Viviane Ciampi et Laurent Grison, Quatre poèmes inédits

 

bouches ouvertes
à la foire des mots
concerts d’haleines dramatiques
le gris fustige l’air le soir de ce trop-dire
ce qui se tait pèse comme une stagnation

une entité de doute
traverse les yeux

bocche aperte
alla fiera delle parole
concerti di fiati drammatici
il grigio frusta l’aria la sera del troppo-dire
ciò che tace pesa come un ristagno

un’entità di dubbio
 attraversa gli occhi

 

****

Encre de Laurent Grison.

 

mensonge à son zénith
rond comme une pomme
blanc par vocation
mais il nourrit
c’est le fruit
que la chaîne des jours a fait naître

à chaque être
sa vérité du dimanche
ce qu’elle signifie

menzogna allo zenit
tonda come una mela
bianca per vocazione
ma nutre
è il frutto che la catena
dei giorni ha fatto nascere

ad ogni essere
la sua verità della domenica
ciò che significa

 

****

Encre de Laurent Grison.

 

mon Dieu qu’il est difficile
de s’agripper aux culottes des étoiles
en tenant le diable par la queue

mio Dio quanto è difficile
aggrapparsi alle mutande delle stelle
tenendo il diavolo per la coda

 

****

reconnaître
la progression des symptômes
de chaque côté de la planète
la minuscule déconvenue
de la lumière
qui se perd
dans les poches trouées
du hasard

riconoscere
il progredire dei sintomi
ad ogni lato del pianeta
il minimo sconcerto
della luce
che si smarrisce
nelle tasche bucate
del caso

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Richard Roos-Weil, Intérieurs (extraits)

Notes oubliées 

    

Même si le vert est par endroits plus sombre

À cause du tapis d’algues

Du courant qui de ce côté-ci s’amenuise

  Nous n’oublions pas l’eau celle du fleuve

Du linge que l’on lave

Qui sèche sur la pierre

 

 

∗∗∗

À deux peut être

 

On ne peut passer à plusieurs

Le ciel ne tient pas lieu de cordage

 

Tu balaies des débris des éclats de voix

Ne veux avoir maille avec la terre noueuse

 

Répète appelle

Écho ! écho !

Comme des enfants qui apprennent l’a le b d’un alphabet

Pour ne perdre le fil

 

∗∗∗

 Passé le pont

 

Nos mains autour de nos lèvres quémandent

Le panneau nous avertit

Ne pas se pencher ainsi

 

Surtout ne pas crier ne pas appeler

Souffler sur les feuilles des arbres

Et attendre que nos paupières nos lèvres battent à leur rythme

 

∗∗∗

 Jeune fille

 

L’air dans la maison caverneuse nous rassemble

 Ta voix grelottait tremblait

 

Ne voulait garder la tête coincer en haut vers la gorge

                                               

Nous séduisait que ta robe s’évase

S’écoute se récite en complaintes amoureuses

Tu regardais de coté

Essayais gauchement :

 

Impossible que cet intérieur sombre me ressemble

Que ce nuage soit une barque

                                              

Ne pas partir aussitôt

Ne pas laisser la nappe en boule

                                                        

                                              

∗∗∗

Un désordre d’aube et de feu * 

 

Même si tu t’inquiètes de ton emportement

Ose un coup de poing sur la table

Au souvenir

D’une fontaine qui murmure dans la paume de tes mains *

Ne meurt

À l’angle d’une rue sombre

Le soleil sa pelote de laine

Sa ficelle son ruban

Ces ballots de mots et de foins

                                                                                                        

                                                          *Deborah Heissler             
                                                         Chiaroscuro (aencrages &co)

Présentation de l’auteur




Sabine Venaruzzo : Et maintenant j’attends & autres poèmes

ET MAINTENANT, J’ATTENDS

A Khojali, jeune soudanais rencontré à l’église de Vintimille

Et à Marc-Alexandre Oho Bambé

 

 

 

Je suis né dans un rouge paysage

Parfumé d’entrailles et de poussières

Où les balles se fondent dans les corps

Où les enfants jouent aux billes de plomb

 

Et maintenant j’attends

 

J’ai écrit dans mes mains le nom de ma mère

Juste sous mon pied le jour de ma naissance

Et j’ai marché sur les chemins d’espérance

Tenu les mots qui se perdent dans le vent

 

Et maintenant j’attends

 

J’ai quitté mon frère à la seconde où

Je suis parti sans le choix de rester

J’ai offert ma force au désert de sang

Pour chercher l’or au centre de la terre

 

Et maintenant j’attends

 

J’ai sauté par-dessus une frontière

Dans un éclat de rire j’ai crié

Me voici l’oiseau de la liberté

Mais déjà les ailes se dérobaient

 

Et maintenant j’attends

 

Le regard encerclé de barbe-lés

J’ai souffert les coups de l’extrémisme

Fait saigner mes mains pour qu’elles se souviennent

Moi qui suis parti sur les chemins

 

Et maintenant j’attends

 

Que s’effacent les souvenirs d’un trait

Que mon corps s’allège de mon histoire

Pour que la vague m’emmène loin loin

Juste de l’autre côté du miroir

 

Et maintenant j’attends

 

J’ai caché mon corps dans la blanche écume

Retenu des mains et des pieds sans tête

Mais ne pouvais secourir l’autre moi

La mort fauchait sans faille les plus faibles

 

Et maintenant j’attends

Dans un verre de lait

Crucifié dans la main

Enveloppé de fleurs imprimées

Les pieds fondus dans le bitume

Je grève la faim

Dans une assiette en carton

Je n’ai rien recherché

Sinon la liberté

Ou un souffle de vie

Ou d’être humain sur terre

 

Et maintenant j’attends

 

Dans une folle mêlée

Je frappe le ballon

Et je joue au pays

Qui percera ma cage

Je n’ai plus qu’un rêve

Qui annule les souvenirs

Et qui vit dans le va-et-vient

De la nuit et du jour

Je brûle d’attendre

Comme je brûle de partir

Je suis un Noir cramé

Au bord d’un pays libre            

Où je ne suis pas né

 

Et maintenant j’attends

 

La liberté serait mathématique

Alors je retourne à mes études

Et j’observe la confusion de l’homme

Dans le microscope de la vie

 

Sous mon pied je tente d’effacer

L’empreinte matricule

Mais sur la carte aux trésors

Il n’est pas admis

 

Alors j’attends

 

Comme un Noir cramé

Dans un corps container

Au bord d’un pays

Qu’on appelle liberté

 

Arrêts sur image

 

Soudain

Soupirs courts

Petits pas reculons

 

***

 

A travers nuages

La vie m’éclabousse

Malgré elle

 

***

 

J’ai pris la main

D’un désir

Échappé du ciel

 

***

Auto dafe

Il n'y a plus de mots dans ma tête

Ils ont brûlé

J'avais laissé ma cigarette se consumer au bord de mes lèvres

 

***

 

J’ai placardé la solitude sous un toit

Avec vue sur le monde d’en face

 

***

Sens titre

 

Un caddy nomade chante sa solitude au balayeur de nuit

Le sens s'est endormi dans ses lettres

Et plus rien

Sauf peut-être

Le drap retient le dernier souffle

L'œuvre inachevée de l'employé du monde

Ramassant les rues dans ses couvertures

 

Foutu temps.

Les herbes sont folles.

La pluie les a rendues folles.

Et les pieds s’agitent dessus.

Mouillées elles rient follement.

 

Présidente

Président mon amour

Par ces mots adoucir

Toute la haine déversée

Sur les murs virtuels

Président mon chéri

Je te vois sous la pluie

Annoncer ton départ

Au pied d’un mur falaise

Président de ma France

Petit coeur République

A passé le temps dur

Va changer maintenant

Président mon amant

J'ai flirté politique

Et je crie à la craie

Les murmures d’une poésie

Bientôt Présidente.

 

Insomnie

Et le corps traversé de pluie

J'embrasse l'arbre orphelin

J'enterre quelques fleurs

Au pied d'un réverbère

Et j'avance sur l'avenue de lumière

Et je chante dans la nuit un air sauvage

Et je m'élance aux balcons éteints

En quelques mots remue ménages

La ville somnifère est lourde d'ennui

Et se berce de mes incantations à l'arche

Et je saute dans la flaque

A la croisée des feux de route

Des voitures feu follets

Et je lève les bras dans un cri de mouette

Qui me guide vers le port

Et je marche

Et j'avance

Et j'embrasse

Et je chante

Le coeur rouge dans la voix

Et je brume

Dans la ville

Sur un rythme végétal

 

Poème européen n°

Ich bin berlinerin

Walking en ballerine

Deposing my skin

Le long d'un mur

A court de rêve d'amour

 

 

Densité du squelette

Alles in ordnung

Pop corn

Bar at the corner

Populaire

Popul’art

Pop

Pipe

Piper dé hasard

Calme quiet

Couette miette seconde

Plume silhouette

Instant d’or

Corps mouvement

Sur la musique de la juke box

Ambiance

Errance

At midnight

Sièges flottants au bar

Bières titubant sur l’accoudoir

Populaire l’air de plaire à un gars

Regard lancé de côté

Comme une passe match

Essai raté

J’ai tourné la tête

Atterrissage dense chevelure

Notes emmêlées dans mes doigts stylo bic

Big bock à boire

Remplir l’âme au travail

Travailleurs, travailleuses

Du dimanche soir

Venus toutes et tous

Tous et toutes dire un au revoir

Signer un autographe à l’horloge

Demain est déjà là

Morgen matin déjà

Double sens en un seul point

Mot double trouble le

Trouble eye

Red pop corner

Red room

Murder pub

Killer de mots

La mâchoire se serre et la langue se tortille dans une bouche fermée

Pied congelé fixé dans la bottine

Accoudoir écorché vif

Âme vive de comptoir

Regard escape

Shape

Shame on me

Music juke box

Berceuse des temps modernes

Du temps que je vis ici

Pub Pub Pob Pubcorn

Pub de cul Cul de pub Cul de pute

Couille molle pendue au bar

Doigts glissant sur la joue de l’âme au travail

Pas de sujet

Pas de verbe

Complément d’objet

Complément d’instant

Une présence

Un être

Un dit

Un rien dit écrit

Un être cherchant midi à minuit

Bougie lumière d’une page qui se remplit et vide le glass full of Fassbier

Alles in ordnung

Keine Ahnung

Nung Jung Nouille Fluide Estomac Eye

I sleep in the bar comptoir

Et je dois payer ce temps passé

A écrire quelques mots ramassés

Dans mes tiroirs

Caisse

Cornes décorniquer dépop départ

Juke box repart

Moi dare dare je me barre

Y’en a marre de ces mots automatiques

Juke box tic

Tic tac music

Tic tac

Tic tac

Tic tac

Coup de feu

Start & go

Présentation de l’auteur




Davide Napoli, Jean-Yves Bosseur, Intragème (extraits)

Il y a toujours la durée d’un lapsus tic tac tic tac tic chute de la voix
basculement du souffle sans échange
là où le mouvement écho

C’è sempre la durata di un lapsus tic tac tic tac tic caduta della voce
ribaltamento del fiato senza scambio
là dove il movimento éco

 

Échapper à sa présence
plus un bruit ne tombe plus bruissement du paysage le temps
d’une faille
tic tac

Sfuggire alla sua presenza
più un rumore non cade più mormorio del paesaggio il tempo
di una breccia
tic tac

 

Dans la pluie du pli plus rien paysage distrait glissant dans l’eau noire au
bout de la lumière sa lame sa nature
souffle d’ombre en fuite
tic tac tic tac tic

Sotto la pioggia della piega più niente paesaggio distratto scivola nell’acqua
nera alla fine della luce la sua lama la sua natura
fiato d’ombra in fuga
tic tac tic tac tic

 

Seul seulement un lapsus seul en suspension gravité in-tension fluides en
errance tic tac tic tac tic
d’un seul trait chute des traces

Solo solamente un lapsus sospeso gravità in-tensione fluidi vaganti
tic tac tic tac tic
in un solo tratto caduta delle tracce

 

Détacher/« ensemence » ce silence du// rythme des ailes rupture de la forme
bruit du geste battement de l’informe dans la caresse du fond
parcours du vide/mur du temps
se lit passage de la ligne se vide

Staccare/ «seminare» questo silenzio del// ritmo delle ali rottura della forma
rumore del gesto battito dell’informe nella carezza del fondo
percorso del vuoto/muro del tempo
si legge passaggio della linea si svuota

Intragème avec Jean-Yves Bosseur et Davide Napoli, une performance réalisée à l'espace Rue Française.

Textes et images extraits d'Intragème  de Davide Napoli et Jean-Yves Bosseur, paru aux éditions Transignum, 2021.

Présentation de l’auteur




Anumid Smoune, Rêve mort

Inspiré de « Malone meurt», roman de Samuel Beckett

 

Pleure, verse des larmes 
n’oublie pas de rire à la fin 
toute fin est un début 
et tout début est une fin 
la fin et le début de quoi  
La fin d’un vacarme 
le début d’un autre
pire que le premier
ou l’inverse
une colère 
envahissante 
tombe sur le cœur 
sur l’esprit 
difficile à fuir 
et pourquoi fuir 
Assez lâche 
couard
exister pour cohabiter 
gémir sans cesse
lourde mission 
je te la confie 
je filoche 
quelle envie 
Envie d’une misérable envie 
un univers morose 
la tendresse braille
et la mélancolie sourit
elle chante même des fois 
un chant vrai 
celui d’un temps manqué 
d’un rêve vide
il faut apprendre à bien rêver 
à rêver de rien
pleure, verse des larmes
Jusqu’à ce que les yeux sèchent 
et mets-toi à rire 
regretter d’avoir inondé 
les champs mornes
de la vie 
il faut réussir 
à faire rire 
cette colère
et ne recommence pas 
les larmes sont inéluctables,
du réveil jusqu’au sommeil
et du sommeil jusqu’au réveil
tu n’auras jamais un instant 
soupirer et reprendre
ca ne sert pas à grande chose
tout reviendra 
attendre que tu ne respires plus
 c’est une bonne chose peut être 
Ca va recommencer
je les vois revenir 
les larmes pour se venger

 

 

 

TEMPS FIELLEUX 

Temps fielleux 
me voici traverser les montagnes douloureuses 
vie et plaisirs éphémères 
amours lâches
regrets et tempêtes chagrineuses 
sur mon cœur abattu
je m’en vais fragile aux îles de la rancune sur les itinéraires glaciaux de ma mémoire
je me souviendrai de toutes les afflictions 
tous les mots et les maux
ma tendresse proie facile
aux regards des gypaètes 
je m’en vais avec une immense déchirure dans l’âme
un vestige impérissable
et mes nuits cauchemardesques  
des symboles infinis

 

INSTANT AUTOMNAL
 
Ça m’arrive 
écrire sur mes feuilles 
quelques mots 
fourbus 
une pensée ancienne 
très ancienne
faute à l’automne 
des fleurs harassées 
grandir dans une mélancolie 
insoutenable,
pourquoi j’accuse cette saison 
oui, je ne l’ai jamais aimée 
même allure qu’un amour enseveli 
sa naissance fut une erreur 
comme celle de ce grand pays
ce monde qui patauge dans les déchirures
je me mets du côté de l’érable 
je le pleure de ma fenêtre 
une vue grognonne
il devient tout rouge 
et ses feuilles tombent 
presque comme les miennes 
elles ne supportent plus
ces élancements 
graves
c’est assez grave 
elles tombent doucement 
et je tombe avec
jusqu’au dernier mot
jusqu’à la dernière feuille 

 

BELLE FOLIE 
À Samuel Beckett 

Quoi dire 
rien à dire et  s’il faut dire 
je ne dirai rien 
par ce que ça ne sert à rien
une plaine de rien 
posée sur rien 
folie
majuscule folie 
dans ma tête 
promène
et je me promène 
dans son ombre 
heureuse et malheureuse 
elle vieillit comme le temps 
et ce temps qui veut rajeunir 
sans être sûr de le vouloir 
folie 
belle folie 
je ne te quitterai jamais

 

BECKETTIEN 

Je me réveille avec une envie de me recoucher 
ressayer un bon réveil 
incapable 
des envies abondantes  
je referme l’œil 
un rêve 
dans un rêve sans le vouloir vraiment 
je deviens enfant 
deux adultes m’entourent et m’apprennent à jouer  
je joue j’arrête je reprends 
je cherche un goût dans leur jeu puis un sens
assez stupide 
les sens ne servent à rien 
il faut que ce rêve cesse 
je veux me réveiller  
je ne me recoucherai jamais 
les braves et sages gens je veux dire les adultes ont bien entendu mes mots 
ils me recouchent 
rassurez-vous toujours dans le rêve
prisonnier  
dans un rêve 
au début de mon histoire je crus qu’il s’agissait de mon propre rêve
j’ai réfléchi un petit peu sans être sûr d’avoir réfléchi 
c’est inutile
je n’ai qu’à continuer d’apprendre à jouer 
un désastre

 

 

Présentation de l’auteur




Joel-Claude MEFFRE, Trois poèmes (extraits)

L’HIRONDELLE ET LA TAUPE

 

Brodski  rapporte cette histoire russe,
celle d’une hirondelle et de son hôte, la taupe.  Cette histoire dit :
un vent de violence souffle sur la lande, et rabat
l’hirondelle sur le sol gelé. Elle sautille dans la neige, jusqu’à trouver
le trou de la taupe où elle vient s’abriter.  La taupe s’enfonce dans son trou
et l’hirondelle  alors s’endort. Elle a un lourd sommeil qui durera aussi  longtemps que la neige couvrira la terre. 
Telle est l’histoire russe.

Toi,  l’hirondelle, à quoi rêves-tu ? Iras-tu là-bas, au loin, reconnaitre  en ce pays au bout de l’air,
les fermes qui tremblent derrière les brumes, et les toits rouges des remises où tu pourras venir
bâtir ta maison de brindilles ?

Quand dirons-nous « visage », visage d’animal et gueule d’homme ?
Ainsi s’échangera toute douceur, de toi à moi, de moi au monde, du monde à toi,
en reconnaissance, de ce qui se pense, intimement, du rêve bactérien
au paradis simiesque.

Et toi, la taupe, dans quelles profondeurs t’enfonces-tu ? Tu creuses ta solitude
dans l’argile du sol. Tu avances dans  l’obscurité avec, au fond de tes yeux atrophiés,
une frêle lumière, comme de celles qui subsiste au creux d’une lanterne.

L’animalité, c’est ce qui illumine la mémoire des cris, les bruissements des ailes, nos ébats 
ininterrompus, l’écho des rugissements hérité des chasses révolues.

Dans la fraîcheur du temps resurgit « jadis » fondu dans maintenant où,
de mémoire, j’étais homme dans mon obstination à figurer avec le bout d’un charbon
tant de silhouettes et l’inflexible œil du lynx.

« Les hirondelles / Font des dentelles / Dans les étoiles. »
C’est ainsi que ma mère fredonnait cette comptine en regardant l’oiseau noir aux ailes blanches 
plonger et saisir de son bec un bout de laine  se tortillant sur le béton de la cour.

L’animal  ne  peut nommer, dit-on, mais l’innommable nomme l’homme quand l’animal, lui, 
en silence se terre à l’abri des haies.

Vieille taupe au pelage de soie tu viendras t’assoupir bientôt près des ailes aiguisées de l’aronde
qui s’est enfuie l’autre jour loin de la contrée délivrée de ses neiges.

Et les molaires de l’homme, décrochées de la mandibule, se dispersent 
une à une comme des graines piétinées sous les pas de l’ours.

 

Le loup, Le renard, le lièvre
...ronde éperdue

 

Ai vist lo lop, lo rainard, la lèbre
Ai vist lo lop, lo rainard dançar
Totei tres fasián lo torn de l’aubre
Ai vist lo lop, le rainard, la lèbre
Totei tres fasián lo torn de l’aubre
Fasián lo torn dau boisson folhat 

 ...Vieille chanson qui se chantait autrefois dans le Massif Central,
où trois animaux, le loup, le renard, le lièvre,
tournaient, tournaient autour de l’arbre.
C’était une danse folle qui ne s’arrêtait pas.

Ritournelle sans fin.

Et je me dis que tant qu’il y aura des hommes sur la terre
ils se prendront
à rêver de rondes d’animaux qui, d’ordinaire,
ne se rencontrent jamais.

Des rondes d’animaux étrangers les uns des autres,
entraînés par des rythmes étourdissants, par une mélodie ensorceleuse
dans une course folle autour d’un arbre,
dressé au fond d’une clairière.

Ces trois bêtes n’avaient pas été réunies par les hommes.
Et plutôt que de les croire envoûtées par une musique qui les subjuguerait
disons qu’elles se couraient après, de plus en plus vite,
dans le seul but
de s’attraper pour s’étriper,
sans jamais pouvoir y parvenir.

On sait, par tant de légendes
que le renard ne cesse de vouloir gruger le loup qui,
hargneusement,
n’a qu’une idée : faire sa fête au renard éternellement fûté et retors.
Quant au lièvre, lui,
il fuit le renard que poursuit le loup pour échapper
à la dent de l’un ou de l’autre.

Leur danse autour de l’arbre n’était donc qu’une fuite sans fin,
qu’une incessante course-poursuite
circulaire
faisant perdre haleine,
menant au vertige,
dissolvant dans l’indistinction les formes de ces animaux,
les réduisant à n’être plus qu’un mouvement éperdu
dans le temps terrestre.
Et on imagine mal comment cela pouvait cesser,
autrement que par l’épuisement du joueur de cabrette
ayant accéléré le rythme.

J’imagine aussi que des hommes
avaient pu attacher les trois animaux à une corde
pour les faire tourner autour d’un piquet
comme s’il étaient tenus en laisse.
C’eût été un manège, en quelque sorte,
une attraction de cirque.

Mais je préfère imaginer le loup, le renard, le lièvre,
et puis le blaireau, la belette, le daim, et puis d’autres et d’autres,
libérés de la ronde infernale,
se dispersant soudain, chacun de son côté,
et poursuivre leur errance à travers des territoires
sans limites.

De chacun d’entre eux, il nous reste les vivantes images
des symboles qu’ils représentent,
incrustés dans le temps des vieux mythes agraires,
d’où se dégagent des parfums de sauvagerie,
de mystère, de forces occultes,
des visions de crocs usés sous des babines humides,
d’oreilles ébréchées en constant éveil,
en constant mouvements de scrutation inquiète,
ou des fourrures luisantes, souillées, abandonnées sous les buissons.

Il est temps de rentrer chez soi !
Au fond de la clairière,
tandis que l’arbre seul s’épanouit dans le silence.

J’ai vu le loup, le renard, le lièvre
J’ai vu le loup, le renard danser
Tous les trois  faisaient le tour de l’arbre
J’ai vu le loup, le renard, le lièvre
J’ai vu le loup, le renard danser
Faisaient le tour du buisson feuillu. 

 

PIGEONS DE BAGDAD

 

Tous ces pigeons, dans le ciel de Bagdad,
qui tournent autour des minarets,
qui vont,
qui viennent au-dessus des toits,
dans la vieille ville,
nichant aux coins des fenêtres parmi les pots de géranium,
crient :  Haqq ! Haqq ! Haqq !

C’est qu’ils n’avaient cessé de tourner au-dessus du gibet
où Hallaj, martyrisé,
clamait vers les hommes et vers le ciel :
ANA HAQQ !
(Je suis la Vérité !)

Ces pigeons, ils ont toujours le cri d’Hallâj dans leur gorge
et répètent, jour après jour,
de siècle en siècle,
comme en écho :
Haqq ! Haqq ! Haqq !
(je suis la Vérité).

 

Présentation de l’auteur




Gérard Bocholier, Les fleurs de l’amandier volent, et autres poèmes

Des poèmes de Gérard Bocholier publiés en janvier 2014.

Les fleurs de l’amandier volent
Les cloches soudain se taisent
Le vent passe au cimetière
Soulever l’obscur des tombes

Tout est prêt un inconnu
Vient guetter à la fenêtre
Il disparaît sous des palmes
Dans un jardin de lumière

Psaumes de l’espérance (Ad Solem, 2012)

Plus fidèle que la brise
Au jasmin les senteurs d’ombre
Aux vergers après l’automne
Tu ne quittes pas ma main

Chaque instant que je reçois
Bel inconnu comme un hôte
Porte en secret ton visage
De grâce penché sur moi

Psaumes de l’espérance (Ad Solem, 2012)

Le bon berger m’a jeté
Son manteau sur les épaules
A l’heure où la main du soir
Sonde l’âme en chaque plaie

Les chiens aboient dans les granges
On ferme toutes les portes
Bientôt ne va plus rester
Que ce manteau plein d’étoiles

Psaumes du bel amour (Ad Solem, 2010)

Le manteau usé des herbes
Achève de disparaître
Au bout du chemin le vent
Se dresse en apparition

Le mort retourne la pierre
Qui bouchait la vue du ciel
Son âme boit tout entière
L’avalanche de soleil

Psaumes du bel amour (Ad Solem, 2010)

Aimer sans aucun retour… Aimer ce qui arrache en nous les dernières esquilles que notre conscience égoïste resserre… Laisser le passé se blottir dans ses lambeaux funèbres…
Ce tilleul, je le sens, vient à ma rencontre, ce nuage, cette rosace radieuse. Ils ne ressemblent à aucun autre, non plus alors que moi à moi-même. Que tout exil, que toute souffrance soient tremplins vers eux !
Plus loin s’annoncent la rive, et puis la mer, la mer allée avec le feu.

Abîmes cachés (L’Arrière-Pays, 2010)
 

Le mystère s’appuie aux limbes
Mais la lucarne attire
Soudain l’étoile
Dans une extase de neige

Glisse des tuiles
Le livre ouvert
Laisse une parole d’aubaine
Dans l’embrasure avec le feu

Belles saisons obscures (Arfuyen, 2012)

Les murs ne bougent pas
Les portes restent closes

Une cime se courbe
Sur le bois et la plaie

Tu souffles sur la braise
Et fais tout apparaître

La Venue (Arfuyen, 2006)
 

Présentation de l’auteur




Pierre Tanguy, Ai-je tout dit ? et autres poèmes

Un ensemble confié à recours au poème en décembre 2013.

Renoncules d’eau
dressées comme des cierges
sur la table des nénuphars.

Fleurs mauves des ronciers
pâlissant le long du sentier.

Ai-je tout dit de ce pays
quand l’oiseau lance ses trilles
au faîte des peupliers ?
N’y-a-t-il dans les sous-bois
que l’orchis à l’ombre des fougères ?
Dois-je attendre pour me lever
le départ d’une fourmi
dans son labyrinthe d’herbe ?

Le printemps tergiverse aujourd’hui.
Mon visage tourné vers le ciel,
je capte seulement le message
des nuages bas qui partent nonchalants
vers l’intérieur des terres.

Les clairières de soleil franc
sont toutes minutées.

La girolle est une pépite
dans le talus de mousse.
Je ramasse des brindilles
pour ma cheminée.

Il coule il coule
le ruisseau dans la prairie.
Les taureaux sont ébahis.

Sous de sombres futaies,
pays de fougères et de frênes,
la marche est sévère.

Petit chat à l’écluse,
tu t’ennuies et tu pleures.
Tu viens salir tes chaussons blancs
sur le sentier boueux.
 

La chute d’eau
n’est pas un torrent de montagne.

La nuque dans le trèfle
que butinent les abeilles,
j’entends les joueurs de boules
qui poussent un peu loin le bouchon.

La chute d’eau
n’est pas un torrent de montagne.
Je peux même entendre
des mères penchées sur des berceaux.

Cathédrale de verdure,
son parvis de trèfle et d’épilobe.
Gloire du peuplier,
son chant dans le ciel bleu.

Une branche de chêne
me protège d’un soleil ardent.
Un nuage se disperse
comme un troupeau de moutons.

Le chemin transpire,
il a bu les ondées.
Des hommes s’affairent
autour des moissons.

A flanc de colline,
les chevaux blancs à l’ombre.
Éclat bleu de la libellule
sur la feuille d’ortie.

J’explore des parfums,
des goûts de miel.
Les vaches tranquilles
s’approchent des abreuvoirs.

Campagne ardente
rafraîchie par le ruisseau brun.
Les papillons blancs
ont droit de cité.
 

(cinq haïkus)

Chapelle de la Palud
Sainte Anne instruit Marie
Au son de la bombarde

Jardin des moines
Les pommes anciennes
Mûrissent en silence

En fleurissant
Les plants de giroflée
Ressuscitent ma mère

Dans la mare
Traversée par un rayon
Un bigorneau tranquille

Du sang sur mes lèvres
Je mouline
Ma confiture de cassis

Présentation de l’auteur




Lucien Wasselin, Saint Didier, et autres poèmes

Un ensemble publié en 2014.

Richard
ces fameux problèmes d'hommes
ils sont venus s'ajouter
à ceux de fin du mois

quel est le plus dur
de la mélancolie ou du manque
même aux heures les plus pâles de la nuit
je n'ai jamais su

et le temps venu
on se dit qu'on a raté sa vie
qu'on n'a pas su lutter
qu'on a seulement cassé son âme

à regarder aujourd'hui les morceaux
dans le caniveau
les camarades sont devenus rares

les rêves sont intacts
on se révolte encore
on refuse de s'allonger sur la pierre
et d'offrir sa gorge au couteau
demain s'éloigne toujours
et nous le poursuivons

Richard
ces fameux problèmes d'hommes
ils sont venus s'ajouter
à ceux de fin du mois

quel est le plus dur
de la mélancolie ou du manque
même aux heures les plus pâles de la nuit
je n'ai jamais su

et le temps venu
on se dit qu'on a raté sa vie
qu'on n'a pas su lutter
qu'on a seulement cassé son âme

à regarder aujourd'hui les morceaux
dans le caniveau
les camarades sont devenus rares

les rêves sont intacts
on se révolte encore
on refuse de s'allonger sur la pierre
et d'offrir sa gorge au couteau
demain s'éloigne toujours
et nous le poursuivons

La fiancée du pirate
le chant qui s'élève
est une voix qui troue l'espace
et le fait trembler

je me souviens de Chant public
devant deux chaises électriques
c'était début soixante-six
Pia Colombo jouait Union maid
le souvenir me déchire encore
comme un écho de Woody Guthrie
elle chantait deux chansons
que le théâtre était beau
j'ai toujours le livre de Gatti
dédicacé de deux têtes de chats
et c'est la même nuit
de sueur et d 'agonie

puis ce fut
Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny
et ensuite
le récital Bertolt Brecht et Kurt Weil
j'écoute encore le disque
je n'ai jamais vu
Il faut rêver dit Lénine
mais je rêve toujours
aujourd'hui que la nuit
de sueur et d'agonie
semble recouvrir le monde

pas de nostalgie
mais la rage et la hargne
d'encor durer sans me renier
I'm sticking to the union 'til the day I die
la nuit de sueur et d'agonie
se déchire
Public song before two electric chair
fut joué à Los Angeles
pour commencer le millénaire
sans Pia Colombo

et le passé revient au jour
à l'ordre du jour

mais un soir il y aura des cris dans le port
et on dira : Que sont ces cris-là ?

5 mai 1981 Bobby Sands

gloire dans les siècles des siècles
et dans une journée de sa vie
à Bobby Sands mort de faim
dans la geôle de Long Kesh
par la cruauté du fossile
symboliquement deux fois décapité
qui régnait alors à downing street
et qui finit par perdre la tête
 

Présentation de l’auteur




Denis Heudré, Une couverture noire (extraits), et autres poèmes

Des poèmes publiés en 2015...

les chevaux s'emparaient des fenêtres
et les jetaient au fossé

dans la maison
une femme de quelques nues
n’avaient plus que ses livres pour pleurer

la vie renaîtrait sûrement
de la parole et tout près

***

pardon
pulsation

il ne faut pas laisser
un rythme sans surveillance

dans mon cerveau hurleur
s’évapore une naissance

l'amour une onde en soi
 

***

poème d'outre incantation

arbitrer les silences
en tracés de langage

mouvements monologues
en sous-absence

inter-prétention du savoir
des âmes

écrire
est terre
vierge

***

et l'Homme
se sent plus petit
chairs en friche
en lit desséché
chemins rebroussés
et paroles en l'air

ne lui est acquis
pas même le jour
que cette peau de paille
qui s'enflamme
à peine étreinte
et qu'il abandonnera
                                         un jour

***

prend bien soin de tes semelles
il ne faudrait pas revenir
avec un pas égaré

les fossés ont des oreilles
et tu ne saurais
y échouer tes rêves
 

Un ensemble de poèmes confiés à Recours au poème en septembre 2013.

trahi par l'eau d'une berceuse
un enfant se replie
dans son regard
cache-cache
dans le bâti du dedans

souffre-souffre
la fable enfantine
 

 

ce temps de chien qui pue éparpille ses épines autour du monde
eux n'ont pas de chaussures et leurs dents brillent
on les voit de télévisions en visions télépathiques
j’ai froid au flanc de tous ces mots
en dégoulinant de mondes

une averse encore vivante m'attrape par le gris
pour se déjouer de ma jeunesse

 

instants bâtis d'envies mal en dérive insufflent les nuages de nos tourments
bonheurs repliés en lassitude à la révolte
j'aurais voulu de grandes eaux improbables
pour tarir le cri collé à ma chaussure
des velours des corps des sentiments

le jour avance avec un caillou dans son nuage
le cœur avant l'orage
 

 

instants bâtis de tous ces soupirs solubles dans les rêves
trop bête pour le grand écart trop grand pour la fable enfantine
j'aurais voulu l'univers tout débraillé
construire des remparts contre les dieux
machicoulis des humanismes contre les flèches-imprécations

le temps ne bouge que de quelques fleurs dans la bagnole
quelques saisons dans l'ignorance
 

Présentation de l’auteur