Michel Gendarme, Les Poèmes Arrangés (Le fils du muet n’a pas la parole), extraits

Cette poésie parle de ce qui est en lisière, de ce qui peut être vu depuis un refuge du point de vue d'un être indéfini, caché, par besoin, par survie Son refuge est une forêt dans laquelle il enfouit sa vie Dans laquelle il s'enfuit De laquelle il ne peut s'enfuir vraiment Alors il longe ce qui le sépare des hommes Les sons, les allures, les rires, les gestes, les mots séparent Voir sans être vu, entendre sans être écouté, jouer sans y être appelé L'être maudit a pour lui la confession intérieure et les actes de solitude Cette poésie exprime la crainte que le monde atteigne par trop de folie l'être démuni de naissance.

Avertissement : les mots entre parenthèses ne sont pas lus, mais leur présence est nécessaire, les mots en italiques restent ainsi.

10

ainsi arriver marais et flaques trouver ramasser inventer des choses bruits des rayons lumière dans les yeux devenir petit minuscule c’est le silence de l’eau avec des éclats de chatoiement des odeurs de lune alors marcher par l'ennui les dents mordent ma langue marcher par l'ennui les dents cassent en morceaux marcher par l'ennui briser des branches (casser) rompre des planches fouler les orties massacrer les orties les orties ennemies trancher les têtes puis les corps écraser les pousses admirer le lieu du combat s'assoir sur une souche pleurer là sans savoir sans eau qui coule, dans nuit attendre dans cabane demain je grimperai en haut des arbres voir le soleil admirer plaine le clocher du village vers l'école prendre route vers sur la grande route vers sur la très grande route noire route dessinée (de) les lignes blanches zozotantes (ou)… longues parfois (très)… dessous les arbres saisir les nuages

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les mains de l'homme de fer la poigne empoigner secouer secouer secouer la souffrance ça commence un jour jour précis l'instant de brute ça devient brute c'était mais devient alors (et) ça s'appelle la la brute coups le mal grimaces cassures brisures rien à briser le rien qui dit qui fait ça suffit à tuer ça du bonheur on est dans bonheur puis d'un coup frayeur le corps meurt de ça il meurt le mouvement meurt la grâce quand elle et qu'elle la grâce non non plus jamais plus élégance... parfois si encore un peu elle danse en elle dernière joie joie... dans dans cabane je vois encore (sa) la joie le vent des robes elles tournoyaient je riais... dans forêt les arbres dansent c'est elles et chantent... je ralentis je freine je stoppe comme si comme si je restais je moi dans le mouvement de ses robes

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ils gagnent le terrain mangent la terre bonne bétonnent goudronnent ça on sait ils arrivent avec leur vitesse sûrs des moteurs de vie la leur une mécanique d'anges anges détournés de l'attente déjouée leur esprit des anges tordus (des) anges perverses des anges ont ils ont mangé la loi les cathédrales elles protègent leurs mandibules croch(ues)ets les gargouilles dirigent recrutent repèrent crachent les petits je je les appelle les petits ils cavalent alors aux ordres aux ordres je me suis réfugié oui un réfugié ne plus quitter ça la quiétude d'être dans le silence mais pas le silence la solitude mais pas la solitude être immobile mais pas immobile je suis mes mots mes mots mes mots

13

je fais plus vite plus mieux (que) le temps du jour avant le jour pour être prêt (avant) toujours avant toujours j'éclaire tout les étoiles qui les appelle(nt) qui le matin avec le réveil rayon le réveil soleil du chasseur du luisant des nuits avec des voyelles avec des consonnes (à) avec des sons la quiétude d'être dans le silence mais pas le silence la solitude mais pas la solitude (que) le temps les vagues de géant j'en ai devine mes mots mes mots mes mots mes mots

14

je ne songe pas pas à moi pas à moi mais pas à moi un barouf du barouf du fracas même l'orage ne fait pas ça ô rage ma colère je ris quand l'éclair je ris quand tonnerre quand la grêle je me marre j'entends le cristal archange déluge de chant d'étoiles 

ici l'eau fait ça si on veut sur des bateaux de glace sur des voiliers de l'été feuille de noix coquille radeaux de chêne plouf plaf pluf toc coulé re-coulé dépanné sauvé font ça les livres aux couleurs inventent les mares ce qu'on fait là 

ça explose là-bas je sais mille bombes dix mille j'entends plus j'entends plus (geignent) ça geint les ruines ruines décharnées les corps fumées fantômes aux écoles les sons les rires les souvenirs muets j'entends plus le chien le chat vente vent ce n'est plus un souffle en haleine, charogne, les nuées les mouches des monceaux des monceaux

au bord (de) regarder la peau de l'eau attendre l'eau à soi attendre l'eau à soi c'est ça mais là-bas immense incroyable immense les yeux ne s'arrêtent pas le loin est loin loin loin sans jamais d'arrêt tirer l'eau à soi la plage l'immense mare salée c'est ça

des monceaux gémissants des vers, plein, le ventre ouvert geint et ça coule un liquide du fiel noir ça coule un son diable sa peau écorchée peu à peu ça s'ébruite ça se déshabille en sang caillotte et bulles ça pourrit avec des sons bruits de ça ça pourrit sur les champs de ça une guerre les nuées carillonnent de leurs ailes il suffit d'elles (de) elles sept mouches pour un nuage un silence ça n'existe plus

(et) je ramasse aux champs les chutes de voix célestes

15

gouttes qui font ding dong
poings défaits mains ouvertes
posées sur la terre posées vers le ciel
mains de gouttes (clignent) de chatouillis
mains libres de pluie de gouttes mains nénuphars
des mains libellules

il me reste la guirlande du rêve
ange grenadine
elle est venue là et
elle chante rit
je mire la lumière dans ses yeux
stop
puis les mots les gestes
stop
rien
juste dans l'éclat
juste un éclair

nous aurons les gestes minimum pulsations infimes les sons du cœur des vaisseaux à fleur de peau avec des fleurs les toisons d'or

il y a une vie qui bouge partout sous les écorces dans un caillou ça grouille même à la queue de la comète

16 et 17

grand arbre mon ami je t'embrasse mais tu grattes

une bête sent la fourrure la terre feuille sauvage (d')étoiles filantes incandescentes dans le corps les yeux lâchent des balancelles stop la magie stop elle parle elle sourit bouge ne fait plus la lumière (parle s'enfuit) explique raconte elle ment ajoute ça multiplie ça soustrait elle additionne elle divise (perd je perds) elle montre sa tête ses bras ses jambes sa chair rose ses yeux bruns ses cheveux tous frisés elle met du bleu des bleus sur ses ongles du vert sur les orteils bijoux au cou à la cheville (les doigts) des bijoux (les) diamants avec de l'or encore les améthystes et les rubis encore les émeraudes (et) en chrysalide

elle cache puis elle laisse une trace quand partie loin elle disparue une bague comme en toc tic toc accrochée dans le rayon soleil contre la pendule tic tac j'attends un mirage sans lumière je plie et je replie bras jambes corps têtes pieds mains lesoreilles même ferme tout ça et pose ça en rond sur les fougères oranges

des millions et une fourmis bavassent elles torturent le cadavre encore dans la vie elles (déchirent) découpent arrachent (piétinent acidifient) percent et boivent et rongent, le cadavre hurle des faux cris, (ce sont) elles qui tchatchent qui montent au ciel le (un) vrombissement des maux humains les bouffent les digèrent les crachent en sons incroyables tuent les oreilles

moi j'entends tout ça assis moi plié contre l'arbre (j')écoute les peurs humaines toutes les terreurs mondiales de la nuit moderne je me plaque contre le tronc (j')ouvre grand ma gueule et (je) mords l'arbre

un hellébore de fin d'hiver (elle) tombe dernier(s) (r)appel(s) (l')avant le (à) présent

 18

donne-moi de la gaieté l'univers (en) dans la poche une pierre un pétale une écorce donne-moi que ça et toujours que ça chante des instants de trésor à garder siroter l'été réchauffer l'hiver je fixerai la lune je peindrai la lune je la frôlerai la lune elle me fera une note suspendue en attendant que le requiem s'élève

19

le maître me donne à moi (moi) contre le radiateur la bonne place c'est (ce) qu'il faut trouver toujours avec des gommettes (et des) les images les mots des autres les additions des autres ah les récitations ah les récitations les mots des récitations les images des récitations écho des mots des récitations ah les images des récitations  ah les images des récitations longtemps en écho même en récréation écho des images et des mots à dessiner sur le sol des faux mots des fausses images

allongé je regarde le ciel venir établir l'ordre je croyais que la terre elle allait vite si vite quand le vent et ça filait dans le ciel les nuages ils défilaient si vite sans bruit le vent si mais les nuages non ils imitaient les sons des songes m'emmenaient loin dans la terre à l'intérieur(e)

 20

tu veux jouer aux billes je suis bon aux billes (bonne bille) (bonnes billes) le champion peu s'affrontent je pique toutes les billes (car champion) peut pas perdre car champion le terrain connu gratté du regard promenade des doigts du doigté paf la bille dedans au pied de la racine (un) tilleul (doit) dix billes vingt billes gagnées les belles (billes) agates (belles) brillent elles s'amoncellent petite vasque au pied de l'arbre nid de billes richesse des lumières mettre la bille entre les doigts s'éblouir au soleil il y a des mondes là-dedans si je bouge si je tourne des mondes magiques des planètes interdites (seules connues seules) je les gagne toujours alors perdent déçus eux pleurent eux jalousent eux voudraient les billes les planètes les cieux du(e) magicien jamais me les prennent mes agates eux boudent s'éloignent ne jouent plus jamais (longtemps longtemps) car eux savent mon armée mes galaxies de couleur

moussaillon, à l'abordage de la vie ha ! ha ! tout droit, courir, sauter, berlinguer dans tous les sens ! bourlicoter avec espoir, c'est quoi (l'espoir) ? la peau s'éveille ! les fantômes (ils) rapetissent ! sympa ! belle journée ! ce sera comme ça, avec le cœur ! vas-y mets(-y) la joie !

 

 

 




Franck Bouyssou, 5 poèmes

Tu veux mimer une saison morte
être un bois flotté sur une plage en hiver
un grincement de porte, une couleur sur un mur qui ne sépare pas

ce qui est là pour être là
que rien ne traverse

arrière-pays qui ne manque à personne
mais dont l'absence mutilerait l'apparence du monde.

∗∗∗

À portée du temps
tu façonnes un lieu avec des mots
couverts du silence des rivières
boisés comme un rêve en novembre

où le seuil est une ombre qui danse
dans l'espace mesuré d'une page non écrite

et tu attends, errant,
que l'encre bleue de l'enfance se lève
et vienne mourir sur les fleurs de ta tombe.

∗∗∗

Tu trembles d'un incessant refrain
qui du dedans cherche une fenêtre
au bord de ton corps grillagé

tu ne vois plus ni la tourterelle
ni le visage des saisons ni le garçon qui t'appelle
du fond de sa forêt

prisonnier d'un printemps sans oiseaux
tu te répètes comme cette goutte
dans le ventre de l'évier

automate rouillé criant au bord du vide.

∗∗∗

Tu sens l'odeur chaude de la pierre
prêt à te brûler aux ailes de l'été

dans la chambre moite
               un après-midi de sable
                               emplit ton sommeil

une gorgée de bleu comme une griffe
dans une carrière d'ombres

tu te délectes – animal assoiffé de feu !

Tu saisis toute la densité du temps
sincère intervalle
                          où passe
                               l'impeccable clameur de ton être
renonçant à vivre ou à mourir.

∗∗∗

On t'a parlé une langue de sable
tu as su l'aube, le vent, la dune
le ciel à côté du ciel réparer la beauté

et cette main errante
dans l'abîme du jour

cherchant un reste de nuit
au fond d'un sarcophage.

Présentation de l’auteur




Philippe Leuckx, Christophe Pineau-Thierry, 12 poèmes inédits

Foudre et fulgurance
tout fut signe
dès le premier regard
la beauté de tes yeux
l'accueil de ta voix
nous parlions la même langue
et nos poèmes avaient
le même goût de vivre
j’ai l’impression
de te connaître
de longtemps
nous avons la même main
pour cueillir le don
et le désir de nous comprendre
loin en nous

∗∗∗

face à l’adversité
qui s’empare de chacun

avec toi pour ami
je m’engage sur la voie

je sens ta présence
parmi ces étoiles

qui à mes côtés
brillent pour éclairer

ce magnifique chemin
qui s’offre à nous

∗∗∗

Ta belle voix douce
rameute les étoiles
vers le cœur

tu cherches à mieux
voir je t’accompagne
en pleine lumière

j’ai besoin de ta main
pour écrire le soutien
et retenir tes mots

∗∗∗

quand le sort s’acharne
que les combats s’engagent

avec l’épée de nos mots
nous écrivons le chemin

avec pour seule lumière
le sens de nos vies

∗∗∗

Je recueille tes mots
à l’aune de l’amitié

le chemin est lent
devant

parfois un peu de gêne
m’égare

les amis osent-ils
tout se dire ?

ta vie en tout cas
m'importe

∗∗∗

les mots ont aussi à nous dire
les joies de nos présents

quand l’horizon s’éclaire
accompagné par les anges

et que nos vies filent si pressées
de retrouver l’origine du monde

∗∗∗

Si mes mots peuvent
être ce velours pour toi
et si la confiance
dont tu m’honores
ne prend aucune ride
je vais devant
les yeux fermés
cœur ouvert
pour sabrer la voie
du renouveau
demande moi l’impossible
je serai là
sans défaut

∗∗∗

l’impossible est un chemin
emprunté par les heureux

les oiseaux nos regards
qui portent au plus loin

les bienfaits de l’amour
et l’espoir du lendemain

c’est le chemin des amis
qui voyagent en confiance

pour rire ensemble de la vie
et écrire ce qui rassemble

∗∗∗

Oui nous nous ressemblons
et nous rassemblons
pour l’autre
ces mots
baumes peut-être
quand le tourment
torpille le cœur
nos mots pour que l’autre
vive mieux
se soulage de vivre

∗∗∗

ces mots qui viennent de loin
de cet autre qui me ressemble

installé sur une terre brûlante
bercé par le chant des cigales

j’invite le gris-bleu de ton ciel
veillant sur les contrées du nord

à rafraîchir mon âme errante
et ainsi apaiser ses tourments

∗∗∗

Te rappelles-tu
ce n’est pas si loin
puisque c’est proche
en nos cœurs
nous avons décidé
l'un et l’autre
d'emprunter le chemin
d'unir nos mains
aux mots de l’entente
j'ai trouvé des réponses
grâce à toi
je t’ai assuré
de ma fidèle présence
et toi de même
tu t’es engagé
et je suis heureux
de te ménager la voie

∗∗∗

au cœur de nos mots
émerge le projet

d’une quête
d’une vie apaisée

de découvrir le sens
de nos rêves cachés

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Aytekin Karaçoban, Ce que Orphée contemporain disait lorsqu’il réparait sa lyre cassée

Ce que tu as été

Je ne voulais pas grand-chose.

Tu as été la gomme magique qui a effacé
de toutes mes photos
la peur sur le visage de mon enfance ;
tu as été, autant que possible,
au tournant de chaque voie qui s'ouvrait à nous,
la réponse à mon appel
qui était l’héritier de la recherche d'une autre langue.

Tu as été mon phare,
avec une autre analogie
gardien des navires ;
ma peur de heurter les rochers a disparu.

Tu as été mon aube
que j'ai retirée de ma nuit,
que j'ai placée dans mon horizon.

Tu as été la forme,
couverture de mon contenu. 

Tu as été ma ligne de haute tension,
transmettant le courant de sa langue à la mienne
dans mon univers humain
avec ses steppes, ses sommets, ses vallées.

Tu as été mon cours d’eau qui songeait d'aller
aux grappes d'étoiles sur les branches
avec le talisman de l'abondance
quand il tombait en cascade avec des applaudissements.

Je n’avais rien demandé de tout cela
sauf que tu ne sois pas mon bourreau.

Pourquoi

Pourquoi mon désir s’accroit-il,
juste au moment de tailler la vigne,
d'apprendre au temps de t'écrire,
de déployer un chemin de rêves sous ses pieds
pour qu'il apprenne aussi
à ne pas se contenter seulement
de sa science de traverser le réel ?
Pourquoi pas,
par exemple,
juste au moment où je glisse ma voiture
entre deux lignes dans le parking
ou bien au moment où je saisis le sourire forcé
de la vendeuse chez le boulanger ?

Pourquoi fondent les notes,
se tendent les voix
les heures deviennent lierres
dont les fibres tressent des cordes
quand j'attends une mélodie valable
de l'opéra à trois sous de la vie ?

Pourquoi l’envie de me mesurer avec l’ouragan de la foule,
de courir en hurlant se mêle-t-elle dans l’affaire
juste au moment où mon pied glisse sur la marche
et pourquoi pas
quand je regarde en colère dans mon fauteuil moelleux
les canons à eau déployés en plein hiver
pour repousser des migrants
qui tentent de traverser la frontière ?

Je fais semblant comme si ces heures n'existaient pas
comme si tu n’étais pas
mon abri,
mon refuge,
            mon sauveur
juste au moment où mon pied touche le sol.

Ma mémoire devient l’attrape-guêpe.
Partout le brouillard. 

Parle

Tu dois parler de quelque chose ;
parle que
je puisse te faire naître.

Par exemple, parle du champ marin à Zanzibar
où des femmes cueillent des algues,
parle, si tu veux, d’une femme
qui prépare le repas à cinq doigts au Kirghizistan
que je devienne le capitaine sur terre
du navire qui y va.

Parle de ton désespoir
quand la corde d'une turbulence de sens
passe soudain autour du cou de tes mots,
parle du mistral qui piétine les herbes du verbe
là où ton œil touche,
parle d’un pianiste maladroit
qui étrangle le clair de lune
dans la nuit des sonates.
Parle si tu veux de ton sommeil,
de ce puits plein de cauchemars ;
parle que
j’invente des histoires,
contre le lever du jour.

Parle de ta colère
car l'homme vole l'avenir de l'homme,
il rend étroit le monde pour lui aussi.
Tu dois parler de quelque chose
par exemple,
de charrue qui décore le jardin
ou du lancement d’un ticket de métro au Chili
comme un poids de boulet de canon
contre la figure de l’Etat.

Tu dois parler de quelque chose ;
parle que
je te fasse germer dans le sillon de la langue.

Nous trouverons

Nous trouverons un nouveau langage,
comme le vent habille les branches
au-delà des limites du silence
couvrant nos rêves de son souffle.
Un nouveau langage
qui ajoute des valeurs inconnues 
à l’équation de l'homme.
Un langage comme un faucon qui monte
dès que tu détaches la ficelle de ses griffes
pour inscrire sur ses plumes ce qu’il voit du haut.

 Nous trouverons un nouveau langage
qui nous apprend à lire le monde
à dépoussiérer le temps,
à le polir,
à savoir comment un soupir résume
la grandeur d'un regret. 

Nous trouverons, nous trouverons un nouveau langage
pareil à la corde qui relie à nos flancs 
une note au-delà des notes,
une dimension au-delà des dimensions.

Un langage 
qui à l'ombre de nos sens
exprime les uns après les autres
les mains ardentes des flammes, 
les secousses des rivières,
sans brûler,
sans détruire.
Généreux de son sourire,
réveillant de son toucher,
un langage que nous donnerons une voix ; 
n'aie pas peur, personne ne le supprimera. 

 Nous le trouverons.

Entre les murs 

Par où commencer ce poème
alors que je consacre au feu tout ce que je sais
sur l'autel où j'écris l'avenir ?

Sont érigés des gratte-ciels du capital
comme des couteaux qui creusent ma blessure
De là vient le rhinocéros de la colère
pour aiguiser sa corne dans mon squelette.
Le monde qui m'est promis
est un jeu d'ombres dans la lanterne magique.
Seuls des murs autour de moi.

Par où commencer ce poème ?
Est-ce par mordre en pleines dents la chair d'une belle journée
en regardant le sang de la mer,
en écoutant son cœur bleu couler dans nos veines ?
Même si nous ne connaissons pas le sens de tous ses mots,
Entre temps, nos mains trouvent-elles quelque chose à se dire ?
Est-ce le seul moyen de casser les ciseaux des distances
pour qu'ils ne coupent pas mes élans vers toi ?
Le remplit-on enfin du sens d'une phrase ?
un vide que la journée laisserait ?
Pas de mer quand tous mes sens sont en éveil
pas de cœur bleu
pas de mots, pas de dictionnaire,
nous n'avons pas de mains
Seuls les murs autour de moi.

Si je commence par dire « tu », une rivière folle,
cette couvée des phosphorescences broyées
me remplit, cogne contre mes parois.
Là, tu es la lumière rouge,
l’impasse,
l’horizon qui s’éloigne,
la faim blessée,
la tour renversée,
l’animal civilisé,
le vrai mensonge,
le poignard incrusté de sang,
l’univers à trou noir,
la baguette à double tranchant,
le mal de tête,
la gâchette tendue,
la pensée à pou
et moi j’écris un poème pour toi
dans le temps que je dérobe aux murs.

Par où commencer ce poème ?
Tous mes sens sont en éveil.
Seuls les murs autour de moi.

Présentation de l’auteur




Lili Frikh, Tu t’appelles comment et autres poèmes

Textes tirés de l'album Tu t'appelles comment fait en collaboration avec Brieuc Le Meur.

 

 

Lili ?
Oui
C’est toi qui écris ?
Non
Alors c’est moi ?
Non plus

 Alors c’est qui ?
                                                                                                                      tu m’entends là ?
Personne en particulier quelqu’un en général
Tu t’appelles comment

Quand tu dis Je alors tu dis quoi ?

Je
non plus
Je
Je ça dit pas
Je ça fait dire

Lili à Montpelier en 2015 - Brieuc Le Meur

on avait dit Chiens

c’est les Chiens    qu’on est obligé de rencontrer
pour voir autre chose
voir autre chose
c’est toujours
c’est toujours les bêtes qui accompagnent les hommes
c’est jamais les hommes qui accompagnent les hommes
c’est toujours les bêtes les monstres
qui sont là

 où personne ne va chercher personne

ma vie, la vie

c’est ma disposition d’esprit quand je suis libre
quand je prends des trains et des avions
j’fais ça
je décide
que la vie c’est ça
et ça et ça et ça et ça tu vois
et
je suis comme ça au départ
et je trouve la vie
comme ça
une
je trouve la vie comme ça
ma vie
la vie

c’est la dedans que je suis le plus
le mieux le plus libre
capable justement de parler
en dehors de tous les clichés un homme et une femme ça baise ben non
pas toujours   
ça peut mieux faire

 

Présentation de l’auteur




Quentin Baffreau, D’hier soir

1.

A l’ombre de la chandelle
Le marron pâlit

Les cailloux de sang de l’automne
Frappent
Aux fenêtres dépouillées

J’ai peur
J’ai froid
Je ne peux pas

2.

Un matin
Il y eut le bruit d’un papier que l’on froisse

Ouvrant les yeux, nous
Sommes devenus muets

Nos yeux ouverts sur le grand noir :
L’argus piégé dans un verre obscur,

Entre deux briques, le ciel,
Une rose cernée de marbre rose,
La douce-amère sous le joug du soleil

Nos muses, des murs,
Des lointaines prisons,
Des horizons carcéraux

Il y eut aussi
Ces deux hivers
Et d’autres,
Moins silencieux

Il eût fallu
Que la neige fonde,
Que les cendres absorbées,
Que la chair des noms
Soient adressées,
Par nos lèvres noires, creuses,
Que le silence soit rendu

3.

Sur le bas-côté,
L’horizon bleuâtre
Bridé par d’obscures lignes
Tournées vers l’enfer

La mue humaine
A perte de vue
Semble un ciel embourbé,
Un diamant de poussière

D’hier, l’horizon était un sac d’orange
Sur un vélo qui passait,
Un infini de poche,
Des livres dans une chambre,
Et dans cette chambre
Une fleur blanche à la fenêtre

Aussi reculé
Que les bogues d’automnes,
Qu’une fleur de muguet dans les ombres

Ton sourire, toujours
Un pli de boue,
Une pluie qui va d’est en ouest,
M’accompagnait vers quelques gouffres de fleur

De nuit sur le chemin,
Le visage creusé
Du soir, ton visage
En grève noire de sourire

De nuit sur le chemin
Aux ongles noirs de la terre :
L’inavouable séjour

Chaos bleu du soir
Je serais mort
S’il ne m’avait ravi
Aux serres de la seule vue

Quelques morceaux de miroir
Sous des pas. Aux prières crissaient
Le silex noir et proche,
Le noir grouillement des rêves
Dans une haie flammée

Epars reflets sous les bottes
Trouées de l’écriture
Que les astres étiolaient, silencieux

D’une vague impossible, d’une rive amère, ces mots sont passés des pâles cailloux du ruisseau jusqu’au coquelicot au rebord de la nuit ; une réponse à l’ombre : que la mort soit une réponse, que demain soit la maison, une voix sans savoir, et ce visage entre les murs, et ce visage étreint de brume et de feuillage.

4.

Désert de veiller au silence
L’effort du mot
Vacille

Les murmures de la braise
A l’heure du chant cadet,
A l’heure des bûches blêmes
Et des bouquets pourpres

Je fuis

Des cailloux blancs
Sous une robe rouge sang

Sur la barque rosée du rameau
Sous une pluie fine de cendre

Vers un sourire

Une ruine ajoutée à l’histoire

Mais je n’ai fait, ce soir-là, qu’effleurer

L’autre sourire,
Plus opaque, plus tardif,
Porteur d’une rumeur
Plus sombre qu’une fenêtre d’été

Le voir
Je ne peux

Mais un sifflement dans un brasier,
Un éclat au-dessus du gouffre

5.

Je regardais le ciel
Et ses ombres sur la terre

Les averses gâtaient mes fruits
Mais ce n’était pas grave

Je les laissais tomber
Comme des étoiles dans l’herbe

Vous les regardiez comme on regarde
Les yeux ou le sourire
De quelqu’un qui s’en va,
Vous regardiez cette chute bénite,
Vous souriiez au sourire d’été de cette ruine

Les tertres qu’ils formaient
Etaient comme autant de fêtes,
Autant de concerts dans les squares en fleurs,
C’était leur dernière danse
Avant d’être cueilli par la mort
Jusqu’aux prochaines chansons de mai
Des étoiles sous un pommier
Comme des refrains de feu

J’ai peur et froid, je ne peux pas. La nuit m’ouvre son regard noir, mes doigts s’y posent sans y laisser leur ombre, à pas de loup, comme un duvet, comme une fleur sur un banc de neige. Parfois, avec le tranchant emprunté d’une étoile, je coupe les plis de ses pages brunes. Mais son cœur est de craie et s’écrit avec du vent, et c’est moi qu’elle coupe, et c’est moi qu’elle brûle, et comme l’éphémère, entre jour et nuit, je ne peux, de ce peu de lumière.

Présentation de l’auteur




Gérard Le Goff, Cadastre des décombres et autres poèmes

Entre les feuilles froissées du schiste mauve, des lichens gris, tels des lézards, racontaient encore hier la patience de ceux qui vécurent ici. Ce sont leurs mains habiles qui construisirent ces murs, qui plantèrent ces arbres, qui ouvrirent ces fenêtres sur le bonheur avec des gestes d’aurore. Ils ont aspiré au bon vouloir du soleil. Ils ont pris pour guide la nécessité du ciel. Tant d’années ont passé. Tant de siècles, peut-être.

Regarde : aujourd’hui, on détruit le miracle de leur maison, abolit la beauté de leur jardin, efface leur nom, martèle les dates de fondation aux linteaux des portes.

On abat les arbres et les demeures, on efface toute leur mémoire pour couler demain le béton cupide. Là tenteront de croître des populations déterrées de leur propre oubli.

Regarde : à force de déraciner le passé, de nommer présent leur rapacité, c’est leur futur qui s’effondre.

Angélus

Le carillon joue plusieurs tons
L’un plus grave
L’air arrêté dans la chaleur
De cette fin du jour
Semble soudain trembler
Vibre avec les ailes
C’est la voix de bronze de Dieu dit-il
Assis au bord du soir
Il a déjà rangé la canne à pêche
Ecarté le panier vide
Les heures ont coulé
Sans qu’il n’y prenne garde
N’a-t-il pas veillé la rivière
Epié sa fuite éperdue
Sur l’autre rive
Penche un bouquet de roseaux
Dérivent au long cours
Les chevelures vertes et or
De toutes ses Loreley
Des éclairs d’argent
Fraient encore avec la lumière
Le carillon joue plusieurs tons
Dont deux à l’unisson
Histoire de bénir les hirondelles
La voix de bronze de Dieu répète-t-il
Déjà sur le chemin

Tel que

Le temps avance
Dans le même sens
Que l’eau
Sans cesse du ciel au ciel
La mer n’est qu’un voyage

Le temps se moque
De notre attente
Cet espoir que comble
Le vide
Ou la douleur bien apprise

Le temps nous invite
A transparaître
A l’envers du néant
Inconsolables
De ne pouvoir rien abréger

Le temps nous couture vifs
Dans sa chrysalide
Translucide
Nous libère un jour
Sans ailes

In L’inventaire des étoiles, inédit, 2022

∗∗∗

A tisser la terre à force
A étendre leur bâti de patience
Ils ont ouvragé le pays

Les haies lui offrent leur partage
L’horizon l’éternise
Les sources du ciel l’irriguent

Les mains enracinées aux outils
Chaque pas arraché à la glèbe
Ils ont écrit les lignes du pain

Ils ont donné congé à la faim
Sans apprendre à prier
Ou alors du bout des lèvres

Leur langue parle l’instant du lieu
Ce cadastre encombré de légendes
Où paissent les troupeaux

Tous ces lieux-dits sauvés du silence
Pour les convaincre de préserver
Cette identité qui les clarifie

Ils auraient pu durer au pays
Vivre la grande patience du grain
La joie simple des bêtes repues

Malgré la gale et les orages
Malgré l’organisation sociale
Qui les laissa gueux pour de bon

Et puis la guerre a drainé leur sol
Pour des moissons d’acier
Où seuls leurs fils furent fauchés

Aujourd’hui le pays s’époumone
Son souffle de bocage coupé
Ses eaux désenchantées

De ne vous avoir su j’ai l’âme en peine
Oubliés les dates gravées aux linteaux
Les noms secs comme fleurs de reliquaires

*

Elles descendent du nord
Engendrées par le brouillard
Les Grandes Compagnies

Gens de sac et de corde
Coquillards familiers du Malin
Commensaux du malheur

La plume au chapeau
Ils s’enivrent du vin nouveau
Crachent des crapauds

Bâfrent gras aux tavernes
Gibier et poularde
Toisent qui les dévisage

Clouent les clowns
Aux portes des granges
Enfourchent les nonnettes

Lancent des cailloux aux serfs
Détroussent les pèlerins
Bâtonnent les mendiants

Moquent les familles
Lorgnent la promise
Jusqu’à l’autel de sa noce

Egarent les troupeaux
Brisent les échaliers
Assomment les bergers

Souillent les eaux vives
Maudissent les labours
Jettent un sort aux moulins

S’en retournent au printemps
Ombres efflanquées
Que saigne l’aurore

Ou finissent pris par les preux
Puis gigotent au gibet
Les yeux crevés par les freux

*

Elle souhaite raconter encore
La même histoire
Pourtant
Elle tremble d’effroi
A chaque fois
C’était à la croisée des jours sombres
Commence-t-elle
Je m’en souviens
L’épouvantail se tenait
Debout mais de guingois
Sur la rive d’un fossé
D’ordinaire
Ces hommes de paille
Se dressent
Au milieu du blé
Quelques oiseaux moqueurs
Couronnaient de leur chant
Ses cheveux de chaume
Sa main droite
Faite de sarment sec
Etreignait un bâton ferré
Un bâton de marche
Son autre bras invisible
Dans la manche cousue
Ses yeux
Deux boulets de charbon
Fixaient l’horizon du chemin
Qui s’amorçait à ses pieds
Son ample capote déchirée
Laissait voir sur sa poitrine creuse
Une croix de métal suspecte
Au bout d’un ruban écarlate
Sa bouche était-elle faite d’un fruit
Trop mûr pour s’ouvrir ainsi
Une chanson
Il se mit à marcher
Frappant le sol de son bâton
Non pas épouvantail
Mais revenant de guerre

*

Le vent d’hiver
Vêtu de feuilles mortes
Mène grand tapage
Ecoutez-le mugir à la porte
Le vent mauvais
Puisse-t-il briser dessus
Ses poings de givre
Empêchons-le d’entrer
Le soûlard
Le mauvais plaisant
Il soufflerait le feu
Renverserait la soupe
Briserait la vaisselle
Entendez-le corner
On prétend qu’il rameute
Des bonshommes de neige
En marche vers le hameau
Pour commettre grand dommage
On affirme qu’il réveille
Les grands loups noirs
Des contes d’autrefois
La bave aux crocs
Pour dévorer tous les âges

*

Vous croyez connaître votre ville
Il suffit pourtant d’un faux pas
D’un écart de conduite
A la tombée de la nuit
Pour emprunter une voie inconnue
Parce que se devine gravé
Dans la pénombre d’un mur
Le porche de toujours inaperçu
Que claquemure un vantail
De bois noir
Plus sombre que le soir
Une poussée désinvolte de la main
La porte cède à votre caprice
Les yeux s’écarquillent
Et vous voici déambulant
Dans une cité qui n’existait pas
Quelques secondes auparavant
Le pavé raboteux est d’un autre âge
Se succèdent inégales et sans plan
De hautes demeures aux toits pointus
Aux murs de terre et de bois apparent
Qu’éclairent mal quelques lanternes
Ces ruelles et ces bâtisses
Vous évoquent une époque lointaine
Dont vous ignorez tout
Si familière  à votre esprit cependant
Puisque vous la rêvez de longtemps
Vous restez là immobile et interdit
En l’attente du miracle
Au terme d’un moment
Qui ne vous semble mesurable
Vous ne vous étonnez même plus
Que lors vous submerge
La sarabande trouble et enchantée
De vos étés d’antan
Une mascarade tissée de rires
Où les belles de la grange à demi-nues
Simulent une fuite éperdue

*

Les branches ploient
Sous le poids du ciel
L’herbe semble cendre
La terre blanche poussière
Le goudron huile de nuit
La lumière effeuille les ardoises
Qui resplendissent
Tels des soleils noirs
Les nuages épongent les fenêtres
Livides de bévue
Les portes se referment
Au nez de la fournaise
Les ventilateurs patrouillent
Dans la pénombre des volets clos
L’air se conditionne
Se raréfie
Dans le jour exsangue
Les peaux mises à nu
Mises à mal
Le souffle court
Le geste au ralenti
Un rêve de pluie
C’est l’été dans la cité

In L’estran des jours, inédit, 2022

Présentation de l’auteur




Metin Cengiz, La Guerre et autres poèmes

Partout nous sentons l’odeur de la guerre
rien que son nom nous la fait monter au nez
de loin comme l’odeur du pain frais.
Comme si d’aucuns se battaient en notre sein
la vie éprouve la mort avec son arme
en faisant couler le sang des mots.
Les écrans sont si proches du ciel
qu’il est impossible de ne pas voir Dieu
en passant d’un front à l’autre.

Mon fils dit : « Je crois que Dieu est devenu fou
ne peut être à ce point son propre ennemi
même celui qui court après sa raison ».
Je me demande un instant ce qu’est la raison.
J’ai presque envie de m'asseoir sur une chaise
et boire encore du raki jusqu’à l’ivresse.
Peut-être retrouverai-je alors ma bague 
cadeau de ma femme dans une nuit scintillante
que j’ai perdue parmi les cailloux.

Adieu mon amour d’enfance.
Adieu mon enfance.

Bonjour Dieu

CONNAÎTRE

L’infini est là où commence la fin
Aride, j’ignorais ta chaleur
Je suis un roi de Perse plongé dans ses rêves
En quête de campagnes, de contrées, de frontières
Toi mon règne dans mon propre pays
Mon père seul m’avait parlé de tout cela
Qui m’avait tout appris, ce qu’est une frontière, un pays, une expédition
Comment les cavaliers se lancent à l’assaut
Ce qui succède au son du clairon
Les loups par exemple n’attaquent jamais une armée
Les animaux ont très peur des hommes en nombre
Puis tu as commencé à me montrer les insectes
Ce qu’est la religion ce qu’est Dieu et comment on prie
C’est aussi toi qui m’as fixé des limites
Ce sont des lettres aux yeux de Dieu
Des noms et des qualités pour les hommes
Des allumettes qu’on allume pour le plaisir
Mais tu m’as défendu de jouer avec les limites
De ce jour-là dès que je vois une paire de jambes
Je dis que s’ébranlent mes notions de limites
Tout à coup se prépare une expédition
Or moi je suis un roi de Perse
Je ne puis mettre mon pays en péril
D’autres rois existent, d’autres pays
Or moi j’ai des révolutions à faire
C’est cela connaître ta chaleur
J’ignore ce qu’est vivre, mais tuer est défendu

DÉSERT

Je suis un voyageur d’images
Je cherche mon jumeau sur les chemins
Tout le monde me reconnaît à ma chemise ensanglantée
Des champs de vignobles pleins de récolte
Des cours d’eau abondants au milieu de la verdure
Des filles au firmament comme des étoiles
Cette forêt de visions si profonde
Je suis entouré par des amis
Sur notre table des plats et des fruits
Quel bel éclat de rire argentin
Mais des voix mortes résonnent à mes oreilles
Le jumeau de chacun est mort, le mien est au loin
Ils me jettent au feu quelquefois
Ils me maudissent me chassent de leurs villes
Je mendie des mots pour assouvir ma faim
Au moment de s’accomplir le sortilège est rompu
La chaleur me rôtit le froid me brûle
Je m’étrangle moi-même au lieu de mon jumeau
Je remets toutes les pierres à leur place
Devant moi s’étend un désert sans fin
Les gens en route ainsi que des crânes
Où le soleil viendrait s’abreuver
Je découvre enfin ma propre image
Le désert était la route qui se prolonge en nous
Et chaque vision n’était qu’une oasis

ELI

Eli, Eli, lama sabachtani *
Cela doit être ainsi, disent les écritures
Que cette coupe passe par moi, que ta volonté soit faite
Que des roses m’imprègnent de la tête aux pieds
Comprenne qui lira. Malins comme des serpents
Naïfs comme des colombes soient-ils
Que les morts enterrent les morts
Que nul ne pose aucune question, qu’on laisse passer un moment
À chaque jour suffit sa peine
Les lys des champs ne chantent ni ne travaillent
Comment cacher une ville au sommet d’une montagne
Vous êtes le sel de la terre, si le sel perd sa saveur
Comment la lui rendra-t-on ? Aux pieds il sera foulé
Or moi je chassais les chasseurs d’hommes
Et je disais : l’homme ne vivra pas que de pain
Mais aussi de paroles sortant de la bouche de Dieu

Le rideau se déchire, la terre tremble, les rochers se fendent
Les tombes s’ouvrent, de leur sommeil tant de morts se relèvent

« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » : dernières paroles de Jésus de Nazareth sur la croix.

Seigneur je te remercie

Seigneur, je te remercie
Pour les fruits et les légumes
Pour le pain pour le vin pour le raki
Pour les vieilleries de notre maison
Pour le lit, pour la couette
Pour la nourriture consistante
Pour le jour pour la nuit
Pour les étoiles s’ouvrant dans la nuit
Pour la lune au regard lascif
Pour les enfants sifflant la lune
Pour tout Seigneur oui pour tout
Même pour la misère qui nous accable
Et surtout Seigneur pour mon amour
Pour ses baisers ses embrassements
Parce qu’elle sent comme le matin
Pour son teint pour ses cheveux
Seigneur je te remercie
Mais ne nous envie pas je t’en prie
Parce que tu n’as plus ce que tu donnes
Surtout ne nous empoisonne pas la vie
Tu peux te retourner vers le passé
Et voir un peu tout ce qui advient
Puis nous te prions humblement
Ne parle pas d’angoisse à notre place

Ces cinq poèmes ont été publiés pour la première fois dans le livre nommé Hayat ve Şiir (Vie et poésie)

 

 

Présentation de l’auteur




Romain Fustier, Terre — mer

le vent sinistre dans les peupliers – elle

associe depuis toujours ce bruit à un
malheur, quelque catastrophe qu’il présage

– mon poème aux pavillons d’oreilles fines
saisit cette menace, cette inquiétude

longeant le canal : les écluses retiennent
l’eau, les sons qui se combinent – ça sent le

bois pourri, le feu de bois dans la forêt
qu’elle imagine – nous entendons au loin

des chiens de chasseurs, puis la mélancolie
arrive sur nous par bouffées, intervalles

– elle paraît s’échapper de la bouche même
des arbres que je chausse de baskets, à

qui j’enfile son blouson pour cheminer

                                                                 ] Vaux

un joli petit bruit – nous rebroussons tous

chemin creux devant ce qu’elle a pris pour une
source, qui s’avère rétrospectivement

un reste de ruisseau se perdant parmi
la prairie – avons croqué dans la galette

du crépuscule un ou deux quarts d’heure plus
tard : le ciel émiettait sa lumière sur

la cime crénelée des arbres, marchait
sur les forêts – tout était sauvagerie

calme autour, tranquillité irradiant cette
terre qu’aucune métaphore ne par-

vient à croquer – il n’en est guère resté
la nuit tombée – ces souvenirs secrets, quelques

cupules, et des glands au fond d’une poche

                                                                          ] Beissat

les oiseaux qui vont boire partent pour la

baignade – ma petite a lâché la phrase
précédente, ou un propos y ressemblant de-

puis la voiture, levant les yeux au ciel
dont un menu morceau a émergé entre

les immeubles, derrière le pare-brise
– elle a remarqué que les freux chaque soir

descendent à la rivière, à la brune en
ville, venus des côtes qui la surplombent

où ils retourneront – les berges deviennent
la bouche du monde s’abreuvant d’eau : quel

pays merveilleux s’est ouvert entre les
deux lèvres de ma fillette – elle en étrenne

l’histoire, éteignant ces néons clignotants

                                                                           ] Montluçon

nous serons allés, nous croirions à la mer

pour un peu – les lumières du port sur la
berge opposée sont celles du parking de

l’étang, pas les reflets de celles de la
station balnéaire que nous fantasmions

– nous longeons la berge, nous la longeons : j’en
suis longé à mon tour, poursuivant tout droit

pour gagner le pont de bois franchissant le
ruisseau – les bords sont des limites dont nous

ne connaissons pas la limite : l’eau re-
prend son cours telle la vie après la digue

dont l’éclusier a ouvert les vannes – je
reviens près de l’école de voile où j’a-

vais rendez-vous, plein de cet écoulement

                                                                          ] Étang de Sault

des bouts de neige sur le pré, restes de

chutes de la semaine – j’écris depuis
l’intérieur de mon vécu sans que je sois

en capacité de faire autrement, fuir
mon tempérament – ces reliquats sur le

sol en haut de la côte réveillent quelles
rêveries, sont les débris de quels instants

dont je croise les ruines, j’exhume les
vestiges, virant à gauche – l’eau de fonte

s’écoule dans l’herbe qui servira de
nourriture au bétail : les vaches dans le

pâturage s’en gorgeront jusqu’aux sexes
– ça sentait la betterave fourragère

tout à l’heure – la vie respire, charnelle

                                                                       ] Les Réaux

Présentation de l’auteur




Fabien Marquet, Le Poète anonyme (Poèmes de la dernière modernité), extrait

Descendre.
En quel lieu sûr descendre.

Pour recevoir un legs des lumières vives.
Pour que flashs
Ou manchettes
Écrans publicitaires – avec leur lot de pixels
Dernier Cri –
Ne laissent plus sur la rétine
Qu'un souvenir d'ahuri...

Oui
Pour un crâne perforé                                                         
Le jour passe
Les épaules s’affaissent
Le corps     vidé
Ne tient plus que par la tête – sans qu'on sache comment –
Suspendu comme un poids
Il avance...

*

Lumière de ma lampe économe lumière molle ma lampe

Quelle idée de lait ce soir renfermes-tu donc ?
Quelle Puissance nourricière gît derrière ta paroi ?
Je chuchote
– Pour ne pas te froisser –
Et la musique à tes côtés monte vers toi
Et redescend afin de te bercer
Lumière de ma lampe économe lumière molle...

*                                                                            

Le soir
Autour de nous les premières lumières s’allument écrasées
Par le ciel nocturne
Sur le bitume encore fumeux

Quelque part
L'orage gronde
Comme un ouvrier
Tout noir de poix

Mais on sait déjà que la terre va pleurer ses eaux perdues
La radio
Est à deux doigts d'annoncer la naissance d'une catastrophe
Ou d'une révolution

Ouf ! Quelle journée...

Tant de bruits qui ont passé en rafale
De soleils virulents
Dans le clapotement des sirènes :

Le cœur a perdu pied dans un mirage d'asphalte...

A l'autre bout
La main tremblote                                                 

*

Rien à midi
Pas même sa lumière blanche et mauvaise
Qui a fait de moi
Sa bête somnolente

Par l’air dense ce soir
Le monde avec elle pourra transiter
Et venir se presser

Sensible au bord d’une mémoire béante
Que j’aurai devant moi – occupé à fouir...
Fouir
Et à me dérober

Peut-être ferai-je bouger les lignes...

∗                                                                                                                                        

Écoute-le... maintenant
Il passe sur la route et se démultiplie
Grondant tout feu tout flammes
Dans une embardée

Se perd comme un tonneau
Au roulement de tambour

Puis il disparaît...

Sous les dernières gouttes
Les feuilles lasses tout à l'heure crépitantes
A laisser interdit
Fabriquent un bruit moelleux :

Le temps a été sec et lourd
Caniculaire

 Le Poète anonyme (Poèmes de la dernière modernité), éditions Unicité 2022

Présentation de l’auteur