1

De la Performance aux poésies-performances

C'est à partir des années 50, et surtout dans les années 70 du 20ème siècle, que la performance acquiert son statut d'expression artistique à part entière : c'est la grande époque de l'art conceptuel, et la performance devenait une mise en œuvre des idées exprimées par cet art des idées - de nombreux centres d'art, des musées, des écoles d'art y consacrèrent des espaces, ou des festivals.

1 – la performance en bref – de sa préhistoire au années 80

En 1979 paraît la première histoire de la performance, jusqu'alors omise des analyses de l'évolution de l'art, peut-être parce qu'il s'agit d'un geste éphémère manifesté en public, et difficilement fixé par l'image mais aussi, peut-on penser, parce que ce geste disruptif est en fait souvent une arme en réaction aux conventions de l'art officiel, qui seul occupe les livres.

La radicalité de ce geste le rend essentiel dans l'histoire de l'art du 20ème siècle : chaque nouvelle école - cubisme, futurisme, minimalisme, art conceptuel - marqua, à travers la performance, la nécessité d'une rupture et de nouvelles orientations. Intimement liée à l'histoire des avant-gardes, elle en est l'activité fondatrice. Ainsi la plupart des dadaïstes furent-ils des comédiens et artistes de cabaret zurichois, avant de créer objets et poèmes exposables comme tels. Il en est de même en France, où le livre d'André Breton, Le Surréalisme et la peinture (1928) tente a posteriori de transposer au domaine pictural les idées surréalistes, jusqu'alors présentées par le même André Breton comme un acte gratuit dont le meilleur exemple serait de descendre dans la rue et de tirer au hasard un coup de revolver.

La performance est une façon d'interpeller le public, de le heurter pour l'amener à réévaluer sa propre conception de l'art et de la culture. Et l'intérêt manifesté par le public, dans la décennie 80 du siècle dernier, témoigne aussi d'un désir de ce public d'accéder au domaine artistique, d'être spectateurs de ses rituels, d'être surpris par l'anticonformisme des manifestations proposées.

Présentée en solo, ou a plusieurs, parfois accompagnée de musique ou de jeux de lumière, produite dans les lieux les plus divers, la performance est réalisée par un interprète qui ne joue pas un « rôle » comme un acteur. De même, le contenu de l'acte performatif n'est pas narratif au sens traditionnel du terme, comme dans une représentation théâtrale. Il peut s'agir aussi bien d'une répétition de gestes intimistes, que d'un théâtre visuel à grande échelle – cela peut durer quelques minutes, voire de longues heures ou plusieurs jours, en continu ou de façon itérée...

André Breton portant une affiche de Francis Picabia à un festival dada en mars 1920. Rue des Archives/©Rue des Archives/PVDE

Lynn Book, Andy Laties and Jeff Beer interprètent "Ursonate" de Kurt Schwitters
au Cabaret Voltaire, Chicago 1988

Dans son introduction au livre « La Performance, du futurisme à nos jours », souvent republié depuis 1988, et qui est une excellente œuvre de vulgarisation, la critique Roselee Goldberg assigne à la performance des racines lointaines : les rituels tribaux, les mystères médiévaux, les soirées conçues par les artistes dans leur atelier des années 20... La recherche contemporaine (et Jean-Pierre Bobillot, initiateur du colloque international "Performances poétiques", organisé par l'équipe "Textes, Contextes, Frontières" ((du Centre Universitaire Jean-François Champollion, le laboratoire "Lettres, Langages et Arts : Création, Recherche, Émergence, en Arts, Textes, Images, Spectacles" (LLA-CRÉATIS) de l'Université Toulouse Jean Jaurès-campus Mirail. Albi, Centre Universitaire Champollion, 19-20 mars 2015.)) reconnaît une « préhistoire » de la performance au moins dès la fin du 19ème siècle, avec l'expérience mallarméenne, les artistes du club des hydropathes d'Emile Goudeau, et de cabarets, comme Le Chat Noir. Roselee Golberd la fait quant à elle remonter aux rites tribaux, aux mystères médiévaux, ou encore aux spectacles somptueux imaginés par Le Bernin, ou Leonard de Vinci à la Renaissance et l'âge baroque.

Thames & Hudson, 2012

Quoi qu'il en soit, toutes ces manifestations on en commun la présence – qu'elle soit chamanique, ésotérique, pédagogique, ou provocatrice ; au 20ème siècle, ses fondements sont essentiellement contestataire, anarchiques, et elle est inclassable, faisant appel à de nombreuses techniques et disciplines : littérature, poésie, théâtre, musique, danse, architecture, peinture, mais aussi vidéo, projections, cinéma... Elle est le lieu d'une extrême liberté, chaque artiste en donnant sa propre définition, par le processus et le mode d'exécution même qu'il choisit.

1960 : Yves Klein pendant l'un des performances, les "Anthropometries" au Musée d'art moderne de la ville de Paris. (DALMAS/SIPA)

Sabura Murakami, Traversée, 1956 (© Makiko Murakami and the former members of the Gutai Art Association, courtesy Museum of Osaka University).

Des prémices au début du 20ème siècle, par des artistes qui choisissaient par ce biais de rompre avec les techniques dominantes, aux formes prises plus tard et brouillant les frontières entre art noble et culture populaire, toutes marquent l'inscription du corps physique de l'artiste et sa présence concrète, certaines plus récentes atteignant l'aspect du corps  à travers des happenings visant à choquer (je pense ainsi à Yves Klein et sa réflexion sur l'art qui l’amène à imaginer de nouveaux rapports avec ses modèles nues qui deviennent les « pinceaux vivants » des Anthropométries réalisées en public en 1960, pour au-delà du bleu) , ou des performances impressionnantes axées sur la raison, la sensibilité et le body art.

Parmi les actions les plus remarquables du siècle dernier, la très poétique performance de l’artiste Saburō Murakami  transperçant avec son corps comme un marteau les écrans de papier saupoudrés de feuilles d’or,dressés verticalement, lors de la deuxième exposition “Gutaï” à Tokyo en 1956. Placé à l’entrée de la galerie, le dispositif contraint également le premier visiteur à traverser cet obstacle, rendant visible le choix laissé au spectateur d’intégrer l’œuvre en passant au-delà de la résistance du papier étiré au maximum. ((Cette performance a été reconstituée et baptisée Passage, 8 novembre 1994 au centre Georges Pompidou à Paris en 1994.)) 

On peut citer aussi l'action très politique du membre légendaire du mouvement Fluxus ((créé par George Maciunas dans les années 1960)), l’Allemand Joseph Beuys . I like America and America likes me, réalisée avec un coyote sauvage à la galerie René Block de New York en 1974. Pris en charge à son domicile à Dusseldorf, transporté en ambulance yeux bandés, immobilisé sur une civière, il ne posera aucun pied sur le territoire américain - une volonté affirmée de celui-ci tant que la guerre du Vietnam n’est pas terminée. Joseph Beuys passe alors plusieurs jours dans une cage avec un coyote capturé dans le désert du Texas. Les visiteurs observent la relation entre les deux protagonistes derrière un grillage. Des rituels sont mis en place chaque jour, comme la livraison journalière du quotidien américain qui traite de l’activité économique et financière Wall Street Journal sur lequel urine le coyote… Joseph Beuys et l’animal partagent ainsi la paille et l’espace de la galerie jusqu au retour de l'artiste de la même façon qu’il est arrivé.

La performance I like America and America likes me réalisée par Joseph Beuys en 1974.

Une performance d'anthologie, en lien avec la vidéo et le son, est celle du couple composé de la Serbe Marina Abramović et du photographe allemand Ulay, dont les performances explorent la dynamique relationnelle à travers le prisme du corps et à la notion d’alter ego durant 12 ans. Ainsi,  AAA-AAA, réalisée en 1978 dans les studios TV de la RTB de Liège présente, dans une vidéo en noir et blanc de quinze minutes, les deux amants, filmés de profil, face à face bouches ouvertes et produisant un son de longueur quasi identique. Reprenant leur souffle en même temps au début du film, le rythme de leurs cris se décale peu à peu, l'agressivité augmente, les sons prennent la forme de véritables hurlements de la bouche de l'un à celle de l'autre, posant le questionnement des limites dans le couple .

Leur dernière collaboration ensemble a consisté à traverser une extrémité de la Grande Muraille de Chine : Ulay est parti du désert de Gobi et Abramovic de la mer Jaune, tous deux ont parcouru 2 500 kilomètres, se sont rencontrés au point convenu et ont dit au revoir (pour toujours)

On ne peut passer sous silence la toujours active artiste française Orlan qui utilise son corps comme un véritable médium. Parmi ses performances, la plus impressionnante est sans doute Omniprésence (1993). Orlan s'y fait implanter de la silicone au-dessus des arcades sourcilières par la chirurgienne new-yorkaise Marjorie Cramer qui accepte les objectifs artistiques de l’artiste. Orlan souhaite remettre en cause les normes de beauté et non ressembler à la Vénus de Milo ou à la Joconde comme le soulignait la presse de l’époque. Cette opération-performance sera diffusée en direct à la galerie Sandra Gering à New York, au Centre Georges Pompidou à Paris ou encore au Centre Mac Luhan à Toronto. 

De son côté, l'artiste britannique, ex-chorégraphe, Tino Sehgal, fait de la sensation, du corps et de la rencontre le cœur de son travail en mettant l'accent sur les interactions sociales au cours de mises en scène interactives avec le public : des baisers échangés par des couples au milieu d’une foule au musée de Guggenheim en 2010, ou en 2016, un projet exceptionnel pour lequel pas moins de 400 interprètes (artistes, collégiens danseurs sélectionnés par l’artiste) se sont produits à tour de rôle de midi à huit heures du soir, de façon continue avec une dimension esthétique et émotionnelle.

Les spectateurs assistent à des échanges de regards durant les chorégraphies entre les acteurs, à des rencontres furtives invitant à réaliser une promenade dans ce palais si désert pour n’en garder qu’une image ou qu’un sentiment unique et propre à chacun.  ((https://www.numero.com/fr/Art/performances-artistiques-galerie-trash-sensationnelles-orlan-chris-burden-gutai-fluxus-gina-pane-joseph-beuys))

Performance, happening, event... et même improvisation... la performance multiforme et très présente risque aussi de tendre vers une certaine banalisation, qui la fait réimporter au cœur des champs disciplinaires artistiques établis, où elle s'hybride, tout en proposant/ permettant une réactualisation de ces autres arts qui lui font appel. Le dossier proposé par Gérard Mayen pour le centre Pompidou ((http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-Performance/ )) rappelle – je le cite - que « dans les salles de spectacle s’observent les formes portées par le courant des chorégraphes français voués à la déconstruction de la représentation et à une approche plasticienne de la présence scénique (…) – ou par le courant théâtral post-dramatique, qui ne consiste plus principalement à transmettre un texte préalable, mais s’invente intégralement à travers l’acte scénique. Depuis 2009, le nouveau festival, produit de manière totalement interdisciplinaire par le Centre Pompidou, vise aussi à accorder une place de choix à ces nouveaux courants (2e édition du nouveau festival en février-mars 2011).

Ces actions jouent un rôle central dans le questionnement du réel, et exercent une influence majeure pour l'art de l'installation, l'art de la vidéo et la photo, devenant la technique de prédilection pour énoncer une différence dans les discours relatifs au multiculturalisme et au mondialisme.

Immédiat, éphémère, l'art de la performance capte les humeurs et les sensibilités d'une époque – la poésie, qui en est à l'origine, s'en fait l'écho et l'accompagne sous des formes variées, dépendant de la singularité de chaque performeur-poète – ce que nous explorons dans la 2ème partie, et dans le dossier de ce numéro.

 

2 – Performance et Poésie – une nouvelle voi(e)x

La poésie-performance ou poésie action est une pratique artistique contemporaine qui se trouve au confluent de l'art performance et de la lecture performée. Sortant du format imposé par l'édition et le format du livre, la poésie-performance fonde une poésie spécifiquement créée en vue d'être performée en présence d'un public, sous une forme distincte de la lecture-récital, avec ou sans musique, ou de la mise en scène théâtrale avec des comédiens. Elle se situe dans un espace transdisciplinaire, en tension entre diverses tendances artistiques : l’art performance et ses développements dans le champ des arts plastiques ou visuels, la poésie sonore et la poésie action, les diverses avant-gardes comme dada, le futurisme, le surréalisme, Fluxus, mais aussi la contre-culture, le lettrisme, le happening.

Parmi les « anciens » et les plus connus, on pourra citer Bernard Heidsieck (disparu en 2014), qui décide après avoir notamment écouté Boulez, de sortir le poème de la page imprimée, en créant, dès 1955 ses premiers "poèmes-partitions", avant d'utiliser le magnétophone comme principal outil de création à partir de 1959, fondant ainsi, avec François Dufrêne, Gil J. Wolman et Henri Chopin, la "poésie sonore", c'est-à-dire, selon sa définition restreinte, une poésie faite par et pour les magnétophone, et qui use des moyens de l'électro-acoustique. Au-delà de la dimension sonore, la dimension visuelle du poème prend pour Heidsieck une importance majeure : le poème, tel qu'il est conçu, trouve son achèvement sur la scène, dans le moment de sa performance. C'est la raison pour laquelle il rebaptise sa pratique, à partir de 1963, "Poésie action" :

extrait de "Bernard Heidisieck, La poésie en action", réalisé par Anne Laure Chamboissier et Philippe Franck, en collaboration avec Gilles Coudert

« Ce que je cherche toujours, c'est d'offrir la possibilité à l'auditeur/spectateur de trouver un point de focalisation et de fixation visuelle. Cela me parait essentiel. Sans aller jusqu'au happening loin de là, je propose toujours un minimum d'action pour que le texte se présente comme une chose vivante et immédiate et prenne une texture quasiment physique. Il ne s'agit donc pas de lecture à proprement parler, mais de donner à voir le texte entendu. »

performance de 1996 - Joël Hubaut illustre un "bug" de lecture en bégayant durant sa lecture d'un texte sur le virus informatique

Joël Hubaut lui, commence son travail à la fin des années 1960, stimulé par les écrits de William S. Burroughs, la musique d'Erik Satie, le pop art et les réflexions théoriques du groupe BMPT. Mixant toutes ces sources hétéroclites, Joël Hubaut oriente son activité vers un mixage hybride et monstrueux qu'il qualifie avec humour de « Pest-Moderne ».

Il crée à partir de 1970 ses premiers signes » d'écriture épidémik « qui envahissent tous les supports, objets-corps humains-véhicules-sites-etc. développant un processus « rhizomique » pluridisciplinaire et intermédia sous forme d'installations et de manœuvres..

Il crée et anime un espace alternatif : « NOUVEAU MIXAGE » de 1978 à 1985 (installation-vidéo-peinture-poésie-concert-performance). En 1980 il réalise une performance avec Jean-Jacques Lebel et Barbara Heinisch au ARC - Musée d'Art Moderne à Paris. En 1986 il réalise une performance avec Félix Guattari au Café de la Danse à Paris

On citera Julien Blaine qui, après sa tournée "Bye Bye la perf"2,  fait de nombreuses lectures performances où il montre souvent les "oripeaux" de ses anciennes perfs ((voir l'article de Rémy Soual))

Sylvain Courtoux est marqué par les avant-gardes expérimentales des années 1960-1970, représentées par les revues Tel Quel, TXT ou encore Change. Il lit notamment Maurice Roche, Anne-Marie Albiach, Jean-Marie Gleize, Liliane Giraudon, Denis Roche, Christian Prigent, Manuel Joseph, ou encore Danielle Collobert. en 1999, Courtoux crée avec Jérôme Bertin et Charles Pennequin  le collectif Poésie Express . Le rapport à la musique est l'une des bases du processus de travail de Sylvain Courtoux, ainsi que son usage du sampling.

Serge Pey est universitaire et chef de projet artistique (poésie, performance, art action) au Centre d'initiatives artistiques du Mirail. Le Castor Astral l'a publié dès 1975. Poésie-Action, véritable livre-bilan, est un poème sur la pratique même de la poésie. À la fois littérature, traité et poème d'action, ce livre questionne l'improvisation, l'engagement politique, la poésie sonore, la mort de l'art et d es avant-gardes. Ces " lèpres-lettres " à un jeune poète sont autant de bombes théoriques dédiées aux nouveaux artistes, peut-on lire sur le site de l'éditeur.  Se déclarant lui-même comme un héritier des poésie du monde, Pey ouvre des passages dans les poésies traditionnelles des peuples sans écriture, la poésie médiévale, les pulsions du zaoum et celles de la poésie sonore. À la suite de Jerome Rothenberg, on a pu attribuer une partie de son travail à l'espace de l'ethnopoésie. La façon de médiatiser son poème ou de l'illustrer oralement passe par une rythmique faisant appel à toutes les ressources du corps : battement de pieds, percussions avec ses mains, voix de ventre et de gorge. Il déclare lui-même vouloir « champter » son poème. Dans sa diction vertigineuse proche de l'hallucination, le rythme restitue la colonne vertébrale de son texte. Serge Pey reste le musicien ou le batteur inégalé de son poème. Ses récitals avec le poète beat Allen Ginsberg illustrent la force de son engagement de diseur.

Enregistré à Dunkerque en mars 2007 avec Nico et Pénélope de Cerceuil (respectivement basse et synthé), trois membres de Milgram (batterie, guitare1, guitare2) et Emmanuel Rabu (laptop). Paroles, musique et chant (approx.) : Sylvain Courtoux. Produit et enregistré par Milgram. 

Alerte -radioactive, 13 mai 2011

Charles Pennequin avec notamment les bandes de papier sur lesquelles il écrit des poèmes délabrés, muni de feutre poska sur sa tête ((voir l'article de Carole Mesrobian))

le collectif Poésie is not dead via notamment l'utilisation de la Rimbaudmobile, concept et collectif, fondé en 2007 par François Massut[1], avec comme objectif d'être un rhizome entre poètes contemporains et artistes plasticiens/musiciens expérimentaux. Ce concept et collectif sont influencés par les mouvements et les poètes de la "poésie expérimentale" : poésie sonore, poésie action, poésie visuelle, poésie-performance, du Dadaisme, du lettrisme, du situationnisme et de Fluxus.

Site de la Rimbaudmobile : http://rimbaudmobile.blogspot.fr/

La position poétique de Poésie is not dead s'inscrit dans les courants de l'art pour tous développé par les artistes Gilbert and George et du théâtre élitaire pour tous d'Antoine Vitez.

Intervention dans le cadre du colloque "La performance : vie de l'archive et actualité", AICA-France/Villa Arson. 25, 26 et 27 octobre 2012

Olivier Garcin, dans son espace niçois le Garage 103 ou lors d'évènements en galeries ou Centre d'Art, exprime en langages articulés souvent mis en scène avec des moyens technologiques, un jeu de paroles et de gestes perfomatif  - il interroge les valeurs traditionnelles des Beaux-Arts (le beau comme finalité absolue, l’académisme), dans une perspective politique, au sens étymologique voire « noble » du terme : créer le lien dans la Cité. Il travaille par séries en variant ses supports : films, dessins, poèmes-partitions, photographies, création d’objets, installations et performances. Il continue d’animer « Garage 103 », qu’il a contribué à fonder en 1975.

La parole, pour le futur, est laissée aux poètes-performeurs invités ici à s'exprimer sur leurs pratiques et leur inscription dans le monde ...




Charles Pennequin est dedans le poème même

"charles pennequin n'est pas dans la poésie, le cercle des poètes charles pennequin n'y est pas, charles pennequin ne fait pas de poèmes, charles pennequin ne lit pas, il ne sait pas lire de poèmes, charles pennequin est dedans le poème même, charles pennequin aime vivre dans une bouche et il sort de temps à autre de lui-même et sa bouche pour crier ou dire ou lire un texte, charles pennequin perd les pédales dans sa langue et improvise depuis sa bagnole, charles pennequin s'improvise vivant, charles pennequin ses mots ne prennent pas de hauteur, charles pennequin n'a pas de mots d'ailleurs, c'est toute une gestualité charles pennequin est une danse sonore parmi les phrases, charles pennequin gesticule dans son téléphone, son dictaphone et dans son mégaphone, charles pennequin aime chanter, gesticuler, écrire par terre et engueuler les gens, charles pennequin mange ses propres livres."1

Telle est la présentation que Charles Pennequin, fait de sa chaine YouTube. Il y poste des videoperformances. Mais sa pratique dépasse très largement le cadre du genre qu'il interroge, qu'il parodie, qu'il détourne, pour créer une poésie du vivant, qu'il s'agit de rendre agissante dans l'espace numérique et dans la vie.

Nouveau cadre éditorial qui redéfinit l'espace livresque, YouTube ou Vimeo mènent au constat que le livre représente dans cette perspective un état temporaire pour le poème. L’utilisation du web et des réseaux sociaux est un moyen de dépasser ou de contourner l'édition traditionnelle, parce que grâce à la diffusion de la poésie hors de ce vecteur l'accès au poème est facilité et touche un public plus large. L’auto-publication sur le Web, dans le flux de l'espace numérique, remet en question la nature de l'écriture. 

Cette pratique peut être perçue comme une continuité possible de la Poésie Action. Grâce aux moyens technologiques, elle permet une mise en circulation immédiate de la poésie vers le public, grâce à  l’utilisation des nouveaux médias.  Les mises en œuvre de Charles Pennequin, son utilisation de ces nouveaux vecteurs,  dépassent largement les objectifs de la poésie sonore ou de la performance. Il utilise les outils proposés par les nouvelles technologies et les médias comme des outils d’écriture. 

Charles Pennequin  joue avec les codes de ce cadre éditorial, les parodie, les détourne. Il les fait participer à l'élaboration poétique. Le poème et  l'acte performatif apparaissent à travers une multiplicité des vecteurs mis en place pour redoubler, dédoubler, contourner, détourner ou parodier leurs potentialités sémantiques, et en créer d'autres, indéfinies autant qu'infinies. 

Dans  "Causer n’est pas poser"  le texte écrit sous la vidéo n'a rien à voir avec elle. Il n'est ni descriptif, ni présentatif. Il s'agit d'un texte poétique à part entière, qui n'est pas en lien avec  celui énoncé dans la vidéo. Une dichotomie s’opère entre les deux, entre ce qui est écrit et ce qui est dit, filmé comme une performance. La globalité fait sens, devient poème, ou devient performance, ou devient l'espace d'une re-création infinie.

il ne faut pas essayer, il faut percher, il faut rester percher, c'est-à-dire qu'il faut pas se dire je vais essayer, je vais essayer la vie, je vais vivre mais je vais d'abord essayer, je vais me percher dans le vivant non, il faut vivre, il faut pas dire j'aurais bien envie de me taper une petite existence non, il faut exister, il faut pas se dire j'essaierais bien de me taper une bonne vie, me faire une petite existence et rester un bon moment percher dedans non, il faut y aller franco, il faut pas essayer de se dire je vais essayer pourquoi pas, j'ai ma petite perche, c'est-à-dire j'ai ma chance après tout, après tout j'ai mon petit lopin de chance qui m'attend au tournant, mais non, rien qui t'attend, te tend une perche non, ce qui t'attend au tournant c'est de dire que tu vas tenter le perchoir, tu vas essayer et finalement rester à faire ton prêchi-prêcha là-dedans2

Dans  "Marre" le poème est placé sous la video, qui comporte aussi des sous-titres où s'inscrit un poème encore différent.

 

Marre (Charles Pennequin) (il y a des sous titres).

Sous titres qui accompagnent la video Marre de Charles Pennequin.

"On est dans la merde. On est dans la merde et on fait dans son pot. On fait dans son pot et on attend de sortir. Ça n’est pas la première fois qu’on est dans la merde et qu’on se sort du pot. Mais là le pot on va devoir se le sortir autrement. Pas au grand jour non. Car au grand jour on est dans la merde et pour se sortir le pot c’est plus la même musique. Ou c’est une chanson. C’est l’air de On est dans la merde et on voudrait le composer autrement. Comment faut-il composer autrement avec les autres. Déjà avec soi il paraît qu’il faut composer autrement à partir de maintenant. On attend qu’on nous le dise comment il est autrement composé pour nous sortir avec le pot. Car ce n’est pas le pot d’un autre à fortiori. A fortiori c’est le nôtre et on nous on a toujours affirmé qu’on n’avait pas de pot. On n’a jamais eu de pot c’est à fortiori ce qu’on a toujours dit. Et comment faire pour sortir sans son pot à partir d’aujourd’hui. Si on est dans la merde comme ils nous le disent. Et comment je ferai pour me sortir mieux la prochaine fois. C’est-à-dire avec un pot en bonne et due forme. Un pot valable. Un petit pot qui a sa petite histoire. Il paraît qu’on est dans la merde et qu’on ne fait pas d’histoire. On voudrait faire des histoires qu’on ne s’y prendrait pas mieux cependant. On est dans la merde et l’histoire se fait toute seule sans nous apparemment. Et sans notre pot. Alors on reste dedans. On reste dans notre histoire comme dans notre pot sans même savoir qu’il s’agit de nous. On n’a pas voulu faire d’histoire mais elle s’est entêtée à venir et nous on n’a pas résisté. On n’a pas résisté au fait d’être pleinement dedans. Dans son pot. C’est souvent arrivé dans l’histoire. L’histoire de pas pouvoir résister et donc de rester dans son pot. On est resté sourd comme lui. Comme deux larrons. On est resté comme une histoire qui a foirée mais cela s’entend. On pensera toujours ce qu’on veut. On pensera comme on veut en dehors de l’histoire qui fait de nous des larrons en foire. On est dans la merde. C’est ça la nouvelle histoire. On a foiré notre nouvelle histoire mais on se rattrapera bien en pensant à tout ce qui se trame dehors. Par la lucarne. On est dans la merde tout autant dehors mais ceci n’est plus notre histoire. C’est d’une autre histoire qu’il s’agit. Une histoire d’un autre calibre et qu’on a foiré tout autant. C’est une histoire foirée par tous. C’est tout un chacun qui a foiré son histoire de dehors et ça se retrouve chemin faisant. A moins que ça ne soit que des foiritudes internes qui se retrouvent par devers nous comme on dit. Ça se retrouve dehors mais ça n’était que foiritudes personnelles au fond. Au fond c’est des choses foirée en dedans par le tout un chacun de nous-mêmes en l’autre. C’est de toute façon toujours de l’autre en nous-mêmes que vient la foiritude du tout un chacun généralisée. C’est ça qui peut nous intriguer. Et c’est pour ça qu’on regarde au dehors. Par la lucarne. C’est un passage qui instruit. C’est bien humain. L’instruction. Ça nous perturbe de savoir où ils peuvent aller au diable. On ne prendrait peut-être pas le même chemin. On serait même disposé à en prendre bien d’autres. Déjà pour les faire bisquer. On prendrait une petite route pour les faire tous bisquer moi et mon pot. On ferait la sourde oreille à leurs indications. Ce ne sont pas des indications. C’est plutôt des consignes. Mais nous on fait la sourde oreille. Moi et mon pot. Mais quelque part c’est eux. C’est eux qui sont sourds et pas nous. Nous on entend ce qu’on veut. C’est déjà pas pareil. Ils voudraient qu’on soit tous à se ressembler. Et qu’on soit tous ébaudis pareil. Qu’on soit tous au même moment frappés de stupeur. Eberlués au point de bégayer. Au même moment et au même endroit. Voilà ce qu’on serait. Nous et notre pot. Ça serait le pot commun. Qu’on soit tous communément dans le même pot. Une histoire de pot qui nous rassemble. Que l’histoire du pot nous rassemble plus qu’elle nous ressemble. Que plus aucun de nos pots nous ressemble. Et qu’on se fasse la p’tite guéguerre. La p’tite guéguerre du pot pour s’y taire. Qu’on se terre tous dans le même pot et qu’on ne dise plus un mot."3

 

Charles Pennequin  investit les espaces éditoriaux et élabore des  dispositifs poétiques inédits. La vidéoperformance fait partie d'une globalité qui fait sens, constituée d'images, de texte(s) et d'un jeu avec les  codes et les espaces éditoriaux. Dès lors on peut percevoir la performance comme participant à l'écriture du poème, et le poème comme complémentaire à l'élaboration sémantique de la videoperformance. Qu'il s'agisse d'improvisations, d'enregistrements vocaux ou de films enregistrés avec un téléphone ou une camera embarquée, il utilise les vecteurs numériques pour produire une poésie qui s'inscrit dans l'immédiateté en même temps qu'elle se prolonge dans le renouvellement infini de ses potentialités sémantiques. Ecrire est alors le produit de la rencontre de l'image ou du son, avec le texte qui n'en est pas le support écrit mais qui souvent intervient de manière autonome et combinatoire avec l'ensemble. Moments de vie qui croisent des moments de vie, mots qui s'ajoutent aux mots, Charles Pennequin est dedans le poème, et le poème est dedans la vie. Celle de nous tous. 

∗∗∗

perf-bosons

 

on n'est pas des bosons de higgs dans la perf

 

on a affaire à des masses

 

à des reculs

 

à des résistances

 

le public est comme inerte et nous-mêmes avons à soulever le couvercle

 

avec en-dessous la parole

 

la parole libre

 

le chant

 

l'air

 

le quelque chose qui continue

 

hors d'haleine

 

et dans un vrai déséquilibre

 

à tournoyer

 

creuser

 

s'enfoncer

 

prendre tout ce qu'on trouve et s'il n'y a rien

 

prendre le rien

 

l'empêchement de parler

 

le bafouillement

 

le blocage

 

l'incapacité

 

la grimace

 

la foulure

 

la crampe instantanée

 

prendre tout ça et le retourner en courage

 

courage à montrer la peur

 

la faiblesse

 

le trou

 

la faillite de soi

 

 

 

tout ça le théâtre n'en veut pas

 

 

 

le théâtre et l'art et la mort n'en veulent pas

 

 

 

bosons et neutrinos

 

trucs qui passent à travers tout

 

éléments du Qi et souffle pneûma

 

tout ça est vrai et pourtant contredit par

 

une table

 

un verre d'eau

 

des estrades

 

la lumière

 

et la diplomatie des lieux

 

Charles Pennequin (in : les Exozomes, POL, 2016)

Présentation de l’auteur




Marc Kober, L’ours des mers

Un article paru en 2017, que nous devons à Michel Host qui nous a quittés cette année, le 6 juin.

∗∗∗

D'un monde à l'autre1

Le livre de Marc Kober est mince et il tient à l'aise dans la poche. Il n'en est pas moins grand, il contient le monde sous « une nuit piquetée de points lumineux. » Bref, il tient sa place et son rang.

Le poète l'a divisé en six « sections », elles paraîtront ici et chacune à son tour.

L'OURS DES MERS n'a pas volé son nom, il aime à se baigner : nous assistons à « son premier bain / au plus profond du nu ». On le devine blanc, car il porte des lunettes noires, selon celui qui le dessina avec finesse et élégance, Vincent Rougier. Il paraît dans son costume naturel, sous ses poils, tout comme un homme c'est probable, tout comme le « dieu nu dans les flots » de l'épigraphe, sous « la constellation du Grand Ours. » On le devine aussi peu rassuré que le lecteur ou que l'homme moyen « sans combine ». Ses pensées ne sont pourtant pas des plus pures (on y rencontre Dédé-la-saumure) et c'est le chaud mois de juin, tout cela est bizarre… pour un ours ! Les environs semblent peuplés de nudistes et d'étranges individus, qui vont « Sous l'œil unique de Ganymède au naturel / La matraque en berne / La double lune à l'air ». Voilà qui semblera plus belge que nature au lecteur averti. L'animal est à deux têtes, tel Janus ici, là il fait le singe dans l'eau tandis que s'érigent phares et arbres au « royaume des hommes nus … […] tous soumis à l'acupuncture solaire ». Rarement mots et images se seront accordés à ce point. Des femmes passent « inaccessibles », lui s'apprête à « entrer dans le sexe liquide la mer. » Cette fable, cette allégorie ne sont-elles pas étranges et néanmoins d'une limpide clarté ? La poésie ne doit-elle pas, dans ses tâches premières, nourrir l'imagination ?

Marc Kober : L’ours des mers, Rougier V.

MARC KOBER, L'ours des mers, Chez Rougier V. – 2017
50 pp. — 13 € Coll. Plis Urgents 45
Dessins et Gravures de Vincent Rougier

Atelier Rougier V. 3 Les Forettes – F-61380 – Soligny la Trappe

Les MÉDUSES POÉTIQUES sont « d'eau douce », se goûtent en sorbets, se croquent avec du « sel neige ».. Ce monde grandit dans des proportions inavouables, il ne ressemble à aucun monde connu, peut-être relève-t-il d'une désorganisation singulière ou d'une organisation surréelle, pour ne pas dire surréaliste. « Taquiner la méduse… » ? N'en rêvez pas trop. Peut-être est-ce impossible. Dans un coin du tableau, vous verrez un amandier bander. C'est étrange aussi, un amandier qui bande. Merci au poète et à son illustrateur qui voyagent ensemble avec tant de bonheur. J'ai connu des personnes qui n'admettaient pas l'humour dans la poésie, encore moins le sourire et l'ironie portée sur les choses : ces personnes étaient plutôt malheureuses ! Lecteur, meurs en paix, car « Les Grecs mettaient des petits cailloux sur les morts » et tu auras, en prime, « un œuf qui te parle de la naissance de la mer », avec « l'odeur violente des narcisses blancs ». Autrement dit, prosaïquement dit, philosophiquement dit : qu'est-ce que la mort ?

Les POÈMES DE L'OUEST PARISIEN sont deux, presque orphelins. Question subséquente : qu'est-ce que l'est parisien ? Qu'y a-t-il vers l'est parisien ? En apparence (c'est le cas de le dire), on y trouve « les poètes de Louveciennes », de vains gesticulateurs, et les chevaux du roi Soleil au carrefour de Marly : une illusion et un hologramme. Disons-le, notre monde est carrément autre et le poème nous l'aura changé. C'était d'ailleurs « l'hommage d'une caméra de surveillance » du temps où il y en avait ue à chaque carrefour.

Les HAÏKUS DE BANLIEUE ont ceci de singulier qu'allant par trios tranquilles (ils sont donc fort peu japonais), ils traversent une contrée où « les prostituées sont à Genève » (entendons : elles ne sont pas où on les cherche), où les voitures n'ont nul besoin de plaques d'immatriculation et où, pour une jeune fille, avoir de grands pieds n'est pas un vice de forme. Inconvénients et avantages. Chaque lieu a les siens. Un ours est présent, il a les oreilles roses comme les fleurs des jardins. Toute cette douceur est peut-être trompeuse. Les mots nous piègeraient-ils, surtout s'ils ne cachent aucun piège.

DIEU EST UNE FEMME COMME UNE AUTRE. Dans l'envers des choses d'ici-bas ou d'ailleurs, une genèse toute nouvelle nous attend. Elle est l'œuvre d'un Dieu assis sur son coussin de nuages, dieu personnel donc. Son ventre s'arrondit au point qu'il fut dans l'impossibilité de « [voir] sa divine » ! Ô mon Dieu ! Il accoucha de lui-même, soit de « sa plus belle création ». Cela nous a un petit air spinoziste bien réjouissant. Ensuite il n'accoucha plus que d'un modeste vent, fit pipi sur l'aile d'un ange ce qui ne fut probablement pas facile, des seins lui poussèrent, il fut femme enfin et « connut la joie, l'insulte et le crachat. »

Le recueil se clôt sur un carnet de recettes culinaires de l'autre monde : on y cuisine le crabe chinois, la soupe confucéenne, le tartare coréen dont on se fournit à Paris, entre les avenues d'Ivry et de Choisy, et on y boit des alcools asiatiques dont certains, plus légers, sont aisément tolérés par les jeunes filles. On y mange aussi à la pointe des baguettes. Si une demoiselle se sent mal, on lui masse les orteils. L'esprit ayant été nourri, Marc Kober entend nourrir les corps de mets qui seraient exotiques s'ils n'appartenaient à cet ailleurs où il nous emmena en visite. Non pas dans l'inepte souhait touristique, mais dans l'aventure de la rencontre et de l'expérience exploratrice. Les questions sont : quel est ce monde aux contours parfois asiatiques, mais assez mélangé ? Est-il d'hier, d'aujourd'hui, de demain ? On reconnaît ici la rigidité de nos catégories. C'est un monde du rire, parfois de la dérision, souvent de l'ironie. Il est bon d'avoir entrepris le voyage. Si l'on veut bien y réfléchir, un monde infiniment plus sérieux que celui dans lequel nous marinons depuis plus de 5000 ans comme des crabes « à la carapace molle ».

Fin de « D'un monde l'autre » — Octobre 2017
de Marc Kober

Extraits du recueil L'Ours des mers

Poèmes de l'ouest parisien

Les poètes de Louveciennes
Gesticulent dans une cage en verre
Pour une belle indifférente

Carrefour nocturne de Marly
Le roi Soleil lâche ses chevaux
hologrammatiques

Dieu est une femme comme une autre

Dieu créa d'un miroir joufflu la forme des nuages. De cette barbe à papa recuite naquirent les parties d'une géométrie élémentaire. Royant bien faire, il sortit l'homme et la femme du pétrin et les dota d'organes roses. Il aimait modeler la tige, le pertuis et la divine sphère. Car ce géant obèse songeait, assis sur des coussins orientaux. Il se rêvait aussi lisse et parfait que les planètes. Il conçut après plusieurs visites. Son ventre s'arrondissait. Il ne voyait plus sa divine… Une touffe d'herbe s'accrochait au bas de sa colline gravide. Il eut un dernier spasme. Il était enfin devenu sa plus belles création.

Note

  1. Cet article est publié également sur La Cause Littéraire.

Présentation de l’auteur




L’honneur des poètes

Un article paru en mars 2014, signé par le fondateur de Recours au poème, Gwen Garnier-Duguy.

∗∗∗

 

A l'occasion de l'anniversaire des soixante-dix ans de la Libération, le Ministère de la Défense, l'un des nombreux (et surprenant) soutiens du Printemps des Poètes, a demandé à ses organisateurs de republier L'Honneur des Poètes, recueil de poèmes paru en 1943 aux éditions de Minuit alors clandestines. Ce livre n'était plus disponible, et ce sont les éditions Le Temps des Cerises qui le remettent dans le circuit.

L'Honneur des Poètes rassemblait, par l'entremise de Paul Eluard,  des poèmes signés par des noms inconnus : Jacques Destaing, Louis Maste, Camille Meunel, Lucien Gallois, Pierre Andier, Jean Delamaille, Roland Dolée, Daniel Thérésin, Serpières, Jean Silence, Malo Lebleu, Benjamin Phélisse, Paul Vaille, Jean Fossane, Jean Amyot, Anne, Robert Barade, Roland Mars, Ambroise Maillard, René Doussaint et Maurice Hervent.

Dans le livre consacré à la Résistance et à ses poètes, Pierre Seghers écrivait : "En dépit de l'initial et modeste tirage de l'Honneur des poètes (qui sera très rapidement plusieurs fois réédité), le retentissement est immense".

Effectivement, on savait que derrière ces inconnus se cachaient des poètes à la parole féconde, que l'époque d'alors savait lire et réclamait. C'était Eluard, Aragon, Seghers, Desnos, Jean Lescure, Vercors, Tardieu, Guillevic, Lucien Scheler, Georges Hugnet, André Frénaud, Loys Masson, René Blech, Pierre Emmanuel, Edith Thomas, Charles Vildrac, Francis Ponge et Claude Sernet.

L'Occupation privait les poètes du droit à la parole, et cette action relevait de l'acte de Résistance. Un poète comme René Char avait fait le choix de ne rien publier pendant la guerre, déplorant "l'incroyable exhibitionnisme" dont faisaient preuve "trop d'intellectuels", nourrissant depuis les replis du maquis, masqué en Capitaine Alexandre, ses Feuillets d'Hypnos, parole inépuisable pour comprendre le rapport réel entre ce que représente l'acte de Résistance et le Poème, c'est à dire pour comprendre le principe du vivant.

Remettre L'honneur des poètes entre nos mains, c'est bien sûr réveiller un pan de notre Histoire douloureuse et montrer aux jeunes générations à qui on reproche de ne pas savoir s'indigner comment peuvent être utilisés l'acte et la parole lorsque le péril menace.

Cet honneur auquel les poètes avaient recours représentait un chœur français, où une parole de colère, de fraternité, de dénonciation, de soutien, de soin, se murmurait dans l'ombre et fédérait les cœurs. Les consciences étaient au travail, en prise avec la volonté de demeurer libres, en proie à la peur, à la néantisation d'un peuple. Seghers précise : "A Londres, aux Etats-Unis, au Québec, partout dans le monde libre l'Honneur des poètes est un événement."

Il faut lire cet Honneur des Poètes pour comprendre ce qui menaçait les êtres et la parole, pour entendre le soulèvement de tout le corps menacé, supplicié, torturé, organisé pour résister.

Il faut le lire et se demander quels seraient les actes de Résistance face à la guerre aujourd'hui en cours, cette guerre qui ne dit pas son nom, cette guerre répandue sur tout le territoire planétaire, cette guerre où les ennemis ne sont plus distinguables des alliés au regard de l'interdépendance des intérêts communs, orchestrée par une finance ayant semé la confusion économique et l'avilissement de la personne humaine privée de projets et de sens. Cette guerre fait de beaucoup un collaborateur en puissance, obligé d'obéir à un système ultralibéral capitaliste devenu totalitaire, et ne permettant pas de s'engager aussi distinctement qu'en 1940 dans le camp de la Résistance. Cette guerre pourrait bien faire de nous de potentiels schizophrènes, jouant le jour le jeu qu'on nous demande de jouer avec le sourire, et détissant la nuit ce jeu mortifère avec les armes de la ferveur et du désir de vivre, dans les nouveaux maquis. Cette guerre nous demande de penser comme nos ennemis, sous peine de disqualification, de condamnation, et d'assumer nos différences pourvu que l'on se fonde dans le modèle imposé. Cette guerre idéologique, cette guerre matérielle, cette guerre soumettant la plus grande part de l'humanité aux intérêts de quelques uns, cette guerre du nihilisme totalitaire va à l'encontre de la vie.

Sous quelle forme s'organiserait aujourd'hui l'Honneur des poètes ? Des lectures, les pieds dans l'eau ? Des rassemblements militants et laïcs où les gens vont lire des poèmes dans la rue ? Des randonnées poétiques ? Des bouteilles contenant des poèmes lancés à la fureur des vagues ?

Imaginez-vous Char, rassemblant ses feuillets sortis de l'enfer, s'avançant vers un auditoire assis sur des chaises pliantes et couvert de chapeaux de pailles, et disant sa parole face à un public pieds nus, dans la rivière ?

Imaginez-vous Robert Desnos récitant J'ai tant rêvé de toi en chaussures de randonnée, avec un sac sur le dos et son sandwich dedans, accompagné par une flopée de rebelles New Age ?

Ces poètes de la Résistance, dépassant les clivages politiques d'alors, se réunissaient dans un patriotisme et ce patriotisme leur tenait lieu d'honneur. Ils chantaient en français. Ils chantaient pour crier leur assentiment à la liberté, à la dignité de la personne humaine, au merveilleux contenu dans la grâce d'exister sur Terre. Ils disaient "oui", "oui" à la France, "oui" à la liberté, "oui" à la vie, contre le "non" qui s'abattait sur eux.

Or ce "non" est devenu le grand projet actuel, que l'on propose au monde ainsi qu'aux jeunes générations à travers l'unique réalisation sociale. Mais cette jeune génération n'est pas aveugle devant le Simulacre qu'on lui propose et comprend que cet accomplissement social fait fructifier le chômage, l'exclusion, l'appauvrissement, la misère humaine. Le "non" généralisé a congédié l'extase d'être en vie, le miracle d'exister, de respirer, de parler, de penser, de rêver, de composer, et de tendre toutes ces lignes de forces pour composer l'or intérieur, celui de l'œuvre qu'il est possible à chaque être humain de proposer en réponse et en remerciement à la vie, d'affiner son corps mortel, d'affiner la matière humaine par l'aventure qu'offre l'esprit, c'est à dire par le sésame que donne le spirituel. Ce chant commun, interrogeant les étoiles, sondant le cosmos qui n'a pas livré tous ses secrets, n'aimante-il plus les Résistants de maintenant ?

Car où se cachent-ils ? Ont-ils trop honte d'avoir reçu le français pour langue mère ? Sont-ils dissimulés derrière la culpabilité et la mauvaise conscience qui partout se sont dilatées dans le pays ? Sont-ils tétanisés par le déni de soi au point de renier ce que représente la force de Résistance du Poème, qui est égal à la vie comme le disait Baudelaire, qui est atteint dans son cœur et dans son esprit, à qui on a demandé d'abandonner l'évidence d'être ?

Il serait intéressant de voir comment les Aragon, Eluard, Desnos, Char, Seghers, aujourd'hui, organiseraient cette Résistance et revendiqueraient cet honneur des poètes.

Il y a fort à parier qu'ils rassembleraient leur parole et leur action dans le maquis de la toile. Il y a fort à parier qu'au sein de ce lieu stratégique, où la liberté et la menace coexistent, ils verraient une brèche. Nous mettons notre main au feu qu'ils organiseraient un réseau de Résistance pour conjurer les attaques permanentes du nihilisme contre la pulsion de vie. Nous mettons notre main au feu qu'ils verraient là une possibilité de recours. Un recours à l'honneur. Un recours au Poème.

Cela se passerait des ministères.




Thierry Metz : La matière des mots

J'aime bien les échafaudages ; en rêvant un peu, en se laissant aller, on peut s'y perdre, s'oublier. Plus ils sont hauts, plus les instants de vertiges communiquent avec le présent, avec les mots d'en bas qui sont à l'origine du feu, du travail. Ce que dit un homme là-haut est fumée. Signe. Vrai souffle : sa voix ne fait qu'attiser. (Extrait du Journal d'un manœuvre)

Voilà ce que me souffle Thierry Metz dès lors que je commence l'écriture d'un texte qui voudrait dire ce que le poète est pour moi.

Je rêve d'une rencontre impossible entre Serge Prioul et Thierry Metz me dit souvent un de mes amis poète. Il me faut reconnaître que moi aussi. Je songe à quoi nous parlerions, le poète manœuvre et moi. De poésie ou de chantier ? De la poésie du quotidien sûrement ; celle qui naît avec les mots d'en bas. Celle-là qui tourne dans la tête du maçon-poète le regard dans l'ombre de la bétonneuse en action. Ce que dit un homme là-haut est fumée.

Thierry Metz est mort en avril 1997. Des suites de l'alcoolisme. Nul ne l'ignore. A une époque où je commençais à vraiment écrire. Survivant de la même maladie. Survivant. Sur vivant ! Voilà dit. Redit. Quand je lis, L'homme qui penche, son dernier recueil. Eux ne sortiront jamais d'ici mais, comme les morts, ils ne le savent pas. Que l'on a posé le pied sur la même ligne. Tout au bord. On s'entend.

Sauf à lire ces lignes, je ne suis jamais retourné dans les pavillons de Pontorson ou de Plougernevel. Alors ce poème terrible des couloirs, des fumoirs, des solitudes, est, quelque part, le mien.

Maçon à Lamacha - Barroso.

Si j'avais rencontré Thierry Metz, parce que tout cela m'a depuis lors pris à cœur, comment ne pas avoir envie de soutenir cet homme qui penche mais qui aussi, ai-je lu, se redresse. Aborder et gagner, dans tous les sens des verbes. Qui sauvent s'il en est. Encore des mots entre doute et conviction. Je suis le buveur d'eau depuis 1994. Un soir de vraie promesse à l'enfance. Entre ce soir de Noël-là et l'homme qui tombe de 1997, qu'aurions pu nous dire pour que la poésie soit gagnante ? Et la vie.

Il faut si peu de mots à sortir du chantier. Vincent, David. L'ombre des pierres. Pour qui, pour quoi, boit on ? Un ami buveur guéri, du temps de mes cures, me disait toujours, ne cherche pas pourquoi tu as bu, trouve pourquoi tu ne boiras plus. Avec ça, deux prénoms d'enfants qui se tiennent, pourquoi ne pas imaginer que Le mur est intact. Le maçon n'est lié qu'à ce qu'il fait. Et qui tient. Voilé par la mort. Que toute présence nous voile. (Derniers mots de L'homme qui penche).

Alors le manœuvre, le chantier, les outils de tailleurs de pierre, la solitude devant le mur et le verre d'eau, voilà ce qui m'a fait écrire ce recueil auquel j'ai donné le titre de Mirouault le mur. Le nom d'un village de mon pays Galo de Bretagne. 

Ramassage de la paille à Vila Chã da ribiera.

Un endroit où on voyait loin. La poésie, bien faite pour mirer haut. Les mots, en bâtissant le mur, je les ai trouvés dans les pierres et les aciers. Ecrits sur un angle ou le capot de la voiture.

Ecrits avec l'encre amie et le sable aussi des mains qui travaillent. Et même si cette poussière-là a goût d'amertume. Vainqueur qui n'en est pas. Mots soufflés par qui? Voilà des mots ciment de poème de Serge Prioul à toi, Thierry Metz.

Serge Prioul - Louvigné-du-Désert le 6 avril 2021.

 

Découpe des jambons à Negrões.

En attendant les pêcheurs - Mira-plage.

 

************************

Textes de Thierry Metz

 

 

 

Extrait de Le Grainetier - éditions Pierre Mainard - 2019

L'homme s'assoit et observe : c'est la posture de l'être. Tout d'abord il ne voit que sable immobile, dune
immuable : les plantations d'un soleil, l'annonce. Puis nait un muscle, un son, deux sons, trois, un rythme
sourd et lent mais robuste. Il sent, presque à ses pieds, le sable se soulever, se bossuer, couler lentement
autour de deux mains agiles. Le sons alors imite sa voix. Il pense. Rapidement apparaissent les bras, une
chevelure brune et fournie, un visage, un tronc, un corps nu.
                                                                    "Je suis l'acte de ton poème, dit-il.
                                                                    - Je suis le sens sacré de ton image, répond l'homme assis."
                                                                     Ils prennent la posture du regard et deviennent première forme des langages.

Je dirai avec Axelos : "Le Penser ne peut éviter de cueillir sur son chemin TOUS les signaux." Cette Promenade est le nom de l'Exode : une vision en marche. A chaque instant l'œil surprend les lumières d'un chantier. La brique, le ciment, les outils prennent les mains de l'homme, s'unissent en elles partout où l'Enjeu se substitue au premier regard. Ainsi les habitudes s'épanouissent grâce au rythme d'une innovation poétique. Le Conteur peut s'installer au centre de l'auditoire, retenir l'attention, et la faire naître à une vocation humaine. Il introduit l'Enjeu, sans le tenir bien sûr, mais le stimule à travers les parois du Monde.

Cordonnier à Sendim.

************************

Extrait de Poésies 1978 - 1997 - éditions Pierre Mainard 

Quelque chose a été atteint 
non pour le dépasser
mais pour l'atteindre encore - 
simple petite rose
du regard.
Où nous sommes 
où la rose est dite
et avec elle tout est toujours à convoquer
ce qui veut aussi nous atteindre
continue de se rapprocher
pointé seulement pointé
avec ce mot.

Il y a ce va-et-vient de petites choses
personne ne sait ce qui est étrange
personne ne sait ce qui est familier 
parce que là où une parole pourrait dire
il demeure toujours ce qu'elle prédit.

 

*********************************

 

La poésie se passe d'études
qu'elles soient hautes ou de marché
Elle peut se passer de mots
mais jamais
c'est le tailleur de pierre qui me l'a dit
de son métier

Gitans à Boticas.

***********************************

Douces feuillées
Je vous connais matinales
Vous régalez mes clairières
De songes et de pluies
Vous récitez le chant de plume
Et d'écaille - 
Lumière brutale soudaine où puise ma violence
L'épaule si longtemps captive de vos rigueurs
Se dégage et s'arrondit.
Je vous capte essentielles
Ardentes
En vous
Mes traversées
L'oiseau s'affine
Et passe.

 Je suis l'élagueur.

 

Paveur à Mirandella.

Tissage traditionnel à Sendim.

Thierry Metz, Le mot, parfois, va chercher es choses, Interprété par Lionel Mazari © Poésies - Thierry Metz - éditions Pierre Maynard.

Extrait de Dans l'ici d'un homme de Thierry Metz, publié dans "Poésies 1978-1997" aux éditions Pierre Maynard. Interprété par Lionel Mazari.

Présentation de l’auteur




Gil Jouanard, DU BANAL A L’ORIGINAL, IL N’Y A QU’UNE ILLUSION

L’adjectif « banal », qui devient substantif sous la forme de « banalité », désigne ce qui est ordinaire, autrement dit commun.

Le four banal était, autrefois, dans nombre de villages traditionnels, celui qui, n’étant nullement « privé », servait à l’ensemble de la communauté, notamment pour y faire cuire, à tour de rôle, le pain ou les galettes. A l’origine, il était mis par le seigneur à la disposition des habitants de sa seigneurie.

Pris comme qualificatif, il désigne ce qui ne mérite guère de considération. Un propos banal ne formule que des idées ou des réalités de peu de singularité, donc, en fin de compte, de faible intérêt.

Ce qui a toujours distingué les personnages hors du commun, les héros par exemple, c’est qu’ils se situaient largement au-dessus des banalités courantes, de par leurs actes ou du fait de leurs propos.

Gil Jouanard vous présente son ouvrage Les roses blanches aux éditions Phébus. Rentrée littéraire 2016. Librairie Mollat.

Sans aller jusqu’à dire que le banal a mauvaise presse, on constatera  cependant qu’il n’attire guère l’attention, et encore moins l’estime.

Pourtant, Jean Siméon Chardin lui donna des lettres de noblesse si prestigieuses  que les altesses de son temps, telle la grande Catherine II de Russie, achetaient, et commandaient même, ses toiles exclusivement consacrées aux objets familiers de la vie la plus quotidienne, notamment ceux de la cuisine. Et Jean Follain décerna une indéniable valeur poétique aux choses les plus simples, tandis que Francis Ponge prit leur parti dans un texte justement fameux.

Pour Follain, les clous du quincaillier « fulgurent » sous l’action du soleil ; pour Ponge, la pomme de terre est le personnage principal d’un poème hautement savoureux.

Ainsi, sans aller jusqu’à écrire un « éloge de la banalité », on admettra que celle-ci nous entoure et nous environne, nous nourrit et peut aller jusqu’à nous plaire infiniment. Ainsi, depuis mon enfance, où j’admirais le laguiole de mon grand-père lozérien, rien ne m’a jamais aussi fort ravi le regard et le toucher que celui qu’enfin je fus en mesure d’acheter à la coutellerie Calmels, dans cette bourgade dédiée aux bovins aubracois. Mon laguiole, acheté à Laguiole, flatte mes doigts quand je le serre avec volupté dans ma poche droite, il réjouit mes yeux lorsque je tire sa lame ornée à sa charnière de la figure stylisée d’une abeille, puis lorsque je le referme d’un « clac » discret et un peu sourd.

A pied dans le Bois de Païolive avec Gil Jouanard. Jean-François Païolive.

Je tiens pour avéré que sa prestance vaut largement celle du fleuret d’un escrimeur. Et du reste ce serait une arme efficace, capable de percer à mort la poitrine d’Henri IV ou celle de César.

Bref, le banal, c’est la vie, telle qu’en elle-même elle n’a pas à se changer ni à jouer les figures d’exception.

On mange dans une banale assiette, au moyen d’une fourchette ordinaire ; on se couvre la gorge d’un cache-nez dépourvu d’originalité et l’on se chauffe les pieds avec de simples chaussettes qui nous sont plus utiles, en hiver, que ne le seraient des poulaines médiévales ou les souliers de vair de Cendrillon.

Et si j’écris ceci, c’est en recourant aux services d’un bien mode crayon feutre, qui fait aussi bien l’affaire que mon stylo Mont Blanc, et use des mêmes mots dont celui-ci ferait usage, si je le dégainais avec prestance.

Car les mots, voyez-vous, sont ce qu’il y a de plus banal. On s’en sert souvent pour ne pas dire grand-chose de bien original car c’est en fait du plus banal que nous tirons la substance de notre existence de Primate parvenu. N’oublions pas que l’Homo Sapiens finira de la même façon que son cousin germain Chimpanzé, ou même que le ver de terre amoureux d’une étoile.

∗∗∗∗∗∗

Dès

Dès l’origine, ce que nous appelons « la poésie » (mais qui ne fut pas toujours désigné sous ce terme, qui vient du verbe grec ancien « poegn », « faire », « fabriquer ») fut une façon d’user du langage pour invoquer les puissances supérieures, disons-les « divines ») ou pour célébrer les héros, les grands ancêtres  ou les puissants. Puis, au moyen-âge, sous l’impulsion des troubadours occitans et de leurs émules du nord de la France (trouvères), d’Allemagne (Minnesänger) et d’Italie (poètes du « dolce stil novo »), le lyrisme personnel s’imposa, en concurrence avec l’élégie, l’épopée, l’ode.

Elle vint émarger au territoire de l’idéologie au XIXe siècle, véhiculant idées et opinions, révoltes et revendications, remplaçant l’héroïsme et la liturgie par le combat socio-politique).

Il y eut donc, principalement, une poésie amoureuse et une poésie guerrière (Aragon par exemple s’illustra dans les deux genres).

De son côté, la civilisation chinoise, sous l’influence du tchan bouddhiste, s’attacha, dès le VIIIe de nos siècles, a faire du poème (ainsi que de la soie peinte) le moyen artistique de manifester le lien naturel qu’entretient l’être humain avec le « grand tout » universel, ou si l’on veut avec la nature.

Avec Jean Siméon Chardin, la peinture anticipa l’émergence d’un mouvement puissamment « réaliste » d’objectivation, authentique « parti pris des choses », qui enfin fit son apparition, au vingtième siècle, avec des poètes, par ailleurs  aussi différentes entre eux que Ponge et Reverdy, Follain et  Prévert,  Godeau et  Perec.

La vie quotidienne prit enfin place au rang des « allumeurs de poésie », au rebours du sentimentalisme, de l’effusion, de la proclamation, de l’injonction, de l’invocation.

Gil Jouanard, Celui qui dut courir après les mots, Phœbus.

Et c’est ainsi que, ce qui pourrait être qualifié d’ « éloge du banal » vint s’insérer dans ce tsunami sentimentalo-idéologique qu’avait été, par tradition, l’emphase poétique exclamatoire ou susurrante.

C’était une façon de remettre les pieds sur Terre, et sur la terre. Au beau milieu de la vie de tous les jours, c’est-à-dire parmi nous…

(Avignon, ce 26 février 2021)

Présentation de l’auteur




Apporte-moi tes chants, Ô mer… : notes sur l’oeuvre romanesque de Giuseppe Conte

De Giuseppe Conte, poète ligure né à Porto Maurizio en 1945, le lecteur français connait peut-être davantage les œuvres poétiques que les romans. C’est ainsi que depuis la découverte des recueils disponibles en langue française L’Océan et l’Enfant (1983) et l’anthologie Villa Hanbury & autres poèmes (2002) traduite par Jean-Baptiste Para, j’en suis arrivée à m’intéresser à l’univers romanesque de Giuseppe Conte avec la lecture du Troisième officier (2007) et de La femme adultère (2008). 

Il se pourrait que ces univers soient intimement liés. D’autant qu’au cours de ces années vient s’insérer la publication de Terres du Mythe (1994, « Arcane 17 »).

Le lecteur attentif retrouvera sans doute dans chacun de ces ouvrages ce qui fait la particularité de l’œuvre de Giuseppe Conte et l’originalité de l’univers dans lequel elle prend vie. Univers ancré dans la passion ternaire de la mer, des voyages et des mythes. Cette triple alliance a irrigué continûment lecture et écriture du poète. Ainsi découvre-t-on que les paysages d’Irlande ou d’Écosse ont donné au méditerranéen Giuseppe Conte la possibilité d’aborder aux mythes celtiques et scandinaves et de les accueillir au même titre et avec le même engouement que d’autres grands mythes issus de civilisations disparues. « Le mythe m’est de plus en plus clairement apparu comme étant une forme de connaissance », écrit le poète dans l’introduction de Terres du Mythe. Ainsi après Galway et les îles d’Aran en Irlande, suivent les Orcades d’Écosse et le mythe d’Odin, puis celui d’Aphrodite à Paphos. Viennent ensuite les mythes liés aux dieux de la Haute Égypte, ceux de l’Inde du Sud et enfin ceux des Indiens du Nouveau Mexique.

Voyager a toujours été pour moi l’expérience la plus forte et la plus stimulante, celle se rapprochant le plus du véritable sens de l’amour, symbolisant le mieux le processus mort-renaissance, celle la plus à même de m’entraîner aux frontières de l’invisible et du visible, du fini et de l’infini. Les plus grands livres à mes yeux ont été de véritables voyages… 

De sorte que les livres assument « une fonction irremplaçable ». Celle de « portes, de fenêtres ouvertes sur la connaissance, sur l’essence même de l’univers, mémoire historique, mémoire mythique, Puits de tous les courants, de toutes les mers, cavernes, forêts, herbe et mousse, Menhir, Obélisque et Gratte-ciel […] » Ce n’est pas un hasard si « "liber" est à l’origine "la pellicule entre le bois et l’écorce des arbres"…  (p.21)

Giuseppe Conte est donc aussi ce voyageur immobile que les livres accompagnent. Les siens, bien sûr et ceux des grands auteurs, ses maîtres. D.H. Lawrence, Henry Miller, Ernst Jünger… et les poètes. Le Montale di Ossi di seppia, mais aussi Yeats, Shelley, Blake, Whitman dont Giuseppe Conte a été le traducteur, et tant d’autres encore. Tous ont contribué à pousser le poète ligure vers l’exploration de rivages différents de ceux qui l’ont vu naître et vers lesquels, pourtant, sans cesse il revient. Porto Maurizio, l’éternelle Ithaque de Giuseppe Conte.

Ainsi peut-on lire dans une note du poète à l’édition de 2002 de L’Océan et l’Enfant (in Poesie 1983-2005, Oscar Mondadori, p.79), ces mots qui rendent compte du syncrétisme culturel et philosophique qui irrigue l’œuvre de Giuseppe Conte :

J’étais possédé par l’énergie implacable du chant, du recommencement, de la découverte, des symboles. Tout m’apparaissait comme la métaphore de quelque chose d’autre, à l’infini. Je découvrais que l’archétype éternel de la ville était pour moi Porto Maurizio, la petite cité ligure toute escarpée et hérissée de clochers, demeures et jardins parmi lesquels j’étais né et où j’avais grandi et je la retrouvais tandis que j’admirais les fortifications de Mycènes et de Tirynthe ou bien je m’extasiais de voir les surfaces miroitantes des gratte-ciels de Manhattan se dissoudre en fantasmagories de lumières, de fleurs, de feux sous la pression du couchant. 

À partir de 1980, création romanesque et création poétique vont de pair. Primavera incendiata, son premier roman, voit le jour chez Feltrinelli cette année-là. De 1983 date la publication de L’Océan et l’Enfant dont Italo Calvino souligne l’importance quant aux nouvelles voies poétiques que l’œuvre explore.

Comment situer sur une carte des antécédents et des tendances la présence de ce poète que l’on dirait orgueilleusement solitaire et hors du temps ? » Quant à Jean-Baptiste Para, grand admirateur de l’œuvre de Giuseppe Conte, il souligne dans son introduction à Villa Hanbury & autres poèmes que la poésie du poète ligure « accueille en elle des figures du mythe, comme si les puissances numineuses des Grecs, des Celtes ou des Aztèques étaient des feux que les siècles avaient mal éteints. 

Plongée dans la lecture de Terres du Mythe, je perçois comme une évidence la similitude qui existe entre la figure du poète et le saumon d’Irlande dont il découvre les rituels à Galway. Quel lien le saumon d’Irlande, « animal clé de la science sacrée de l’âme », peut-il avoir avec le poète ? Tout comme les saumons de Galway remontant le cours du fleuve Corrib jusqu’à sa source afin de renouer avec le principe de leur existence, le poète remonte le cours de la Voie de la connaissance ouverte par le mythe. Et d’aller ainsi à la rencontre du Chaos dans lequel s’origine le monde.

À la fascination éprouvée en Irlande (1981) devant « les murailles du château de Dun Aengus » vient s’ajouter la fascination exercée sur le poète par les alignements de Carnac. Laquelle ranime et augmente les souvenirs des îles d’Aran. C’est peut-être son long séjour en Bretagne – de 1987 à 1989, Giuseppe Conte vit et travaille à Saint-Nazaire à la Maison des Écrivains – qui inspirera au poète quelques années plus tard, l’écriture du roman Le Troisième Officier (2002). Roman qui se déroule dans un premier temps sur un voilier.

Ma lecture dans Terres du Mythe du chapitre premier consacré à l’Irlande, me le confirme. Lors d’une randonnée dans le Morbihan (« petite mer » en breton), Giuseppe Conte découvre les sites mégalithiques de Le Ménec et de Kermario, qui font partie des fameux alignements de Carnac.

 Onze rangées de pierres alignées à perte de vue sur un terrain parfaitement plat qu’on dirait labouré par des dents de dragon, selon une absurde et précise géométrie » … « Le secret de cette forêt géométrique a sûrement un rapport avec le soleil. Chaque alignement délimitait peut-être le tracé de pistes magiques qui le guidait peut-être dans sa course, pour que du lever au coucher, il ne s’égare pas. 

L’écrivain se souviendra sans doute de ce moment lorsqu’il rédigera le chapitre premier du Troisième Officier. Voici ce que dit le narrateur, Yann Kerguennec, quelques heures avent d’embarquer sur le Sainte-Anne.

J’étais parti de mon village proche de Carnac, bien décidé à trouver du travail en ville, avec un balluchon que je portais sur l’épaule– je ne me rappelle pas ce qu’il y avait dedans, c’était ma mère qui l’avait préparé. Je me promenais sans but, en attendant, et la ville me paraissait beaucoup plus grande que je ne l’avais imaginée ; la cathédrale était très haute, bien autre chose que les pierres alignées de Carnac, celles qui deviennent petit à petit plus hautes et plus grosses, et qui m’avaient déjà donné l’impression de se tendre vers le ciel avec la prétention, peut-être, de le rejoindre et d’aller toucher le soleil. 

Roman d’aventures maritimes et roman de formation, Le Troisième Officier est aussi un roman d’idées qui se déroule sur fond de vérité historique. Quelle que soit la forme que prend la narration et où que se déroule l’action, sur mer et sur terre, l’idée majeure qui relie les trois parties du récit est celle de la liberté. Lutter contre les injustices, lutter contre l’esclavage, lutter pour que puisse advenir la liberté, telle est la quête poursuivie par Giuseppe Conte dans ce roman qui oppose en combat permanent le Bien et le Mal.

Rien de tel en effet que le huis clos d’un voilier pour voir se profiler le spectre des mutineries ; rien de tel pour des naufragés que la découverte d’une bande de terre pour inventer une utopie dont les contours s’effondreront sous les coups de butoir de la réalité.

Giuseppe Conte remet la narration de son récit entre les mains de Yann Kerguennec. Un demi-siècle s’est écoulé, qui sépare le petit paysan breton – qui embarque à Nantes à bord du Sainte-Anne à la veille de la Révolution, un 3 mai 1789 – du maître-charpentier adulte qui entreprend son récit dans une France sur le point de se soulever :

aujourd’hui 24 février 1848, où j’entends hurler et tirer dans les rues, et Dieu sait ce qui peut arriver… Elle renaît, la liberté et jamais aucun aspirant tyran ne réussira à l’ensevelir

Le roman est une longue rétrospective narrative. Il s’ouvre sur un prologue en italiques. Yann Kerguennec brosse à grands traits l’aventure qu’il lui a été donné de vivre au cours de sa vie. Il conclut cet incipit par ces mots : « Je ne suis pas le personnage central de cette histoire. Ce n’est pas mon histoire que je veux vous raconter. »

« La République Libre d’Aldébaran » tombe dans l’anarchie avant d’être anéantie dans le sang.

S’il est vrai que le mot de liberté est dans toutes les bouches, il est parfois bon de « signaler que la nature humaine, par sottise et cruauté, peut transformer la liberté en crime et en infamie. »

Libertaire et utopiste dans ses romans, Giuseppe Conte peut être défini en poésie comme un antimoderne. La raison de pareil positionnement se trouve explicitée dans Manuele di poesia (1995). Car pour le poète ligure, « la disparition de la poésie des sociétés occidentales ne témoigne pas tant d’une crise de la poésie que d’une pathologie de ces sociétés mêmes. »

Viscéralement attaché à la pensée mythique, Giuseppe Conte n’a d’autre conception poétique que de commercer avec les Muses. Elles lui inspirent une poésie éminemment lyrique. En témoignent ces quelques vers, choisis dans le dernier quatrain du poème « Fidélité à la mer » :

 Apporte-moi les chants, ô mer, fais que je

Trouve tes daims, tes pommes d’argent

Les touffes de bruyère sous le vent

L’abri de lune de ton dieu, Manannan

Mac Lir. 

In L’Océan et l’Enfant, Traduction de Jean-Baptiste Para, Arcane 17, 1989, p.153

Présentation de l’auteur




Quelques utopies multilingues dans la poésie actuelle de notre planète

1 Echanges humains et poètes voyageuses

Sur un plan humain les grandes migrations de populations traversant les frontières, les avions low-cost, les échanges universitaires, les festivals internationaux, entrainent un brassage de personnes et de langages, où chacun est souvent obligé de traduire dans une autre langue ou de parler un anglais simplifié. La pandémie de 2020 l’a ralenti dramatiquement mais pas durablement, me semble-t-il. Dans son essai “In the beginning was translation” (2008) le poète finlandais Leevi Lehto décrit le monde dans son aspect langagier comme étant “de plus en plus caractérisé par une babélisation positive et, dans son élément le plus dynamique, par une cacophonie sonore croissante”. Ainsi l’artiste-poète Frédéric Dumond crée dans son projet Erre (où l’on entend errer et Terre) un patchwork bigarré de poèmes qu’il écrit dans des dizaines de langues peu connues qu’il approche par des manuels sur papier et fixe par des rencontres avec des linguistes et des locuteurs.

Citons une voyageuse, la poète Cia Rinne, née en Suède et habitant la ville multiculturelle de Berlin. Elle a décidé d’employer 3 langues qui lui semblent “abstraites” (anglais, français, allemand), ni reliées à un endroit particulier, ni adaptées aux pays qu’elle visite, mais possiblement comprises. Des mots à l’écriture ici similaire, qui existent en anglais aussi bien qu’en français, peuvent être tantôt confondus, en “faux amis”, tantôt discernés par leur prononciations respectives, ce qui donne un aspect instable ou vibratoire quand on lit les poèmes de Cia Rinne, qui sont comme mis en mouvement par les glissements infimes de quelques lettres d’une langue vers l’autre. Employer plusieurs langues lui permet de “se sentir plus humaine”, dit-elle.

 

Cia Rinne, Festival de Poesía y Música PM III 4 de septiembre de 2018. Espacio Estravagario, Fundación Neruda, Santiago de Chile.

Une autre poète, Heike Fiedler, dont le pays la Suisse est officiellement quadrilingue, projette dans ses lectures-performances des mots de toutes langues qui se superposent sur un écran, et sa voix parfois traitée électroniquement, passe d’une langue à l’autre par des répétitions vocales qui tournent au mantra hypnotique : le mot “imagine” en anglais ou français, réitéré de plus en plus vite sur une longue durée, devient le mot “Maschine” en allemand. Alors qu’autrefois les poètes monolingues restaient dans leur pays, ou s’ils étaient invités à l’étranger, étaient traduits seulement dans la langue d’accueil, maintenant certaines poètes planétaires comme Heike Fiedler, arrivent à adapter elles-mêmes volontairement des parties de leurs poèmes dans de nombreuses langues pour voyager dans le monde. 

L’artiste du langage franco-norvégienne Caroline Bergvall, qui habite en Angleterre, creuse son anglais vers ses strates moyen-âgeuses jusqu’au substrat de vieil anglo-saxon et aux apports des Vikings : les mots anglais actuels sont modifiés par des préfixes et suffixes germaniques (ge-…), ainsi que par des lettres ou runes archaïques qui n’existent plus. Son oeuvre Drift, évoquant les dangers d’une mer hostile et la peur de l’étranger, plaide pour une similitude entre les navigateurs nordiques qui ont aidé à fonder l’Angleterre et les migrants contemporains à la dérive (“drift”) sur de précaires bateaux qui cherchent aussi une patrie. La performance est un autre aspect du projet : dans le clair-obscur de centaines de mots dont les masses mouvantes forment des pays sur cartes maritimes, la voix rythmée en plainte digne de la poète comme une barde postmoderne, récite des chants morcelés avec des prononciations antagonistes d’anglais, français, norvégien, anglo-saxon, aus sonorités granuleuses parfois hermétiques.

2 Internet multilingue et poèmes assistés par électronique

Sur un plan électronique nous pouvons entrer dans le flux interconnecté planétairement de l’internet multilingue. Des dizaines de langues s’offrent facilement dans le programme de traduction superficielle google translate, ainsi que dans les clics sur la liste des idiomes à gauche de l’écran de l’encyclopédie populaire wikipedia. Etant donné qu’il y aura toujours quelques poètes hypersensibles aux évolutions du langage, actuellement dans son aspect de transit humain ou planétaire-électronique, certains comme K. Silem Mohammad du mouvement flarf parti des Etats-Unis utilisent l’internet pour trier des textes à partir de mots-clés et composer leurs phrases.

Dans un registre moins mécanique, j’évoquerai la collaboration du poète chinois Yu Jian avec le poète états-unien Ron Padgett. Ils lient amitié pendant un festival international puis retournent dans leurs pays respectifs où ils communiquent par e-mail. Comme Yu Jian ne parle pas anglais et que Ron Padgett ne parle pas chinois, leur correspondance passe au travers d’un programme de traduction chinois inadapté qui traduit les expressions idiomatiques cmme si c’étaient des termes concrets représentant une réalité. Tous deux décident alors d’écrire des poèmes à quatre mains en utilisant le e-mail et la machine de traduction fautive, puis en les retravaillant : les fins petits poèmes résultants, écrits en anglais seul, sont intimes et surréalistes, très différents des textes ”monstrueux” cités auparavant.. 

 

 

3 Kaléidoscoper la méga-cité multi-ethnique : La Tasha N. Nevada Diggs

Dans ses “kantan chamorritos” la poète afro-américaine LaTasha N. Nevada Diggs fait revivre une vieille forme de débat improvisé dans la langue presque disparue des îles Marianne, puis elle y ajoute espagnol, anglais et cherokee, mettant au même niveau langues minoritaires ou dominantes. Le mélange de Diggs emploie plusieurs stratégies : alternance codique compétente, interférences linguistiques nonchalantes, prononciation créolisée, traduction approximative. Ceci reflète pour elle la réalité quotidienne de la culture multi-ethnique de sa ville de New York. Dans une polyphonie des parlers de rue, Diggs revalorise des pans incongrus de la culture populaire ou des rituels de subcultures souvent dénigrés. Un but de cette poésie n’est pas d’en afficher le potentiel de provocation mais d’en analyser, superposer et complexifier les aspects linguistiques pour atteindre un tressage artificiel et chatoyant de langage, tout en conservant leurs frictions psychosociales et leur défiance identitaire contre une norme dominante. Par exemple le cycle sur Mista Popo et Jynx anime une drague ritualisée entre deux personnages de manga dont le visage ressemble à une caricature « blackface » raciste : Popo voit sa couleur de peau changée du noir au violet après des protestations réelles contre son dessinateur, tandis que Jynx est transformée par Diggs en une des jeunes filles de la sous-culture « ganguro » de Tokyo qui assombrissent exagérément leur teint pour montrer leur rébellion.

Ainsi le stéréotype du « blackface » acquiert des évolutions inattendues, absurdes, ou contradictoires selon la perspective. C’est ce que l’on comprend en complétant la lecture par le glossaire établi par Diggs à la fin de son livre, car souvent la surface opaque de multilinguisme et les duels en argot hermétique (typiques dans les concours de rap) ne permettent pas de saisir clairement les détails des situations. On assiste plutôt à un remix de langues énergisé et rythmé où des voix triviales deviennent fantasmagoriques, en particulier dans les poèmes doublés d’une minuscule traduction que Diggs déclare « fantôme » et qui peuvent mêler 3 ou 4 langues dans une seule phrase.

 

In Visible Architectures, LaTasha N. Nevada Diggs, Three Evenings of Performative Poetry Readings, Artists Space.

4 Compacter le véhiculaire, diffuser l’asémique : Marco Giovenale

Le poète Marco Giovenale sépare clairement deux langues d’écriture : italien ou anglais, et il ne les mélange pas dans ses livres, refusant un multilinguisme facile. Quand Giovenale écrit directement en anglais, c’est en locuteur non-natif de cette langue, concrétisant la situation des voyageurs obligés d’utiliser un anglais planétaire. Cet anglais est né de l’inter-connexion hypercontemporaine, donc pas un anglais vernaculaire, mais un anglais artificiel de la lingua franca du web, recomposé ici à partir de cut-ups signifiants, augmenté de jeux de mots ressemblant à des lapsus robotisés. Les phrases sont en plus glitchées, selon l’esthétique des vidéastes qui programment des erreurs de machines pour déformer leurs images. Un poète hyper-contemporain travaille consciemment avec l’état de la langue de son époque, et une partie importante du materiau langage est aujourd’hui sur internet. Donc le poète peut travailler avec ces blocs de prose formatés dans des blogs de jeux vidéos, des sites commerciaux publicitaires, ou formulaires à slogans qui défilent vertigineusement à l’infini ; il faut s’en protéger ou trouver une solution pour les réutiliser : ceci est une stratégie de recyclage subversif avec un esprit destructeur-reconstructeur néodadaïste, en détournant cet anglais de novlangue qui limite la pensée. Marco Giovenale le métamorphose en évocations absurdes hilarantes ou rageuses de dystopies urbaines futuristes ironiques basées sur un langage de mondialisation ambivalent.

Une deuxième facette de Giovenale, intégrant la composante multilingue en l’aplatissant ou en l’esquivant, est l’„écriture asémique ». 

Ici il rejoint un mouvement avant-gardiste actuel actif dans divers pays par des sites internet, et qui a développé d’hermétiques images d’écriture manuscrite indéchiffrable, poèmes visuels qui refusent la communication et produisent des idéogrammes perturbateurs, secrets ou résistants en réponse à un monde machinique ultra-connecté, avec un désir de partager ces poèmes griffonnés qui sont distribués gratuitement par courriel, mail-art ou photocopie souvent sans nom d’auteur, appartenant à tout le monde, à qui veut les regarder, compléter ou jeter, avec leur esthétique fragile, leur irréductibilité simple. La poésie asémique de Giovenale semble un rêve de langage, qui dans un monde multilingue à la mondialisation capitaliste agressive, répond par des mouvements d’une main humaine simple et anonyme qui trace ses graffiti résistants dans une écriture illisible à la fois mélancolique et combattive.

Marco Giovenale a Polisemie, Festival di posesia iper-comtemporanea, Università di Roma Sapienza 24 maggio 2019.

5 Construction de procédés dans le besoin de parler une autre langue

Dans mon livre Triling des tryptiques en trois langues poétisent la situation d’un exilé obligé de s’auto-traduire dans une métropole internationale. Il écrit un poème francais qu’il traduit faussement en anglais puis retraduit l’anglais vers l’allemand et enfin déforme le français du début par les sens nouveaux apparus dans l’allemand. Alors le texte original disparaît et il reste un va-et-vient de motifs connectés entre les trois parties monolingues du poème-tryptique trilingue. Sans la construction de ces contraintes l’auteur n’aurait pas pu écrire directement en allemand. Une machinerie textuelle esthétique facilite l’écriture dans une deuxième langue. Ceci peut être réalisé grâce à des logiciels de traduction mais l’auteur préfère ici laisser jouer ses connaissances réelles, bien qu’imparfaites, pour mieux sentir dans le cerveau la lente métamorphose des langues.

Dans un autre livre, Rêve:Mèng en chinois et francais,  le point de départ est le regret de n’avoir pu terminer son étude de la langue chinoise, et l’écriture de ces poèmes construit une machinerie pour essayer de retenir les mots chinois appris qui étaient en train de s’évanouir de la mémoire. Des mots chinois monosyllabiques, connus de l’auteur, sont assemblés dans des structures carrées de 5 lignes de 5 mots : d’abord en idéogrammes, puis en phonétique, puis ils sont traduits par des mots francais monosyllabiques, qui reçoivent les 4 tons phonétiques du chinois, déformant leur prononciation, et offrant un carré de mots flottants, polysémiques, car sans relations claires de syntaxe, comme dans l’antique poésie des Tang. Ensuite selon une ancienne méthode chinoise de poésie visuelle, qui permet de lire un poème carré horizontalement, verticalement ou en oblique, l’auteur transpose chaque chemin de lecture en un nouveau petit poème francais syntaxique, dont l’ambiance onirique est cette fois un hommage aux poètes “Obscurs” (menglongshi) contemporains de la révolte de Tian An Men.

6 Nostalgie rétrofuturiste pour la langue babélienne : Dagmara Kraus

Dagmara Kraus est une poète allemande née en Pologne et habitant en France. Une de ses techniques est d’employer des mots français transcrits pour des Allemands ou pour des Polonais, avant la normalisation de l’Alphabet Phonétique International, et dont le sens se clarifie seulement à la lecture à haute voix. Ainsi le poème « en faussais » peut être lu par un Polonais mais pas compris dans sa signification, et il pourrait être déchiffré à l’oreille par une Française mais elle ne pourra pas le lire.

Cet entre-deux-langues interagissant se retrouve aussi dans son Wehbuch où un poème offre une longue liste des plaintes de pleureuses professionnelles antiques, tirée d’authentiques onomatopées grecques anciennes, mais qui exprime en filigrane des mots de deuil moderne, possiblement d’une personne décédée qu’a connue l’auteure. Ceci transforme ce poème en élégie moderne expérimentale à base d’éléments de langage ancien réel, proches d’un état de ce qu’on imagine d’une langue originelle onomatopéique.

Finalement, dans son livre kleine grammaturgie, Dagmara Kraus écrit et s’autotraduit en reprenant plusieurs « langues construites » existantes, langues artificielles humaines qui comme l’espéranto désiraient favoriser la communication internationale en simplifiant la grammaire et empruntant des morphologies à plusieurs idiomes du monde. Celle qu’elle a le plus utilisée est le bolak ou « langue bleue », inventée et parlée seulement par le commerçant parisien Léon Bollack en 1899, qui doit être écrite dans une typographie de couleur bleue. Notons qu’elle détourne ces langues censées être pragmatiques vers un but poétique imprévu, et que l’argument d’une langue universelle ne tient plus puisque l’anglais simplifié a ce rôle.

Il semble s’agir ici d’une nostalgie pour une langue babélienne subliminale qui intègrerait des aspects de toutes les langues humaines, mais qui me paraît aussi aiguisée par notre multilinguisme mondial actuel, que certains poètes arpégeront, tout comme d’autres moduleront avec art leur langue maternelle, continuant au-delà de toute catastrophe l’art du langage humain de poésie.

Dagmara Kraus, Lyrik als eigenständige Kunstform! "Rede zu den roten Göttern".

Image de une : Anthropos, Jean-René Lassalle.




Comment vivre en poète, lettre à Éric Poindron

En manière d'introduction, cette lettre-mail qui explique la genèse du dialogue entre Éric Poindron et l'auteur.

 

Louvigné-du-Désert le 24 novembre 2020

Bonjour Maryline,

En accord avec mon ami Eric, je te joins ce texte : Dialogue avec Eric Poindron (ou Lettre à Eric Poindron, tu jugeras, à l'occasion, du meilleur titre à lui donner). J'espère qu'il te plaira.
Il s'agit d'un jeu de questions/réponses entre l'auteur et moi. Au crayon à papier, comme c'est mon habitude, j'ai directement écrit sur le livre que je lisais. Il s'agissait de son ouvrage (inclassable mais poétique sûrement) Comment vivre en poète paru en février 2019 au Castor Astral.
A la réécriture, je me suis astreint, pour un maximum de sincérité, à reprendre le plus possible le premier jet très impulsif. On y trouve donc nombre d'imperfections, mais je l'assume, et pour Eric Poindron, et pour toi, et pour la nécessité du ressenti, si j'ose dire.
Techniquement, le livre de Poindron est tout fait de citations d'auteurs entre guillemets, de réflexions en police grasse, ou majuscule, ou plus habituelle Times New ROMAN… J'ai ajouté une note de départ expliquant tout cela. Pas facile à suivre peut-être. J'espère que le lecteur s'y retrouvera.
J'ajouterai qu'il n'y avait aucun projet de publication dans l'écriture de cet échange. Juste l'envie d'un partage avec le poète.
Par la suite, l'ayant joint au téléphone, nous avons ensemble évoqué cette éventualité de publier dans ta revue en ligne.
Tu en jugeras.
Dans l'amitié des mots.

Serge Prioul

Vaucluse 18 octobre 2019 - Louvigné-du-Désert 1 janvier 2020

Salut Eric,

Je te connais peu ; j'ai seulement remarqué un type pas comme les autres - poètes - la sincérité de ta présence quelquefois sur Facebook, et ça me faisait du bien.

Alors quand j'ai trouvé ce livre dans le rayon poésie - encore trop modeste à mon goût ! - de la librairie Le Bleuet à Banon, je l'ai acheté sans hésiter (Du coup, double effet du plaisir, j'en ai même déposé deux des miens !).

Comme la poésie, ce livre convie des poètes à prendre place en ces pages, écris-tu.

L'invitation était trop belle : le crayon à papier, léger ; du genre à effleurer sans effeuiller, sans affirmer surtout. Je t'ai photocopié deux pages de mes notes directement sur ton texte, juste pour montrer l'effleurage - et c'est illisible ! Alors, il m'a fallu tous ces mois pour reprendre mes petites réflexions (pardonne-moi d'avoir été si long - je suis très mauvais écrivain !)

Non pas que je ne croie pas en la valeur de mon texte, de ma critique, mais souvent j'écris péniblement, et j'avais l'impression de ne rien dire d'intérêt, de m'être attelé à trop gros, de m'être attaqué à… le siège m'épuisait.
Pourtant je n'ai quasiment pas changé les mots couchés lors de cette lecture d'octobre. Et je te les restitue tels quels.

Je le répète, ce n'est guère une critique, plutôt un dialogue avec un ami poète dont j'aime lire les textes. Sans doute un peu ce que tu espérais en écrivant.

Eric Poindron, Commet vivre en poète, préface de Chalélie Couture, Le Castor Astral, 2019, 137 pages, 15 €.

Voilà donc ce regard sur… du "lecteur moyen" que je suis qui n'apporte pas de réponses aux questions ; l'impression plutôt d'y accoler une nouvelle question, siamoise !
Et des réponses à double sens (tu l'auras compris) comme doit être la poésie, comme j'essaie en tout cas de l'écrire. A quoi bon écrire un vers s'il n'a qu'un seul sens de lecture ? Travail de poète, donc ! - tu vois j'avance comme en mathématique : argumentant la démonstration. Et pour moi-même.
Comme la poésie, ce livre convie des poètes à prendre place en ces pages, tu l'écris donc à la page 34. Je n'avais pas attendu d'être arrivé là pour griffonner régulièrement mes notes à la suite des passages qui me parlaient. Parfois ils laissaient un blanc sur la page, comme pour proposer une suite, parfois il fallait se contenter d'un bout de marge et d'un commentaire laconique, et c'est bien ainsi !
A 17 ans, fauché comme un fils d'ouvrier, j'ai volé à un libraire le Baudelaire de la Pléiade. Comme sur ton livre, j'ai écrit contre chaque poème. Ce que je comprenais, ce que je ne comprenais pas aussi, et c'est régal à relire ces notes intimes du garçon qui découvre ! Le Baudelaire m'accompagne toujours, il est là près de moi, sur le siège du camping-car. Le tien le rejoindra sûrement. Belle compagnie !
Et tout cela restera entre nous. En noir et blanc. Comme les photos de mes amis du Trás-os-Montes. Existe-t-il ce « lecteur moyen » ? Lire et en parler me semble toujours assez exceptionnel. On ne te parlera pas de ton livre m’avait dit Sylvie Durbec, lorsqu’elle m’avait mis le pied à l’étrier de l’édition.
Bonne lecture, donc ! Essaie de m'y comprendre… Si tant est que…  J'ai moins écrit dans la dernière partie ; il ne faut pas abuser ! Et j'y reviendrai souvent : quel outil pour mes ateliers d'écriture ! Toujours, cette envie de jouer avec toi, au jeu de l'écriture - et rien là de plus sérieux.
L'amitié comme en plus.

Comment vivre en poète

 Eric Poindron1

 

" On sent bien qu'il existe une obscurité inhérente à la poésie, mais on imagine un peu vite que le poète doit la rechercher alors qu'il doit la dissiper. "

 Roger Caillois

  Vivre en poète, c'est se sentir comme un électron libre propulsé en dehors des limites de son chant d'attraction. A la fois joyeux et désespéré, à la fois isolé et confondu à l'Univers… (page 13)

Vivre en poète, c'est profiter d'une page blanche - ou presque - dans un livre intitulé "Comment vivre en poète" et avoir envie d'y mettre ses propres mots. A peine, comme cela, au crayon à papier qui glisse aussi simplement qu'on l'efface.

 

Celle que j'aime dort encore
je suis sur la terrasse dans le calme des coqs
je bois du thé noir
… (page 15)

Dire qu'il est cinq heures dans un pays qui fait monter les marches* aux coqs qui se la ramènent un peu trop tôt. Que celle que j'aime dort aussi et que j'ai près de moi mon vieux Baudelaire dans la Pléiade, épais volume volé à un libraire ce qui lui gâcha la journée, mais pas la vie, la mienne.

*Expression populaire d'autrefois pour dire : envoyer quelqu'un au tribunal.

 

Le poète vit à Paris, qui est une ville de poètes, mais pas seulement. Il peut aussi vivre en province puisqu'il est possible de vivre en poète partout.

Le poète peut exercer un métier qui ne compte pas. Ou jouer aux échecs. Ou ramasser des champignons.
… (page 17)

Mon fils enseigne les échecs, fait du vélo, ramasse des champignons. Les fait sécher. Comme nous les mots, tout seuls. Samedi, j'irai avec lui en forêt de Rennes. A Rennes, la Maison de la Poésie est le long du canal. On dit toujours que c'est un coin de campagne dans la ville. 

Quelquefois le poète lit les livres qu'il achète mais ce n'est pas une obligation. Quelquefois le poète lit deux pages puis se met à écrire… (page 18)

Ce genre de page où on nous a laissé bien peu de place pour les notes - et à gauche, où c'est pas facile. Mais on se dit qu'on va le racheter ce livre, pour l'offrir. A une amie poète ; parce qu'on a une amie poète, et qu'on lui offre souvent des mots.


Je crois aux poètes du Grand Dehors et du Grand Vide. Quand le vent souffle large. Le Souffle et l'écho du souffle…

L'assassinat de la poésie est commis sans conscience, mais en toute conscience, par les tristes crapules qui la décortiquent à la vilaine manière d'une autopsie. (Page 20)

Est-ce la page pour dire que je taille la pierre et qu'il en sort souvent un poème ? Même quand je me tape sur les doigts - mais ce n'est pas souvent.

Celui qui vit en poète, c'est celui qui fait, qui dit, qui lit, qui luit. Qui pille, puis éparpille. (page 23)

Et puis, de ci, de là, quelques petites traces dans la marge. Touches à tout. 

 Vivre en poète, c'est peut-être / être toujours quelque part au milieu de nulle part égaré au cœur des chahuts et des chaos ; être seulement ici ou là, là où je ne m'attends jamais. … (page 25)

Je marque cette page avec un marque-pages de la librairie Le Bleuet à Banon. J'ai croisé cette route, ce village de Provence dont je ne savais rien, surtout pas qu'y vivaient, que s'y débattaient tous ces poètes dans cette "plus grande librairie de France", m'a-t-on dit. Alors moi, comme cela, j'ai déposé deux volumes, d'un de mes deux livres, comme cela… 

Comment vivre en poète, c'est peut-être / cette réponse de Jean-Claude Pirotte : "Lorsque les gens me demandent si je suis écrivain, je fais le mort."

Quant à l'édition d'un texte, ça vaut à peine un paraphe. Là n'est pas l'enjeu. Une fois la première phrase passée, il n'y a plus de morale. (page 26)

"Ecris, écris" dit Jacques Josse "le reste… !" Et il regarde le ciel, comme il regarde la mer.

(page 27) La page d'avant ou celle d'avant, je lis les mots de Reverdy, sur la neige bleue du toit fendu. De mon camping-car où je vis en poète, il n'y a pas de toit fendu, et c'est heureux. Juste des rideaux-volets qui ferment presque bien par où un matin de grand soleil, dans la boîte presque noire, je voyais les gens du dehors marcher sur la tête.
Alors parfois, je les ouvres en grand, ces volets, sur la Lune.

L'écritoire est un vaste pays en silence.
Qu'ai-je fait de l'hiver ? (page 29)

Tu verrais la taille de ma table d'écriture. Entre le bol, le lait, le miel, le testeur de diabète, la page blanche - ou pas.
Tu chercherais la place de ton livre - ou pas.

On n'écrit pas de la poésie parce qu'on ne peut pas faire autrement, mais parce qu'on ne sait pas faire autrement.

Ecrire sur une pierre trouvée, c'est lui offrir des yeux et le don du regard.
On a vu des poètes écrire sur des galets, et les pierres se mettre à sourire. (page 30)

Si c'est de la poésie, c'est pour tout le monde ; et si ce n'est pas pour tout le monde, alors ce n'est pas de la poésie. (page 31)

Pour la pierre, si tu savais… !
Mais tu sais. Sur le chantier, Thierry Metz. Tu sais !  

Tu vois, ami,
Apprendre à lire un paysage ne détruit absolument pas le paysage. Il faut apprendre à regarder pour rien ; et regarder le paysage comme une succession de strates ne tue pas la poésie.


Tu vois, ami,
Si on écrit quelque chose, il faut raconter les à-côtés.
On ne gagne pas ses galons parce qu'on découvre quelque chose de sensationnel. Tout est déjà écrit : il faut seulement trouver une petite place. (page 32)

Ami, cette envie de te répondre. Bon, c'est déjà fait. Et puis, j'aime pas écrire sur la page de gauche. Je sais, tu me feras sur la page de droite, une petite place plus confortable. 

Comme la poésie, ce livre convie des poètes à prendre place en ces pages.
Ce livre pose des questions mais n'apporte pas de réponses.

Souvenez-vous aussi qu'il n'existe ni bonnes ni mauvaises réponses, et qu'à la question posée "pourquoi écrivez-vous ?", la réponse la plus brève du poète Saint John Perse sera toujours celle de l'essence : " Pour mieux vivre." (page 34) 

Je t'envoie, Eric, "Le questionnaire Vagamundo" de mon premier livre - enfin, l'avant-dernier !  

Le questionnaire Vagamundo

Depuis quand écrivez-vous ?
Depuis que le vin ne m’écrit plus.

Quand écrivez-vous ?
Le matin quand un grand cœur bat dans l’aube et le silence.

Ecrivez-vous ?
Comme je caresse les pierres,
De ma grosse main de tailleur de pierre.

Vous ?
Même pluriel, n’est pas une fin
Puisqu’il reste ils
Et surtout elles

?
J’ai toujours aimé poser la question : Quoi ?

 

***************

Ensuite, ici et là dans :

QUESTIONS SANS REPONSES
SENTIER D'ECRITURE 

Des pages à noter où rien n'est noté.
Trop de place, peut-être.

 

En si peu de mots, quel poème
allez-vous écrire dans les rares blancs d'un ticket
de métro, d'un titre de transport - amoureux ? -
et à qui ? (page 51)

J'ai souvent écrit sur les tickets de bar (il n'y a pas de métro à Fougères)
Mon éditeur a tout refusé, ce devait être très mauvais
Il y avait encore trop de place.

  Comme ce poète Celan qui cherchait un "Tu à qui parler", j'ai un "je" qui traîne ;

 ai-je le droit de dire je
dans une histoire de poèmes ?
(page 53)

Je. Tu. Qu'importe ! Parfois je te dis-tu. A d'autres c'est à moi, ce tu.

 

pourquoi celui qui n'écrit pas peut-il vivre en poète ?
(page 62)

Je voyage en camping-car ; je dois faire de la poésie avec des chevaux fiscaux.

 

" Quelle humanité dans l'œuvre qui n'aura pas collaboré avec le hasard. "
(page 62)

Voilà le genre de phrase hasardeuse née des rencontres avec la page de droite.

 

Alors, quel poisson êtes-vous ?
(page 63)

Un chevesne, qu'en pays Gallo, on appelle un dard, du fait de ses nombreuses arêtes sans doute.

 

 Pour Marie-Claire Bancquart, le poème est "comme une série de "désobéissances" à la langue commune."

Quelles sont vos désobéissances ?
(page 68)

Je m'en fais des obligations mais ne sais pas si j'en ferai fortune.

 

" Lucarne. Par cette lucarne - la seule dans la ville - on assiste aux travaux secrets de la nuit."

André Hardellet
(page 69)

Comme je n'aime guère le bleu, si fatigué, si usité, j'allume une chandelle jaune pour voir la nuit.

 

Qui est ce lecteur, cet ami inconnu, à venir ?
(page 69)

Il faudrait trois points d'interrogation à cette phrase.


en typographie étourdie - ou fantôme -,
un "blanc" mal placé, comme un ange qui passerait,
est peut-être une " coquille vide " ?
(page 73)

 

Ici, pas de note ; juste un trait en marge pour dire aimer (il y en a beaucoup tout au long de ton livre, ami). Mes traits souvent sont circulaires, comme en mathématiques, les vecteurs d'un cercle.

 

FAUT-IL entretenir des correspondances
avec d'autres poètes,
ET POURQUOI faudrait-il
établir des correspondances entre poètes ?
(page 77)

La page m'a-t-elle laissé la place pour répondre ?
Devait arriver cette question.
Et avec elle, celle que je me pose : dois-je t'écrire ? T'envoyer mes notes ?
Mes questions ? Mes non-réponses ? A quoi bon ?
Et puis, je me dis qu'il faut vivre en poète. Dangereusement !

 

Quel télégramme écririez-vous à un poète admiré ?
(page 78)

Ça ne doit pas être facile (!) (?) / Stop

Quel télégramme écririez-vous à l'être aimé ?
(page 78)

Ça n'a pas été facile (!) (?)/ Stop

 

… Et puis le soir descend, il fait rouge et jaune, le jaune de la nuit…
(page 79)

Je souligne ta "nuit jaune"
Enfin jaune !
T'en a pas marre, toi, de tout ce bleu dans les poèmes ? A croire qu'il n'y a qu'une couleur !
La nuit surtout !

  

On peut être écrivain à temps partiel et poète à plein temps. Même celui qui n'écrit pas. Quant à l'édition d'un texte, ça vaut à peine un paraphe.
(page 81)

Oh, comme c'est mon cas ! A part, peut-être pour la dernière proposition : le plaisir de voir mes textes publiés ! Je ne "cracherai pas dans" le livre/soupe.

 

J'ai enlevé le masque et me suis vu dans le miroir…
J'étais l'enfant d'il y a tant d'années…
Je n'avais pas du tout changé…

                                                           Fernando Pessoa   
                                                                                   (page 82)

 

Récemment, j'ai rêvé que j'étais le fils de Jacques Chirac (il venait de décéder).
Prévenez-moi quand mourra Pessoa.

 

Je déplace des cailloux, je les glisse dans mes poches puis les abandonne, plus loin,
ailleurs sur le chemin, comme un autre rien. Ce n'est pas un dérangement, mais une
manière délicate de désordonner les géographies.
                                                          (page 83)


C'est curieux : je maçonne avec des pierres partout récupérées. Des moellons de granites de couleurs, des marbres ramassés ici ou là, des schistes, des basaltes… Ainsi je voyage en bâtissant et en perdant les géologues.

 

… Ne pas comprendre c'est aussi la poésie.
(page 83)

 Avec force conviction (ce qui m'est inhabituel), j'ai rayé ton mot "aussi", l'ai remplacé par "d'abord" !

 

Racontez-moi où et quand vous avez planté votre dernier arbre.
(page 83)

J'espère bien qu'il en parlera lui-même !

  

Que faites-vous pour promouvoir
votre maison d'édition et la poésie ?
(page 84)

J'écris aux poètes pour dire que je les aime.

  

Il est des combats qu'il ne faudrait jamais
perdre : celui en faveur du point-virgule en
est un. Ambigu pour certains ; archaïque
pour d'autres, le point-virgule est pourtant
un ami précieux
(page 92)

Le point-virgule, indispensable ; même à celui qui écrit sans ponctuation.
La poésie a besoin d'invisibles.

  

Pourquoi la poésie ne peut-elle être
qu'une aventure collective ?
(page 102)

Parce qu'on nait jamais seul à écrire
(cela a sûrement déjà été dit !)

 

Quels sont les différents supports sur lequel
il est possible de laisser des traces poétiques ?
(page 102)

Adolescent, j'aimais bien écrire sur les emballages du Tabac Bleu que je fumais. Je me prenais pour François Villon qui ne fumait sans doute pas - faute de tabac ! C'était mes parchemins.

 

Un été ailleurs / histoire de déserts / blancs ou
brûlant / Le poète se fait voyageur et raconte ses
déserts / Au loin les mots / le poète prend un globe
terrestre et la parole. Loin ou non des tartares…
(page 103)

 

(et si un jour j'écrivais un livre où je placerai ça en épigraphe !)

Pourquoi la photographie
peut-elle être la complice du poète ?
(page 104)

 Les autres poètes (les vrais (!) (?) parfois de travers,
regardent
mon recueil de 32 poèmes et 9 photos.
Ou bien, est-ce 10 photos et 31 poèmes.

 

 ON EST PRIE
De ne pas emmerder le Monde
S.V.P.

Etait le mot imprimé que Guillaume Apollinaire punaisait sur la porte de son bureau comme un mot d'ordre.
(page 105)

 

Pas de bureau ! J'écris sous l'escalier. Il y avait là, autrefois, un lit.
Ma mère y est née, en novembre 1920.

 

"Vous voulez dire "il pleut", écrivez : "il pleut" ; vous voulez
dire "j'ai mal", dites : "j'ai mal"."
(page 108)

Vous découvrirez, alors qu'il pleut vraiment, que vraiment vous avez mal.

 

quelle conversation entretenez-vous
avec un simple caillou ?
(page 109)

Caillou, ça s'écrit presque comme recueil, et je suis justement en train d'écrire un mur.

 

Quelles sont vos collections ?
(page 109)

De cailloux, justement !

 

Que vous racontent les oiseaux ?
(page 110)

 En faisant des mots croisés, ma femme a appris que la cigale "crie-crie" ;
ça n'a pas arrangé sa confiance dans les gens du midi.

 Plus tard en vérifiant, je n'ai pas trouvé ce terme dans la liste des cris d'animaux ;
ça n'a pas arrangé ma confiance dans ceux qui inventent les mots croisés.

 

Les contes, ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît.
(page 111)

 Si ton poème ne raconte pas une histoire, ce n'en est pas…

 

Quelle neige êtes-vous ?
(page 112)

Celle de "Tombe et que n'ai-je"

 

Paris, Lyon, Barcelone, Cuba, Saint-Pétersbourg,
comme ce chanteur et voyageur espagnol, poète
aussi, qui confie : "Je suis entre les villes et j'ai
organisé ma vie de sorte
à ne pas savoir d'où je suis."

Pont entre deux rives, fesses entre deux bancs,
cœur entre deux aubes, carreaux brisés entre deux
bises ;

 

D'où êtes-vous ?
(page 113)

"Autour de Negrões
Les villages se nomment
Lamachã
Lavradas
Coimbra da Miõ
Carvalhelhos où coule
Une des plus grandes sources du Portugal
…"

 Extrait de Carnets du Barroso

 

Alors, que cherchons-nous dans le grenier ?
(page 114)

Sûrement la vieille machine à écrire.

 

*************************************************************************************

 

Sur quoi allez-vous écrire un livre ?
(page 118)

Le livre se chargera bien d'écrire sur moi.

 

Voyageur cultivant l'oisiveté avec rigueur et acuité, Hudson
avait pour ambition, entre autres, d'étudier la métaphysique.
Toutefois, la culture du bonheur l'occupant à temps plein,
il n'étudia jamais la métaphysique.
(page 126)

Vivre pour vivre
Le reste est littérature.

 

Note

  1. Pour lecture facile :
    En police Times New Roman normale : texte original d'Eric Poindron
    En police Times New Roman italiques : réponses de Serge Prioul
    En police Times New Roman gras : notes d'explications Serge Prioul
    En plus gros caractères : texte d'Eric Poindron - 2ème partie du livre

 

Présentation de l’auteur




Écrire de la musique « sur » des textes ?

Ma fréquentation de l’univers littéraire est en quelque sorte le déclencheur de cette interrogation. Depuis ma jeunesse, par le biais de lectures puis de rencontres, j’ai côtoyé de nombreux ouvrages de prose et de poésie et recherché le contact d’auteurs et d’autrices.

Ainsi, depuis que j’écris de la musique, j’ai composé une dizaine d’œuvres vocales, des mélodies solistes jusqu’à des pièces pour chœur, le plus souvent d’après des poèmes.

Je dois signaler ma double formation, littéraire et musicale, comme origine possible de cet intérêt. Pourtant, je précise que c’est une carrière de compositeur que je mène actuellement, parallèlement à celle de directeur de conservatoire. D’un point de vue esthétique, ma production musicale s’inscrit dans la lignée des musiques écrites, à qui l’on donne l’étiquette de « contemporaine ».

Plutôt qu’un exposé théorique sur les relations entre texte et musique, j’ai choisi de commenter des exemples concrets tirés de mes compositions, afin de faire sentir ce qui est en jeu dans ce processus de création musicale associant les deux. Mais je propose d’abord de présenter leurs caractères communs, sur lesquels je m’appuie pour composer.

Le premier caractère commun concerne le déroulement temporel, dans lequel tous les deux s’inscrivent : l’énonciation musicale prend en charge, lors de son défilement, l’énoncé du texte, en en suivant l’ordre général, même si cela s’opère avec des répétitions, des transformations de la durée initiale (étirement, diminution), des fragmentations... Les événements musicaux s’insèrent dans une trame rythmique fondée sur la succession chronologique des éléments du texte initial, avec un habillage spécifique.

Ensuite, la voix chantée reprend le « matériel acoustique » des mots, pour en transformer les paramètres plus spécifiquement musicaux de hauteur et de timbre. Là-encore, malgré les métamorphoses sonores qui peuvent brouiller la compréhension immédiate des paroles, le discours avec ses caractères sonores reste la base du traitement musical.

Enfin la mise en musique s’appuie toujours sur les significations du texte, même en cas de mise à distance (valorisation, ironie…). Pourtant, il faut bien comprendre que c’est à ce niveau que s’articule leur différence fondamentale. La musique, comme les autres arts, ne se situe pas à un niveau informatif, démonstratif ou rationnel, mais renvoie à un ressenti émotionnel, elle traduit et véhicule des sensations et des sentiments. Evelyne Andréani emploie à ce propos la tournure « effet de sens » dans « Réseaux de sens entre texte et musique ou polyphonie des codes » (Les polyphonies du texteÉditions Al Dante, pp. 9-20). Tous deux concourent en effet à toucher l’auditeur, mais par des moyens différents.

S’appuyant sur ces caractères communs, la première étape de mon travail de composition consiste en une analyse préalable du texte de départ pour élaborer un matériau musical en partie dérivé, puis pour le mettre en forme.

Le premier exemple, montrant un traitement rythmique, est tiré du poème « Echec » de Marie Denizot (www.maried.sitew.fr), extrait de son recueil Au bout de la nuit / le jour/ nécessairement (Editions Delatour France, 2016), plus précisément du vers 7 :

Sans vouloir te commander, sans vouloir te demander, […]

L’accentuation ordinaire de ce membre de phrase induit un débit binaire régulier que l’on peut figurer ainsi en mettant en gras les syllabes accentuées et en découpant la phrase par groupe de deux syllabes : sans vou-/ loir te / comman- /der. Le traitement rythmique choisi va transformer cette impression de régularité de façon à donner la figure suivante : « sansvouloir te /comman-/ der », qui se note en écriture musicale avec quatre doubles croches suivies de deux croches et d’une noire.

Ce changement a consisté à réduire le nombre des accents, en doublant la vitesse des quatre premières syllabes (« sansvouloir te »). Ainsi ce groupe de quatre syllabes occupera la même durée que le deuxième groupe à deux syllabes (« comman-), avec l’utilisation d’une figure rythmique en double croche au lieu de croche). Par voie de conséquence, il a également fait rentrer le vers dans une mesure à trois temps. Ainsi non seulement les valeurs rapides du départ dynamisent le vers, mais la nouvelle organisation lui donne surtout une impulsion de giration, de tournoiement (la mesure choisie à ¾ est caractéristique des formes dansées comme la valse).

Après ce premier exemple, il est temps de s’interroger : pourquoi écrire de la musique « sur » un texte ? En y recourant, le compositeur obéit souvent à une logique d’emprunt d’une thématique, voire d’une cause (c’est le propre de la musique « engagée ») ou d’un canevas sur lequel s’appuyer, comme dans le cas de l’opéra. Au point qu’on devrait dire non pas écrire « sur » des textes, mais « d’après » des textes. Pourtant, le compositeur peut être motivé par l’envie de collaborer plus étroitement avec un autre créateur, aller au-devant d’autres formes d’expressions, essayer de partager une méthode commune face à des disciplines et à des matériaux différents.

Et en pareil cas, le choix de l’œuvre acquiert de l’importance, avec une attention accrue portée sur les aspects formels de ce texte. Le deuxième exemple va précisément montrer comment mon étude acoustique de ce poème a déterminé en partie mon élaboration du matériau musical jusqu’à en influencer la forme.

Il s’agit de la mise en musique très récente (printemps 2020) du poème « Vanité des vanités » d’Isabelle Poncet-Rimaud (www.isabelleponcet-rimaud.com) tiré de son recueil Entre les Cils (Jacques André éditeur, Lyon, 2018), dont voici le début :

 

Vanité des vanités !
La terre patiente
La terre attend.
Mais l’homme (…)

 

Le premier mot « vanité », qui introduit de suite le lecteur dans la thématique de la fatuité de l’homme (en opposition avec la nature) comporte la succession des trois voyelles « a » / « i » / « é », qui figurent parmi les plus utilisées du texte (« a » avec 12 occurrences, « i » avec 8 occurrences et « é » avec 6 occurrences).

Sans entrer dans la complexité des mécanismes en jeu, dans la prononciation des voyelles, des mouvements se produisent dans l’appareil phonatoire du locuteur et du chanteur selon les trois axes d’un « triangle vocalique » sur lesquelles se rangent les différentes voyelles. (Pour tous les éléments techniques de la phonétique, je renvoie à l’ouvrage classique Eléments de linguistique générale, André Martinet, Armand Colin 1980).

Cela m’a suggéré par mimétisme un mouvement mélodique ascendant du « a » au « i » puis descendant au « é » dans le pentatonique de sol mineur. Chanter une telle courbe devient aisé pour la chanteuse, parce que correspondant en partie à une réalité physiologique. L’intérêt qui en découle est de permettre à la chanteuse d’accorder plus d’importance à l’expression et à l’interprétation.

Concernant l’étude des consonnes, il est facile de remarquer qu’aux vers 2 et 3 s’y concentre l’occlusive sourde « t », dans le mot « terre », répété, mais aussi dans les verbes « patiente » et « attend ». Elle était, du reste, déjà présente dans le premier mot étudié. Et s’y retrouvent aussi la voyelle « a » répétée et sa nasalisation « en ». Pour le « traduire » en musique, j’ai choisi un registre plutôt grave, avec un débit entrecoupé de silence, saccadé, pour faire ressentir une impression d’attente, comme le montre l’extrait correspondant de la partition.

Extrait (mesures 9 - 24) de Vanité des vanités de Damien Charron sur un poème d'Isabelle Poncet-Rimaud.

Cette recherche de détail peut aussi influencer la forme générale. L’étude de la répartition des voyelles a montré que les trois voyelles déjà relevées (« a » « i » « é ») apparaissaient surtout au début puis à la fin du poème. Ainsi cette succession (qu’on peut représenter par le schéma a-b-a) m’a poussé à adopter une forme générale en arche (a-b-c-b-a) appliquée à l’œuvre, car correspondant dans les grandes lignes à la trajectoire du poème.

Mon troisième exemple est tiré d’une composition encore en chantier à partir du texte en prose Damnatio memoriae de Marilyne Bertoncini (http://minotaura.unblog.fr/). A l’analyse ressortent trois thématiques structurantes : l’effacement, la mémoire et la transformation de la « trace » mémorielle en « signe » à interpréter.

La première, l’effacement, surgit dès l’ouverture du texte sous une forme anaphorique : « tout s’efface, tout s’absente ». Pour figurer cette thématique, j’ai écrit une ritournelle constituée de trois notes conjointes descendantes, sur un rythme ternaire, et présentée trois fois dans des formes différentes. Ce motif est écrit dans une échelle particulièrement expressive (le deuxième des modes « à transposition limitée », alternant des tons et des demi-tons) et commence par la note ré, note polaire de la pièce, tel que cela apparait sur l’extrait de la partition.

Extrait (mesures 1 à 4) de Damnatio memoriae de Damien Charron sur un poème de Marilyne Bertoncini.

Sur cette thématique principale est greffé un motif secondaire dérivé, la disparition. Il est incarné par une descente rapide de l’aigu au grave : lors de sa première apparition, il prend la forme d’un trait mélodique rapide qui descend par degrés conjoints, puis se transforme en arpège brisé de septième diminuée. La parenté avec le motif principal est évidente : ligne mélodique descendante, mais au lieu d’être limité à un seul registre, le trait se déploie de l’aigu jusqu’au grave, et dans une vitesse vertigineuse.

Le thème de la mémoire, lui, est construit sur une mélodie célèbre de carillon anglais, transformée harmoniquement par la superposition des tonalités de Do majeur, Mi bémol Majeur et La Majeur. Ainsi métamorphosé, ce thème évoque chez l’auditeur un air connu, mais difficile à identifier. En mimant en quelque sorte le processus de la réminiscence.

Enfin, le motif musical correspondant à la transformation de la « trace » mémorielle en « signe » à interpréter est rendu par un son tenu (appelé pédale) hésitant entre les notes sol et sol#, en cultivant l’ambiguïté harmonique entre un quatrième degré du ton de ré (sol) ou un cinquième degré abaissé (sol#) faisant office de sensible.

L’illustration sonore proposée (encore au stade de maquette de l’œuvre, en cours d’écriture) permet d’écouter l’enchainement de ces différents motifs lors de la première minute de l’œuvre.   

Damnatio memoriae, extrait d'un travail en cours, Texte de Marilyne Bertoncini, adaptation musicale Damien Charron.

Ces quelques exemples avaient pour ambition de faire sentir les mécanismes de la création musicale à partir de textes : valorisation d’une matière sonore initiale, accomplissement subjectif du traitement temporel, incarnation émotionnelle de l’horizon sémantique. Ma démarche de compositeur part d’un choix fondé sur l’intuition, mais privilégie dans la majorité des cas, des textes d’auteurs ou d’autrices vivants. Le processus de la création se nourrit alors d’allers et retours constants, qui construisent sur la durée des complicités artistiques souvent fécondes. Cette forme de compagnonnage avec les auteurs et les autrices me plait. Est-il plus beau remerciement que de leur témoigner chez eux l’attrait que leur art exerce sur moi ?

Image de une : Page de la partition du Prélude et fugue en si mineur pour orgue de Jean-Sébastien Bach, Encyclopédie Larousse en ligne.