1

Hommage à Jean Metellus

Hommage à Jean Métellus (30 avril 1937 - 4 janvier 2014)

 

 Une grande voix humaine vient de nous quitter après soixante-seize  ans d’une carrière inégalée. Exilé de son pays natal d’Haïti en 1959 par la dictature de François Duvalier, Jean Métellus devint un docteur des âmes, des langages, et des mémoires identitaires. Par où commencer pour décrire une vie si remplie et si signifiante, pour parler des activités débordantes de ce grand travailleur?

 

Leur recensement laisse rêveur: médecin des Hôpitaux de Paris pendant de nombreuses années, neurologue spécialiste des troubles du langage, docteur en linguistique, professeur au Collège de Médecine des Hôpitaux de Paris, conférencier, écrivain, poète, dramaturge, lauréat des prix les plus prestigieux où, au cours des ans, s’entrelacèrent prix scientifiques et prix littéraires. Triple lauréat de l’Académie Nationale de Médecine, lauréat du Grand Prix de Poésie de langue française Léopold Sédar Senghor, Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres, Chevalier de la Légion d’Honneur, membre de nombreuses sociétés scientifiques médicales, linguistiques et littéraires, dont l’Académie des Sciences de New York, lauréat du Grand Prix de la Francophonie de l’Académie Française et du  Prix International de Poésie Benjamin Fondane. Cent treize communications scientifiques en France, Israël, Allemagne, Suisse, Canada, Belgique, Martinique, et Antilles. Responsable de l’organisation de vingt congrès de neuropsychologie et de rééducation, animateur de neuf dimanches d’études à l’Hôpital Emile Roux et d’une quarantaine de séminaires pour ses équipes; directeur de cinquante-cinq thèses et mémoires, auteur de douze ouvrages dédicaux collectifs et de cent quatre-vingt huit articles et livres sur des thèmes scientifiques et médicaux

Auteur de onze romans, de vingt-neuf recueils de poèmes, de cinq pièces de théâtre, de sept essais. Fréquemment anthologisé dans des ouvrages francophones et internationaux, traduit en plusieurs langues, dont le roumain, espagnol, italien, néerlandais et russe, invité fréquent à des colloques et rencontres poétiques en France comme à l’étranger, Jean Métellus unit dans son oeuvre et ses activités plusieurs continents et cultures. Couvert d’honneurs, il resta toujours un homme d’une grande modestie. Son principal souci était de servir, son principal instrument la solidarité – linguistique, poétique, éthique, esthétique, militante, ou clinicienne. Les témoignages spontanés à la nouvelle de son décès et les nombreuses allocutions, débats, articles qui lui ont déjà été consacrés, rendront redoutable la tâche du biographe. Car sa carrière d’homme de lettres ne peut être comprise sans un examen approfondi de ses écrits scientifiques, notamment ceux traitant des troubles du langage et de la mémoire (troubles médicaux, psychologiques, mais aussi langage confisqué par les dictatures et mémoire escamotée), ainsi que ceux traitant de la parole retrouvée, rééduquée, libérée. Tous ses modes de communication fonctionnaient en continu et s’enrichissaient et se disciplinaient mutuellement. En tant que médecin et poète, Jean Métellus savait que la vie est rythmée par la souffrance –  physique, personnelle, mentale, sociale, collective, imposée par l’homme ou par la nature. Permettant de triompher de la fragilité, la souffrance peut devenir purification, instinct de renouveau, et affirmation suprême de vitalité.

Enfant, Jean Métellus vécut  à Jacmel avec ses quinze frères et soeurs une enfance studieuse, ponctuée de lectures éclectiques et d’un premier travail comme professeur de mathématiquues. A l’âge de vingt-trois ans, il reçut une bourse d’études qui le vit loger à la Cité Universitaire de Paris pendant quatre ans et satisfaire sa volonté de savoir et d’apprendre. Cette ouverture d’esprit marqua toute sa vie, jusqu’à sa participation au “Train de la littérature 2000" à l’occasion de laquelle il écrivit un journal de bord qui contient des observations très perspicaces sur l’avenir polyglotte et multiculturel de l’Europe. Néanmoins, il n’oublia jamais ce qui faisait son centre de gravité: la vie dans sa vérité nue, profonde, inaltérable. Son sens du merveilleux et son émerveillement donnaiet à ses mots des couleurs et des senteurs d’ailleurs, riche moisson chargée de sens, sans un mot à vide, sans un raté. Sons, images, et sentiments trouvaient leur place dans l’ajustement d’un Verbe à la fois charnel et porteur d’éternité. Ses poèmes sont des portraits palimpsestes de l’expérience humaine; leur plénitude fait de sa poésie un prisme du monde.

Jean Métellus fut toute sa vie un ambassadeur de la langue française revitalisée par les cultures africaines et haïtienne et la langue créole. Il fut l’homme d’un pays, Haïti, et d’une femme, son épouse Anne-Marie Cercelet, à laquelle il dédia tous ses ouvrages. Sous son apparence calme, couvait une passion qui faisait entrer son interlocuteur intuitivement en poésie. Dans les pauses de la conversation, se tissait en lui le vaste espace-temps dans lequel tous ses ouvrages étaient “cousus par la fibre poétique. . . abreuvés par la sève poétique.” Combattant du langage, Jean Métellus se battit également pour la liberté et pour les droits de l’homme. Ses romans et ses pièces de théâtre montrent son engagement au service de la vérité tant historique que contemporaine. De Toussaint Louverture, combattant pour la liberté de son pays et l’abolition de l’esclavage, aux paysans qui commencent leur journée “au piripite chantant,” Jean Métellus fit découvrir Haïti au monde. Il en fut aussi le prophète. Instruisant en 1985 le procès de la dictature haïtienne qui s’écroula en 1986, et parlant de la terre déchirée d’Haïti des mois avant le tremblement de terre de 2010, il retraça la généalogie de son pays au-delà de la déchirure de l’exil.

                                                                                          

HAÏTI

 

Sur cette terre sans repos

Indiens exterminés

Africains transplantés

L’horreur recommencée

 

Sur cette terre sans repos

Disparaissent sans écho

Projets à peine éclos

Menteurs toujours dispos

 

Sur cette terre sans repos

Gestes et souffle éperdus

Miel et fiel confondus

La vie comme pourfendue

 

Sur cette terre sans repos

Cousue de cicatrices

Offerte aux sacrifices

La mémoire se hérisse

 

Dans le scintillement du langage

Avec des mots de sang, d'orage

Sans peur, sans rancœur,  sans tapage

L'homme vif transmet son héritage

 

Passé sondé sans préjugé

Hauts faits justement célébrés

Génocides, pillages dénoncés

L'histoire jaillit transfigurée      

 

in La peau et autres poèmes. Éditions Seghers. Paris.2006

 

Au pipirite chantant le paysan haïtien a foulé le seuil du jour et

        dessine dans l'air, sur les pas du soleil , une image d'homme en

        croix étreignant la vie

        Puis bénissant la terre du vent pur de ses vœux, après avoir

        salué l'azur trempé de lumière, il arrose d'oraison la montagne

        oubliée, sans faveur, sans engrais

Au pipirite chantant pèse la menace d'un retour des larmes

Au pipirite chantant les heures sont suspendues aux lèvres

        des plantations

 

Si revient hier que ferons-nous ?

 

Et le paysan haïtien enjambe chaque matin la langue de l'aurore

       pour tuer le venin de ses nuits et rompre les épines de ses

       cauchemars

Et dans le souffle du jour tous les loas sont nommés

 

Au pipirite chantant le paysan haïtien, debout, aspire la clarté,

        le parfum des racines, la flèche des palmiers, la frondaison

        de l'aube

Il déboute la misère de tous les pores de son corps et plonge dans 

        la glèbe ses doigts magiques

Le paysan haïtien sait se lever matin pour aller ensevelir un songe,

        un souhait

Sur des terrasses vêtues de pourpre il est happé par la vie, par les yeux

         des caféiers, par la chevelure du maïs se nourrissant des feux

         du ciel

Le paysan haïtien au pipirite chantant lève le talon contre la nuit et va

         conter à la terre ses misères dans l'animation d'une chandelle

Et son oreille croit plus à la patience des végétaux qu'au vertige

         du geste, à l'insurrection des herbages qu'aux prodiges

         du sermonnaire

Car il méprise la mémoire et fabrique des projets

Il révoque le passé tressé par les fléaux et les fumées

Et dès le point du jour il conte sa gloire sur les galeries fraîches

         des jeunes pousses

 

in Au pipirite chantant et autres poèmes. Éditions Maurice Nadeau. Paris. 1995

Jean Métellus, Au pipirite chantant et autres poèmes. Paris. Éditions Maurice Nadeau. 1995. 

Site de la langue créole, guadeloupe.fr.  

Circonvenir l’aurore

Et repasser le temps

Presser les heures choyées par la brise du bonheur

Comme le fleuve nourrit ses poissons

Et la forêt ses futaies

 

Le temps de dire le jour

Ce qu’on découd la nuit

 

Le temps de coudre la nuit

Ce qu’on délie le jour

 

Le temps de contempler

Les rides sereines de la foi

Les orgues sacrées de la loi

Le temps d’écouter dans cette pâle insomnie la voix étouffée de la vie

 

in Au pipirite chantant et autres poèmes. Paris. Éditions Maurice Nadeau. 1995

 

Sur la terre, à la fois berceau, havre et tombeau

Je marche

Le talon levé contre la misère

Qui flétrit toute vie et ensevelit toute passion

 

Sur la terre, lieu de ma naissance, substance de ma chair

Couvoir et cercueil

Je construis un temple en l’honneur du passé

 

Sur la terre, folie et raison

Hamada et oasis

Je tisse une écharpe haute en couleurs

 

Sur cette terre de pulpe et d’ossements

D’oraison et d’incendie, de robots et d’ascètes

La fureur des hommes nourrit les jardins du ciel

 

Sur cette terre, cimetière des erreurs humaines

Nécessité que le châtiment

Réalité que la pénitence

 

Mais la puissance de l’imagination

L’ardeur de la prière

La vigueur de la foi

Réveillent l’espoir 

Colorent l’avenir

 

in Braises de la mémoire. Paris. Éditions de Janus. 2009

Françoise Naudillon, Jean Métellus, L'Harmatan.

Jean Métellus, Braises de la mémoire. Paris. Éditions de Janus. 2009.

À petits pas

Les formes du crépuscule s’évanouissent

L’homme et l’arbre tendent le front

L’aube grisante voile l’enfer

 

Cette joie de vivre éclate

En feuilles, en pétales, en couleurs

Elle monte tel l’ange

Érectile par notre seul regard

À la cadence de nos vœux

S’envole

Portée par la flamme du désir

Par le sourire toujours repris de l’avenir

Elle libère les cœurs

Fidèles à ses promesses

Acquiesçant à ses éclairs, prêts à la moisson

Accompagne ceux qui

Déçus par les saisons

Se remembrent dans l’oraison

 

À petits pas

L’espérance imprègne paroles et gestes

À petits pas

L’espérance imagine, stimule, édifie

Rien ne lui est impossible

À nous ses serviteurs

Il adviendra selon notre foi

L’espérance, à la fois apparence et essence 

 

À petits pas

Les formes du crépuscule s’évanouissent

L’homme et l’arbre tendent le front

L’aube grisante voile l’enfer

 

Cette joie de vivre éclate

En feuilles, en pétales, en couleurs

Elle monte tel l’ange

Érectile par notre seul regard

À la cadence de nos vœux

S’envole

Portée par la flamme du désir

Par le sourire toujours repris de l’avenir

Elle libère les cœurs

Fidèles à ses promesses

Acquiesçant à ses éclairs, prêts à la moisson

Accompagne ceux qui

Déçus par les saisons

Se remembrent dans l’oraison

 

À petits pas

L’espérance imprègne paroles et gestes

À petits pas

L’espérance imagine, stimule, édifie

Rien ne lui est impossible

À nous ses serviteurs

Il adviendra selon notre foi

L’espérance, à la fois apparence et essence 

 

in Braises de la mémoire. Paris. Éditions de Janus. 2009

La terre, féconde et nourricière, toujours généreuse

En perpétuelle activité, maîtresse de toute vie

Demeure à l'origine de toute chose

Sa grandeur ne tient pas seulement à sa convivialité

Mais à l'ordre qu'elle impose dans le chaos ou la pluralité

La terre comme la femme crée l'homme

Mais plusieurs terres se partagent l'univers

Terre meurtrière et terre d'immortalité

Terre de désolation et terre promise

Terre pûre et de rétribution

Terre de rédemption comme la terre d'Haïti

Terre sacrée et sacrifiée

Terre mystique et scarifiée

Mais aussi terre de lumière et de prédiction

Garante du serment du Bois Caïman

Elle propulsa Toussaint à la tête d'esclaves traités comme des bêtes

Cette terre de naissance du premier état nègre du monde

Oui, c'est une terre étonnante, cette terre d'Haïti

Elle accueille et suscite tant de mystères

C'est le pays des morts vivants

Pays où s'enracinent des légendes

Où naissent de très grandes aventures

Où jaillissent des cris qui ébranlent les préjugés

C'est le pays d'un homme qui fut à lui seul une nation

C'est le pays de Toussaint Louverture

L'homme des commencements

L'homme-phare au verbe prémonitoire

En me renversant on n'a abattu que le tronc de l'arbre de la

        liberté des noirs, mais il repoussera par ses racines car

        elles sont nombreuses et profondes ʺ

La racine trait d'union entre la terre et l'eau

Permet à la vie de voyager aérienne

L'eau pénètre le sol

Dans ce royaume des morts, lieu muet et clos

Indifférent aux messages variés venus du ciel

Elle engendre et protège la substance même des espèces végétales

La terre boit pour s'amollir, s'alanguir

Et s'ouvrir aux convoitises des arbres prêts à l'assaut

Toute brèche souterraine invite à la reproduction

Appelle à la perpétuation des graines, des semences

La terre une et multiple

Mère, génitrice et gardienne de tout ce qui respire

La terre multiplie les différences et les ressemblances

Risquant parfois de créer la confusion ou l'anarchie

Comme si elle voulait alerter le cœur de la connaissance

 

Poème extrait de La Terre in Éléments. Paris. Éditions de Janus. 2008




Jean Métellus, Voix nègres, Voix rebelles, Voix fraternelles

Jean Métellus est de ces auteurs-aiguillons qui aident à ne pas avoir trop bonne conscience, ici, de ce côté du Monde. Nous, Occidentaux. Nous, berceau de l’esprit occidental. Nous Lumières mais pas seulement.

Inventeur du four crématoire et des gaz défoliants des bombes atomiques
                                                                                           et des mines antipersonnelles
Tout en proclamant précieuse la vie et sacré l’homme

 

Jean Métellus nous rappelle nos erreurs, nos crimes et demande de quel droit nous serions guides des autres nations. Il se fait le porte-parole de tous les nègres, qu’ils vivent en Haïti ou à Johannesburg, mais pas seulement, puisqu’il est question aussi du Vietnam, de l’Algérie, du Japon (Hiroshima) et des camps de concentration en Allemagne, en Pologne.

         Vêtement luxueux que le costume de Job auprès de ma misère

Jean Métellus veut croire au sursaut des pauvres hères, il annonce des revendications en provenance du continent africain… Et ses textes peuvent aujourd’hui, ici et là, paraître souffrir à la fois de manichéisme et d’angélisme.

Jean Métellus, Voix nègres Voix rebelles Voix fraternelles,
Le Temps des Cerises éditeurs, 2007, réédité en 2012, 147 pages, 10 €.

 

La résignation a gagné la partie dans nombre de pays où les colons blancs ont été remplacés par des colons noirs. Les textes de Métellus renvoient à un autre temps : celui de l’Apartheid en Afrique du Sud, un temps où la colère grondait dans les townships, un temps où le Ku Klux Klan était menaçant outre-Atlantique et Martin Luther King une raison d’espérer. Un temps où de grands hommes noirs tentaient de changer le cours de l’histoire. La poésie de Métellus a alors une valeur de témoignage. Par exemple ces vers sur Luther King :

 

En visionnaire il pressent la fin des tourments
Partisan de Jefferson et de ses émules
Pour qui l’immortalité de l’esclavage
Dégradait le maître blanc autant que l’homme noir
Il sait que le pouvoir use ceux qui en abusent
Que les victimes des violences, tous les opprimés
Réussissent toujours par se mettre debout
Que la fleur pillée par l’abeille s’épanouit
Que de grands bouleversements attendent les Noirs
De Harlem, de Brooklyn et de Los Angeles
De l’Amérique toute entière et de l’Afrique
La terre promise est là, à portée de regard
Ceux qui vivent dans la nuit de la désespérance
Voient briller la liberté et la délivrance

Et plus loin : 

Adieu fouets, bûchers, ghettos, cabanes et taudis
Adieu passé d’esclaves et de nègres à tout faire

 

Ce qu’il annonce n’est pas encore advenu. Ou pas partout. Certains pays que l’on estime être des modèles de démocratie, dont on vante le PIB en hausse, etc, proposent encore à la plupart de leurs travailleurs des salaires de misère qui ne permettent pas de vivre. Est-il nécessaire de le rappeler ? Jean Métellus semble croire au Paradis sur terre. Il le situe dans un passé lointain, l’âge d’or :

Redécouvrir l’âge d’or des Incas
                        L’époque où la terre appartenait à tous
Où le paradis était à portée de main,

 

ou dans un avenir qu’il espère proche. Il est question souvent de Dieu, de prière et de foi.

Les poèmes sont pleins d’hommes en marche. On croise Louis Armstrong, Steve Biko…

 

Steve et ses amis secouent le géant noir endormi
         Pour le sortir de son engourdissement
         Ils le somment de se mettre debout
         Le forcent à se dresser de toute sa hauteur
         Face à ceux qui veulent le maintenir couché

         […]

         Le 18 août de l’année 1977
         Il est arrêté
        En compagnie de son ami Peter Jones
        À un barrage de police, près de Grahamstown
        Dans l’Est de la province du Cap
        Sa mort est programmée
        Emprisonné en pleine santé, à l’âge de trente ans
        Il est découvert mort, vingt et un jours plus tard
       Défiguré, les traits altérés
       Les paupières tuméfiées

 Quand il est retiré de la chambre froide
Où les médecins légistes l’avait placé
Steve n’est plus qu’une grossière caricature d’être humain

          […]

         De profundis
         Oui, des profondeurs, Steve Biko crie
         Et réclame non pas vengeance, mais justice
         Justice pour tous les Noirs de la terre
         Justic
         Exigent ses tempes enfoncées
         Ses oreilles mutilées
         Ses pommettes fracassées

          […]

Depuis la mort de Steve Biko, en 1977, l’histoire et la justice ont-elles fait un bond en avant ou patiné sur place ?
Ici et là, le militantisme prend le pas sur la poésie : il faut, on doit…

 

         La peine de mort, cet assassinat légal
Doit disparaître des sociétés civilisées

 

Parfois, Jean Métellus se fait pédagogue et le recueil prend des airs de manuel d’histoire.

 

         NELSON MANDELA

         Né le 18 juillet 1918
        Dans un siècle fiévreux et tumultueux
Terrifiant et scandaleux
Aux frontières du Natal

 

Le but du poète n’est-il pas alors exclusivement de rendre hommage ? Cela peut lasser, à la longue. Quand la parole se fait trop didactique, il manque au lecteur la musique des mots. Ici par exemple :

 

         Après sa journée de surveill
         Mandela doit réviser les cours de Ford Hare

 

Bien sûr, ceux qui admirent Nelson Mandela seront touchés par certains passages.

 

         Et Mandela au bras de sa première amante, le 10 mai 1945
Entouré de mineurs, d’ouvriers, d’employés de maison
De femmes de toutes catégories
Marche dans Market Street
Et remonte avec l’impressionnant cortège
Vers les quartiers de Hillbrow et de Braamfontein
Qu’il est beau Mandela ce jour-là
À la tête d’un défilé pacifique
D’une manifestation précédée de fanfares
Où une foule joyeuse chante, danse
Exorcisant la crainte de voir voler les bâtons et les balles

 

Cela rappelle ces merveilleuses images de foules dansant et chantant, le courage qu’il leur a fallu...
Quand il s’éloigne des grandes figures, la parole de Métellus a davantage d’intensité.

 

         L’espoir timide dessine une voie nouvelle
Je remonte le verso de la nuit
Rejoignant le jour qui chemine solitaire
Accordant mon souffle à la clameur de la lumière
À l’orchestre indompté des désirs

 

 




Jean Métellus, ou le réveil des mots

Jean Métellus, ou le réveil des mots

 

L’homme Jean Métellus était entouré d’affection et son œuvre, sur la fin de sa vie, a bénéficié d’une vraie reconnaissance. Mais a-t-on vraiment lu sa poésie et pris la mesure de la force et de l’originalité de sa démarche ?
Né à Jacmel, il vient d’une île qui ne manque pas de poètes ; parmi lesquels beaucoup se distinguent par l’authenticité et la qualité de leur œuvre. Lui-même, qui avait fait le choix d’écrire en français, se situe dans l’histoire non pas seulement de la poésie d’Haïti mais de la poésie en langue française, et singulièrement de celle des Caraïbes.

Pascale Monnin, Danser le chaos.

Les Haïtiens ont leur propre histoire littéraire et la Négritude n’est pas à proprement parler née sur leur île. Ce qui se comprend car, étant héritiers de la première révolution noire, ils avaient en quelque sorte une « longueur d’avance ». Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils aient été indifférents à ce vent nouveau qui arrivait des Antilles françaises et d’Afrique. Beaucoup de poètes d’Haïti n’hésitent pas à dire ce qu’ils doivent par exemple à Aimé Césaire.
Jean Métellus, de son côté, a exprimé son attachement à la figure d’un autre des initiateurs de la Négritude, souvent laissé un peu de côté et resté longtemps sans être réédité : le Guyanais Léon Gontran Damas. Il lui consacre le premier poème de son livre Voix nègres, voix rebelles, voix fraternelles, le nommant « cher Maître, mon aîné ».  Ce qui le rapproche de Damas, c’est d’abord un même combat contre l’aliénation entretenue par le colonialisme, aliénation qui fut au centre de l’œuvre d’un autre médecin, Frantz Fanon :
 

Tu as stigmatisé le snobisme  du nègre embrassant sa dénaturation
Du nègre oubliant qu’il est un nègre debout depuis deux siècles
Grâce à Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines

Mais, à travers cet accord sur le fond, sans doute se sent-il aussi proche de lui  du point de vue de la forme poétique elle-même. Dans le groupe des fondateurs de la Négritude, Damas se distingue par sa simplicité, sa poésie directe refusant toute fioriture et son vers, rythmé, fortement influencé par la musique et le jazz. Or il y a chez Métellus la volonté, de plus en plus marquée au fil du temps, d’atteindre à la plus grande des simplicités. Ce trait est déjà manifeste dans les pages du Pipirite chantant. Bien sûr, les poèmes du Pipirite sont comme portés par les alizés, traversés par le chant et habité par la luxuriance de la nature et du vocabulaire des îles… Mais on n’est pas là dans l’efflorescence verbale et l’explosion d’images de la poésie surréalisante de Césaire. Au contraire… Dès les premiers vers, la recherche de la vérité du poète le mène ailleurs :
 

 

 

            Je cours jour et nuit après moi
            Viens bercer ma joie de retrouver
            L’horizon maternel du matin 

Il connaît « la condensation pure du verbe / vouloir étincelant » et sait qu’il doit par son métier de poète  « apprivoiser dans la bouche d’autrui tous les moments du verbe » (p. 33). Mais il ne s’agit pas de s’en enivrer… Son but est plutôt d’ « accorder sa passion au réveil des mots ». (p. 37)
Le poète n’est pas un plongeur en apnée dans les eaux profondes du sommeil et du rêve mais un être de l’éveil.
La poétique de Jean Métellus, tout en faisant large place au son et aux sens, est avant tout une poésie du sens, une poésie de la conscience.
Cette tendance profonde à l’œuvre dans son écriture se révèle avec une vigueur particulière dans Voix Nègres. Ce livre est un recueil essentiel dans son œuvre. Il l’a plusieurs reprises remanié et réédité, en en modifiant le titre à deux reprises au moins, pour y ajouter d’abord la mention « voix rebelles », (en 2007) puis « voix fraternelles » en 2012 ; ce qui n’a évidemment rien de fortuit.
Le recueil est constitué d’une série de grands poèmes consacrés à quelques-unes des figures essentielles du mouvement d’émancipation des Noirs, comme Martin Luther King, Lumumba, Mumia Abu Jamal ou Nelson Mandela. Et pas seulement des Noirs puisque prend place dans ce Panthéon Ernesto Che Guevara… car le combat pour la liberté des Nègres, ces « damnés de la Terre », rejoint le combat universel contre l’exploitation et l’oppression  et l’un ne peut aller sans l’autre.
Certains parleront de manichéisme…  C’est d’ailleurs ce qu’a fait le journaliste du Monde au moment de son décès, dans un article par ailleurs tout à fait élogieux. Mais le naturel est difficile à chasser… « Manichéisme », c’est toujours le reproche que l’on fait (parfois même sur le mode affectueux et un peu condescendant) à l’écrivain et au poète qui a clairement choisi son camp et a pris parti pour le peuple.

Or Jean Métellus était de ceux-là. Il n’a jamais oublié d’où il venait et pour qui il écrivait.  Médecin et écrivain, il avait recours à la parole, « recours au poème », pour guérir. Aider l’enfant dislexique, l’individu en proie à l’aphasie… aider aussi les peuples, l’humanité privée du droit à la parole. Plus qu’une arme, la parole poétique est chez lui parole-médecine.
Et c’est pour cela qu’il ne recule pas, dans ce livre, Voix nègres, devant les exigences de la poésie didactique, aujourd’hui  si décriée (mais que pour ma part j’ai aussi essayé de pratiquer dans Cause commune). Car celui qui ne cesse d’apprendre, ne doit pas craindre d’enseigner.
Ce besoin de dire (tout à fait à contre-sens d’une certaine idéologie poétique toujours dominante en France selon laquelle le poète ne doit pas « dire », mais au mieux « être dit » par les mots eux-mêmes) pousse, comme naturellement, à innover et à transgresser les formes.
Ainsi, dans Voix nègres, Jean Métellus bouscule-t-il la séparation habituelle entre poésie et récit, vers et prose ; un peu comme l’avait fait Nazim Hikmet, dans Paysages humains quand il avait entrepris d’écrire l’épopée du peuple turc.
Dans le poème, sans négliger le rôle que peut jouer à certains moments l’image, Métellus n’hésite pas à donner à son lecteur toutes les informations factuelles historiques et biographiques nécessaires à la peinture du portrait de ses héros, sans craindre le prosaïsme mais en l’utilisant pour en nourrir son chant. Il renoue ainsi avec la poésie narrative et historique. Et, ce faisant, je pense qu’il ouvre une voie féconde permettant que la poésie reprenne utilité et vigueur ; et qu’elle retrouve du coup un public élargi. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle de jeunes slameurs et rapeurs s’intéressent à son écriture.
Pour conclure, je dirais que tant du point de vue de la forme que du fond (qui, comme on le sait, ne vont guère l’un sans l’autre), Jean Métellus est vraiment un poète progressiste.
Jamais il n’a renoncé à la promesse de la poésie, d’être avant tout « un chant d’amour et d’espérance ».

 

 

Herve haiti, Télémaque.




UNE RENCONTRE TARDIVE ET INTENSE

Certes, je savais qu'il était un des premiers poètes et romanciers de langue française en Haïti : l'ultime lecture enthousiaste de Malraux, sur son lit de mort, avait été  « Au piripite chantant », son premier recueil dont l'ample parole bousculait une poésie hexagonale asphyxiée à l'époque par ses prétentieux laboratoires. Certes, depuis 2005, il assistait aux déjeuners parisiens du Journal des Poètes.

Malgré tout cela, Jean Metellus restait une figure  respectée mais lointaine. Jusqu'au moment où, en 2009, au Comité des Biennales de poésie, nous pensâmes à une double présidence symbolique : un poète qui aurait représenté le pays le plus riche du monde et un autre qui aurait été l'emblème du plus pauvre de la planète. D'un côté, Jimmy Carter ; de l'autre, Jean Metellus. On aurait ainsi montré que la poésie appartenait à tous, qu'elle était à la fois la force et la fragilité de l'homme. Souffrant à l’époque et éloigné dans l'espace, Carter, très gentiment, renonça à nous rejoindre. Jean, qui vivait depuis longtemps à Paris, accepta tout de suite.

Ce qui, durant sa présidence, frappa chacun fut une double et rare qualité : une humilité discrète confinant à la timidité et une extraordinaire attention à tous, pénétrée de la conscience du rôle à jouer. Metellus assistait à toutes les manifestations. Quasi vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Sa haute silhouette de grand mammifère farouche, son regard ultra-attentif, sa bienveillance, la sûreté et l'économie de ses propos, tout cela en fit un président idéal,  humble devant la poésie. Homme de contact mais  d'une grande réserve pudique et dont même les silences parlaient.

A partir de là, nous partageâmes une amitié solide et fidèle. Il m'envoya ses travaux, jusqu'à son dernier livre, « Empreintes » dans lequel cet homme de la terre et des éléments chante l’ivresse vitale, faisant une dernière nique à une mort que, sans doute, il sentait venir. Tel Néruda, le poète vieillissant évoquait dans la jubilation ces « Odes élémentaires » qui, toujours, dans un langage bien à lui, le nourrissaient de leur sève.

Fin juin 2013, il fit l’effort de participer avec la fidèle Anne-Marie au déjeuner parisien du Journal des Poètes. Ses yeux fiévreux, son amaigrissement inquiétant en faisaient une manière de long papillon de nuit qu'on aurait surpris en allumant brutalement une ampoule dans le grenier où il rêvait .

 

Mémorial, par Josué Azor.

Jean n'est plus. A son propos, on pourrait évoquer ce qu'Andrée Chédid, autre grande  et belle figure des Biennales, disait de Guillevic : «  Chez lui, on aime et admire autant l'homme que l’œuvre ».

Il n'est pas fréquent, dans un monde poétique qui se refroidit, de croiser un tel porteur de feu. Et le chagrin de l’avoir perdu ne sera pas mince, car tout, chez ce grand poète, était intense et vrai.