La raison en est assez simple : alors que la maison (éco-) est liée à son entour, dont elle peut avoir une vision panoramique, la terre (géo-) n’est pas perceptible en sa totalité, même depuis l’espace, à cause de sa rotondité. Fonder une nouvelle étape du chemin de l’humanité sur le géo- permet de lier l’individu non seulement au sol qui le porte, non seulement au paysage qui s’étend horizontalement et verticalement jusqu’à faire le tour du globe, mais aussi au cosmos dont la Terre est une partie.
Recours au poème : Kenneth White rappelle dans la préface du Plateau de l’Albatros, paru en 1994 chez Grasset et sous-titré Introduction à la géopoétique, que dans son essai L’Esprit nomade, publié en 1987, une section intitulée Éléments de géopoétique proposait une définition : « …il ne s’agit ni d’une ‘variété’ culturelle de plus, ni d’une école littéraire, ni de la poésie considérée comme un art intime. Il s’agit d’un mouvement qui concerne la manière même dont l’homme fonde son existence sur la terre. Il n’est pas question de construire un système, mais d’accomplir, pas à pas, une exploration, une investigation, en se situant, pour ce qui est du point de départ, quelque part entre la poésie, la philosophie, la science. » La physique quantique rejoint la géopoétique, car elle considère que l’Énergie de l’Univers est présente dans chaque élément vivant ou non, et dans le vide qui ne l’est, donc, pas. La géopoétique est-elle un moyen d’exprimer ces découvertes, d’en imprégner nos vies, et la manière dont nous existons et créons ?
Régis Poulet : La matrice de la géopoétique, je l’ai évoqué, remonte aux années d’enfance et d’adolescence de Kenneth White sur la côte ouest de l’Écosse, entre l’arrière-pays d’une lande marquée par le retrait des glaciers, et la façade atlantique ouverte sur le grand large. Tout un univers de saisissements pour une intelligence et des sens en éveil. Au fil de ses études en Europe, début de ses années de nomadisme intellectuel, il a commencé à voir de plus en plus clairement comment construire une pensée non seulement en accord avec la Terre, mais qui y trouve de quoi faire émerger un monde. Le concept de géopoétique lui est venu lors d’un voyage au Labrador, comme il le raconte dans La Route bleue (1983). Dans L’Esprit nomade, comme vous le rappelez, la dernière section est consacrée à la géopoétique. White n’a eu de cesse, depuis, d’explorer ce champ du Grand travail émergeant comme une pensée nouvelle et vivifiante, notamment avec Le Plateau de l’Albatros (1994) — qui reste une introduction à la géopoétique — jusqu’à Au large de l’Histoire (Le Mot et le reste, 2015) ou Les leçons du vent (Isolato, 2019).
Le mot clef, en effet, est celui de mouvement. La théorie-pratique géopoétique est une exploration qui débute dans un espace où confluent poésie, philosophie et sciences et qui s’aventure dans des terra incognita, dans les espaces blancs de l’esprit, aux frontières du vide…
Avant la physique quantique, qui est une grande théorie moderne, d’autres esprits ont affirmé l’omniprésence de l’énergie, même dans le vide. Pour cela, il faut se tourner vers des pensées comme le bouddhisme, qui n’est pas une pensée de l’Être, ou vers le taoïsme — qui a influencé le bouddhisme indien à son arrivée en Chine. La géopoétique a des affinités avec ces pensées lorsqu’elles sont à la fois très attentives à la réalité du monde, capables d’une grande subtilité et ouvertes sur leur dehors. C’est pour cela que la géopoétique n’est pas et ne sera jamais un système. Un entretien de 2014 avec Kenneth White s’intitule Une cosmologie de l’énergie7 — l’on n’enferme pas l’énergie dans un système, il lui faut circuler — d’où le mouvement géopoétique.
Pour en venir à la question de l’expression, qui est essentielle et qui retrouve celle de la poétique, Kenneth White a eu plusieurs formules. Comme je l’ai laissé entendre tout à l’heure, la géopoétique ne se limite pas à la poésie, ni même à l’expression littéraire. Il existe un art géopoétique8, une musique géopoétique9, une architecture géopoétique10, mais c’est bien sûr l’expression littéraire qui illustre le mieux ce qu’est la géopoétique, grâce à l’œuvre de Kenneth White. Elle se déploie dans trois genres dont il a l’habitude de présenter l’articulation ainsi : l’œuvre est une flèche dont les pennes, qui donnent la direction, sont les essais, dont la tige, qui chemine à travers les territoires, sont les waybooks et dont la pointe, qui touche au vif de l’existence, est la poésie. Je commenterai quelques formules qui exposent ce qu’est l’écriture géopoétique et qui pourront intéresser vos lecteurs.
« Ni le moi, ni le mot, mais le monde. »
Par cette formule, Kenneth White insiste sur une poésie qui n’est ni un art intime, ni un pur jeu verbal, mais qui est tournée vers le dehors, vers le monde qui nous porte — attitude poétique et philosophique.
« Information, enformation, exformation. »
De l’ouverture au monde résulte (et réciproquement) la connaissance du monde, tout particulièrement par les sciences. Les sciences privilégiées par la géopoétique sont celles qui s’intéressent à la nature de la Terre, comme la géographie et la géologie, mais la connaissance du vivant et de ses relations — qu’on peut appeler écologie dans le premier sens du terme — est capitale aussi (tous les lecteurs de Kenneth White auront en tête les multiples signes d’une présence animale et végétale dans son œuvre). Cette information, longue à collecter, ne doit pas être un
fardeau. Nietzsche opposait deux types d’érudits : le chameau, qui souffre sous le poids de son savoir, et le tigre, auquel son gai savoir permet de bondir avec une souple énergie. Ainsi, toute l’information doit être assimilée pour former une vision du monde, une enformation, une ‘intériorisation’ sans subjectivisme, sans état d’âme, sans émotivité, sans moralisme. Après quoi le géopoéticien11 s’attache à l’expression des formes du monde et de son rapport au monde : l’exformation. On se trouve alors, précise White, sur « un terrain des limites, des lisières, des confins, des marges […] l’exformation consiste à ouvrir le texte, violemment ou discrètement selon les occasions, au chaos et au vide »12.
« Landscape, mindscape, wordscape. »
Cette formule propose une approche plus visuelle du travail géopoétique, à partir de la présence dans le lieu. Il faut connaître le lieu, le territoire où l’on vit ou que l’on traverse. Par l’effet des rapports complexes entre le lieu et la parole13 se forme un ‘paysage mental’ pour l’expression duquel il ne reste plus qu’à trouver les mots (et les silences) appropriés.
« Eros, cosmos, logos. »
Avec cette dernière formule, White dit que la présence au monde est non seulement faite d’information, de situation dans un monde ouvert, mais aussi, pour le plaisir de vivre, d’un rapport érotique au monde — par quoi il faut comprendre une faculté à percevoir et à s’éjouir des saisissements du monde naturel sous tous ses aspects. Le monde peut alors devenir un cosmos. Souvent ce mot évoque les espaces extraterrestres. Il n’est pas question de les nier, mais notre monde est (pour longtemps encore) la Terre, qu’il nous faut réapprendre à habiter. Ce plaisir nous vient quand nous sommes capables de jouir de la beauté (c’est un des sens de cosmos) d’un monde qui est un ordre chaotique : « Si monde signifie le modèle fixe de perception et d’existence auquel le non-poète s’adapte plus ou moins pathologiquement, le poète vit et pense dans un chaos-cosmos, un chaosmos, toujours inachevé, qui est le produit de sa rencontre immédiate avec la terre et avec les choses de la terre, perçues non comme des objets, mais comme des présences. »14
Eros, c’est l’expérience esthétique du monde, des points de vue physique et mental, c’est une ouverture à la belle totalité du cosmos — dont la racine signifie « l’univers » et « la beauté ». Erosreprésente aussi l’énergie vitale.
Cosmos, c’est à la fois la belle totalité et le lieu où elle s’expérimente : Géê, la Terre — belle totalité en elle-même ; mais cosmos est aussi pour White le lieu où peut naître un monde. C’est ce que vise la géopoétique par l’expression d’une logique érotique, par une parole dense et intense issue de la phusis (la nature) : la création d’un monde humain en harmonie joyeuse avec le monde naturel.
Logos, c’est la manifestation de la puissance de la phusis dans l’esprit et son expression15.