Adeline Baldacchino, Théorie de l’émerveil

Voici, me levant ce matin, ce que je vois quand je regarde la mer :

le cortège de tous ceux qui savent
qu’on s’en va plus vite qu’il n’est temps de le remarquer

la foule immense de tous ceux qui ne voulaient pas
mourir de travailler
puisqu’on a bien assez à faire
de vivre pour mourir

la grande marée des indifférents
calfeutrés dans leur cabane
en attendant que passe
le temps des maudits

le déferlement des coléreux
qui n’en pouvant plus
de se faire taper dessus
se levèrent à leur tour
et sans taper
sur ceux qui tapaient
s’en allèrent crier
« ça suffit »
voilà tout

je vois encore la masse des planqués
qui se disent la mort nous oubliera
qui triment et qui trament des lâchetés
à l’ombre de leur masque
et se disent
l’argent nous sauvera
mais les sauvés ne seront pas
ceux qu’ils croient

je vois la multitude
qui se lève en sifflotant
sur un air de printemps
qui se dit : tiens, je n’irai pas ce matin
je n’irai pas
l’école est buissonnière
le rail est plein de fleurs
l’amour n’attend pas
ni la mort

c’est la grève.

 

Présentation de l’auteur




Joep Polderman, Passages , extraits

            1.

je recule
devant l’immense

image d’espace
parfois il manque

à mon regard
moi-même

de même que la forme
et la couleur du hasard
de ce qui m’environne

et je sais que je ne pourrais jamais accueillir en moi
qu’un quart ou moins

mais un quart
d’espace
c’est déjà la silhouette

déracinée des pieds
jusqu’à la tête
une fleur cueillie                    dans le temps

qui s’efface

c’est déjà un filament
l’étincelle allumée
par mon désir – du bûcher présent

 

les amours
soufflées. perdues.
un à un passé

sous mes pieds
la terre tremble
rugit sans traces

la mémoire les efface
jusqu’à la pâleur des pierres

je pleure je souris
c’est comme ça.

 

tout le monde part
dehors
même la vie
dedans
fuit

le temps passe
sans traces
que nous
devant l’immense
bouche béante

autour du nœud
« moi »
tout se détache

même la peau se relâche
et les nerfs se délient
« je » fuis

 

mon corps
un poids parmi tant d’autres
dans cet espace-là
présentement

mon corps presse contre les herbes vertes à Montsouris
sur une colline

le bleu du ciel est partout                je dirais

les herbes vertes pressent contre mon corps à Montsouris
dans une vallée

partout brille le bleu du ciel            je dirais

une impression condensée
nous submerge

elle à mes côtés
ou moi en corps
à côté d’elle

on meut en réalité
tout ce qui est présent
rythmé

aux accents
d'une surfaces et de secondes  
accidentels                                       – on respire  

quel soulagement de le ressentir     – on vit 
encore en corps
la pelouse pulse          fort

 

le souffle silencieux
centrifuge                               l’univers dans ses yeux
                                               / j’attends en mouvement
que l’étincelle du silex
révèle la motion des cieux

 

 

 




Sandra Lillo, Poèmes

Le bar est fermé

alors les gens boivent un café
dehors

devant la boucherie

Je ne m'arrête pas

je ne connais personne

mais je regarde

Ça fait comme des petits horizons
qui s'ouvrent

comme si le ciel d'été tournait sept
fois sa langue dans nos bouches

De l'autre côté de la rue

on ne voit plus les mères de famille
et les gens qui reviennent du travail

On dirait que le matin a disparu

 

Il est seize heures trente

je pensais qu'il était plus tard

Il pleut depuis ce matin

la pluie pénètre dans l'âme et
les jardins

Je m'ennuie

On dirait que je ne suis jamais
sortie de la chambre

à côté de celle de mes parents

Je me suis sans doute endormie

sinon j'aurais une maison avec un toit
rouge

entre les arbres d'hiver et les soleils
couchants

et en la voyant de loin les gens diraient

C'est une boîte d'allumettes

 

 

Dimanche

Un corbeau marche sur l'herbe

On dirait qu'il pense

C'est peut-être un savant ou un
philosophe réincarné

Je me demande ce que se disent
les fleurs

quand elles ne font pas la sieste

Le ciel est de la couleur de la fonte

Les cheminées crachent des
bouillons de fumée

Je regarde

comme quand je jouais à la
marchande

le petit bout du monde

un centimètre peut-être

 

J'écoute Johnny Cash

il parle de rêves brisés que rien ne
peut réparer

Moi je couds encore

même si le tissus se déchire et ne
tient plus

Je parle avec ma liberté mais des fois
je me fâche

et j'ai envie de casser quelque chose

parce que ici c'est pas très grand

surtout l'hiver avec tout ce silence

Alors hier comme le ciel était bleu sec

j'ai étendu ma chemise sur la corde à linge

et maintenant mon tiroir sent la nuit

 

 

Je relis toujours les mêmes poèmes

Je mets des petits billets
entre les pages

et puis je les enlève pour ne rien
rater

La lumière depuis est descendue
et le livre est posé sur la table

J'espère qu'un peu de moi y est
resté

mon souffle ou quand j'ai levé
les yeux pour te regarder

Quand je suis revenue les mots
faisaient

comme des blouses remplies
de vent

et comme tu continuais de me
regarder

je me suis cachée

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Jüri Talvet, Poèmes

1953     

Je suis allé au fond du jardin où, sur le toit de l’abri
qu’avait bâti leur grand-père, nos enfants s’étaient 
installés, faisant des grimaces devant ma caméra.

Soudain, je me suis retrouvé dans une autre ville,
sur le seuil de la maison de mon enfance. Une bougie
éclairait faiblement la cuisine. Il s’y trouvait

deux personnes âgées à qui j’ai dit : « Nous sommes
venus vivre ici. Moi, ma femme, nos deux aînés 
et la petite dans la poussette. » Je ne me souviens

que de cela. Mon père et ma mère étaient assis
sur un sofa, j’ai grimpé sur leurs genoux, et en riant,
nous nous sommes mis d’accord pour appeler l’anglais 

«eng-eng » et le français « franc-franc ». En 1949, 
nous avions timidement essayé la même porte de 
cuisine chez nous, au 16 de la rue Aia. Quelqu’un

avait été déporté, la nuit, de la maison au jardin.
Alors nous avons recouvert les murs des chambres de
papier peint, collant d’abord des journaux. Je me

rappelle avoir fiché un couteau entre les yeux
d’un homme portant la moustache, qui est mort, 
vraiment mort, en 1953, laissant 

les femmes russes fondre en larmes dans les rues.

(Trad. Athanase Vantchev de Thracy)

 

 

Comment finir un siècle avec dignité   

Ah, comme les lettres dansent et vibrent
sur les pages fraîches comme de la neige,
comme les draps nets et propres qui préparent, 
le dimanche, un lit plein de chaleur pour les amants ! 
Des puces sur le fil invisible d’un dresseur, non, des 
femmes enceintes de significations encore à naître ! 
(Où, si ce n’est sur les rivages de la Terre de Feu ?)
Ce que je ne collectionne pas, s’accumule.
Sur de lourdes étagères, sans espace d’air,
sans couloir pour poser son coude, sans un recoin
où la petite vrillette puisse installer son enclume.
Salve, entraîne la mémoire ! Attends l’explosion. 
(Sache, sache, sache – pour  une fois que tu es père.)
Toi, ma petite, attends, je glisse de page en page,
en bas, attends, je glisse malgré la blancheur,
j’ai trébuché sur une lettre, une courbe aiguisée fait
saigner la paume de ma main. Attends. Je mords 
à mon tour - une feuille qui a, maintenant, le goût 
d’une herbe ordinaire dans la bouche 
d’une vache sans nom au milieu d’un pâturage, 
le Jour de la Saint-Georges.

(Trad. Athanase Vantchev de Thracy)

 

 

Vilnius sous les eaux   

C’est bien que l'herbe soit encore verte ici
et les traits des visages ne soient pas
tirés au point de cacher leur désarroi
Une bestiole sous sa carapace dure
galope avec une bravoure soudaine vers
le locuteur à travers le parquet qui devient
un désert Contre des phonèmes aussi anciens
que Σ ou Ω taillés dans l'ambre épais
provenant de cette contrée inexistante
de l’Occident toi lemuel tu te sens
embarrassé l’idiome de la puta sur ta langue
fait soudain comme des nœuds
à ton insu Tu devras lever la tête
et regarder au-dessus du niveau de l’herbe
pour voir comment une montagne
˗l’ombre rapide de gregor˗
se glisse sur toi dans cette cité engloutie

 (Trad. Athanase Vantchev de Thracy)

 

 

À un chat sans nom

Il était une fois un dimanche matin d’été
et brillait le soleil (c’est ainsi que commencerait
un conte pour enfant). Durant les vacances, 
                                                    pas de classes.
Un petit chat traversait la rue.
Il n’a pas eu le temps de penser ni de faire
penser à d’autres au puits de sagesse
enfouis dans l’ombre de ses iris encore vertes.
Le soleil resplendissait, de plus en plus haut.
Le ciel bleu était porteur de liberté.
Pauvre petit tas de poils sanglants. Petit chat.
À peine un tas d’os. Le point qui signale
l’endroit. Tu mérites qu’on fasse ériger pour toi
un monument. Hurt. Kreuzwald.
Peterson. Tuglas. Tõnisson. Un couple
de Wildes. Kalevipoeg. Le petit chat !
En toute honnêteté. Au moins ça.

(Trad. Françoise Roy)

 

Le brouillard flotte sur la terre

Ce n’est que maintenant que tu commences
à comprendre que le Skagerrak et le Kattegat,
dont la sonorité semblait si belle à l’oreille
dans les classes de géographie à l’école
-comme les éternels conjoints Eschyle et Charybde-
existent bel et bien. La météo à la radio de Kiel
annonce du brouillard persistant. Les allemands
vivent dans le brouillard de leurs chambres ;
en tout cas on ne les voit pas derrière
leurs fenêtres, on ne les voit pas dans la rue.

Il est probable qu’ils aient tout mis en ordnung
la nuit, qu’ils aient même fait chanter des grives
à voix haute dans le feuillage touffu des arbres
et des arbustes qui entourent leurs maisons.
Tu forces la vue pour les voir, mais aujourd’hui
le brouillard venant du Skagerrak et du Kattegat
est si dense qu’il t’est complètement impossible
de te voir toi-même, de voir l’Estonie.

(Trad. Françoise Roy)

 

Présentation de l’auteur




Dominique Sampiero, Le Bruit de la page blanche, inédits

J’use doucement l’amour
en frottant ma peau au papier
pour passer de l’autre côté
ouvrir les portes cachées
dans les plis du silence

Je n’éteins pas
Je m’enfouis

Ma parenté tourne la tête
aux alphabets

J’attends la décision des lampes
des flammes d’encre

Et ce que l’on prend pour un rêve
ou un cauchemar
c’est ce départ

 

Ceux que j’aime arrivent
à m’extraire

Ruines de l’air
glissées sous la lymphe
cachée des livres

C’est ici l’ailleurs
que l’on a toujours craint
dans le ventre de la nuit

Je gagne ma vie en transvasant
le sable pur des phrases
dans ce blanc de poche du néant
je gagne mon souffle de langue

à chaque mot
je perds mes yeux
dans mes veines

 

L’arbre du papier
pense à ma place

pas de preuve, aucune
ni sur la mort
ni sur l’infini

Juste un entassement de brindilles

la brindille des yeux, celle du corps
la brindille de l’âme
celle du silence

et un tas d’autres innommables
cueillies du bout des doigts
mot à mot, assis sur la paille morte
des chaises

 

Puis un grand feu
un grand vent bousculent
la chair de ces écorces

À chaque plein chaque délié
la cendre invite
sa part d’ombre et d’ortie
cachée dans la volonté grise
des ténèbres

L’air fredonne
des présences insoupçonnées
en les projetant dans le vide
de la page blanche

Nous craignons cette légèreté
qui attend notre corps
au détour d’un silence

 

Ne sachant plus où aller
ni ou finira le nuage de nos gestes
on supplie le poème d’écarter
les branches de l’ombre
au passage d’une phrase

On se faufile entre les herbes hautes
du mouvement d’écrire
on survit

On consent au mouvement d’ouverture
où tout se renverse à mains nues

À l’espérance, je préfère
le doux sentiment de la chute

Dans chaque mot, tombe
un peu de cet amour qui prend la forme
de ce qu’il regarde

Je ne vous oublie pas
j’apprends à

 

En dispersant le souffle
sous la peau blanche de l’ici
la danse des images
confie la volonté de nos atomes
à l’expérience crue de la matière

Chacune des phrases
soulève la sensorialité de la chair

Qu’allons-nous devenir 
s’éteint doucement dans le cerveau du poème
qui pense la mort à notre place
nous soulageant
de son bourdonnement d’abeille

Les mots se souviennent que leur étoile
est une crémation consentie

 

Les jours passent sans griffer la mémoire
usant le regard de l’intérieur
photo jaunie fondue à même le salpêtre des murs

sac de mots rempli d’abeilles, de courants d’air aussi
purs que le bruit des  pages qu’on  tourne,  on   ferme
les yeux en bouclant les sources pour monter  le blanc
du silence en neige sous  les paupières, perdu de vivre
à reculons, soudain le ciel  se balance par la fenêtre en
criant sur la pleine lune des murs, la table invente des
abimes  et  frôle  le  dédoublement  où  s’invente  une
issue

 

On ne se souvient pas de tous les murmures On se 
retrouve planté dans la vague des essences, le coude 
encombré  de  randonnées  d’épaules, les  mains se 
frottant à l’inhabité Le ciel a soif Il dévore à tour de 
bras les corps abandonnés à leur fin de vie, dispersant 
le dernier souffle dans l’indifférence des étoiles Quel 
charnier ! Parfois  il  surprend les  vivants  debout 
descendus boire à la rivière ou embrassant un enfant 
Il les foudroie et plie leur présence  en quatre  pour 
l’emporter sous son bras Impossible d’imaginer cette 
armée  de  visages tapis  dans le  néant depuis  que 
l’homme existe Quelle couleur, quelle forme a pris le 
vide sur les parois des absents ? Où irai-je, où iras-tu 
dans ce dernier apaisement qui ne consent jamais à 
nous parler de lui, affamé de garder son secret dans 
nos fêlures ?

 

Le carnaval de la mort sépare le clos de l’ouvert
grimaçant d’infini et de sang mêlés Impossible de
clore les yeux de tous ces dieux endormis dans les
rêves  des  hommes  dès  qu’une  fourmi se met à
soulever des montagnes on supplie l’ordre sacré de
nous inventer une fin douce raisonnable une sorte
d’issue à  ce  cul de sac  de l’ici Toute  une  vie pour
apprendre un jour à renoncer à la vie C’est donc cela
Dieu et sa folie de nous garder rien que pour lui

 

J’ai tout dit des tanins de noix vertes sous ma peau Le
brou sombre des mouches  s’égosille  dans l’air  Ça
tourne en rond dans la cassure Chèque cadeau de la
vie, on est en ristourne  à chaque seconde avant qu’on
nous  passe  au pilon  Que  la terre ou  le  feu nous
désengrange  de  l’ici ! Comme un vieux sac jeté dans
le puits ! Serre dans tes bras l’enfant, ta femme, l’air
frais des oiseaux, embrase ! Une  impasse est un
chemin bouclé sur le néant

 

La ligne de flottaison de vivre descend avec la nuit le
long des haies vives rougies de baies et de blessures
plus profond qu’une mémoire dans son coma On
s’encanaille avec les bâtons des pleins et des déliés
dressant les mots entre eux à nous mordre le sang
pour avancer La peau appréhende le corail blessant
des  phrases  quand  nos  mains  saignent  sur les
métaphores  Tout  au fond de l’océan vide de l’ici
alternent broches et chasubles de la beauté

 

Une lumière sans bord crève les yeux des arbres
L’herbe tantôt bleue tantôt ocre tient tête De l’infini
flotte dans les pupilles pour rafraîchir Il fait chaud
fœtal De ventre  et  d’immersion  De mou dorsal Ça
suffit d’engranger Les chats mangent de l’herbe et se
purgent du diable Je tiens entre les doigts un morceau
du monde d’encre mauve Les orties fissurent Le ciel
se tient à carreau dans la fournaise, blanc comme le
cul des morts

Des solitudes sans oreille frôlent ma vie, des mains
de verre et aussi des corps privés de fruit je n’ose rien
faire rien dire seulement ouvrir mes yeux comme des
portes  recueillir  le  froid  glacial  des  absences le
réchauffer contre moi j’invente de quoi tenir hors du
troupeau un peu  d’herbe  pousse  dans mes cahiers
j’entretiens vaguement  ce jardin  où s’ébauchent les
ombres qui m’habillent je sais me fondre dans l’injure
des arbres lancés contre le ciel je vide les armoires de
leur credo à la place je plie mes fenêtres comme des
mouchoirs derrière la vitre tout un peuple d’images
déchire le papier pour en faire des oiseaux

 

Impatience des mains à retrouver le velouté la peau
du  carnet se  glissant  sous  le  dos des  phrases Le
paysage est une stupeur posée derrière le silence du
ciel sa grisaille respire par-dessus les briques les tuiles
c’est à peine  perceptible  À force de  démêler tous les
liens qui me tenaient serré confondu au mouvement
de la vie et des choses il me reste entre les doigts la
corde lisse d’une pensée sans obstacle

 

 

C’est un jardin sans  clôture  Une  mémoire  posée à
plat devant mes mains L’impression que tout est là à
attendre  de   naître  sans  contour  dispersé  dans le
souffle    du  papier   Je  voudrais   trouver  des  mots
simples raconter quelque chose de ce personnage qui
m’attend  derrière chaque  page du  carnet  caché au
fond de mon silence comme au fond d’un puits

 

On écrit pour ouvrir les yeux Se sentir vivant dans les
gestes et  les  pensées  en  marche  vers  la  prairie où
dormir nous fera éclore, un jour dans cette puissance
du paysage que  nous recouvrons des excréments de
nos désirs

 

Photo de couverture © Antoine LnP.

Présentation de l’auteur




Dominique Boudou, Les arbres écrivent aussi, photos Cédric Merland

Les grains du sable et les grains du ciel. L’accord des ocres et des bleus. Dans le premier silence du monde. Parfois, au pli d’un contrefort, le vent exhume des restes indéfinis, des empreintes qui ne témoignent de rien. L’image ne dure pas. Ne peut pas durer sans mémoire. Des animaux pourtant ont passé comme passent les nuages. Des meutes. Des hardes. Des envolées. Des processions ténues de petits peuples. Chassées par les orages des confins et le fracas monté de la chair. Vers la mort qui n’avait pas encore de nom. Rien n’était désigné du visible et de l’invisible. Aucun regard ne faisait la part de l’eau et du feu qui régnaient sur les choses. Puis. Mais dans quel temps ? Quelle durée à même de dissoudre le flou des illusions ? Des humains sont venus. Ont découvert le paysage sous le silence. Ajusté leurs gestes aux courbes des étendues. Le ciel et la terre se sont apaisés. Des ocres plus profonds ont tracé des lignes nouvelles, inventé de nouvelles correspondances avec le passage des bleus. Bientôt, des rehauts de rouge feraient corps avec les veines blanches de l’horizon. Et le regard enfin trouverait sa juste mesure. Entre les remuements du sable et l’énigme des étoiles. Mais les humains s’inquiétaient des longues fatigues qui suintaient dans leur sommeil. Rêver ne les tenait plus debout. Trop de sang avait coulé pendant le voyage, parfois jusqu’à la dernière goutte en emportant les viscères. On ignorait pourquoi. Aucune blessure préalable. Aucune douleur. Les rescapés avaient chargé sur leurs épaules ce qui restait de peaux et d’os et le voyage s’était poursuivi tant bien que mal. Avec les mêmes paroles économes, à bas bruit contre le charivari universel. Celui-là même qui, désormais. Insidieux jusque dans la mélancolie. Les songes pesaient de plus en plus lourd. Les gestes s’étrécissaient. Les grains du sable et les grains du ciel oxydaient la pensée élémentaire. On ne comprenait plus le vent. On doutait de la présence de la lumière. On. On.

Puis le noir tomba.

Les arbres écrivent aussi. Le paysage à l’entour ne serait rien sans leurs courbes jetées en plein ciel. Les murs des hautes tours offrent à la lune des saillies plus profondes. Une conversation chuchotée, surtout ne pas déranger l’ordre de la nuit, pourrait suspendre la fatigue du promeneur. Les arbres durent si longtemps et le béton si peu. Comment faire alors le partage des mélancolies ? Dans quelles pliures des écorces ? Dans quel aplat des rectangles borgnes ?

Le promeneur prêtera l’oreille et le regard. Les signes sont des gestes. Le mouvement parle davantage quand il est immobile. Sa langue ne dissout aucune énigme sur les traverses du monde. Ne révèle que les ombres des présences.

Un frisson passe à fleur de peau. Le promeneur relève son col. Il aura besoin de beaucoup de lenteur pour comprendre ce qui guette sous le noir.

Personne n’est venu habiter là. Personne n’y viendra jamais. L’horizon n’est pas un lieu sûr pour les corps quand le vent reste à l’affût. Mais de quoi ? De qui ? Que disent les arpents de terre sèche entre les tours, les orties couchées sous les allèges ? 

Le promeneur a de sombres pressentiments. Trop de vide pèse sur ses épaules. Il cherche un autre décor dans les embrasures du décor. Les lignes y feraient des plis, dessineraient des envers. Un frisson traverse le regard. Les ombres non plus ne sont pas sûres.

L’arbre nu résiste seul à la poussée du ciel. Ses ramures noires soutiennent comme elles peuvent le paysage désemparé. Le petit peuple des écorces se blottit dans l’attente. Une trouée de blanc écarte déjà les nuages. Un oiseau la traversera. Ou un avion. Ou le rêve d’un enfant perdu.

Le promeneur sourit. Ressaisit son corps contre le vent. Il y a tant de coulisses entre les images. Entre le noir et le blanc.

Il y a eu un drame ici. Personne ne sait dire vraiment, accident ou suicide, meurtre pourquoi pas. Des murmures parfois, autour des poutrelles où le vent s’est pris, ravivent les inquiétudes. Quelqu’un aurait vu des choses. Puis a disparu.

Le promeneur n’est pas inquiet. Il aime disparaître quand il marche. Son corps s’efface parmi les herbes du talus au bord de l’autoroute. Son esprit va plus léger à la rencontre du fleuve en contrebas. La lumière suspend tous les mouvements. Ni les nuages ni les oiseaux ne font signe. L’eau reste sans tain.

Il faut descendre encore, disparaître davantage. Dans une durée plus ample du paysage. Où l’arbre se déplie comme un récit. Quatre cavaliers reviennent d’un lointain voyage. Ils ont des lévites et des aigrettes. Leurs yeux se sont étrécis d’avoir trop vu la débâcle du monde. La paix est là pourtant, sous le ciel de crépi qui s’ouvre aux ramures. Le sang ne coulera pas. Les oiseaux retrouveront le chemin des poutrelles.

Le promeneur remonte lentement vers l’autoroute. Mais à qui appartient cette silhouette assemblée sur le bitume ?

Le promeneur a toujours deviné que les arbres écrivent aussi. Que les empattements des branches jetées contre le ciel tiennent le paysage debout. Dans ses enfances déjà, il n’imaginait pas les échos de la rivière sans les jambages des saules. Les coulures des écorces au fond des marais traçaient des signes avec la terre qu’il aimait fouler.

Après tant et tant de marches, comment savoir ce qu’écrivent les vieux fûts des vieilles forêts comme les jeunes pousses des jardins verts ? Dans quelle épreuve du regard retremper la patience ?

Attendre encore. Interroger la matière noire des entrepôts déserts, sur le front du rivage. Oser des correspondances restées lettres mortes. Les créneaux du béton sont des chicots. Les vastes oiseaux des mers ne viennent plus là depuis longtemps. A quoi bon apporter des messages que personne ne lira ?

Mais le promeneur ne renonce pas. Il y a tant de rumeurs dans son corps et dans le corps du bois. Venues d’un temps si lointain. Au cœur de la chair comme au cœur de la cerne. Des réponses possibles. Ou rien.

 

Des rumeurs encore. On dirait qu’elles ont mille ans. Qu’elles viennent d’un autre monde. D’une autre langue. Les murs noirs ont chassé la lumière de l’espace et du temps. Les chemins se jettent dans le vide. Les troupeaux à l’écart ont les yeux qui éteignent. Et la tour veille comme elle a toujours veillé. Sur l’invisible. Un jour, il apparaîtra.

Le promeneur relève son col. Quelque chose en lui sourit. D’une mémoire plus ample que son corps. Avec ces mots qu’il saisit : L’univers passe par mailles comme l’air dans une vieille chaussette. L’infini n’est jamais qu’un fini qu’on ne sait pas finir.

Et il se met à rire en regardant le ciel. Cette mélasse tombée d’un faux plafond. Un machiniste grimaçant la verse à seaux percés. Le paysage peut bien tomber aussi. Qui voudrait le relever ? Au prix de quels mensonges ?

Le promeneur se réfugie sous l’arbre et s’apaise. C’est un lieu sûr même pour douter. Et si l’univers était vraiment une vieille chaussette ? Un frémissement traverse le feuillage, dessine une échancrure. Un autre récit pourrait se déplier. Avec l’assentiment du petit peuple des écorces. Il ferait cercle autour du promeneur et prêterait sa voix. Mais le conte serait bancal. Rien n’existe sans ce qui trébuche.

La route est le dernier vestige à faire corps avec le paysage depuis que les humains ont disparu. Quand le ciel a retrouvé ses couleurs à la suite d’une tempête magnétique, les arbres se sont repliés de l’autre côté du monde. Les animaux les ont suivis. Une longue procession par voie de terre, d’eau et de nuages, silencieuse. Obstinée. Puis le béton des enceintes et des tours s’est effondré en un souffle, comme s’il n’avait jamais été qu’un trompe l’œil. Quelques ombres sans objet témoignent encore de la vie qui clopinait là. Presque absente déjà sous les allèges affaissées. Dans les brisures aux angles de fuite. Les rêves grandissent mieux dans les espaces contraints où le noir persiste. Le promeneur n’est pas parti avec les animaux de l’autre côté du monde. Le ciel y est rouge comme s’il saignait et tombe trop bas sur les ramures. Un grésil crevassé étouffe la surface des rivières et des lacs. Le promeneur pense à un corps qu’on aurait battu à mort. Et frissonne. Le refuge de pénombre qu’il a creusé dans le sable ne durera pas. L’étayage des lauzes contre les parois craque déjà. Il devra quitter ce séjour où il pensait pouvoir accomplir sa solitude. Plus au nord, les ocres semblent plus tendres. Des nuances vert sombre laissent deviner des présences qui résistent. Quand le noir et le blanc reviendront ajuster le jour à la nuit, des herbes rases se lèveront avec le vent. Des remuements parmi les lichens et le long des hampes annonceront de nouvelles naissances. Quels signes adresseront-elles à son regard ? A sa patience dans l’épreuve des durées ? Il faudra marcher longtemps encore. Traverser de vraies coulisses et de faux décors. Ecouter les silences entre les bruits. C’est là que se trame la possibilité du réel. Les arbres le savent bien. Quand la route aura elle aussi disparu et que les couleurs se seront de nouveau effacées, ils reprendront le fil de leur écriture. Sous la terre et sous les étoiles. Dans la mire du noir et du blanc.

Présentation de l’auteur




Jean-Charles Vegliante, Une espèce de quotidien

Laissé tout seul 

Jeune homme chevelu, blanc comme un linceul
– sale couvert de griffures l’air hagard –
marche vite, crie, un couteau de cuisine
à la main, disant Moi j’ai tout mon esprit !
insultant on ne sait qui, lui seul le voit.
Les gens s’écartent, pressent le pas, s’éloignent
et moi aussi lâchement, je le regarde
à peine, je pense C’est pas mon problème…

 

          ∗∗∗

Il passe devant l’ancien garage – l’odeur 
avant d’avoir reconnu. C’est l’autre trottoir
qu’il prend d’habitude – pas envie de revoir
ces lieux de solitude, le gardien de leurs
voitures sacrées, la crainte pour ses poumons,
l’obscurité qui monte avec un ahan long…

 

Pour lui ce cadeau, un kit Oser Créer :
il peut décorer des vases de couleur
une dînette un mobilhome une armée
contre les gens. Il regarde le ciel plein
d’autres couleurs et de nuées qui se cherchent
et se perdent. Ses yeux chatouillent, sa langue
est rouge. Il la rentre, la mord et ne sait
quoi en faire. Le ciel est rond de bonheur
quand des moineaux se chamaillent dans son sein.
Rien ne correspond dans ce kit où se perche
l’oiseau de malheur d’une journée exsangue.

 

– Dans les rues désertes de l’été
tu ne rencontres que des fantômes
de personnes disparues, d’amis
jamais suffisamment salués
alors qu’ils étaient là – attendant
peut-être un signe, à accompagner
leurs descentes vers les rives froides
qu’une eau violette entartre et éteint –,
d’ombres familières, commerçants,
employés hors service, logés
dans la Maison des Postes, repeinte
à présent sous autre enseigne, comme
un peu tout le quartier, nous aussi
méconnaissables, restés en rade…

 

 

 

 

 

 

Repos urbain

                        

Paris paresse réveillé, dimanche matin
Les rues s’animent peu à peu d’une foule oisive,
parfois embrumée devant des boîtes de nuit borgnes
d’où sortent les derniers flots de musique agressive –
jusque dans les sous-sols du métro les tempes cognent
Dans le ciel de mouettes érinnyes, rires de haine
Les fourmis ont repris leur industrieux chemin
L’eau du caniveau charrie des cendres verte

 

          ∗∗∗

Le temps s’enfuyant fait parfois ressurgir
l’amour désespoir du petit pour ses pères
– Un sort contre quoi il n’y a rien à faire
nous abat et craint de nous faire souffrir

 

 

À la radio sans comprendre :

“dam’ dame,
t’ondoie ton sac
bat le long oh
de ton flanc, l’ac
cident m’ô
te l’âme,
ho bolôo…"
(programme
musical au
2e jour ac
cepté de grève)

 

Enlevés

 

Alerte lancée pour Joris, 10 ans : est mince,
a les cheveux châtains et les yeux marrons.
Et Jad, 6 ans, cheveux châtains frisés, les yeux
marrons, tandis qu’Allia, fille de 5 ans,
a les cheveux bruns aussi et les yeux marrons. 

Si vous localisez les enfants ou leur père,
ne pas intervenir, il faut appeler
ce numéro Amber, ou envoyer un mél
au commissariat le plus proche, au préfet
de police, à la mairie du lieu afin qu’elle

prenne toutes les dispositions nécessaires
à neutraliser le parent, à sauver
autant que possible les enfants. Sans trembler.

 Les gens lisent l’annonce, attendent l’addition. 

 

– C’est juste que vous manquez de larmes
a dit l’ophtalmo. Nous les avons laissées
derrière nous dans la réserve des songes
là où le temps se tord sur lui-même,
pense le vieil homme – où la peine s’efface

 

          ∗∗∗

Parfois j’achète des fleurs au marché,
des fleurs simples sans brins décoratifs.
Elles supportent mal le chaud, flétrissent
vite, comme sauvages encagés,
et nous laissent déçus d’amour naïf. 

 

Tram-Léviathan

La pluie comme un serpent sinueux sur la vitre
Offre des rondeurs aux angles durs des cités

 




Serge Prioul, Tu as des choses à dire …

Tu as des choses à dire
Qui ne sont pas dans l’abstrait
Ne sont pas abstraits
Malaise et vomissure

Cinq heures trente un vendredi de la semaine
Un vendredi simple d'une journée d’ouvrier

Cinq heures trente est avant tout une heure d’ouvrier

Cinq heures trente du matin
Non pas le cinq heures trente du fêtard
Et si tu as quand même envie de vomir
Ce n’est pas que tu as trop bu

Tu penses aussi à la fin de la semaine
Un peu de repos
L’apéro
Et demain bosser encore
Jardin
Maison
Voiture
Ou les vélos des enfants
Travailler
Autrement
L’ouvrier ne sait pas faire
Alors lui reprocher sa télé
Qui le rend heureux
Parce qu’il oublie

Les gens qui pensent dorment mal
Et l’ouvrier pense qu’il va falloir lundi se lever tôt
Alors l’endormissement du dimanche soir est toujours plus pénible

L’ouvrier y tient éveillée sa peur du lendemain
Et cette peur-là
L’ouvrier

Te submerge

Faute de preuves, Editions Les Carnets du Dessert de Lune - 2017

 

Nous sommes allés ensemble
à l'école primaire
Moi j'ai poussé jusqu'au brevet
Lui est parti apprendre la maçonnerie
chez son père
J'ai fait trente-six métiers jamais rien
Depuis ces décennies
il est devenu maître artisan
Et quand il m'explique
je l'écoute
Il n'écrit pas il fait des murs des maisons
J'essaie aussi le marteau la truelle
Le stylo même
            j'essaie aussi le silence

Les murs seuls nous écrivent.

 

Paru au Dessert de Lune - collection Dessert - 9 2018 - à paraître également en recueil

***********************************************

 

Les liquidambars

J'ai confiance
Dit le poème que je lis
Je trouve cela plutôt bien pour commencer le mien
Enfin j'écris n'importe quoi pour me changer l'idée

Je t'attends

Partie chercher du taf
Mon expression ne va guère plus loin que mon idée
Ça va comme ça va c'est tout

Derrière les vitres de l'usine
Des femmes en blouses claires boivent le café
C'est l'heure de pose
Enfin l'heure

Sur la pelouse on a planté des liquidambars
L'allée à droite je te guette

C'est des beaux arbres les liquidambars
C'est tout frisé

Toi aussi tu t'es bien coiffée
On en a parlé faut s'attacher les cheveux
Je t'attends

A l'automne
Les liquidambars
C'est frisé or et châtain
Ça fait penser à l'Amérique

 

 

**********************

Voilà bien deux heures que je t'attends
Tu es partie pour une entrevue d'embauche
Avant tu as dit
Qu'est-ce qu'il faut pas faire
A soixante ans
Je suis resté seul avec un stylo rouge
Tu ne reviens pas j'écris rouge
J'écris ça je n'ai pas fini
Je lève le nez
Soudain
Tu ne
Tu as les yeux

25 9 2017, Deux poèmes écrits sur le parking de l'usine Vuitton à Ducey (50) où Régine a fini sa carrière professionnelle. 

 

 

Et un texte/poème de Régine Prioul (couturière) :

Elle travaille sur une machine à encoller.
Elle est souvent seule.

Après la pose de l'après-midi, une nouvelle amie vient chaque fois la voir.

Elle se pose sur la colle. Butine. En serait-elle droguée ?
Fidèle, elle revient régulièrement, agrémente cette fin de journée,
                        distrait la solitude des moments où elle rêve d'une autre vie.

Bientôt, partant vers d'autres horizons,
            il faudra quitter la petite mouche
                                                                       libre.

Régine Prioul - 1er juillet 2018

 

 

Présentation de l’auteur




Géry Lamarre, JARDINS INTÉRIEURS À NOS CHEMINS SUSPENDUS

Notre première oasis. La Nuit. Cette nuit voûtée sombre. Voûtée. Sur son berceau
d’argile. Sur nos avants et avenirs. Campés. Là. Dans l’instant. Nuit de conscience
constellée. D’étonnements et d’angoisses. A défaut d’étoiles. Clameurs et troubles.
Souffrances et joies. Émanations chuchotées. Lointaines. Atténuées. Par le bercement
des eaux.

                                                                            Seuls.

                                                                            Seuls. Et reliés à la fois. Sur les
invisibles. Routes. Entortillées à nos descendants. Nos ascendants. Nuits d’origines.
Une escale. Un campement. Dans la nuit de la nuit. Nous.
Nous y sommes restaurés. Nourris aux cendres de ces feux de failles. Y avons trouvé
source des chants et ritournelles. Nos légendes forgées.

 

*  *  *

Le sable frissonne. Court sur la peau. Du paysage. Ondule. L’ombre des hauts phœnix.
Nous sommes. Ici. En cet instant. Notre eau rafraîchie. Et nos pieds soulagés. L’homme
s’est mis à scander. Puis à tracer. Des mots de verdure. De joies infimes. De doutes
confiants. Il était. Devenu. Le geste du peintre. Caresse légère. Geste rituel. Se répétant.
Se répétant. Son oasis. Dans les pierrailles du temps.  
Chacun avons le nôtre. Un territoire. A la croisée des chemins.

*  *  *

Là où tes pensées glissent. Sur tes pensées. Ce territoire.
Se plie. Se déplie. Effrite les murs. Et les minutes. Une risée. Un grain d’instants de
sable. Cherchant son chemin. Dans les méandres de la peau. Des souvenirs. S’insinuant.
Précieux. Est ce refuge. Fait de soleils vivaces. De vents. Et d’émois. Un jardin
intérieur. Suspendu. Une bulle. Verdoyante. Au fond du cœur.

Sur la tenture. De la nuit. Chaude. Brillent. Dorénavant. Deux étoiles. Merveilleuses.
Refleurissant. Chaque jour. L’aube des jours.

*  *  *

Assises sont.
Nos oasis. Mais aussi. Mue. Qui nous rappelle. Que nous sommes. Âme et corps
nomades. Marche. Marche. Martèlement rythmant. Notre temps de poussière. De pas.
Parsemés d’étoiles. Une danse. Lente. Lente. Parcourant. L’incertain des chemins. Et les
chants invisibles. Nos peurs. Nos doutes. Marche. Marche. Vers nos grands lointains
ensauvagés.
Que peut-être. Deviendont. 

Présentation de l’auteur




Christian Monginot, L’Insecte du placard, Un jour d’exercice sur la terre, textes inédits

VANITÉ DES VANITÉS

            Tu empiles dare-dare tes livres sur ta table. Achevés, pas achevés. Édités, pas édités. Tes notes, tes brouillons, tes chroniques. Tu mets ton crâne par-dessus, style presse-papier. Un zeste de musique pour lier le tout. Luth, viole, flûte. Et ton globe terrestre pour dire d’où tu viens. Au cas où. Mais, vite, vite ! La lumière est en train de flancher. Ta chandelle est morte. Il n’y a plus de feu ! Toutefois, quoi qu’en dise l’ami Pierrot, dans l’état où tu es, frapper chez la voisine serait un manque flagrant et littéral de savoir vivre. Même si, dans sa cuisine, on bat le briquet. Viennent le peintre, le photographe, l’interviewer. Souris leur ! Pas comme ça. Non. Les deux mâchoires bien serrées et synchrones. Pas pendantes ni disloquées. Cheese ! Un dernier effort, oui c’est ça, autrement ça fait peur ou désordre et la postérité n’a pas besoin de ça. Hélas, hélas, pauvre Yorick ! Te voici donc nature morte et bien morte, crâne épinglé comme un gros scarabée au milieu de cette « vanité », le reste de ton squelette disparu, dispersé aux quatre vents comme les miettes du petit Poucet.

            Ce sont les peintres hollandais, humoristes à leurs heures, qui inventèrent au XVIIème siècle ces joyeusetés qu’on appelle « vanités ». Par gros temps calviniste, il était de bon ton de faire chuter le prix des séductions terrestres et de rappeler à tout un chacun qu’il n’est qu’un peu de chair rêveuse sur un bout d’os friable, le tout coincé entre deux blocs d’éternité sévères. Un coup d’œil sur la mort matin, midi et soir, pensait-on, ça aide à patienter entre les repas et ça remet les idées en place. Tu tombes raide devant certaines de ces œuvres. Celle de Pieter Van Steenwyck, par exemple. Qui semble faite exprès pour toi. Il ne manque au tableau que ton ordinateur. Le reste, sur la table, est pareil. Mêmes objets, mêmes empilements, même désordre. Sauf que ton crâne est encore accroché sur tes épaules. Ce qui n’est pas vraiment gênant.

            Jacques-Bénigne Bossuet, catholique impénitent, sermonneur de génie et évêque de Meaux, humoriste lui aussi à ses heures, stupéfia la cour du Roi Soleil, dans un de ses fameux stand-up, en ouvrant devant elle une boite surprise : « Me sera-t-il permis aujourd'hui d'ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre? » C’est ainsi que commence son sketch. Tu aurais payé très cher ta place pour voir la tête des Ducs et des Duchesses, des Marquis et des Marquises ! Un tombeau ! Autrement dit, une boite à vanités, destinée à illustrer cette leçon de chose épiscopale sur la mort et ses vertus thérapeutiques.

            Vanité des vanités. Tu t’es aussi, quant à toi, très souvent retrempé dans l’humour sublime, grinçant et sans fond de l’Ecclésiaste, tu y reviens sans te lasser. Buée de buées. Tu nages entre ses lignes en retenant ton souffle. Tu tentes de plonger chaque fois plus profond pour en rapporter quelque étoile de mer, quelque coquillage inconnu. Fumée de fumées. La pratique régulière de l’apnée poétique donne à ton souffle ce petit coup de pouce qui te permet à chaque fois de ne pas rester au fond. Se pourrait-il que la joie paradoxale ressentie dans ces moments de plongée en eau amère et profonde découle d’une équation unique dont les termes incluraient tout ce que tu n’es pas au point d’en faire la pupille même de ton œil et le cœur palpitant de ta propre évaporation ? La mer mélangée avec le soleil. Les poissons avec les oiseaux. Les pierres avec les roseaux. Les jours gris avec les jours clairs. La présence avec l’absence. L’amour avec la blessure. La solitude avec ses reflets. Est-elle vraiment retrouvée ? Quoi ? L’éternité ! Mais ton chat miaule dans le couloir. Tu lui donnes quelques croquettes contre un bout de la réponse.

 

Texte extrait d’un livre en cours d’écriture de Christian Monginot : L’insecte du placard.

Illustration : une « vanité » du peintre hollandais Pieter Van Steenwick (1615 – après 1656). Titre du tableau : « ars longa, vita brevis », soit : « l’art est long, la vie est brève », formule extraite d’un aphorisme d’Hippocrate. L’aphorisme entier dit : « L’art est long / la vie est brève / l’opportunité fugace / l’expérimentation faillible / le jugement difficile ». Qui dira le contraire ?

HABITER POÉTIQUEMENT

 

            Il suffit d’un instant, celui d’un premier pli dans le temps de la chair, pour que ton lieu te soit ouvert. Tout est là. Aussitôt. Tout. Tu touches d’un coup aux bords obscurs et muets de ton ignorance. De ta province. L’infini s’est fait un nouveau corps. Lumière. Nuit. Velouté d’étoiles. Carnaval de formes. Explosion de couleurs. Déluge de sons. Tourbillon d’odeurs. Été des saveurs. Brise des caresses. Tout est venu dans ce choc et dans cette stupeur que tu appelles « corps ». Rien ne reste dehors. Rien ne stagne dedans. Le vent emporte tout, le vent rapporte tout. Le vent qui est l’âme inquiète de toutes les poussières et la dictée secrète de ce qui te fait et te défait sans cesse.

            D’aussi loin que tu voies, d’aussi loin que tu entendes, d’aussi loin que tu t’ignores, tu es déjà venu et revenu par lui. Il ne te manque que les mots pour le dire. Et ce manque sera, si tu le veux, ta vie. Un retard infini sur toi-même. Dans lequel s’engouffrera et parlera le vent. Quand tu verras l’oiseau, tu diras « l’oiseau », mais du mot à l’oiseau qui passe, tu te verras toi-même comme un puits sans fond. Un gouffre à peine aménagé avec de frêles passerelles et de pauvres échelles de corde qui se balancent dans le vide. Tu diras : voici tout ce que je peux faire pour combler mon retard et faire fructifier ce vide, je n’ai pas d’autre art poétique que ces cordes et ces planches. Et ceux qui croient en savoir long sur le « profond » se moqueront de toi.

            Arrivé avant de partir, tu n’as plus qu’à trouver les actes et les questions qui mènent de la fin vers le commencement. La réponse est là et bien là. Depuis toujours. Comme un insecte prématuré, un papillon volant à l’envers, une perfection sans normes. Le voyage déjà achevé cherche parmi ses braises l’étincelle d’un départ avorté. Mais entre le voyage qu’absorbe l’horizon et l’horizon qu’aveuglent les désirs, toi tu cherches ton pas, ta façon de marcher, un chemin réversible où les mots ne seraient plus séparés de leurs actes ni de leur chair mais avoueraient enfin le poudroiement théâtral d’un monde étrangement continu dont les coulisses seraient la propre nudité des corps et des voix.

Extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Tableau d’Henri Rousseau, Le rêve, huile sur toile, 1910.

 

 

 

HEUREUX LES PAUVRES EN ESPRIT

            Certains matins, tu te lèves et la richesse te submerge. L’autre richesse. Pas celle des comptes en Suisse ou aux îles Caïmans. Non. Celle du goût. Du goût des choses. Du goût d’aller. Du goût de vivre. Cette étrange saveur dont tu ne sais quelle est l’épice, mais dont tu peux retrouver sans peine les ingrédients de base. Une certaine fraîcheur, par exemple, qui est musique et danse pour le corps. Une certaine lumière, déjà présente dans le noir. Une sorte de légèreté élastique et digressive, qui semble se propager autour d’un centre vide se déplaçant sans cesse entre les objets, les pensées, les émotions. Le tout composant un trésor impalpable qui se confond avec le jour qui vient.

            Mais parfois, comme par sortilège, enchantement, malédiction, alors que tu touches au cœur de ce trésor, tu butes contre un roc. Celui de la plus sévère pauvreté. Voici le rêve d’amour du Prince réduit à une pantoufle. Voici Cendrillon rendue à sa citrouille, à ses souris, à ses haillons. Le conte tourne court. As-tu rêvé comme eux ? Te voici soudain perdu dans la brocante des mauvais jours, courbé sous le vieux bric-à-brac des monotonies, l’insipide poussière de l’ennui, les toiles d’araignée du temps qui passe. Se peut-il que le cœur de la merveille fusionne ainsi avec le silence des pierres ? Est-il possible que le trop devienne synonyme du rien ? Par quel « sésame » communiquent donc l’envers et l’endroit du bonheur ?

            Heureux les pauvres en esprit, dit-on. Et non les pauvres d’esprit, comme disent certains. Un trésor leur serait promis. Un Royaume. Durable écho de la montagne aux Béatitudes. Rumeur d’un temps où la ronde des pauvretés entraînait tous les pauvres à danser d’un même pas autour d’un même vide voilé d’amour et de stupeur. Mais toi, lorsque tu joues à saute-mouton de merveille en pauvreté, quel est ton bond, quel est ton vide ? Quels sont les enjeux, les désirs, la formule ou la destination qui te poussent à naître, à marcher, à écrire, écrire encore ? Toujours est-il que le bond se produit, que l’abîme est franchi, que l’incroyable advient. Tantôt dans un sens. Tantôt dans l’autre. Le moins changé en plus. Le plus changé en moins. Et ainsi de suite. Le miracle en est si familier qu’il semble l’air que tu respires. Tu ne sais par qui, par quoi, ni où, mais, de toute évidence, la recette est écrite quelque part en toi. Chimie ? Alchimie ? Magie ? Où donc se cache l’étrange Docteur ? Le Faust de ces métamorphoses ? L’alchimiste ou le sorcier de ces inexplicables torsions du goût des choses ? Où sa diabolique recette ?

            Ta richesse a la couleur des fleurs, des fruits, la couleur des paysages luxuriants que le hasard vaporise parfois dans le vide qui sépare l’œil et le mot, le frisson et la forme, l’attente et la rencontre. Ta pauvreté a la couleur du givre, la couleur de ce qui s’éloigne et s’absente, mais que l’on sent un jour renaître à l’intérieur de soi à la façon d’un printemps discret, d’un conte que l’hiver aurait confié à la terre endormie et dont celle-ci se souvient en s’éveillant. Mais de l’une à l’autre n’a cours qu’un seul et même commerce, dont l’objet, le bénéfice et toute la magie consistent à rappeler à l’une ce qu’elle veut oublier de l’autre, afin que l’une et l’autre puissent reconnaître, par-delà espoirs et déceptions, dégoûts et fascinations, ferveurs et coups de blues, l’étrange unité du monde fou mais sans couture qui s’ingénie à les rêver ainsi, toutes deux, en les opposant.

Texte extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Wang Wei, période Tang, 701-761.

LES SAVOIRS D’APRÈS

 

            Il est des savoirs amers. Des savoirs qu’on refuse. Des savoirs d’après. Des savoirs dont l’amertume brouille le goût qu’on a de vivre. Des savoirs que l’on frôle toute une vie durant sans pouvoir leur prêter la moindre part de soi. Savoir ce que tu aimes, savoir ce que tu refuses, savoir comment, pourquoi : tu en admets tant bien que mal brumes et flottements, mais lorsque tu t’approches de ces savoirs d’après qui te glacent le sang, tu doutes soudain de pouvoir en accueillir le tranchant sans te vider de toi. Que feras-tu, que vivras-tu, qui seras-tu après ? Peux-tu même imaginer le moindre après de ces savoirs d’après ? La poésie elle-même, celle qui ne recule pas, celle qui obéit sans défaillir au flux silencieux de ce qui dicte, la poésie possède-t-elle quelque double des clefs de ces savoirs d’après l’après ? Qui le dira ?

            Or, y a-t-il pire savoir d’après que celui de la perte présente ou prochaine d’un être aimé ? Peut-être celui de sa souffrance, te dis-tu. Mais l’un ou l’autre revient au même, tu es touché en ce point où ce que tu vis se heurte au mur désespérant de ton impuissance. C’est au pied de ce mur, toutefois, que se dévoile à toi la pleine valeur de l’écho. Ce que tu te désoles de perdre se mesure à ce que tu n’as jamais possédé et qui t’a pourtant si fortement tenu. Devant ton impuissance et l’aller sans retour de la nuit, tu te dis que l’amour est un art infini de l’écho, et le monde, le simple fruit musical de cet art : mais pourrais-tu savourer le moindre fruit sans le perdre à l’instant même de sa cueillette ?

            Les savoirs d’après ne sont pas de ceux qu’on acquiert par l’effort ni le talent. Ce ne sont que savoirs âpres distribués par le hasard ou la fatalité. Sans l’avoir désiré, tu en as reçu ton lot, et d’autres, pas moins saumâtres, se rapprochent de toi. Tu n’as pas choisi. Tu ne choisiras pas. Mais si tu regardes autour de toi, face au fil vibrant de ta chair s’étend l’immensité de ces monts, abîmes et merveilles d’effacements et résonances, pavée de ces savoirs amers que nul n’a désiré. Les disparus et les vivants y prospèrent d’une même vie et d’une même mort dans la seule chair des vivants. L’amour et la mort s’y abreuvent d’une même eau faite d’échos et de reflets qui s’entretissent entre les quatre coins du vide.

            Chacun tient le fil à son tour. La tapisserie se déploie, s’étend et vit sa vie d’ombres et de lumières, de cailloux et d’étoiles, de saisons et de couleurs, flottant comme une oriflamme parmi les plis invisibles de la grande innocence. Des mains lâcheront le fil. D’autres le reprendront. Feu, miel, cendres à volonté. Tiens donc ce fil. Travaille vite. Bien si tu peux. Puisque c’est ton tour et que rien d’autre ne justifie les dix doigts de tes mains.

Extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Edward Hopper, Sun in empty room, 1963.

Un jour d'exercice sur la terre

 

 

Introduction

UNE CERTAINE INTENSITÉ

 

            Quelques jours après la mort de Pascal, un domestique de sa maison trouva dans la doublure de son dernier pourpoint un parchemin et une feuille de papier, auxquels il ne put accéder qu’en défaisant la couture intérieure de l’habit. Ces documents furent aussitôt remis entre les mains de Madame Périer, sœur ainée du philosophe. Le texte écrit sur le parchemin, l’avait été avec grand soin de la main de Pascal, et figurait en double sur la feuille de papier, comme une copie ou un modèle du premier. Il était daté du 23 novembre 1654. Presque huit années s’étaient donc écoulées entre sa rédaction et la mort du philosophe, survenue le 19 août 1662. Compte tenu de l’endroit où il avait été découvert, du temps durant lequel il n’avait probablement pas quitté celui qui l’avait écrit et du caractère lapidaire mais intense de son contenu, on pouvait imaginer avec vraisemblance qu’il n’était destiné qu’à un usage personnel et constituait, à ce titre, une sorte de mémorial d’un moment très fort et très précieux dont le philosophe souhaitait conserver la trace tangible au plus près de lui. Écrit bref, énigmatique, succession de phrases courtes, d’interjections, exclamations, supplications, témoignant d’une crise spirituelle profonde, mêlant les accents de la contrition, de la prière, de la révélation et de l’extase, ce texte est connu aujourd’hui sous le titre posthume de Mémorial.

            Tu avais seize ans lorsque tu découvris cet écrit dans une vieille édition des œuvres de Pascal. Sans que tu puisses alors comprendre vraiment la nature de la crise profonde qu’il évoquait, son intensité te frappa et te parut étrangement familière. Ce feu dont il témoignait, et dont ses mots semblaient autant de braises, te renvoyait à ces moments singuliers où tu avais toi-même, tout au long de ton enfance et de ton adolescence, connu de tels embrasements. Oui, cette intensité par laquelle un homme ou un enfant s’évadent parfois des signes et des cadres de son existence en déjouant la surveillance de sa propre raison, ne t’était que trop connue et t’avait depuis toujours autant fasciné qu’inquiété. Au fil de tes expériences de la vie et de tes relations avec la poésie et l’art en général, il t’a semblé que cette intensité contenait une aspiration à un mode de communication différemment orienté entre les hommes et esquissait, entre ceux qui en étaient porteurs, par-delà le temps, l’espace, les langues et les croyances, un embryon de communauté où cette communication trouvait non seulement une manière anticipée d’application sociale mais devenait ainsi disponible à tous ceux, qui pourraient dès lors, s’ils en ressentaient le désir ou le besoin, s’y associer.

            Une telle communauté, liée de façon très improbable par un certain type ouvert et assumé de débordement symbolique, où quelques vivants de chaque époque auraient côtoyé quelques morts parmi les plus vivants des époques précédentes, aurait donc été faite, par les singularités respectives de chacun de ses membres, dépositaire d’une intuition de valeur universelle touchant à quelque limitation et inversion matricielles de la communication humaine et à la possibilité de faire et de dire plus et autrement. Tout ce que tu as pu écrire jusqu’à aujourd’hui n’aura, au fond, obéi qu’au désir d’approfondir cette intuition et de renforcer ta propre participation à l’effort de cette communauté dispersée, pour la mettre en pratique et la vérifier. Tu t’es très tôt senti aspiré et lié par cette intensité que tu éprouvais toi-même et retrouvais dans les Pensées ou le Mémorial de Pascal, dans la rage d’Une saison en enfer, la flamme noire des tableaux de Goya, la puissante révolte d’Artaud le Momo et dans bien d’autres œuvres, expériences ou façons de vivre déterminées par ce type de débordement raisonné.

            Le poème présent ne fait pas exception à cette règle, bien au contraire, puisque, comme le dit le choix de son titre, extrait du Mémorial, il aspire à mieux faire ressortir encore et agir cette règle dans et contre le cadre de ta propre existence. Ce poème t’a été suggéré, entre autres choses, par ton insomnie chronique et ce qu’elle t’a appris du monde qui t’entoure et de toi-même. Ses couleurs varient selon l’heure de ses séquences. Poème de la ville, des gens qui l’habitent, de leur multiplication, de leurs métamorphoses, du trop qui les consume, du vide qui les nourrit, il s’est écrit au gré des flux et des reflux qui font communiquer entre eux les corps et les lieux, les heures et les couleurs, à la façon d’un vagabondage où intérieur et extérieur avoueraient leur nature commune et l’étrange continuité dans laquelle ils sont pareillement embarqués.

            On pourra le lire, selon sa préférence ou sa disponibilité, de façon continue, comme une aventure, une quête, une histoire, un conte, ou bien de façon désordonnée, en disjoignant et séparant les séquences les unes des autres. À moins qu’on ne préfère accorder l’heure et la lumière de la séquence choisie à l’heure et à la lumière du moment de sa propre lecture. Il est vingt-deux heures trente à l’instant où tu poses le point final de ton livre, c’est peut-être l’heure à laquelle le hasard aura fait que le lecteur l’ouvrira : pourquoi ne te rejoindrait-t-il pas, par exemple, à la séquence correspondante ?

SÉQUENCE N° 1 : commençons par la fin [20 : 00]

Commençons par la fin,
Te dis-tu,
Car désormais l’ordre n’est plus l’inverse
Du chaos,
Et la fin pourrait bien être
Ce qui se rit de toi au fond de toi,
Cette chose dernière qui s’absente des mots
Dès la première phrase
Mais veille dans les blancs et n’en pense
Pas moins ;

Rira bien qui rira le dernier,
Comme on dit,
Et rire bien est sans doute
Ce qui peut t’arriver de meilleur ;

Tu t’assois sur un banc
Dans un minuscule jardin public,
L’air est doux,
Le monde semble endormi,
Des noms flottent dans l’atmosphère,
Tu t’efforces de déchirer la membrane invisible
Du temps
Pour entendre plus distinctement le murmure
De cette chose appelée fin ;

Entre la fin des haricots et celle
Qui justifie les moyens,
Entre la fin des fins et la fin de tout,
Se dissimule la plus discrète,
La plus silencieuse,
La plus opaque et charnelle des fins,
Celle qui tourne et vire dans ta tête et n’a cure
De tambours ni trompettes
Pour donner à chacun de tes mots
Cette pincée de vertige qui le sépare
Des brumes originelles ;

Chaque jour n’est-il pas d’ailleurs, comme celui-ci,
Le jour qui la précède,
Et chaque instant, celui qui la mélange au flot
De ce qui n’a jamais cessé de commencer ?

 

SÉQUENCE N° 13 : le « oui » où tu te perds [23 : 00]

Parfois, la nuit devient celle de tous,
Elle reconnaît son propre fil
Dans le tissage de chacun,
Nuit noire,
Nuit blanche,
Son pas devient audible,
Pour le dormeur, pour l’insomniaque,
Le noctambule, le somnambule ;

Tu crois la traverser, l’explorer,
Mais c’est elle qui musarde en toi,
Faisant cueillette de tes questions, de tes doutes,
De tes raisons de dormir ou de ne pas dormir,
Elle sait être une seule et même nuit,
Elle sait en être mille et une,
Elle est tienne parce que tu te fais puis te défais
En elle comme se font et se défont tes songes ;

Au matin, tu jurerais avoir rêvé,
Mais qui te dis que ce que tu crois avoir été ton rêve
N’est pas la pensée nue de cet arbre aux lucioles
Qui a trouvé en toi le nom de « nuit » ?
La nuit n’est-elle pas toute ton ignorance,
Mais à l’envers, vue de dehors,
Sa face non humaine si tu veux,
Visage exposé à l’absence dernière de regard ;

La grande image de la nuit n’est aucune image
Et toutes à la fois,
Elle est ce que tu ne vois pas
Dans tout ce que tu vois,
Elle est en même temps le point autour duquel
Tournent tes pensées les plus intimes
Et l’horizon où se dessinent
Les figures de ta stupeur ;

Le visage de la nuit résume-t-il ces visages tiens
Qui te restent étrangers,
Figures animales, végétales, minérales, divines ?
Son sourire n’est-il que ta façon
D’apparaître ou de disparaître,
Son silence, le « oui » où tu te perds ?             

 

SÉQUENCE N° 14 : l’impasse matricielle [23 : 15]

Sur la chaîne préférée du patron,
Les informations tournent en boucle,
L’Apocalypse suit son bonhomme de chemin,
Mais les clients ne regardent plus, ils préfèrent
Échanger les fumées de leurs têtes plutôt que d’inhaler
Celle des commentateurs ;

Toi, tu regardes, au-delà de l’écran,
Cette foule immense que nul ne peut plus dénombrer,
Une foule venue du tréfonds de la vie,
Parlant des langues inconnues,
Serrée, pressée, affolée autour du vide qui aspire
Les cœurs, les esprits, mais ne donne à chacun
Ni le moyen ni la façon d’identifier
Le lieu à atteindre, le mot à dire,
La chose à désirer, la réalité à étreindre ;

Comme chacun,
Dans ce petit bistrot,
Tu es venu te délester des significations dernières,
Celles qui pèsent sur ta pensée, sur tes mots,
Tu t’amuses de voir ici,
Pour un instant,
La Fin trinquer et jouer aux dés sans façon
Avec le Commencement ;

Tu as appris à écouter, au gré du temps,
Un homme après l’autre, mais qui peut,
Restant dans sa propre mesure, écouter sans broncher,
Le grondement de ce torrent où les hommes roulent
Comme des galets ?
Le flux se mettra-t-il enfin à parler ou cela ne sera-t-il
Que subterfuge de ventriloques stipendiés
Contrefaisant les voix
De l’actualité, du temps, de l’histoire ?

Dans leurs habits déchirés, poussiéreux,
Ces foules viennent sans doute, te dis-tu,
De la grande impasse matricielle,
Celle qui durcit la matière du rêve afin de nier
La soif du rêveur et promouvoir obstinément
L’absurde tautologie du veau d’or et de son signe…

 

SÉQUENCE N° 26 : habiter la stupeur [02 : 15]

Ce n’est pas assez de s’étonner, songes-tu,
En terminant ton verre,
Ce n’est pas assez,
Il faut,
Un jour ou l’autre,
Sortir de l’étonnement passager,
Du doute méthodique, 
De la perplexité de circonstance
Et investir,
Sans regret ni retour,
Poétiquement et pratiquement,
Le territoire hors dimensions de la stupeur ;

Ces corps qui vont et viennent sans but,
Ces bouches qui s’ouvrent sans parler,
Ces désirs qui tâtonnent dans la nuit des organes,
Ces rêves qui débordent les mots,
Ces intuitions qui griffent le silence,
Ces cris jetés au-delà du dicible,
Ces actes qui trouent la comptabilité des actes,
Tournent tous
Autour
De cette terra incognita ;

Ni l’ivresse, ni la violence,
Ni le mensonge, ni le déni,
Rien ne peut faire que l’instant
N’irradie désormais comme le cœur de braise
D’un astre aride où se vivrait
L’expansion d’une soif orpheline
En quête de sa neuve innocence et des lueurs
D’une insécable alliance ;

Celui que le temps oublie sur le bord du chemin,
Celui qui s’oublie sur le bord de lui-même,
Celui que mille vies aspirent, disloquent et abandonnent
À chaque pas,                            
Celui-là le sait mieux que n’importe qui,
Car sa chair est
La stupeur même,
Et sa pensée, une main tendue dans le noir
Vers la pensée naissante de ce qu’elle touche… 

SÉQUENCE N° 95 : feu [19 : 30]

Vers le couchant, le feu hisse ses voiles,
Et la ville s’embarque avec armes et bagages
Dans ses ors et ses rouges ;
Les immeubles échangent leurs reflets,
Les arbres redorent leurs feuilles,
Les nuages prennent des poses,
Tandis que les visages se font tournesols
Et les désirs, cartes postales ;

Mais c’est un autre feu qui parle
Depuis le fond noir que masque
L’agitation inquiète des beautés simples :
Un feu d’épines,
Un feu de pierres,
Un feu de miroirs brisés,
Un feu de solitude et d’os voué à d’impossibles
Buissonnements,
Ou aux buissonnements de l’impossible ;

Ce qui brûle dans l’attente obscure des choses,
Fait briller le noir qui circule en toi
Et ouvre dans ton corps
Des allées rouges et blanches qui mènent
Vers des clignotements d’herbes électriques
Et des phosphorescences criblées
De lettres brunes signalant
Les opacités indépassables du paysage
Et les fausses
Interruptions du flux ;

Aussi, cherches-tu en toi et autour de toi
L’instrument
Le mieux adapté aux équilibres et aux tensions
De cet instant où se dévoile
La nécessité de faire un trou dans le décor ;
Mais tu devines que cet instrument ne sera
Ni question ni réponse,
Ni même cri ou silence :
Pourquoi ne pas miser alors, te dis-tu,
Sur cette tendresse idiote et sans objet
Qui n’a jamais jugé utile de demander
Sa route ni sa destination à quiconque ? 

 

Présentation de l’auteur