Patmos au temps du Covid 19

méditation sur la perception de la catastrophe,  en lisant l'œuvre de Lorand Gaspar

Printemps 2020 – Les martinets rasent le balcon où s’épanche le parfum des violettes. Le ciel d’un bleu pur ourle la fronde du platane d’un vert phosphorescent. Tout est calme – serein – mais je suis confinée. Comme tout un pays, comme le monde entier – recluse. La planète frappée d’un Léviathan microscopique dont la venue messianique était annoncée depuis des décennies… Covid 19 – le Corona virus…

Encore que nul n’y crût vraiment – après nous le déluge, malgré de nombreuses alertes - l’annonce de l’épidémie, devenue pandémie, remonte à janvier – j’écris ceci aux alentours de Pâques. Pendant des jours, des nuits, un sentiment archaïque a hanté mes pensées, en sourdine, une sorte de peur, – et pourtant ce n’était pas cela, le mot précis me manque… Une sidération, plutôt : la paralysante incrédulité face à un événement qui dépasse le quotidien dans lequel je suis plongée et dont je ne vois rien ; annoncée par les médias, l’attente du prochain coup, frappé comme par la queue d’un invisible dragon qui se débat et fauche sans discrimination. Juste, en ouvrant la radio, la confirmation autant crainte que prévue du nombre des victimes toujours plus impressionnant à travers le monde stupéfait, et désarmé.

Oui, sidération, voilà le mot précis, face à cette menace subtile, cette faucheuse qui plane dans l’air ; je suis – j'étais - dans la stupéfaction de cet interminable présent qui vous pétrifie, comme la femme de Loth devenue bloc de sel, face à l’avenir même le plus proche qu’on peine à imaginer et dont on comprend, atterré, que nul ne sait encore comment le gérer…

C’est dans ces circonstances que j’ai repris le Carnet de Patmos  de Lorand Gaspar, livre sorti de ma bibliothèque à l'annonce de la disparition du poète, le 9 octobre 2019, et qui m'attendait dans un pile où je viens de le saisir, pour le lire dans la tiédeur de ce matin de safre et de jacinthe.

Médecin ET poète - humaniste engagé dans la recherche (en neurosciences notamment) comme sur le terrain (il était en effet chirurgien à l’hôpital français de Jérusalem puis au CHU de Tunis) : comment Lorand Gaspar aurait-il réagi, s’il avait vécu la crise qui nous accable et nous amènera peut-être à revoir nos modes de vie convulsifs, et prédateurs pour la planète ? Menacé de déportation du travail dans son pays au cours de la 2ème Guerre mondiale, et réfugié en France, Lorand Gaspar était aussi un historien, photographe et traducteur français. Médecin, toujours : j’imagine que dans les circonstances actuelles, il ne se serait pas retiré dans une thébaïde, fût-elle l’île de Patmos qu’évoque ses carnets, mais qu’il aurait affronté - avec des mots autant qu’avec des actions - l’adversaire insidieux qui nous cloître, tandis que je lis chaque jour des nouvelles effarantes et que je pense à ceux que j’ai connus et qui risquent de disparaître, frappés par cet ennemi infinitésimal et infiniment terrible.

Temps d’inquiétude et de méditation… voici venu le temps où j’ouvre Le carnet de Patmos ((64 pages, aux éditions Le Temps qu’il fait, 1991)) …

Carnet de Patmos, Textes & Photographies de Lorand Gaspar, aux éditions Le Temps qu'il fait, 1991

C’est un exemplaire usé que je tiens en main : tatoué par une bibliothèque qui l’a voué au pilon, ainsi que l’indique une annotation en page de garde – avant d’annuler sa décision et de le proposer à quelque bouquiniste… Je l’ai trouvé « en ligne », attirée par le titre (j’aime autant les récits de voyage que les îles grecques – d’ailleurs, j’y avais imaginé Phidias ((La Dernière Oeuvre de Phidias, Jacques André éditeur, 2017)), créant sa dernière œuvre,) – et sans doute aussi par les photos en noir et blanc qui le composent. Et comment, au moment où j’écris ceci, ne pas me rappeler que Patmos est le lieu où vécut en exil, dans une grotte désormais transformée en chapelle, le prophète de l’Apocalypse, Jean de Patmos, dont la parole figure en épigraphe d’un autre texte relié à cette île et que je reçois comme un message personnel : ((le « Journal de Patmos » Poésie-Gallimard, p. 86)) :

 Va, prends le livre ouvert dans la main de l’ange debout sur la mer et sur la terre… Prends-le et mange-le, il sera amer à ton ventre, mais dans ta bouche il sera comme du miel. , (Apocalypse, X -8)

Oui, je ferai mon miel de ce texte que je lis dans des circonstances que j'imagine similaires à celles qui inspirèrent le voyant - le poète n'a-t-il pas mission de lire les oracles ?

Et je me sens bien proche du poète pour lequel  toute la Méditerranée – Mare Nostrum, creuset de nos cultures - est le substrat d’où naissent ses écrits. Patmos revient à trois reprises dans le titre des livres dont je dispose dans mon confinement : outre ces carnets, deux volumes de ses œuvres, dans la petite collection « Poésie-Gallimard » : Patmos et autres poèmes, ainsi que Egée, Judée, dont la première partie contient un « Journal de Patmos ». Repris, retravaillés, réécrits, les textes sur cette île se répondent d’un livre à l’autre. Un passionnant article de Véronique Montémont , accessible en ligne ((Lorand Gaspar : genèse des Carnets de Patmos –  http://www.item.ens.fr/articles-en-ligne/lorand-gaspar-genese-des-carnets-de-patmos/ )) m’apprend toutefois que la recherche génétique ne me permettra pas – comme j’en avais eu l’espoir – de remonter d’un texte à l’autre  vers le « degré zéro » de « Patmos » comme on remonte à la source de l'inspiration, pour suivre le cours d'une pensée, des notes préliminaires dans des carnets bien tenus au fil des séjours dans l'île, vers le poème final qui serait comme la quintessence imaginale et lexicale du projet…

En réalité,  les notes sont prises sur des papiers divers - cahiers, feuillets et pages arrachées à différents moments de différents supports aléatoires (témoignant par cette dispersion de la situation de l’écrivain/écrivant au cours d’une vie où il se sera rarement posé au bureau pour écrire, mais plutôt profitant des moindres interstices de sa vie professionnelle pour noter sur ce dont il disposait) : tout contribue à rendre confuse la genèse des textes et leur chronologie .

 

Comment, sans avoir la foi millénariste qui l'a sans doute inspiré, comprendre l'allégorie de l’Apocalypse ? Comment faire usage du mythe pour comprendre – et agir. Il s'agit d'un suspens – un ins-tant, celui de la « Révélation » de la fin des temps dans ce texte religieux. Le suspens entre la vie échue du monde et le Jugement dernier, juste avant que tout bascule – de l'inachevé de nos œuvres et vies à l'achèvement final et son apothéose. J’en retiens pour ma part l’instant de sidération où tout s’arrête dans l’attente du spectacle qui va se dérouler et qu'on n'attendait pas mais qui nous fait vivre suspendus aux lèvres du prophète qui développe l'attente – attente des visions qui apparaissent aux yeux enfin dessillés, attente des informations assénées par les médias, attente dans un temps immobilisé qui m’amène, par analogie aux images fixées dans la chambre noire du photographe, apparaissant sous l’effet du révélateur chimique, dans les bacs où se fixent les sels d’argent… Il s'agit de la même fascination du spectateur – comme figé sous l’effet du regard d'une moderne Gorgone – et son regard aveugle fixe la lumière qui va tout balayer mais semble encore immobile dans l’instant menaçant. L’Apocalypse est ce temps de lumière – emprisonnée comme un éclair hors de la durée - dont l’explosion aveuglante révèle le gouffre inversé (ra)menant vers un possible nouveau monde, de nouveaux cieux, une « nouvelle Jérusalem » (21-22 – 55) ou un changement radical de paradigme civilisationnel…

Les dactylogrammes mêmes témoignent d'une incessante reprise syntaxique ou lexicale, difficile à organiser temporellement . A ce problème s’ajoutent les publications anticipées de diverses « pièces » de ces œuvres dans des revues, à différentes dates. Ainsi les Carnets de Patmos qui inspirent ma quête font l'objet d'un groupement déjà publié dans la revue SUD, en 1986 : mais il s'agit du premier chapitre – « Allegro ma non troppo » –avec le surtitre « Patmos, 1960-1985 » . On trouve à la NRF, en décembre 1988, sous le titre « Journal de Patmos » le 3ème chapitre uniquement, finalement intitulé « J’attends l’aube ». Ces textes alors publiés sans photos, sont repris sans modification ultérieure pour leur insertion dans le livre des éditions Le Temps qu’il fait – comme s'il s'agissait de parcours parallèles, des mots et du regard. Pourtant, la chercheuse souligne le soin (et le mot a toute son importance pour Lorand Gaspar – poète-chirurgien (dont le « Clinique » inclus dans Egée, Judée me stupéfie en le découvrant dans la période d’épidémie où je le lis) apporté par le poète au « corps » de son texte, ce « matériau vivant qu’il faut sans cesse travailler, élaguer, émonder, pour le mener à maturité » ((ibid.)) Et combien ceci me semble évident à la lecture des textes que j'ai sous les yeux ! Véronique Montémont souligne enfin l’importance et le nombre des ratures, ajouts, retraits… marquant les dactylogrammes qu’elle étudie, comme si, écrit-elle, « reprenant les termes de Freud, (on pouvait) dire que l’écriture gasparienne opère principalement par « condensation et déplacement » ((ibid)) .

C’est cette piste du déplacement que je décide de suivre autour du thème qui résonne pour moi, dans la situation actuelle,  dans l'ilôt clos de l'appartement où je suis confinée, comme au sein sacré de l'île – à l’aveugle de ce qui se passe réellement dehors, et dont témoignent d’infidèles écrans où se pressent les images. Je suis à peine remise de la sidération qui m’avait saisie au début de la catastrophe, à tel point qu'écrire même me semblait impossible. Et le mot catastrophe prend tous son sens philosophique (qui est également son sens formel en mathématiques) de radicale discontinuité : καταστροφή, katastrophế , l'ambigu renversement qui est autant clôture que configuration nouvelle – comme d'un jeu de cartes jetées à terre, d'où peuvent surgir de neuves combinaisons (( Comme le souligne Krzysztof Pomian, « la catastrophe est ce changement négatif qui provoque ou risque de provoquer une solution de continuité. La catastrophe brise le temps humain, ouvre un gouffre entre le passé et le futur, menace de rompre le lien entre les générations »  in Quenet Grégory, « La catastrophe, un objet historique ? », Hypothèses, 2000/1 (3), p. 11-20. DOI : 10.3917/hyp.991.0011. URL : https://www.cairn.info/revue-hypotheses-2000-1-page-11.htm )) – cet ins-table/ins-tant brisé où le réel, retourné, change de direction, et dont la version ultime et sublimée pourrait être la révélation eschatologique de l’Apocalypse.... dont nous parle Jean de Patmos.

Le mince volume que je tiens en main ne parle pourtant pas d’Apocalypse… Le carnet est divisé en deux « chapitres » : « allegro ma non troppo » et « la Gorgone » - le premier évoque les mutations subies par « l’île splendide de la fille de Leto » depuis le premier séjour qu’y fit Lorand Gaspar : il y évoque l’arrivée du monde moderne, et « l’Hydre de la bousculade, de la fébrilité et du vacarme » qui en troublent désormais la paix. Il décrit ses voisins, et leurs activités de « gens paisibles, pêcheurs, maçons et un cordonnier boiteux » - sans oublier toutefois – dans un chapitre séparé - La Gorgone. Et ce nom me ramène aux impressions premières éprouvées dans ce paysage solaire/sous-marin aux dimensions des tragédies d’Eschyle, tel qu’il apparaît dans l'oeuvre du poète, aussi bien dans les textes de Patmos - dont l'incipit conjure les silhouettes noires d'un « choeur antique » qui évoque le Erinyes - que dans « Iles » où s'entrevoient

Récifs de villages, épaves, gorgones,

la lueur de sang dans l’embrasure –

un très vieil homme translucide dans les pierres –

Il n’est point de remède à ma parole.

L’auteur rapporte des légendes recueillies auprès des pêcheurs – ainsi celle de Théoktistos, « maçonné par dieu » – avec un intérêt d’ethnographe, tout comme il raconte en historien le passé de l’île. Et le récit se peuple d’êtres vivants, auquel il donne la parole, dans le texte qui se faufile dans les interstices des images muettes, en contrepoint. Les considérations sur Patmos ne se limitent pas à l'île mais ouvrent aussi sur les frères Karamazov ou Wang Fu et sa peinture... culture orientale d'une « Chine de l'âme inoubliée » qu'on retrouve dans le poème Patmos : l’humanisme de Lorand Gaspar dépasse les rivages égéens, son œuvre brasse les cultures dans un vaste mouvement de synthèse géo-décentrée. ((géosophique, ainsi que l'analyse Sarra Ladjimi Malouche, « « Géosophie et lieux poétiques dans l'oeuvre de Lorand Gaspar, Nunc, 17, novembre 2008, pp. 84-91)) . Son regard scientifique aussi transparaît dans les considérations (que je cite in extenso pour une double raison ) sur les liens ici entre appétit et culture, dans la mésaventure de l'odeur innommable que seul le gardien du cimetière pourra chasser ((p.41-42)) :

Nous avons tendance à croire – comme ce serait simple – que nos goûts reposent sur une construction solide, à la fois biologique et intellectuelle, sur la connaissance plus ou moins approchée de nous-mêmes, de notre composition. Or  même nos appétits les plus platement liés à notre fonctionnement biologique sont facilement déformés, déviés, inversés par la séduction qu'exerce sur notre imagination le « plat » du voisin . Il faut dire que dans ce perpétuel massage d'images qui veulent nous persuader qu'elles savent mieux que nous mêmes quels sont nos vrais désirs, nos vrais besoins, nous ne sommes pas sortis de l'auberge. Et dire que les rats de laboratoire qui se précipitent sur la pédale dont les effets les gratifient sur le champ nous font rire.» ((ibid.))

Il me plaît d'une part de trouver évoqué dans ce passage le processus de transformation par déplacement/déformation caractéristique du travail sur les textes de Lorand Gaspar relevé par Montaimont dans l'article cité ((supra)) - preuve que cette activité mentale n'était pas inconsciente loin de là – et de retrouver d'autre part beaucoup d'échos de la situation actuelle dans cette critique de l'aveuglement qui pousse nos contemporains à se croire maîtres de leurs affects et réactions et à souverainement prétendre imposer leur système de vie et de pensée à courte-vue à l'ensemble de l'humanité...

La fusion du poète et du praticien est encore perceptible dans un autre passage concernant les changements du paysage et de l'activité humaine observés au cours de vingt années de fréquentation de Patmos, qu'on peut étendre au monde entier, en dépit des avis éclairés que ceux-ci pourraient apporter, grâce à leurs observations et leur imagination  :

La prolifération anarchique des cellules de l’architecture et de la mécanisation la plus bruyante ne semblant pas être une menace immédiate pour la vie, on ne sollicite guère l’avis, ni les interventions des chirurgiens ou des médecins, pour ne rien dire des poètes, que l’on exclut avec la meilleure conscience du monde de notre vécu quotidien. (…) ((p.48))

Nulle trace apparente d'Apocalypse avec ce qu'elle contient de la catastrophe ultime de ce monde, dans ces textes du carnet… Encore que je m’interroge sur l'autre parcours vers lequel le recueil nous invite à nous déplacer… Le livre ouvre en vérité sur une énigmatique et « silencieuse » photo pleine page, en frontispice : des surfaces blanches trouées de rectangles d'un noir dense dans lesquelles on lit des façades de maison, qui toutefois semblent flotter dans l’espace, dessinant un cheminement en perspective - invitation à entrer dans le livre - vers une ouverture sur un fond de gris et blancs qu’on interprète comme un ciel nuageux. Il s'agit d'une image ab-straite – géométrique et immobile – presque tirée hors du réel. Et une phrase de l’Apocalypse semble parfaitement répondre en écho à cette image… -

Après cela, je regardai, et voici, une porte était ouverte dans le ciel  (4 4.1)

En couverture déjà, un pan de mur dans des nuances de gris emplit tout le cadre hormis une mince ligne d'un blanc crayeux, surmontée de rectangles plus clairs troués de noir. On dirait presque une nature morte de Giorgio Morandi – toute en à-plats et en grisailles. Une longue ligne courbe et sombre ( le pense au plissé immense d'un linge – qu'on imagine peut-être rouge  dans la réalité? - comme ceux qu’on tend dans les églises les jours de fête) traverse la surface comme une calligraphie… sans ombre – dans la pleine lumière du midi. Midi, heure fatidique évoquée aussi dans le JdP (90 -91), dans une notation où s'oppose, en cet instant, ombre et lumière, ciel et gouffre, dans un mouvement amorcé/figé qui n'est pas sans rappeler la circulation du yin et du yang :

Comme elle nous soulève la lumière ! Flamme blanche tout en haut dans la rouille des falaises : une chapelle ou une mouette. Midi. En bas la mer, étincelante et sombre à force de lumière. Gouffre patient. 

Je me dis que, sans doute, un poète-photographe peut penser au dévoilement surnaturel de l’Apocalypse lorsqu’il développe ses photos dans l’obscurité du laboratoire. Ici, douze photos en tout – quatre seulement « animées » d’une présence humaine qui n'est guère plus à chaque fois qu’une silhouette  : un enfant de profil, dans l’encadrement noir du seuil d'une porte, tandis qu'un autre s’adosse – en triangle - sur l'écran de craie d’un mur au second plan (aucun des deux ne nous regarde mais tous deux semblent attendre un événement hors-champ) ; tournée vers l'arrière-plan, une silhouette noire à la barbe blanche dans l’angle gauche d’une image où la blancheur abstraite et verticale des murs et du chemin s’accole à une paroi de roches rugueuses et grisâtres ; tournée vers l'objectif, une vieille femme en noir, assise dans la pénombre d'un auvent, brandit fermement, d'un geste menaçant de pythie, une canne de sa main droite ; un pope, visage vers le ciel, se dresse tout en haut d'un escalier où l'ombre d'une rampe dessine un mystérieux oracle en caractères soufiques…  Tous sont immobiles, bien au-delà de la photo qui fixe un instant depuis la « chambre noire » ((citée par l’auteur p. 37)) : ils semblent épinglés - hors du mouvement du temps.

photo tirée de Carnet de Patmos, (frontispice)

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Giorgio Morandi - Nature Morte, 1947 - Rendez-vous.

Et voici aussi le paysage minéral tel que le décrit l’auteur dans le texte dont je perçois des bribes tandis que je feuillette en quête des images  :

 A soixante-dix mètres au-dessus de la baie, Khora, le haut village, d’une blancheur neigeuse et cubiste, d’où le monastère émerge tel un bloc de granit dénudé par les vents »((p.19)) .

C’est un paysage d’ascèse, pesant de cette « matièreté » de la matière, de ce blanc qui avait attiré mon regard – comme un poids de lumière pétrifiant le temps, à la façon dont procéderait une Gorgone cosmique – et la subtile délicatesse des gris quand la lumière décline ou que s’annonce l’aube :

l’éveil d’une ruche immense, la cohérence veloutée s’effrite, les ailes frissonnent. Sentiment que la clarté qui point est dans cet ébrouement de choses minuscules, dans le déploiement en elles de l’espace. (( p. 37))

Less citations de l’Apocalypse paraissent à plusieurs reprises dans les textes évoquant Patmos  : en épigraphe des poèmes de « Chœurs » d'abord, puis, et en italiques, dans le cours du texte même d’ « Iles » - qui reprend les mots inscrits ici dans la présentation de Patmos :

 Mais c’est le matin, un soleil très rouge fend les eaux – “et le tiers de la mer devint du sang”   

On reléverait encore dans le poème « Patmos », au fil des images, toutes les évocations de démesure, ou bien, écho du texte biblique

la lumière des étoiles déjà mortes. Quelqu'un te prend la bouche pour parler 

ou encore, suivant une image de la Genèse - « le souffle de Dieu sur les eaux », cette strophe proprement apocalyptique :

Les yeux de nuit un instant grand ouverts

regardent chaque son ou battement brûler

d'un insoutenable qu'il faut soutenir ((souligné par moi))

 

Présence récurrente, et donc bien prégnante, malgré tout le positivisme de Lorand Gaspar, médecin et chercheur, malgré la confiance mainte fois exprimée et lisible dans l'absolue immanence dans laquelle il veut baigner, cette Apocalypse dont j’aurais aimé suivre le développement... et qui m' apparaît dans toute sa splendeur finalement sereine – la catastrophe maîtrisée par les mots, rendue à sa puissance de métamorphose du réel, à travers cette image du poète face à la mer, comme confronté à l'imminence d'une « révélation »  - prêt à transcrire sa vision dans le dessin des mots – révélation que seule peut permettre l'écoute attentive et patiente de ce qui bruit en soi et que l'on va étendre, comme le linge, liminaire du carnet, signe noir sur la blancheur du mur comme une page :

Assis sans rien faire au bord d’une mer immobile. Je retiens ma respiration pour essayer de percevoir la sienne. Il y a ce pli mince, transparent, infiniment souple et fragile, avançant et reculant sur le sable ; un débris de coquillage suffit à le rompre, mais non, à la respiration suivante il est là, intact dans sa mobilité lumineuse, prêt à être modifié une fois de plus par le prochain caillou ou souffle d’air, sans perdre le fil du mouvement profond, encore et encore redéplié dans la clarté.

On peut rêver ainsi d’un trait de dessin ou d’un poème qui serait le déroulement de l’acte continu de sa source, sans cesse rompu, toujours ressurgissant, ténacité claire, claire même dans la nuit à l’oreille.

Etrange manie d’assembler des mots, de les serrer, essorer et étendre comme un linge tiré de son corps bruissant dans le noir. » ((pp.48-49))

 

Marilyne Bertoncini - avril 2020

Présentation de l’auteur




Deux entretiens avec Lorand gaspar

Ce premier entretien fut accordé par Lorand Gaspar à Alain Freixe. Il est paru dans l'Humanité du 2 décembre 2004. 

 

Lorand Gaspar, « un immense désir de lumière partageable »

 

Il ne me déplaît pas de parier pour la relève : retour arrière et ouverture au futur mêlés.

C’était en mars 2004. Autour de la Semaine du Printemps des poètes. Deux livres importants voyaient le jour. Deux livres de Lorand Gaspar : Approche de la parole suivi de Apprentissage avec deux inédits  chez Gallimard dans la collection blanche et Patmos et autres poèmes dans la collection Poésie/Gallimard. L’un relevant plutôt de l’essai, l’autre du poème. 

Dans le premier, on voit le médecin, l’homme de sciences qu’est toujours Lorand Gaspar dialoguer avec le poète autour des fondements de ce qu’il en est de vivre et du rôle que la poésie, la lecture active de sa parole – vulnérable, fragile, mortelle certes mais vivante ! – continue à y jouer : « brèche (…) lumière (…) obscurité qui permettent de voir là où on ne faisait que regarder. De respirer là où on ne faisait que discourir ».

Louis Couperin, Pavane en fa dièse
mineure par Blandine Verlet et un
poème de Lorand Gaspar.

Dans le second, on retrouve le poète de l’expérience méditerranéenne, cette traversée risquée entre les  îles de la mer Egée, les rivages de Judée, ceux de Tunisie, lieux de vie, lieux aimés où le chirurgien qui s’acharnait à recoudre ce que la folie des hommes s’attache toujours à déchirer, savait aussi donner la main à celui qui aime écouter « sans relâche / l’inaudible battement dans les choses. » Action, d’une part , contemplation de l’autre, Lorand Gaspar est cet homme de terrain qui réussit à se tenir « ferme dans l’entrebaîllement des mots », fort de savoir que seul  le regard sauve.

Il est urgent de lire Lorand Gaspar ! Ses livres nous apprennent à regarder : « Regarder. Respirer. Avoir tout son temps pour accueillir ce qui vient. » Et dire oui au monde. À sa beauté, malgré tout : « Oui  - comme une lampe au soir -»

Alain Freixe

Entretien Lorand Gaspar – Alain Freixe

Alain Freixe: Si mars est devenu le mois  de la semaine du Printemps des poètes, mars était aussi le mois des grandes dionysies de la Grèce. J'aime à penser que de même que Dionysos - ce nomade - faisait retour pour troubler l'ordre établi, de même vos deux livres, cher Lorand Gaspar, viennent heureusement "tuer l'aisance", selon les mots d'Henri Michaux que vous citez : celle qui consiste à faire de l'opposition entre vivre et écrire un lieu commun jamais remis en question, à opposer systématiquement l'art et les sciences, à ne plus poser la question de la beauté... Comment  les voyez-vous jouer ensemble ?
Lorand Gaspar : Notre désir et notre capacité de comprendre la "nature", les "mondes" qui nous entourent, dont nous faisons partie, comprendre l'homme, la complexité prodigieuse de son cerveau construit par des modestes mutations successives depuis au moins deux millions d'années, si l'on pense devoir commencer notre carrière avec l'Homo habilis, le premier "casseur" de silex (il ne s'agit pas des silex admirablement taillés de nos ancêtres de l'âge du Renne, qui sont les premiers de la lignée baptisée Homo sapiens, c'était hier, il y a à peine 30.000 ans). Capacité sans limites dans son ouverture, mais limitée par notre finitude, par la durée de chacun de nous comme par celle de l'humanité, de la planète, de notre système solaire. Spinoza avait émis l'hypothèse de l'existence d'une "pensée infinie", parmi une infinité d'autres attributs, par nous ignorés, de la "substance infiniment infinie". A l'état de nos connaissances actuelles, cette hypothèse n'a pas pu être confirmée...
Alain Freixe: Me suivriez-vous si je vous proposais de cette partie de la philosophie qu'on nomme depuis Aristote "métaphysique" l'approche suivante : étude de ces structures sur lesquelles nous sommes sans pouvoir et qui pourtant définissent nos pouvoirs, comme le temps par exemple. Me suivriez-vous toujours si je vous disais qu'il y a dans votre oeuvre la recherche d'une métaphysique de la lumière, la quête d'une "lueur" - le mot revient souvent sous votre plume - d'une "clarté", celle qu'offrirait enfin ouverte "une fenêtre dans l'insaisissable et l'impensable"?
Lorand Gaspar : Je suis plus proche du peu que nos connaissons de l'enseignement de Socrate que de celui d'Aristote. Socrate savait que fondamentalement il ne savait rien. Pour ma modeste part, en tant que scientifique, poète et philosophe à mes heures, je sais que fondamentalement toutes mes connaissances sont relatives à mes sens  et à mon cerveau. Je pense, sans prétendre à en être certain, que la Réalité est infiniment infinie (comme disait Spinoza en parlant de la Nature ou de Dieu-Nature pour moins choquer ses contemporains) ; que dans cette Nature infinie les informations que mes cinq sens et la panoplie, il est vrai considérable, de nos instruments de détection de toute sorte apportent comme informations à mon cerveau est  peu de chose comparé à l'infini. Non seulement peu, mais même concernant ce peu, je sais que je ne peux avoir aucune certitude absolue. Cela ne nous empêche pas en tant qu'humains d'en tirer amplement  profit dans notre vie quotidienne, même si nous avons tendance à oublier notre chère Planète où la vie a pu apparaître et évoluer grâce à certaines conditions précises, conditions que nous pouvons, hélas, détruire par nos pollutions diverses, mais cela c'est un autre problème. Voilà une poignée de clarté, entre autres, que me proposent deux poignées de neurones (cela doit faire quand même autour d'une bonne dizaine de milliards de neurones) situés dans mon cerveau antérieur. Que me disent encore ces neurones ? Qu'il faut apprendre à être "infiniment" ouvert, souple et fluide, rester toujours conscient de la complexité infinie du monde qui nous entoure de près et de loin, garder vivante aussi longtemps que possible son désir d'explorer plus loin ce qui nous est accessible de cet infini, de toujours mieux comprendre les choses du monde et nous mêmes, tout en sachant la relativité de notre compréhension finie. C'est cela ma "fenêtre" d'aujourd'hui. La poésie et tout art contribuent à me maintenir dans cette ouverture.
Alain Freixe : Après Sol absolu, Corps corrosifs et autres textes (Poésie/Gallimard, 1986) et (Egée, Judée suivi d'extraits de Feuilles d'observation et La maison près de la mer (Poésie Gallimard, 1993), Patmos et autres poèmes continue à interroger l'élémentaire, "la force tranquille d'être là des choses", les pierres quelconques "si intenses d'être là sur un chemin de hasard" et qui "nous éclairent", "une feuille au sommet de l'été", "un grand vent accouplé à la mer", "la présence sans mots de la rose", l'irruption d'un vol de martinets..." le festin joyeux" des choses naturelles quand elles s'offrent à la rencontre...
Lorand Gaspar : Oui, dans tout ce que je rencontre sur mon chemin je perçois toujours quelque chose de nouveau, de plus, de différemment éclairé par l'environnement, par la mémoire de mon cerveau. Quelque chose qui me parle tant que je reste ouvert, attentif, curieux, heureux de pouvoir accueillir une nouvelle connaissance (aux deux sens de l'expression), de l'explorer, de l'interroger. Rien n'est inintéressant tant qu'on garde les yeux de son cerveau ouverts. Certes, mais comme toute chose, toute rencontre deviennent plus intéressantes en les approfondissant, il faut aussi apprendre à choisir. Il est vrai que si je trouve tout intéressant dans la Nature qui nous entoure et dont nous faisons partie, c'est l'homme qui m'intéresse le plus. J'ai compris cela, quand je me suis vu émerger vivant des horreurs vues de près de la dernière guerre.
Alain Freixe : Si on devine toujours dans vos poèmes cette "joie" (...) simple au bout du chemin obscur", si elle est leur ligne de flottaison, on sent aussi dans votre oeuvre comme une sourde mélancolie, celle "d'un espoir insensé qu'un jour dans une phrase s'enfle irrémédiablement le chant - le silence qui ne repose sur rien", écrivez-vous. Me permettrez-vous d'ajouter sur rien que sur lui-même, comme "cette écriture ample" des martinets sur le ciel. Mélancolie de ne pouvoir passer la frontière, de rester de ce côté-ci du langage où l'articulation trahit toujours l'effusion. Mélancolie de ne pouvoir "faire entendre les sons / si justes et si amples" de la rumeur des eaux...
Lorand Gaspar : J'accepte sans ambiguïté, l'existence dans ma poésie de cette part de mélancolie. La cause de cette tristesse m'apparaît plus clairement  aujourd'hui. La poésie et d'autres arts continuent à m'apporter  au tournant d'un chemin des instants de rencontres d'une clairière. Ces fenêtres de clarté  (qui peuvent surgir aussi bien de la souffrance) qui s'ouvrent en moi-mêmes ou dans ce qui m'entoure, correspondent depuis mon adolescence à des intuitions d'appartenir à une "réalité"  ou "nature" ouvertes.  Aujourd'hui, sans en avoir la certitude parfaite que semblait avoir donné à Spinoza sa "science intuitive" je sais qu'il s'agit d'intuitions d'un infini auquel rien ne peut être extérieur.
Ce qui me guérit, je pense, peu à peu de ces moments de mélancolie ne peut être que la compréhension grâce à l'accès à ces structures de mon cerveau antérieur (qui reçoivent toutes les informations captés par mes sens et élaborées dans diverses aires corticales), c'est que la seule certitude qu'une intelligence humaine finie puisse avoir c'est que toute certitude est vaine.
Alain Freixe : : Sourde mélancolie, disais-je - nulle tristesse, bien sûr - parce que vous énoncez toujours très clairement le surgissement d'un impossible. Toujours un torrent surgit et "les eaux emportent / les mots que je cherche"- écrivez-vous. Et vos poèmes font voir et le geste pour saisir l'insaisissable et le retrait de ce même geste. Mais se retirant, les eaux laissent en alluvions heureuses "l'ardeur d'aller / encore et toujours plus loin dans l'ouvert". Si on ne peut clôturer la poésie, s'il nous faut à chaque fois "rapprendre à parler", qu'aurons-nous eu, cher Lorand Gaspar, en fin de compte ?
Lorand Gaspar : La capacité chaque jour accrue d'accepter (qui est le contraire de se résigner) , d'aller aussi loin que le permet notre "intelligere", dans la connaissance même relative de la vie, de l'homme, des lois de la nature sur terre (s'il y a bien des lois immuables) et l'aptitude de nous adapter de s'adapter activement dans les limites de notre biologie et de notre intelligence humaine. Nous avons tout ce qu'il faut dans notre cerveau pour vivre le plus possible dans la clarté, pour essayer de comprendre l'autre et nous ouvrir à lui s'il renonce à son propre enfermement dans toutes sortes de convictions, de valeurs , de connaissances dogmatiques, qui peuvent être aussi bien scientifiques, philosophiques, politiques, religieuses, etc...
Alain Freixe : Michel Butor défendait ici-même - c'était en février dernier - l'idée d'une "utilité de la poésie ". Le suivriez-vous sur cette voie ? Et dans quelles conditions ?
Lorand Gaspar : Il y a des choses dont je sais, à l'état actuel de nos connaissances qu'elles sont ou seraient utiles à tous les humains, mettons le respect de nos instincts de vie et de survie. Je pense aussi - toujours à l'état actuel de nos connaissances - qu'il serait extrêmement utile à tous les humains d'apprendre à mieux connaître le fonctionnement du cerveau humain en général et du sien propre en particulier. Spinoza avait raison en pensant que la plupart de nos misères venaient de ce qu'on appelait au XVIIe siècle nos "passions" et qu'aujourd'hui j'appellerai une méconnaissance, un manque d'intérêt  pour la connaissance que nous pouvons avoir de l'homme, du fonctionnement du cerveau humain en général et de notre propre cerveau en particulier. Je pense que toute culture ouverte est bonne et utile. Nos maladies graves mises à part, l'immense majorité de nos misères individuelles, interindividuelles, sociales, interethniques, sans parler des croyances religieuses ou autres fermées à triple tour, semblent bien liées  à des dysfonctionnements au niveau de nos structures cérébrales.
Tout ce qui nous aide à mieux nous connaître, à mieux nous comprendre, à mieux comprendre les autres, la nature qui nous entoure (relativement, bien entendu, à nos sens et cerveau), bref, tout ce qui nous permet de mieux vivre, nous est utile. Même la souffrance. Je dirai, par exemple, qu'apprendre à se nourrir intelligemment (chose rarissime), serait utile à tout être humain. Ce n'est pas le cas de la poésie, ni d'aucun des arts. Néanmoins je sais que indépendamment  des contacts enrichissants que certains lecteurs m'ont apporté, l'écriture poétique m'a beaucoup appris sur moi-même, mes problèmes, mes difficultés.
Mais la sagesse, la connaissance du fonctionnement de son cerveau, seraient plus utiles encore à tous. Pourtant très très peu de gens éprouvent le désir de mieux se connaître, de comprendre comment ils "fonctionnent", comment nous pouvons accéder à une intelligence plus souple, plus fluide, plus nuancée, plus relativiste, plus ouverte.
Mais la poésie "qui nous parle" est un plaisir, une joie. (Spinoza dit dans son Ethique : "La joie est le passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection."  
Alain Freixe : Comment dès lors prendre soin de la poésie ? La lire certes, partager cette parole qui se risque, comment cela est-il possible ? qu'est-ce que lire, selon vous, et tout particulièrement de la poésie ? Qu'attendez-vous de votre lecteur ?
Lorand Gaspar : Je commence par la dernière question, en pensant que ma réponse peut  s'étendre, éclairer les trois autres....
J'essaie d'accepter les autres tels qu'ils sont. Bien sûr, s'ils souffrent et viennent demander conseil au médecin que je reste au fond de moi-même, autant que poète, je leur livrerai les quelques connaissances que j'ai et que je continue à développer, à élargir selon mes moyens.
J'ignore s'il existe une poésie universelle. Il me semble que la plupart des artistes expriment leur propre structuration, plus ou moins composée, complexe de "personnalité", leur "expérience de vivant", leur "culture", voire leur propre psychopathologie.
Je pense que toute poésie née d'une expérience de vie trouve un jour  ses lecteurs.
 

Lorand Gaspar, Entretien du jour au lendemain, 1993. 

 

Ce second entretien que  Lorand Gaspé avait accordé à Alain Freixe est paru en 2006 dans la revue Friches.

Entretien Alain Freixe – Lorand Gaspar ou l’art de semer des questions - 2006

Alain Freixe : J’irais pour commencer, si vous le permettez, cher Lorand Gaspar, au plus simple, même si je sais qu’on a dû souvent vous poser cette question : comment êtes-vous arrivé à concilier votre pratique de chirurgien et les exigences de l’écriture poétique ? Comment voyez-vous plus généralement les relations qu’entretiennent ou devraient entretenir science et poésie ? Pensez-vous comme Saint-John Perse qu’il faille « tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique » (allocution au banquet Nobel, 10 décembre 1960) ?
Lorand Gaspar : Depuis l’âge de 12-13 ans je savais intimement et le disais clairement à mon père que je désirais mener parallèlement une activité dans les domaines scientifique et littéraire.
L’écriture, dès cette époque, m’apparaissait (en ce qui me concernait), être une activité qui m’aidait à vivre, à mieux me connaître, à m’équilibrer. Mon intérêt pour les sciences (centré sur les sciences naturelles et la physique et depuis 7 ans tout particulièrement sur ce que  peuvent nous apprendre nos connaissances actuelles de notre cerveau concernant notre développement personnel et la vie avec les autres), me semblait être tout aussi fondamental et je ne comprenais guère pour quelle raison la plupart des adultes autour de moi y voyaient une contradiction. De longues années plus tard, engagé dans l’étude des neurosciences et participant modestement au sein d’une équipe à la recherche et à la mise au point d’une nouvelle approche de notre psychologie grâce à nos connaissances actuelles du cerveau humain et de son fonctionnement que je peux constater que la créativité dans les domaines que nous appelons artistiques et scientifiques, se déroule dans la même structure cérébrale, que nous appelons le « préfrontal ». Le grand neuroscientifique américain d’origine russe Elkhonon Goldberg (élève, à Moscou, d’un des fondateurs des approches neuroscientifiques de notre psychologie, Alexandr Romanovich Luria) a publié en 2001 un livre dont le titre est « The executive brain » et le sous titre « Frontal Lobes and the Civilized Mind ». Bref, je crois pouvoir aller aujourd’hui aux sources biologiques de la déclaration de Saint John Perse, autorisé par les connaissances que nous avons aujourd’hui de notre cerveau, pour dire que les créativités artistique et scientifique prennent leur source dans le fonctionnement des mêmes structures cérébrales.
Alain Freixe : Tous vos livres sont des livres d’expérience, donc de voyages, de traversées risquées que ce soit à propos du désert ou de la mer avec ses îles – Passer y est toujours difficile ! – ou de la mort affrontée au plus près dans les hôpitaux… ou de l’amour. Le monde cela se traverse. On y côtoie les ténèbres, on y frôle le désespoir. Pourtant toujours revient « cette chose que le matin déplie », cette part de la lumière que rien ne saurait ni ternir, ni effacer. Faire passer cela, source de toute joie, est-ce là la tâche du poète ?
Lorand Gaspar : Oui, le monde, notre petit monde sur cette planète minuscule j’aime m’y déplacer, découvrir des paysages, des sociétés, des cultures différentes   Oui, cette vie en général - issue de la matière dont nous savons qu’elle n’est pas « inerte » comme on le croyait naguère - celle des êtres unicellulaires aussi bien que celle des corps-cerveaux singuliers complexes de l’homo sapiens sapiens – me passionne, mais le chemin que je pense avoir parcouru et continue encore à parcourir (tant que me le permettront les lois éternelles de la Nature, comme dirait Spinoza), n’est pas seulement celui de la nature sans bornes connues et des cultures de notre globe, mais aussi celui de l’expérience de l’individu humain singulier (à ne pas confondre « individualisme » et « individualité ») que je crois être, mais aussi celui de la réflexion et de nos connaissances humaines relatives, biens sûr, à nos sens  et à nos cerveaux..
J’ajoute que ce cheminement s’accompagne pour moi de la recherche d’une meilleure connaissance de moi-même et d’un travail de développement personnel  en vue d’une plus grande ouverture d’esprit, d’une fluidité, d’une souplesse faites d’une capacité d’adaptation à ce que je ne peux pas changer, d’une perception de la complexité et des nuances infinies de ce que je peux approcher, percevoir de la nature infinie ; la perception du fait que ma connaissance de la  Réalité  restera toujours relative à mes sens et à mon  cerveau ;  d’un désir de distinguer les causes des effets et de les comprendre, de l’ambition d’assumer le fait d’être seul face à mon propre destin, même s’il est lié biologiquement et sociologiquement à celui de de ma famille, de mes amis, de mon pays, de ma culture, de l’Europe… et de l’humanité  sur la terre.…..
La poésie, telle qu’elle s’est déployée dans mon expérience : une sorte d’écoute en moi, dans ma vie, dans mes rencontres de ce qui échappe aux investigations de ma raison, de ce qui la déborde…. Y entrent pourtant aussi mes connaissances, mes rencontres, mon travail, mon expérience de la vie.
Alain Freixe : Cette rencontre, il vous est arrivé quelque fois de chercher à la rendre au moyen de photographies. En témoignent plusieurs livres. Dans le dernier Mouvementé de mots et de couleurs, publié par Le temps qu’il fait, en 2003, c’est James Sacré qui les accompagne de ses mots. Qu’attend un poète telque vous de l’acte photographique ?
Lorand Gaspar : Je  conçois la photographie comme une autre façon d’approcher ce que je cherche à exprimer en poésie. Dans un « paysage » que perçoit mon œil cerveau, l’œil du poète-photographe perçoit un mouvement, une lumière, une construction instantanée que je cherche à capter sur un support, dont je propose un « tirage » qui me parle à la manière d’un poème… Parlera-t-elle à d’autres ? C’est la même question que l’on se pose, que je me pose, en tout cas à propos  d’un poème que je viens d’écrire… Proposera-t-elle à d’autres une ouverture ? Une occasion de se poser des questions ? De mieux s’explorer, de se connaître, d’aller à la recherche de…
Alain Freixe : Poursuivons si vous le voulez bien sur ce thème. « La photo voudrait quoi garder ? Elle n’est qu’un souvenir, sans doute qu’on finira par l’oublier. » écrit James Sacré. Que voudrait donc garder la photographie ? Que peut-elle garder ? Qu’est-ce qui se perd en elle ?
Lorand Gaspar : A mon sens, dans ma façon de « voir », de « comprendre »,  l’image, la vision que propose ma photo, ne veut surtout rien « garder », seulement proposer un sentiment de découverte, d’approfondissement soudain, de perception de ce que j’appelle ouverture, de clarté qu’on pourrait dire intuitive.
Alain Freixe : Est-ce la même chose que ce qui se perd dans le poème ? Poème du côté des vestiges, des traces voire même des traces de traces puisqu’en effet vous confiez à Madeleine Renouard dans l’entretien que vous lui avez accordé pour le beau numéro de la revue Europe d’octobre 2005 l’importance que revêt pour vous, dans le procès de l’écriture, les notes prises à la diable sur des carnets. À quelle occasion les revisitez-vous ? Quand décidez-vous d’entrer dans cette resserre des carnets, feuilles volantes, bouts de papier...? Qu’est-ce qui vous y pousse ?
Lorand Gaspar : Oui, poème du côté des vestiges, des  traces et des traces des traces, comme vous le suggérez si bien.  Précieuses sont pour moi ces notes prises, un peu comme des photos instantanées, prises sur le vif… Dans la photo instantanée, souvent, il y a quelque chose comme une note. Et cela devient une photo que je peux proposer à la vision des autres, de quelques autres, quand j’ai eu la chance de toucher juste (juste par rapport à ma singularité et non pas, au grand jamais, dans « l’absolu » ; juste de mon point de vue singulier, plus ou moins partageable).
Alain Freixe : Comment passez-vous des notes au poème ? Comment l’ordre s’impose-t-il au désordre initial ? Comment la forme arrive-t-elle ? Arrive-t-elle toute prête ou évolue-t-elle au fur et à mesure de l’avancée du poème ? Comment finit-elle par s’imposer ?
Lorand Gaspar : Comment je passe des notes au poèmes ? Un peu de la même façon qu’un grain qui contient les informations sur la structure, la biologie intime d’une plante se met à pousser quand les circonstances deviennent propices à son déploiement…. Je note que pour moi les notes, même jetées à la hâte sur un bout de papier ne représentent pas un désordre, mais des points d’appui, les graines d’un futur poème (parfois d’une pensée), qui bénéficiera ou pas des conditions nécessaires à son déploiement.
Alain Freixe : Dans les entretiens que j’ai eu l’occasion de mener dans cette revue avec Yves Bonnefoy, Michel Butor, Marc Alyn, Jean-Vincent Verdonnet ou Salah Stétié, j’ai pris pour habitude d’en terminer avec des questions tournant autour des mêmes préoccupations. La première concerne l’appréciation que vous porteriez sur la poésie française de ce temps, sa situation générale dans le champ littéraire, ses débats, ses modes de diffusion… La seconde, la manière dont vous envisagez les lectures publiques au cours desquelles un poète se risque dans sa parole et enfin l’idée que vous vous faites des interventions des poètes dans les établissements scolaires et, plus généralement, des rapports entre la poésie et l’école.

Lorand Gaspar : La poésie française contemporaine me semble bien vivante, autant qu’il me soit permis d’en avoir une opinion d’après les textes que je connais des poètes de ma génération et de celle qui la suit. J’avoue  trop peu connaître la production de ceux qui ont 25-30 ans aujourd’hui pour en former une opinion.

Quant  aux lectures publiques, je les trouve intéressantes quand c’est le poète lui-même qui lit sa poésie….

Enfin, j’ai personnellement une expérience très encourageante concernant mes propres lectures en milieu scolaire. J’ai eu même l’occasion de communiquer, établir un dialogue  autour de la poésie dans les deux premières classes primaires… J’ai également rencontré avec plaisir des collégiens, des lycéens et des étudiants.

Alain Freixe : Y a-t-il chez vous la nostalgie d’un langage des choses. Mieux peut-être  d’une écriture . Ainsi des martinets « ces traits qui volent » vous dites qu’il sont une « écriture ample, d’un seul trait qui démontre sa source et son élan ». Ailleurs, vous parlez d’une « pensée lisible un instant sans mot et sans trace » qui serait comme écrite dans le monde…
« Ecrire pour dissiper l’écrit », avez-vous écrit, n’est-ce pas viser un chant si pur qu’il serait pur silence ?

Étonnants Voyageurs 1992. Café littéraire
avec : Jean-Pierre CAGNAT, Tony CARTANO,
Lorand GASPAR, John Saul, Alain Thomas.

Lorand Gaspar : Pour moi, biologiste et intéressé depuis mon adolescence à la physique et à toutes les sciences de la nature, il est clair qu’il y a dans la composition de la matière et bien plus dans celle d’une cellule vivante sans parler des organismes vivants  – au niveau cellulaire, au niveau des tissus, de la fibre musculaire aux  structures neuronales -, des « langages », dans la mesure où il y a « communication entre cellules, tissus, organes… J’ai pas mal réfléchi scientifiquement comme poétiquement sur ce sujet dans un livre comme Approche de la Parole, réédité par Gallimard en 2004, couplé avec une réédition d’Appentissage, publié auparavant par Deyrolle.
L’écrit demande à être sans cesse dépassé. Je reviens toujours au même mouvement extérieur et intérieur : s’ouvrir. Rester ouvert à l’inconnu, explorer activement, aller, faire, accueillir, cueillir, participer, aider quand on peut, le peu qu’on peut……

 

Présentation de l’auteur




Éliane Catoni, dans l’ombre d’Yves Bonnefoy

« Nous sommes une photographie qu’on déchire » (Le Désordre)

 

Éliane Catoni. J’aimerais parler d’Éliane Catoni… et pourtant je ne sais rien d’elle. Ou si peu de chose. Des bribes. Il faudrait reconstituer. Retrouver des documents. Interroger les archives. Le nom de Catoni m’est cependant familier. Je le connais depuis l’enfance. Surgit toute une galaxie de noms et de visages. Le seul nom d’Éliane Catoni ravive en moi tant de souvenirs. Liés à l’été de mes dix ans. Le clan Catoni est celui d’une importante famille du Cap Corse. Côte orientale.  Une famille ancienne et nantie, comme il en existe de nombreuses sur l’île. Elle occupe le hameau adamique1 d’un village haut perché dans le maquis, invisible depuis la côte. Ce qui est visible et accessible, c’est la marine du village.

On l’aborde par la route qui longe la mer. Porticciolo. Un petit port, jadis florissant.

Cap Corse ouest.

Aujourd’hui, à peine quelques maisons de pêcheurs, à fleur d’eau, flanquées d’une tour génoise. L’ensemble des biens – demeures, moulins, maquis, oliviers et vignes –  est « Terra di Catoni. »

D’Éliane Catoni, je connais quelques photos. Je les ai eues entre les mains. Des photos de la fratrie. Trois jeunes filles et un jeune garçon. Parmi les filles, Éliane. Jolie, souriante et simple. De bonne famille. Une jeune fille rangée, selon les apparences. Autre photo de famille : un intérieur cossu. Un homme imposant en costume cravate et lunettes d’écaille. Les mains croisées sur les genoux. 

 

Capraia en bateau.

C’est Ange-Jean Catoni, le grand-père d’Éliane. Assis un peu plus loin, un jeune couple. Tout entier absorbé par le plus âgé des enfants en barboteuse. Elle, c’est Éliane. Mais lui, qui est-il ? Je triche un peu, parce que je le sais. Je ne l’aurais certes pas identifié de moi-même, du moins pas spontanément ; mais le maître de maison l’a identifié pour moi. C’est lui que je suis venue chercher ce jour-là, dans le casone au-dessus de la mer.  Lui, mais surtout Éliane. Éliane et lui. De la terrasse en surplomb où je me trouve, je scrute l’horizon. Et se dessinent, tout en lignes douces, les contours mystérieux de l’île de Capraia.

Alors ? Qui est-il ce jeune homme à la chevelure de lion et au visage si fin ? C’est un tout jeune poète. Il faudra attendre quelques années pour qu’il atteigne la notoriété qui est la sienne aujourd’hui. Mais enfin, c’est un talent prometteur. Un peu endimanché ce jour-là, tout comme le patriarche, costume et cravate nouée dans un col blanc. Sont-ils déjà mariés ? Peut-être. Ils se sont mariés en décembre 1947. Éliane a alors 26 ans. Mais elle et lui vivent en couple depuis 1943.

Lorsqu’ils se rencontrent, Éliane est étudiante en lettres. Lui en mathématiques. De deux ans son aînée, elle est âgée de 22 ans.

Capraia et quais de Porticciolo.

Autour d’eux gravitent des sympathisants du surréalisme : l’helléniste corse Yves Battistini, les peintres Victor Brauner et Raoul Ubac, le poète Gilbert Lely.

 

Le jeune homme assis aux côtés d’Éliane Catoni dans la demeure de Porticciolo n’est autre que le poète Yves Bonnefoy. Éliane Catoni est sa première épouse. Elle le restera jusqu’en 1961. Période où la présence de Lucy Vines s’impose de manière inéluctable et définitive auprès du poète. J’ignorais jusqu’à il y a peu encore - en tout cas cela m’avait échappé et je n’en avais gardé aucun souvenir -, qu’Yves Bonnefoy avait été l’époux d’une jeune Corse ; qu’il avait effectué de nombreux séjours au nord de Bastia, dans le village de sa compagne. Il se peut qu’au cours de l’été de mes dix ans je les aie croisés l’un et l’autre, ignorante de leur histoire commune, ignorante de l’un et de l’autre.

Cette pensée me les rend à la fois plus proches et plus énigmatiques. Désormais je ne peux dissocier Yves Bonnefoy d’Éliane Catoni. Je ne peux oublier qu’ils ont hanté ces lieux qui sont aussi les miens. Avec en arrière-plan, Capraia, dont je redécouvre la présence dans les premières pages de L’Arrière-Pays.

Et Capraia, si longtemps l’objet de mes vœux ! Sa forme  – une longue modulation de cimes et de plateaux – me semblait parfaite, et je ne pouvais en détacher mes yeux pour des minutes entières, surtout le soir, depuis qu’elle avait surgi de la brume le second jour du premier été, et tellement plus haut que je n’avais cru que se trouvait l’horizon.2

 

Capraia vue de Santa Severa.

Cela aussi, je l’avais oublié. J’avais pourtant lu ces lignes et j’avais traversé des yeux ces paysages sans garder la moindre trace de ces mots. Je ne m’étais pas non plus interrogée sur la présence du poète dans le Cap Corse. Tout cela s’était effacé au fil de la lecture.

Pour tenter de rattraper le temps, pour tenter d’en savoir davantage sur ce couple dont l’histoire littéraire n’a gardé que peu de souvenirs, pour tenter de débusquer la présence d’Éliane Catoni derrière l’omniprésence du poète, je consulte les ouvrages que je tiens à portée de main. Dont le numéro d’Europe consacré à Yves Bonnefoy et à son œuvre. Seul Patrick Labarthe, dans l’article intitulé « l’Archéologie du "Désordre" » évoque par deux fois la présence d’Éliane Catoni dans la vie du poète à partir de vers extraits de L’Heure présente et autres textes :

Et en haut ce n’est que noir,
Au-dessous c’est vert émeraude, comme la mer.
Quelle énigme, quel rien, ce jour, cette nuit,
Comme nous entrons tous les deux dans notre première chambre. 3

Ou encore :

Te souviens-tu / de notre première chambre !  4

 

 

ciel noir sur les Agriates.

Selon le critique, ce vers renvoie « au petit logement de Fontenay-sous-Bois » que Bonnefoy partageait à l’époque avec Éliane Catoni. Il ne faudrait pas cependant réduire ces vers à « la simple remémoration de la vie commune avec Éliane Catoni, première épouse du poète ». Yves Bonnefoy « allégorise en ce partage du noir et d’un vert "intense comme la mer" la dialectique d’un destin et d’une poétique… ».

 

Mais revenons à Éliane Catoni. Ce qui me fascine dans les lectures que je peux effectuer autour de l’histoire du poète à l’époque de sa première épouse, c’est que le nom d’Éliane Catoni y soit à ce point absent. Comme si son existence avec le poète, plus de quinze années durant, se soldait à quasiment rien. Il s’avère pourtant qu’Éliane Catoni avait une vie intellectuelle intense. Et que ses activités étaient au diapason de celles d’Yves Bonnefoy.

 

Pour en savoir plus, il faut plonger dans la Correspondance d’Yves Bonnefoy, dont je possède le tome I. L’édition de cette correspondance a été « établie, introduite et annotée par Odile Bombarde » (également présente dans le numéro d’Europe) « et Patrick Labarthe ».

C’est dans ce volume imposant que je puise toutes les informations qui concernent Éliane Catoni. Tout ce que la recherche universitaire sait d’elle à ce jour est rassemblé dans cet opus. Peut-être le tome II de cette correspondance (actuellement en préparation) apportera-t-il d’autres révélations sur l’importance et sur l’originalité du travail d’Éliane Catoni ainsi que sur le rôle qu’Éliane Catoni a joué auprès d’Yves Bonnefoy ? J’attends donc la sortie de cet ouvrage avec impatience.

Mais revenons à Paris. Un an avant le mariage, en 1946, du jeune couple, tous deux collaborent à différents projets et réalisations. Ensemble ils publient La Révolution la nuit. Le tract – titre éponyme d’une œuvre de Max Ernst peinte en 1926 –   a été rédigé anonymement par quatre artistes : le peintre praguois Iaroslav Serpan et Claude Tarnaud, peintre et poète ; mais aussi Éliane Catoni et Yves Bonnefoy.

Lisant et relisant ce tract surréaliste qui reprend la formule provocatrice d’André Breton, « Dieu est un porc », je m’interroge. Au cours des repas dominicaux de Porticciolo, Éliane Catoni et Yves Bonnefoy évoquaient-ils leurs activités estudiantines subversives ? Comment un tract aussi contestataire et anticlérical que celui qu’ils avaient rédigé et distribué à 500 exemplaires pouvait-il être reçu par le grand-père Ange-Jean Catoni, une forte personnalité ancrée dans la tradition corse et un homme très marqué à droite ? Je souris par-devers moi  à l’idée des discussions houleuses qui ont très certainement accompagné le sauté de veau arrosé d’un vin du Cap !

Je regarde les photos d’Éliane Catoni en jeune fille rangée. J’essaie de dénicher le lien qui court secrètement entre cette jeune fille sage et l’étudiante anarchiste, engagée dans la rédaction de tracts surréalistes virulents : La Révolution la nuit Liberté est un mot vietnamien (avril 1947) ; « Dieu est-il français ? ».  Quand et comment la jeune femme a-t-elle pu basculer de la brillante helléniste qu’elle est, auteure d’une Épiphanie chez Homère, à la contestataire, cosignataire avec le poète d’aphorismes comme celui de La Nouvelle Objectivité ? 

Je n’ai pas de réponse. Sauf à me remettre en tête qu’Éliane Catoni était une Parisienne. Et que ses fréquentations ne se bornaient pas à la seule université. Les milieux intellectuels et artistiques ne lui étaient pas étrangers. Pas plus à elle qu’à son frère Jean Catoni, étudiant en droit et artiste, qui travaillait parfois pour le peintre Hans Bellmer. En atteste cette déclaration que le peintre adresse à Yves Bonnefoy dans une lettre d’octobre 1949 :  

 Je suis très content que le frère d’Éliane Catoni se charge du coloriage d’une série de photos. Dans dix jours, tout sera colorié.5

Si je parcours la liste des cosignataires du tract Liberté est un mot vietnamien, force est de constater que le nom d’Éliane Catoni émerge de ce tract. Avec celui de la peintre Nô Pin (N. Seigle). Elles sont d’ailleurs les deux seules femmes à tenir leur rang dans cet aréopage :

 

Porticciolo et Capraia.

Adolphe Acker, Yves Bonnefoy, Joë Bousquet, Francis Bouvet, André Breton, Jean Brun, J.B. Brunius, Éliane Catoni, Jean Ferry, Guy Gillequin, Jacques Halpern, Arthur Harfaux, Maurice Henry, Marcel Jean, Pierre Mabille, Jehan Mayoux, Francis Meunier, Maurice Nadeau,  Henri Parisot, Henri Pastoureau,  Benjamin Péret,  N. et H. Seigle, Iaroslav Serpan, Yves Tanguy.6 (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet Archives Yves Bonnefoy).

Correctrice aux Archives Nationales, Éliane Catoni travaille alors sur les épreuves du volume de la Pléiade consacré au marquis de Sade.  En témoigne une lettre que Gilbert Lely7 –  « auteur de la monumentale Vie du marquis de Sade » et « éditeur des Œuvres complètes de Sade » –  adresse à la jeune femme le 2 janvier 1952 :

« Chère Éliane, quels qu’ils soient, je respecte vos scrupules. Je viens de rayer la petite note de ma Vie de Sade qui exprimait ma gratitude à votre égard. Mais dans cet ordre de deleatur, dois-je, Éliane, également supprimer la mention de votre travail au bas du conte de Seide8 que je viens d’adresser à Monsieur de Sacy, pour sa revue ? J’avais inscrit :

"Transcription d’Éliane Cattoni révisée par G.L." Et en effet, je m’étais rendu à l’Arsenal où j’avais collationné votre leçon sur une nouvelle lecture. (Je dois dire que votre transcription était remarquable de fidélité… ».

Enfin, Éliane Catoni est aussi poète. Elle est l’auteure d’un poème intitulé « Dans le lacis de tes rires ».  Poème que le traducteur et éditeur Henri Parisot, ami des surréalistes, avait proposé de publier dans sa revue Les Quatre Vents. Mais qu’est devenu ce poème ? Où peut-on aujourd’hui le trouver ?  En existe-t-il d’autres ? Autant de questions que je me pose, et que la modestie et la discrétion de la jeune femme ont laissées sans réponses.

Ce qui frappe en elle, outre sa discrétion, c’est sa beauté, au sein de ses amis de l’époque. Naïm Kattan voyait en elle « une orientale française » et Salah Stétié n’hésitait pas quant à lui à faire un rapprochement poétique entre elle et « Douve » : « douve elle-même par on ne sait quel éclat sombre en elle. »

 

Entre les années marquées par le surréalisme – Traité du pianisteLa Révolution la nuit, 1946 – et la publication au Mercure de France, en 1953, du premier recueil poétique important de Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, a eu lieu pour Yves Bonnefoy la découverte de l’Italie. Et cette découverte s’est faite depuis la Corse. Et en compagnie d’Éliane. Avec l’île de Capraia comme point d’ancrage onirique. C’était au printemps 1950. Le couple venait de quitter Paris pour plusieurs semaines pour se rendre en Corse et assister aux obsèques d’un membre de la famille Catoni. Probablement l’aïeul d’Éliane Catoni. Avant d’embarquer à Bastia pour Livourne. Début mai. De ce premier voyage et des réflexions qui l’accompagnent, naîtra L’Arrière-Pays, davantage rêvé que vécu, « défendu par l’ampleur de ses montagnes, scellé comme l’inconscient. »9

Lorsqu’en 1972 L’Arrière-Pays paraît aux éditions Albert Skira, le visage d’Éliane Catoni s’est depuis longtemps estompé. Un autre visage a fait irruption dans la vie du poète : celui de sa fille Mathilde. Dont la mère est Lucy Vines, la seconde épouse du poète.

Comme dans un rêve, l’image qui revient, qui perdure et qui m’habite, est celle d’Éliane Catoni. Une seule image. Qui flotte autour de moi et m’accompagne, indistincte et discrète. Ces quelques pages que je viens  d’écrire vont-elles m’encourager à poursuivre la quête que j’ai entreprise ? Cette quête, c’est à Odile Bombarde que je la dois. Et je l’en remercie.

Tollare.

Notes :

1 : Adjectif que j’ai forgé à partir du toponyme du hameau Adamo.
2 : Yves Bonnefoy, L’Arrière-Pays, Éditions Gallimard, collection Poésie/Gallimard, 2003 (pour L’Arrière-Pays) ; 2005 (pour la postface), page 15.
3 et 4 : Yves Bonnefoy, L’Heure présente et autres textes in Patrick Labarthe, L’Archéologie du "Désordre", Europe, mars 2018, pp. 141 et 150.
5 : « Hans Bellmer » in Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles
Lettres, 2018, p. 940.
6 : « André Breton » in Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 29.
7 : « Gilbert Lely » in Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 75.
8 : Marquis de Sade, Seide, conte moral et philosophique, présentation de Gilbert Lely, Mercure de France, 1er octobre 1952, in « Gilbert Lely » (Yves Bonnefoy, Correspondance, tome 1, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Paris, Les Belles Lettres 2018, p. 75).
9 : Yves Bonnefoy, L’Arrière-Pays, éditions Gallimard, collection Poésie/Gallimard, 2003 (pour L’Arrière-Pays) ; 2005 (pour la postface), p. 17.

 

Photos : Angèle Paoli




Conceição Evaristo, poète afro-brésilienne

 

Conceição Evaristo, est une écrivaine afro-brésilienne, née le 29 novembre 1946, dans une favela de Belo Horizonte, dans le Minas Gerais. Issue d'une fratrie de 9 enfants, elle aide sa mère à la maison, et travaille comme domestique dès l'âge de 8 ans, mais a la chance d'aller à l'école et de vivre dans un milieu qui l'aime et nourrit son amour des contes :

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photo : Pablo Saborido/CLAUDIA

Je ne suis pas née entourée de livres, j'insiste. C'est dans le temps et l'espace que j'ai appris depuis l'enfance à cueillir les mots. Notre maison était dénuée de biens matériels mais habitée par les mots. Ma mère et ma tante étaient de grandes conteuses, mon vieil oncle était un grand conteur, nos voisins et amis contaient et racontaient des histoires. Chez nous, tout était raconté, tout était motif de prose-poésie .

En 1973,  elle réussit à passer un concours pour devenir enseignante : elle enseignera à Rio de Janeiro, dans des écoles primaires publiques, avant de reprendre des études de lettres, à 40 ans, avec une belle ténacité. Elle est la seule de sa famille à faire des études universitaires - elle accède même à un doctorat de littérature comparée en 2011.

Autodidacte,Conceição Evaristo écrit poèmes, nouvelles et romans, et lit énormément, également en français, les oeuvres d'Aimé Césaire, Léopold Senghor, Edouard Glissant, Maryse Condé, Michel de Certeau et Frants Fanon.

Figure emblématique de la littérature afro-brésilienne, qui cherche à réhabiliter les mémoires issues de l'esclavage, elle écrit pour les minorités – les pauvres vivant dans les quartiers défavorisés, les noirs issus d'esclaves, en butte au racisme, les femmes soumise à la violence, les exclus d'une société blanche encore empreinte des habitudes et des préjugés du colonialisme :

 En tant que femme noire, on attend de moi que je sois bonne au lit, bonne cuisinière, bonne danseuse mais sûrement pas écrivain, intellectuelle et productrice de savoirs.

Dans ses ouvrages, elle mélange régulièrement fiction et réel, et réinvente les histoires oubliées. Le roman Banzo, mémoires de la favela, largement inspiré de l'expérience personnelle de Conceição Evaristo, est un bon exemple de ce qu’elle appelle « l'écrit-vie » : la transformation et l'intégration des souvenirs individuels des gens qu’elle a connus en une seule et même mémoire collective.((Les premiers écrits de Conceição Evaristo ont été publiés en 1990 dans le recueil d'œuvres littéraires afro-brésiliennes Cadernos Negros.

Une sélection de sa poésie a été publiée en français en 2019, dans une traduction de Rose Mary Osorio et de Pierre Grouix, en édition bilingue chez des femmes / Antoinette Fouque, sous le titre Poèmes de la mémoire et autres mouvements.))

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Choix de poèmes extraits de Poèmes de la mémoire et autres mouvements, traduit du portugais (Brésil) par Rose Mary Osorio et Pierre Grouix, édition bilingue, des femmes- Antoinette Fouque, 2019 - avec l'aimable autorisation de l'éditrice.

Il faut se souvenir (p.16)

 

La mer vagabonde houleuse sous mes pensées

La mémoire féroce lance son gouvernail :

il faut se souvenir.

Le mouvement de va-et-vient dans les eaux-souvenirs

de mes yeux baignés de larmes me submerge de vie,

salant mon visage et mon goût.

Je suis une éternelle naufragée,

mais les profondeurs des océans ne m'effraient

ni ne m'immobilisent.

Une passion profonde est la bouée qui me tient hors de l'eau.

Je sais que le mystrère subsiste au-delà des eaux.

 

Recorda é preciso

 

O mar vagueia onduloso sob os meus pensamentos

A memòria bravia lança o leme :

Recordar é preciso.

O movimento vaivém nas águas-lembranças

dos meus marjados olhos transborda-me a vida,

salgando-me o rosto e o gosto.

Sou eternamente náufraga,

mas os fundos oceanos nâo me amedrontam

e nem me imobilizam.

Uma paixâo profunda é a bóia que me emerge.

Sei que o mistério subsiste além das águas.

 

*

 

Certificat de décès (p. 29)

 

Les os de nos ancêtres

cueillent nos larmes pérennes

pour les morts d'à présent.

Les yeux de nos ancêtres,

étoiles noires teintées de sang,

s'élèvent des profondeurs du temps

prenant soin de notre mémoire meurtrie.

La terre est couverte de fosses

et à la moindre inattention de la vie

la mort est certaine.

La balle ne manque pas sa cible, dans le noir

un corps noir chancelle et danse.

Ce certificat de décès, les anciens le savent,

a été gravé depuis le temps des négriers.

 

*

 

Moi-Femme (p 37)

 

Une goutte de lait

coule entre mes seins.

Une tache de sang

orne mon entrejambe.

Un demi-mot mordu

s'échappe de ma bouche.

De vagues désirs insinuent des espoirs.

Moi-femme toute en rivières rouges

j'inaugure la vie.

A voix basse

je violente les tympans du monde.

Je prévois.

Je prédis.

Je pré-vis.

Avant – maintenant – tout ce qui arrivera.

Moi femme-matrice.

Moi force-motrice.

Moi-femme

abri de semence

mouvement perpétuel

du monde.

 

*

 

Voix-femmes (p. 39)

 

La voix de mon arrière-grand-mère

a fait écho à une enfance

dans les cales du navire.

A fait écho aux lamentations

d'une enfance perdue.

La voix de mon aïeule

a fait écho à l'obéissance

aux Blancs-maîtres de tout.

La voix de ma mère

a fait écho tout bas à la révolte

au fond des cuisines des autres

en-dessous des piles

de linge sale des Blancs

par le chemin poussiéreux

menant à la favela.

Ma voix fait encore

écho aux vers perplexes

avec des rimes de sang

et

de faim

La voix de ma fille

emprunte toutes nos voix,

recueille en elle

les voix muettes tues

étouffées dans nos gorges.

La voix de ma fille

recueille en elle

la parole et l'acte.

Le passé – l'aujourd'hui – le présent.

La résonance se fera entendre

dans la voix de ma fille

L'écho de la vie-liberté.

 

*

 

La Nuit ne ferme pas les yeux dans les yeux des femmes (p.43)

 

en mémoire de Beatriz Nascimento

La nuit ne ferme pas les yeux

dans les yeux des femmes,

la lune femelle, notre semblable,

telle une vigie attentive, surveille

notre mémoire.

La nuit ne ferme pas les yeux

dans les yeux des femmes,

il y a plus d'yeux que de sommeil

où les larmes suspendues

virgulent le laps de temps

de nos souvenirs humides.

La nuit ne ferme pas les yeux

dans les yeux des femmes

des vagins ouverts

retiennent et expulsent la vie

où les Ainás, Nzingas, Ngambeles

et autres petites filles lunes

éloignent d'elles et de nous

nos calices de larmes.

La nuit ne fermera jamais les yeux

dans les yeux des femelles

puisque dans notre sang-femme

dans notre liquide mémoire

en chaque goutte qui jaillit

se trouve un fil invisible et fort

cousant patiemment le filet

de notre résistance millénaire.

 

Entretien avec Conceição Evaristo chez Fanchette Bourblanc du collectif Brésil-Rennes.
En collaboration avec Marie-Anne Divet de Histoires Ordinaires.

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 Poèmes de la mémoire et autres mouvements,  traduction de Rose Mary Osorio et de Pierre Grouix, en édition bilingue chez des femmes / Antoinette Fouque, 2019




Mots d’Ils, entretien avec Gérard Duchêne

 

On peut passer une vie à parler ou à se taire ;
je me tais en écrivant
G.D. 1988

En janvier 1989 l’occasion s’est enfin présentée. Restaient à définir les orientations et le cadre... Travail sur les oeuvres, lente imprégnation raisonnée de l’historique du travail, contacts divers avec Gérard Duchêne, rapport avec sa terrible écriture critique : Gérard Duchêne est un redoutable analyste de son propre travail... En fin de compte une position est prise en commun qui m’agrée complètement, parce qu’elle me paraît aussi bien "coller" à la démarche de Duchêne qu’au type de relation que j’ai pu tisser avec elle et... avec Il.

Gérard Duchêne me parle d’un texte qu’il vient d’écrire et qui se présente comme réponses à une série de questions de lui-même, à lui-même. Je lui propose aussitôt de me poser les mêmes questions auxquelles je répondrais moi-même, en signant de mon nom, mais en écrivant à la troisième personne, comme si j’étais lui, mais étant entendu qu’il ne s’agirait aucunement pour moi d’adopter son point de vue. Il nous serait loisible par la suite, si nous y voyions intérêt, de comparer les deux séries de réponses.

Ainsi a été fait... Le texte qui suit est écrit à la première personne, mais souviens-toi, lecteur, que c’est le critique qui écrit.... Ça me paraît tout à fait conforme à la démarche du "Journal d’Il". Une dernière chose dans l’organisation de cette singulière interview : toutes les questions ont été écrites par Duchêne à la suite l’une de l’autre sans attendre mes réponses. Mais j’ai donné les réponses sans prendre une connaissance préalable de la totalité des questions... C’est un autre élément de la règle du jeu.

Au seuil de dire pourquoi, peu à peu, cette œuvre a pris pour moi une telle importance telle que je la situe parmi les plus grandes, ma réticence n'est du coup doute qu’au doute que je fais peser sur ma capacité à la présenter à la hauteur de sa valeur.

 

Portrait de Gérard Dufrêne

Questions (IL): Gérard Duchêne
Réponses (JE) : Raphaël Monticelli
1989

 

 

J’ai choisi de peindre avec le texte comme matière première GD

Il : Ecrire ou peindre ? Sous quelle étiquette peut-on te placer ?
Je : Indubitablement, je peins:  j’utilise de l’écriture comme Cézanne utilisait la sainte Victoire, ou Monet les nénuphars ou la cathédrale de Rouen... Je suis un paysagiste de l’écriture... Voilà. En première approche, je dirai que l’écriture, c’est la réalité que je représente. A ce point de la discussion j’ai deux choses à préciser qui tiennent au statut particulier que j’accorde à l’écriture dans mon travail.
Tu sais que ce n’est pas n’importe quelle écriture qui me sert de "modèle". Je dis modèle pour reprendre l’idée des peintres de la figure que j’utilisais plus haut... Je me sers de ma propre écriture, de mes propres gestes et, en gros, de mes propres textes. Je crois que la précision est d’importance : je ne figure ni l’écriture, ni une écriture... pas même mon écriture, c’est mon "écrire" que je représente, comme acte et comme sens. Dire que je le représente n’est d’ailleurs pas très juste. Ma première approche était meilleure : mon modèle, c’est mon écrire, acte et sens. Ce qui t’est certainement aussi clairement apparu, c’est que je ne me pose aucunement en esthète de la lettre ou du texte ni en écrivain (mon problème ce n’est pas même le calligramme), ni calligraphe.
Ce qui est important, c’est que, dans chaque cas, s’exprime, comme l’on dit, s’esthétise, un certain type de rapport au réel qui, chaque fois, vient faire varier le statut initial de l’objet concerné aussi bien dans le champ artistique que dans la réalité sociale.
Ainsi, quand je me sers de mon écrire (acte et sens), j’ouvre la peinture à un type nouveau de « modèle ». Ce faisant, s’exprime un rapport inédit à l’écrire qui me paraît être particulier à notre époque ; j’oeuvre -j’opère - dans le statut de l’écrire. Mon modèle, c’est notre acte intime, massif et douloureux d’écrire. C’est cet objet, perdu parce qu’inutile ou incommunicable à autrui : l’expression de nous-même... notre identité ?
Mon apport, c’est d’introduire comme modèle non l’écriture mais mon rapport à elle : mon écrire dont le sens perdu (en fait je n’écris pas, je... désécris) figure chacun de nous, incertain de sa propre identité, à tout le moins incertain de la validité de l’expression de sa propre intimité.

Détournements, 1975

Tressages, 1973

 

Je ne peins pas avec quoi, mais avec comment.
J’inscris pour  me taire…
G.D.

 

Il : Que signifient ces rapports que tu établis, dans ton travail, avec l’identité ? S’agit-il de ton identité ou d’une idée globale d’asservissement par le fait de normes ?
Je : Je disais que la figure de l’écrire renvoyait à ce qui est en chacun de nous incertitude de sa propre identité ou de la validité de l’expression de son intimité. Peut-être d’ailleurs qu’en faisant de la sorte je propose, je revendique, ou je cherche un autre statut et de l’intimité et de l’identité, qui ne soit pas fondé sur une norme impérative ou sur des faux-semblants.
« Le journal d’Il » pose -comme tel- le problème de ma présence à une identité. C’est bien "Je" qui écris, et ce "Je" qui écrit fait le journal d’"Il", d’autant plus absent que ma technique d’écriture à la fois permet de reconnaître qu’il y a texte, et le rend en même temps tout à fait impossible à lire. En ce sens se pose le problème de l’identité.
Saisir la réalité dans son mouvement, les objets et les êtres en construction constante de leur identité. C’est exactement ce que je travaille avec mes O.C.N.I., mes Objets Codés Non Identifiés. la mise en doute, ou en cause, du caractère immédiatement identifiable est du même ordre que dans le "Journal d’Il", et dans l’ensemble de mon travail de peinture. Le problème tourne autour de l’idée QU’IDENTIFIER CE N’EST JAMAIS QUE RE-CONNAÎTRE DES CODES OU DES NORMES OU DES NOMS… QUE L’ON CROIT - À TORT- INVARIABLES.
En même temps, ce qui est perdu comme sens -ce qui est désécrit- s’affirme d’autant plus violemment comme réalité plastique. Le peintre est peut-être isolé et absent de la communication, mal identifié ou non identifiable, identité incertaine, perdue ou douteuse, mais la pièce est bien là fondant une identité nouvelle... "énormité devenant norme »…

Livre trempé dans la peinture, 1975

Livre reconstitué, 1975

 
Il : Cette position à cheval peinture-écriture n’est-elle pas inconfortable. Te considère-t-on comme peintre ? Te considère-t-on comme écrivain ?
Je : C’est un peu la question n°1 sous l’aspect du confort et du regard des autres.
Il n’existe pas de situation créatrice confortable. L’inconfort c’est au jour le jour, c’est au quotidien, c’est l’esprit qui veille tandis que la main agit, c’est l’opposition entre ce que l’on est en train de faire et le spectacle que l’on se donne en le faisant, c’est la pression de la norme tandis que l’on travaille.
En même temps je ne m’accroche, je ne m’arrête qu’à ces pratiques de l’art qui détournent des techniques, prennent à contre-pied les modèles habituels, hésitent, et font hésiter sur le statut des objets et des outils, travaillent en aveugle. C’est-à-dire travaillent en acceptant de se masquer une partie des procédures, comme s’il s’agissait de la figure d’autres aveuglements quand on oeuvre comme quand on regarde.
 

*

C’est la distance entre l’oeuvre et le produit -entre la production et la consommation qui crée le champ de rupture. Non la volonté idéologique qui détermine le geste.

Cette "rupture" tient à une fantaisie -hors convoitise de faire. Une façon de faire qui se situe déjà en dehors de soi-même -comme si "l’autre" peignait son autoportrait. Comment alors "se reconnaître" dans le miroir où heureusement ne figurait plus qu’un inconnu -le portrait de soi miraculeusement ailleurs. Mais où ?

G.D.

 

Il : Tu écris tes matrices de façon autobiographique. Pourquoi ? A une certaine époque il s’agissait de récupération de textes imprimés. Pourquoi ce glissement ?
Je : Il fallait bien que cette question de l’autobiographie arrive. J’ai déjà eu à parler de mon écriture des matrices, j’ai parlé de mon rapport à l’intimité et à l’écriture intime à propos de la question sur l’identité.
C’est vrai du journal d’Il, comme d’un certain nombre de mes livres (je pense notamment à "Adieu ma jolie" écrit à la suite de mon divorce). Comme l’écriture, ma vie, ma biographie me servent de matière première, et j’adopte face à cette matière, une attitude de distance qui conduit à une forme d’autodérision.
Tout cela s’appelle souffrance. Cela s’appelle quelquefois désespoir. Ma seule autobiographie, c’est celle qui s’écrit dans mon travail de peintre.
J’ajoute que si, du point de vue textuel, mon travail a glissé, pour ces raisons, du texte imprimé à mon journal écrit, je conserve largement le rapport à l’imprimé : par les OCNI, comme par tout mon travail d’oblitération des affiches publicitaires.

*

L’art n’existe que par la pratique et -pourrait-on dire-
presque uniquement grâce au lieu où il se fabrique : l’atelier.
((Celui-ci devenant peu à peu le cerveau du peintre,
l’espace de son devenir
G.D.

Il : Qui est "Il" dans le "Journal d’Il" ?
Je : J’ai déjà répondu à cette question... "IL" est un "je" qui s’absente, ou qui s’absentéise, un emblème de l’isolement. Une mise à distance de soi qui serait définitive si la question n’était aussi insistante. Pour citer Duchêne: « il faudrait mettre la plus grande distance entre soi-même tel qu’on se conçoit et l’autre: l’inconcevable. Il faudrait chercher celui-là en perdant ses propres références. »

*

Le fait de peindre engage le corps comme outil mais surtout
la totalité de l’individu comme acteur de sa propre perte.
Pas de transformation en vue d’un  « meilleur » mais au moins
la perte des principes même qui nous déterminent. Approche d’une
disponibilité impertinente et amorale …
G.D.

 

 

Il : Tu es devenu un peintre "mûr". Que signifie ce terme au niveau des problèmes de la peinture. Le mur est aussi l’apparence visuelle des pavés de textes.
Je : La matrice fait pavé en se défaisant comme sens. Le mur des pavés de textes se fait de mon ouverture -peut-être la fait-il-, du travail des humidités et de leur perte.
Pour le deuxième aspect de la question : le problème de ma maturité de peintre renvoie à celui des incertitudes et du confort. Je crois que la maturité tient, dans la peinture, au fait de savoir que, somme toute, sans prétention aucune, on fait la seule chose que l’on puisse faire : c’est assumer sa pratique, et, le cas échéant, l’assumer comme erreur, en tout cas comme errance.
Je crois en suite que mon apprentissage est achevé..: Je suis plein de quelque chose qui ne m’appartient pas. La maturité, c’est savoir à quels courants historiques on se rattache, de quelles solidarités on est tissu dans ses rapports aux autres artistes, comme aux autres pratiques sociales. De ce point de vue-là aussi, je suis entré dans ma maturité de fait.
C’est un autre tic de Monticelli de rappeler à ce propos l’exemple d’Okusai qui disait à 70 ans qu’il commençait à savoir peindre, alors... Mais je crois que le savoir du peintre dépasse dépasse « le « savoir peindre » et que cet oubli détermine peut-être sa seule présence. Il est devenu une machine sans nom qui fonctionne – c'est tout!

*

 

 

Mon travail est une façon d’effacer les traces au fur et à mesure de
l’avance. Niveler -supprimer les alibis- les fausses raison de se
croire plein de quelque chose.
G.D.

Mon travail est une façon d’enterrer une existence.
G.D.

 

 

 Le mot feuille s'inscrit sur l'arbre, 1996

Il : Tes activités de détournements du sens concernent la peinture, le livre, l’objet. Une sorte de position de refus. Comment, et à partir de quoi se situe ce refus, comment produit-il ?
Je : Plus que d’un refus, il s’agit d’un détournement, comme le suggère la première partie de la question.
Deuxième approche : s’il s’agit d’un refus, c’est celui du statut prédéfini de la peinture, du livre, de l’objet ; c’est alors la proposition d’un statut différent et, par conséquent, par rapport à l’attendu, l’apparence d’un détournement.
La place et le rôle assignés à la peinture, à l’objet, et à ce type particulier d’objet qu’est le livre, ne me conviennent pas. C’est à partir du statut social, historique et culturel que je me situe. Je m’explique : aujourd’hui le fonctionnement de la peinture et du livre (le type de fonction et la façon dont elle est assumée) tend à les tirer vers l’objet, et l’objet, massivement, vers la marchandise, et la marchandise vers un prix de plus en plus déconnecté de la valeur, c’est à dire oublieux de la réalité du travail fourni. C’est en gros ce que l’on observe aussi bien dans la spéculation boursière et dans cette espèce de reflet spéculatif que constitue le marché de l’art, que dans la masse des objets visuels -les images- et écrits -les livres- dont la production est de plus en plus énorme au point qu’on ne se pose plus la question de la gestion des stocks : l’invendu d’une production écrite passe systématiquement au pilon dans des délais de l’ordre du trimestre.
Si j’exprime un refus ou un détournement, ça passe aussi par là. En outre, il y a bien sûr aussi ce que je disais plus haut concernant mon refus de l’institution, de l’académisme, de la norme, du faux-semblant. Je crois que ça répondait aussi à la question de savoir comment ce refus, à mon sens, PRODUIT.

*

 

Le travail fini est toujours un fragment donc un déchet du travail en cours
G.D.

 

 Il : Ce suicide "prétendu", est-il réel ou simulé ? S’il est simulé il peut présenter de l’intérêt par rapport au parcours vers cette fin, qui est peut-être fin du corps formulé.
Je : Rien n’est moins suicidaire que de s’accoutumer à la mort. Rien n’est plus garant de notre dignité que de saisir au jour le jour la mort en actes dans la vie.

Brouiller les cartes, 1975

Vivre, ça n’est peut-être que ça : savoir se perdre. Et toute trace que nous laissons, justement parce ce que ce n’est pas simple indice, qu’il y va des jalons de notre présence, c’et cette mémoire au présent que nous savons produire, dont nous nous savons producteurs. La mort est là, dans la conscience d’une histoire, dans les jeux de la mémoire formée de notre vie d’absence, qui nous apprend à vivre l’absence et à nous vivre comme absents virtuels.
Et l’oeuvre d’art c’est, entre autres, la forme concrète que prend cette virtuelle absence et dans cette série intitulée « enterrement d’un jour » qui mettait en regard matrices et stèles en béton, que pourrait être les variations de formule sur la stèle d’IL?

Sans cornes ou cent regards, 1996

*

Ce va et vient entre l’orgueil et la connerie devrait conduire à une humilité ou à une forme de lucidité d’un jeu conscient et accepté.
G.D.

Il : Les techniques diverses que tu emploies à partir du lieu primordial de la matrice te permettent de varier tes "séries". Pourquoi ne pas privilégier uniquement le travail conceptuel de l’écriture sur matrice ?
Je : Si je ne développais pas mes séries dans la diversité des traitements plastiques que permettent les plaques, elles n’apparaîtraient que comme stèles gravées, comme texte se perdant dans les creux produits par sa propre écriture, et non comme matrices. Dans ce cas le travail d’écriture, d’écrivain, serait premier, et chaque plaque serait un objet : l’objet d’un rapport au texte et à son illisibilité.

 

 

Mon problème n’est donc pas de produire, sur cette plaque, ce simple objet, mais quelque chose d’autre. En même temps, j’en fais l’outil d’un certain nombre de procédures purement plastiques qui seules me permettent de faire accéder le texte au statut de MODÈLE de peinture : non comme simple sens perdu, mais comme matière, motif, modèle du peintre. En bref : si la plaque ne devient pas matrice, si elle ne passe pas d’objet à outil, l’écrire ne remplit pas son rôle figuratif: figurant-figuré.
Pour en revenir à la question de la perte, le texte déjà perdu dans le travail sur la plaque- se perd à nouveau -et autrement- au moment du report. C’est aussi le rôle de la pigmentation : dans le cas du travail sur la plaque, la différenciation des traces est produite par l’action de l’acide creusant la surface et c’est en ces creux où est la lettre que se focalisent les regards : le texte fait image par disparition de matière. Au moment du report, la couleur marque, évidemment, les reliefs de la plaque, c’est-à-dire que l’image du texte apparaît encore comme manque, comme matière non déposée. En même temps, les différenciations de traces, les lieux de focalisations du regard, sont transférés de la lettre au texte, et du texte à la toile.

*

L’œuvre vit son dernier sommeil sans lanterne pour la veiller sinon la
grâce du critique ou de l'écrivain qui perdure sa trace dans l'infini de
son propre sommeil 

G.D.

 

 

 3 pages froissées collées, 1973

Il : Si tu me posais une question quelle serait-elle ?
Je : de but en blanc, je n'en vois qu'une : comment ton écriture fonctionne-t-elle? Sert-elle à transcrire ce que tu sais la peinture ? Où est-elle moyen de chercher à en savoir plus ?

*

L’art c'est la mort de la lettre.
L’être à partir duquel on transmet la mort
La mort du présent pour une présence de l'éternité
éternité de l'absence de l'œuvre
au profit de la présence du peintre
qui
trouverait dans ce présent l'éternel que lui confère ce refuge dans
l’histoire.
G.D.

 

Présentation de l’auteur




Dialogue d’Absents : Gérard Duchêne et Raphaël Monticelli, à propos de Max Charvolen

A l'occasion de l'exposition de Max Charloven à la Galerie Alessandro Vivas, Paris, 1993

Puis le corps s’est figé et, avec des gestes de noyé , les pieds emprisonnés, le peintre a défini comme espace à saisir cela seul que ses mains pouvaient atteindre, et c’est pour garder la trace de cet espace que sont venues, sur lui, s’assembler des bribes de toile, se reconstituer un espace plastique.

la toile manquant là seulement, où s’emprisonnaient les pieds
“Il s’agit alors, dit Duchêne, de la “nature” du peintre inscrit dans un cercueil de lumière qui vient braire à l’intérieur des terres.”

Quand il a été bien clair pour lui, que ce n’est qu’en collant au sol, à la matière, aux lieux et aux choses, qu’il parviendrait, peut-être, à recoller les morceaux, à panser le monde, à en garder, précaire et en lambeaux, la trace, le suaire, Charvolen a commencé à emmailloter le monde et les objets du monde. 

Le déraisonnable inventaire de ces prétextes à l’œuvre ferait se côtoyer douches et verres, boites en fer blanc et brouette, automobile, seaux, arrosoirs, marteaux, masses, pioches, sapes, pelles et fourchettes, bidets, fauteuils, chaises et scies, chaussures, tabourets... image de la vie quotidienne partagée entre les soins du corps et le travail,  maçonnerie, menuiserie, agriculture.

“Le travail de Charvolen, dit Duchêne, c’est d’abord un visage.
Un visage de pierre molle - un abre
(la fermeture d’un visage au travail
le travail de la terre)
Une chaise 
ou une table 
est aussi un outil
au même titre que la hache, la pelle ou le marteau.

 

 

Cannes, la Croix des Gardes. Sol, murs, appui de fenêtre. Bois et fragments de tissu, colle et pigments. Partie bois Maquette : 10 x19cm, l’autre :195 x 144 cm. (série1979-1981) photo Anne Charvolen.

Il n’est pas innocent pour lui d’utiliser les outils premiers qui sont ceux qui fabriquent le corps ou l’usent
puisque, prisonnier, il accepte de les déformer pour les rendre aveugles.”

Et je dis
La démarche de Charvolen, si elle n’est pas figurative, relève bien d’un questionnement de la représentation.

Et Duchêne dit
Ces objets (qui sont des toiles) sont “mis à plat” mais de nature ils ont épousé la forme qui les habite.”

La démarche de Charvolen
dis-je
relève d’un questionnement de la représentation. 
Son originalité consiste à limiter toute distance entre l’objet et son traitement, entre le monde et le corps agissant : la forme de l’objet est plus ou moins reconnaissable selon le choix des lignes d’incision.

 

Nice,Villa Masséna, une pièce d’habitation, sol, murs. Fragments de tissu, colle et pigments, 350 x 260 cm, 1981/1982. photo Anne Charvolen.

“Ces objets
dit Duchêne,
ont épousé la forme qui les habite. Celle-ci est l’indifférence du corps : le moulage. Le moulage d’un corps n’est pas le corps. Il est la distance entre tous les corps et sa substance même. Le corps est prisonnier du corps. Le mur ne l’en délivre pas. Il le plaque. Il l’introduit dans une marge.”

Au début, 
dis-je
il y a donc cette autre réalité, toile ou feuille, destinée à recevoir des figures, à rassembler des traces, et qu’il a d’abord fallu défaire, déchirer, réduire en bribes ou en charpie, perdre, et qui ne retrouvera consistance forme et figure qu’en se recomposant sur l’objet... 

“Charvolen
dit Duchêne 
accepte tous les compromis du berceau”.

Dans le travail de Charvolen, dis-je
objet est ce par quoi le format défait de la peinture va se reconstruire, renaître, le point où va se rassembler la toile émiettée. 

“Charvolen accepte tous les compromis du berceau 
mais ces moulages restent mous » dit Duchêne.

Sont-ils désertés
dis-je
objets de l’absence 

ils restent mous dit Duchêne
et continuent à vivre comme des poupées.

Ces poupées sont des objets dérisoires.

Sont-elles désertées, dis-je
objets d’absence 

Ces poupées sont des objets dérisoires faits à vivre dit Duchêne.
Il ne s’agit pas d’empreintes mais de réalités plastiques.

 

En tout cas, dis-je
le peintre arpente le visible, son corps servant de mesure, parfois d’outil de marquage
et d’instrument du 
repérage dans une pérégrination le long du quotidien.

“Le corps, répète Duchêne, est prisonnier du corps.
Le mur ne l’en délivre pas. Il le plaque. Il l’introduit dans une marge.
Charvolen accepte tous les compromis du berceau.
Mais ces moulages restent mous et continuent à vivre comme des poupées.”

Pourtant, dis-je, Charvolen se sert parfois 
de modèles réduits ou grossis 
des réalités qu’il traite. 
Et encore cette possibilité de prendre connaissance d’un seul coup d’œil d’œuvres de trop grandes dimensions
comme le modèle mathématique permet, dans les dessins numérisés, de prendre connaissance de possibilités à jamais perdues par la mise à plat physique du moulage d’origine.

Il ne s’agit pas d’empreintes, dit Duchêne
mais de réalités plastiques.

 

 

Ce sont de simulations, dis-je, des parades à l’absence. 
les moulages veulent garder trace d’une réalité absent,
mais leurs dimensions, leur fragilité, leur impossible déploiement, font qu’eux-mêmes se cachent et se perdent ;
il faut alors se donner les moyens de conserver des traces de ces traces trop incertaines, trop vite disparues… 

Parades à l’absence 

Simulations elle épaississent tous les rêves du corps :
colosse, géant ou titan, il maîtrise des espaces d’où sa taille l’exclut, il est le rêveur de miniatures, d’architectures tronquées, 
Corps minuscule roulant à travers des espaces frustrants, il s’y perd, angoisse des enfances perdues, 
Se figurant les possibles, face à des séries innombrables, c’est l’esprit qui roule et se perd. 

C’est bien Leopardi, n’est-ce pas, derrière sa haie
E questa siepe, che da tanta parte
Dell’ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma
Sedendo e mirando, interminati
Spazi di là da quella, e sovrumani
Silenzi, e profondissima quïete
Io nel pensier mi fingo; ove per poco
Il cor non si spaura…”

 

 

Objets, procédures de construction, dimensions, projets, plans, tout multiplie les sytèmes de représentation, 
cartographie sommaire de nos déplacements dans l’espace physique, portulans de nos précaires et dérisoires Odyssées ; 
les volumes sont écrasés: leur mémoire ne se marque plus que dans l’inscription d’une arête ou dans la différenciation des plans par la couleur ; 
l’usage se lit dans l’usure 
qui marque les points habituels de contact entre le corps et l’objet ; 
et en même temps c’est le mouvement qui est représenté :
celui, circulaire, des bras, au bout desquels se créent des arches, superposant l’image d’une architecture directement issue d’un corps se mouvant, à celle des objets qu’il tient ou des espaces qu’il occupe ; 
et cet autre mouvement, 
caresse de la main, des doigts, sur l’objet, 
qui reste empreinte dans les tourbillons colorés qui unifient et consolident la construction… 
Le problème, enfin, c’est de savoir comment représenter le temps: 
temps de la construction, colle et bribes, 
temps des strates qui s’accumulent, et que marque la couleur,
temps du moment d’exécution qui figure parfois 
dans le moulage même 
d’une ombre portée, 

Mise à plat numérique du travail réalisé sur le Trésor des Marseillais, Delphes. Choisi parmi les 2600 réalisées en référence au 2600 ans de Marseille. 2007. fichier numérique Loïc Pottier.

temps de l’usage, de l’emploi des objets, et des lieux, des passages, salissures, poussières, 
temps de la présentation, de la déperdition et de la perte.

“L’art
dit Duchêne,
n’a de valeur qu’en ce qu’il trouve ou comporte de douloureusement présent dans le présent qui est la somme. La somme d’une absence de soi pour l’autre”

J’entends parler de Charvolen.


Il est celui qui cherche ce qui engendre… le principe
Cette matière modèle  matrice et mère. La génitrice. 
Et la douleur, c’est qu’au fur et à mesure qu’il le trouve, 
Et qu’il y trouve la raison de créer et qu’il le reconnaît justement parce que c’est lui qui lui a fait la grâce de créer, 
du fait même qu’il a donné naissance à l’œuvre, ce lieu lui échappe et se perd .

“Je ne suis pas présent
dit Duchêne
Je tiens à y être quand même”

“dans le présent qui est la somme. La somme d’une absence de soi pour l’autre. Un (le?) vertige (vestige) du présent. Ce passé que je trouve en infinie présence dans le travail de Charvolen. 
Il est quand même intéressant de savoir (ou de sentir ici) que l’artiste découpe les murs comme un squelette promis aux immondices 
dit Duchêne
comme les corps (ou les cornes) promis à la cendre. L’objet n’a qu’une réalité provisoire qui est celle de son utilisation. Une pelle, un mur, c’est autre chose qu’une pelle. C’est une autre pelle ou un autre marteau pour briser le mur
mais Max conclut Duchêne
n’aimerait pas.
Il préfère laisser les murs en vie pour leur briser la face d’écrou qui les mure et les brise”

C’est vrai, dis-je
que sa quête constante de l’origine ou de la genèse, cette stupeur devant le surgissement est en même temps une méditation sur la disparition qui fait œuvre de sa volonté d’être malgré tout présent au monde qui infiniment s’enfuit.

Devant la haie qui bouche son horizon
Leopardi  fait naître des immensités, et il termine 

 Ainsi dans cette immensité ma pensée se noie
Et naufrager en une telle mer est doux.

“Cosi tra questa
immensità s’annega il pensier mio ;
Et il naufragar m’è dolce in questo mare”

 

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Oxmo Puccino, Mines de cristal

Oxmo Puccino écrit, depuis longtemps. Oxmo Puccino chante, depuis longtemps. Il a commencé par les deux à la fois, c’est certain, à lire ses brèves et  poèmes/paroles publiés « Au Diable Vauvert », maison d’édition qui compte de belles signatures désormais. Ce Cactus de Sibérie a brisé tous les miroirs, et opéré une fusion irréfutable entre texte et musique, unifiés, dans une langue ourlée de métaphores et d'allégories...

On retrouve dans ces aphorismes, pensées, brèves, poèmes,  ce qui porte aussi sa voix et sa musique, de si épais, de si vif. Les vers écrits par l’artiste ont une texture littéraire. Poésie, s’il en est, de par les moyens mis en œuvre. Tout d’abord le choix du lexique. Les niveaux de langage varient, les mots sont choisis pour leur sonorité… Mais pas uniquement… La place qui leur est réservée est un temps, un rythme, un moment plutôt qu’une césure, tant ils se dévoilent et se déploient comme se révèle le dessin d’une serviette japonaise plongée dans l’eau le secret d'un art caché. Ils sonnent sans la musique, et la musique les somme de se taire tout à fait paradoxalement, car là ils doivent « faire avec », s’intégrer dans un ensemble où chaque moment a son importance. Ainsi Oxmo Puccino révèle-t-il le silence, aussi. Il chante dans et autour de ce vide signifiant qu’est le tarissement de toute tentative du "dire", contenu dans l’écrit. Il sait mettre les mots à leur place, une juste place, où aucun ne prend le pas sur l’autre.

Oxmo Puccino, Mines de cristal,
Au diable Vauvert, collection Vox,
2009, 7€.

C’est au passage de l’écrit à l’oralité que cette dimension quasi alvéolaire du texte se dévoile. Il y a des temps forts à la lecture, d’autres à l’écoute, et on peut affirmer qu'existe une dialectique porteuse d'un sens qui alors émerge de cette rencontre entre les deux.

C’est aussi un travail syntaxique, une découpe sur la page, une sculpture, celle d’une pulsation. Parler de la poésie c’est évoquer cette pulsation, celle du cœur des êtres, celle du sang qui danse fort et haut dans le corps des hommes. Celle de la musique, la syncope des paroles d’Oxmo Puccino, souffle court, syntaxe poignante. C’est alors la révolte de l’humain qui dit, ose, hurle, crie, énonce.  Cardiaque, sans être binaire, sans céder à rien de simple ni d’attendu, comme toujours. L’artiste a su prendre tous les risques, aller là où on ne l’attendait pas, se garder de toute facilité, pour tenter autre chose, pour ne jamais renoncer à être vrai, lui-même, et cela suffit. Et cela fait exemple. et cela ouvre la voie. Il suffit d’être soi-même, d'oser aller « Plus loin que l’horizon », son horizon, dans l'authenticité et la fidélité à qui nous sommes. C’est là que mène toute parole inventée par le cœur de chacun.

Dans son journal, d’ailleurs, il y a cette évidence de la parole d’un. Questionnements dont le point de départ personnel dépasse vite le cadre lyrique pour aller comme une flèche en milieu de cible se ficher dans les aberrations et les gravats innombrables dont nos semblables encombrent l’histoire. Il parle, il dénonce et s’engage. Lui né d’où il a vu, vers nous tous, nés ici et là, mais pour qui ce qui arrive derrière les portes closes a un poids dont peu, trop peu encore, se rendent compte. Il y en a qui disent, il y en a qui écoutent, et puis il y en a qui entendent. Oxmo Puccino continue, pour tous. Jamais il ne juge. Jamais il ne cesse.

 

On a souvent mené loin la comparaison formelle et sémantique entre les slameurs et les troubadours du Moyen-âge…  Il y a certes bien des points communs, à commencer par l’emploi du langage vernaculaire, témoignage d’une volonté d’ouverture et de démocratisation du contenu, qui est de part et d’autre des siècles fortement engagé. Ancré dans la situation du moment, que ce soit grâce à la littéralité ou au travail sur la portée symbolique, ces deux pôles de l’histoire de l’art que représentent la poésie des troubadours et celle des slameurs ont cette dimension pleinement militante qui est plus qu’une posture politique. Elle est humaine, libératoire et se veut unifiante. Elle est parole de l’homme pour l’homme, simplement, et sans barrage aucun, ni de religion, ni de classe sociale.

Porter une parole libératoire, transmettre, faire passer des messages. à notre époque, est également assumé, ou potentiellement, par de multiples vecteurs. Il y a l'internet, les smartphones, etc, etc... Il faut alors une force et une puissance unifiantes, il faut aller chercher L'Enfant seul, connaître les chemins de traverse, la nuit dans les cités, la vie qui n'est pas sur les écrans, pas montrée, révélée.  La langue d’Oxmo Puccino est là, et partout à la fois, parce que poésie, poétique, un fleuve de terre apte à mener chaque embarcation vers le rivage, comme après un déluge.




Marc Tison, La boule à facette du doute

Marc Tison rend compte de sa pratique de la poésie, car pour lui la poésie est une expérience partagée. C'est une praxis qui ne s'oppose pas à la poiêsis bien au contraire. C'est une mise en œuvre au sens littéral et figuré, une union du dire et du faire, une osmose incantatoire et révélatrice. En ceci, il ouvre la voie (voix pour oser un jeu de mots relativement éculé) à une littérature qui devra emprunter cette route, celle où l'artiste/artisan offre et reçoit, dans une dynamique qui permettra de rendre compte de la pluralité des sources vives que son les humains, réunis, créateurs, ensemble. Ici la politique de demain, aussi, dans une danse symbolique avec les productions artistiques, qui en restituent la grandeur.

∗∗∗

La boule à facette du doute

Lorsque je m’interroge sur le passage à l’oralité du texte poétique écrit, lors de sa lecture à voix haute dans l’espace public, je ne peux formuler qu’une pluralité de réflexions désorganisées. Ce ne peut être que désorganisé car je ne souhaite pas particulièrement de cadre théorique à ma pratique sur la mise en voix du texte poétique.

Ce n’est pas une pratique de mise en scène mais plutôt une tentative de mise en espace du texte sonore. Cela vient surement d’un double désir de faire exister l’objet poétique et dans un espace partagé. Mais je vois cela comme quelque chose qui vient du texte et non pas de moi. Une façon de faire communion humaine, de faire société.  

Il ne s’agit d’ailleurs pas du passage d’un support (écrit) à un autre (oral). C’est un choix d’objet. La poésie n’est pas assujettie à l’écrit. Aucune poésie ne peut être finie, attachée, celée, à sa présentation formelle. Ceci sans opposer la poésie oralisée et la présence des signes (des mots) sur l’espace de la page ou d’un autre support. Bien que les supports de l’espace public (murs, affiches…) aient aussi une autre intention sociale que le livre.

Il y a pour moi une filiation à la poésie vivante dans l’instant, au partage du fait poétique. Ce qui s’adresse et qui va aux gens depuis des siècles via la déclamation publique, les troubadours, puis en allant vite les poètes chanteurs des rues du 19ième siècles, et ensuite le « talking blues » des afro-américains, les harangues des « Last poets », des performances autant de G. Lucas que des beatniks, où se rejoignent les pratiques historiques du hiphop comme de « la poésie action ».

Tout ça je l’ai compris depuis gamin sans besoin d’analyse du truc, ni intellectualisation.

Le langage libéré libère, et faisons qu’il soit libérateur de la prison dialectique des bavardages, des sur-parlés comme les pratiquent par exemple les chaines d’infos continues. 

C’est alors proposer d’autres relations sociales, en défaisant la convention d’utilisation du langage. Les mots hors toute perversion de leur usage. Comme si le langage m’intéressait que dans sa dimension de véhicule émotionnel.

Il y a une dimension politique dans le fait d’incarner la sensation, l’événement poétique. La proposition d’un autre langage que l’écrit, ou d’une autre intention du langage est un acte politique. C’est pour ça que les poètes et les créateurs sont les premières victimes désignées des totalitarismes. Ces derniers ne veulent pas d’autres interprétations du réel que les leurs. 

Ce d’autant plus que l’oralité, le dire dans l’espace, va vers l’ensemble des gens, leur diversité, mais aussi l’ensemble social qu’ils constituent.  (Et également vers ceux initiés qui sont moins « dangereux » moins subversifs car identifiables sociologiquement). 

C’est donc un double choix, politique et didactique car il s’agit de faire apparaitre l’objet poétique dans une dimension sonore révélatrice des potentialité qu’il porte.

Le passage à l’oralité est aussi un sujet personnel, intime, dans le sens ou le son et la prosodie vibratoire peut être la tentative de faire revivre, physiquement, l’émotion du fait poétique. Un fait surgit dans le corps  - l’émotion -  que l’on tente toujours vainement de traduire par les mots. La poésie est une frustration. 

C’est pour cela que lors de mes « lectures arrangées » l’essentiel est le texte… Le texte qui vient, non interprété, le texte incarné. Et encore en ce qui me concerne, la formulation langagière qui se construit en partant des yeux qui voient les mots, de l’influx des nerfs,  qui formule du ventre, vers la gorge puis la bouche, me semble d’un naturel effarant. J’en suis effaré parfois jusqu’à bafouiller. Et c’est aussi pour ça que je n’apprends pas par cœur, que je lis. Le texte est l’objet sonore, la mémoire de l’émotion, non pas sa mémoire en tant que texte en moi ni son interprétation ou sa réinterprétation. Il est comme il vient, comme il emplit l’espace sonore.

En fin de compte je ne sais pas vraiment pourquoi je fais ça. Cela me semble naturel, une forme d’évidence. Peut être que pour certains textes la simple forme écrite est insuffisante dans le geste qui les produit. Dans le geste qui rend compte de « l’émotion » poétique… Si pas insuffisante en tout cas pas exclusive, au contraire qui l’appelle en plus, en ailleurs.

C’est la boule à facette du doute (donc de toute humanité ?)

Ça n’invente rien et ça réinvente tout.

 

Présentation de l’auteur




L’Orphisme et l’apparition d’Eurydice

 

« Les mythes sont faits pour que l’imagination les anime ».

Marcel Camus

Les mythes sont des créations du verbe, pas de vains récits du passé, mais des êtres de parole dont dont l’existence dépend de nous et nous dépasse : ils nous forment, informent, donnent un sens à notre vie, tout autant qu’ils se développent, bourgeonnent, changent et parfois meurent faute de soins.(( dans Encyclopedia Universalis : « Le mythe n'a pas seulement une valeur esthétique, il véhicule une métaphysique de l'existence ; l'égale sensibilité à l'humain et au divin, le sens du tragique, l'importance de la lucidité, la valeur accordée à certaines formes de relation amoureuse mal tolérées ailleurs forment autant de thèmes que développera l'œuvre de Marguerite Yourcenar. »))

Commençons par Orphée et la naissance de son mythe, puisque tout poète n’est autre qu’une corde de sa lyre, vibrant à travers sa voix :

 

1 – Naissance de l’orphisme et apparition d’Eurydice –
bref historique du mythe

Culte de mystères et d’initiation, l’orphisme remonte à 3000 ans – il précède « notre »  Orphée, figure mythique qui se détache au 6ème siècle avant JC : il est d’abord Orphée « agamos » - le célibataire qui participe au voyage de Jason et des Argonautes. Grâce à lui, ils échappent aux sirènes, et s’emparent de la Toison d’Or parce que, de sa lyre, il charme le serpent gardien du bélier Chrysomallos . Il use en fait de l'en-chant-ement si particulier, si troublant, de sa voix, à nulle autre pareille, capable de charmer la nature, les monstres, les dieux, voix dont on peut - dont il faut se demander -  d'où elle lui vient. C’est là, selon moi,  qu’apparaît la nécessité de penser Eurydice.

Henry-John Stock.

Cette figure d’Eurydice apparaît, quant à elle,  tardivement, chez Virgile (chant IV, Géorgiques – entre 37 et 30 avant JC) et Ovide (livre X, Métamorphoses probablement en l’an 1) – nous ne disposons pas de trace, même peinte, avant cette époque – elle ne participe pas aux premiers mythes, pas plus qu’à la religion orphique.

Le mariage d’Orphée, puis la mort d’Eurydice (et les différentes versions de cette mort – a-t-elle été poursuivie par le berger Aristée? Virgile évoque le serpent...) sont une partie obscure de cette légende, comme si elle n’avait qu’une importance relative : Eurydice est une Nymphe (une dryade en vérité) « destinée à la mort » (ainsi que la nomme Henri Bosco) dès sa création –  Elle est ombre avant même d’être… Au fond, elle apparaît un peu comme un attribut d'Orphée aussi : Orphée, indissociable de sa lyre et d’ Eurydice, elle est  un « accessoire »,  l’auxiliaire nécessaire ((théorie de Wladimir Propp sur la morphologie du récit)) à l’action du personnage principal et au développement ultérieur du récit dont nous allons récapituler les étapes :

Après la mort de l’épouse aimée, se place la descente du chantre aux Enfers :  tout comme le sorcier des religions primitives,  Orphée est, une figure « chamanique », ayant affronté des forces « infernales » (la figure animale et monstrueuse de Cerbère entre autres, qu’il domine pour accéder au cœur du pouvoir infernal, où il rencontre les dieux). A  travers un voyage dans l'au-delà, ou l’infra-monde,  il revient muni d'une connaissance supra-naturelle, une « voyance »

L’impossible retour d’Eurydice et la transgression de l’interdit forment le cœur de l'intervention d'Anny Pelouse, et nous ne nous y attarderons pas.  ((Anny Pelouse dont La pratique de langages symboliques (écoute des rêves, symbolique planétaire, mythes, théologie) fonde le chemin artistique. certainement nous éclairera en partie sur cet interdit et le lien particulier qui unit ces deux figures – Orphée et Eurydice entre initiation et transgression ((« Eurydice et Orphée, Initiation et Transgression »))

Je retiendrai, pour ma part, parce que l'image est fort belle, la disparition comme fumée qui s’évapore d’Eurydice sous les yeux d’Orphée, impuissant (dans les Georgiques), abandonné seul  à la lisière du marécage d’ombre, ce lieu privé de lumière et de son qu’est l’Enfer, envers de la vie.

L’errance d’Orphée, son homosexualité peut-être, parfois sous-entendue, et sa mort déchiré par les Ménades clôturent le mythe : l'imaginaire contemporain en garde l’image de sa tête flottant sur sa lyre le long du fleuve Evron, jusqu’à l’ile de Lesbos ((Orphée au rivage d’Evron est un recueil de  Georges de Rivas, poète orphique))

 

Alagna, Orphee.

A travers les récits qui recomposent ce mythe devenu littéraire, LE COUPLE est devenu  INSEPARABLE – comme le yin et le yang, animus/anima dans la vision jungienne, l’avers et le revers d’une même pièce de monnaie comme le signe linguistique, la présence et l’absence … Eurydice est la part sombre d’Orphée (on retiendra que la racine de son nom évoque l’ombre aussi),  intrinséquement liés à jamais...

 

 La lente sortie de l’ombre de la figure d’Eurydice

 

Longtemps privée de parole – liée à l’ombre et au silence dans les versions primitives du mythe, où sa figure est contaminée par le silence des Enfers  : dans les Métamorphoses, son cri n’atteint pas Orphée « Elle lui adresse un suprême adieu, qui déjà ne peut l’atteindre/et retourne d’où elle venait » - alors qu’elle s’exprimait dans la version de Virgile (5 vers), pour Ovide, elle incarne le silence de la mort.

Mais on peut aussi penser que la voix d’Eurydice, provenant des tréfonds, du monde souterrain, serait terrifiante – au sens fort du terme – à entendre, qu'il faille la faire taire, l’enterrer avec la morte – l’étouffer avant qu’elle ne suscite l’effroi…

Elle retrouvera sa voix dans l’opéra de Monteverdi  ou de Glück mais c’est toujours une Plainte – élégie, chant de mort – adieu murmuré… questionnement à Orphée,  nullement une révolte. C’est une voix en réponse, comme en écho… Dans l’opéra-bouffe, au 19ème siècle - L'Orphée aux enfers d'Offenbach, en 1858 - elle devient une femme coquette qui cloue le bec à Orphée, comme dans un ménage bourgeois où elle « porterait la culotte » - mais il s’agit d’une parodie dans laquelle le mythe tient peu de place, sinon comme prétexte à la comédie.

Evidemment, elle n’est toujours pas le sujet en titre des œuvres où elle apparaît. Elle est l’épouse perdue qui inspire Orphée. Elle est la voix cachée qui lui parle de ce que les humains ne peuvent connaître. Nécessairement cachée, comme les voix des oracles, celle qui parle aux Pythies, aux chamanes qui ont fait le voyage au-delà et peuvent l'entendre  - 

Jean Delville.

Elle est L'ABSENCE même comme l'entend Mallarmé, du point de vue sémiotique, et poétique, celle que définit « L’absente de tout bouquet » devenant « signe » dans l'écriture,«  en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole » (("Je dis: une fleur! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calice sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets." )), dans le permanent mouvement entre l'objet désigné et le mot poétique.((Ce que décrit  Jacques Rancière dans son étude sur Mallarmé : C'est cela  « l'absente de tous bouquets » : non pas la fleur idéale ou l'idée de fleur, mais le tracé de cet entrechat qui flotte entre la femme et la fleur pour dessiner la forme, aussitôt dissipée, d'un calice : schème ou matrice de toute fleur, mais aussi de toute union entre l'ouverture d'une fleur et le geste d'une main qui lève la coupe d'une amitié et d'une fête (p. 32).))

Eurydice, c’est une idée, un souffle :  sans voix, sans corps, sans cordes vocales – elle est la vibration qui anime la lyre du poète et ses cordes d’un  bruissement d’outre-monde. Seconde et invisible : pourra-t-on un jour , à côté de l’ « orphisme » faire une place (pardon du barbarisme) à un « eurydicisme » - façon d’envisager le mythe qui irait au-delà de la simple réévalutation du personnage secondaire, telle qu’elle apparaît ensuit ?

En effet, dans le courant des 20ème et 21ème siècles, la figure d’Eurydice change :

Devenue comédienne dans la pièce éponyme (1941) de Jean Anouilh, elle s’incarne– elle devient aussi un  personnage charnel et vénéneux dans l’oeuvre de Pierre-Jean Jouve, en version freudienne,  ou en version mystique / christique dans la poésie de Pierre Emmanuel  - mais dans les deux cas, elle est la part néfaste du couple conflictuel qu’elle forme avec Orphée : « vulve » dévoratrice chez l’un, vierge et prostituée chez l’autre…((https://litterature.savoir.fr/l-aventure-d-orphee-chez-pierre-jean-jouve-et-pierre-emmanuel/))

Ailleurs, elle revendique une place, la maîtrise de son destin : chez Cocteau, où elle s’émancipe et s’oppose à Orphée qu’elle provoque :  

 

Ah ! tu en pousses des cris mélodieux, Orphée.
Ce n’est pas difficile avec ta harpe fée ;
Tu as tort, tu es fou de torturer une ombre,
De tuer la tortue et d’arracher tes membres.
Il mêle à l’or des dieux l’écharpe du conscrit
Orphée au bec de carpe criant l’ode !
L’hirondelle chavire et pousse d’autres cris
Que ceux qui te liront pour l’amour d’elle
Et l’âme de son nom (ce serait trop commode)
Sur l’ardoise effacé par un visage d’aile.
Non, non et non((Jean Cocteau, Œuvres poétiques complètes, , NRF, Gallimard, Paris, 1999, p. 527.Il en allait de même dans  l’opéra d’Offenbach , sur le livret  de Crémieux et Halévy ))

 

Jean Cocteau, Orphée à la lyre.

Parrallèlement, en Suède, Ebba Lindqvist ((Ebba Lindqvist ,Suède - 1935-1995)) - lui permet de revendique le bonheur paradoxal de rester aux Enfers ((cf Julie Deckens)) :  « qui a dit que je voulais te suivre, Orphée ? »  

C'est, grâce à ces deux auteurs,la première fois qu'Eurydice s’exprime avant Orphée – c’est ELLE qui QUESTIONNE, qui interpelle – qui choisit son destin :

"Ce ne fut pas le serpent qui me choisit. Ce fut moi qui choisis le serpent. Je le vis dans la prairie entre les fleurs. Je désirai le venin", dit-elle dans l'oeuvre d'Ebba Lindqvist, Eurydice.

On assiste à partir de là, à un RENVERSEMENT total du mythe de ce point de vue, et sa figure, revalorisée, devient le support d’une revendication « féministe ». De nombreux études et colloques sont régulièrement consacrés à ce sujet.

Sa figure  devient ambiguë, d'abord chez Marguerite Yourcenar, dans La Nouvelle Eurydice, œuvre « mineure» dont  elle autorisera seulement la republication En 1931, en petits caractères dans la dernière édition (posthume) de ses Œuvres romanesques  ((dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (2005).)). Le héros, Stanislas, ayant appris la mort de son amie Thérèse, épouse d’Emmanuel, part à la quête de son souvenir. Essayant de dégager la vérité du mensonge dans ce qu’on lui dit de la morte, il se détache d’elle peu à peu, pour lui préférer Emmanuel. Le thème de l’homosexualité est sous-jacent dans cette réécriture du mythe où, par-delà la mort, on perd jusqu’au souvenir de l’être dont on ne sait plus s’il valait la peine d'être aimé.. Elle est tout aussi ambiguë, et même vénéneuse, comme goules et vampires, dans L’Ombre d’Henri Bosco, roman posthume, publié en 1978, où elle n’est pas nommée comme telle mais figure comme archétype de l’ombre qui veut revenir chez les vivants en s’accaparant le corps du narrateur.

Ce thème de l’ombre revient encore, modulé différemment  chez d'autres écrivains : on la retrouve en sujet-titre dans un beau recueil de Roger Munier, Eurydice, élégie,(1986) - auquel  fait pendant un  Orphée, cantate(1994) : Eurydice y est la part d’ombre nécessaire à la création la Nuit poétique.C’est encore en spectre qu’elle apparaît, créé par la mélodie qui charme les ombres dans l’Orphée de Marie-Jeanne Durry, et elle passe en filigrane à différentes reprises chez  Pascal Quignard : dans  Tous les matins du monde, (1991) où  la musique de Sainte-Colombe fait apparaître le fantôme de sa femme - et sous le titre Pour trouver les enfers, 2005).

Eurydice poursuit sa vie sous la plume d’écrivaines et de féministes souvent citées lors des colloques, nombreux, consacrés à cette figure. Ainsi on citera Michèle Sarde, avec Histoire d'Eurydice pendant la remontée (1991)1991 – ouvrage dans lequel le regard et point de vue d'Eurydice/Sophie est privilégié, tandis que l'Orphée/Eric qui la cherche et la perd par deux fois mourra accidentellement au cours d'une manifestation féministe (rappelant le destin du chantre dépecé par les Ménades) ((NB publ en 2016 d'un roman autobiographique « Revenir du Silence »)) , mais aussi  Hélène Cixous, dont toute l'oeuvre explore la dimension orphique de la création,  et la place d'Eurydice, mais on citera aussi Murielle Stuckel (Eurydice désormais, 2011), poème dans lequel  la figure prend corps, et peu à peu aspire à partager la création avec Orphée, à prendre la parole – mais dans une perspective presque dirais-je de  « quête de l’androgyne » : Eurydice d’une certaine façon veut devenir Orphée...

Enfin,  je citerai une récente lecture, qui m’a réjouie :  celle d'Olivier Barbarant, dans les Odes dérisoires(2016) où la nymphe remonte des Enfers-métro et revendiquant sa liberté de parole dans un poème intitulé « Confidences d’Eurydice ». Eurydice-poète annonce avoir brisé la guitare de son mari, pour prendre la place d’Orphée et changer les thèmes poétiques, passant de l’élégie et du sanglot à la glorification de la vie.

Le cycle est accompli…

 




Avec Michel Baglin pour Brassens

à Jackie, Hélène et Serge Baglin

 

C’est d’abord une rencontre lors du Printemps de Durcet, je ne sais plus en quelle année exactement mais pas avant 2010. Avant cela j’avais lu Michel et il m’avait même chroniqué mais il fallait cette rencontre dans ce lieu magique qu’est Durcet (« village en poésie » qu’on ferait mieux d’appeler "capitale de la poésie" ) pour le connaître vraiment.

Une amitié coup de foudre et je sais trop que ces amitiés-là au contraire des coups de foudre amoureux sont le plus souvent durables. Le dieu de l’amitié, au contraire de Cupidon, qui s’en fout certains jours, ne tire pas ses flèches au hasard.

Et dès la première fois, entre autre chose, peut-être parce que j’avais dû entonner lors de la soirée du samedi une ou deux chansons du maître avec ma plus fidèle fiancée (cette guitare dont je gratte le ventre maladroitement mais le plus amoureusement possible) nous avons évoqué Brassens et alors est né déjà ce projet d’un livre sur lui. Deux idées ont vu le jour ensuite : un dialogue où l’on se renverrait des chansons commentées (je pensais par exemple au Blason que je trouve sublime) et un livre sur « la morale libertaire » de Brassens tant il nous semblait que ce point n’avait pas toujours été bien compris. Et notre vision de la chose était convergente.

Nous en reparlons à Camps-la-source invités tous deux au festival par l’amie Colette Gibelin au printemps 2017. Mais là encore l’étincelle n’est pas là. Bien sûr avec la distance Toulouse-Rouen ce n’était pas facile de se lancer… La suite nous prouvera le contraire.

La suite, ou plutôt le vrai début, c’est à Sète en 2017. Je viens aux « Voix vives » pour la première fois, invité par l’amie Colette qui a loué un appartement. L’un des passe-temps favoris de Michel là-bas, en dépit d’un agenda très chargé, c’était d’organiser des repas pour faire se rencontrer ses amis : Michel était un amoureux de la vie, de la relation humaine et de l’amitié tout simplement. Et lors du premier repas où je fus convié, nous nous mîmes tous deux à entonner a capella moult couplets et un jeune couple magnifique vint même rejoindre la table de vieux rieurs qui s’égosillaient pour chanter avec nous. Cela donna l’idée à un certain Jacques André que je ne connaissais jusqu’alors que de nom de nous lancer ce défi : « Et si vous m’écriviez un « Je suis… Georges Brassens » les gars ! La soirée était vraiment magique ! Jacques nous annonça que c’était pour dans deux ans et que tout serait précisé l’année suivante. Mais je me dois de dire que dès septembre 2017 je reçus de Michel le premier jet du chapitre 1 du livre. Il avait été journaliste pendant trente ans et un journaliste ça ne traine pas comme un petit poète besogneux. Je dus le retenir un peu pour qu’on ne présente pas le tapuscrit un an avant la date limite.

Nous nous sommes donc retrouvés l’année suivante à Sète pour de nouvelles agapes et le vrai lancement du projet avec notre bel éditeur. Ce fut le début d’une magnifique aventure. Et la confirmation d’une vraie amitié. Jacques nous avait dit que l’écriture à quatre mains c’était compliqué et… parfois conflictuel. Il n’en fut rien. Nous alternions les chapitres et chacun corrigeait l’autre un peu ou beaucoup. Je me dois de dire qu’il m’a plus corrigé que je ne l’ai fait. Mais mes corrections ou suggestions étaient aussitôt acceptées avec cette humilité qui caractérisait, entre autre qualité, Michel. Et il en fut de même de mon côté tant j’avais confiance en sa sureté de jugement et de plume. Cela nous permettait aussi des discussions passionnantes dont notre éditeur était le témoin privilégié, quelque peu admiratif de notre complicité. Nous nous sommes enrichis mutuellement sur la connaissance de notre maître et nous échangions aussi sur tout ce qui tournait autour du projet de livre ainsi pour une demande de préface, ce toujours sous le regard attentif de Jacques.

Une belle aventure d’écriture mais surtout une expérience humaine rare. Le fait est que Brassens c’était un univers où nous nous retrouvions entièrement Michel et moi et où nous allions, dans les passages plutôt consacrés au idées du bonhomme, au plus profond de nous-mêmes : nous avions tant hérité de lui. C’était une langue commune, une culture qui permettaient un dialogue intense. Je ne peux bien sûr donner un avis objectif sur ce que nous avons fait ensemble . Les écritures de Michel en tout cas me semblaient d’une extrême justesse. J’avais vraiment l’impression de lire Brassens lui-même. Et puis ce livre n’a pas vocation à être un chef d’œuvre ou un ouvrage de référence sur le maître. Des ouvrages de référence il y en a des tas sur Georges Brassens. Réaction de la fille de Gibraltar, impasse Florimont quand je lui ai dit que je préparais un livre sur Brassens avec un ami : "Encore un" ! Il s’agit plutôt simplement d’un livre de vulgarisation au sens noble du terme, il s’agit d’une porte d’entrée que peut franchir même un collégien. C’est là du reste le but de la collection. Et la bio à la première personne vous prend le lecteur par la main et par le cœur.

Et puis un matin de janvier je crois Michel me téléphone. Nous avons terminé l’essentiel du tapuscrit. Il m’annonce sa maladie. Il est très lucide devant sa gravité mais il veut se battre. Il me passe entièrement le relais pour ce qui suit : épreuves, corrections, ajouts etc. Il doit d’abord subir une lourde opération, puis c’est la chimio dont les médecins ne lui ont pas caché les effets redoutables. L’opération sera longue et difficile. Mais Michel passe le cap. L’ami Pierre Maubé qui est en contact avec Hélène, la fille de Michel et Jackie, son épouse, m’informe du mieux qu’il peut.

Michel me téléphone une fois bien passé l’opération. Il affronte courageusement mais me dit qu’il est très diminué par la chimio. Il me confirme qu’il ne peut plus suivre le travail (mais il a tant donné déjà ! ) et me renouvelle sa confiance.

 

Je continuais de le mettre en copie de mes échanges avec Jacques et il répondit une fois qu’il approuvait toutes mes corrections. Puis ce fut le silence ou presque jusqu’au 17 juin. Il venait de recevoir ses exemplaires d’auteur et me dit sa satisfaction devant le livre. Il m’annonçait qu’il rentrait le lendemain à l’hôpital pour une nouvelle chimio, Les médecins eux-mêmes avaient avoué l’échec de la première. C’était donc une chimio de la dernière chance : « Soit j’obtiens un répit, soit… on connait la suite ». Il avait du mal à parler, ne retrouvait plus l’adresse et le téléphone de Jacques qu’il avait pourtant… Tout devenait très difficile.

Suivirent trois semaines d’inquiétude et de silence. Comme depuis le début je ne voulais pas trop écrire directement à Michel afin de préserver son repos je n’avais aucune nouvelle. L’ami Pierre Maubé n’avait cette fois pas plus d’informations que moi et ce fut Marie Rouanet qui m’annonça au téléphone le vendredi précédant le décès que Michel avait été mis dans le comas et qu’il ne s’en réveillerait pas. Le lundi suivant j’apprenais que Michel était parti rejoindre le paradis des poètes et..... des mécréants.

Notre aventure commune semblait s’arrêter là et Michel avait écrit avec Je suis… Georges Brassens l’un de ses derniers ouvrages sinon le dernier. Alors que je savais que cela se terminerait ainsi la douleur était là, cruelle.

Jacques et moi nous nous sommes demandés si nous pouvions, dans ces conditions, continuer la promotion du livre. Nous avons eu envie d’arrêter. Par décence et respect et douleur. En même temps nous étions conscients que Michel nous aurait engueulés de faire cela s’il avait pu.

Le lundi 15 juillet à Seilh après la cérémonie quand je lui ai dit au revoir, Jackie m’a fait promettre de porter le livre. Je ne pouvais pas refuser car je savais que désormais Michel vivrait avec les mots qu’il avait publiés. Bien sûr en priorité ses superbes poèmes, ses romans, son théâtre, d’autres livres comme ses Lettres d’un athée à un ami croyant que j’ai chroniquées et qui posent des questions essentielles aujourd’huiMais je sais aussi, par sa fougue d’écriture sur ce livre où il a tant donné, combien il lui tenait à cœur. A parcourir un peu l’ouvrage aujourd’hui j’entends la voix de Michel dans celle de Brassens et je relis aussi tous nos échanges si complices.

Hommage à Michel Baglin, Festival Voix vives 2019, images et montage : Thibault Grasset - ITC Production

Je sais combien Michel était proche de Brassens par son exigence, sa générosité, son goût pour le rire, son indépendance, sa fidélité, son sens de l’amitié, sa passion de la liberté et de la justice, sa passion pour la poésie… C’est une part importante de Michel, un peu d’une flamme qui n’est pas près de s’éteindre.

Merci Michel ! C’était si bon de te savoir ici. C’est si beau ce que tu nous as laissé pour mieux habiter le monde.

Présentation de l’auteur