Giuseppe Conte : L’EricaLa bruyère

traduction ; Marilyne Bertoncini

La Bruyère est le tout dernier texte du voyage épique et mythographique auquel nous invite l'oeuvre de Giuseppe Conte, fondateur du Mythomodernisme, recherche spirituelle et éthique de l"action poétique orientée vers la quête de la Beauté. L'auteur offre  ce long poème liminaire du recueil en anteprima à Recours au Poème, alors que le livre est encore à paraître en Italie, chez Fallone editore, dans la collection "Leone Alato".

 

 

L'Erica

 

Erica- nome comune di  arbusti sempreverdi con foglie aghiformi rigide e dai  fiori a grappolo molto minuti, dal colore tra rosa scuro e viola, della famiglia delle ericacee, che crescono nei terreni incolti e sabbiosi. Fioriscono tra fine estate e autunno.

                                    J’ai cueilli ce brin de bruyère

                                    l’automne est morte, souviens t’en

Apollinaire ( L’Adieu)

 

 Bruyère erica - nom commun des arbustes à feuilles persistantes avec des feuilles rigides en forme d'aiguilles et des fleurs en grappes très minuscules, avec une couleur entre le rose foncé et le violet, de la famille des éricacées, qui poussent dans des sols incultes et sableux. Ils fleurissent entre la fin de l'été et l'automne.

        1

 

Amo l’erica. Quando arriva l’ autunno

ne poso un arbusto sul mio tavolo

in mezzo a libri, plichi, statuette, foto.

Sta lì, come se dovesse riempire un vuoto

che non c’è . Con le sue foglie aghiformi

con i suoi fiori  non più grandi di pupille

colore del vento e del vino

mi parla di chissà quali brughiere

mi porta lo spirito dell’autunno vicino.

Poi dice che ineluttabile è il declino

e ascolta tutte le notti le mie preghiere.

 

 

J'aime la bruyère. Quand arrive l'automne

J‘en place un arbuste sur ma table

au milieu des livres, des plis, des statuettes, des photos.

Il se tient là, comme s'il devait remplir un vide

qui n'est pas. Avec ses feuilles en aiguille

avec ses fleurs pas plus grandes que des pupilles

couleur de vent et de vin

elle me parle de qui sait quelles landes

m’apporte l'esprit de l'automne.

Puis dit que le déclin est inéluctable

et toutes les nuits écoute mes prières.

                               

   2

 

Amo l’erica come amo il vento

come amo le poesie di Apollinaire.

Ricorda: non siamo sulla  terra per

restarci, ma dove andremo lo sanno

loro, l’erica, l’autunno.

 

 

 

J'aime la bruyère comme j'aime le vent

comme les poèmes d'Apollinaire.

Souviens-toi : nous ne sommes pas sur terre pour

demeurer, mais où nous irons, eux le savent

la bruyère, et l'automne.

                      

      3

 

L’erica convive bene con  le tempeste,

il vento  lascia dentro di lei  il suo soffio

le nuvole i loro vaganti riflessi

il sole le sue ultime, brevi feste.

 

E’ bella come lo è una  capigliatura

di donna dopo un   orgasmo burrascoso,

e come una donna  in lacrime o nel sonno

è  ispida, tenera, pura.

 

 

 

La bruyère cohabite bien avec les tempêtes,

le vent, elle laisse son souffle la pénétrer

les nuages ​​leurs reflets vagabonds

le soleil ses brèves ultimes fêtes.

 

Elle est belle comme la chevelure

d'une femme après un orgasme orageux,

et comme une femme en larmes ou endormie

elle est hirsute, tendre, pure.

 

 4

 

Amo l’erica come amo te, Mary,

l’autunno ci appartiene

dopo tutte le nostre stagioni piene

di eros, di incendi, di piaceri.

 

Anche tu mi ricordi isole

del Nord, erbose, fatate

le Orcadi, le Aran disalberate

e limpide, e così ardue da raggiungere.

 

Il nostro lungo amore autunnale

ci ha portato qualche saggezza.

Non vogliamo  più farci del male.

Amo la delicata compostezza

 di te che giochi  a Brick Classic sul cellulare

e vinci sempre, sempre contro di  me.

 

 

 

J'aime la bruyère comme je t'aime, Mary,

l'automne nous appartient

après toutes nos saisons pleines

d'eros, d‘incendies, de plaisirs.

 

Toi aussi  me rappelles les îles

du Nord, herbeuses, enchantées

les Orcades, lesAran démâtées

et claires, et si difficile à atteindre.

 

Notre long amour automnal

nous a donné un peu de sagesse.

Nous ne voulons plus nous blesser.

J'aime ta gracieuse modestie

quand tu joues à Brick Classic sur ton portable

et que tu  gagnes  toujours, toujours contre moi.

 

                                      

  5

 

Mia erica colore del vento e del vino

sei stanca di starmi vicino?

Cosa sono quei filamenti bianchi

simili a neve caduta ai tuoi fianchi?

 

Vorresti forse essere in un giardino

e non tra i volumi e i fogli su questo tavolo

a condividere il mio recluso destino?

Vorresti ancora la compagnia delle nuvole?

 

 

 

Ma bruyère couleur du vent et du vin

es-tu lasse d’être à mes côtés?

Que sont ces filaments blancs

comme neige tombée sur tes flancs?

 

Tu pourrais souhaiter être dans un jardin

et pas parmi  les livres et les feuilles de cette table

à partager mon destin  de reclus?

Désires-tu  toujours la compagnie des nuages?

     

6

 

Anche tu non hai mai sonno

è vero? mia erica, mia amica

è come se ogni fatica

del giorno la notte svanisse

 

e noi ce ne stessimo quieti

fuori dalle maglie del tempo

senza pesi, doveri, divieti

sospesi come in un eclisse.

 

 

Mentre tutti dormono, noi viaggiamo

verso  dove la vita ha origine

verso dove la vita declina

e tu sei con me, soffio e brina

 

per questo, mia erica, ti amo.

 

 

 

Toi non plus tu n'as jamais sommeil

n’est-ce pas? ma bruyère, mon amie

c'est comme si chaque fatigue

du jour disparaissait la nuit

 

et nous serions tranquilles

hors des mailles du temps

sans charges, sans devoirs, sabs interdictions

suspendus comme dans une éclipse.

 

Pendant que tous sommeillent, nous voyageons

vers le lieu où s‘origine la vie

vers lelieu où la vie décline

et tu es avec moi, souffle et gel

 

pour cela, ma bruyère, je t'aime.

Présentation de l’auteur




Philippe Salus, Loin des loups

Ce poème, tu l’as déjà écrit,
et même que tu en étais plutôt satisfait
mais avec cette manie
de ne jamais rien archiver consciencieusement,
il est resté dans les entrailles du vieil ordinateur,
celui que tu as dû rendre
avec tout le matériel de la maison d’édition en faillite.
Alors aujourd’hui, tu veux le réécrire,
ne sachant pas si tu retourneras un jour à New York
refourguer tes rêves de velours débraillé,
de rimmel clouté, de Cadillac walk à deux balles,
emprunter le souterrain mauve
qui va du Queens à Brooklyn
et de Brooklyn à Manhattan,
sans même un foutu sauf-conduit du ministère de la Poésie.

Et cet après-midi, tu as décidé
                                           — comme ça ­­—
                                                                  de le réécrire,
en écoutant en boucle Billy Idol,
                                                            Eyes without a face,
parce que cette chanson te tire du côté de la nostalgie
sans objet, un sentiment qui rôde autour de toi
depuis qu’a commencé ce mois de confinement
et qui te souffle que tu n’as plus aucune excuse à présent
en te réfugiant derrière les obstacles
que la réalité pourrait dresser entre toi et l’écriture,
pour faire de
Philippe Nathaniel, 178 rue Legendre, Paris XVIIIe
Philippe Salus, 12 rue Jeanne d’Arc, Perpignan
Raymond Algadul, plumitif réfractaire et masqué,
un même handicapé de la littérature troglodyte,
celle qu’on se jette à la figure des années plus tard
pour se demander si la vie valait vraiment d’être vécue
ou bien restera à jamais cette pellicule de poussière
sur les quais des pas perdus d’inutiles gares.

Alors, tu le réécris, et cette fois c’est Sweet Jane,
version Cowboy Junkies, qui fait la boucle.

À la station Rockaway Blvd,
la petite black en brushing Dallas assise en face de toi,
minijupe en jeans et bottes couleur turquoise.
Tu ne l’oublieras pas si tu poses tes mots ici.
Comme cet employé du métro,
toujours à la station Rockaway Blvd,
surgi des entrailles de la ville,
apparu dans la vapeur des essieux de la vieille rame à l’arrêt,
black lui aussi, mais avec un teint gris comme la poussière
du métal, immense carcasse à peine carnée,
barbe à la Abraham Lincoln, quoique plus longue,
et taille bardée de clés de mécano et de lampes torches.
Putain de Vulcain de la négritude, celui-ci !
Tu ne pourras plus l’effacer de ce novembre glacial,
Thanksgiving new-yorkais, où tu cherchas le plus vieux
des cimetières juifs de la ville comme si ta vie en dépendait
et que tu trouveras, trois jours plus tard :
autour de quelques pommiers faméliques,
une vingtaine de tombes délabrées de Golem espagnol
envahies de mauvaise herbe, reléguées
entre deux buildings de la 11e rue.
Ouf, ton rêve était sauf !
Et tu es passé sur le trottoir d’en face, coller ton nez
à une vitrine éclairée, en quête d’une balise
par ce dimanche soir lugubre dans ce quartier désert.
Le grand sex-shop sadomaso était donc ouvert
avec un unique mannequin de femme nu en vitrine,
long tablier en cuir, hachoir féroce dans la main droite.
Derrière la caisse, un éphèbe blond,
auréolé de martinets en cuir
et aussi immobile que ce mannequin en face de toi,
rêvassait, ­­— à quel afterhours de croquemitaines maussades ?

Manhattan mauvais œil
Wall Street chasse à l’homme
tu as vu l’enfer à Canal Street
et le déluge à China Town
tu n’as rien vu surtout
que tes rêves en poche
et un petit caillou posé au bord des docks

Il y eut aussi ce premier rendez-vous, à Chelsea,
dans le Spanish coffee où on ne servait
que de la bière et qui affichait en vitrine
sur une grande ardoise :             

                                                              Sunday 
                                                              paella

On mijotait donc ce plat typique de la Costa Brava
dans la 23e rue, dans la cantine préférée
de ton hôte Amadeo, peintre valencien naufragé à Nueva York. L’artiste survivait têtu sur le 
radeau de son atelier improvisé au-dessus du très flambant Chelsea Market.

Tu as souri en songeant aux interminables heures d’avion
avec la longue escale à Amsterdam et ces Américains qui éclataient de rire au-dessus de 
l’Atlantique pour un film débile avec un lapin géant chiant des crottes tels des obus 
d’artillerie.
« De grands enfants ! » paraît-il,
« de grands enfants » foutrement anémiés…
Il y eut aussi le douanier au teint verdâtre,
tellement soupçonneux quand tu fus incapable
de citer ton adresse à New York.
Rien à voir avec le policeman rondouillard,
faisant les cent pas devant le Spanish coffee,
matraque débonnaire pendouillant le long de la cuisse,
— un gourdin noir comme un accessoire de la Warner.
Allait-il entamer une chorégraphie de claquettes
avec la savante maladresse
d’un personnage de « Laurel et Hardy » ?

Manhattan mauvais œil
Wall Street chasse à l’homme
le sentier indien n’a plus trace au Nasdaq
et les manitous font du yoyo
— Dollars partout !

Samedi soir, Amadeo voulut te montrer
la New York night fever et vous êtes allés
boire une bière dans un bar lounge du Village.
Au fond du saloon cosy, deux fauteuils de velours rouge
profonds comme un Triangle des Bermudes
valaient tous les flippers de l’american dream.
Une fille à côté d’une cheminée enflammée
commanda une bouteille de vin rouge
à un barman aux gestes précieux.
Dans de longs verres à pied remplis de glaçons,
elle et ses amis ont dégusté l’incroyable vino con hielo.
Ça c’était juste avant que ne débarque l’hermaphrodite
à Kubrick, — créature mi-ange mi-démon, cheveux bruns
et peau lactée, maquillage discrètement pointu de cyborg interlope,
court manteau blanc aux boutons dorés,
pantalon cigarette en satin noir et bottines à petits talons.
Il cornaquait de très jeunes jumelles à peine majeures,
vêtues comme des premières communiantes.
Au poignet du minet délétère, un bracelet en verre rouge fluo clignotait,
comme tombé de l’enseigne d’un Peep Show.  
Et tu ne pus détacher ton regard de ce détail impensable.
Mais tu fus le seul à voir le diable cette nuit-là.

Lorsque vous êtes rentrés, la nuit, la vraie, débutait
à peine et les chauffeurs de taxi étaient soudain assaillis
par des cover girls noires vêtues de robes à paillettes.

De l’autre côté de la 15e rue l’enfer était donc à ce prix.

Manhattan mauvais œil
Wall Street chasse à l’homme
bienvenue à l’inauguration du Dôme du Plaisir !
Vous reprendrez bien un peu de mort
mister Kissinger ?

Amadeo t’avait demandé de lui tirer le tarot,
sur de toutes petites cartes en papier déchiré
qu’il avait stylisées au stylo à bille, selon tes instructions.
Tu as été impressionné de voir avec quelle dextérité
il a griffonné l’Arcane sans nom, treizième carte du jeu,
celle qui fait peur à tous les coups.
Tu lui as prédit la gloire et le déracinement
et tu vois aujourd’hui sur le net qu’une galerie
porte son nom dans le New Jersey, qu’il aime toujours
les performances et le body-art,
et qu’il fut de l’expo « Hispa-York - Tribute to Tápies ».

Qu’est donc devenue la galerie de Brooklyn,
dans la rue en pente vers l’Hudson où tu contemplas
au crépuscule les tours incendiées de Manhattan ?
Les laitiers déposent-ils toujours leurs bouteilles
devant les porches de Williamsburg ?
À deux pas de là, le petit disquaire où il fallait descendre
deux marches à l’intérieur pour découvrir
tous les enregistrements, publics, officiels et furtifs,  
des New York Dolls et de Johnny Thunders,
de Richard Hell et de Television,
de John Cale et des Ramones.
 ­— Promets-moi de ne jamais oublier ce samedi matin
de givre où, passé la porte, le premier CD qui te fit de l’œil
dans le premier bac à l’entrée était la bande du film
Un samedi sur la terre de Pascal Comelade !

Manhattan mauvais œil
Wall Street chasse à l’homme
le sentier indien se perd à Broadway
Sunday morning en roue libre
dans une galerie d’art imparfait tu t’es douché
en lorgnant une ballerine autrichienne

Le plaisir ne dort jamais donc ici
et les chambres en plein ciel
tutoient des nuits qui ne prennent pas tant soin de toi.

Aujourd’hui, une seule question te turlupine.
Absurde et dissonante.
Y-a-t-il souvent du brouillard à New York ?
Est-ce que des millions de gouttelettes de vapeur d’eau
prennent  parfois ce pouvoir de former un suaire
à tant d’excès et de sidération ?
Et cette fumée de mer, peut-elle donner
aux choses, aux êtres et à la ville entière
l’ardeur de se sublimer malgré tout ?

Aujourd’hui, New York flotte sur une onde calme et noire
mais l’interruption momentanée de l’image
fera-t-elle revenir les cavaliers pâles
et les pauvres fous épris de gratte-ciel
et de guitares bondissantes ?

Perpignan, Pâques 2020

 

Présentation de l’auteur




Jorge Vargas, 6 poèmes tirés de SUEÑO LA NOCHEJE RÊVE À LA NUIT

6 poèmes tirés de SUEÑO LA NOCHE - JE RÊVE À LA NUIT

 

I

 

Soy el payaso

De un ser invisible y despiadado

Miro al cielo

Abro la boca

Qué más da si cae lluvia

Viento sangre

O golondrinas.

 

 

Je suis le clown

D’un être invisible, impitoyable

Je regarde le ciel

Ouvre la bouche

Peu me chaut que tombe de la pluie

Du vent du sang

Ou des hirondelles.

 

VI

 

Todo pasó muy despacio,

Saboreamos la juventud

Como se saborea un mango en verano

Sin saber que esa sería nuestra derrota.

Nos robaron el sueño

Aprisionando la noche con lobos.

Nos quitaron todo.

Saquearon las palabras

Hasta que patria fue sinónimo de injusticia

Mar tempestuoso

Niño jugando a esconderse

En el calabozo del verdugo.

 

Optamos por criar hijos en medio de casas en llamas

Con bocas succionando desde las ventanas

Mientras creíamos estúpidamente

Pagando a tiempos nuestros impuestos

Que las balas jamás nos tocarían

Y no advertimos cuantas perforaron nuestros cuerpos.

 

 

 

Tout s’est passé très lentement,

Nous avons savouré la jeunesse

Comme on savoure une mangue en été

Sans savoir que ce serait notre défaite.

On nous a volé le sommeil

En enfermant la nuit avec des loups.

On nous a tout enlevé.

On a pillé les mots

Jusqu’à ce que patrie soit synonyme d’injustice

Mer tempétueuse

Garçon jouant à cache-cache

Dans la geôle du bourreau.

 

Nous avons choisi d’élever des enfants au milieu de maisons en flammes

Des bouches dévoreuses plaquées contre les vitres

Tandis que nous pensions stupidement

En payant nos impôts dans les délais

Que les balles ne nous atteindraient jamais

Et nous ignorons combien ont perforé nos corps.

 

VII

 

Esta no es una elegía

Es mi canto fuerte

Taladros penetrando mi entraña

Mi canto

Viajando por mis arterias

Como un torrente, un caudaloso río.

No soy más que un pescador

La punta del anzuelo

El gancho de la grúa.

 

 

 

Ceci n’est pas une élégie

C’est mon chant obstiné

Perceuses pénétrant mes entrailles

Mon chant

Circulant dans mes artères

Comme un torrent, un fleuve en crue.

Je ne suis rien qu’un pêcheur

La pointe du hameçon

Le crochet du palan.

 

VIII

 

El cuerpo tendido entregándose al abismo

Sostenido por la tierra que lo vio crescer

La cabeza ladeada hacia los ojos de sus padres

Lucía viejo, aterrado

Cuerpo hinchado y asombrosamente joven.

Hueco el cráneo dejaba ver la sangre seca que retenía los órganos

Como un cordial gesto de la muerte

Los perros también se acercaron

Pero el hedor los alejó

A ellos que son capaces de sublimar de lo amargo

El afable vapor de la belleza.

Los padres abrazados se balanceaban

Sobre sus pies

Al ritma del viento

Y de la brisa del mar.

 

 

 

Le corps tendu se livrant à l’abîme

Soutenu par la terre qui l’avait vu grandir

La tête sur le côté fixait les yeux de ses parents

Il luisait vieux, terrorisé

Corps gonflé, étonnamment jeune

Évidé le crâne laissait voir le sang séché qui retenait les organes

Comme un geste cordial de la mort

Les chiens eux aussi s’approchèrent

Mais la pestilence les éloigna

Eux qui sont capables de sublimer l’amer

En avenante vapeur de beauté.

Ses parents s’étreignaient en se balançant

Sur leurs jambes

Au rythme du vent

Et des effluves de la mer.

 

XIII

 

Soy de la generación

de los estragos.

La que finge perder los estribos.

 

Aunque cientos

billones de cientos

de rostros desorbitados

engrasan sus destinos.

 

¿por qué el hombre es el único ser vivo

capaz de contemplar

el horizonte,

raído púrpura, oxidada penumbra?

 

Soy de la generación

Que como otras tantas

perdidas,

Secas, áridas,

desfilan cabeza erguida,

pero con la dignidad blanda,

hundida en el campo de batalla.

 

 

 

Je suis de la génération

des désastres.

Celle qui feint d’être sortie du cadastre.

 

Bien que des centaines

des millions de centaines

de visages exorbités

lubrifient leurs propres destinées.

 

Pourquoi l’homme est-il le seul être vivant

capable de contempler

l’horizon,

pourpre délavé, pénombre rouillée ?

 

Je suis de la génération

Qui comme tant d’autres

perdues,

Asséchées, arides,

défilent tête dressée,

mais dignité chétive,

engloutie dans le champ de bataille.

Présentation de l’auteur




Rachel Allaoui, Bribes

A Ecorner les bœufs

Le vent mugit à écorner les bœufs
Son souffle essore le silence
des arbres
Les plaies sècheront vite
la bouche du paysage est grande ouverte
sur les ocelles de sang

Sur les ocelles de sang
pas une mouche
Herbes et branches ont comblé la terre absente
se décomposent  
se recomposent
soudain sismiques
au gré des spirales d’air qui les traversent

Le vent emporte dans son ressac
les âmes chères
qui flottent
                          parfois
                                    encore un peu
sur les ocelles du temps
et saccadées
tombent

Cornes coupées

 

Etreintes

La pluie est en marche dans le jardin
Cicatrices lumineuses sur les fenêtres

La maison résonne de voitures imaginaires
Les feuilles parlent

Le vent lance ses sortilèges
Les gris du ciel s’emmêlent

Le souffle fantomatique slalome parmi les herbes 
Et soudain saute

Dans les ramures
Il devient fou
Entre leurs bras captifs

 

 

 

Piquets

 

Ils se dressent, noirs
Pétrifiés forêt sombre
dressée sans chevelure

Quel sol les retient ?
Parlés en secret par la mer
dessinés de rêves et d’eaux profondes
Os brûlés parmi les algues brunes qui elles
s’effilochent
et se raidissent
saisies de sable loin d’eux

Mats
Si noirs sur la peau bleue de leur mère
Perpendiculaires au luisant gris de son eau
Hors d’elle torses
Indéchiffrables

 On ne sait où s’achèvent leurs pas dans les profondeurs

 Vague après vague l’eau vive les épèle
Murmure à tâtons sur le bois ses baisers
tisse de ses doigts aux signes flottés
des chemises de lichen et calligraphie sans cesse
leur ombre qui cille

Leur verticalité s’offre aux glacis
et nous versent en plein midi
l’eau innocente des longs soirs d’été
Là où le temps lentement ouvre
sa main
pour caresser d’or translucide
la peau pâle du ciel
et emplir d’encre arbres et buissons
Seuls à recueillir la nuit de tous leurs pores

 

 St. Gilles

 

Le gris vire en aplat
tout autour du beffroi ailé d’or
qui pointe
à gauche dans la fenêtre
et se dresse hors
de la buée de  nos songes
méandre moelleux glissant au bord
de la vitre
aussi doucement
que les cloches vite évanouies

 A peine si leur son a frôlé le silence

Le long du bois
les gouttelettes s’étirent
des rangées de toits rouges y flottent et trois
cheminées à cinq branches
petits rectangles aux fines bougies noires

Entre elles presque invisible
Et surgit d’un autre toit
le fil d’une croix mouille
dans les larmes laissées par nos souffles

Sur les cendres lavées de cendres
s’élance la girouette dorée
du beffroi presque noyé sous les perles

Et Saint-Gilles devient Venise
de briques d’or et d’eau

 

Volto Santo

La mort est suspendue au plafond d’un palais
Prête à se jeter sur nous
Aujourd’hui elle a le visage
D’un cheval dont on retient le galop
Elle fait pitié dans sa peau empaillée
Alors nous allons d’une île à l’autre
et avons déposés nos attentes
Le bateau transporte
nos conversations nos solitudes
toutes cerclées par le jour blanc

Au cœur du vaporetto qui bourdonne
certains sont pris dans les mailles de la fatigue
d’autres parlent ou rêvent
Les poteaux de bois défilent
empreintes du temps que l’espace laiteux décompte
Mais pour nous pas de traces ici
rien que la craie du paysage

Le jour et l’eau se sont allongés
sans défaire les draps blancs
de leur étreinte pâle
Au-delà les rives sont grises

J’aurais aimé que tu boives
les verres opaques
du ciel et de l’eau
Que tu glisses avec moi encore
sur les canaux
passés au blanc d’Espagne
à nous aimer

Avant de disparaître en face
dans les plis de la buée
Comme s’en vont les doigts des anges
sur le visage des statues
ou le sillage ténu des barques nocturnes

Les vitres sont sales
ou bien est-ce le voile de la brume 
Tu es loin

 

Présentation de l’auteur




Béatrice Pailler, Peau d’Enfance, extraits

Bestiaire

Enfin, je l’ai vu,
Là, au recul du temps,
Ni fille ni garçon.

Sous de vieux jours,
Sous de vieux pleurs,
Dans une niche creusée,
Il était là, 
Rond de chagrin,
Ni fille ni garçon.

La paix le couvrait mieux que l’oubli.
Repoussant le tombereau des heures, 
Mon regard essuya le chagrin.
Eut-il froid ?
Eut-il peur ?
L’enfant s’éveilla.
Dépliant ses membres,
Il consentit à être,
Ni fille ni garçon.
L’enfant avait :
Tête d’oiseau,
Yeux de loup
Qui, sans paupière,
Brillaient glauques.
À son front bossué perçait l’avenir.
Des larmiers de vin baignaient sa face,
Déposant à ses joues de douces humeurs.
Il secoua la tête.
Ploya le marbre de son col.
Ouvrit son bec sur un silence.
Pendant qu’il riait en carpe,
De sa bouche
Des bêtes tombèrent,
Mates sur son poil,
À sa poitrine et son ventre.

Je regardais l’enfant.
Mes yeux s’usaient à son visage.

Alors, il se leva.
De son corps, pleurèrent carabes et lucanes.
Une salamandre claviculaire chuta.
Un couple de serpents se coula,
L’un à sa gorge l’autre à ses reins,

Son flanc de loutre luisait huilé de blanc.
Une humanité incongrue
Par  jeu ornait son buste ;
Deux mains y soupiraient d’aise.
Dans la fourrure qui le vêtait,
Les vermisseaux de ses doigts se tordaient.
Paumes ouvertes,
Il m’invita.

J’entrai dans son rêve,
Lui connaissait tout du mien.
Par mon âme,
Il s’envola.

….

          Sous la veilleuse des persiennes,
          Rayé de lune,
          L’enfant dort.

         Plus loin que le jour n’a su le faire,
         Le sommeil l’emporte.
         Près de lui, tête à tête,
         Il a gardé l’album étrange. 

        Je suis la chambre.
        Je suis le lit.
        L’enfant dort.
        Il est ma nuit.

       Enfin, 
       Sur le seuil,
       Ils sont venus
       Fauves buvant à nos berges. 

 

Brousse

          Passe la pluie,
          Sèche le temps

 

 Les branches ploient
Sous l’eau des fruits.
L’été s’y noie.

Le chaume crisse
Plus rien de vert.
De blanc et de rouge
Le pré, tendu,
Chiffonne ses reliefs.
Près des corps gris de  soif,
L’herbe tète un semblant d’ombre.

L’été croît,
L’eau s’y cache.
Sous les branches
La soif.
Feu de brousse :
Le verger blanc d’odeurs.
La lumière tremble
L’enfant la trouble.
Mirage d’été,
Je tremble sur l’air.

Loin des corps gris de soif,
Dans l’été troublé
Le pré s’invente.

          Aux pas des géants
          La brousse se grise.
          L’herbe  tète le vent.

 

Bouteille

          Fétu barque sur mer d’été,
          Craque en paille
          L’herbe têtue.

Ciel carrelé,
La terrasse sue.
L’été tombe en masse.

Sous l’auvent,
Il  y a le temps :
Son grain immobile.
Il y a l’été :
Son cri blanc.  
L’enfant insulaire
Façonne le cri,
Trace au blanc,
Du jaune, du bleu.

Ombre de verre,
Fillette parmi ses sœurs,
Les déjà vides,
Les presque bues,
Elle attend.
Là sur la cire de l’été,
Près des guêpes ivres,
Elle attend,
Glacée d’hier,
Et s’embue.

Petite à ma main,
Pleine à demi,
Col d’écume
Sentant l’amer,
Je l’ai choisie.
De demi pleine la voilà vide.
Guêpe,  je dérive.
Au naufrage,
Suis navire.
Enfant blond,
Moussu d’or,
Robinson est mon île.

Sous l’œil glauque des  culs,
L’été à dessin s’embouteille :
Haillon blanc en habit verre.

Petite à ma main,
Je l’ai choisie.

Sur l’été, je la jette.

 

Baignol & Farjon

          La pluie pose ses leurres.
          Mouches au vivier des lumières.

Bris-ciel
Chaque goutte
Lucides à ma main,
Usent le réel
Polissent mes yeux.

De l’arc
La  couleur

La lumière
Mord
Au blanc

Voleur d’espace,
Les crayons maraudent.

 

Brouillon

          Soleil en sueur
          Et l’heure écrite 
          Tire la langue

Brou d’encre
Sur blanc marbre
La feuille a du caractère.

Aux lignages,
Se pêche en gros :
La mer à outrance,
Un fretin de lettres.

 La plume gratte,
Chalut.
La plume bave,
Filets.

Mots dérivant,
La page
Drosse au bleu,
Brouillonne
Ses pleins.

          Délit d’encre
          L’heure crisse
          Suante :
          Brou solaire
          Sur peau d’enfance

 

 

Présentation de l’auteur




Bénédicte Montjoie, Rumeurs

Le vent
épouse les balançoires
croise des oiseaux
bagués
esquive
les hommes

Un arbre hésite
à troquer
sève contre
pelures du langage

 La terre ne connaît pas le doute
elle abrite
celui des hommes

Laisse-moi juste
empoigner la vie
ausculter ses splendeurs
et planter ton sourire.

 

 Route

Un matin
on prendrait la route
braconnant la poussière
des chemins

laissant
les tristesses
matelassées
d'injonctions généalogiques
cloquées
sous la morsure
d'un crayon

On regarderait
les secondes
user les minutes
on quitterait le temps
la corrosion des heures

La parole de l'eau
étancherait nos peurs
on hésiterait
à douter.

 

Rumeurs

J’aime  entrer dans la nuit
graver mes pas sous la lune

écouter

l'éclosion des étoiles
mobiles et rebelles

tresser mon sang
à celui des galaxies
sangler
les sanglots
contempler les halos

écouter

le rythme orphelin
des rumeurs de l'horizon
le galop
d'une larme
quelques résidus cosmiques.

 

L'enfant

Derrière ses doigts
l'enfant
sans cabane
se cache

sans refuge
pour dévêtir sa peine

                 Le temps passe  comme un flocon planté
                 Le petit jour se greffe  sur la cime des syllabes

 Ses bras libres labourent l'espace
esquisse d'une seule caresse
boxée par l'absence
la pulpe du vent.

 

 

Présentation de l’auteur




Christophe Condello, Entre l’être et l’oubli

il n’y a pas de hasard
les arbres se répètent
à l’infini
il n’y a pas de hasard

 des branches se contredisent

Le crépuscule dépose son manteau
un effleurement
qui protège
je sens monter en moi
des pierres

 la migration des saisons

 

Des sosies rôdent
au fond des uns
d’autres habitent une image
plus ou moins convenable

 l’aurore nous révèle
divers horizons

 

Je prononce ton nom
sans vraiment le connaître
il ne reflète rien
que notre nudité
et le rose rouge
des épines

 

Un pas de plus
m’éloigne du monde
j’ignore d’où je viens
si je ne me perds pas

 ma pensée est un oiseau

 

Présentation de l’auteur




Cathy Jurado, Hourvari, extraits, Forêt je suis venue

J’ai d’abord visité un ventre nocturne

(il ne m’en souvient pas)

avant que de venir parmi les neiges

chasser

si maladroite

avant que de changer tous les plans renverser tous les vases de cristal et crever tous les pavillons

des oreilles délicates

si gauche, cherchant Reina depuis toujours,

j’ai tous les gestes de l’éléphant et tous les cœurs de porcelaine

j’ai sans doute hérité la maladresse et la peur

et peut-être aussi

(de frères et de sœurs oubliés autrefois dans la nuit)

les nidations de papier

au milieu des déserts blancs

qui sait

Sur les cartes numériques des landes et des zones

je suis le point qui se déplace seul et anarchique

tournant dans le sens contraire

des impasses périphériques

et je regarde toujours les femmes en contreplongée

comme un chat dans la foule des villes

une enfant perdue dans la topographie

du grand peuple adulte des espèces

 

Je me tais jusqu’à m’en faire les lèvres bleues

Je surveille tous mes pièges à loup

Je piste le poème boréal

guettant le gargantexte

je cherche à débusquer Reina

mon enfance est toujours en embuscade

et les forêts d’orage qui tournent-voltent

défont les nids les tissus les paperolles

les paraboles

Mais il y a toujours un petit cheval fou tissé de désir

bouche cousue quelque part dans l’obscur

(là où naissent les lettres d’amour et les forêts d’images et les neiges nouvelles

parmi le souvenir de grands périls)

J’ai cherché aussi dans les villes, parmi leurs réseaux de lumière et de pluie, dans les faisceaux croisés des hauteurs et des rues — abscisses et ordonnées de nuit sonores où l’on croit parfois comprendre quelque chose du monde.

Reina fuyait toujours en avant dans le hasard des huttes humbles, aux abords des chantiers ou des périphériques, dans l’herbe interstitielle traversée parfois d’un frôlement plus proche comme une onde de fourrure.

J’ai cherché longtemps, dans les villes, ce qui aurait pu être aussi ma nature et mon monde. Je n’ai trouvé que la moelle de ma liberté. Le désir est ailleurs ; Reina fuit en avant, dans la nuit de toutes les cités.

Dans les flaques d’eau au pied des cheminées d’usine

flotte Reina comme un grand corps de nuage

sa peau épaisse de baleine bleue ciel

à présent rose vapeur

et la voilà

sa chair immense vaisseau inerte

ventre contre ciel

émergée à peine

sombrant au rythme des jets de sang

chaloupant sur la houle du soir

requins voraces en embuscade

veilleurs de nuit

 

Reina a fui.

 

Amarres d’automne

J’ai cru capturer Reina

dans le baiser d’un roi de chair

Inscrivez cela :

Seul, on n’habite que ses limbes

la neige n’est jamais que la neige

le silence une peur

et les corbeaux de novembre un présage de nuit

Il fallait que tu sois là

corps hanté par l’amour

il faut que tu sois là

avec tout ton poème

pour que l’automne devienne une nappe d’oiseaux mobiles  

pour que la solitude soit un festin

et la douleur une racine solide

Ecoutez donc cela :

je dirai à nouveau son nom sans le dire

à chaque morsure de ma langue

car c’est te prononcer

toi,

Reina,

averse et sable et pollen

et poussière

Dispersez cette parole encore

sur les routes stellaires :

il est amour le souffleur de vertige

il est la veilleuse sur la table

l'astre portuaire

la voûte de l’été

Annoncez cela :

Nous avons choisi un village et un pont

Comme escorte et caravane.

Nous chassons ensemble à présent

Relevons nos pièges à l’orée des nuits

Nouons nos mains sous la tente d’affût.

A travers les éclipses de la rivière

J’ai longé le chemin des troupeaux

Jusqu’à une forêt aux arches solides.

Tout au bout

Sous les lampion des terrasses

Le soir était un verre de liqueur

Dans la fraîcheur de sa main d’homme

Il regardait venir la nuit

Attendant que je dépose mon manteau.

 

Reina nous observait toujours depuis la rive.

 

A paraître en 2021.

2. Forêt

                                 foule dans le dos

On entre ainsi en moi : 

                                    houle dans les mots.

 

Un franchissement du temps

                                            une lisière spatiale.

On progresse       

                  et pourtant on entre toujours par effraction.

Franche frontière lente acclimatation

on

off

comme un commutateur.

On est devant moi

                            et soudain on est dedans

                                                              soudain on est moi.

 

On me cherche

ou s’attend à moi  parfois

mais on ne décide pas de l’instant de mon dévoilement

on reçoit ma nudité

                           comme un chant sauvage lancé soudain dans le silence

                           comme un chuchotement de chamane invisible

                           comme une flèche sans archer

dans les ramifications du désir et de la présence.

 

Le sentier qui mène à mon corps est fait pour les truffes           et les groins

c’est un chemin fraisier   qui va des herbes aux futaies

                                     qui part des grandes graminées gracieuses graineuses

— froufrou papillonnant d’un air palpable, danse floutée —

                                     jusqu’aux vertes ombelles

                                     pour mener ensuite aux hampes

                                                                       aux fleurs en artichauts

                                                                       aux feuilles basses et rampantes mêlées à des écharpes de feuillages laineux agrippant les souches

                                              puis aux écorces et aux colonnes ligneuses vertébrales déployées tournoyeuses dans le vertige des têtes renversées.

 

Et à présent le sursaut de la fraîcheur :

         les premiers troncs

                                    guerriers

                                                     tartares bruns

 

                                            de grands bans d’insectes et de rayons

tendant leurs tentacules traversés      de minuscules poussières de mousses et

                                            de feuilles séchées flottant dans tous les interstices solaires     

comme un plancton pulsatile.

 

Ici l’on sait :

                           je suis issue des multitudes symphoniques

 

on me reconnaît brusquement

         à l’immobilité vivante de mon corps tout autour des corps

         à l’humidité de mon épiderme

                           transpirant à l’intérieur des papilles des peaux animales qui me traversent

         à l’inextricable enchevêtrement des êtres qui composent mon être

         à la forme colossale d’un silence tissé vrombissant comme celui des orages

         à la surprise de l’ombre architecturale

                           soudain rassemblée en nuée connectée et courbée  voûtée sur les têtes.

 

Plusieurs mètres au dessus des fermentations court le frisson de la houle chlorophyllienne

— qui ramifie à l’infini et formule ma peau

         tandis qu’on marche parmi les rampants et les rhizomiques

                           les tapis de spores et les résurgences

                                    les courses immobiles de bulbes et de larves à l’odeur décomposée

d’ici on entend le grand ressac dedans la canopée

         qui palpite plus bas dans tous mes organes

         avec le parfum de chanterelle

 — rien ne se limite ou ne s’arrête

tout se relie en moi et se rebranche              se reboute

 

le dehors est dedans

les parfums animaux se compénètrent

mon sol qui brume         et bruine      et vibre d’insectes

 

est un ciel inverse

 

— tandis que les voix limpides des hauteurs se posent sur les souffles en pluies de partitions.

 

Plus loin                       les clairières :

dans le cirque baigné de lumière où gisent au sol

                                            les miroirs de centaines de bouches rougies

                                                                                sous le couvert des hêtres

quelques fantômes minéraux                     

silencieux

semblent laisser parfois dans ce tapis froissé une empreinte frémissante

                                                      une essence

                                                      un parfum

                                                      un souffle furtif

— à la nuit tombée

                           ils rappellent que je suis

                                                              une liane-tribu.

 

Je suis venue, extraits

 

       Je suis venue, il y a longtemps.

Je suis née dans les secousses d’un grand chaos

dans les hauts le coeur d’un siècle mortel pour le monde

qui a vu pourrir le coeur battant des océans et des forêts.

Je suis née mourante, seule.

J’ai trouvé la mort au dedans et le chaos dehors

ou l’inverse, je ne me souviens plus.

J’ai trouvé le silence

quand tout un peuple de langues criait à l’intérieur

j'ai trouvé que je ne venais pas avec la même langue

que tous les autres

que j’étais une Babel à moi seule

mais que j'avais peut-être des frères

quelque part.

J’ai trouvé que j’avais une chair

que ma chair demandait à être caressée

à vibrer sous l’amour

quand les autres avaient des gestes en lames de rasoir

et m’absentaient dans leur discours.

J’ai trouvé que le Monde est une boule de cauchemar

roulée par un rêveur que nous imaginons heureux

que le Monde est le crime angoissé d’un dément en cavale

j’ai trouvé

que le Monde est une Méduse aux charmes venimeux

j‘ai trouvé qu’on se salit à regarder le Monde dans les yeux

quand on est nu

et puis

j’ai regardé le Monde

et les serpents dressés

j’ai regardé la Méduse dans les yeux,

je suis restée nue,

à m’inscrire dans les marges du regard sidérant

à écrire hors champ

hors zone

hors d’atteinte

dans les zones interlopes

- écriture frauduleuse

langue clandestine

langue assassine

hors Temps -

j’ai trouvé cela,

cela seul :

écrire, c’est du Temps mort.

c’est tuer le Temps.

et il le faut, parce qu’il nous tue.

dent pour dent.

Je ne veux pas que le temps guérisse

qu’il mette du miel sur les douleurs

et l’eau du Léthé sur les peurs

qu’il fasse oublier ceux qui me quittent

ceux qui rongent le monde de leur avidité

ceux qui répandent la destruction dans l’air et sur les eaux

et le sabre qui me ronge le coeur

je veux travailler désormais à rendre le monde comestible.

me pencher, telle une lavandière, sur l'ouvrage du présent,

faisant jouer les chairs tout contre les forces du monde,

paume à plat sur la hanche, doigts bleuis de savon.

Et puis rentrer au soir, pâle et alanguie,

cheminant par les voies où bêtes et hommes

s'enroulent en un long ruban odorant;

regagner la tanière et la chaude présence,

la soupe et le vin

le fumoir et la couche.

Je veux sentir la lame

parce que c’est vivre

vivre nu

et il le faut

alors tu vois

j’ai trouvé

œil pour œil

la grande croisade contre la mort qui croît et fleurit en moi,

c’est écrire

 

Présentation de l’auteur




Bernard Pikeroen, Ages et voyages

CONDENSATION D'ENFANCE

    Papillon au ciel, tu t’envoles par dessus l’église où, in-
visible, oscille le fil. Paumes enfantines, plus rien ne vous 
relie aux nuages tant aimés.

    Un cri s’échappe.

    Les silhouettes lentes disparaissent du parvis, sans 
conscience de ce bouleversement, habituées, d’âge en âge,  
à contempler la terre.

    De cette perte, une liberté se conçoit, silencieux ac-
complissement, cristallisation secrète. Où l’enfant s’émer-
veille aux quatre points cardinaux de la girouette, l’adulte, 
gorgé d’infini, se condense.

          cerf-volant rouge au couchant
         –  seul le chant des psaumes
         file vers la nuit

 

APRÈS

    Que le rosier avait soif !

    Au bout de l’allée des tombes, les hautes falaises, emb-
rasées au soleil d’or, s’ouvrent au visiteur du soir.

    Anémones, vous jaillissez, mauves, aux interstices des 
scellés. Qui entend l’infini murmure de vos pardons aux 
étoles du silence ?

          immenses, les ombres
          des ifs franchissent les murs
          – crissé du gravier

 

SUIVANT UN PAPILLON

 

    Je me promène seul au désert des feuillages. Là-bas 
dans la plaine, le socle pesant d’une charrue ne s’est pas af-
franchi des labours. On entend au lointain les bribes d’un 
moteur. L’air soudain est dense, pourtant nul orage. 

    Compagnon, tu viens vers moi, papillon aux ailes de 
rouille et de hasard. Le ronronnement d’un moteur à hélice, 
se rapproche, douce complainte.

    Tu quittes la fleur d’ombelle, dont l’oscillation est im-
perceptible. Tu te poses sur celle de l’églantier, rosier des 
chiens dont la racine guérissait les morsures. Tu te nourris à 
ces corolles innocentes qui fleurissent, tu le sais, cette terre 
de maquisards. 

    Compagnon, dans tes yeux myosotis s’élide le dernier 
éclat du jour au P38 Lightning de Saint Exupéry.

          le papillon rouille
          vole vers le ciel -
          
          à peine les voix des hommes

 

EN TRAIN

    Tu apercevras, dans les feuillages des vitres, dans la 
brasure des wagons, dans le sillon d’un 
quai, l’ombre d’un visage.

    Emporté par le roulement lourd et irréversible, il dis-
paraîtra.

    Tu le chercheras au bord du fleuve, au lent défilé des 
lumières.

          croisé des regards
          entre les quais –  s’il vous plait
          un billet pour l’ange

 

DANS LA BASILIQUE 

 

     Je foule vos épis constellés de stigmates, vos meurtris-
sures vives.

    Sous vos airs de chêne séculaire, vous suintez la fumée 
des cierges et l’encens déposé des liturgies ferventes.

    Parquets de la vieille église, gardiens possessifs des 
cires, la litanie des ans a noirci vos veinures.

    Vous luisez, lourds des confessions secrètes, creusés 
de conversions troubles, nourris des vocations saintes.

           une chevelure
          se défait à l’oratoire
          –  craquement du bois

 

Présentation de l’auteur




Katia-Sofia Hakim, Halogène et autres poèmes

Je suis l’insecte
brûlant qui fume
sur une ampoule
pendant
que tes vertèbres se tassent
à écrire
je m’évapore
dans un drapé de métal.

Il te restera de moi
cette odeur
ocre au plafond
une odeur vive
et hurlante d’un temps
écroulé.

 

Les argonautes du net

J’aime. Des monstres marrants vrombissent leurs commentaires.
J’aime. Tandis qu’au bord d’une coupe son fils drague Phèdre.
J’aime.

Un mot passe. Troué de chiffres. Sept fois six. J’aime. Une peau de
brebis égarée. J’aime. Une femme voilée d’un bateau. L’exil crache
sa lumière bleue. J’aime. Le mot s’oublie.

Des anonymes démembrés. Des seins plats comme un écran qui
veille. Mais t’aime qui, Bordel ? J’aime. La toile est tendue, viens
m’aider.

On sème des dents,,

 

(Sans Objet)

Un écran de mots,
miroir dénué de sens.

S. aime S.

Deux lacets se croisent
à l’interférence de chemins ;

deux lettres courbées
qu’on sonne en silence.

S., ô, S. !

Appel au secours.
Appel sans retour.

Pour qui sont ses tocsins,
sonneries et klaxons ?

S. aime S.

Un écrin de mots,
miroir dénudé de sens.

 

 

 

 

Châtelet-les-Halles

Châtelet-les-Halles

 

Aladin a perdu sa lampe. Il frotte en vain du revers
de sa manche l’écran noir d’un téléphone éteint. Ici
les tapis ne volent pas. Ils roulent. Les escaliers ne se
prennent que dans un sens. Ceux-là montent. Ceux-là
descendent. Tous s’aplatissent au départ et à l’arrivée,
en panne d’inspiration…………………