Autour de la traduction — et de la poésie turque

 

Traduction en tant que Re-création

La traduction c’est du tango argentin qui exige un certain respect de soi et celui des autres. Loin d’une simple succession de pas, c’est une marche vers la vie de l’autre. C’est une autre façon d’exister. C’est le désir de démontrer qu’on ne veut plus avancer seul, qu’on a besoin de l’autre dans toute son altérité. C’est la reconnaissance de l’autre dans sa différence. La traduction, c’est une émotion qui se danse à travers les langues.

Si nous nommons la traduction : œuvre de re-création et le traducteur : créatif, le processus de la traduction deviendra créatif en soi comme produit créatif entouré d’une aura de mystère.

Si nous prenons l’originalité et la nouveauté comme deux critères essentiels de la création, le texte traduit (c’est-à-dire la traduction) en tant que résultat d’un processus de création se prétendra être le même dans une autre langue par l’intermédiaire d’un entremetteur, qui déjà écrivain nous présente une beauté à demi-voilée que nous n’apercevons plus qu’à travers un brouillard. Cette entremise, cette traduction qui se trouve entre création et théorie – telle la philosophie – cette image de la belle étrangère qui excite en nous le désir frustré, le désir irrésistible de connaître l’original, exprimera le rapport le plus intime entre les langues.

La traduction de la poésie c’est la folie : Folie-poésie-traduction : C’est la difficulté de créer, c’est la restriction… En voilà deux éléments nécessaires dans l’art, comme disait Goethe qui aimait traduire des auteurs presque intraduisibles et qui considérait sa création comme faisant partie de son activité de création.

Il ne nous est pas impossible de considérer la traduction comme une partie intégrale d’une activité littéraire-poétique d’une autre histoire, d’un autre monde cognitif, d’un monde de perception-langage-mémoire, d’un autre espace conceptuel – intellectuel, d’un espace de pensée – aussi bien d’autres sensibilités que de compétences.

La traduction de la poésie en tant qu’activité créatrice permet à l’original sa survie que nous nommerons « la retraduction », au dire de Benjamin, « l’intraduisible », le renouvellement de la lecture selon les changements des normes esthétiques des époques.

Si nous prétendons que la traduction est un art, dans le sens grec du mot – ars, teckné -, technique qui ne doit pas envier l'art comme création, nous dirons que l'acte de traduction, ne fera que « se reconstruire » dans la traduction.

Si nous acceptons que la traduction de la poésie est une "technique", un "savoir-faire″ à travers lesquels se créent les idées, les mots, nous dirons que c'est quelque chose d'analogue à l'art d'écrire et que la traduction peut être (ou elle mérite d’être) considérée comme un art de réécrire.

Si nous disons toujours que la traduction est un art comme tous les autres arts, l’acte de traduire exigera une maîtrise élevée.

Si nous disons que la traduction devient une activité incontournable dans un monde qui compte plus de 3000 langues, nous prendrons cette fameuse activité comme produit créatif et en parlerons à la lumière de plusieurs questions telles que :

  • La traduction serait-elle l’une des clés de la communication ?
  • Serait-elle l’ombre de l’original ou son double ?
  • Le produit (texte traduit) serait-il conflictuel par rapport à ces deux critères essentiels et serait-il toujours le même texte dans une autre langue ?

Nous n’ignorons toujours pas que la traduction est un travail sans fin, une tâche difficile vu la variété du style, la singularité de l’œuvre, de la langue de départ et d’arrivée. C’est une tâche difficile avec des expressions intraduisibles, des vocables (terme signifiant quelque chose de précis) irremplaçables, des formes poétiques inchangeables selon leur valeur unique.

La traduction de la poésie se présente comme un fait de savoir offrir un dispositif technique et esthétique permettant d’atteindre son objectif poétique via la combinaison des différentes compétences linguistique, discursive (méthodique, logique, cohérente), socioculturelle et référentielle.

Les formes poétiques qui sont assez riches causent des problèmes énormes aux traducteurs : Comment faire avec Calligramme : poème à disposition graphique particulière ; Haïku : forme poétique japonaise codifiée de textes courts de quelques vers ; Lai : forme poétique médiévale de nombreux genres ; Motet : forme poétique se rapprochant de la musique ; Poésie en prose : forme poétique bien particulière qui utilise la prose au lieu des vers ; Rondeau : poème à forme fixe de 3 strophes isométriques construites sur 2 rimes, avec des répétitions obligées ; Sonnet (italien, français, shakespearien ou élisabéthain) : forme poétique bien particulière. Le sonnet suit obligatoirement une règle d’organisation strophique fondée sur la succession de deux quatrains et de deux tercets. Le système de rimes obéit à certaines contraintes variables selon le temps et les traditions nationales.

Pour les quatrains, jusqu'au XVIe siècle, l'usage dominant est la rime embrassée (abba / abba) identique dans les deux strophes (mais Shakespeare pratique : abab / cdcd). Pour les tercets, il n'y a pas de règle mais un usage différent selon les poètes ou les traditions nationales : rimes italiennes (cdc / dcd); françaises (ccd /ede); marotiques (ccd / eed); shakespeariennes (efef / gg). Au XIXe siècle l'usage se diversifie considérablement ». Bien que le sonnet respecte certaines modalités de construction qui constituent un art de la composition, Baudelaire pratique des systèmes de rimes différents. Avec une grande sensibilité et en privilégiant le cadre du sonnet, il donne à sa poésie - L’Homme et la mer - une dimension symbolique. Il est le premier poète moderne qui sait rompre avec la thématique traditionnelle de l’idéalisation de l'amour et de la nature...). J’ai le plaisir, à cette occasion, de vous rappeler L’Homme et la mer avec sa traduction en turc par le grand poète-traducteur Orhan Veli :

L’Homme et la mer

Homme libre, toujours tu chériras la mer!
La mer est ton miroir, tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets;
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes;
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets!

Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remords,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, Ô frères implacables !

İnsan ve Deniz

Sen, hür adam, seveceksin denizi her zaman;
Deniz aynandır senin, kendini seyredersin
Bakarken, akıp giden dalgaların ardından.
Sen de o kadar acı bir girdaba benzersin.

Haz duyarsın sulardaki aksine dalmaktan;
Gözlerinden, kollarından öpersin, ve kalbin
Kendi derdini duyup avunur çoğu zaman,
O azgın, o vahşi haykırışında denizin.

Kendi âleminizdesiniz ikiniz de.
Kimse bilmez, ey ruh, uçurumlarını senin;
Sırlarınız daima, daima içinizde;
Ey deniz, nerde senin iç hazinelerin?

Ama işte gene de binlerce yıldan beri
Cenkleşir durursunuz, duymadan acı, keder;
Ne kadar seversiniz çırpınmayı, ölmeyi,
Ey hırslarına gem vurulmayan kardeşler!

(Traduit par Par Orhan Veli)

La traduction de la poésie est très compliquée pourtant c’est une beauté, c’est la beauté d’une esthétique de l’à-peu-près, comme le dit Serpilekin Adeline Terlemez dans l’un de ses recueils :

Traduction

Une fugue, l'effacement d’une langue
devant un rival amoureux, le mariage désiré, la cohabitation
impossible,
l’amour fou qui fait preuve
d’effacement au profit de sa bien aimée,
une apparition progressive, une naissance, une traversée, une
sortie
pour l’émergence d’une beauté émergente
au sein de l’effacement, une beauté qui vit au reflet du splendeur
de tout ce qui s’efface, de tout ce qui
émerge.
La traduction
chose simple qui n’est pas
facile.
La traduction, une fugue,

un renoncement, la beauté de ce
renoncement, la beauté d’une esthétique de l’à peu- près,

[…]

C’est le miroir qui reflète l’image d’un visage...
Il l’est et il ne l’est pas,
le visage qui se regarde, qui se sourit, qui tend la main, qui veut se toucher,
mais hélas impossible!
C’est une bataille perdue d’avance...
Une bataille qui émerveille à
merveille une bataille qui ravit, surprend, enchante
admirablement, fâcheusement regrettablement,
une beauté qui déçoit… une rencontre, une genèse,
c’est la renaissance d’une langue
dans une autre langue.

Serpilekin Adeline Terlemez

La traduction de la poésie considérée comme une belle rencontre de poésie- traducteur-lecteur qui s'attirent, s'aiment ou se détestent en raison d’inhospitalité langagière n’est qu’une dispute entre l’identité et l’altérité et entre les langues qui se rencontrent, s'entendent, se disputent, se parlent, s'ignorent, se chérissent et se détestent.

Et quant au traducteur qui est à la fois lecteur et auteur, nous dirons qu’il ne baisse pas les bras. Serviteur de ses deux maîtres, il continue à traduire pour faire passer tout texte aussi bien traduisible qu’intraduisible. Il est obligé de servir ses deux maitres mais à qui donnera-t-il la priorité? Restera-t-il fidèle au premier pendant qu'il sert l'autre et vice-versa? Comment arrivera-t-il à ne pas les trahir ?Et comment sortira-t-il de cette impasse?

Le traducteur demeure seul face à de nombreux dangers qu’il doit déjouer sans savoir toujours comment faire. Car la belle connaissance de ces deux langues ne l’empêchera pas de tomber dans le piège des mots qui exigent une connaissance encore plus vaste, celle du domaine particulier de la langue de départ. Ce passeur de langue est souvent confronté à l’obligation de faire son choix entre plusieurs mots identiques. Ce n’est pas facile, comme nous venons d’évoquer, il y a beaucoup de choses qu’il doit respecter comme style, sujet, contexte, tout ce qui se cache derrière chaque mot, tournure, expression, couleur, image. Il se peut qu’il n’arrive pas à trouver le mot juste qui dirait exactement ce que dit l’autre. Car il est bien normal qu’il y ait des difficultés provenant de l’arrière plan culturel de la langue de départ. Pour cette raison, nous disons que traduire relève d’un art, d’une science, d’une poésie, d’un re-création.

Traduire, dans ce contexte-là, devient une tâche qui secoue toutes les frontières de sens, mots, expressions, culture. Elle va au-delà de toutes les connaissances du traducteur, elle passe à la dimension métaphysique de toutes les données. C’est à cette dimension que doit travailler le traducteur, il doit se dépasser afin de pouvoir traverser ce pont de traduction et atteindre l’autre rive passionnante où l’attendent ses nouveaux lecteurs. Il a tout le droit et devoir de provoquer la même réaction chez le lecteur en modifiant - si cela lui paraît indispensable – la forme, l’exemple de Ali Poyrazoğlu (Mes inconnus, in Le Crocodile en moi, présenté et traduit par Sevgi Türker&Serpilekin Adeline Terlemez, éditions A Ta Turquie, Nancy, 2010, pp. 30, 32, 33) :

Mes inconnus

Que je les réunisse et qu’on discute pour de
bon, ai-je pensé.
Et en plus je m’y connais pas mal
dans la grande cuisine...
J’ai préparé des plats raffinés aux goûts exquis de chacun.
J’ai bien travaillé quand même
car je les connais bien.
Et j’ai bien dépensé…

Ce que l’un mange l’autre le déteste. Ce que l’autre boit l’un le refuse...

J’ai dressé quatre couverts, j’ai allumé les bougies.
Tous les quatre aimaient Eric Sati
je me souviens…

j’ai mis la musique ils sont arrivés...
J’ai assis mes trente-cinq ans en face de mes vingt ans.

Je me suis mis en face de mes quarante ans.

Mes vingt ans ont trouvé
vieux jeu mes trente-cinq ans.
Mes quarante ans les ont trouvés
tous les deux nuls.

J’ai essayé de détendre
l’atmosphère … casse-toi pépère, m’ont-ils dit.

Quelle bagarre !
Les voisins du dessus et ceux du dessous
ont manifesté leurs mécontentement
en frappant aux murs.

Mes vingt ans ont lancé
un verre
sur mes quarante ans. Et
ils m’ont bousillé la maison.
C’est de ma faute… Quelle idée !
Quelle mauvaise idée d’inviter chez-
soi
les gens qu’on ne connait pas !

Ali Poyrazoğlu

traduit par Serpilekin Adeline Terlemez & Sevgi Türker

La traduction, c’est comme ce tango argentin, il ne reste qu’à chercher et à reconnaître les émotions que chacun désire exprimer. La mission du traducteur est de transmettre cette émotion, ces sentiments, pensées et cette ambiance.

Qui est donc ce traducteur ?
Qui serait-il ?
Celui qui fait passer l’écriture d’une langue à une autre ?
Celui qui va au-delà de deux langues et en crée une troisième, c’est-à-dire un créatif ?
Serait-il Le Dieu tout puissant qui décide tout ?
Ne serait-il pas le mari modèle, l'amant infidèle?
Serait-il le lecteur privilégié qui fait passer ce qu’il reçoit ?
Se nommerait-il comme celui qui démonte le texte pour le remonter ou celui qui dévoile le dévoilement pour redessiner le texte d’arrivé ?
Serait-il un passionné de l’insuffisance qui se laisse au charme de la langue et des mots ?
Serait-il un audacieux qui prend des risques, qui marche sur un fil ?
Et que dire de cet ordinateur traducteur ?
Serait-il un traducteur puissant et rapide ?
Serait-il plus performant qu’un cerveau humain?
Est-ce vraiment possible d’imiter ou remplacer le cerveau humain par un ordinateur ?

Particularité de la langue turque

Le turc/Türkçe (de Turquie) est une langue de la famille ouralo-altaïque ou finno-ougrienne, apparentée au finnois-finlandais et au hongrois. Elle n'est ni indo-européenne comme le français, l'allemand, l'anglais ou le persan, ni sémitique comme l'arabe ou l'hébreu, malgré la longue influence qu'elle a subie pendant des siècles de vie commune avec les Arabes et les Persans. Il est parlé à l’heure actuelle par plus de 200 millions de personnes dans le monde (Europe, Chine, ex- Soviétique, Afghanistan, Iran, Azerbaïdjan, Irak, pays balkaniques, etc.).

C’est une langue agglutinante (comme tamoul, mongol, estonien, finnois, hongrois, coréen, japonais, basque, somali, géorgien), chaque morphème correspond à un trait et chaque trait est noté par un morphème. Ex ev (maison) on forme : evler (les maisons), evlerim (mes maisons), puis evlerimde (dans mes maisons) ou encore evlerimdekiler (ceux de mes maisons).

Les traits caractéristiques de cette langue sont l’harmonie vocalique, l’agglutination au moyen de suffixe et l’absence de classes nominales ou de genre grammatical.

Son ordre SOV (sujet, objet, verbe) s’oppose avec l’ordre SVO (sujet, verbe, objet du français).

Le turc otoman (Osmanlıca, turc ancien (eski Türkçe), Lisān-ı Osmānī – la langue officielle de l’Empire Otoman (1299-1923, période pendant laquelle le turc n’est parlé que par les paysans) – s’écrivait avec une version de l’alphabet arabe et se caractérisait par une proportion importante de termes d’origine arabe ou perse.

En 1928, Mustafa Kemal Atatürk entreprend la réforme de la langue turque. L'adoption de l'alphabet latin a comme objectif de supprimer toutes les « capitulations linguistiques », d'insister sur le caractère moderne et de minimiser l'influence des conservateurs religieux, de toucher les masses populaires analphabètes.Le nouvel alphabet (comptant 29 lettres dont 8 voyelles - a, e, ı, i, o, ö, u, ü – et 21consonnes) est phonétique, toute lettre écrite est prononcée. Il n'y a pas de groupement de consonnes et des voyelles. Chaque consonne comme chaque voyelle est unique. Chaque lettre correspond à un seul son. Les lettres Q, W, X n'existant pas, elles se remplacent par Ç, Ğ, I (sans point), Ş, Ö, Ü

Quant à la poésie turque, nous commencerons par indiquer :

  1. La poésie populaire :
    1. Poésie de « clan » qui existait bien avant l’islam avec la musique du saz, ses thèmes éternels, son inspiration, ses ballades et ses chants a été à l’honneur en Turquie parallèlement à la poésie du « Divan ».
    2. La poésie des troubadours (Aşık) – la poésie amoureuse – Köroğlu etKaracaoğlan, Dadaloğlu, Aşık Veysel. Leurs chants épiques, une sorte d’harmonie de la parole et de la musique, s’élèvent comme le symbole de l’insoumission contre les inégalités sociales. Ils chantent l’héroïsme, la bravoure, l’amour, la nature.
  2. La poésie classique, dite du « Divan » avec des vers métriques, moule arabe, elle descend des seldjoukides (Selçuklular) qui, à travers la guerre, sont en étroit contact avec les Perses. Les premiers essais de vers métriques datent du VIIe siècle et appartiennent aux poètes turcs de l’Asie centrale. Cette forme de poésie connaît trois périodes :
      1. Préclassique : XIV-XVe siècles ;
      2. Classique : XVI-XVIIe siècles ;
      3. Postclassique : XVIII-XIXe et début du XXe siècle.

    Poésie anachronique, par son caractère durable jusqu'à nos jours, elle résiste à l’arrivée du vers syllabique et du vers libre. La poésie de Divan est lyrique :

      • Gazel (Ghazals) thème de l’amour, 5-9 strophes
      • Kaside (qasides) éloge au pouvoir, 33-99 strophes
      • Mesnevi, amour, beauté ; poésie, textes poétiques en prose, poésie narrative « Leyla et Mecnun » de Fuzûlî)
  3. Le vers syllabique (hece vezni) (XXe siècle) émerge comme une réaction contre les locutions arabes et persanes. Il a une brève existence, il fait le pont entre le vers métrique et le vers libre. Tevfik Fikret, poète-philosophe accusé pour ses convictions politiques rentre à Istanbul après dix années d’exil. Fortement influencé par les symbolistes français, il écrit parfois en langue française.

Restés d’abord sous l’influence persane, arabe et ensuite (après 1839) française, les poètes turcs négligent leur langue jusqu'à la Première Guerre Mondiale. Nazım Hikmet, Orhan Veli, Oktay Rıfat, Melih Cevdet Anday, Fazıl Hüsnü Dağlarca, font de leur poésie une poésie de combat. Nazım Hikmet et Fazıl Hüsnü Dağlarca, deviennent par leur audace et talent les pionniers du vers libre. Et Behçet Necatigil, poète de petits mots que nous venons de traduire réunit dans sa poésie toutes les formes de la poésie turque :

 

ROSE FANÉE QUAND ON LA TOUCHE

La plupart font tomber tant de choses mais
Les passagers ne les voient pas
Je me penche je la prends
Elle devient rose fanée quand on la touche.

Ou bien dans une grande ville
Dans des arrêts surpeuplés elle se promène
Ou bien dans un lieu éloigné du pays
Dans le coin d’un café, dans la chambre d’un hôtel
Où qu’elle aille à cette heure du soir
Elle met les mains dans ses poches
Parmi des cigarettes, des papiers,
Elle glisse doucement
Je me penche je la prends, personne n’est là
Elle devient rose fanée quand on la touche.

Ou bien dans le rouge à lèvres
Qu’une fille seule efface
Au seuil d’une nuit fatiguée
Quand elle met sa tête sur l’oreiller.

En pleine journée certaines viennent à mes côtés
Plutôt pendant les mois d’automne et lorsqu’il pleut
Comme un nuage descend dans un nuage de tristesse.
Je me penche je la prends, personne n’est là
Elle devient rose fanée quand on la touche.

Sur les mains, sur les lèvres, en des écritures désertées
Elle se fait piéger par des rets tendus
Comme des bêtes blessées elle respire
S’étouffe, veut s’enfuir
Le long des chemins ou des souvenirs.

En la prenant je reviens, elle ne dort pas de la nuit
Elle bouge dans le noir dès que je la touche
Elle devient rose fanée quand on la touche.

Behçet Necatigil




Traduire Lake Writing de Judith Rodriguez

 

L'enregistrement de Lake Writing, très récemment reçu, m'a submergée d'émotions aussi puissantes que contradictoires. Outre qu'il est merveilleusement réalisé, la musique choisie fort belle et la voix de Judith un cadeau d'outre-ciel, j'ai réalisé que le poème ici illustré faisait partie d'une série dont j'avais commencé la traduction, remise à plus tard, pour mener à bien d'autres travaux “urgents” - on préfère sans doute souvent ignorer l'urgence vraie que vous pose la limite du temps. Ce poème, que j'avais négligé, et qui m'avait été confié, était là, soudain déployé dans toute sa frémissante beauté, et dans mon ordinateur, les pattes de mouche des mots avaient lontemps attendu qu'on les fasse revivre.

video de Martin Kelly - voix, Judith Rodriguez, musique, Justine Siedel

 

LAKE WRITING

 

If I ask myself why I write about lakes

(again and again the task of keeping on course)

I think how the lake veers and veers, always left –

I start that way, land bulked on my right

for my abler hand to be sure, eye and the witless

other hand still feeling, open to water,

half-trained, shaping and stopping intervals on rounded

strings sounding in the mind till the right hand

takes and makes it music. The view from the lake road.

 

Orienteers tell us walkers in the unmarked wild

circle, I forget, left or right. Lakeside, circling

a forgotten lake that forgets water. I am walking

ahead on that shore uncompassed, I could go down

past the fraying edge, where patterns rise and spread

and another togetherness begins. Lake calls the course,

I will not turn from all it views and is, nor

from the unsought arising unsure at the corner of my eye.

This I walk by, that lives in unfocussed attending.

 

Lake-room is mind enough, a mortal mould.

Another side waits out of sight, it and its weather.

You can walk the lake’s ring in measurable time

mind-size, poem-fit, think a lake inside living.

Run by daylight round it with shortening shadow

to the further shore and surge, running to sunrise.

Traduire est une entreprise de longue haleine – et je n'ai par ailleurs jamais traduit les poèmes de Judith sans longuement échanger avec elle sur les choix effectués, dans ce jeu de “ping-pong” des questions et réponses portées par nos mails. Cette fois, je suis seule – et je m'enveloppe de ces mots qui attisent mon chagrin : j'ai failli en amité, en ne leur prêtant pas plus vite le corps de ma langue. Il me faudra du temps, pour polir ce poème, et pourtant, j'aurais aimé le partager dans ce numéro-hommage à la grande poétesse qu'est Judith Rodriguez, unaniment saluée en Australie, et qu'il convient certainement de découvrir en France tant sa voix porte loin l'indignation que suscite notre égoïste mode de vie face à l'ampleur des problèmes qui touchent notre Terre commune. Tant aussi elle est un remarquable passeur (il suffit d'écouter les entretiens accordés à Diana Cousens pour la radio1 ou de lire les témoignages de ses anciens étudiants pour s'en convaincre). C'est pourquoi je me décide à aborder ce poème comme je le découvre, ou presque – posant en route mes questions, et ne donnant à lire qu'une version imparfaite, un “work in progress” (mais n'est-ce pas le propre de toute traduction, d'être à jamais inexacte et amendable ? )

Ce poème sur un lac s'inscrit dans une longue tradition de méditations poétiques sur ce topos très répandu, et je pense au 3ème volet d'une série d'entretiens de Judith Rodriguez avec Di Cousens pour la radio 3cr , sur l'histoire de la poésie australienne, au cours duquel elle aborde l'originalité du sentiment de la nature au 20ème siècle2.

C'est sur ce sentiment aussi que je m'interroge en cherchant la meilleure traduction du titre de l'article. Si, pour moi, le lac évoque immédiatement ceux de Lamartine ou Baudelaire, je relève une centaine de titres sur le thème du lac recensés sur Poem Hunter pour la poésie anglosaxonne (dont ceux écrits par Byron, Goethe, Wordsworth et Walter Scott...) ! En quoi le poème de Judith s'insère-t-il tout en différant, dans cette tradition de sensibilité à la nature ? Ainsi qu'elle le souligne pour les poètes contemporains écrivant sur la nature, son poème part de l'analyse d'un "processus” - ici le déroulement d'une activité physique – et développe l'écriture à partir de celle-ci. Ce n'est pas une allégorie, mais une situation bien ancrée dans le réel, un réel personnel, extrêmement précis, à la façon dont procède la phénoménologie : des faits, des actions analysés de façon très objective, sans affect. Ce n'est pas une élégie romantique, un chant du cygne qui s'apitoie sur lui-même – ni même une métaphore symboliste comme le lac du “Cygne” mallarméen “ Ce lac dur oublié que hante sous le givre/Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui ! "

Et toutefois, de façon discrète, “de biais”, en oblique, voici une profonde méditation sur le temps, solidement plantée, des deux pieds, dans l'activité quotidienne présentée avec les mots si simples que privilégie Judith – si difficiles à traduire avec toute leur charge d'émotion, de souvenirs, tous les sens possibles cachés sous l'apparente netteté. Le traducteur se méfie plus – à juste titre – du lexique quotidien qui semble si usé plutôt que des envolées précieuses de vocables rares et choisis, pour lesquels un dictionnaire donne presque toujours une traduction fidèle.

Mais avant tout, et ceci donnera le fil de ce travail – je m'en rends compte à la relecture, après avoir plusieurs fois écouté la vidéo, où sonne si fort le rythme de sa diction, c'est aussi pour elle, et le sera pour moi de façon prioritaire, une écriture en cours sur le rythme – rythme de la marche, rythme du travail, de l'écriture et de la traduction du lac. Rien d'étonnant en ce qui concerne Judith Rodriguez dont la fille, Zoe, me confirme qu'elle était aussi une excellente violoniste (et un passage du poème évoque des intervalles sur ces cordes qu'elle manipule, j'imagine, mais qui sont sans doute aucun musicales, également, puisque la main reprend la musique qu'elles produisent dans l'esprit de la marcheuse).

Des multiples et contradictoires définitions du rythme qui d'une certaine façon compliquent le dessein d'en rendre compte dans l'analyse d'une oeuvre (réflexion que je mène par ailleurs), je retiens celle de Benveniste - qui me sert ici de guide de lecture : remontant aux conceptions préplatoniciennes, il rappelle que le terme “rythme”, désignait aussi la forme, la façon d'agencer les parties dans un tout – définition qui – dans l'un de ces flash, l'une de ces évidences qui vous frappent parfois de façon inattendue et relient inopinément deux choses distinctes - me fait penser à Lake Writing, que je suis en train de traduire..

Benveniste explicitant la théorie platonicienne((j'utilise ici l'article de Lucie Boussara, "La Forme du mouvement (sur la notion de rythme)", parle des emplois fort variés de la forme, allant “des signes de l'écriture à celle d'une “chaussure"" - j'ajouterais bien “évidemment ici la forme du lac, contenant circulaire qui donne un sens (topologique) à l'écriture et lui imprime son rythme, comme nous le verrons au fil du poème. Je relève ceci dans l'article : “Le “ruthmos” forme distinctive, figure proportionnée, disposition, était dans l'antiquité une notion très vaste, tout comme l'est aujourd'hui le rythme”. Le rythme de la poésie contre “l'aruthmos” du lac – cette profondeur incommensurable qui évoque l'infini - cette surface qui givre et piège le signe mallarméen ? ou bien le lac, justement, comme image de ce ruthmos, de cette forme qui englobe, “La terminaison en “tmos” de ruthmos indique non pas l'accomplissement de la notion, mais la modalité particulière de son accomplissement telle qu'elle se présente aux yeux” ajoute l'article : et je pense à la modalité particulière de ce déplacement spécifique de Judith autour de ce lac-là, dans l'ici et maintenant de sa promenade et de sa transposition-remémoration dans l'écriture - la forme qu'elle donne – ou que le lac imprime – à son poème.

L'étymologie rhein, de ruthmos, nous indique encore Benveniste, dans l'article que je parcours, amène à considérer la forme comme forme en mouvement, contrairement à schema, qui désigne une forme fixe – sens que nous conservons aujourd'hui. “Ainsi ruthmos désigne la forme dans l'instant qu'elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide. Sans consistance organique. C'est le pattern d'un élément fluide”. Fluide ! N'est-ce pas ainsi que l'on peut voir l'eau du lac, dont on verra se dissoudre les berges, et le déplacement pélerin de la poète sur son rivage, sans repère ?

Lake Writing est un texte infiniment plus complexe – d'un point de vue théorique, ou métaphysique – qu'il n'apparaît à la première audition ou à la première lecture de ce récit de promenade ( et non plus une promenade singulière, mais le modèle idéal d'une promenade de Judith autour du lac, une promenade-”type” - d'autant plus si l'on retient la définition de ce terme dans le TLF, qui fait notamment appel au synonyme “ moule ”(( moule : modèle idéal qui détermine la forme d'une série d'objets qui en dérivent : concept asbstrait où s'exprime l'essence d'une chose, considéré comme un moule, un modèle.))ce terme lui-même définit le lac dans la troisième strophe du poème (a mortal mould ).

Cette déambulation autour d'un lac, remémorée pour répondre à la question liminaire : “pourquoi est-ce que j'écris sans cesse sur les lacs ? ”, semble donc amener le lecteur à envisager le lien entre cette forme du lac et celle du poème, ou du projet du poème.

J'en arrive au passage de l'article de Lucie Boussara où elle cite l'insistance de Benveniste à souligner le caractère temporaire et modifiable de la forme désignée par le ruthmos : la spatialité de la notion, à la différence de celle qui apparaît d'abord à l'esprit, l'associe à une musicalité : il faut au contraire “concevoir le mouvement, l'écoulement, la transformation dans le flux sans faire appel à l'intuition du temps”.

C'est ainsi que je comprends la dernière strophe du poème, cette réflexion sur la durée que l'esprit peut concevoir, la mesure du parcours, la mesure du lac dans l'esprit – et je sais qu'il faudra que je revoie ce passage très précisément.

La temporalité rythmique telle que la décrivent Garelli, Meschonnic, et Souris en musique n'est pas celle des durées de l'horloge, elle concerne une dynamique de relations entre des éléments qui donne à une oeuvre sa configuration”. N'est-ce pas ce lac dont on fait le tour, et dont la poète mesure le parcours, et la capacité du lac à contenir/être contenu dans l'espace d'un poème – l'espace d'une vie ?

Et cette perception mobile du lac fait aussi de Lake writing un magnifique poème crépusculaire qui parle de la vie, et de ce qui, tapi, vous guette sur l'autre rive (qui, au fond, s'agissant du périple autour du lac, n'est est une que dans l'esprit – tout comme l'anneau de Chillida5 que j'imaginais infiniment tournant sur lui-même, sans espace ni temporalité d'avant ou d'après, d'ici ou là...). Je pense à Montale, au poème que je préfère dans Ossi di Sepia, “I morti”, méditation sur “l'autre rivage” que je mettrais volontiers en parallèle.

Crépusculaire, plus que tout : elle marche autour du lac, l'écriture est la trace de ces pas. Elle marche en toute conscience - vers – l'autre rive, qui n'est que celle-ci, juste un peu plus mystérieuse et lointaine, et l'idée de la mort, présente en arrière-plan. Peut-être l'écarte-t-elle, la frôlant en passant, de ce geste qu'elle avait, ce geste de sa main valide, pour l'écarter, au coin de l’œil – je la revois très précisément.

 

ECRIRE LE LAC

 

Si je me demande pourquoi j'écris sur les lacs

(encore et encore l'obligation d'aller jusqu'au bout),

je pense à la façon dont le lac vire et vire, toujours à gauche -

je commence comme ça, la terre massée à ma droite

pour assurer ma main plus valide, l'oeil et l'autre

gourde main encore sensible, sans contrainte vers l'eau,

à demi-entraînée, formant et effaçant des intervalles surl'enroulement

de cordes qui sonnent dans ma tête jusqu'à ce que la main droite

reprenne et fasse sa musique. La vue depuis la route du lac.

 

Les spécialistes nous disent que sans repère dans l'espace vierge, les marcheurs

tournent en rond, j'ai oublié, sur la gauche où la droite. La rive d”un lac, contournant

un lac oublié qui oublie l'eau. J'avance

sur ce rivage déboussolée. je pourrais descendre

plus bas que les bords qui se défont, là où les motifs naissent et se diffusent

et une autre intimité commence. Le lac appelle le parcours,

je voudrais ne pas me détourner de ce qu'il offre à voir, de ce qu'il est, pas plus

que de l'indésirable se dressant incertain au coin de mon oeil.

Je le dépasse, ce qui vit dans une imprécise présence.

 

Il y a de la place pour l'esprit dans un lac, ce moule mortel.

Une autre rive est tapie hors de vue, elle et son climat.

On peut marcher autour du lac en un laps de temps que l'esprit

peut mesurer, adapté à un poème, penser un lac contenu dans la vie.

Courir autour en plein jour avec l'ombre qui raccourcit

jusqu'à la rive plus lointaine et surgir, en courant vers le soleil levant

 

 

Je remercie Dominique Hecq et Marie-Christine Masset pour leur relecture de cette traduction

∗∗∗∗∗∗

 

  1. https://www.3cr.org.au

       2. https://spokenword3cr.podbean.com/e/judith-rodriguez-talks-about-20th-century-poetry-part-3/

       3. d'abord paru dans Horizons philosophiques, vol.3, n.1, pp.103-120, et qu'on retrouve ici : http://rhutmos.eu/spip.php?article234

       4. Ibid

       5. L'Anneau de Chillida,Marilyne Bertoncini, L'Atelier du Grand Tétras, mars 2018.

 

 

 

 




Yvon Le Men : un poète à plein temps

 

       

Prix Goncourt 2019 de poésie

Yvon Le Men : un poète à plein temps

 

Il est une exception dans le paysage poétique français. Yvon Le Men vit de la poésie à plein temps. Poète professionnel ? L’expression ne lui plairait guère. Disons, plutôt, auteur-compositeur-interprète. A la manière d’un chanteur. D’un artiste.

  

  

Cette volonté de vivre de sa poésie lui est venue très tôt. Sans doute l’environnement culturel de ses débuts y a été pour beaucoup. Quand il publie, à 21 ans, son premier recueil intitulé Vie  (éditions Oswald),  la Bretagne connaît une effervescence musicale et littéraire (dans la foulée de mai 68)  d’où émergent les noms des chanteurs Stivell, Glenmor, Servat, Gwernig, Kerguiduff, et des écrivains et poètes Xavier Grall ou Paol Keineg. Yvon Le Men s’inscrit d’une certaine manière dans cette mouvance et commence à dire ses poèmes sur les tréteaux des fêtes bretonnes ou dans de petites maisons des jeunes et de la culture. Il est alors associé, au sein d’une coopérative appelée Névénoé, à des chanteurs nommés Gérard Delahaye, Patrick Ewen, Melaine Favennec, Christen Noguès…

Yvon Le Men et Yvon Boëlle, Bretagne, 
Editions Apogée,
collection Terre celte,
2000, 47 pages, 7,50 €.

Le Men dit la Bretagne  mais ce n’est pas un barde. Il dit surtout l’urgence de vivre. Il dit aussi son espoir d’un monde meilleur et défend les ouvriers « en lutte ». Car il sait de quoi il parle. Issu d’un milieu très populaire du pays de Tréguier (Côtes d’Armor), où il est né en 1953, le poète a l’humeur rageuse et le verbe haut. Mais il ne verse jamais dans l’idéologie ni le discours militant même si certains auteurs,  marqués très politiquement, l’ont profondément influencé, à l’image de Nazim Hikmet

En réalité, Yvon Le Men se cherche d’abord un père. Le premier et grand drame de sa vie a été la mort de son père alors qu’il avait 12 ans. Il trouvera très vite écoute et réconfort auprès de grands auteurs et poètes avec qui il correspondra et qu’il rencontrera : Jean Malrieu, Eugène Guillevic, Xavier Grall… Il dit leurs textes dans ses propres récitals. Et le bouche à oreille fait très vite son œuvre puisque l’on commencera à solliciter l’auteur de partout. Mais il aura fallu auparavant passer par quelques années de vraies vaches maigres. Le Men aura tenu bon « malgré le froid et presque la faim »,comme il le dira plus tard dans son recueil A l’entrée du jour (Flammarion, 1984)

La disparition d’êtres proches (notamment de jeunes femmes) accentuera très vite le côté intimiste de son œuvre. C’est le cas notamment dans L’échappée blanche (Rougerie, 1995) où il aborde aussi des questions d’ordre métaphysique.  Le Men resserre alors son écriture. Sa poésie, simple et limpide, flirte souvent avec la prose. Fini le temps de la fièvre et d’une forme d’exaltation. Le poète en vient même à approcher, avec talent, le haïku (Le chemin de halage,Ubacs, 1991). « Large courbe//don du temps/à la rivière »

Viendra ensuite sa grande période de découverte du monde, dans la mouvance de ces « Etonnants voyageurs » que réunit chaque année Michel Le Bris lors d’un important salon du livre à Saint-Malo. Le Men rencontre des auteurs étrangers, rend visite à certains d’entre eux dans les Balkans, en Afrique, au Canada, à Haïti… Il monte un véritable réseau de connivence et d’amitiés poétiques. Il devient le créateur de rencontres poétiques internationales sous le label « Il fait un temps de poèmes » au Carré magique de Lannion, la ville où il réside.  Il approfondit ses relations avec des poètes qui lui sont particulièrement chers : Claude Vigée, François Cheng et tant d’autres. Cette débauche d’énergie n’empêche pas des hauts et des bas, mais dans les moments difficiles il pourra toujours compter sur de fidèles soutiens.

 

Yvon Le Men, Un cri fendu en mille, Les Continents
sont des radeaux perdus, Tome 3
, Editions Bruno
Doucey, collection
Soleil noir, 2018, 153 pages, 16 €.

Après la publication de son autobiographie poétique en trois tomes chez Bruno Doucey (Les continents sont des radeaux perdus), il s’est signalé récemment par des ouvrages faisant état de résidence d’écriture dans un quartier populaire de Rennes (Les rumeurs de BabelDialogues, 2017) puis dans la campagne profonde de l’est de la Bretagne (Aux marches de BretagneDialogues, 2019)

 

Le Goncourt 2019 vient donc couronner l’œuvre d’un auteur qui a beaucoup publié et beaucoup donné pour la diffusion de la poésie. Et ce que l’on doit retenir de son œuvre (qui n’est pas achevée), c’est d’abord cette fidélité indéfectible à l’enfance, lui qui a été un enfant « aux poches pleines de crayons de couleurs » et qui est devenu un  homme « aux yeux perméables à la source » (A l’entrée du jour). « Un poète est quelqu’un de curieux qui,  comme l’enfant ne sait pas et qui avance vers quelque chose. La poésie commence là ou l’intelligence et le savoir finissent », déclarait-il en 1994 dans la Revue Blaireau.

De Yvon Le Men on peut dire enfin qu’il ne conçoit la poésie qu’en terme d’échange et de partage. De fraternité. Avec un regard toujours neuf sur le monde et une capacité d’émerveillement intacte. « Le bruit court qu’on peut être heureux ». Ces mots de Jean Malrieu auront été, de bout en bout, son sésame dans la vie.

Présentation de l’auteur




Ahmed Arif (1927–1991), poète libre

AHMED ARİF(1927-1991), POETE LIBRE

 “Je suis ouvrier en toute honnêteté, c’est-à-dire
Ouvrier de tout mon cœur.
Sans peur, sans marchandage, un être à l’état brut.”(p61,Uy Havar!)

 

 

Ahmed Arif, Le Cercle de Poésie Anatolienne.

Si nous devions comparer Nazım Hikmet  et Ahmed Arif, nous dirions que le premier est le poète de la ville alors que le second est celui des montagnes. Le premier est civilisé, militant, le second sauvage, secret. Nazım Hikmet  possède un chant ample, un lyrisme assumé, Ahmed Arif a la parole ramassée, tendue. Mais leur deux voix portent au-delà de la Turquie, universelles par leur engagement auprès des déshérités et par une même foi en l’homme.

Nazım Hikmet et Ahmed Arfi ont aussi un destin semblable dans leur expérience de la prison et de la censure, et ils ont tous deux un e haute idée du rôle du poete et de sa place dans la société : « Pas de mensonge, ma parole est parole d’homme » (p45, Vay Kurban). Enfin, après Nazım Hikmet, Ahmed Arif est le poète le plus lu en Turquie.

Nous allons vous présenter plus en détails les particularités de ce poète singulier qu’est Ahmed Arif, oublié et redécouvert bien après la rédaction de ses poèmes.

Ahmed Arif est né le 27 Avril 1927 à Diyarbakır, une ville à l’est de la Turquie, à la population hétérogène composée de Kurdes, d’Arabes et de Zazas. Son père était un haut  fonctionnaire de l’Etat et sa mère est décédée alors qu’il était encore petit.  Il a été au lycée à Afyon, à l’ouest.  

Ahmed Arif, Hasretinden Prangalar Eskittim
Metis Yayıncılık, 2016, 184 pages, 10 € 30.

L’influence de ses professeurs et de ses amis, eux aussi poètes, a été formatrice et décisive. Il a publié son premier poème en 1940 dans une revue d’İstanbul.  Il lisait beaucoup du Nazım hikmet, Ahmet Hamdi Tanpınar, Cahit Külebi…

 

Il n’a été que peu influencé par le mouvement du Garip (Etrange) alors à la mode chez les jeunes poètes, cependant il est proche de ce mouvement dans sa volonté d’être compréhensible par tous . Le Garip c’était une poésie à la Prévert, d’un langage du quotidien, sans lyrisme, une prose poétique pleine d’humour. Ahmed Arif a très tôt trouvé sa voix personnelle, assimilant les leçons de ses grands prédécesseurs comme Nazım Hikmet tout en s’en éloignant pour rester original.

 

Nazim Hikmet

Apres avoir terminé son lycée en 1947-48,  il continue ses études à la Faculté de Langue et d’Histoire à Ankara, mais ses études sont interrompues en 1951 par une première arrestation à cause d’un de ses poèmes nommé  « 33 balles », longue complainte relatant l’assassinat par des gendarmes de 33 contrebandiers à l’est de la Turquie. Il fut mis en prison et torturé. Dans ce poème, il fait parler un des contrebandiers tués, je vous en cite un passage :

4.

Ils ont exécuté la sentence de mort,
Ils ont ensanglanté
Le nuage bleu de la montagne
Et la brise somnolente du matin.
Puis ils ont mis les fusils en faisceau-la
Et nous ont doucement fouillé la poitrine
Ont cherché
Ont fureté
Et ils m’ont pris le ceinturon rouge de
Kirmanşah,
Mon chapelet, ma tabatière et ils s’en sont allés
C’était tous des cadeaux du Pays Persan…

Avec les villages et les campements de
L’autre coté
Nous sommes parrains, parents, nous sommes
Attachés par les liens du sang
Nous nous sommes pris et donnés des filles
Pendant des siècles
Nous sommes voisins face a face
Nos poules se mêlent entre elles
Pas par ignorance
Mais par pauvreté,
On n’a pas chéri le passeport
C’est ça la faute qui est cause du massacre
Des nôtres
Et on nous appelle brigands,
Contrebandiers
Voleurs
Traîtres…

Mon parrain écrit les circonstances ainsi,
On les prendra peut-être pour une simple
Rumeur
Ce ne sont pas des seins roses
Mais des balles Dom dom
En éclats dans ma bouche… (p98-100)

 

Après sa sortie de prison, il ne poursuivit pas ses études supérieures. D’ailleurs, peu de temps après, en 1952 il est de nouveau emprisonné. Il avait écrit un poème sur un communiste italien Togliatti battu et emprisonné par les fascistes. Quelqu’un lui a volé ce poème et l’a copié à 80 exemplaires. Il est arrêté sous le motif qu’il faisait passer ses poèmes pour faire de la propagande communiste. Il ressort en 1954. Les deux ans passés sous les barreaux l’ont durablement marqué, il a été torturé, toujours en cellule dans des conditions indescriptibles. Il a failli mourir par affaiblissement et a même tenté  de se suicider après l’annonce du décès de son père. Il n’a pu ni le revoir avant sa mort ni aller à ses funérailles.  Depuis lors, contraint au silence, il n’a plus écrit de poème, restant retiré du monde littéraire. Pour gagner sa vie, il a travaillé pour des journaux.

Ton amour

Ton amour ne m’a pas quitté,
J’ai eu faim, j’ai eu soif,
Sournoise, noire était la nuit,
L’âme étrange, l’âme muette,
L’âme morcelée…
Et menottes aux mains,
Sans tabac, sans sommeil je suis resté,
Ton amour ne m’a pas quitté… »  (p1)

 

Ahmed Arif, J'en ai usé des fers en ton absence, 
traduction d’Ali Demir, Publication du Ministère
de la Culture, 2000, épuisé.

 

 

Pour Ahmed Arif, le poète ne doit pas être étranger en restant dans une langue trop intellectuelle. Il est contre le courant poétique nommé le Second Nouveau des années 50, lequel était plongé dans une recherche esthétisante de la poésie, une sorte d’art pour l’art. Ses poèmes, il les qualifie « d’organique ». Ils viennent de son être, sans fard.

On le classe dans le groupe des poètes «  réaliste populaire » car sa poésie est préoccupée par le devenir social et politique de son pays. Dans ses poèmes très travaillés, il a su exprimer sa sympathie pour les plus déshérités sans tomber dans le slogan politique et idéologique. Il considère la poésie comme une arme contre l’oppression, une arme de résistance. Sa poésie fait réfléchir sur le monde des déshérités, elle fait prendre conscience, comme celle de Nazım Hikmet. Elle soutient dans les épreuves ainsi que l’amour.

Qui ne voudrait être sacrifié à cette patrie paradisiaque »
Accepter tous les sacrifices
Et faire de toi un paradis
Pour le peuple pauvre et honnête.
C’est cette histoire-la
C’est cet amour à tout prix. (p42, Vay Kurban)

 

De son expérience carcérale, il écrit des poèmes d’une grande pudeur. En prison, il est condamné à l’impuissance mais sa plainte ne s’apitoie jamais sur son sort :

 Je  me dis : « ah ! Si je pouvais être tué,
Disparaitre,
Nu dans un combat.
Je veux que ça soit viril,
L’amitié, l’inimité aussi.
Or ni l’une ni l’autre ne m’arrive.
On entend charger baïonnette aux canons
Et commence la ronde de nuit des gendarmes…

Je frotte l’allumette à la colère,
A la première bouffée, ma cigarette diminue de moitié,
Je m’emplis de fumé à m’en faire mourir.
Je sais, « toi aussi ? »diras-tu,
Mais le soir tombe tôt en prison. (p25-26, Le soir tombe tôt en prison)

 

Son expérience est souvent à la limite du dire, le poète reste démuni parfois pour l’exprimer . Il dit lui-même: « Je ne peux le mettre en mots, c’est si solitaire, si noir… »(p21, La balle ne passe donc pas par la nuit)

Son destin le rapproche des hommes qui peinent à l’extérieur pour survivre et il loue ces être miséreux travaillant pour leur pays :

Les ouvriers du tabac sont pauvres,
Les ouvriers du tabac sont fatigués,
Mais braves,
Tous honnêtes.
Leur renommée est allée au-delà des mers
Unique espoir de mon pays.  (p13, On n’est pas seuls)

 

 

Par la pensée il est libre, le poète est avec le peuple .Malgré ses conditions de rétention, il s’associe à ces êtres :

Je ne suis pas entre quatre murs, moi,
Je suis dans le riz, dans le coton et dans le tabac
A Karacadağ, à Çukurova et à Cibali. (p9, Op. Cit.)

 

 

Grâce à son amour aussi, il s’évade :

Partir,
Partir en exil dans tes yeux.
Coucher,
Coucher au cachot dans tes yeux.
Où sont donc tes yeux ?  (p46, Celle que je n’ai pas pu oublier)

 

Ainsi, Ahmed Arif porte un message d’espoir et de revanche, en se réappropriant l’héritage des troubadours du Moyen-âge, le poète se fait chantre de son peuple et ce n’est pas un hasard si ses poèmes sont encore les plus récités et chantés en Turquie, même parfois par des gens qui ignorent leur auteur. Certains de ces poèmes ont été repris, par exemple, par le célèbre chanteur de rock, Cem Karaca.

La réussite d’Ahmed Arif est là : sa poésie peut toucher un très large public car des thèmes universaux comme l’amour, la mort, la résistance se mêlent avec des motifs locaux concrets, dans un verbe rythmé et parfois répétitif comme une complainte ou un chant traditionnel. Le tabac, le coton, les caravanes, une faune particulière (perdrix, lapin, poulain…) le roc et surtout les montagnes sont des motifs très présents.

Ces dernières sont un élément très usité dans la poésie populaire.

On peut dire que les montagnes d’Ahmed Arif rassemblent tous ses thèmes essentiels : elles représentent un lieu de résistance millénaire, lieu de refuge de guerriers libres en bute contre le pouvoir central ou contre des chefs de village. C’est le lieu sauvage de la poésie où le chant peut puiser sa force. C’est le symbole de sa région natale et d’une certaine mentalité féodale:

Il pourrait s’abriter dans les hauteurs…
Ces montagnes, ces montagnes-amies reconnaissent la valeur. (p94, 33 Balles)

 

L’espoir il est dans les montagnes. (p62, Uy havar !)

 

Aux montagnes de mon pays le printemps est arrivé… (p2, Dedans)

 

 

Ecoutons, pour finir, la ligne de conduite que nous conseille de suive le poète par la bouche de l’Anatolie personnifiée :

Où que tu sois,
A l’ombre, en liberté, en classe, à ton pupitre,
Marche en avant,
Crache au visage du bourreau,
De l’opportuniste, du  corrupteur, du traître.
Tiens bon le livre
Tiens bon le travail
De tous tes ongles, de toutes tes dents,
De tout ton espoir, de tout ton amour, de tout ton rêve,
Tiens bon, ne me fais pas honte. (p.69, Anatolie)

 

 

Présentation de l’auteur




Tristan Cabral : hommage à un poète libertaire

Hommage à un poète libertaire que son état de santé ne nous a pas permis de rencontrer autrement que par téléphone ou par le truchement de son infirmière, nous vous proposons la lettre de Dominique Ottavi adressée à Tristan Cabral, qui a suscité notre intérêt, et quatre poèmes choisis par Jean-Michel Sananes, éditeur de son dernier livre à paraître fin mai -  ainsi que l'ébauche d'un portrait, née de la lecture émue de deux de ses textes autobiographique, les remarquables  :  Juliette ou le chemin des immortelles((éditions du Cherche Midi)), consacré à sa mère,  et H.D.T, Hospitalisation à la demande d'un tiers((éditions du Cherche Midi)) livre inclassable (mélange de récits, de poèmes et de témoignages) au titre transparent. 

 

© Didier Leclerc

Tristan Cabral, est un poète hanté – il vit avec des morts, et leur redonne vie, tandis qu'il perd - ou plutôt qu'il sacrifie la sienne : dans un parfait parallélisme, une tentative de suicide par naufrage provoqué en 2004 clôt le livre de Juliette, dans lequel il évoque sa mère et sa jeunesse, tandis que la « naissance » du poète Tristan Cabral, et son premier recueil, salué par la critique ((Ouvrez le feu ! : 1964-1972, par Tristan Cabral, préface de Yann Houssin, couverture de Christian Bayle, ed. Plasma, 1974)) prétend être l'oeuvre posthume d'un poète nommé Tristan Cabral, oeuvre recueillie et présentée par le préfacier, un certain Yann Houssin, professeur de philosophie...

Peut-on faire plus belle entrée dans le monde des mots qu'en s'annonçant déjà mo(r)t - en s'attribuant le prénom de Tristan, comme dans la légende d'Yseult - Yseult-Juliette, la toujours aimée, et le patronyme de Cabral, en hommage au révolutionnaire guinéen Amilcar Cabral ? Les deux axes de la vie - et de l'inspiration, intimement mêlées - du poète sont dés ce moment tracés.

Yann Houssin, est né à Arcachon le 29 février 1944, dirait-on de façon prosaïque. « Né d'une erreur entre le vent et la mer » dira son double, Tristan Cabral - et des amours de Juliette et d'un médecin militaire allemand, dans une période troublée par les passions. Ce qu'elle paya très cher : femme tondue par les excès de l'épuration à la Libération, elle apparaît fantôme éternellement saisie dans sa promenade avec l'enfant, sur ce chemin des immortelles le long du mur de l'Atlantique où l'évoque Tristan, ou dans le silence et la honte de la maison Florida, avec deux autres enfants nés d'un triste mariage de convenance, dans le souvenir de l'amour jamais effacé pour l'homme qui, de son côté, a refait sa vie au point de ne reconnaître pas Tristan lorsque ce dernier tentera de le retrouver...

On porte certains souvenirs comme une croix, ils vous survivent comme ces fleurs séchées cueillies autrefois dans le sable... Les dire ou les écrire n'en délivre pas, et il faudrait « ne pas rater son naufrage » comme l'écrit le poète... Ne pas rater cette sortie, qui vous amène dans les lieux évoqués au fil de H.D.T, où les souvenirs recueillis de tous les exclus de la vie, les aliénés, les méprisés, les exploités, les bafoués... bourdonnent et répercutent l'insupportable existence de toutes les injustices : "Le RÉEL est un CRIME PARFAIT" (p.25)

Tristan Cabral n'est pas un poète lyrique penché sur sa douleur : il vibre pour l'homme accablé par un destin injuste, se range auprès des opprimés, parcourt le monde, soutient les mouvement révolutionnaires, et fera même de la prison en 1976, pour avoir « participé à une entreprise de démoralisation de l'armée française »((on conseille l'excellent article de Christophe Dauphin, dans Les Hommes sans épaules : http://www.leshommessansepaules.com/auteur-Tristan_CABRAL-260-1-1-0-1.html))...

 

Tristan Cabral, Juliette ou le chemin des immortelles, Le Cherche Midi éditeur, Collection Récits, 2013, 112 pages, 10 €.

Si le Recours au Poème a un sens, plus que jamais, comme nous le croyons, c'est à travers des voix comme celle de Tristan Cabral - voix insoumise même au profond de la souffrance et de la misère - qu'il faut les écouter, et les transmettre.

Tristan Cabral, HDT, hospitalisation à la demande d’un tiers,Le Cherche Midi éditeur, collection Poésie et chanson, 2015, 8,99 €.

 

 

Quatre poème à dire

 

 

poèmes confiés par Jean-Michel Sananes,
extraits du nouveau recueil de Tristan Cabral 1

Ce rien

Certains soirs,
On appuierait bien sur la gâchette,
On tenterait bien le trou noir et la tendre blessure
Mais on ne le fait pas
Par peur
Par peur qu’après
Il n’y ait plus Rien
Même pas cette fêlure
Qui fait danser la Vie !

 

L’enfant, le tilleul et le moineau

L’été, il court dans les avoines,
Un moineau le conduit ;
L’hiver, il dort au creux d’un arbre, Le moineau le nourrit,

Le tilleul le protège.
Ce tilleul ne perd jamais une de ses feuilles ; Le moineau ne perd jamais l’un de ses chants ; Cet enfant a été 
chassé de l’école, L’instituteur n’aimait ni les enfants, ni les tilleuls, ni les moineaux !

 

 

Sa dernière lettre à Dieu

Le sol tombe...
De l’autre côté du sang
Un cheval n’a pas échappé à sa solitude... Le sol tombe
Un homme aux mains d’oiseaux
Bien plus seul qu’une étoile
Jette des pierres dans le ciel

La neige est noire
Le cheval s’est noyé
Sur les charniers
Un homme écrit une dernière lettre à Dieu : Elle commence comme ça :
"À toi le Silencieux ! À toi le grand Aveugle ! Et elle se finit par ASSEZ, ÇA SUFFIT ! ".

 

 

 

Les arbres de Kiev

Tous les arbres mouraient...
Des mendiants de miracles passaient
Portant des sacs de sang ;
Les pilleurs d’étoiles
Cherchaient refuge sur la mer ;
D’autres tiraient à genoux dans l’or des acacias
Des loups noirs dévalaient de la Loubianka Des bouchers les suivaient
D’autres hommes mettaient la lumière en joue Et on voyait partout

Les visages dénudés des assassins tranquilles Mais où vont les arbres ? 

 

 

Avec les mains brûlées

Je ne suis pas d’ici
Je viens des nébuleuses
J’incise les époques
Et je joue sur les places
Des musiques douloureuses
Des chiens perdus hurlent dans l’Atlantique Je commence un voyage
Avec les mains brulées
Et je finirai bien
Par faire de mon visage
Une île intraduisible. 

 

 

 

Un Mot de l'éditeur - Jean-Michel Sananes

TRISTAN CABRAL est l'homme des révoltes et de la tendresse ardente. Ses textes naissent de son regard posé sur la douleur des hommes. Il a le cri impartial, aucune souffrance ne lui est étrangère, aucune de ses indignations n'est sélective. 

Dans son nouveau recueil : POÈMES À DIRE, publié aux Éditions Chemins de Plume, le poète fait profession de foi en quelques mots : J’aurai l’amour d’aimer et je prendrai le temps ! Pourtant rien des douleurs du jour ne lui est épargné, ni de savoir "Nathalie" tombée au Bataclan en plein Paris, ni le sang de "Charlie" Seulement un stylo pour écrire tous vos noms. Il a l'âme prise dans l'internationale des douleurs, il sait celle de l'humain et de l’enfant : Moi, dit l’enfant, je sais qui m’a tué, Yo sé quien me mato.

Du Chili à Tarbes, de Djénine à Alger, de Calais à Birkenau, en passant par Sarajevo, Tristan Cabral décline l'impatience d'aimer dans l’affligeant spectacle du monde. Dans cette désolation, aucune haine, aucun larmoiement, il est de tendresse communicante : Deux hommes beaux sont morts /Qui signent d’un Silence…,  ces mots déterrent les silences posés sur toutes les violences, c'est un déroulé d'images que l'on regarde, impuissant. La force de sa poétique nous aide à supporter l'insupportable. 

Tristan Cabral le poète, est l'œil posé sur le monde, l'homme du cri, l'homme de la question.

Dans ce monde de violences incompréhensibles, il et aussi celui qui s'interroge jusqu'aux frontière du doute : Parmi les milliards de mains / Ma main /Qui es-tu ma main ? Donnes-tu ? Sais-tu saisir une autre main ? Apportes-tu toujours la bougie ? 

Au seuil de l’infini, il nous dit :  J’attends la vague immense/  Qui m’ouvrira les yeux !

 

 

___________

Notes : 

1 - Le livre de Tristan CABRAL : "Poèmes à Dire" est en souscription aux Éditions Chemins de Plume

- au prix de 10 €, frais de port offerts.

- ou au prix de 12 € avec un livre de Tristan Cabral offert : "La petite route", ainsi que les frais de port offerts,  après paiement de l’ouvrage acheté sur le site de Chemins de Plume, achat par Paypal ou carte bancaire, ou par l’envoi d’un chèque à l’ordre de Poètes & Co, à envoyer à : Éditions Chemins de Plume - 156, Corniche des Oliviers V30 - Hameau de St Pancrace - 06000 Nice

Son prix public, hors souscription, sera de 12 euros.

Chez Chemin de plume, Tristan CABRAL a déjà publié :

- Requiem en Barcelona, un poème d’amour 
- La petite route

"Poèmes à Dire" sera présenté au Salon de Livre de Nice, le 31 mai 2019. 

Présentation de l’auteur




La déligature de Christine Bonduelle

La Déligature de Christine Bonduelle

Les sonorités de la langue se déploient à travers le rythme soutenu des vers libres et la jonction parfaite des nombres. On devine la très rigoureuse construction de l'ensemble en se laissant porter par l'émerveillement de cette résonance multiforme.

 

L'enchaînement et la combinaison des différents média (insertion des poèmes et des chorégraphies au cours des dialogues entre les personnages ou leurs « voix »), mais aussi le silence qui les sertit comme orfèvrerie, la basse continue de la chorégraphie des affects dans les strophes du prologue reprises au fil du texte, esquissent l'orbe des archétypes, au delà du drame qui se déroule à travers les quatre actes : celui du salut.

 

 

Temps d'un jour
D'une nuit
Ou sans même de corps l'approcher
Il a pu l'enserrer
Longuement    (Page. 38, 1eracte, scène 3)

 

 

Christine Bonduelle La Déligature, Acte II, avec Louis Blanchier, le 01/04/16, video Dailymotion.

Avec un humour amplifiant le rire de Sarah à l'annonce par les trois visiteurs de la multitude de ses descendants, c’est la descente du divin dans l'union sexuelle qui est chantée. Elle n'y croit pas et pourtant le véritable miracle a lieu de deux façons opposées : la chasteté obligée d'Abimelek, et sa fécondité à Elle. Voilà ce que célèbre le deuxième acte à travers ses échanges avec le roi de Ghérard, puis ceux entre Abraham et Lui dont la colère sera vaincue par l'inconnu du songe : grâce de la retenue dont ce dernier fait don et de la fécondité du couple, dans laquelle se reflète indirectement l'énigme des trois anges annonciateurs de la naissance d’Isaac.

 

La pierre qu'inexcise l'épreuve (p. 33, 1eracte, scène 2)

 La bouche tendue qui s'arrondit encore
Sous la double voûture des langues
Tournoyant au pressoir des vendanges tardives (
p. 40 ; 1eracte, scène 3)

 

Dans ce compagnonage avec le roi et ses hôtes puis Isaac et ses parents, le passage du tutoiement au vouvoiement embarque le lecteur/spectateur dans la fiction d'une connaissance intérieure des figures mythiques rencontrées : on ne se les représente pas seulement, on est un instant tenu par le fil avec chacun d’eux, et cela se renforce encore sur scène par ce couplage du medium poème/théatre, ajout à l'ellipse soustractive mettant en valeur le mot chose ou la chose mot.

 

 Intacte revenue de cette convoitise (p. 41, 1er acte, scène 3)

 

Le nu de revenue remémore au double miroir du poème et de la scène le passage des corps nus devant le vrai miroir sur la scène, preuve même de cette science du rayonnement dont la lecture/spectacle approche ici, par réunion du mythe et du quotidien, panis substantialis.

 

Sous toutes  coutures
En passe
De connaître
L'habit de noces 
Le passe 
(p. 86, 3èmeacte, scène 2)

 

Le jeu subtil sur les couleurs et les matières (rouge du sacrifice mais aussi du fruit de l'election, blanc de la tunique immaculée et de la neige), évoque l’élévation de la créature dans sa dimension mystique autant que corporelle, annoncée en légère ironie par les vêtements glissant sur une tringle comme autant de corps, signe de la multitude des âmes : en une langue tranchante comme le silex, ce qui nous est le plus charnel transposé au plan spirituel par la correspondance des éléments dans la communion des règnes végétal, minéral (pierre et eau) et animal.

 

L'orage du regard éclate en son midi
Pour son relèvement (p. 37, 1eracte, scène 3)

 

 

 

Christine Bonduelle La Déligature, Acte IV, scène 2, Jacques Kraemer et Louis Blanchier, le 7/10/17, video Dailymotion

La raréfaction du verbe favorise l’expression par le double, le corps, l’habit, les objets tenus en main, le cadre etc., ouverture qui encline les personnages et le lecteur à l’accueil d’une vision, d’une illumination, tant est puissante la force identificatoire non seulement aux figures du livre mais aussi au décor lui-même : métaphore du fruit rempli des nutriments en vue des vendanges terrestres et célestes (habit de noces, réunion mystique des opposés par le théâtre des mains actrices revenant plusieurs fois notamment à la scène 1 du 4èmeacte), acteurs et lecteurs/spectateurs en feuillaison, écriture et lecture/écoute climactérique, le temps de déplier parole.

 

Et l’on touche à ce que Merleau-Ponty nomme le rayon de l'univers dans cette parole du fils,

 

 Telle étoiles des ciels
Graviers sur la lèvre des eaux 
(p. 63, 2èmeacte, scène 2)

 

sans s'interdire la grimace d’une gargouille de cathédrale gothique recrachant les liquides d'une secousse…

 

Le corps gueulant au foutre
Foutu
De sa semence (p. 63, 2èmeacte, scène 2)

 

Les correspondances entre l'espacement du temps et la musique textuelle, tels silex frottés l'un contre l'autre, étendent l’ère biblique à notre préhistoire où l'invention du feu se fit par tâtonnements comme la phrase se cherche et se renforce dans l'attente. Et ce téléscopage continuel des temps en écho avec les étincelles des pierres et le froufrou de la robe est bonne nouvelle. La science et l'être, la nature et l'industrie se regroupent en un ensemble plus vaste qui est leur commune vêture.

 

Par le service ordinaire 
Du détail et de l'horizon
(p. 37, 1eracte, scène 3)

Le temps à prendre et l'espace a laisser
Entre nous (
p. 35, 1eracte, scène 2)

 

Il y a certes, sur ce terrain une rencontre allègre avec Claudel dans l'appropriation du sol et le rapport à un coin de terre comme demeure abritée par Dieu. La scène d’Abraham devant le tombeau de Sarah à Hébron, sur le lieu du bien foncier qu’il vient d’acquérir, signe un rapport entre croyance et sol approprié ; il figure le territoire singulier, projection terrestre d'une âme singulière (avec Amrouche  Claudel médite devant le tombeau de sa soeur, dans son jardin) mais à la différence de celle de L'annonce faite à Marie, l’intrigue n'est pas traitée de façon linéaire mais au moyen d’une mise en perspective avec alternance de dialogues rééls et phantasmatiques ; le degré zéro du vocable établit une distance entre les voix, qui, sans se répondre toujours ni se toucher matériellement, s’interpellent jusqu’au cri.

 

 

 

 

 

 

 

La déligature

Note d’intention musicale

La pièce de Christine Bonduelle « La déligature » dont j’ai connu plusieurs étapes de rédaction et l’intérêt de l’auteure pour un déploiement musical de l’œuvre suscitent chez moi un écho et un désir musical.

Le terreau archétypal biblique, avec la péricope fondatrice de la ligature d’Isaac, sa réécriture au féminin (c’est Sarah et non pas Abraham qui agit en figure d’inacomplissement pour le sacrifice ultime) et le travail très personnel et précis sur la langue qui atteint un degré d’abstraction symbolique, un raffinement et une densité propice à l’ouverture vers la musique m’incitent à penser à plusieurs projets de composition musicale possibles à partir de ce texte.

La première option envisagée serait une musique d’accompagnement pour une mise en scène théâtrale de l’œuvre. Une alternance entre l’accompagnement instrumental de certaines scènes (percussions agrémentées d’un ou deux instruments aux possibilités évocatrices, tels que l’accordéon micro-tonal, le cymbalum, l’euphonium etc.) et la mise en chant d’autres scènes constituerait dans ce cas l’une des possibilités.  La musique se cantonnerait alors tantôt au rôle de soulignement ou de contrepoint discret, tantôt se mettrait en avant sous forme d’œuvre quasi autonome, au sein d’une continuité du déroulement théâtral.

La déligaturede Christine Bonduelle, 
tituli, 2017, 104 pages.

A l’autre extrémité du spectre, une forme d’opéra de chambre pourrait être envisagée, à 3 ou 4 voix, avec un ensemble instrumental réduit, éventuellement augmenté d’électronique. Dans ce cas une refonte du texte dans la perspective d’un livret serait à envisager avec l’auteure. La particularité du texte littéraire inciterait alors à la recherche d’un type d’écriture vocale cohérente et nouvelle, nourrie par mes propres travaux de philologie et à partir de mon expérience de compositeur où j’ai pu travailler sur le lien entre son et sens d’un texte, en particulier à partir de textes anciens en langues dites mortes (« Amours sidoniennes » à partir d’une inscription grecque, « Comme un feu dévorant… » à partir d’un fragment du livre de Jérémie, « La première aube » à partir d’une hymne éthiopienne, « Horae quidem cedunt… » à partir du texte de la Genèse et les Géorgiques de Virgile, etc.)

Entre ces deux pôles, musique de scène et opéra de chambre, plusieurs réalisations seraient envisageables, en fonction du lieu, du cadre et des conditions possibles.

L’idée fondamentale à ce stade, c’est de rendre possible une rencontre entre l’univers de Christine Bonduelle et le mien, qui consonne à ces champs de profondeur multiples d’une œuvre qui appelle des degrés de lecture divers, le sentiment de la continuité dans le temps véhiculé par le recours à des sources fondatrices de notre civilisation et une vraie négociation du seuil de la modernité. En effet, cette dernière question ne se pose pas de la même manière aujourd’hui comme elle se posait hier, et la réflexion sur la spiritualité, le féminin redéfini au sein même des structures qui semblaient l’exclure, le travail sur la personnalisation de langage artistique non pas à partir de l’idée du style mais de l’ouverture à l’imaginaire et la suscitation d’un univers me paraissent féconds et porteurs pour un dialogue entre les disciplines.

 

 

Michel Petrossian, compositeur 

Présentation de l’auteur




Arsalan Chalabi, À une révolution échouée au Kurdistan

Arsalan Chalabi, poète et écrivain kurdophone, est né en 1987 à Boukan (Kurdistan Iranien). De 2007 à 2009 il publie des recueils de poésie et prend la responsabilité de la société littéraire de Boukan. Mais il est incarcéré en automne 2014  pour ses opinions politiques : il a participé  à des  manifestations et prend part à des actions politiques et civiques. Après sa libération il reste sous  surveillance. En 2015, il est prié de quitter définitivement son pays natal. Il part pour le  Kurdistan iraquien, et puis il émigre en Europe, au Danemark comme  réfugié politique. Les poèmes de Arsalan Chalabi sont publiés et traduits en persan, en anglais, en  français et même en danois. 

 

À une révolution échouée au Kurdistan

Les Poème d'Arsalan Chalabi

Traduit de Kurade en français: Ako Abassi

 

Mais je pouvais parler avec toi

Je t’embrasse et te quitte de tout mon cœur

Mes mains dans tes poches je  vole tes reins

Je mets le doigt sur ton nombril et donne au vent tes cheveux

Je mets la tempête de ton sourire dans la boîte aux lettres

Je  brise les  coquetteries  de ton sourire

Nous pouvions ridiculiser la liberté à l'horizon

et boire notre sang devant la police

Mais je pouvais peigner tes cheveux

te tordre le  cou et faire danser la rotule de ton genou

Nous parlions de vie partagée et des maux de ventre des autres

Nous pouvions devenir voleurs dans le métro introduire nos mains dans les poches des autres

Nous pouvions uriner sur le gazon à travers  les fenêtres de la solitude

Ou bien à l’aube  insulter l’horizon

Lancer  des pierres sur le soleil et provoquer les nuages

Nous pouvions tuer la pluie comme un chien ou exécuter les flocons de neige !

 

Mais je pouvais  aussi embrasser tes joues

Et le creux de ton cou

J'aurais dû désarmer  tes seins comme deux pommes jaunes d'automne

Nous pouvions crier, couper les ceintures des autres,

Faire tomber le pantalon de notre maître

Aller dans les rues

Étouffer  les slogans de ”Vive le Kurdistan”

Déchirer  les affiches de tous les partis proches de nous!

Nous pouvions  nous cracher au visages, nous  empêcher

De brûler  les drapeaux

Et dans la rue donner des coups de pieds aux tibias et  aux poèmes de la  révolution échouée !

Mais on peut domestiquer le front du sang

On peut infiniment aider la lumière

et dans nos coeurs préparer les rues  pour la révolution.

 

 

 

 

***

 

Remarque : le nom de ce poème est tiré d’un poème de “Walt Whitman” au nom d'une Révolution échouée en Europe”.

 

Présentation de l’auteur




Sara Sand /Stina Aronson, poète et féministe suédoise

Née à Stockholm en 1892, enfant "naturel" d'un évêque, confiée à une famille d'accueil avant de retrouver, à 9 ans, sa mère naturelle, à Uppsala...  les débuts dans la vie de Stina Aronson  semblent dignes d'un grand roman à la Dickens,   ou de la "une" de magazine à "scandale" si on pense à l'époque où elle vécut.

Romanesque aussi la façon dont les vers qui suivent nous sont parvenus, et la discrétion de la passeuse qui nous demande de l'oublier derrière les textes qu'elle nous remet...

Ester Kristina (Stina) Aronson était en effet la fille d'une domestique, Maria Andersson, et d'un étudiant - Olof Bergqvist -  devenu plus tard évêque et membre du parlement. Adoptée par un couple de bouchers sans enfants, c'est contre son gré qu'elle retourne chez sa mère biologique. L'étudiant pour lequel cette dernière faisait le ménage lui permet d'accéder aux écoles secondaires, et de passer avec succès ses examens de fin d'étude, et son père paiera ensuite l'école pour enseignants où elle obtient un diplôme d'institutrice en 1913.

Elle enseigne dans diverses écoles de l'Uppland et du Gotland, épouse en 1918  le docteur Anders Aronson, et le suit en 1919 dans la partie nord de la Suède,   à Boden, où il dirige un sanatorium pour les tuberculeux, et où elle éprouve de grandes difficultés d'adaptation. C'et cette région du Norrland qui forme son paysage littéraire ultérieur.  Devenue veuve en 1936, elle revient à Uppsala, où sa situation économique est précaire.

Le premier roman de Stina Aronson - En bok om goda grannar (1921) - est le récit dickensien de la vie d'une petite ville ; il est suivi de 2 autres romans sous ce nom (Slumpens myndling, 1922 et Jag ger vika, 1923) et d'un 3ème, sous le nom de plume de Sara Sand, Fabeln om Valentin (1929) qui marque une nouvelle orientation littéraire, la rapprochant du Modernisme suédois. Durant ses voyages, à Uppsala, Stockhom, Paris, Stina développe des liens littéraires notamment avec des figures importantes du modernisme, tel Artur Lundkvist. Elle a  une correspondance régulière avec ce dernier,  dans les années 1929-1931.

Son recueil de poèmes, Tolv Hav, inspiré par la poète finnoise Edith Södergran, est publié en 1930, et une pièce de théâtre de chambre, Syskonbädd, en 1931.

C'est sous le nom de Mimmy Palm qu'elle écrit un roman sous forme de journal, Feberboken (1931) dans lequel elle étudie les rapports de l'amour et de l'écriture, et compare la situation  respective de l'homme et de la femme. 

Son roman Medaljen över Jenny, de 1935, obtient le prix du meilleur roman traitant de la vie ouvrière. Elle a aussi écrit un récit de voyage, Byar under fjäll, en 1937, le roman Gossen på tröskeln raconte l'enfance d'un petit garçon, et le roman sur la vie sauvage Hitom himlen, en 1946, lui apporte la reconnaissance des critiques et du public, suivi par d'autres succès comme Sång til polstjärnan (SS), 1948, Kantele (P), 1949, Den fjärde vägen (N), 1950, et  Sanningslandet (SS), 1952.

Amie intime de la critique Magit Abenius, Stina Aronson s'éteint 1956 à Uppsala et est enterrée au cimetière de Kristinehamn.

Les poèmes que nous vous livrons nous ont été confiés par Catherine Smits, qui les a elle-même "rencontrés" dans des circonstances fort poétiques. Au cours d'un voyage en train, un voisin suédois lit un livre de Sara Sand. Affable, il traduit quelques poèmes pour Catherine : séduite par la force et la beauté de ces vers, elle entreprend d'en traduire d'autres, à partir de la traduction anglaise que lui fournit l'obligeant voyageur. Puis, nous les transmet avec des notes biographiques, et le souhait de faire vivre ces mots qui l'ont - à juste titre - émue, et qui nous touchent également. Les voici, tels qu'ils nous ont été transmis.

 

 

 

traduction Catherine Smits

Je ne suis pas une femme
Pas une étreinte hospitalière
Ni un bassin blanc autour de votre falaise

Jag är ingen kvinna, / ingen gästfri famn, ingen vit bassäng kring din springbrunn

 

Ce qui rend la poésie de Stina Aronson si percutante, écrit un journaliste suédois, c’est le mélange de châtiment et de vice, le contraste entre rêve et réalité étouffante et puis, cette immense soif de liberté.
Ses pensées, ses désirs de femme sont en avance sur son temps et elle écrit : « Avant mes sœurs /je me lève au milieu des ténèbres et je cherche des mots nouveaux/ à la hauteur de ce que je soupçonne. » (Före mina systrar”, står jag upp i halvmörkret och söker nya ord / till den kunskap jag anar.)

 

Une foule de gens vit en moi,
imbéciles, amants, ermites, danseurs.
Ma vie est un édifice vibrant
Je suis un fourmillement, une place de marché.
Je dérange mes propres moments de dévotion
avec mes pas bruyants.
J'interfère avec la diversité de la malédiction.
Oh, les roses grimpantes vont éclore un matin
avant que le miroitement devienne jour.
Je bois cette minute avant la floraison
Seules mes roses coupées,
mes contes coupés,
peuvent me donner
un verre de silence
et garder nos humbles mains ensemble

 

I mig bor en skara människor,
narrar, kärlekskranka, eremiter, danserskor.
Mitt liv är en byggnad av liv.
Jag är som ett vimmel, ett smutsigt marknadstorg. Jag stör mina egna andaktsstunder med mina larmande steg.
Jag stör mig med förbannelsens mångfald.
Ack då slår klängrosorna ut en morgon innan skimret har förvandlats till dag.
Jag dricker denna enda minut före blomningen som ännu är bara en aning.
Intet annat än mina skära klängrosor,
mina skära sagor,
kan skänka mig och jagen
en dryck stillhet
och hålla våra händer andaktsfullt tillsammans.

 

 

***

 

La matrice qui m’a portée m’a reniée
La bouche qui m’a aimée m’a reniée
Les visages éternels des montagnes
Nient avec leur silence
Le jour nouveau

Aux voix du monde entier
Tous les sanglots du monde
Tous les chagrins d’enfance
Font écho

 

Det sköte som födde mig förnekade mig.
Den mun som älskade mig förnekade mig.
Bergens eviga ansikten förnekar med sin tystnad 
den nya dagen.
Till alla världens röster
alla världens snyftningar
alla barnsliga stegs eko
lyssnade jag och hörde nejet.

 

 

***

 

Mais le pays de l'âme est une immense étendue
qu' aucun mot ne peut contenir.
Pour le langage éphémère de la langue
utilise des mots d'amour et de guerre
Mais pour ouvrir le puits d’intuition
les lèvres doivent se fermer et se taire

 

Men själens land är en väldig trakt
som inte får rum i orden. /
Ty munnens timliga ord blir sagt /
i talet om älska och kriga. /
Men för att öppna aningens schakt /
får läpparna slutas och tiga.”

 

 

*

 

feuilleter  ici un extrait du livre TOLV HAV (douze mers) en V.O :

https://www.provlas.se/tolv-hav/




Artaud, poète martyr au soleil noir pulvérisé

A propos d'Alchimiste du soleil pulvérisé, poème pour Antonin Artaud, de Murielle Compère-Demarcy

C’est un 4 mars que disparaît Antonin Artaud

l’homme Artaud, mais pas son œuvre, ou son aura. 

La jeune collection « Diagonale de l’écrivain », dont c’est le 5ème titre, sous la direction de notre collaborateur Philippe Thireau,  propose à ses lecteurs d’explorer non pas tant l’œuvre d’un auteur que sa « périphérie » définie,  dans la présentation qui ouvre le livre, comme l’univers qui l’entoure, sa fabrique,  sa trajectoire « en diagonale » :  cette inhabituelle direction à comprendre sans doute comme une indication non téléologique, mais traversière, peut-être buissonnante, ramifiée - rhizomatique proposerais-je, pour reprendre le terme deleuzien (qui me semble ici justifié, si l’on considère l’intérêt du philosophe pour Antonin Artaud) : une exploration libérée des cadres  étroits auxquels nous habitue la démarche intellectuelle spécifiquement cartésienne et balisée de notre culture.  Il ne s’agit donc pas non plus d’une collection dédiée à un « genre » particulier (essai, journal, poésie…) mais bien d’une proposition d’écriture volontairement plurielle, transgenre, fragmentaire… sans règle autre que la porosité, l’absence de rigidité, le dé-règlement du texte.

Murielle Compère-Demarcy, Alchimiste du soleil pulvérisé, poème pour Antonin Artaud, Z4éditions, « La diagonale de l’écrivain », 136 p. 11,40 euros.

Pouvait-il y avoir meilleur berceau pour un texte sur Antonin Artaud, cet « acteur » (à tous les sens du terme) hors-norme du monde culturel, dont l’influence théorique se mesure encore de nos jours, après avoir notamment inspiré aux Etats-Unis la création du célèbre  Living Theatre  anarchiste à la fin des années 60, et dont l’activité protéiforme a transcendé les catégories (poète, acteur, metteur en scène, théoricien, dessinateur, essayiste...),  ou bousculé les mouvements – surréaliste un temps (ami de Leiris, Limbour, André Masson…) puis exclu-réprouvé par André Breton, et recrachant ce qui, des surréalistes, abdiquait face à la politique…  Personnalité inclassable, qui dérange toujours autant de nos jours, Artaud (1896-1948)  demeure dans les mémoires comme le « grand anarchiste » décrit par sa biographe Florence de Mérédieu :  je le vois comme  personna, comme ce masque grec d’où sort amplifiée la voix, mais à rebours de ce masque de civilité qui fait de nous des « personnes »  capables de s’insérer dans la société : é-norme, scandaleux, dans l’excès, la fulgurance, le dépassement de toutes les limites du réel et de l’état-civil, l’écartèlement entre lui et ce double (qui donne son nom à son ouvrage théorique sur le théâtre), dans une permanente mise en scène/mise en chair de  tous ses autres « lui-mêmes » pour explorer/dénoncer le monde. D’ailleurs, n’écrit-il pas, dans une lettre à Jacques Rivière, directeur de la NRF avec qui il entretient une longue correspondance :

Dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera entrer la métaphysique dans les esprits  ?

Cette peau qu’on risque, à écrire, à expérimenter (comme il le fait au Mexique, où il dit avoir goûté le peyotl des Tarahumaras au cours d’une cérémonie d’initiation) : Artaud, le torturé de l’asile de Rodez, dont on garde en mémoire la voix rauque, roulant les « r » comme un torrent ses pierres dans ses imprécations, Artaud, le multiforme, est à jamais le corps délirant de l’écriture – celui qui au sens étymologique, dé-lire : sort du sillon… D’ailleurs, il suffit de citer ce qu’il dit à Paulhan dans l’une des ses lettres à propos de ses « carnets de Rodez » pour comprendre à quel point il fait corps avec cette écriture non linéaire qu’il pratique et dont ce livre se fait l’écho  :

  ce sont des dessins avec des écrits, avec des phrases qui s’encartent dans la forme avant de les précipiter 

Cette œuvre-vie qui foisonne, buissonne, et creuse, donne toute sa valeur à la forme choisie par Murielle Compère-Demarcy pour la raconter.

 

La « raconter », ai-je écrit : ce n’est pas tout à fait le terme qu’il faudrait employer, la narration impliquant un sens, un ordre, une finalité envisagée dès le début. Ici, ce que l’autrice réussit est d’un ordre tout autre. Elle incarne avec sincérité, honnêteté, talent, et avec tous les risques que comporte l’opération, une sorte de « double » féminin d’Antonin Artaud, qui se vivait en « poète séparé ».  Schize et union – mélange troublant, porté par un texte métissé, mimétique, et profondément émouvant, qui nous amène à l’intérieur de la psyché du poète, où l’on entend une double voix de souffrance, et de révolte dont on ne sait quelle est l’origine ou l’écho. Parfois, très clairement, la voix d’une femme, « tombée en poésie », cette « posture improbable irréversible puisque l’on n’en revient jamais si l’on y revient toujours » (p.20),  énonçant les fragments suivants, où se lit en miroir la révolte-douleur aussi d’être poète au monde, dans un monde sans poésie, sans l’au-delà qui définit l’humain, et dont la quête a porté Artaud du Mexique à Rodez :

Entre être une femme et être poète il faut savoir choisir.

Ecrire ou subir. Sois femme et tais-toi ! Sois poète femme et ouvre-la ! 

 

Le parcours est dès l’entrée présenté comme une sorte d’exercice de voyance (n’est-ce pas déjà le signe donné par l’inscription en diagonale du nom de l’autrice en lettres de couleurs dès la couverture ?). On verra convoqués, outre Rimbaud, d’autres « maudits » de l’art ayant cotoyé les abîmes de la folie – ces « gouffres où l’abyme devient – enfin - ascensionnel » comme l’écrit Compère-Demarcy  : Van Gogh, le « suicidé de la société » dont Artaud a fait le sujet d’un superbe portrait littéraire et auquel « la chambre ardente » rend hommage dans un beau texte sur la peinture, d’où j’extrais l’une des rares images presque paisibles du livre : « La lave de la chambre dort tranquille sous l’ombre bleue du miroir ».

Van Gogh, mais aussi Nerval, ou Nietzche, et un « christ mexicain », tous déchirés de leur révolte, dont les portraits en noir et blanc par Jacques Cauda illustrent le livre comme une sorte de test de Roschach, d’où nous interrogent  des profondeurs de « géhenne », sous les visages dont le regard fuit - vers quel indicible au-delà ? S’il semble simplement composé de 4 parties, dont les titres poétiques ne révéleront qu’à la lecture leur énigme - « Sur la corde-lyre », puis,  « La danse du peyotl », suivi de « La chambre ardente » et de « autres dévergondations » - il s’agit effectivement d’un puzzle dont les pièces soigneusement découpées révèlent de possibles agencements mouvants suivant les lectures . Au titre de la corde-lyre, on ne peut qu’entendre en écho « l’ire » de la page  44, que préparent les allitérations des élytres dans des images puissantes et originales comme celle-ci :

Cerveau-freux désailé
cerveau-Cigale aux élytres dépareillés
coupés
    en
  deux (p. 29)

Et au « cerveau scié » se lient les « pliures » du silence-silure qui

me mange la cervelle
m’écriture-
lure-lyre
le cerveau corbeautière
feulant dans son bocal
ce rauque vivre en son
croassement (p. 43)

La lyre revient en écho dans « la danse du Peyotl », qui s’ouvre sur le chant barbare et incandescent de « la fille de Hurle-lyre », impressionnante lecture « chamanique » du texte artaudien :

Je suis la Fille de Hurle-Lyre et je danse, je danse
sur la peau tendue frémissante du Tot »Tem Monde à errrrriger, je danse

L’écriture de Compère-Demarcy se coule dans la voix d’Artaud, mime le rythme d’EXplosion-IMplosion de sa scansion,  transcrit  le roulé de son Dire « sur l’unique tranchant d’une vérité (…)  terrrrriblement claire, sur le volcan d’une conscience terrrrriblement aiguisée, épouvantablement singulière ». Et l’on mesure le travail accompli, en modestie,  pour obtenir ce texte composite, inclassable, qui pulse, noir sur blanc, comme se lisent les signaux acoustiques de la voix enregistrée sur son spectrogramme.

Artaud, tôt ou tard :  toutes les figures du Tarot, pour comprendre/composer chaque lecture vers l’avenir de la poésie – du monde aussi. A vous, lecteurs, de vous plonger à votre tour, dans cet éblouissant exercice de fascination.




Siham Mehaimzi, présentée par Serge Pey

Rencontrée sur la scène ouverte du festival "Voix vives de Méditerranée" de Sète en juillet 2018, Siham  a retenu notre attention par sa ferveur, et la verdeur de sa langue. En ce mois qui "fête les femmes" - un seul  jour, le 8 mars ! pour défendre les droits des femmes dans le monde - nous avons pensé que cette voix, qui porte de façon différente, crue et ardente, son identité de femme-poète-performeuse, qui se bat pour sa place à travers ses mots,  méritait d'être écoutée,  parce qu'elle parle d'un monde qu'on occulte souvent sous de belles paroles, qu'elle met des mots sur l'humiliation - la condition féminine  aussi. C'est un combat, le sien, qui passe par la poésie comme on la défend à Recours au Poème : une arme pour changer le monde.

 

La jeune voix de Siham Mehazmi  : extraits de poèmes, précédés d'une introduction de Serge Pey

 

Elle crève un lointain poème. 
Elle vient d’une écriture où les alphabets sont des roses de sable. 
Son horizon est à l’envers. 
Elle pleure dans un dortoir de coquelicot. 
Son enfance dort dans une cité ouvrière. 

 

Elle n’a pas d’histoire et c’est sa poésie qui maintenant devient son souvenir. Elle est de là-bas. De derrière. De devant. D’à-côté. Du centre. 
Elle est droite. Elle est une porte. Elle est une femme. Sa poésie est une main de vengeance et une main d’amour. 
Son poème est une langue dans les fleurs. Son pied est un soulier déchaussé dont les lacets attachent un autre soulier.

Elle a traversé mille horizons et mille négations du soleil. 
Elle écrit pour ne pas crier. Elle vit à l’intérieur d’une métaphore, d’une camionnette rouge de pompier.
Avec ses tuyaux, elle se déplace pour allumer des incendies et non pour les éteindre. 
Là où les saisons la portent et la déportent, elle roule le sommeil dans une poubelle. Elle met des pansements aux cailloux. 
Elle a choisi un chemin qui voyage en elle. 
Elle fait voyager les voyages. Elle dresse sa tente en peau de ciel en plein ciel. Elle est debout. Elle marche à l’envers. 
Elle m’a accompagné dans une longue ascension jusqu’à la tombe d’Antonio Machado. Elle chante, car elle ne sait pas chanter. 
Sa beauté troue le ciel cathare de l’Occitanie. 

Comme la Esmeralda de Victor Hugo elle a rencontré une chèvre devant le château de Quéribus. Elle lui a appris à écrire et à parler. Elle est pendue à une branche de mots.
Elle est venue dans mon chantier d’art provisoire. Longtemps. Toujours. Demain.
Elle m’a fait lire ses premiers poèmes rimés, car elle-même est une rime.
Elle ne vient pas de la littérature. 
Elle écrit pour ne pas crier. Mais elle crie. 
Son corps est tatoué de larmes. Et pour cela, elle tatoue ses cahiers. 
Elle ne lit que les livres qui sont des tatouages. 
Elle vient de rien et commence à écrire ce rien.
Elle s’appelle Siham. 
Sa mère est morte comme un livre non ouvert. Elle passe son couteau entre les pages.

 

 

 

Poèmes de Siham Mehaimzi

À Aïcha Mehaimzi 

"A force de parler de Mohamed qui fut prophète, on oublie le Mohamed chômeur, le Mohamed sans logement, le Mohamed sans abri, le Mohamed sans travail et des milliers de Mohamed qui vivent comme des esclaves sous des régimes qui se réclament du prophète Mohamed"

 Kateb Yacine. 

 

Les semelles de boues de Mohammed 

 

Il se chausse de semelles de boue

marche marche Mohammed

il se gante d'épines aux figues barbares

cueille cueille Mohammed

il se bâillonne de gumbri aux boyaux des chèvres

danse danse Mohammed

il s'étouffe à la peau du bouc aux cris du tambour

souffle souffle Mohammed

il s'empaille de chapeaux  al afo

 au soleil noir

chante chante Mohammed

il s'enferme dans la danse des slaq zit

libère libère Mohammed

 

 

«La Femme n'existe pas»((citation de Jacques Lacan))

 

Le corps n'y est pas

c'est cela le soleil

la France

rassie

brûlée

au néon

colon

collant

ma peau

ma chair

ma fessée

ma voix

ma canicule organique

rompue de règle

du grand Ogre de Barbarie

écris

dans nos contes à dentelles

décousues

j'apaise les fibres verticales

l'immaîtrisée des salutations intersexuelles ci-jointes

horizontales

signées ci-contre

le sexe

oui le sexe

«je» est le sexe

«je» est le mâle

de la séduction massive 3D papier glacé

sur les seins lactoses

arrivez mes cordons

arrivez

à l'ombilic des limbes

où naît folie ménagère

branchée électrique

vinaigre et lait

coulé des flancs estuaires

à vos vestiaires non-mixte

et b'habillez vos crrrotte-creuv-crravate de Femme

car tu me nommes «fatale»

maquillée ou sans clown

les hanches mesurées au cannabis patronal

largue mon reflet natal

largue mes pattes en caoutchouc truqué

largue ma mémoire d'ancre

écrite avec des poils

noirs

durcis

humains

toujours des poils

partout des poils

la cire existentielle

L'Oréal

et saine

dans l’auréole

sous le bras

nous sommes les poilues du siècle

les barbes d' assises

la parole moine

monnayable

dans les édifices cul-culturels

cul de ci et cul de ça

je lève mon doigt en l'honneur du ciel habité

car où t’habite

si «elle» phallique

j'habite au ventre de l'humanité

la gestation de mes questionnements

coupés au scalpel de l'excision

mentale

CAR-MEN tu es une femme

 

Je suis venue

Ana jit

 

Des miettes dans ma poche encore trouée des miettes dans ma poche encore ma poche de miettes trouées dans ma poche encore des miettes

et du tabac froid entre mes doigts

j’ai bu à ton arôme

truffe enflure

d'un café off

offre les affres

fortes et frappe

des plus folles vapeurs

frôle à tous les cous

ses reliques de Gitane

sur les jerricans d’août

au goulot

la bouche moite du port

dehors la flasque saison

un passeport sans refrain

sans lieu ni sans date

parcourant les bras frais

d'une photo sans visage

 

«Wa loulid a loulid
Ana jit ana jit
Ana jit j'en ai marre
Wakha j'en ai marre

Qelbi li bghak a wa'adi
Wa loulid a loulid
Ana jit ana jit
Ana jit j'en ai marre»2

 

sur les reins

nuit de novembre

lèvres roides      

où passe ta chatte

rubiette

affluente

à la robe des rues

je t'ai quitté

Tanger

quitté

sans un ciel sali en poche

à l'humeur des pareils froids

miaulant l'absinthe des cloches

leur trophée d'acier

un passeport sans refrain

sans lieu ni sans date

parcourant les bras frais

d'une photo sans visage

«Wa loulid a loulid

ana jit ana jit

ana jit

j'en ai marre

 

Wakha j'en ai marre
Qelbi li bghak a wa'adi
Wa loulid a loulid
Ana jit ana jit
Ana jit j'en ai marre»((Chanson populaire du Maroc de Najat Aatabou))

 

Wahran/Oran

 

Wahran 

Oran

sur ton port des joies se portent

et les parlers se meuvent

dans un sobre parfum

les plastiques brûlés

et les costumes ranceux

font la loi à Belcourt

tandis que Les hadiths offrent à la promise un mariage sans égal

les cabarets  baladent la semence

au gré des incomprises

entre les soumises

et les jupes courtes

la barbe noire

et les savates

l'électricité

et les billets gris

les zéros n'en finissent plus

tes femmes aux cigarettes

le trottoir en guise d'autel

et tes hôtels en mine de paille

laissent sur nos lèvres

un baume des plus amers

Wahran

sur les filets du port

des hommes pleurent

ce qu'il  reste de l'été

des balafres algériennes

et des pieuvres entartrées.

 

écouter  Ma Vie dans le camion, de Siham Mehaimzi :

Présentation de l’auteur