Adrienne Rich, Plongée dans le naufrage

PLONGÉE DANS LE NAUFRAGE

Après avoir lu le livre des mythes, chargé l’appareil photo,
et vérifié le tranchant du couteau, j’ai revêtu

l’armure de caoutchouc noir
les palmes absurdes
le masque grave et malcommode.
Je dois le faire,
non comme Cousteau et son
équipe zélée
à bord du schooner inondé de lumière mais ici, seule.

Il y a une échelle.
L’échelle est toujours là
qui pend innocemment contre le bord du schooner. Nous savons à quoi elle sert, nous qui l’avons utilisée. Sinon c’est aussi
une pièce de floche marine un article quelconque.

Je descends.
Barreau après barreau et l’oxygène
me submerge encore
la lumière bleue
les atomes limpides
de notre atmosphère.
Je descends.
Mes palmes m’handicapent,
je descends de l’échelle en rampant comme un insecte et il n’y a personne
pour me dire quand l’océan
va commencer.

D’abord l’air est bleu et puis
devient plus bleu, puis vert et puis
noir je m’évanouis dans ce noir
mon masque est fort
il pompe mon sang avec force
la mer, c’est une autre histoire
la mer n’est pas une question de force je dois apprendre seule
à faire pivoter mon corps sans violence dans l’élément profond.

Et maintenant, il est facile d’oublier pourquoi je suis venue
parmi tant d’êtres qui ont toujours vécu ici

agitant leurs éventails crénelés entre les récifs
d’ailleurs

1

on respire différemment ici-bas.

Je suis venue pour explorer l’épave.
Les mots sont des intentions.
Les mots sont des cartes.
Je suis venue pour constater les dommages et les trésors qui prévalent.

Je caresse le rayon de ma lampe lentement le long du flanc d’une chose plus permanente qu’un poisson ou qu’une algue

j’étai venue pour cela :
le naufrage et non l’histoire du naufrage
cela même et non le mythe
le visage noyé regardant toujours
vers le soleil
l’évidence des dommages
usé par le sel et le balancement pour cette beauté râpée les membrures du désastre
arrondissant leur témoignage
parmi ceux qui rôdent timidement.

C’est bien ici.
Et j’y suis, l’ondine dont la chevelure sombre coule noire, l’ondain dans son corps en armure nous tournons silencieusement
autour de l’épave,
nous plongeons dans la cale.
Je suis elle : je suis lui
dont le visage noyé dort les yeux ouverts
dont les seins portent encore la contrainte
dont la cargaison d’argent, de cuivre et
de vermeil repose
obscurément dans des tonneaux
à demi enfoncés et abandonnés à la rouille nous sommes les instruments à demi détruits qui autrefois indiquions une direction
les bûches mangées par l’eau
le compas faussé

Nous sommes, je suis, vous êtes par lâcheté ou courage
celui qui trouve son chemin
de retour vers cette scène

muni d’un couteau, d’un appareil photo, d’un livre de mythes

nos noms ne figurent pas.

1972


Traduction Chantal Bizzini

Adrienne Rich, poème éponyme du recueil Diving Into the Wreck, Poems 1971-1972, traduction Chantal Bizzini, parue dans « Rehauts » n°11, printemps 2003. 

Le texte original, lu par l'auteure

Présentation de l’auteur




Jeanine Baude, Île corps océan — Isla cuerpo océano, Le Chant de Manhattan, (extraits)

3 fragments

 

C’est vouloir et ne plus connaître              
Rien est absolument Tout                          
Le corps l’océan la figure                          
d’un poème effacé

Esto es querer y no ya no conocer
Nada es absolumente Todo
El cuerpo el océano la figura
de un poema borrado

Attouchements d’espaces                      
Autant de sable dans la mie du pain      
Le paysage se met à table                      

Sur anatomie d’oiseau en vol              
le suprême banquet

Contactos de espacios
tanta arena en la miga del pan
El paisaje se pone a la mesa

En la anatomía de pájaro en vuelo
el supremo banquete

 

L’eau hennit lourde langue de bleu    
Accuse ton passage                             

La mitoyenneté serait île corps océan   
L’osmose de ce nu à la cheminée        
et de ton rêve mâcheur d’abeilles

El agua relincha pesada lengua de lo azul
Acusa tu paso

La medianería sería isla cuerpo océano
la ósmosis de este desnudo frente a la cheminea
y de tu sueño mascador de abejas

∗∗

 

 

 

traduction de Porfirio Mamani Macedo,  Belgique
L’Arbre à Paroles, 2007 ; réédition juin 2013.

Le Chant de Manhattan (3 extraits)

Ça s’étire : les longues jambes jusqu’à l’océan, les bras vers le ciel. Un corps, une ville, une étrange composition totalement imaginée par l’homme blanc. Le Peau-Rouge lui vendit pour vingt-quatre dollars cette boue, ces collines, ce fleuve. Etrange transaction si l’on sait que pour un Indien la terre ne nous appartient pas. Seulement prêtée le temps d’une vie et ainsi de génération en génération. L’homme noir, ce fut une autre histoire. Le vent se glisse entre les tours, avec fracas. Il raconte : New York is black, New York is red, New York is yellow.

Auréolé, ce qu’il reste de nuit dans ce jour fade caresse la peau du survivant qui passe. Cela gonfle jusqu’au soir sur le zinc où la mousse d’un verre de bière déborde. La fille jette sa tête en arrière sur un rire de gorge. L’ennui, le ballet charnel croisent le chant, le rossignol, les notes. Le trompettiste souffle. La chanteuse écrase sa robe d’organdi entre les mains d’un “ guy ”. Les doigts, les jambes, le plancher, la houle dessinent, tracent sur Broadway ce sentier apache, défient la grille implacable de Manhattan. Sweet Brazil.

Dans les tunnels s’engouffrent les rails, sous la ville, la ville. Les piliers se dressent foisonnants. Diamant qui se renverse, complice suit les gestes quotidiens, lianes et racines touffues s’enchevêtrent aux courroies d’acier, aux vérins, aux mains qui se caressent. Le temple et les autels, les femmes s’asseyant leurs yeux bridés levés vers d’autres nuits. Les travailleurs ankylosés, le shit, une rame qui roule. Dieu est mort. Le manque et l’iris, les genoux qui se cognent. Les vitamines, les tranquillisants dans les poches, l’enveloppe de chair qui éructe sur les gravats, les immondices, les tags, la plainte d’un saxo. La foule se presse, regarde les horloges. L’express et le local suivent leur course, la rivière, les courbes, les collines, la puanteur. Les faïences, les mosaïques de Cortland Street, les coulures, Ravenne et Bursa, la mosquée verte, les tapis de prière, la septième année, le septième jour, le sabbat, une respiration qui se retient. L’enfant, ses yeux rieurs, sa peau, la couleur et la peur, la gangrène, la galère assis côte à côte et devisant. Sur les poumons qui s’étiolent, la brûlure des talons, la tempête sans bornes, l’argument d’une journée que l’on doit accomplir. Les signaux rassurent, immergent leurs faisceaux, cèdent à l’homme sa part de jeûne, aimantent ce qui reste de lumière dans les chairs, les vaisseaux.

 Éditions SEGHERS, 2006




Denise Desautels, Nuits

Mais Il y a des nuits en nous, il faut s’en occuper.
Nicole Brossard

Nuit I

Une salle blanche et une table
sept-huit têtes penchées masquées
vers une brousse de sang de boue d’organes.
Le Corps même. Ses ombres creuses.
Ce qu’on y fait ce qu’on y fouille – rêvons sous la torture.
Surtout ne pas l’abandonner à ses bourreaux.
Un jour il a été tout petit. Ses paupières fourmillent d’obus.
Mais laissez-le donc tranquille.
Manœuvrez-moi à sa place dit la mère
devant La Leçon d’anatomie.

 

 

 

Blessée.
Quelque chose se plaint, sans un mot.
Christa Wolf

Nuit II

Sur la table de survie le froissement des voiles
peau poussière et os – notre fatigue a tout noyauté.
Subrepticement c’est fou l’habileté chirurgicale
de ces mains sans mémoire qui ne faiblissent pas.
Face à sa fin ses nuits cernées l’enfant a grandi.
Une falaise – rêvons rose le corps debout. 
Quand l’effroi l’emporte dans les replis
de la phrase. Nos draps et nos bras soudain mobilisés.
Comme elle se sent ailleurs la mère.
Cinq peupliers centenaires abattus devant sa porte.

 

 

 

tu marcheras comme un ange léger sur le rêve noir
Diane Régimbald

 Nuit III

Entre le ciel et le fond des eaux
les oies blanches retenues par la force du silence.
La peur a suffi – caresse venue de loin.
La mère vivante comme il l’aime. Debout.
Le désir enfin de ses doigts touche la chair
tatouée. Loin du gouffre de la chair ouverte.
Son désir masse sans retenue les lignes d’encre.
Une nature morte vibre entre le cœur et le poignet.
Raconte dit la mère debout qui veille
sans sa voix d’ombre. Comme il l’aime.

 

 

 

 

 

Chaque matin bouge la mort
dans la vie incertaine
Marie-Claire Bancquart

 Nuit IV

Un ancien bruit d’ouragan revient. Il tient
la barre seul avec sa peur – le ciel tout en bas
et la plus haute vague – voile sans amure. La mère.
Pietà au cœur en charpie au-dessus de l’irrecevable.
Elle voit le ventre béant de son fils qui tient la barre.
L’océan sous ses yeux. Se voit minuscule mais
dit ça va dit vivante. Comme il l’aime. 
Reclining Mother with Child II de Paula M. Becker.
Un jour il a été tout petit encerclé de bras.
Mère et fils face à face nus endormis.

 

 

 

Aujourd’hui
je deviens le riz froid du monde
Moon Chung-hee

Nuit V

Il a toujours eu peur des décors d’agonie.
Qu’on l’avale. Il fait froid. Jusque dans les coulisses
de la langue de celle qui le berce. Rien alentour
n’est assez vaste pour l’indéfini sans frontière
qui pousse en brouillard dans la chambre.
La scène. Un lit de violets sombres où viennent
se blottir des proies intimes. Elle les veille.
Elle aimerait dire beauté – quelle beauté.
Comme si elle avait perdu de vue tous ses repères.
Où est passé le petit corps d’océan se demande la mère.

 

 

 

Mort est une seule syllabe.
Isabelle Baladine Howald

 Nuit VI

C’est plus fort qu’elle – rêvons que tout brûle.
Le goût du gouffre planté dans sa nuit.
La nuque haute et jaune bien
au-dessus du bûcher. Et le ciel tombe de chaque côté.
L’écho encore de la lame et du mal. Et mort
prolifère dans ses vocalises mélancoliques.
Le fils dirait laisse-moi oublier laisse-moi être sans voix.
Endormi au milieu des algues filantes
et des grands oiseaux d’ombre.
Loin de la syllabe volubile.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Marie-Claire BancquartDe rêve en rêve, et autres poèmes

 

De rêve en rêve
le dormeur mâche un mot
qu’il peine à retrouver à son réveil

peut-être : « ostinato » ?

peut-être : « osmose » ?
Tout était simple. Des créatures
connues et inconnues
faisaient la queue avec les hommes
tous pressés de renaître en leur état ancien d’indivision

Ah , si compacte et douce, cette nuit,
l’étendue
indifférenciée
de la matière !

∗∗

Entre le blanc de lune et celui de la mer
le dormeur se faufile encore
avec d’autres rêves laiteux :
pain, visage, neige sur montagne.

Au réveil il regarde ses mains pâles .
Il soupire.

il n’a pas mérité
d’être le candidat de l’aube
ni de la fleur de cerisier.

Il vivra un jour comme un autre.

∗∗

… Même en plein jour, la pierre
encore tiède de soleil

l’odeur du romarin
doucement
allégé de ses vieilles branches

le pelage d’un chat
qui palpite
secret
sous ses doigts :

de quoi se mettre en place
au moins
dans un délicat côte à côte avec l’univers.

 

Présentation de l’auteur




Mireille Diaz-Florian, Ô ma joie lente à venir et autres poèmes

La rue avance de son flux continu
Je m’arrête au bord de l’horloge sans aiguille.
Je devine les failles du temps.

La nuit aura laissé ses traces ombrées
Dessiner le contour des choses.

Ô ma joie lente à venir1

Tout frémit sous la pourpre du jour
Je franchis lentement le seuil
J’écoute la pulsation de la ville

La lumière aura laissé ses touches vives
Dessiner le contour des choses

Ô ma joie lente à venir

Les ponts enserrent le fleuve
Je viens de là-bas où pèse le chagrin
J’inscris mes pas dans le silence   

Le vent aura laissé ses courbes amples
Dessiner le contour des choses

Ô ma joie lente à venir

Tout s’efface dans le sable
Je lie mes mots sur la courbe des dunes
Je tends le fil du labyrinthe

Le temps aura laissé ses plis tenaces
Dessiner le contour des choses  

Ô ma joie lente à venir

 

Déjà

Déjà tu es seule
Dans l’attente du jour

Tu regardes monter la lumière
Sur la toile de l’aube

Une porte lourde a tourné sur ses gonds.
Tu écoutes sa plainte

Des rues se perdent aux croisements du temps
Tu déchiffres les pages

Déjà tu avances
Sur les routes de sable

Une nuit a duré bien au-delà des heures
Tu as compté tes pas

Des courbes amples ont soulevé le vent
Tu as saisi l’envol

Des pierres dressées ont tracé la frontière
Tu as franchi le seuil

 Déjà tu danses
A l’horizon de l’île

 

De bleu et d’oiseaux

Ce fut un temps où le temps
S’ouvrait
Sur portes closes
Sur pesanteur de silence

Ce temps-là
De bleu et d’oiseaux
À regarder le ciel
Longtemps

Ce fut un temps où le temps
Glissait
Sur la surface du jour
Sur l’entaille de l’ombre
Sur la présence du vent 

Ce temps-là
De bleu et d’oiseaux
À filer les nuages
Longtemps

Ce fut un temps où le temps
Me parlait
De neige piétinée
D’aubes glacées
De mort annoncée

Ce temps-là
De bleu et d’oiseaux
À écouter la nuit
Longtemps  

Ce fut un temps où le temps
Estompait
La ligne d’horizon
Le bruit des lointains
Le vif du chagrin   

Ce temps-là
De bleu et d’oiseaux
À guetter l’ange  
Longtemps

 

Elle

Il était resté longtemps
À guetter le passage de l’ombre sur le chemin.
Puis la nuit était venue s’emparer de l’île.
Même la frange d’écume sur le sable
S’était assombrie.

Il guetterait son retour jusqu’à l’aube.

Il songea alors aux longues années d’exil,
Aux traversées impitoyables,
Aux bateaux démembrés sur les roches à nu,
Aux cris de ses compagnons engloutis.

Il s’étonnait d’en avoir fait si souvent le récit.
Tout désormais lui paraissait si vain.
Les mots qu’il avait choisis,
Les rythmes accordés aux percussions. 

Il guetterait son retour jusqu’à l’aube.

Revenu dans l’île, il avait retrouvé sa démarche royale.
Il calmait en lui le désir de celle
Qui chaque jour soulèverait les  tentures de l’alcôve
Pour l’accueillir.

Il avait pénétré dans le patio.
Il avait pressenti dans les corridors silencieux
La lente destruction du passé
Que rien ne comblerait.

Il guetterait son retour jusqu’à l’aube.

Dans la chambre désertée
Il avait aperçu sur le métier
La  toile toujours recommencée
Sur la trame des jours

Il était sorti sur la terrasse
Pour chercher la trace de ses pas
Les vents avaient balayé
La poussière de mémoire.

Il guetterait son retour jusqu’à l’aube  

 

A l’amie sans regard, je parle du printemps

Ton regard
Désormais
Se pose indifféremment sur le monde
                Alentour.

Je dois te dire
Pourtant
Ce qu’il en est sur la rive
                Ici.

Veux-tu
Encore
Savoir le mouvement des choses
                Peut-être.

Je sais
Je devine
Que tu avances dans les couloirs
                Vers où.

Mon regard
Pour toi
Se pose sur l’arbre en fleurs
                Là.

Ma main
Doucement
Effleure le souffle du vent
                Tout près.

Sens-tu
Maintenant
Le léger glissement du jour
                Déjà.

Tu regardes
Ainsi
Tournée vers la lumière dorée

Enfin.

Note

  1. Saint Augustin.

Présentation de l’auteur




Sandrine Cerruti, méduses, la défaite des cages

méduses

 

lors                             il apparait                              
le lieu des suspensions                                              toutes            

le ponton                                          
celui de l’entrer en marche vers l’ignoré

au surgissement                     se laisser pousser en attraction
quitter le sable à mesurer le temps ordinaire
et depuis les pieds devenus les seuls guides            entendre                     écouter eux seulement
et happée                               oui être happée en direction de l’interstice            
celui de l’appel au ponton apparu
sa structure polie                  
suivre à l’aveugle les veinures du bois
elles sont le balisage éphémère                                le chemin                               chemin d’aller-voir
celui de la révélation
révélation là
       
oui à l’entrebâillement                                 
là où la lumière ne s’annonce pas                                                                         intervalle à la vision
 

                                                           vision en voute inversée
celle des constellations aquatiques gélatineuses du par-delà-du-dit des méduses

elles viennent

altesses mutiques sans squelette ni poumon pas de cerveau
leurs  déplacements en agrégats toxiques                          
le silence fluorescent des globes visqueux
manifestation de leur persistance fossile                
leur obstination d’organisme résistant à l’incommensurable
celui de tout avant                 de tout après              des par-delà à évider tous les possibles
là est leur révélé                    le sans commencement                     ni fin                          
sans extrémité

plus de centre

infinités                                 
le dévoilé à l’espèce observatrice entre deux planches

 

la défaite des cages

 

fixe bien
bien riveter ses yeux à son cerveau ça va aller très vite
ne pas rater le murmurer du petit secret inspiré-expiré au travers du coton gris              celui des intermittences nocturnes (oui le secret reste secret à cause de sa petite taille)
regarde bien depuis ta cervelle
pour commencer surtout ne force pas         ne rien forcer en imprudente (il y a plus important pour dorer cette grande règle)
apprête-toi à entrevoir le secret
celui des cages
de la porte des cages (oui rien que ça)
la porte des cages s’ouvre depuis l’intérieur            le mouvement s’effectue toujours vers l’en-dedans
surtout ne pas chercher à la pousser            pas pousser la porte en direction de l’en-dehors des choses                                                                                             jamais
ce serait partir en dissolution                       perte malheureuse
                                                                       éventée                      oui                  attention
c’est sans forcer que s’opère l’ouvre-monde           souplement
via l’en-dedans
lors la béance facile celle de la circulation-dedans-hors-monde est à tout jamais obtenue
garde-le bien ce secret dans ton cerveau qui a tout vu (oui c’est furtif c’est le secret des cages il passe vite comme seuls savent filer les vrais secrets)
c’est vrai pour toutes les cages
il n’y a pas plus simple à forcer
c’est ça le secret
                                                                                             celui de la défaite des cages

Présentation de l’auteur




Julien Blaine, Poème inédit

Présentation de l’auteur




Éric Chassefière, 5 poèmes

AU PARTAGE DU CORPS

 

Le vent, le vent toujours, la parole des arbres, l'oiseau qui se pose, le corps qui s'ouvre,
la caresse du vent, sa fleur lointaine, l'onde légère de ces voix dans le silence proche ;
ce qu'on entend du vent, la naissance d'un feuillage, le chant caché de la tourterelle,
vol déployé à la cime de l'absence, tout ce grand mouvement des choses, cette
fragilité, cette impermanence du désir, déposant alphabet de l'ombre sur la peau,
toute cette nuit se libérant d'elle-même, cette obscurité qui se fait lumière, clarté
simple du premier rêve, premier dessin du corps dans la pensée. Cette lumière qui
cache pour mieux révéler, sentir comme nous y prenons visage, comme le vent s'en
fait la main qui éclaire, dégageant ce front, ces yeux, de l'encore pénombre du miroir.
Se laisser sculpter par ce vent et cette lumière, là, sous le portique des vieux arbres, à
guetter l'apparition dans les mots de la pensée. Mots que ce vent, cette clarté du vent,
ce flux de l'ombre dansante sur la peau, sont premiers à accueillir au partage du corps.
Ces mots, les dire si bas, en garder si longtemps le sens caché, que c'est le vent qui
parle et oublie. Laisser en nous respirer cette nature qui nous porte, écouter à perte
de silence, faire que les mots écoutent, parlent d'écouter. Tenir l'éclat, la lèvre, la
pierre douce du chemin.

 

*

PREMIER ÉVEIL

 

 

Ces hauts frênes dressés dans le vent, feuillages tout miroitant de lumière, prennent
transparence du souffle qui les anime. Tout n'y est que vibration de ciel, légèreté de
silence de la peau, clarté caressée aux veines de l'ombre. Ce vent, sentir comme il
embrase l'écoute, comme la flamme en est légère à la couleur, l'effacement s'y fait
source de l'apparition ; comme la main y tremble qui, à l'inconnu de ce silence partout
enlaçant le corps, trace ligne d'écoute et de parole, s'y invente le délicat chemin de
l'oiseau ; comme tout, dans ce vent, respire en tout, le lointain se cache dans le
proche, la distance est écriture de la lisière. Longtemps ne plus entendre que le silence
du vent, ne plus voir que l'immobilité du balancement qu'il imprime aux choses,
respirer de la même transparence, du même désir de donner souffle à l'instant qui
nous traverse, prendre vérité de l'arbre qui est en nous. Sentir comme l'arbre nait du
vent, comme son murmure est celui des mots. Venir, à la source légère du premier
éveil, écrire le silence, l'ombre, la pierre, tout ce que le vent pense et oublie. Éveiller
pour que l'ombre tremble, se souvienne l'éclat, la fleur.

 

*

CE CIEL

 

Intense lumière de l'après-midi. Le vent toujours, la légèreté de l'ombre,
de la couleur qui se mêle à l'ombre à la surface de cette eau vibrante, animée de mille
mouvements contraires, mince ruban de ciel cernant l'enfance, où toujours viennent
se perdre les pas ; douceur de cette berge bordant l'eau calme, que constelle l'ombre
des frênes et des peupliers, qui en est aussi le murmure dans le silence de l'herbe
d'été. C'est là qu'entre le cours paisible du canal et le tumulte du petit bois d'absence
creusé de pénombre, on vient reposer son pas, glisser avec les ombres légères des
oiseaux, traçant aux méandres de l'herbe la mouvante profondeur de la lumière qui
les porte. Ce ciel venu battre la terre, pareil à celui, tout près, que l'eau reflète, il faut
s'y laisser apparaitre avec ces oiseaux, par instant venant au-dessus du champ donner
ballet de leur présence. Sentir comme la liberté du regard, en ces instants de transe
joyeuse, allège le corps et libère l'esprit. Voir ces lignes lointaines d'arbres légers, de
montagnes enneigées de rocaille, de nuages aux falaises dressées sur l'horizon.
Habiter de son pas, foulant l'herbe baignée de ciel, tout ce grand cercle de la 
sensation, s'y perdre comme autrefois l'enfant au terme des chemins du soir.

 

*

LES DEUX ARBRES

 

Sombres silhouettes des deux frênes jumeaux irradiant le ciel de l'immense vitrail de
leurs branchages joints : tout n'y est que profond déploiement de l'espace, feuillage
de ciel, balancement de la pensée, vert pâle venu se mêler d'argent quand le soleil du
soir, en de rares instants, vient caresser de ses rayons les fluides grappes du feuillage.
Se laisser éclairer par la rosace des deux arbres, sentir, cette lumière qui filtre à travers
les branches, comme la source en est profonde, le tracé délicat, comme à chaque
instant l'arbre double redessine son lointain, en refait lisière, présence de ce
balancement qui en accorde les mouvements, comme la voix dans le silence en est
unique, le dessin dans la lumière équilibré. Sentir, ces deux arbres, comme ils n'en
font qu'un, chacun enclos dans le désir de l'autre, comme dans le vent du soir s'en
joignent les souffles, comme est un l'arbre de ciel qui les unit. Voir s'illuminer le toit,
savoir que l'ombre est miroir, nuit l'ouvert de la fleur.

 

*

ÉCRIRE

 

Chat léger au trait de la berge, venu entre nuit et nuit s'écrire dans la lumière. Son
pas, on ne l'entend pas ; le vent est silence, qui emporte mots et chemins. Marcher
du même pas léger, des mêmes mots silencieux du corps, de la même distance dans
le regard. N'entendre qu'avec le corps ces mots que seul rythme le pas, écrire du
rythme de son pas sur cette terre aux mille chemins d'enfance, écrire dans l'écho du
£vent, la fleur de silence de l'écoute, l'eau calme de l'ombre caressant le ciel, écrire
comme on lance la pierre, écrire à l'avant de soi-même, sans répit perdre et retrouver,
ramasser et relancer la pierre. Le chemin est en nous, on n'entend pas sa voix dans
le vent ; le vent est la voix, le silence de la voix, des mots qui parlent la voix.
Longtemps arpenter la berge, puis s'installer là, au creux du temps, dans la distance
légère du matin. Écrire l'ombre, le silence, la trace, comme ce chat dont l'apparition
fut dans son effacement même. Savoir que les mots renaissent ailleurs, que devenir
est mémoire, le vol de l'oiseau, silence, chant qui s'accomplit.

 

Présentation de l’auteur




Clément Beaulant, Autobiographie d’une zone de conflit (extrait)

le gazon est traversé des membres de la famille forment de petits îlots de chair – je dis « 

joie » je crois, que ça fait plusieurs heures que j'attends ou plusieurs décennies

 dans la rue un frère est un militaire c'est toujours le même,

ibidem

une pluie fine est tombée ce matin, dans la journée, une pluie fine

un appel (seul) un appel : le nom de votre correspondant : un échec

je relève presque quelques photographies sur le fil,

les corps brûlés dans la poussière, les chiens s'affairent »

demain notes pour penser, relever le courrier – ici viens-tu ?

notes pour penser, ne pas oublier de fermer aussi et sortir

les querelles des journaux dans l'actualité des mois ont passés où est m.

∗∗∗

les balles résonnantes percutent le sommeil – le paysage

tu et nous sont les deux seuls mots peut-être qui méritent un agrandissement

dans les couloirs des maisons d'arrêt on entend le même silence

ce silence est un absent est un frère ou seulement le souvenir

car j'ai vu que tu utilisais ce nous à la manière de

soleil ascendant. ça vous dit de pique-niquer ce midi s'entend comme

des essaims de nous parfois c'est flippant je peux ? - ici viens-tu ?

les uniformes des soldats sont des sexes levés vers le drapeau

à l'horizon, trois silhouettes quand parfois une nous salue

fusil mitrailleur en poche : des slogans dans la rue,

je ne sais pas avec quels mots tu parviens à exister

∗∗∗

dans les couloirs des grands hopitaux de campagne

le cinéma a fermé ses portes, les banquettes, votre place assise

dans le living-room : les riches ont fini par crever d'un empoisonnement au mercure

 il fallait faire des essais – test 1 échec test 2 échec etc

les résultats qui nous sont communiqués sont des données classifiées

et tout ce que le mot famille soulève

papa a suffit de                       rien ne résiste à l'absence

comme crises d'épilepsie autant d'incohérences et de confusions

dans le lointain le mur de craie : un message gravé dans le passé

puis finalement disparition de l'escalier des parents, ce n'est pas des

 vacances : un arbre et ce fourmillement d'être dans la lune

∗∗∗

les strates suivantes contiennent en pièces jointes le balisage qui sera posé sur site :

les restes du déjeuner des cadavres, les jouets des soldats de l'armée française

à l'infinitif dans les rapports : pillages et butins et viols sont des succès

le ballon est resté toute l'après-midi enfoncé dans le canapé

il en manque une – disparue – étouffée – qui est-ce

toutes les sorties scolaires sont annulées jusqu'à nouvel ordre

les carreaux cassés ont été remplacés une fois c'était moi sinon

on pourrait se reposer ensemble, c'est une joie ici viens-tu ?

(les tables ont tourné) quelqu'un a parlé

les trottoirs ruissellent de sang, nous remontons vers la place

les militaires en patrouille sourient au passant c'est moi le frère

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dans un pays très étranger les jeeps les 4x4 sillonnent les pistes tracées dans le v

des véhicules de l'armée stationnent devant le parlement 

cela est, tu dis cela est répète càd le vent ou son masque

ressemble exactement à m. – ressemble à la sonnerie du téléphone

journaux télévisés le 20h les cadavres représentent plus de la moitié de l'humanité

  1. ou p. : reste une famille quant aux disparus

le métro est le lieu le plus chaleureux que je côtoie dans l'intimité des tous

les ondes radio passent en boucle le soupçon d'une très vaste rumeur à laquelle

espace-vide tout le village à les volets clos – pas un lieu où un frère est absent

tous les soirs l'arrêt du bus est un havre où les coléoptères se reposent,

forment un cercle dans lequel tes bras lèvres poumons respirent ici viens-tu ?




Pauline Picot, BRACE BRACE

Il fut un temps où nous étions heureux
C’était il y a une heure
Il y a une minute
Il y a une seconde
En ce temps-là nous étions riches
Pleins aux as
Opulents comme pas permis
Nous ne savions pas encore
On ne nous avait rien dit
Mais la chose était faite

Puis quelqu’un nous a appelés
Quelqu’un nous a dit, nous a informés
Quelqu’un nous a annoncé que
Et simplement nous a troué le ventre
Simplement a gâché notre bière
Simplement a gâché nos vacances
Simplement a gâché notre vie

Il a suffi d’une seconde
Au galop double galop
L’irruption l’infraction l’intrusion
Les sabots dans le visage
Au grand galop la catastrophe
A fondu sur nous et nous a enfoncé la gorge
Forcé l’estomac, perforé l’intestin
Poinçonnés lapidés
Elle nous a écroulés effrités
Elle a coupé notre ligne de vie

Le ciel s’est chargé
La nappe s’est trempée
Quelqu’un s’est mis à hurler
Un tissu s’est déchiré
Le grand tissu du réel
Et on ne peut le repriser
C’est une matière irréparable

Pendant ce temps quelqu’un
S’est essuyé a mordu dans un sandwich
Est arrivé sur la case Ciel est monté dans un train
Toutes ces sortes de choses on voit l’idée
D’ailleurs quand nous avons
Mordu dans un sandwich touché la case Ciel
Quelqu’un d’autre a été
Fendu par le milieu
Lacéré à la joue
Réduit en confettis
Et maintenant c’est à nous
Et nous sommes pour toujours
Attrapés par la boue

Mordus par le piège
Pris dans la glace

Il a suffi de quelques mots
Un peu toujours les mêmes
Un peu toujours ceux des films
Il a fallu un coin de table
Où poser sa main molle
Il a fallu s’asseoir
S’installer dans son rôle
Tu ferais mieux de t’asseoir
Mais on ne s’assoit pas
Quelque chose s’assoit sur nous
On a la catastrophe
Sur les genoux sur le torse
En quelques mots nous sommes
Le personnage principal
C’est grave, c’est sérieux
Et c’est l’unique prise
C’est un peu excitant
On a envie de rire
Envie de glousser
Glousser à l’intérieur de la catastrophe
Glousser de la farce
On est farcis, on est bien farcis
On s’est bien fait farcir

Maintenant nous savons
Quelqu’un nous a dit
Et nous avons le signe au front
On aurait voulu que ça ait de la gueule
Qu’il y ait des oiseaux tournoyants
Des femmes se frappant le front
S’arrachant le scalp
Une foule se signant
Mais il n’y a rien eu
Quelqu’un de désolé
Quelqu’un qui n’est pas concerné
Quelqu’un qui nous a déjà oubliés
Parce que nous sommes oubliables

Maintenant il y a un trou
Et il est à la fois et dehors et dedans
Nous y sommes et il est nous
Il semble que nous allions désormais y vivre
Il va falloir aménager
Acheter des meubles
Puis faire coucou aux gens
Les voir se promener
Faire leurs courses allez quelqu’un
Va bien décrocher un téléphone
Essayer de retenir en vain
Entre ses doigts la trame du réel
Puis tout lâcher et se mettre à vagir sans fin
Dégringoler et nous rejoindre
On ne pense pas à remonter
C’est fou
C’est foutu
C’est là qu’on vit
Allez quelqu’un va bien
Et on va se reconnaître
Mais pour l’heure non personne

Maintenant dépêche-toi d’être heureuse
De faire des photos de tes voyages
De les monter d’en faire des films
De te les projeter au fond de la rétine
Allez dépêche-toi de tomber amoureux
De faire tes projets de les mener à bien
De faire des budgets des travaux des enfants
Dépêche-toi de rire de courir de faire des bulles
De faire le fou la folle
D’exulter d’orgasmer
D’ignorer que tu es actuellement en train de vivre
Actuellement en plein cœur de la trame serrée du réel
En plein cœur de quelque chose de hautement déchirable
Ça va tourner et ça va frapper
En attendant célèbre
Lève ton verre
Mange des chips
Souris très fort
Et contourne les trous
Ne t’approche pas

Leur cancer n’est pas le tien
Leur deuil n’est pas le tien
Leur moignon n’est pas le tien
Leur trou n’est pas le tien
Non tu ne veux pas faire l’arrondi sur le terminal CB
Non tu ne veux pas participer à cette cause émouvante
Non tu ne veux pas faire exister cet enfant, cette maladie
Rien dans la brèche, colmatage
Quand ton œil se met à couler
Vers l’enfant qui habite le trottoir
Quand ton oreille est criblée
Par cet homme qui avoue
Qu’il n’a pas atteint les toilettes
Tu trempes ton cœur dans de l’acier
Tu ne veux pas payer pour les autres
Payer pour le trou des autres
Les aider à creuser leur trou
Tenir leur pelle leur seau non mais
Tu ne veux rien d’eux rien savoir

Je ne t’en veux pas
Tu n’es pas coupable
Je te signe un papier
Droit d’esquiver
La dystrophie neuroaxonale
L’ichtyose congénitale
Le syndrome de Ramsay Hunt
Droit de négliger
L’IVG d’une amie d’amie
La pendaison du voisin du voisin
Le deuil du collègue du collègue
L’amputation de la sœur du caissier
La bouillie du chat du facteur
Droit à l’indifférence
Droit pour survivre 

Car voilà le roulement
Auquel souscrit qui naît
Sans ordre ou numéro
Ils tombent tu es debout
Tu es debout ils tombent
Tu cries ou tu es sourde
Au milieu de la vie la plus pure
Ou de la plus pure tragédie
Recrachée par la foule ou faisant avec elle
Corps oublieux
Corps heureux

Maintenant plus qu’une poignée de secondes
Avant qu’une de nos vies
Ne vole en une poignée d’éclats
Pas moyen de savoir qui
Pas moyen de savoir quoi
Pas moyen de connaître
Le visage de la catastrophe
Mais on entend déjà son galop
Brace brace
Ne te fatigue pas
Ça vient toujours
De l’autre côté
Sur le flanc offert
À l’endroit le plus pur
Le plus joyeux
Le plus confiant
Le plus éternel
Pas moyen de rien protéger
Il n’y a plus qu’à tenir
Le choc d’être vivant

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