis l’admirable Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertand, texte poétique en prose qui influença Baudelaire, que les cartes ont été rebattues et que la poésie se fond dans la prose chez le prosateur exigeant.
Tout d’abord, qu’est-ce que la prose et qu’est-ce que la poésie ? J’ai toujours cru qu’un grand prosateur était avant tout ou en même temps un poète.
J’avais dit un jour à Pierre Michon « Toi qui es un poète tout entier et en majesté pourquoi n'écris-tu pas de poésie ? » et Pierre m’avait répondu : « J’écris de la poésie, en quelque sorte, tu vois bien. C’est parce que j’aime indistinctement les chiens et les loups, comme tu le fais. »
La poésie est sans enjeu, c’est pourquoi elle peut devenir un laboratoire d’expérimentation. Aussi chacun y va de son petit établi de manitou ou de chimiste. Les réussites sont plus ou moins lumineuses mais qu’importe puisque la poésie est une expérience, un chemin, une destination, et non un diplôme ou une date d’arrivée et climatisée.
Les fantômes de l'enfance, les « oiseaux Pihis » et apollinariens, l'âme de Lord Byron, la Mitteleuropa & la poésie de Borges, toutes ces sciences inexactes. Ou quelque chose comme ça.
Une anecdote : Au début de sa carrière d'écrivain, Pierre Loti commençait souvent sa phrase par des points de suspension ; ce que lui reprochait son éditeur. « Non, Ça ne se fait pas », se lamentait ce dernier. Ce qui n'empêcha nullement Loti d'entrer à l'Académie française.
Une autre anecdote, célèbre cette fois : Baudelaire corrigeant les épreuves de Les Fleurs du mal et précisant à la fin d’un vers (Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,) « Je tiens absolument à cette virgule. »
Une dernière anecdote, esthétique cette fois : Jules Denis écrit dans sa Grammaire typographique que « Le tiret, par son allure, a quelque chose d’élégant. […] Il n’a pas, comme sa congénère la parenthèse, le profil bedonnant qui vous arrête au passage. ».
Quels sont les poètes qui pour toi ont joué ou jouent avec la ponctuation de manière significative, ceux pour lesquels l’emploi de la ponctuation est déterminant, qui se sont appropriés ces signes pour les faire entrer dans le fonctionnement poétique de la langue ?
Le modèle c’est Apollinaire qui décide de sacrifier toute la ponctuation dans Alcools et donne naissance à un nouveau texte, à une modernité, et invente ainsi une nouvelle ponctuation. Avec Apollinaire, la messe est dite. Et chantée. Jamais un jour sans Apollinaire.
J’ai à ce propos une histoire émouvante. Nous avons vendu avec ma compagne, voilà quelques années, une édition originale de Calligrammes d’Apollinaire chez Artcurial. Tirage de tête, avec envoi à son ami René X – le nom de famille était à peine lisible –, gravure originale de Picasso et, surtout, correction d'un adjectif sur le livre de la main d'Apollinaire. La main et l’encre du poète sur son livre avant de le tendre à l’ami. La main dans la main du poète, donc.

Eric Poindron, Comment vivre en poète, préface de Chalélie Couture, Le Castor Astral, 2019, 137 pages, 15 €.

Apollinaire avait écrit : « Souci de la beauté et non de la Gloire » et au moment d’offrir le livre, il raye « la beauté » qu’il remplace par « l’être parfait ». Dans le bureau d’Artcurial, devant l’expert en gant blanc, ma compagne m’a demandé si j’étais bien certain de vouloir vendre le livre. J’ai hésité, un peu, à peine quelques secondes et lui ai répondu : « Oui, ça fera un nouvel heureux ».  Jeu de mains, jeux de poètes. Attention, un poète peut toujours en cacher un autre, point d’exclamation qui était autrefois appelé « point d’admiration » !
J’ai cité Reverdy mais je pourrai aussi évoquer mon cher André Hardellet que je lis presque chaque jour. « Il se leva, s'approcha de la fenêtre couverte de buée. De la rue, elle devait produire un halo rose et Masson se rappelait, au temps de sa misère, l'hiver, la fascination exercée par ces lumières qui signifiaient un repas, un feu, une nuit à couvert - ces vies frôlées mais jamais surprises dans leur déroulement secret derrière les murs et les vitres troubles. », écrit-il comme par magie dans Le Seuil du jardin.
J’échange aussi avec mon ami précieux Jérôme Leroy, poète tout aussi précieux – lisez par exemple son Nager vers la Norvège à la Table Ronde, lisez toute sa poésie – avec qui nous avons de longues conversations sur les poètes oubliés, sur le choix des majuscules et bien sûr, sur la ponctuation qui doit se faire discrète comme l’amitié qui ne devrait jamais être à prouver.
Ce matin encore, j’avais une très longue conversation avec CharlElie Couture, poète-chanteur, poète-rock, poète-poète et « Renaissance man » à propos de la lettre capitale qu’il souhaitait, à raison, imposer à certains noms commun (Vérité, par exemple mais pas seulement) afin d’en accentuer l’énergie et pourquoi pas la métaphysique – mœurs que, du reste, utilisait les moines de jadis. Et CharlElie, qui est aussi un poète oral, qu’il chante ou qu’il déclame, m’expliquait à quel point cette capitale fortifiait son texte.
J’aimerais aussi saluer Nicolas Bouvier qui n’était aucunement un « écrivain voyageur » mais seulement un écrivain et un tout aussi grand poète qui maniait à l’oral savamment la langue comme s’il avait imaginé une ponctuation propre et envoutante lorsqu’il racontait.
Enfin, je suis très sensible aux « blancs » ou aux espaces chez mon cher Pascal Quignard
(« Prendre la parole, dire je, poser le temps sont la même chose. [...] ») et encore davantage à ses récurrences d’astérisques qui chez lui deviennent ponctuation, respiration, réflexion, œuvre ouverte. Pascal se promène à travers certains siècles comme s’il était chez lui puisqu’il est chez lui et l’astérisque est sa complice dans ces voyages d’outre-temps.
L’astérisque est pour moi un véritable « signe ponctuation » que j’ai utilisé dans de nombreux livres et notamment dans Le Fou & la licorne ou Le Voyageur inachevé.
Tu as inventé des signes de ponctuation. Peux-tu nous les présenter, nous les montrer ?
J’ai inventé des signes de ponctuation et j’en invente encore mais souvent, ils sont invisibles ou moraux. Ils sont bien présents pourtant, afin de me donner un cap ou une direction, un peu comme Umberto Eco nous explique dans Apostille au Nom de la rose qu’il a inventé des moines et des existences de moines qui n’ont pas pris corps dans son récit mais qu’il lui fallait inventer pour donner vie à son récit et imaginer ainsi le bon fonctionnement de son abbaye. En somme, mes inventions, c’est un contrat avec moi.
J’ai inventé ainsi le « Point libellule » qui doit rendre légère une phrase, le point Delta – ∂ ou ∆ – qui vient sacraliser une phrase géographique, océanique ou borgesienne. Sans oublier les points de soupir, de mélancolie ou de nostalgie.
Il reste à inventer le « point melliflu » quand la phrase est généreuse comme le miel en conscience, le « point arcquencin » qui donnerait à la phrase la lumière et l’éclat de l’arc-en-ciel, le point adamantin ou le « point conjectural » lorsqu’un propos est fondé sur des suppositions, ce qui est le propre de l’écriture – ¿–
Qu’est-ce qui a motivé ces inventions ? Qu’est-ce que ces nouveaux signes apportent au texte, qu’il soit poétique ou en prose ?
Dans sa préface à L’Autre, le même, Borges écrit « Curieuse destinée, que celle de l’écrivain. À ses débuts, il est baroque, vaniteusement baroque et au fil des ans il peut atteindre, si les astres sont favorables, non pas la simplicité, ce qui n’est rien, mais une complexité modeste et secrète. »
En somme la motivation est ici. Il s’agit d’explorer ou de s’approcher du précipice de la phrase. Il faut « échafauder » et quand l’échafaudage s’écroule, il faut recommencer. Ou simplifier.
Quant aux nouveaux signes, ou signes imaginés, je crois qu’ils n’apportent rien au texte mais ça m’amuse de m’amuser.

Eric Poindron, Crayonner le noir, Les lectures de Chantalou.

Souvenons-nous que la ponctuation n’est qu’une convention et qu’autrefois les Moines copistes ponctuaient à leur jolie ou loufoque manière. Durant le Moyen Âge, il n’était pas rare que l’on mette un Z au lieu d’un S au pluriel de certains mots. Toutefois cette orthographe étonnante était due uniquement aux copistes qui trouvaient que, pour leurs manuscrits, les lettres à queue étaient d’un effet plus agréable que les lettres courtes. Alors, les moines substituaient volontiers les premières aux secondes, surtout à la fin des phraseZ. C’est une simplification, bien sûr.
Puis les imprimeurs ont pris la main, parfois au désarroi ou à l’ire des auteurs.
Aurais-tu des exemples de l’emploi de ces signes que tu as inventés ?
J'ai retrouvé un poème inédit de Jorge Luis Borges (point conjectural) ¿
Traduit pour la première fois en 1987
Et retraduit par mes soins  (point melliflu)
– Je vous l'offrirai demain
dans une autre traduction –
Il y est question d'instruments de mesures rares
De ponctuations inconnus (point arcquencin)
De sciences inexactes
D'une inconnue à plusieurs inconnus aussi
Et du temps qui joue au plus malin
Je vous l'offrirai demain
Quelle en sera la traduction
Pour ne pas le perdre
Mais pour qu'il ne soit pas reconnu
je l'ai recopié sans signature
Sur un mur secret du monastère de Ségriès (point Delta)
À Moustiers-Sainte-Marie, Haute-Provence
Au coeur des lavandes
Cette cachotterie est ma boite clandestin / mon « livre feint »
Un secret se cache en pleine lumière comme le sait Jean Cocteau (point Delta)
Quand vous entrez dans le monastère il faut prendre à droite
Suivre le chemin qui bifurque ¿
Via Borgesiana  ∆
Puis se débrouiller ¿
Il faut toujours semer des indices et des sables ≈ (point océanique)
Ubiquistes ∆
Pour l'heure, je suis le seul à savoir où il se cache
Avec Borges ∆
Qui nous fait croire qu'il sait presque tout
Allez savoir avec Borges ∆ ¿
Il est une autre histoire qui m’enchante, c’est celle d’un petit diable qui joua bien des tours aux textes, à la ponctuation et même à la typographie.
L’imaginaire monastique a su inventer, par – ou avec – facétie, un démon particulier, appelé Titivillus, et parfois « Tytyvillus », « Tutivillus », « Tutuvillus », afin d’excuser les erreurs et les fautes des moines calligrapheZ.
La répétitivité de la tâche des moines copistes occasionnait des erreurs et les mots étaient mutilés, déplacés, mal orthographiés ou tout simplement absents, et il fallait rappeler aux moines leur pêché d’inattention.
Ainsi ces derniers faisaient porter la responsabilité́ de leurs erreurs à ce petit diable, et se dédouanaient en écrivant au dos de leur copie : « Titivillus m’a fait faire cette faute. » ou « Ce n'est pas moi, c'est Titivillus ! »
Il apparaît la première fois dans le Tractatus de penitentia, écrit vers 1285 par John de Galles qui ajoute : « Quacque die mille / Vicibus sarcinat ille. » Chaque jour, Titivillus devait trouver assez d’erreurs pour remplir son sac mille fois ; erreurs que le démon apportait au diable. Chaque erreur, comme un péché, était dûment enregistrée dans un livre face au nom du moine qui l’avait commise, afin qu’il soit énoncé le jour du Jugement dernier.
Et les moines de s’exclamer avant la moindre faute : « Puisse Titivillus ne pas remplir trop sa besace ! »
Même s’il disparaît peu à peu à la Renaissance, Titivillus demeurera longtemps dans l’imaginaire collectif puisque Shakespeare l’évoque dans le deuxième acte de son "Henri IV" et qu’au siècle dernier, le très sérieux dictionnaire de référence "The Oxford English Dictionary", mentionnait encore son nom dans une note de bas de page.
Est-ce que certains signes de ponctuation sont encore à inventer, selon toi ?
Avant d’inventer encore et encore, il est des combats qu'il ne faudrait jamais perdre ; celui en faveur du point-virgule en est un.
Ambigu pour certains, archaïque pour d'autres et cher à Pierre Michon, le point-virgule est pourtant un compagnon précieux. Chimérique ou à l'intuition musicale, ce signe discret est l'allié de la description ou du souvenir ; il est discret comme un effacement ; une dignité ou un repli sur soi. Le point est un sabre au clair qui tranche le propos quand le point-virgule est un effleurement ; une grâce à peine masquée.
Et s'il venait à disparaître, il nous faudrait alors remettre en vigueur le point de soupir ; une coquetterie délicate et typographique à imaginer ; comme un soupir – comme en musique ou un pont vénitien – car nous ne sommes jamais à un soupir près ; ou prêts.
Et si nous inventions le point de champagne °°° ?¿ Etc cætera.
J’aurais aimé que L’esperluette, &, qui fut autrefois la vingt-septième lettre de l’alphabet, fut une ponctuation. & tout comme la feuille Aldine ❦ qui demeure ma coquetterie.
Vers la fin du XVe siècle, Alde Manuce, imprimeur, libraire, éditeur, vénitien, et humaniste imagine les poinçons de la feuille de vigne. ❦ Il fixe ainsi un motif souvent aléatoire que l’on réalisait à la main. Ainsi naît la feuille aldine, une feuille typographique élégante & délicate parée de sarments ondulés de différentes tailles.
La feuille aldine sera déclinée à l'envi par les typographes et vivra ses belles heures au siècle de l’Humanisme.
Si vous êtes un humaniste, faites confiance à la feuille aldine, ce petit coeur qui sait battre au gré des mots vivants et des pages. ❦
« Et cetera desunt » est une locution adverbiale nous venant du latin médiéval qui signifie « et les autres choses manquent » ou « et le reste est omis » ; car, ainsi que nous le savons, et comme nous le redoutons, ni le livre, ni la vie, ne sauraient être exhaustifs. ❦
Et l'histoire de la  ponctuation, insaisissable, demeure à écrire encore, ainsi une lanterne sourde, vacillante et d'infortune ∆
Il nous faut inventer chaque jour de nouvelles ponctuations, métaphysiques, des points de miracle et des points d'ange. Aussi chaque jour J'écris des bouts d'extase en me bagarrant avec la ponctuation – et garde mes ratures pour moi ; et hop, au coffre qui est un modeste coffre de bois.

Image de Une : © Laurent Méliz 

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Serge Pey, Notes sur la ponctuation et sa respiration

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