Patrick Tafani, La Route blanche

   Cinq roses sur le sommeil de l’enfant, les jeux sont de pierres rondes et la patience de l’écolier cligne des yeux. Le sol est si dur que la bêche se résigne à brûler son manche, le soleil mourra bâillonné.

  Silex, le sang est d’améthyste, le feuillage y plonge ses racines, la terre est rouge, le noir s’en est allé.

   Le froid se repose dans la chambre, c’est un fer qui attaque le mur, le lézarde, le sépare de ses chairs. La chambre est un territoire tenu au secret, une guerre entre chiens et loups.

   Au dehors un feu de grives crépite dans le ciel, les grands chênes de la nuit descendent des collines, l’enfant écoute la rêverie des étoiles, les pléiades données à l’invisible. Lanières aux poignets, un diable disperse l’incendie, c’est l’approche du canal, la roselière frissonne et murmure une mémoire amoureuse, la route blanche est tracée.

 

 

LE  JAUNE  INTRANQUILLE

 

   Le jaune intranquille monte de la terre dans un silence de ciel bouleversé comme abusé par l’ombre sans fin des grands cyprès. Le jour s’est replié à l’intérieur des murailles, l’inquiétude se porte sur la nuit qui ne vient pas.

   La Cité bleue et sa légende parcourent les siècles comme on parcourt une allée d’ormes virides. Le chemin au bord de la rivière, la rivière au bord du chemin, deux miroirs d’éclipse et de mort, les pensées s’envolent et retombent, au-dehors le jaune est intranquille.

   Le pays est un séjour, l’oreille est coupée, les oiseaux bourdonnent, ce sont des champs, des fleurs, un berceau de campaniles à l’heure où le cœur s’arrête, brutal, infini, le jaune est intranquille.

   Un piano dans un nuage, ils descendent le fleuve pour l’azur et l’effroi, à l’oblique sur ce vertigineux dénouement, les feuilles sont d’automne.

   Des tables d’allégeance, femmes merveilleuses du piémont, un châle blanc sur le vert de l’aubépine, une tristesse écoutée, lourdes portes refermées, une clé sous la pierre, le jaune est intranquille.

 

NOIR  D’INOUÏS

 

   Un regard bien trop sombre comme tous les regards qui osent le blanc de Gethsémani. Des épopées en cordage de vent cinglent pour des futurs boursouflés. C’est le cœur du dénombrement, l’affûtage du marteau-priseur, ce sont des robes que tu portais avant l’épiphanie du monde, les clartés, les forêts, ce que l’oiseau voit et ennuage sans se parer d’ordre et de sainteté. Flammes tournées à la droite de l’homme, vase dans le recueillement du feu, la supplique mélange les poisons, pièces frappées d’or et de fer. Troc patiemment épris des colisées du ciel comme avant le retour des guerriers, le retour d’un bois précieux sur l’écorce du cerisier. Je pense à ta souffrance heureuse, aux longues tiges qui enserrent le lierre, l’instant d’éternité  coulé dans la pierre. Rouge sommeillant à l’encre du livre, ce peuple trésor longeant la rive sans rivage, sous le préau la trace noire, le pas sifflant de l’enfant né. C’est une blessure que l’épervier a oubliée dans la capitale de la chute. Il est temps de se toucher les tempes, le cuir émousse la lame du couteau, le clou dans la main est un clou de ferrure, fermez les portes puisque l’habitude regimbe à s’émouvoir ! Le lit du mort s’avance dans la mer, tous ses regrets font naufrage. J’ai dans la bouche une salive d’ambroisie.

 

PLI  DES  SERINGAS  VERTS

 

   Ce pli de lumière et ces seringas verts absents de toutes éclosions, demain l’ébruitement de la cordelette d’or, les épices reconnues dans la fente des maisons, le regard et sa transparence d’eau vive qui s’éloignent d’une obscurité de neige, le village est ainsi, au mur d’os ce sang qui se passionne pour les trous du labyrinthe murés. Le faste peuplé d’insectes, de multiples taches de couleur, le noir odorant des mains meurtrières, sous l’assiette le soleil y dépose sa mémoire, ce lourd fardeau de partance, cet embrasement criard avec l’ivoire du langage appris sur le versant des ronces. Crête de l’oiseau sur la plaie de l’arbre, le bouleau vieillit sous une croûte noire, un déchirement d’étoffes blanches où se penchent les étoiles curieuses, les longues fileuses de vie. Mais l’enfance et ce pli de lumière, ce nœud qui se hasarde à dénouer le cœur et l’épaule, cette trace toujours prête à démentir le crime, la chambre obscure et l’obscur de la chambre, ces attablés que le rêve bâillonne de somnolence, l’étoile arrêtée dans son cycle d’explosions, la vitesse pour parcourir deux vies en une seule mort, ces seringas verts absents de toutes éclosions. Un parfum.

 

DE  DIRE  LE  VISAGE

 

  Des tristesses dans la césure des mots, ce qui appartient au temps danse sur des lambeaux de fleurs, aurore de l’entre-deux c’est patience de dire le visage clair des combes, ce mal qui sans initiale et d’une tête d’épingle parcourt le tracé de l’univers.

   Ciel jusqu’aux carreaux de la chambre, le lit du jour perdure pendant la nuit, le plus surprenant lorsque s’arriment les cordes sur les pontons sifflants, la lourde porte ne se referme pas et laisse l’eau monter à l’essor.

   Les fontaines sont les années qui t’obsèdent, celles qui lissent le temps sur le commun des pierres. Commencent le piège des yeux, la moiteur des corps sous les blés qui se penchent, le déplié de l’aurore, la lampe irréprochable qui s’enfonce dans la terre, l’adieu qui ne s’éloigne que d’un pas, l’écharpe se dénouant de l’aile des oiseaux.

Présentation de l’auteur




Narki Nal, Une femme

Chamane

     Le tambour comme un cœur
Fermer les yeux
Être arbre et pierre à lichen
Puis se laisser partir
Rencontrer bêtes et gens
Humains à tête de loup
     Le tambour comme un coeur
Alors devenir louve…
Courir à travers bois sans même toucher le sol
Ne pas redouter les griffures des branches
Vent ondulant les poils
Rencontrer la meute
     Le tambour comme un cœur
Courir sans perdre haleine jusqu’à cette falaise
Surplomber le fracas 
Respirer… Respirer 
Sauter
Être cascade et lac tranquille
     Le tambour comme un cœur
Miroiter
Nager nager nager
Se perdre à l'improbable frontière entre ciel et eau
Flotter dans l'air au-dessus
Un instant
Dans l’espace courbe d’après l’horizon…
Plonger 

 

***

La chaleur dis-tu ?

La chaleur blanche fait vibrer l’air
Ma vision se perd
Le sentier raide devient alors chemin buissonnier
Si bien que mes pas hésitent puis lévitent sur place
Comme le vol d’une libellule
            Reprennent
Je marche cherchant l’ombre vraie du végétal
Celle qui sent l’odeur de feuille froissée
                               J’ai espoir en cette beauté

Ailleurs
La chaleur blanche emprisonne la ville
La compresse exprimant un jus de poisse
Seule l’odeur miellée des tilleuls en fleurs
Me parle de la puissante fragilité de la vie
Je sens la menace chimique qui s’insinue
Mais les volutes de miel gagnent encore
Et parlent à mon cerveau d’une autre cité
Quelque part possible mais introuvable
J’ai peur en cette absence

La chaleur ne masque jamais le froid intérieur
Affrontement si peu original du dehors dedans
Notre lot humain d’incertitude
Notre fardeau magnifique d’être sensible pensant.

 

***

Mycélium

Je suis celle qu’on quitte, celle qui se noie

Je suis Ophélie au fil de l’eau
Vous êtes sur les berges endormies de brume
Où les hautes herbes traversées de vent
ondulent leur caresse
Je passe, je vous vois, vous êtes mon passé
Mon passé qui me regarde sans me voir
Mon passé qui défile comme je vais au fil de l’eau
Je suis celle qu’on quitte, celle qui se noie.

Je suis celle qui se révolte, je suis celle qui tue

L’envie de le toucher qui monte puis vole en éclats
Le baiser qui s’approche et qui devient morsure
Ce désir inconstant comme les herbes aux saisons
Cette brûlure qui se glace. Lumière blanche.
Lumière difractée. Fraction du temps. Lame miroir
Éblouissement bref de la rétine. Vois ma vie.
Bobine dévidée. Poitrine évidée.
Sanglot du sang qui afflue…  Pour rien.
Je suis celle qui se révolte, je suis celle qui tue.

Je suis celle qui part sans partir, celle qui reste-fuit

Écrire est une nuit. Mes pas dans cette nuit profonde.
Vertige.Tige de feu. Pensée morbide.Taire. Se taire.
Mycélium de pourriture répandu en soi, en silence.
Lancinant ce bruit sans bruit. Bouffée-désir de l’explosion.
Ma tête qui explose. Éclaboussures d’os brisés.
Mais où est le cerveau ? Dissous.
Violence du refus muet. Dernier voyage.
Le mycélium de pourriture gagne. Cerveau dix sous. Cerveau rien.
Je suis celle qui part sans partir, celle qui reste-fuit

Je ne suis plus qu’une enveloppe.

 

***

Entre elle et moi

Je marche
Elle marche
Elle marche
à mes côtés
Je ne veux pas la regarder
Je ne peux pas la regarder

Miroir
Le problème est le miroir
Devant le miroir
Le double apparaît
Le regard
Effroi Mon regard s’est vidé de moi

Le miroir me donne à voir        
MOI
Avec à l’intérieur de moi   
une AUTRE…

C’est là dans ce regard symétrique
Que je rencontre l’étrangère
L’échange aggrave l’effet l’altérité
Ce que j’y lis me bouleverse
Une part enfuie de moi, perdue ?
Je la toise, l’Autre, je me fais forte

Je suis dans un espace-temps étrange
ENTRE ELLE ET MOI
Elle étant moi quand même…
Je suis vacillante sur une route improbable
Entre deux mondes, un ancien, un nouveau
Et dans cet entre-deux je voudrais remonter mon temps
Je cherche la machine miraculeuse
…En vain
Peur du regard de l’étrangère dans le miroir
La peur aggrave le désarroi
Et mon corps oscille voulant choisir sa tête…
Vertige. Combat muet

JE SUIS VIVANTE
je suis vivante

Et ces aveugles autour de moi
Ne comprennent pas
Ne voient pas
Ne savent pas
Ne sentent pas
S’aperçoivent de rien
Vivent autre réalité

Je marche à leur côté
Mais un indicible nous sépare
Avec la discrétion de l’indicible
La ténuité de l’indicible
Le POIDS de l’indicible

JE SUIS VIVANTE
je suis vivante

Pensées flottantes
Toute une vie à chercher le feu
Devenir feu
Mais ne brûle pas tout bois
Mais ne danse pas dans les flammes tout corps

La tiédeur me répugne
Comme la faculté d’oubli

Ne rien perdre
Ne rien oublier
Horreur des portes fermées telle une chatte

Or vous fermez vos portes
Vous déclarez « tout passe »
Vous cultivez l’oubli
Mais rien ne passe jamais

Je ne veux dissoudre ni mes douleurs ni mes joies
Ce que j’ai vécu est à son poste
Quelque part en mon cerveau dans une somnolence légère
Un rien le ranime et le transmet à mon cœur, à mon ventre
Et ma poitrine exulte ou s’écrase à ces souvenirs

JE SUIS VIVANTE
je suis vivante

Un être vivant devrait se laisser traverser par ses émotions
Et non les tenir à l’écart
Pas de pilule à effacer les ressentis
Ne savent plus supporter leur vie
Appellent la chimie à leur secours
Ainsi sont morts avant la mort

JE SUIS VIVANTE
je suis vivante

Pourvu que celle du miroir
Aux yeux d’absence
Ne fasse pas de moi une résignée
J’accepte la souffrance en la frottant au combat

je suis vivante
je suis vivante

Je suis celle qui marche
Qui arpente les rues
Mais l’Autre m’accompagne
Elle m’épouvante

Je suis celle qui marche
Qui arpente les rues
Je suis celle qui court
Pour perdre l’Autre moi

 

***

L’insoumise

Je suis-je suis une femme               
Un être maléfique                        
Un être puissant
Un être faible
Un être fort
Sanguinolent à la lune
Un être impur

Je suis-je suis une femme
Un être désirant
Un être mouillé
Un être muqueux
Je suis d’où vous êtes nés
Je suis un sexe troué
Je pue la mer
Je suis d’où vous venez

Je suis-je suis une femme
Je suis clitoris
Je suis orgasmique
Je suis désir
Je suis
Je suis trop

Vous voulez m’abaisser me réifier
M’infantiliser
Me modeler
M’exciser
Me dominer me prendre
Me tromper me laisser
Me souiller
M’humilier
Me violer me massacrer

Tous les dieux me détestent et me craignent

Je suis votre perte
Je suis votre salut
Je sais donner la vie
Vous pouvez me tuer
Mais pas me remplacer

Je ne me plierai pas  

Je suis-je suis une femme   
Je.

 

Présentation de l’auteur




Jean D’Amérique, Notes sur un chant…

Pascale Monnin, Danser le chaos. 

notes sur un chant

 

si tu entends une voix

c’est la boue qui fait chant

il y a longtemps

que le mât des cœurs s’est couché

pour compléter la poussière

 

les fleurs sous l’orage des ombres

de vies et de rêves débordent les sébiles du néant

comptées ne peuvent être les plaies

pour une ville élue au bal des charognes

si tu entends une voix

c’est la boue qui fait chant

c’est la boue qui dicte

la tombée d’une dernière étoile

 

le petit point bleu là-bas

on veut bien encore l’appeler ciel

le petit point bleu là-bas

c’est l’espoir

nom vaillant de la lumière à venir par les routes barbelées

météo de l’aube prochaine à sortir des touffes d’épines

le petit point bleu là-bas

c’est l’espoir

regarde autour

les balles gravitent

 

 

 

 

le sang des règles

 

passeport invalide

je trace ma route du sang des règles

entre mes jambes c’est la discorde

la déraison coule à flot

à cheval sur trébuchement d'arrache-pied je travaille

sur la mise en marche

d'un pas incertain

 

être sur la même longueur d’onde que les autres

magnétisme étroit qui n’attire pas

mon corps plongé dans le grand large

 

barbelés réunis en bloc autour des ailes

les murs constituent une science dure

que tout humain doit faillir à pratiquer

 

semblable aux chiens de Port-au-Prince

ces infidèles

heureux enragés qui vont sans maître

saluer l’errance

 

tombent les panneaux

les feux se signalent à mon imprudence

comme une mosaïque à embrasser sans frein

patrie blessée à volonté

du sang des règles je trace ma route

 

 

 




Victor Malzac, Percussions

PERCUSSIONS

 

Complainte

Poésie PERCUTÉE – les vapeurs de Paris
S’encastrent – les cheminées – le toit qui s’effondre
Sur un échafaudage – c’était ma demeure.

Mes poumons étriqués dans la fumée respirent
– Ils ont rénové la gare.

Au pavé fume amour – incartade à la rue
Entre des passants fous. L’arcane à Notre-Dame
A ricané si fort que mes poumons se crispent. –

Mes poumons suffoquaient dans la joie qu’elle inspire
– A la lune, Notre-Dame.

Chaque attaque me vêt d’une angoisse moderne –
– C’est un manteau de cuir solide à l’arc prosterne.
Chaque monument fume et mon visage attaque –

Mes poumons colorés par les fumées s’allument
– Notre-Dame à genoux – j’ai besoin de repos.

 

Peur

        Ma tête FRACASSÉE
        Percute les pavés de sa ville —

        Sa pierre
        Avalait mon manteau
        Tombe –

        Partout percute
        Et coque
        Ma tête en fer poli
        La mare froide mon manteau – sur les pavés s’assèche
        Et mon manteau n’est pas autre chose qu’un lac 
de cuir un lac de pierre un sac à main pour étouffer ma peau ses pores je transpire 
et m’étouffe je transpire en marchant je marche et le soleil et le soleil 
anxiété
        – dans les anciens récits des épopées périmées.

        Percute mon passé
        Dans les pavés des villes –
        Ma tête s’y réverbère. –

 

Pneumonie

        Mes poumons
        se sont craqués dans ma jeunesse —
        Course trop rapide
        et pluie
        – EXPLOSION
        Dans mes alvéoles s'est aspiré un vent mauvais, – un 
vent si mauvais qu'on en soupira deux ans.

        J'ai cru mourir et
        Je n'avais pas treize ans.
        Que le malheur me suffoque – la tête
        Et je t'en serai reconnaissant – tramontane.

        Il pleut encore
        – c'est pas vrai
        il pleuvra donc aussi longtemps
        que ma poésie parle ?

        À peine ai-je craqué mes poumons
        que mon odeur s'en dégage et s'évapore –
        comme les mauvaises pensées qui m'avaient envahi 
dans mes douleurs les plus terrestres et les plus aiguës 
– piqûres et cachets d'aspirine pour cacher à mon corps 
son oubli –
        et l'empêcher d'en adonner les mots.

        Les mots s'emparaient de mes articulations
        Comme des os brisés craquellent –
        et m'ont donné la force insurmontable
        d'aller courir un peu. –

 

Soleil

Le soleil est trop près de moi –
Il me colle à la peau
Comme elle que j’attends depuis mille ans peut-être. –

– Peut-être à mille mètres
L’angle de chaque vague
Percute mes cheveux. –

C’est la force du monde autour de moi
Qui m’accroche la peau comme l’eau des tropiques
Et m’incite à valser.

Tout s’envole –
Sinon moi.

Tout est près
De moi – râle, ma belle mer,
A quoi bon les cris ?

Depuis trente ans j’attends déjà
Pectoraux blancs, chemise ouverte,
Face au vent que je nargue

Aux vagues qui prenaient le risque d’enrager
Et le soleil près de moi –

Râle, à quoi bon les cris ?

 

Pluie dispute

La nuit tombait sur toi sur la fenêtre tombe
En haut de ton immeuble – regarde les volets
Couleur lavande et les oiseaux qui s’envolaient
Du rebord de tes yeux tes cernes des colombes. –

Les bras en croix tu cries – qu’a-t-on fait de tes yeux
Bercés de solitude et fermés près de la
Fenêtre sur quoi tombe la pluie. Car il a
Plu sur Paris ce soir – persistent dans les cieux

Des étoiles. – Tes yeux tombent de la fenêtre
A l’approche du soir, puisque la pluie délave
Les vitraux fatigués de tes cernes. – L’eau claire

Et l’eau sombre ici-bas font des flaques. Peut-être
Est-ce là que la veille à la fenêtre grave
Tu as froissé puis mis à l’eau mes vers ? –

 

 

 

Présentation de l’auteur




Gabriel Okundji, Sahara

 

Pour Michèle et Pierre Latour,
de Villeneuve/Lot.

Pour Sylvie Dufranc
de Labrède-Montesquieu.

 

I

Désert !
Par quelle voix divine chanter ton nom divin qui se déplie à l’infini
vierge et majestueuse lumière d’or enroulée comme un turban
étendue de sable resplendit de l’aube au crépuscule, ô miracle !
l’horizon s’incline dune après dune, les cieux ensoleillent ton soleil.
 
Graine semée :
Il faut tout le silence possible des mots
pour dire ton nom

Désert !
Tu ne t’appelles pas, point n’est besoin de nommer le corps de ton âme
le puits spirituel dont le chameau est la corde a les reliefs de ton nom
le ciel n’a de signe que pour l’esprit visible de tes nuages sans larmes
tu es l’offrande bienfaisante, œuvre qui point ne désaccorde le silence.

Graine semée :
Ici, lorsque tu attends Dieu,
tu ne perds pas ton temps.

 

 

  
II

Désert !
A l’aune des commencements, Dieu créa ton visage noir et blanc
il te nomma dès l’instant où la lune, comblée, se retire dans le soleil
Sahhara, Ténéré, Sahel, ultimes vocables natifs des langues de ton sol
terre des hommes, tu connais l’énigme du silence des pierres.

Graine semée :
Qui ne connaît pas le silence du désert
ne sait pas ce qu’est le silence

Désert !
tu es mère des Garamantes, nos ancêtres maîtres des oueds
tu es mère des mers, océan des poissons de sable, mire des mirages
d’oasis aux rives blanches et noires : elles sont au nombre de tes fils
Sahara ! L’âme qui te contemple les yeux fermés tient de ton sang.

Graine semée :
C’est dès l’aurore que l’on reconnaît
la bonne matinée

 

III

Désert !
J’ignore le Tifinagh ! Mon chant qui te chante par ta voix l’entend 
quiconque est né sur ton sol reposera dans ton sol : me voici !
je m’incline, je t’évoque et j’écoute mon corps en ses veines ensablées
songe parmi les songes : à l’homme bien né, un signe suffit, je suis de toi ! 

Graine semée :
Peut-on blâmer un homme qui d’instinct
reconnaît sa terre ?

Désert !
Frères nomades des caravanes, du lac Tchad, et des lointains campements
Donnez-moi la patience d’être Bédouin, Toubou, Touareg, Sahraoui
et vous autres Maures, Haoussas, Arabes, Peuls et Berbères du Mzab
révélez la divination, faites que chaque trace trouve indice sur le sable.

Graine semée :
L’aveugle qui arrive parmi les siens
ne cherche pas le chemin. 

 

 

IV

Désert !
Pas un jour sans le souffle de vie au-dessus des  merveilles du monde
ballet du sirocco, tourbillon d’harmattan en bourrasque du khamsin
la vipère à cornes trace des alizés de sable en vagues de sable
vent du cosmos au destin des gueltas, montagnes, erg, reg et sebkas.

Graine semée :
Vent du désert au visage
rend l’homme sage

Désert !
Sous le toit de ton ciel, voici Monod le fou en quête de sa foi
marchant parmi les étoiles, défiant l’inquiétante passion des mirages
Monod désire le soleil, pas l’éclair ! pareille à la sève dans la tige
Monod baobab de l’homme dans l’âme du cosmos, ne bouge plus !

Graine semée :
Le sage sur terre
est comme l'or dans la mine. 

 

V

Désert !
Sahara désert des déserts, berceau des migrations séculaires
puisque que ton sable est éternel, la mémoire du monde est éternelle
depuis le Toumaï du Sahel, depuis Lucy, depuis le Ra des pharaons
tes montagnes qui soulèvent la foi délivrent l’espoir aux pèlerins.

Graine semée :
Celui qui a bonne mémoire
n’est jamais pauvre.

Désert !
Création des Dieux, te voilà par la main de l’homme devenue terre bafouée
d’enlèvements d’otages, de combats d’Amgala, de Tombouctou, ô Tibéhirine !
par quel doigt désigner cette épave échouée au massif de Termit, ô ma peine !
et qui dira le crime des essais nucléaires sur le sol d’Hamoudia, ô ma tristesse !

Graine semée :
Nul ne connaît
l'histoire de la prochaine aurore.

 

Bègles, le 19 février 2012




Perrin Langda, Poèmes beaufs

 

Fast blood

 

j’ai envie d’un macdo
j’ai envie d’un macdo
j’ai envie d’un STOOOOP
tu prononces encore ce nom
et l'horrible clown obèse
dégoulinant de sauce potatoes
va venir dévorer la viande
bouffie de tes grosses joues

Zapping

très chers téléspectateurs
##################
le corps du pangolin
#####################
payable en trois mensualités
###################
a fait au moins huit morts
################
et une tranche de céleri rave
#####################
qui tiiire juste au-dessus
######################
des normales de saison alors
#################
lâche vite ce flingue Bob

Popoème

elle avait un derrière
tellement parfait
que j'aurais pu marcher
derrière elle comme un âne
derrière sa carotte
jusqu'à la dernière heure
et sans arrière-pensée
mais elle prit à gauche

Bière-foot

allez les êtres humains
« allez les êtres humains ! »
la vie c'est pas un match
« la vie c'est pas un match ! »
y'a pas de maillots
« y'a pas de maillots ! »
y'a qu'une seule équipe
« y'a qu'une seule équipe ! »
soûlée à la mauvaise bière
« soûlée à la mauvaise bière ! »
et votre seul vrai supporter
« et votre seul vrai supporter ! »
c'est moi mais pour l'instant
« c'est moi mais pour l'instant ! »
on se fait bien laminer
« on se fait bien laminer ! »

Tune ta caisse

dans ma bagnole tunée
j'suis passé par la vie
130 km/h sur l'autoroute
yeux rivés à l’asphalte
j'ai suivi tous les panneaux
les carrosseries bien lustrées
mais à la fin du voyage
marche arrière impossible

 

 




William Blake, The Tyger, Dylan Thomas, Do Not Go Gentle…

Pourquoi Jean Migrenne nous offre-t-il ces deux sources vives que sont William Blake et Dylan Thomas  pour accompagner la fin de notre année 2019 ? Pourquoi ce rapprochement, ce compagnonnage ? 

Nous pourrions voir dans la rencontre de ces deux poètes anglophones une similitude d’inspiration. Le retour aux sources judéo- chrétiennes, ainsi que l’ouverture à l’expression d’une parole éminemment personnelle, une voix intérieure, le discours d’une âme, un monologue du poète vers l’humanité, autant dire une veine romantique. C’est vrai, bien que leur œuvre respective s’inscrive à presque un siècle d’intervalle dans une histoire littéraire qui a bien sûr changé de paysage, répondu à d’autres sources d’inspiration, à d’autres contraintes contextuelles. Malgré cela, ils sont si proches, parce que leurs vers incantatoires s’adressent à la même source qu’est l’âme humaine. Ils en restituent toute la complexité, toute la brillance, toutes les dimensions. Sûrement est-ce pour cette raison qu’ils sont ici, réunis, et que leur voix ne s’est jamais éteinte.

Traduction, Jean Migrenne. 

∗∗∗

William Blake : The Tyger ( 1757-1827)

The Tyger

 

Tyger Tyger, burning bright, 
In the forests of the night; 
What immortal hand or eye, 
Could frame thy fearful symmetry?

In what distant deeps or skies, 
Burnt the fire of thine eyes?
On what wings dare he aspire?
What the hand, dare seize the fire?

And what shoulder, & what art,
Could twist the sinews of thy heart?
And when thy heart began to beat,
What dread hand? & what dread feet?

What the hammer? what the chain, 
In what furnace was thy brain?
What the anvil? what dread grasp, 
Dare its deadly terrors clasp! 

When the stars threw down their spears 
And water'd heaven with their tears: 
Did he smile his work to see?
Did he who made the Lamb make thee?

Tyger Tyger burning bright, 
In the forests of the night: 
What immortal hand or eye,
Dare frame thy fearful symmetry?

 

William Blake, Songs of Experience

 

Le Tigre

 

Tigre, tigre, feu ardent
Des bois du fond de la nuit
Quelle main, quel œil hors du temps
Osèrent ton orde symétrie ?

De quel antre ou de quels cieux
Jaillit le feu de tes yeux ?
Sur quelle aile osa-t-il partir ?
Et de quelle main le brandir ?

Par quel art, quelle vigueur
Bander les arcs de ton cœur ?
Et quand ce cœur se mit à battre,
Quelle main ? Quelle marche opiniâtre ?

Quelle chaîne ? Quel marteau ?
Où fut forgé ton cerveau ?
Quelle enclume ? Quelle horrible peur
Osa contraindre ses terreurs ?

Quand des étoiles churent les armes,
Quand le Ciel fut bain de leurs larmes,
A-t-il vu son œuvre et souri ?
Lui qui fit l’agneau, t’a-t-il fait aussi.,

Tigre, tigre, feu ardent
Au fond des bois de la nuit
Quelle main, quel œil hors du temps
Ont osé ton orde symétrie ?

 

 

∗∗∗

Dylan Thomas : Do Not Go Gentle… (1914-1953)

Do not go gentle into that good night

 

Do not go gentle into that good night,
Old age should burn and rave at close of day;
Rage, rage against the dying of the light.

Though wise men at their end know dark is right,
Because their words had forked no lightning they
Do not go gentle into that good night.

Good men, the last wave by, crying how bright
Their frail deeds might have danced in a green bay,
Rage, rage against the dying of the light.

Wild men who caught and sang the sun in flight,
And learn, too late, they grieved it on its way,
Do not go gentle into that good night.

Grave men, near death, who see with blinding sight
Blind eyes could blaze like meteors and be gay,
Rage, rage against the dying of the light.

And you, my father, there on that sad height,
Curse, bless me now with your fierce tears, I pray.
Do not go gentle into that good night.
Rage, rage against the dying of the light.

 

In In Country Sleep, éd. New Directions,  New York, 1952.

 

Ne va pas sans fureur au repos de la nuit

 

Ne va pas sans fureur au repos de la nuit,
L’âge doit s’embraser quand s’éteint la lumière ;
Rage, révolte-toi contre un jour qui périt.

Le sage au trépas trouvant raison malgré lui,
Qui n’a vu de ses mots jaillir le moindre éclair,
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.

L’honnête homme, à l’adieu des flots, pleurant son fruit
Fragile et beau dont n’a joué nul golfe vert,
Se révolte et rage contre un jour qui périt.

Le barde fou, pêcheur de l’astre qui s’enfuit,
Découvrant trop tard que ses chants l’importunèrent,
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.

L’homme austère, à sa fin, lorsqu’il voit, ébloui,
Qu’aveugle l’œil fulgure sans être sévère,
Se révolte et rage contre un jour qui périt.

Et toi, mon père, au triste sommet, je t’en prie,
Maudis-moi, bénis-moi, de tes larmes amères.
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.
Rage, révolte-toi contre un jour qui périt.

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Cathy Garcia, Graminées et autres poèmes

Graminées
Herbes sauvages
En longues pelouses
Échevelées
Tiges folles
Fruits secrets

Graminées
Striant le ciel
Cordes de violon
Détachées
S’en vont jouer
L’air du vent

Graminées
Partitions célestes
Quand je me roule
A vos pieds
Permettez que je vole
Un peu de vos parfums

Graminées
Qui font le pain
La galette
Le ventre plein
Depuis que les hommes
Vous ont cultivées

Graminées
Incendie de sève
Où je marche
Comme sur des braises
Dans le crépitement
Des sauterelles

Graminées
Innombrables
En fouets, en plumes
En aigrettes
Et même étoilées

La nuit vous respire
Et vous fait transpirer
Et galope entre vos jambes
La multitude des prés

Graminées
Je vous aime
Je vous le dis
Je vous aime

∗∗∗

Le Chant de la vieille

Corps tordu
Incendie
Calcinée
Je suis

Soumise
Tel fut mon satori
Ma beauté demeure
Hors de ta portée

Vie et mort
J’ai la connaissance
Des profondeurs
C’est pour cela
Que le serpent m’a aimée

Toutes les bêtes
M’ont apprivoisée
Pattes griffes
Plumes toisons
Je règne animale
Sur toute la création
Ma flèche touche au cœur
Tout prédateur nommé homme

J’ai initié bien des peuples
Qui m’ont nommé lunaire
De la génisse à la brebis
Pour m’asservir
Nombres de lois
Ont été dictées
Mais joug après joug
Je demeure l’Indomptée.

Je parle la langue des oiseaux
Qui lisent dans mon cœur
Les mauvais augures
Ne portent pas de plumes
Mais des bâtons cracheurs de feu
Des couteaux et des bombes

Au commencement des temps
J’étais déjà penchée
Sur le berceau de l’humanité
En moi était contenue
L’empreinte de toute forme
Et la mémoire des abysses

Ma puissance est immense
Je suis la porte des mondes
Je suis le cobra
Prends garde humain
Si tu ne respectes pas l’équilibre
Tu seras balayé pulvérisé

A genoux homme
Ferme les yeux
Ouvre ton cœur
Ton sexe est sacré
L’as-tu donc oublié ?

Allez viens danser avec moi
Sens-tu sous tes pieds
Le frisson des racines ?
Sens-tu le rythme du vent
Les tourbillons de la sève ?
Viens danser avec moi
Viens sentir l’étreinte
Et la lune dans nos veines

Je connais les partitions du frisson
Et les passes secrètes
Qui font du plaisir
Un art sacré

Je connais les paysages intérieurs
Des quêtes et des illuminations
Vers le nord hypothétique
Je vois au loin sur les plaines
La lente pérégrination des hommes

Pour se connaître
Il leur faut pénétrer la terre
Eriger des totems
Pour ensemencer les cieux
Mais ils se trompent
Et n’encensent
Que faux dieux.
Pour me connaître
Qu’ils suivent la piste
Féline.

Ils pourront me trouver aussi
Nue et lisse au creux des pierres
S’ils posent leur oreille
Contre les os de la terre
Ils entendront battre
Mon cœur

Je suis l’innocence faite chair
Mais ne te laisse pas bercer
Par la douceur de mes courbes
Une part de moi ne dort jamais
Sous le regard de l’Eveillée
Tu es nu comme un nouveau né

Mystère et magie
Art des saltimbanques
Depuis le début des temps
J’accompagne les nomades
Car mon nom est mouvement.

Je suis la première et la dernière
Sœur amante mère épouse
Je suis toutes en Une
Et Une en toutes
Je suis la Voie du cœur
La voix enchanteresse

J’ai pouvoir de vie et de mort
Tant de fois j’ai enfanté les ténèbres
Huilé la nuit de mon corps
Je suis le serpent primordial
Qui enlacera le monde.

Après tant de siècles à m’humilier
Comprendras-tu enfin ?

∗∗∗

 

 

 

Celle qui manque (extrait)

Si j’écris donc, je vais mot dire. Cris, clameurs, siècles, foules et le chuchotis d’une fleur.

C’est vrai, un rouge-gorge peut m’arracher des larmes. Une mésange au soleil. Du pain trempé, une flaque d’eau. Douce lumière du présent parfait. Le sourire intérieur s’épanche aux lèvres.

Partager ? Alors j’écris, je te parle, du fleuve, du cœur. Je te parle du labyrinthe et je crois savoir que tu m’attends là. Au centre, au cœur de la cible.

Noces dans un jardin adossé à la dormance. Érosion de l’épice. Mon nom tracé au parfum.
La conscience décousue rayonne. Une volupté violente gicle des fissures d’enfance.

Tout se fond, se confond, ombres dans la nuit. Périple vers la gorge douce et verte des grottes tapissées d’eau. Le château et la source, autobus de mes rêves, bouton à presser d’un blanc de lait.

Je cherche un lieu qui me cherche.

Aide-moi, ouvre-moi, sors-moi de ce trou où je suis tombée ! J’ai cru un instant, oui je t’ai cru. Je navigue seule pourtant. Je devine des sons, des mots, des odeurs, des sensations. Les vastes possibles…

Pourquoi cet entêtement ? Je me tords en point d’interrogation. Vertige de lettres. Je voudrais parfois être normale, c'est-à-dire comme tout le monde, mais comment font-ils ?

Dites-moi, comment font-ils pour avoir cet air-là ? Rien ne les étonne ? Tout est déjà pesé, soupesé. Rien qui n’ait son étiquette ?

Je les arrache celles qu’on m’a collées, je les déchiquette.

(…)

Il y a dix, vingt, trente ans et la vie passe. Inconsciente. Même nœuds, mêmes impasses. Nos grimaces et nos cris, étranges colifichets empruntés au théâtre d’ombres. Impasse des tourments, des rancœurs à déloger, des caillots de vanité.

Passez-moi la lame qui incise la matière du langage. Sève d’étoiles, draille des signes. Babel fond sous ma langue. J’en fixe simplement l’ombre sur le papier. Infini fugitif. Mes empreintes sur les neiges éternelles de l’inconnaissance.

Editions Asphodèle 2011




Thibault Biscarrat, Joie

A Roya Denise H.

    Les phaleanopsis sont, au matin, odorants ; le soleil, d'une lumineuse caresse, pétrit l'espace de l'appartement. Le pain cuit lentement : il reste, sur le plan de travail, un peu de farine dont la blancheur éclaire, d'en dessous, ton beau visage de femme matinale.

   Nous étions, il y a peu, au réveil, blottis l'un contre l'autre. Nos corps, comme le blé, battus, vannés, serrés. Nos corps pétris : le sel, nos baisers, le levain, nos caresses. Les âmes, forme de notre corps, blutées.

   Une viole résonne. Un tableau mobilise nos regards.

  Le fond blanc, peint sur une toile de chanvre au grain apparent, réfléchit la lumière bien au-delà du cadre : ton visage, la blancheur, la farine. Légères craquelures du pain, du tableau.

  Une suite de couple, figurant une guirlande de fleurs, embarque pour une île. Certains ont cru y voir une progression dans les jeux de l'amour : persuasion, consentement, harmonie. Laquelle de ces femmes serais-tu ? Toutes, au même instant. 

   Les repentirs, les syntagmes corrigés, supprimés : correspondances, harmonies, volontaires répétitions. Le pain, ces lignes, la lumière, nos corps sont périssables. Dans le cadre, la proue est tournée vers le rivage et voilà que tu me souris. L'eau coule sur tes larges épaules, ton bassin étroit, Roya. Denise, l'eau sur ton visage : transparence, douceur, vitalité. Je te lave, l'eau décolle de vastes songes ombragés, cette seconde peau. Tes mains sont fortes, vigoureuses. Elles savent d'instinct les nœuds de mon corps, ta voix connaît les nœuds de l'écriture, Roya.  

  Tes robes sont des fleurs. Nous n'aimerons jamais assez les fleurs. Les fleurs échappent aux yeux des hommes, honteux, peut-être inquiets d'y lire une trop grande fragilité qui serait la leur. Des fleurs : tes robes ont le charme suranné de peintures choisies, de prénoms rares, exquis et ce sont pétales, sépales qui ondulent et soulignent l'élégance de la marche. Denise, jamais nous n'aimerons assez les fleurs.

  Le vin coule allègrement, mais d'un geste précis, retenu, dans l'ovale géométriquement imparfait du verre. Il faut d'abord en observer la robe ou bien peut-être laisser l'un de nos sens en saisir le parfum, les effluves. Ce que tu aimes, ce que nous aimons, ce sont, il me semble, les échos, les accords, correspondances. Choisir un vin c'est exercer son goût. Or le goût est de toutes les opérations de l'esprit peut-être la plus cruciale. C'est à travers le goût que l'on opère des choix, qui nous définissent.

  Les feuilles de chênes, Denise, les taches d'or du soleil, je rêve aussi de fleurs. Je rêve : l'alvéole de feuillage, l'enfant, beau, qui chasse les vipères. Ta respiration, les livres, une rose séchée entre les pages, un herbier, tu es là, ton souffle : genévriers, fougères, hêtres. Je rêve aussi de fleurs. Tu es belle : tes joues, senteur de la pluie, ton cou, le parfum de la rosée, Roya. Tu es là mais tu sais ce que sont les rêves : quelque uns baignés de lumière, d'autres plus frêles, obliques. Roya, ne me réveille pas.

 Ta langue n'est pas la mienne. Dans ta langue, la lune est cerclée de ténèbres : c'est l'aura de l'homme ; le soleil est une femme : astre, chaleur, naissances. Denise, tu dis : « les mots sont source de vie ». Ma voix est la forme de ton corps.

   L'odeur du café et le rituel qui le précède ; nue, ou vêtue d'une simple chemise. A droite, sur l'étagère, en grain, moulure épaisse ou plus fine : arômes de vanille, de noisette, de caramel, c'est selon. Ta main précise, ton souffle régulier. L'eau, la vapeur qui monte de la tasse, les effluves : parfums de forêts, arômes floraux, épicés. Et puis, surtout, nous parlons.

  D'une voix, il faudrait en retenir les inflexions, pouvoir en retranscrire l'accent, les couleurs. Ta voix, donc, est baignée de douceur, et tu as cette façon de faire rouler les sur ton palais, avec joie, comme l'on fait danser un vin sur sa langue. Tu fais fondre ce langage qui, à l'ouest de la Norvège, est souvent bien trop lourd et guttural.

  Les cinq sens, c'est l'amour. Entendre un parfum : tu murmures à mon oreille, je me plonge dans ta chevelure. Je te regarde alors que tu t'effeuilles. Nue, ma main parcours cette géographie. Ta peau a ce goût subtil, tout juste perceptible : légère acidité, quelques notes de sucre, à peine poivrée.

  La juste mesure pour la joie, c'est la communion, puis la distance. Te laisser vivre, séduire : jeux. Puis, instants : il s'agit de protéger notre amour de ce monde. L'amour, principe de délicatesse. Ton corps contre le mien, le mouvement de tes lèvres : dictions, caresses, labiales sonores. Délicat, le moindre de tes gestes. Précis, le rythme tracé sur le papier.

   Dans cette pièce, avec toi, je fais le tour de mon cœur, et c'est un monde que l'on parcourt : chaud, humide continent de tes hanches ; baisers, frais comme neige à tes lèvres ; dunes, sables qui s'élèvent. Je frôle tes lèvres, Denise ; le sang afflue vers mon cœur.

   Le soleil sur ta peau : vent, printemps, peau souple et satinée, lisse. Le silence : langage des fleurs, vols de pollens, pistils parfumés. Le silence, le soleil, être là, Roya. Denise, dans ce verger, sous un pommier, nos mains, baignées de soleil et de silence, enlacées. Je t'aimerai là où ta mère fut abandonnée. Grâce, songes, douceur.

  Mon regard est tout en toi : paradis des sens, souffle de l'air. Dans la nuit sereine un enfant joue, qui chassait les vipères. Dans la nuit, pleine, où l'amour fait se mouvoir les étoiles, ton souffle donne forme, sens à mon corps : paradis du langage, souffle de l'aimée porté à l'oreille de l'amant. Au loin, en contrebas, l'eau de la rivière redit la course des étoiles.

 L'amour, les jeux, la jeunesse : c'est la saison des roses Denise. Le vin au goût agréable, Roya, les bains, les caresses. Les livres traversent les âges ; un chant, qui est doux, s'invite dans ma page.

 Tu m'enseignes la joie Denise : c'est à dire saisir le monde via le truchement des sens. Essence du moi intime, du monde ; analogies, correspondances. Et ce chant, qui est doux, s'écrit sur cette page.

 Des paroles baignées de douceur, dans la lumière et l'amour. Des paroles : délicate douceur ; l'amour : flamme vive parmi les fleurs. Te voilà de dos à la fenêtre, Denise : la pluie s'en est allée.

  La joie c'est aussi s'aimer, au matin, dans la distance : les corps baignés de fatigue, se toucher à peine, apprécier le silence. Puis : regards, ravissement, rires. La joie, Roya, c'est aussi chercher un mot dans un livre : un mot qui relit le chant à l'intime.

 Ton doigt éprouve le grain du papier, puis ta main, éclairée par la lumière diffuse des bougies nocturnes, se promène dans ta chevelure : délassement, mèches défaites, sculptées. Roya ton sourire redit, d'un instant à l'autre, la course du soleil.

  L'amour Roya : secrètes étreintes, distance, enlacements. Dans les livres : un même tronc unit le tilleul et le chêne ; la rose et le cep de vigne enlacés. Dans les livres Denise : ici nous choisirons la distance, nous choisirons le vin, les jeux, nous dirons l'espace où s'accroît l'étreinte ; c'est que nous parlons le langage de l'amour et des fleurs Denise !

  L'amour, c'est être là, Roya ; c'est aussi te laisser vivre, ici, là-bas, dans ce lointain, mais proche, verger d'éclair.

Présentation de l’auteur




Poèmes de Juan Gelman traduits par Jacques Ancet

 

la table

je suis né dans une forêt du sud / j’ai été un pin / sur moi
se sont levés des soleils / des nuits sont tombées / des lunes / des présages / sur moi
ont chanté des oiseaux différents / ont fait leur nid des oiseaux / par exemple ta voix
a fait son nid / en moi précisément / belle et douce /
 

là où j’ai brûlé silencieux / j’ai cru ou su
que la main élue pour s’asseoir et dormir /
la main qui jaillissait sur ton sein vers le sud /
était ma main qui aujourd’hui erre par ici  bouche ouverte / folle / triste /
 

pourquoi es-tu triste / petite main ? / pourquoi crépites-tu dans l’obscur sans me laisser
         dormir ?/
te fais-tu main comme si une femme et un homme s’étreignaient dans un œuf de lumière ? /

        comme un cygne

qui jette son temps par la fenêtre ? / comme douce lettre qui me racles les os ? / main qui m’écris ? / pourquoi pleus-tu / main /
 

avec étonnement ou vertu ? / deux lunes t’entourent /
la lune de la nuit et la lune de l’âme /
la lune de la lune et la lune de toi /
main qui jaillit avec vérité / tu résonnes
 

comme dimanche ou cloche /
main qui m’a fait table /
sur moi on couche les prisonniers de la dictature militaire /
on leur met la gégène dans la bouche qui annonçait la révolution /
 

on leur met 220 volts dans la bouche qui annonçait le règne de la révolution /
la gégène sur la tête qui rêvait couchée sur les doux oreillers de la révolution
la gégène sur les testicules qui frappaient aux porte de la révolution
220 volts sur les lèvres des vagins / pulvérisant leurs ciels /
 

les enfants ne vont plus sortir par là / ni les lyres / ni les chevaux sauvages /
une haine pure va sortir par là / non pas des vols / petites frères /
on torture le jus des vagins de mon pays /
le jus de mon pays ressemble à une bête /
 

il ressemble à king kong attrapant un aéroplane /
il ressemble à un puits de sang qui arrose mon pays /
il ressemble à un président militaire qui arrose /
des vagins où un jour l’épouse eut un sommeil plus sûr /
 

jouissance et effroi de l’âme / on les passe à la gégène sur moi /
des soleils se sont levés sur moi / des nuits sont tombées / des lunes, aujourd’hui tant
de désolation / la bave de la peur / l’urine / les cris
sur la table /  certains
 

trahissent la vie et se laissent tuer /
d’autres trahissent les vivants et se laissent vivre /
j’ai été pin / sur moi
sont tombées des nuits / une ombre à présent
 

secoue sa chevelure de lumière / salue
avec son chapeau de chair et d’os /
son chapeau est de miel /
elle salue les compagnons de chair d’os et de miel
 

 

nids

à francesco

les compagnons qui ont débarqué dans la mort
ont la bouche pleine d’orangers
plantés en plein milieu de leurs soirées /
des arbrisseaux à qui ils donnaient à manger chaque fois
 

qu’ils combattaient l’ennemi ou qu’ils rêvaient /
avec l’écho et la rage de leurs coups de feu ils leur donnaient à manger /
la petite tourterelle blessée d’amour faisait son nid dans les coups de feu /
les orangers ouvraient leurs branches et tombaient
 

les crépuscules que les compagnons serraient pour qu’ils fassent silence /
et qu’on entende la beauté qui viendra /
les compagnons avaient un petit morceau de beauté qui viendra /
il la laissaient tomber pour que tous sortent
 

chercher la justice dans la rue /
chercher le soleil pour ces froids du sud /
les compagnons ont la bouche pleine de silence /
comme de petits enfants sans nouvelles du lieu où la vie dodeline /
 

les orangers s’ouvrent comme une fenêtre /
les compagnons penchés regardent passer le temps
qui transforme leur chair en cloche
sonnant contre le vent du sud /
 

 

autres écritures

la nuit te cogne le visage comme les pieds de dieu /
quelle est cette lumière qui monte de tes morts ? / vois-tu quelque chose
à la lumière de cette lumière ? / que vois-tu ? de petits os
soutenant l’automne ? / quelqu’un qui
 

racle les murs du monde avec ses os ? / vois-tu plus ? /
raclent-ils les murs de l’âme ? écrivent-ils
« vive la lutte » ? raclent-ils
les murs de la nuit ? écrivent-ils « vive l’âme » /
 

raclent-ils le feu où j’ai brûlé où nous sommes morts / tous les compagnons ? / écrivent-ils ?
dans le feu ? / dans la lumière ? / dans la lumière de cette lumière ? /
à présent passent les compagnons la langue fermée /
ils passent entre les pieds et les chemins des pieds /
 

ils passent cousus à la lumière /
ils raclent le silence avec un os /
l’os écrit le mot « lutter » /
l’os est devenu un os qui écrit /

 

 

sur la poésie

il y aurait deux choses à dire /
que personne ne la lit beaucoup /
que ce personne c’est très peu de gens /
que tout le monde ne pense qu’au problème de la crise mondiale / et
 

au problème de manger tous les jours / il s’agit
d’un sujet important / je me rappelle
quand l’oncle juan est mort de faim /
il disait qu’il ne se souvenait même pas de manger et qu’il n’y avait pas de problème /
 

mais le problème vint plus tard /
il n’y avait pas d’argent pour le cercueil /
et quand finalement le camion municipal passa pour l’emporter
l’oncle juan ressemblait à un petit oiseau /
 

ceux de la municipalité le regardèrent avec mépris et dédain / ils murmuraient
qu’on leur casse toujours les pieds /
 

qu’eux ils étaient des hommes et qu’ils enterraient des hommes / et non
des oisillons comme l’oncle juan / spécialement
 

parce que l’oncle s’était mis à chanter cui-cui tout le long du voyage au crématorium
         municipal /
ce qui leur avait semblé un manque de respect dont ils étaient très offensés /
et quand ils lui donnaient une tape pour qu’il ferme sa boîte /
le cui-cui volait dans la cabine du camion et ils sentaient que ça leur faisait cui-cui dans la tête
        / l’

oncle juan était comme ça / il aimait chanter /
et il ne voyait pas pourquoi la mort était une raison pour ne pas chanter /
il entra dans le four en chantant cui-cui / on sortit ses cendres elles piaillèrent un moment /
et les compagnons municipaux regardèrent leurs chaussures grises de honte / mais
 

pour en revenir à la poésie /
les poètes aujourd’hui vont assez mal /
personne ne les lit beaucoup / ce personne c’est très peu de gens /
le métier a perdu son prestige / pour un poète c’est tous les jours plus difficile
 

d’obtenir l’amour d’une fille /
d’être candidat à la présidence / d’avoir la confiance d’un épicier /
d’avoir un guerrier de qui chanter les exploits /
un roi pour lui payer trois pièces d’or le vers /
 

et personne ne sait si ça se passe comme ça parce qu’il n’y a plus de filles / d’épiciers
        / guerriers / de rois /
ou simplement de poètes /
ou les deux choses à la fois et il est inutile
de se casser la tête à penser au problème /
 

ce qui est bon c’est de savoir qu’on peut chanter cui-cui
dans les plus étranges circonstances /
l’oncle juan après sa mort / moi à présent
pour que tu m’aimes

Vers le sud et autres poèmes, Poésie/Gallimard, 2014 (à paraître)

Traduction : Jacques Ancet