vasyl makhno, Quatre poèmes ukrainiens

Ces poèmes ont été  traduits  de l'anglais par Marilyne Bertoncini. Le premier a été publié sur le site de poésie en ligne Jeudi des mots.

 

∗∗∗

MON PÈRE 

vous savez, mon père avait le même âge que John Lennon
quand John chantait, c'était des batteries qu'il serrait
et le week-end, il en attachait lui aussi, comme mécanicien automobile
quelque chose se cassait toujours - les bougies pleines de gaz tombaient en panne
Les Beatles s'envolaient pour l'Inde - les hivers passaient
et les enfants des fleurs rompaient des tiges et des strophes

 vous savez,  une petite ville : quelques voitures – la mairie – la place du marché
des pavés posés au fil des siècles comme des vers rimés
les vitres des immeubles vibrant comme un déca de violon
fin des années 50 : les enfants de la guerre - une génération abîmée
en  manteau de laine et bottes en caoutchouc à hauteur de genou
debout à l'arrêt de bus c’était ma mère - une étudiante

vous savez,  ces écoles de musique  : accordéon guitare ou dombra1
la musique exige un sacrifice comme un don
l'école d’orchestre dans une ancienne synagogue
maintenant convertie en club de district - chauffée par un poêle à pétrole
dans son tout nouveau "hazon"2 en tirant sur sa cigarette -
mon père attend ma mère - au coin de la rue

après quelques années, n’est-ce pas, leur mariage raté s'est effondré
la musique avait soudainement changé – je grandissais et grossissais
John qui avait épousé Yoko poussait des foules de hippies
à chanter sur les fleurs - changeait sa garde-robe et son style
se faisait pousser la barbe/moustache comme un prophète dans la nature
séduit par la liberté et les gauchistes

vous savez, cette petite ville changera aussi quand des unités
militaires occuperont la caserne aviateurs et brancardiers
les recrues de printemps et d’automne aussi cycliques que les saisons
chanteront les chansons de John : à propos d'hier et d'avant-hier
sur l'amour non partagé - seul et en chœur -
sur  tout ce qui passe

vous savez, au coin de la rue où mon père attendait ma mère
la musique n'a pas changé elle sonne pareil pour moi
et j'entends cet orchestre qui joue faux
et John gisant sur le trottoir - abattu à New York -
avec ses lunettes noires désormais  Yoko vieillie
Et la musique pas plus que le divorce, je ne les comprends

vous savez, mon père avait le même âge que John Lennon
Je le vois jeune homme accélérant dans la cabine de son "hazon"
pendant que ma mère au coin de la rue l’attend en fredonnant "Let It Be"
c'est sa nana et il se dépêche de voler
il ne leur reste qu'un bref instant - en fait, le temps de cligner des yeux
mais leur musique et la musique des Beatles resteront avec moi

 

∗∗∗

SIGHETU MARMATIEI


A Sighetu Marmatiei l'odeur des pommes verreuses
Et les gitanes t'attrapant par les manches pour lire ton avenir
prétendant tout savoir sur toi
dans un relent d’eau-de-vie faite à la maison entrelacée d’oignons mâchés le matin
et de cigarettes ukrainiennes
passées en contrebande par le pont frontalier plusieurs
fois par jour

les brumes du matin envelopperaient la ville jusqu'au cou
descendant des montagnes - comme les villageois du lieu - au marché de Sighetu
et s'attardant dans les rues
puis blottis contre les immeubles avec la tête
comme les chiens errants
de cette ville

Je me tenais au croisement
où le panneau indiquait la direction de Baia-Mare
tout près d'une synagogue restaurée
une église orthodoxe la mairie et de quelques maisons en boites d'allumettes
renversées par le vent attestant de la chute
de toutes les Europes et des empires
et seul le chemin de fer construit à l'époque de l’Autriche
se dirigeait au moins quelque part en tirant les voitures
comme un enfant désobéissant par la main
et le train
entrant dans les montagnes y disparaîtrait à jamais
ayant emporté les Juifs

car il leur était impossible de vivre ici
c’est-à-dire de prier dans leur synagogue
de traire leurs chèvres et vendre du poivron rouge
se rendre à Baia-Mare et en Hongrie
et chanter leurs chants funèbres chaque sabbat

il était impossible de vivre ici en général
parmi les églises en bois aux inscriptions cyrilliques
avec les images de Sainte Barbe et du Jugement Dernier
avec les évangélistes tenant chacun au garde-à-vous, l’index
comme une clé
et le veilleur de nuit probablement
en fermant l'église et la porte du cimetière pour la nuit
grommellerait que les clés et les serrures étaient rouillées

Et Sighetu Marmatiei sentait aussi les prunes écrasées
avec leurs noyaux comme les yeux bruns d'une vache morte
et  mouches et des fourmis rampant sur elles
et il était évident que le train de nuit approchait de la gare
locar bien avant l'arrêt, le mécanicien signalait
à ces montagnes aux pommes aux prunes et aux gitans fatigués
qui buvaient du vin à la taverne en bord de route
et vidaient des truites grillées de leurs mains sales
en criant à l'aubergiste
de servir plus de pain blanc
à toute vitesse

Car ils devaient atteindre la frontière au moment où
leurs femmes rentraient à la maison
avec des cigarettes de contrebande

 

∗∗∗

DACIA 13003

 c'était pendant le règne de Ceausescu quand les vieux bâtiments s'effondraient
que les habitants de Bucarest voyageaient dans des chariots tirés par des vaches
et que seuls les oiseaux tournant au-dessus de la campagne étaient libres

 la voiture avait été achetée par son père avec sa paye mensuelle
de la Securitate comme informateur
à l'époque c'était nouveau et jalousé de tous

 cette nuit-là, il conduisait avec sa copine pour éclairer la ville
parce que l'électricité était vendue à l'étranger
de même que le droit des Juifs à l’émigration était monnayé contre des devises fortes

 alors tout le monde voulait être juif pour fuir
et tout le monde voulait vivre à Paris puisque tout le monde savait le français
pas moins bien que Tristan Tzara ou Mircea Eliade

 elle était assise à côté de lui en larmes car sa grossesse l'avait irrité
il lui a demandé d'allumer sa cigarette
puis il s'est arrêté, est sorti de la voiture en courant et a donné de toutes ses forces un coup de pied dans les pneus

 aussi ronds que son ventre

 

 

∗∗∗

Le FILS PRODIGUE

lorsque dans cette parabole de l'évangile – qu’on lit en ce moment dans la petite église du village -
le père se précipite pour accueillir son fils en ordonnant aux serviteurs de lui mettre la meilleure robe et de tuer un veau pour lui

Devrait alors briller pour moi au moins une faible lumière dans l’une des chambres du sixième étage

mais il fait noir - personne n'attend : ou bien  ils dorment - car il est minuit passé – ou bien  ils sont partis
et n'ont pas laissé leurs clés aux voisins

peut-être devrais-je aller chez mes plus proches amis : ils étaient si contents de m'héberger pour la nuit
avant de se marier et ils écoutaient ma poésie avec tant de gratitude
mais la douane a confisqué mon carnet d'adresses (guerre contre le terrorisme)
et je ne me souviens ni de leurs adresses ni de leurs numéros de téléphone

s'ils lisent la parabole de l'évangile sur le fils prodigue dans cette petite église de village
alors quelqu'un doit ressentir les mots les plus cuisants
et rester dehors tête nue
sous la neige qui tombe

 

 

∗∗∗

Notes

  1.  Dombra - un instrument à cordes kazakh

       2. Hazon - un camion soviétique

       3. Une voiture roumaine fabriquée pendant la guerre froide

∗∗∗

Photo de Une © Mileny Androshhuk

Présentation de l’auteur




Ivan de Monbrison, Trois poèmes traduits du russe

Texte original et traduction Ivan de Monbrison

 

J’écris à l’envers pour qu’ils ne me lisent pas.

Je dois écrire.

Nuit Jour.

Mais j’ai peur d’être lu.

Des loups à tête humaine agissent dans la rue, tuent.

Je vois des cadavres de ma fenêtre.

Le silence est fait de mots

qui n’ont jamais été prononcés.

 

Я должен написать.

Ночь, день.

Но боюсь, чтобы меня прочитали.

Волки с человеческими головами

действуют на улице, убивают.

Я вижу трупы из своего окна.

Молчание складывается из слов,

которые никогда не произносились.

 

∗∗∗

 

Le ciel, blessé au couteau, saigne.

Tu pleures derrière le mur.

Le silence est un verre plein de sang.

Je bois lentement.

Tu chantes une chanson que je ne connais pas

Mais ça me rappelle mon enfance.

 

Небо, раненное ножом, истекает кровью.

Ты плачешь за стеной.

Молчание – это стакан, полный крови.

Я пью медленно.

Ты поешь песню, которую я не знаю.

Но это напоминает мне о моем детстве.

 

∗∗∗

 

L’oubli, l’exil, la nuit, toute

La violence du monde.

Vous mourez sans savoir qui vous étiez.

C’est un drame.

Demain j’irai chanter parmi les loups,

j’irai danser avec eux.

Et puis ils me mangeront sans dire un mot.

 

Забвение, изгнание, ночь, все

Насилие мира.

Вы умираете, не зная, кем вы были.

Это драма.

Завтра пойду петь среди волков,

пойду с ними потанцевать.

А потом они меня будут есть , не говоря ни слова.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Pierre Warrant, Poèmes

1.

t’ont-ils confié ce qu’ils disaient entre eux

ils parlaient de choses
que tu ne pouvais comprendre
de chemins indécis
de clairières trop lointaines

ils recueillaient des signes sur la table
pour préserver l'aurore et le silence
en s'arrêtant sur une feuille
et tant de nuits penchées à la fenêtre

tu les voyais border le ciel de flammes et de pétales
ce n’était pas une parenthèse
rien de tout cela ne leur appartenait
leur travail était ici et faisait d’eux des hommes

sinon leurs yeux et leurs poitrines
que garderas-tu de tous ces noms
la cendre de la pluie ?
le poids d’une rose qui les vit naître ?

les mots d’une femme tombés de leur visage ?
une trouée une brûlure
le bruit des choses inquiètes
qui s’accomplissent et se prolongent ?

peut-être la mélancolie du vent
quand ils s’en vont un peu plus loin
blessés par la lumière
courbés en toi chassés d’eux-mêmes ?

 

2.

à l’autre bout de ton silence
je me mêlerai à l’eau de ton visage
au rire de ta présence

j’accrocherai des confidences
aux pierres posées sur ta patience
à tes joues fraîches comme l’enfance

j’écouterai la femme et le ruisseau
la bouche de nos aurores
l’ombre féconde de nos fatigues

ensemble

nous laverons nos mains dans la lumière
le vent léger dans les cheveux
l’ivresse ouverte à l’invisible

notre maison avec les fleurs
sera offerte aux heures passées
aux rêves d’éternité

aux jours à venir sous le feuillage
je t’écrirai un seul poème
pour approcher ce qu’il dira de toi

et les mots au repos
tomberont plus loin
entre chacun de nos espaces

 

3.

l’air vibre
tout chante tout respire
le silence a rejoint
le feuillage et le pré

la mémoire creuse l’horizon
le temps nous reconnaît
la fenêtre du regard
tremble près du chemin

il y a tant de sourires
dans le bleu de l’instant
tant d’écoute
tant de fleurs

on s’assied à la table
de la lumière
on lâche l’ancre
de nos îles

à recueillir le bruit
de l’eau dans la rivière
on pourrait presque
se blesser à ce qui passe

on ramasse
des bribes sur la rive
on moissonne
l’invisible de l’eau

on dénoue
les visages perdus
posés pieds nus
sur chaque pierre

où irons nous en solitude
quand le soleil
sera couché
sur notre joie ?

 

4.

la main est pluie
sur le corps des amants
offerte au feu de vivre
livrant le chant du monde

sur elle reposent
les chagrins de la terre
la pensée en mouvement
le désir du soleil dans les arbres

sur elle se glissent
les secrets de chaque voix
la beauté et les sons
aux clartés déchirantes

on la regarde
comme une louange
plongée
dans l'eau de la rivière

et on ne saurait dire
de la rivière ou de la main
laquelle s’en va
laquelle reste

pour nous offrir
la transparence
la lumière
et la mer.

 

5.

ils parleraient
dans l’élan indécis d'un matin
d’une soif sans remède
où l’âme confuse
se cache auprès des feuilles

pour n’avoir pas dormi en vain
pour s’être nourris aux étoiles
ils ouvriraient les mains
aux visages inconnus du silence
au bruit léger des sources

ils parleraient
à la splendeur de ce qui vient
d'une parole libre
plus vaste que le sang
en équilibre sur le miracle ou la fatigue

d’être encore là
vivants
pour le rester
dans le frisson
de ce que la langue ignore.

 

6.

ils se demandent

mais que serait la fin de l’été
si elle n’apportait son lot
de sable et de prières

la mer s’en va revient
comble les trous
ramasse les souvenirs

échappée du grand large
brûlant des sourires tièdes
ou encore bleus

l’heure veille courbe et creuse
les mots étendent sur l’eau calme
une mélodie plus tendre qu’une larme

ils se demandent encore

serait-ce cela
le pinceau sans limite de la joie
ce manque qui nous reste

ce fragile espoir
d’apprendre à naviguer
de ne plus fuir la solitude

cette vague sans promesse
gonflée aux cris et aux silences
livrant sa soif comme la partie d’un Tout.

 

7.

on portera plus loin
la flamme de la nuit
l'eau des rivières
et le silence de chaque peur

à quels printemps
se soumettront les certitudes
l'avenir de nos louanges
et cet espace de trop de mots

on mélangera aux fleurs
la terre à bout de souffle
la soumission des morts
les choses muettes qui nous guettent

la joie chauffera
une autre nécessité
la phrase inachevée de ce qui nait
dans le parfum des mimosas

 

8.

des yeux parfois questionnent la douleur
les profils perdus
la tendresse trop avide
ce temps qui tue enrage et file
mais sous nos pieds
des bateaux vont et viennent encore
l’eau trouble vient battre et réveiller nos tempes.

 

9.

tu portes
la source d’un murmure
l’essence d’un paysage
nourri au blanc du vent

porterais-tu
à l’étoile claire
l’empreinte
de son errance ?

 

10.

l’air lourd et chaud
remue le bleu
et le chemin

on demeure là
stupéfaits confondus
prenant le risque de la lenteur

on ne sait plus
on s’approche
on pleure doucement
on brûle des vestiges

un affolement
une volupté sublime
un désir de rupture

on doute

on fait silence
on ruse avec le monde
on entre dans la présence

une attention nouvelle
aux gestes aux rencontres
à la matière dont nous sommes faits

on se réconcilie

au vivant en marche
doux rugueux
visible ou invisible

on se lave au présent
au temps qui nous relie
nous porte nous emporte

 

 

 

Présentation de l’auteur




Daniel Birnbaum, Poèmes

 

L’aurore

pas tout à fait couleur

pas tout à fait pinceau

 

peu de lumière encore

sauf à l’est

le long des crêtes

 

sous le ciel élastique de l’aube

on cherche le flou

pour se libérer du sur mesure

 

le doute est chemin

la certitude étape

 

∗∗∗

 

La suite des jours

comme un accordéon

 

le sens du crépuscule

souvent replié sur lui-même

 

laissant trop facilement

la place au noir

 

mais en haut de la montagne

la tristesse du monde

se perd dans le ciel

 

il ne reste que la beauté

des choses qui ne sont pas des choses

 

∗∗∗

 

Un murmure

l’eau s’écoule

dans un sens connu d’elle

 

comme un instinct

qui se ferait voir

 

un éclair

l’oiseau s’élance

 

on dirait le hasard

prenant son vol

 

il est tant de choses admirables

 

∗∗∗

 

Elle regarde

de ses yeux clos

le lointain

 

et l’étranger

qui n’existe qu’en soi

 

comme s’il n’y avait rien

rien au-delà du sol

rien en dessous

 

et qu’il fallait rire

à se coucher par terre

qu’il fallait aimer jusqu’à ramper

 

pour effacer la frontière

 

∗∗∗

 

Rivage

si bien nommé

 

la rive qu’on atteint  

plus ou moins tôt dans l’âge

 

et le constat

que l’on ne fait jamais

 

fourrure écailles plumage

nous n’avons rien de tout cela

 

pour nous mieux toucher

 

Présentation de l’auteur




Martin Payette, Blocs de torpeur malaxée

 

LE MALAXEUR

Le malaxeur est un accessoire utilisé par la vie pour nous décomposer dans de nouveaux tourbillons riches en tunnels et aquariums pleurnichards. Les sentimentaux qui lorgnent un bonheur naïf doivent passer par ce stade de décompression, ils en sortiront pasteurisés comme des fruits tropicaux vidés de leur jus succulent. Le broyeur s’occupe des plus volontaires, pulvérisant tout destin planifié. Un mal nécessaire pour saisir le message : ta destination finale n’est pas de ce monde.

Confronter le projet, son pur solide à la souplesse des déceptions possibles.

 

AU PETIT MATIN

Je ne demande aucun baiser, je quémande à sa bouche de m’engloutir complètement. Ses lèvres tortueuses font plaisir à voir, comment elle se débrouille pour survivre m’excite et j’espère tirer de sa maladresse un maximum d’irréel. La technique habituelle, en somme.

 

TOUR DE MAGIE IMPROBABLE

Nous adhérons à ce monde, entrons dans sa fureur, broyés par une torpeur sans merci pour en ressortir intacts et propager une sorte de petit manuel traitant de résurrection pour débutants mal dégrossis dans ce domaine.

Nous voulons vous initier à travers ces liturgies, nous récupérons tranquillement l’enfant après nous ciblons l’utérus réparons les contrecoups d’un paradis perdu à la naissance.

Nous sommes seulement perplexes côté artistes convertis en ouvriers du sable et des pyramides.

Nous ne savons comment convertir l’horizon bloqué.

 

DÉSIR MAL DÉGROSSI

Désir cherche porte de sortie pour apaiser sa soif. Désir cherche à s’éteindre afin de calmer créature désirante au bord de la crise. Désir d’en finir avec les désirs, désir brut tout court. Désir opposé à un autre, désir puissant mais futile, lutte et rechute dans l’absence de vainqueur. Désir de feu affronte désir de paix, désir trouble parie sa chemise contre désir tranquille, rien ne va plus faites vos jeux.

Désir se masturbe, se frotte contre la porte, beugle ses pulsions bovines mais conscience passive déteste cet animal auquel elle est rattachée par l’énigmatique connexion de la couille à l’esprit.

 

MATÉRIALISTES ET VOLATILES

À la base de toute cette consommation, à la naissance majestueuse de cet esclavage, il y a forcément une forte attraction envers les biens concrets, objets, argent, la conviction que s’entourer de toutes ces choses rajoute de la masse, de l’ampleur à son individualité. Un désir certain de s’installer, creuser son nid dans la matérialité.

Mais que dire des volatiles, les planeurs, ceux qui ont toujours perçu la possession comme un alourdissement ?

 

LE POURQUOI DE L’ATTRACTIF

Si tu veux connaître le pourquoi de l’attirance, observe son envers, la répulsion. Parmi toutes les questions que tu te poses, la plus brûlante n’est-elle pas celle de l’aimant, qui te magnétise et te garde en son pouvoir? Une forme ne fait que passer et pourtant elle t’aspire jusqu’à la moelle. Ta conscience s’incline sans une once de résistance devant le désir de posséder une créature, puis une autre, et encore une autre. Tu peux faire quelque chose pour ça ?

Tu as trouvé un livre, une méthode pour dompter la bête sans l’emmurer dans une éternité de castration ?

 

TENTATION

Le thème de la tentation, jamais anodin, souvent rencontré durant cette existence. Cette personne, substance ou pouvoir qui semble contenir un paradis perdu et qui se dessèche comme une tapisserie gluante lorsqu’on parvient à l’atteindre, pour aussitôt redevenir séduction lorsqu’on fait un pas vers l’arrière.

Incapable d’éviter le mirage, de le contenir. Tenir debout, vouloir passer à autre chose tout en l’ayant constamment sur le bout de la langue.

Tu es le créateur de cette illusion montée de toutes pièces, abusé par nul autre que toi-même dans ce fantasme où la pulsion est un boa qui t’avale.

 

ÂGE D’OR ASIATIQUE

Malgré son hyper-productivisme et sa modernité, je n’arrive toujours pas à dissocier l’Asie d’une civilisation spirituelle et heureuse, une sorte d’Âge d’or antérieur dont il reste encore des traces. À chaque voyage, je me retrouve comme baignant dans une sorte de plasma paisible, une contemplation lucide des gens et de l’existence m’est possible dans ces villes polluées et surpeuplées.

Il y a là une sensation de « retour heureux », je reviens à une paix, un repos. Derrière tout cela, le bonheur tranquille que procure le féminin asiatique. Je m’ennuie d’elle, nostalgique que je suis de cette femme antérieure, intérieure. Mais l’Asie d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier, de même que ces sociétés qui ont muté au contact de l’Occident. Je vois une couleuvre circuler dans ses yeux, une avidité souterraine qui vient gâcher ce beau décor originel. Je prends une chose pour une autre, et je superpose une réalité évanouie sur un monde qui a depuis longtemps enterré le grand féminin réceptif dans sa supposée sagesse industrieuse.

Présentation de l’auteur




Camille Sova, Humeurs printanières, extraits

sous le souffle du vent des feux rouges s’accumulent
longs sont ces mois d’hiver où le matin décline

l’enfant a perdu la joie
il n’est plus qu’un être de tissus
qui se souvient du mouvement

même si la soif s’éloigne de lui
il y a encore de l’espoir

dans la terre les fleurs apparaissent
mais c’est dans le ciel que naissent les bourgeons

dans sa coquille l’enfant déplie ses visages

il sait qu’une averse arrive

II

les beaux jours naissent dans le même fleuve
puis chacun d’eux revient toucher la terre

dans tous les sens je le vois
les indésirables les autres les moindres beautés

cette fille par exemple qui rappelle le métal

allongée même debout elle apprend à sentir
la foudre les forêts
la partie de la maison réservée aux secours

quand elle pourra éclore
l’au-delà sera déjà en nous

la canopée peut-être s’accorde au désir
mais ne soigne pas les pulsations

après tout
l’organisme ne se baigne jamais deux fois
dans l’eau qui brille

III

l’herbe est triste
elle réalise l’impermanence de l’arbuste

elle dit « j’ai quelqu’un à perdre
c’est le genêt
en sa compagnie le jardin n’est jamais solitude
il est l’infini »

elle observe les bois
demain sera fait d’un existe plus
la fraicheur perdra

elle pense « je me sens comme l’être humain
inutile et obligée de survivre »

elle verse un rayon
un frisson se colle à son oreille

c’est le vide qui s’amuse

IV

« les chutes qui m’ont ouvert la voie se révèlent à la terre
j’aménage le cordon pour me faire funambule
c’est le réveil d’une autre lumière
je me sens enfin être un seuil germé
quelque chose qui a faim et qui part à la chasse »

je m’imagine penser ça
mais je ne suis pas l’avril qui arrive

moi
j’habite le monde
où pour faire sa cueillette il faut ses ciseaux

moi
si je change ma main en nuage
resurgit l’envie de pulsion de geste d’écran
d’effondrement

moi
je ne suis pas le printemps

V

au plus profond du tambour je descends avec la sauge
ensuite le monde change
c’est un pansement naturel

peut-elle avaler pour moi
les animaux du sommeil ?

regardez dans ma bouche
j’ai le deuil chronique

sur le chemin un détail et on doit partir

il faut que le cerisier meurt
pour qu’on éprouve l’été

un nichoir n’est pas une vraie question

seule la nuit est à l’abri du crépuscule

 

Présentation de l’auteur




Clément Riot, Quatuor floral

Coquelicots

Vive les coquelicots
Qui ne vivent pas en pots
Sitôt cueillis
Déjà flétris
De plein champs ou des fossés
Toujours fleurs de liberté
Sitôt les blés moissonnés
Tache de sang sur lit doré
Pour mourir au champ d’honneur
Foulés sous des corps aimants
Suantes roulades de senteurs
Mieux le poids des amants
Que le bras du faucheur

∗∗∗

Bleuet

 Honneur au grand bleuet,
Qui bataillait jadis en caracole
Avec ses sœurs, les rebelles messicoles.
Toujours droit et  fier même en bouquet,
Insoumis, mauvaise herbe, feu follet,
Défolié, arraché, désherbé,
Pourchassé au milieu des prés,
Débusqué au bord des fossés.
D’apogée en périgée,
Grain de beauté azuré,
Rousseur des champs de blé,
Étoile des centaurées,
Des campagnes as-tu vraiment disparu ?
Roi des sauvageons, quand reviendras-tu…
Peupler mes rêves enfantins
Annoncer de bleus matins
Des aubes prometteuses
Des journées heureuses
Sans sacrifice d’adventices
Sur l’Hôtel-Dieu des artifices.

∗∗∗

Ortie

De toutes les mal-aimées
Tu es ma préférée
Princesse des faubourgs
Tu veillais à tous les détours
Gardienne des potagers de sacristie

Ortie
Des terrains vagues tu étais la vigie
Reine Fée des ruines endormies
Veilleuse des chantiers inaboutis
Au moindre oubli tu reprenais tes droits
Repoussant partout sans foi ni loi

Ortie
Des tournois d’enfants tu étais l’épée d’ordalie.
Du temps des pantalons courts, les mollets rougis
Craignaient tes martinets punitifs fouettant jusqu’au sang.
Pour l’alchimie casanière, médecine de troisième rang,
Tu devenais en sorcellerie du quotidien,
Décoction, cataplasme ou purin,
Remède des poitrinaires et des jardins.

Ortie
Soupe de Romano
Soufflé de chemineau
Des banlieues de jadis tu étais le pavot.
Androgyne Seigneur magnanime et hospitalier
Tu accueillais en tes buissons ensauvagés
Tout ce qui était, comme on disait, jeté aux orties
Modeste détritus ou imposant encombrant
Ustensiles brisés cassés ébréchés déjà rouillés
Abandonnés délaissés oubliés dépassés.
Sous ton couvert protecteur et urticant
Tout déchet pouvait en paix finir sa vie.

Ortie
Encore mille mercis
Pour ton piquant écran, cachant
Nos jardins secrets d’enfants,
Friche de rêves  où des rebuts en répit
Nous tenaient lieu
De graal merveilleux.

∗∗∗

Chardon

Tu es ma rose à moi, chardon !
Habitant de lieux sans toit
Dans la sèche garrigue à moutons
Dressé bien haut, bien droit
Tu piques, griffes et cardes la laine
Discret soutien des gens de peine.

Chardon Carline
Cardabelle Cardoline
Au ras du sol, fleur de soleil séché
Cœur de lune asséché
En rosace desséchée
Crucifié aux portes des granges
Devenu immortel archange
Tu nourris les rêveurs
Tu écartes les rodeurs.

Sur le bois vieilli des entrées
Cloué en porte bonheur
Au seuil des demeures
Tu chasses les damnés
Les mauvais esprits
Tu veilles au sommeil des bergeries
Herbe démon des brebis égarées.

Des bergers et promeneurs
Serais-tu l’éclaireur ?
Calvaire végétal  sur ta tige,
Protecteur imaginaire,
Vivace force sorcière.
Hors nos voies royales sans repères
Talisman de peu, tu ériges
à la croisée de quelque chemin,
En nos temps incertains,
Une goutte rosée
De sérénité.

Photo de Une Ailes de verre © P Marchesan.

Présentation de l’auteur




Perle Vallens, Journey, extraits

La marche fauche dans les hautes herbes 
couche le vert dans l'ocre des terres 
chasse le plus petit vivant hors de

La coupe franche en travers du chemin 
ce semblant de cruauté à sauter sur le vif 

Abattre les épis d'un trait 
trancher à la lame de la semelle 
une armée de stellaires
écraser tout sur son passage 

L'arène est verte et la vie y saigne aussi 

 

***

 

Le ciel en roue libre
éternel nomade
court sans souffle
sans transpiration
sauf la masse en suspension
des nuages gorgés de leur eau
que rien n'a décidé de crever

Le ciel va visiblement
sans précipitation
condense l'air
comme poing refermé
repousse dans un courant
vertical l'art
de laisser passer le temps

 

***

 

Le visage s'en va seul sans le corps 
resté immobile 

L'œil parcourt bien plus qu'un paysage 
Un passage à gué de la lumière 
entre l'intérieur et l'intensité du monde 

***

 

La lumière a déplacé le paysage
Tout se trouve groupé
au premier plan
Tout s'entasse à la vue
Plus rien n'a quoi que ce soit de sensé
On serait en droit de s'interroger

Au fond de la mare il y a des yeux qui posent des questions
auxquelles je n'ai pas de réponse

 

***

 

Mouvements lents 
de tissu 
d'essuie-glace 
sur le ciel 
sans paroi vitrée 
pour appuyer

Le geste se perd
dans l'intempérie 
dans l'intemporelle poursuite 
du bleu

 

 

Présentation de l’auteur




Paul-Antoine Colombani, Lettres

« Donne-moi donc plutôt un art d’oublier »

 

Lettre de Bastelicaccia

 

Le royaume qui n’a pas de chemins.

— Continue de descendre, jusqu’à la renverse de la Lune dans la mer oublieuse. Tu distingueras les courbes des premiers défunts, tu les reconnais à leur misère sur la langue, aux orbites où l’oeil manquant se confond avec les ailes iris de la mouche.  Les semi-morts, comme l’arbre arraché voit ses racines confondues avec les branches. Tiens-toi haut, car ils jalousent la vie, ne dis mots, car ils voleront ta voix. 

Aux lisières de l’immonde, le temps trébuche, dans la bouche de l’homme les mots dorment. Rien ne se nomme, tout existe dans l’image qui jaillit puis disparaît plus soudainement que le Verbe. Voilà le royaume qui n’a pas de chemins. Sans une route à prendre, tu ne peux aller ni n’errer.

Je suis Là, dans le mouvement fuyant de la matière. Le Là, qui va dans les directions opposées, sans une concorde. Là, qui marquera d’une balise les routes empruntées ou abandonnées ? Qui dit où je me tiens ? Je cherche en vain les pas des hommes initiés à la marche, lui a trouvé le chemin, lui l’a consolidé. Lui, enfin, s’est perdu. Là, meurt le passé commun des empreintes.

— Fils d’Anticlée, dois-je te le rappeler : les âmes sont sans traces. Abandonne tes armes au seuil de l’immonde. Au Là, on ne blesse les morts, comme les mortels abîment les anciennes statues. Au Là rien n’expire, rien n’en a le besoin. Laisse-moi ta ruse, tu ne peux duper les oublieux. Instruis-toi auprès d’eux, continue jusqu’à l’ignorance, la sagesse première. Au Là étonne-toi, comme l’homme, le premier sortant du bois profond, a vu du soleil les rayons s’étendre sur sa peau. Continue jusqu’à la ligne des cimes, à l’abîme, tu rendras ta Parole.

Je suis Là, dans le mouvement fuyant de la matière. Qui dit où je me tiens ? Je cherche les fleuves, les planètes, et les nations que d’aucun ont décrit. Dois-je laisser jusqu’à l’amour dans l’abandon des mots ? J’ai donné ma ruse, ma sagesse, puis ma Parole à l’abîme. Dois-je être l’ignorant de tout pour aborder au Là ?

— Tu ne sais rien, fils d’Anticlée ! Tu vois les ravages sur ton visage, dans la force tarie du cœur, l’espoir épuisé dans tes poumons. Tu dois oublier, comme il est usage pour les âmes de boire au Léthé. Les traditions vont au temps cavalier.

Je me tiens Là, dans le mouvement fuyant de la matière. Dans l’œil de Borée, le cheval s’élance, ceint de chaos. Je vois la terre expulsée, l’eau première, les pierres puis les forêts bruissantes. Est-ce ainsi que naît ? Les océans se divisent en mers, les nuages s’assemblent pour former le ciel, car les voûtes hautes ne sont que les fossiles précédemment unis d’un éther blanc. De la mâchoire ardente de l’hongre  jaillit le Soleil, puis les étoiles, forgées de ses coups sur le sol. Est-ce ainsi que naît ? Je vois les plantes, puis les animaux. L’homme, enfin, gravit l’abîme, paré des atouts mnémoniques. 

— Tout commence avec la poésie. Tout doit commencer par une première parole, celui qui regarde le ciel et laisse porter sa voix. Mon fils, tout existe selon un oubli. Tout existe selon une énigme.

∗∗∗

 

Lettre de Corte

 

Je me souviens qu’il est beau, de mourir en larmes.

Dans le ventre de l’animal, Ulysse écoute l’autan guerrier, les vents d’Arès éraflent son visage, affûtent de rouge les yeux des soldats mutiques. Dehors, la nuit attend pour apprêter le déchaînement d’une lune haute, tout concourt à la mort, à la raideur de la lance contre les corps.

La guerre est suspendue à la bouche fermée du marin rusé. Derrière le mariage de dents, les claquements de l’infanterie. Dedans, les coeurs dansent, dedans va la fureur des âmes laissées dans les tombes. Ô Ulysse, proclame l’autan guerrier, la rivière de sang, la razzia et le bûcher des trophées.

Dehors, Nyx tend la main à Érèbe. Dehors, Héméra attend. 

— Fallait-il exister pour accompagner les Enfers jusqu’au seuil d’Ilion, engorgée par les fleuves ? À la pointe de la lance la Vérité du Léthé, l’épisème aux colères du Styx. Les flots s’écrasent sur les hautes murailles, les Kérès frappent aux portes de la Cité. Nos guerriers ouvrent leurs gueules affamées, barbouillés du sang des corps laissés sur la plage. Dehors, les ombres emprisonnent les vivants, dedans les regards convergent vers le seul des hommes, car il revient à l’humaine nature de décider du sort des héros. Son souffle dessine le visage du roi Priam sur le fer, voilà la cible, voilà le coeur battant de Troie. Ô Ulysse, proclame la guerre, réclame les orages d’Éris.

— Ilion tombera, de l’esprit ingénieux qui fût mon fardeau, et je porterai jusqu’aux îles de mon errance les cendres en un terreau de souvenirs. Voilà la marque de ces dix années, passées dans l’ombre de la mort.

Dans le ventre de l’animal, Ulysse écoute l’autan guerrier. Moros descend le premier, Éléos se tient derrière les soldats.

Les flots de l’Hadès recouvrent les âmes encore bouillantes, d’une vie qui touche terre à chaque coup des Achéens. Dehors, les lances rentrent au-dedans. Dedans, les coeurs éclatent au-dehors. Les cris des Danéens remplissent le silence ; dans la nuit de Thanatos, une Cité s’endort. 

— Devant toi, Énée, je goûte au destin brutal des mortels. Pergame doit tomber, car chaque homme naît de la souffrance. Je sais que les orages d’Éris tonnent dans ton esprit, tu porteras la guerre, l’empire suivant s’éteindra dans le sang de tes enfants. Nous vivons pour construire des ruines, nous mourrons pour qu’elles accompagnent l’humaine nature. Fils d’Aphrodite, Pergame doit tomber. Maintenant, suis ton errance jusqu’aux terres ensablées, car dans ce festin des âmes je vais chercher ton Roi.

Au milieu de la nuit, il sent l’autan guerrier, il érafle son visage, ses lèvres frissonnent d’Héméra qui s’éveille. Il ajuste son bouclier, serre sa lance.

—  Souviens-toi, fils de Laomédon, il est beau de mourir en larmes.  

 

Présentation de l’auteur




Thibault Biscarrat, Joie

A Roya Denise H.

    Les phaleanopsis sont, au matin, odorants ; le soleil, d'une lumineuse caresse, pétrit l'espace de l'appartement. Le pain cuit lentement : il reste, sur le plan de travail, un peu de farine dont la blancheur éclaire, d'en dessous, ton beau visage de femme matinale.

   Nous étions, il y a peu, au réveil, blottis l'un contre l'autre. Nos corps, comme le blé, battus, vannés, serrés. Nos corps pétris : le sel, nos baisers, le levain, nos caresses. Les âmes, forme de notre corps, blutées.

   Une viole résonne. Un tableau mobilise nos regards.

  Le fond blanc, peint sur une toile de chanvre au grain apparent, réfléchit la lumière bien au-delà du cadre : ton visage, la blancheur, la farine. Légères craquelures du pain, du tableau.

  Une suite de couple, figurant une guirlande de fleurs, embarque pour une île. Certains ont cru y voir une progression dans les jeux de l'amour : persuasion, consentement, harmonie. Laquelle de ces femmes serais-tu ? Toutes, au même instant. 

   Les repentirs, les syntagmes corrigés, supprimés : correspondances, harmonies, volontaires répétitions. Le pain, ces lignes, la lumière, nos corps sont périssables. Dans le cadre, la proue est tournée vers le rivage et voilà que tu me souris. L'eau coule sur tes larges épaules, ton bassin étroit, Roya. Denise, l'eau sur ton visage : transparence, douceur, vitalité. Je te lave, l'eau décolle de vastes songes ombragés, cette seconde peau. Tes mains sont fortes, vigoureuses. Elles savent d'instinct les nœuds de mon corps, ta voix connaît les nœuds de l'écriture, Roya.  

  Tes robes sont des fleurs. Nous n'aimerons jamais assez les fleurs. Les fleurs échappent aux yeux des hommes, honteux, peut-être inquiets d'y lire une trop grande fragilité qui serait la leur. Des fleurs : tes robes ont le charme suranné de peintures choisies, de prénoms rares, exquis et ce sont pétales, sépales qui ondulent et soulignent l'élégance de la marche. Denise, jamais nous n'aimerons assez les fleurs.

  Le vin coule allègrement, mais d'un geste précis, retenu, dans l'ovale géométriquement imparfait du verre. Il faut d'abord en observer la robe ou bien peut-être laisser l'un de nos sens en saisir le parfum, les effluves. Ce que tu aimes, ce que nous aimons, ce sont, il me semble, les échos, les accords, correspondances. Choisir un vin c'est exercer son goût. Or le goût est de toutes les opérations de l'esprit peut-être la plus cruciale. C'est à travers le goût que l'on opère des choix, qui nous définissent.

  Les feuilles de chênes, Denise, les taches d'or du soleil, je rêve aussi de fleurs. Je rêve : l'alvéole de feuillage, l'enfant, beau, qui chasse les vipères. Ta respiration, les livres, une rose séchée entre les pages, un herbier, tu es là, ton souffle : genévriers, fougères, hêtres. Je rêve aussi de fleurs. Tu es belle : tes joues, senteur de la pluie, ton cou, le parfum de la rosée, Roya. Tu es là mais tu sais ce que sont les rêves : quelque uns baignés de lumière, d'autres plus frêles, obliques. Roya, ne me réveille pas.

 Ta langue n'est pas la mienne. Dans ta langue, la lune est cerclée de ténèbres : c'est l'aura de l'homme ; le soleil est une femme : astre, chaleur, naissances. Denise, tu dis : « les mots sont source de vie ». Ma voix est la forme de ton corps.

   L'odeur du café et le rituel qui le précède ; nue, ou vêtue d'une simple chemise. A droite, sur l'étagère, en grain, moulure épaisse ou plus fine : arômes de vanille, de noisette, de caramel, c'est selon. Ta main précise, ton souffle régulier. L'eau, la vapeur qui monte de la tasse, les effluves : parfums de forêts, arômes floraux, épicés. Et puis, surtout, nous parlons.

  D'une voix, il faudrait en retenir les inflexions, pouvoir en retranscrire l'accent, les couleurs. Ta voix, donc, est baignée de douceur, et tu as cette façon de faire rouler les sur ton palais, avec joie, comme l'on fait danser un vin sur sa langue. Tu fais fondre ce langage qui, à l'ouest de la Norvège, est souvent bien trop lourd et guttural.

  Les cinq sens, c'est l'amour. Entendre un parfum : tu murmures à mon oreille, je me plonge dans ta chevelure. Je te regarde alors que tu t'effeuilles. Nue, ma main parcours cette géographie. Ta peau a ce goût subtil, tout juste perceptible : légère acidité, quelques notes de sucre, à peine poivrée.

  La juste mesure pour la joie, c'est la communion, puis la distance. Te laisser vivre, séduire : jeux. Puis, instants : il s'agit de protéger notre amour de ce monde. L'amour, principe de délicatesse. Ton corps contre le mien, le mouvement de tes lèvres : dictions, caresses, labiales sonores. Délicat, le moindre de tes gestes. Précis, le rythme tracé sur le papier.

   Dans cette pièce, avec toi, je fais le tour de mon cœur, et c'est un monde que l'on parcourt : chaud, humide continent de tes hanches ; baisers, frais comme neige à tes lèvres ; dunes, sables qui s'élèvent. Je frôle tes lèvres, Denise ; le sang afflue vers mon cœur.

   Le soleil sur ta peau : vent, printemps, peau souple et satinée, lisse. Le silence : langage des fleurs, vols de pollens, pistils parfumés. Le silence, le soleil, être là, Roya. Denise, dans ce verger, sous un pommier, nos mains, baignées de soleil et de silence, enlacées. Je t'aimerai là où ta mère fut abandonnée. Grâce, songes, douceur.

  Mon regard est tout en toi : paradis des sens, souffle de l'air. Dans la nuit sereine un enfant joue, qui chassait les vipères. Dans la nuit, pleine, où l'amour fait se mouvoir les étoiles, ton souffle donne forme, sens à mon corps : paradis du langage, souffle de l'aimée porté à l'oreille de l'amant. Au loin, en contrebas, l'eau de la rivière redit la course des étoiles.

 L'amour, les jeux, la jeunesse : c'est la saison des roses Denise. Le vin au goût agréable, Roya, les bains, les caresses. Les livres traversent les âges ; un chant, qui est doux, s'invite dans ma page.

 Tu m'enseignes la joie Denise : c'est à dire saisir le monde via le truchement des sens. Essence du moi intime, du monde ; analogies, correspondances. Et ce chant, qui est doux, s'écrit sur cette page.

 Des paroles baignées de douceur, dans la lumière et l'amour. Des paroles : délicate douceur ; l'amour : flamme vive parmi les fleurs. Te voilà de dos à la fenêtre, Denise : la pluie s'en est allée.

  La joie c'est aussi s'aimer, au matin, dans la distance : les corps baignés de fatigue, se toucher à peine, apprécier le silence. Puis : regards, ravissement, rires. La joie, Roya, c'est aussi chercher un mot dans un livre : un mot qui relit le chant à l'intime.

 Ton doigt éprouve le grain du papier, puis ta main, éclairée par la lumière diffuse des bougies nocturnes, se promène dans ta chevelure : délassement, mèches défaites, sculptées. Roya ton sourire redit, d'un instant à l'autre, la course du soleil.

  L'amour Roya : secrètes étreintes, distance, enlacements. Dans les livres : un même tronc unit le tilleul et le chêne ; la rose et le cep de vigne enlacés. Dans les livres Denise : ici nous choisirons la distance, nous choisirons le vin, les jeux, nous dirons l'espace où s'accroît l'étreinte ; c'est que nous parlons le langage de l'amour et des fleurs Denise !

  L'amour, c'est être là, Roya ; c'est aussi te laisser vivre, ici, là-bas, dans ce lointain, mais proche, verger d'éclair.

Présentation de l’auteur