Marie-Hélène Prouteau, Masque kanaga et autres poèmes

Trois poèmes de Marie-Hélène Prouteau, publiés en mars 2017.

Masque kanaga

Quiétude au jardin sur la table le livre Poèmes du poète ivoirien Bernard Dadié
à côté la petite fille d’une amie
ses yeux glissent sur le logo de l’éditeur Présence africaine
figure en double croix qui l’emmène crayon en main
sur un chemin visible d’elle seule
qu’est-ce que tu dessines ?
toi avec les béquilles.
Ce masque Kanaga d’un homme debout
découvert il y a longtemps dans un livre de Marcel Griaule  
je me souviens de l’étrange Renard pâle.
On sourit de ce double de soi
qui relie aux esprits de la parole claire des grands sages
sublimation des béquilles dans le monde analogique d’une petite fille.
Temps venu de raconter une histoire de ce pays où les hommes
sont les parents des animaux des rochers et des arbres
c’était au temps où le ciel était très proche de la terre
les femmes dogons décrochaient les étoiles pour les donner aux enfants
quand ils n’avaient plus envie de jouer les mères reprenaient les étoiles et les replaçaient dans le ciel.
Elle rit comme si son ancêtre était une antilope ou un guépard
au fond de lui chaque enfant est animiste l’âme à hauteur des légendes
et doucement elle va et vient rêveuse vers la glycine.
Le silence au jardin promesse de voyage en poésie
c’était la belle année 1971
 dans la librairie Présence africaine
l’affiche de Picasso 1956 visage nègre
pour le congrès des écrivains africains 
on lisait les poètes Senghor Césaire Depestre Glissant et les livres d’ethnologie
des heures à accueillir l’enchantement
sur le chemin du lycée étudiante à Fénelon
au quartier latin il y avait quatre choses que l’on aimait
la librairie la Seine la statue de Montaigne la devanture du Vieux Campeur
et une musique « Mon pays » de Gilles Vigneault
entendue au Théâtre de la Ville.
Lectures nomades pour cœur empli de tout
« Mon pays c’est l’hiver » emmenait au Canada
avec The Immigrant l’ancêtre breton parti jadis
et le masque Kanaga vers d’autres lointains
 les hautes falaises du pays dogon.
Petites pensées amusées d’aujourd’hui
par la simple magie d’une parole enfantine comment dire ?
On se fait totem vivant
corps-kanaga
le défaut physique soudain nimbé de la grâce d’une légende.
Merveille cette force vitale le nyama
 de la terre et celui de la jambe
qui circulent s’échangent dans l’empreinte au sol
merveille la transaction du « Grand Masque »
qui donne force au grand tout
la vie revient 
plus forte encore
et je crois bien que je danse.

Poème inédit

Madame Keravec

C’est un peu après l’exposition « En guerres », au Château des Ducs de Bretagne.

Si violent, le choc qui s’impose à la lecture de cette légende : « Madame Keravec, quatre fils tués à la guerre de 1914-1918 ». Un couperet qui glace subitement toute pensée. Cette terrible histoire ne lâchait plus. Il fallait en savoir plus. Rechercher et rencontrer sa petite-fille. Il y a des destins qui ensorcellent par le feu noir qui brûle en eux.

Démence de l’Histoire qui a permis ça : le meurtre accompli d’une mère.

On se prend à imaginer l’année 1914, cet avis qu’elle reçoit par trois fois, qui fait entrer le malheur à la maison. Insupportablement. Le souffle coupé, le corps tout entier foudroyé devant le courrier bref, froid, porteur de catastrophe. Noire Annonciation. Ne plus jamais les tenir dans ses bras ? Le mari malade, atteint de tuberculose, se mure dans son silence.

Elle, il lui faut bien se remettre à vivre. Malgré la mort. Tellement là, la mort. Madame Keravec habite le quartier Chantenay et travaille aux bateaux-lavoirs. Alors on devine. L’attente. L’espoir pour le dernier fils. Peut-être y aura-t-il une lettre de lui ? Quatre ans que ça dure. Et voilà qu’un nouvel avis vient dire qu’il est mort des suites de ses blessures. La même année, le mari de Madame Keravec meurt.

Cette mère des douleurs, Marie-Anne Keravec, a perdu André, en 1914, à Fère-Champenoise. Jacques, en 1914, à Zonnebeke. Pierre, en 1914, à Erbéviller-sur-Amezule. Boniface blessé, meurt à Quimper en 1918.

Saisons à vie des douleurs.

Tués pour des raisons qui échappent à Madame Keravec ; les appétits féroces des empires, le mécanisme des alliances, l’implacable géopolitique, elle ne sait pas ce que c’est. C’est loin la Fère-Champenoise et Zonnebeke ? Ça fait une longue route vers Erbéviller ?

Tout ce qu’elle sait, c’est que ses quatre garçons, on les lui a arrachés. Et que sa vie, on l’a détricotée à l’envers. On lui a défait son ventre rond, on lui a défait ses accouchements. Comme si ces quatre corps de nouveau-nés n’étaient jamais passés entre ses jambes.

Là-bas, quelque part vers les frontières belges, allemandes, il n’y a plus ni buissons ni bois, ni forêts.

Et l’âme humaine, peut-on la reboiser ? Celle de Madame Keravec est dévastée.

Quatre obus pour une vie chavirée de peine et de silence.

Extrait de « La ville aux maisons qui penchent »
La Chambre d’échos,
Paris, octobre 2017.

Le rire de la mer

 

Dans ma poche, le carnet où je prends des notes. Ces lignes de Matisse : « À force de voir les choses, nous ne les regardons plus. Nous ne leur apportons que des sens émoussés […] Turner vivait dans une cave. Tous les huit jours, il faisait ouvrir brusquement les volets et alors quelles incandescences ! Quels éblouissements ! Quelle joaillerie ! »

 

Nous avons tous un lieu familier dont il faut par moments ouvrir les volets. Juste un instant alors, le regard invente le monde. Juste un instant alors, le cheminement du désir irrigue nos vies.

 

Ce lieu familier, pour moi, c’est la petite plage. J’y ai vécu selon les déplacements des vacances, par intermittence. L’éclipse d’une présence. À la fois et indistinctement, toujours réelle, toujours rêvée. L’imagination jouait à cloche-pied dans cet entre-deux. Une chance pour voir les choses autrement qu’à travers le regard de la vie ordinaire. Ce qui attise le manque est un aiguillon.

 

La distance a du bon, elle préserve le sacré.

 

Mystérieuse tension où l’absence séduit la présence. L’empreinte de la petite plage en est cent fois plus tenace. Comment dire ce qu’elle a transmis ? Elle donne, généreusement, à sa manière rugueuse et tendre. Ses leçons d’énergie continuent d’opérer sans réserve, continûment. Une manière de code intérieur imprimé dans l’esprit, dans les sens. Une tournure de l’âme.

 

Au large, le surfeur encore. À chaque vague, tel une boule élastique, on le voit surgir, décollé des appuis et assises de ses membres, délivré de la pesanteur. Oublieux de l’Homo erectus, il se transforme en un ludion empli de virtualités. Corps solidaire de la vague dans un mouvement de lutte et de séduction à la fois.      

 

Depuis la première adolescence quand la maison du bord de mer a été vendue, je suis sans résidence ici. Mais pas sans demeure.

 

Après toutes ces années, toujours le même appétit de vagues, d’iode et de rochers. Appétit plutôt que faim. C’est l’acte de se porter vers quelque chose de vital, d’essentiel et cela s’est tramé il y a longtemps. La petite plage est l’épicentre naturel indéfiniment revisité.

 

Ce sentiment de la demeure est ancré si profondément que j’ai l’impression que je pourrais habiter la petite maison du douanier dans les rochers et que rien, ni personne, ne pourrait venir m’en déloger.

 

Demeurer, c’est habiter un lieu et habiter un temps. Un temps qui n’est pas uniquement le présent. Un lieu qui n’est pas uniquement un espace.

 

François Cheng parle de « sentiment-paysage » pour dire la connivence entre l’esprit humain et l’esprit du monde. Oui, s’il y a une joie à communier ici dans la beauté des choses, elle a un goût de force sauvage et douce à la fois. C’est un champ d’attentes et de tensions que ce lieu a ouvert en moi. Des poussées de vie ininterrompue travaillent de même façon l’affolement des oyats, les gesticulations des tamaris, les passes d’armes du vent. L’énergie catapultée par les vagues gonflées d’écume, je la sens passer au plus profond.

 

 

Extrait de La Petite plage, Editions La Part Commune, 2015.
Le titre « Le rire de la mer » est emprunté à Mario Luizi

 

Présentation de l’auteur




Marilyse Leroux, Cinq roses pour ton jardin

Ces poèmes ont été publiés en juin 2014.

∗∗∗

 

Écoute
tout ici parle
pour la douceur

La fleur se cherche un nom
sur une couleur du ciel

La source a un parfum
d’herbe neuve

Le jour peut naître
d’une parole très claire
sur la peau

Tout se tient
près du premier souffle.

 

*

 

Une fleur t’appelle
dans le jardin de solitude

Tu te penches sur elle
et donnes tes yeux
à la couleur de l’instant

Tu la pares d’un nom
plus doux que la douceur
afin de préserver cet espace
entre vous

Tu te penches sur elle
elle avale ton ombre
et s’ouvre à ta pensée.

 

*

 

Elle voyage
à l’intérieur d’elle-même
pour le bien d’une abeille

Nourrie de l’autre
au seul besoin d’aimer

Elle invente un cercle
où vivre son histoire
entre repli et don de soi

Si le temps le permet
elle pourra se défaire
sans le moindre tremblement.

 

*

 

Cette fleur de l’air
devant la vitre
a le parfum d’un autre lieu

Forte et fragile
sous le soleil trop lourd

Tu cherches à retenir d’elle
tout ce qui t’échappe

Sa chair colore tes mots
d’un bref incendie

Corolle de nuit
mangeuse d’ombre
lorsque tu fermes les yeux

Seule image
d’un jour trop vaste.

 

*

 

Toi qui rêves
de confondre la lumière
pense à la chair miraculeuse
des roses

A l’éclair blanc
qui traverse la pierre
en plein midi

Pense à l’enfance des corps
dans la joie de l’air

A tout ce qui brûle d’éclore
dans l’espace entrouvert

Un feu s’allume
au bord de ta maison

Invente un seuil
à sa mesure.

*

∗∗∗

 

Les seuils ont viré bleu
sous la fumée des orages

La terre à bout de source
nous attend

Nous tend ses lacets

Et partout sur les seuils
la sandale sèche du désir.

in Herbes, Donner à voir 1995

*

La lumière voyage
de place en place

D’où venue ?

Circule dans nos corps
aussi loin que s’ouvre la vie

L’espace est si grand
entre nos yeux

S’il n’a pas de nom
nous le baptiserons
de la couleur du feu
sur l’eau.

in Grains de lumière, l’épi de seigle 1999.

*

Tout s’allège dans la lumière

Le ciel étire les yeux
en double récompense

Le chant se faufile entre les ronces
comme un oiseau chercheur d’air

Il sème des graines de joie
d’une friche à l’autre

Un parfum d’herbe sauvage
annonce sa venue
jusqu’à ce nid d’ombre
où s’arrondit l’œuf du jour.

in Grains de lumière, l’épi de seigle 1999.

*

Vendez-moi
des graines de silence
à faire germer dans la profondeur
des chambres

Vendez -moi
le temps dormant des feuilles
et les chemins de force
où surprendre la lumière

Le pas doux du cheval
en travers de la route
ses sabots de fer à même le cœur
comme une cognée

Vendez-moi
du silence par paquets
je vous paierai en monnaie de paille
en souffle heureux.

in Le fil des jours, Donner à voir 2007.

*

La fleur a croisé
son poids de soleil et d’eau

Tout silence lié
dans les feuillages du jour

Le ciel lui est devenu parole
Parole sa couleur

Et la voici Rose
debout dans la clameur solaire
épelant la part de lumière
qui la crée.

in Quelques roses pour ton jardin, Atelier de Groutel, 2011
Tirage limité sous presse typographique

*

Je la vois
à l’intérieur de sa chair
amour dont le silence
est la seule parure

La nuit l’enveloppe
sans la cerner
comme une main
le ferait d’un visage

Au matin
elle donne ce qu’elle est
sans effusion
comme on respire.

in Quelques roses pour ton jardin, Atelier de Groutel, 2011
Tirage limité sous presse typographique

*

Tu entres
au cœur de l’espace
comme dans un nid
où tu poserais les ailes

Un duvet de rose
à tes pieds
pour te consoler
du poids de la terre

Et toujours
autour de toi
cette douceur de l’air
qui te dit
que toute chose
est habitable
ici-bas.

in Le temps d’ici, éditions Rhubarbe 2013.

*

Nous aimons toujours pour la première fois
l’œil plein d’un premier soleil à venir

Le réel nous soulève au-dessus des herbes
là où viennent boire les bêtes
du cœur des sources

Une coulée d’air nous retient
entre deux visages
comme une parole en route vers la mer.

Nous aimons toujours pour la première fois.

in Le temps d’ici, éditions Rhubarbe 2013.

*

C’est un petit jour
qui rayonne
du peu qu’on lui demande

Juste assez
pour le bonheur du dos
et l’allant de la marche

On suit la route
qui va d’elle-même
où il faut aller

Semblable au panier
que l’on porte

Si on lui demandait plus
où irait-on ?

 (inédit)

*

Entre rire silence et pensée
nous ne savons ce qui s’écrit

La magie se donne sans filet
dans l’afflux des vagues

Elle passe pour passer                             

Nous rejoint parfois
où nous sommes.

(inédit)

Présentation de l’auteur




Marilyne Bertoncini, AEONDE, extrait, Les Noms d’Isis

AEONDE, (extrait), publié sur Recours au poème en novembre 2014

 

 

I choose a mournful Muse

 

Au jardin une grive draine
frotte
de la pointe du bec
les écailles rouillées de la grille fermée

La bruine ce matin a brûlé les parterres
et des fantômes d'arbres secouent leurs bras en pleurs

Au tremblé de la voix se figent les images

Eprise de reflets
l'eau givre comme le tain
dans  le miroir où s'éternise
la mercurielle floraison

Le réel ondoyant glissant
sur la surface
se greffe au filigrane
des fûtaies endormies
sous le grenu grésil du vif-argent terni

*

A ces images entée
je franchis les confins qu'aux choses assignent les paroles

Le monde spéculaire ouvre sur l'infinie
blancheur
où naissent les étoiles

L'éclat d'anciens désastres y meurt en des lueurs
de soleils incendiés

et des visions parfois
fugitives
s'y lisent

Mais fuis à la nuit close
le miroir à ton âme
tendu

Lors apparaît
sous tes traits résiliés

Ange sombre

              Aeonde

*

Fatale semeuse dans l'orbe des planètes
son sillage en l'éther est veine de bitume

A l'écho de son pas se brise le ferret
dans le coeur
de la pierre

et l'étoile gravée sur le front des prophètes
est l'empreinte du bronze
de sa main

*

LES NOMS D'ISIS

Hiératique et obscure détentrice du Nom Secret

Iris lancéolé

Iridescente Isis

grave

fleur

de poésie

enclose au coeur de la parole

réfrangible cristal

du souvenir

*

Azur ou safran

métalescente soie

mince et flexible flamme

palpitante et fugace

aigue-vive

tu

t'élances

sur le fléau

du

vide

et dans l'instant

Tout

disparaît

miroitant et spectral souvenir de la page

*

Iris

Messagère à l'écharpe

            dont

            réfracté

            le nom

           au tremblant prisme de la pluie

                                                           écrit encore

Isis

Déesse au Lien et Soeur-Epouse

coeur éponyme

du

roi

mort

soleil

nocturne

Dans les limbes du temps

                                                                       suivant

                                                                                  le vain et fluvial ondoiement

                                                                                                                                  du Nil

                                   elle cherchait

                                               sparsiles graines étoilées dans le chaos des mondes

            ses membres

dispersés

*

Au limon où vacantes

                                                                       les formes s'anihilent

elle inventa alors

ce qui manquait au nom

d'O

siris

la ronde outre d'où croît

filial et coalescent

le grêle iris

ou

Rien

signe à l'état pur

            Abîme

            sans principe ni fin

            miroir au fond duquel

                                                                       oiseau-pélerin

                                   tu comprends que ce nom

était déjà

le Tien

*

Inchoative et fugitive

toujours

il faut

ultime instance

comme l'étoile des bergers du fond des déserts appelés

saisir

La Lettre

dont l'instable clin

est l'état d'écriture

au coeur infiniment de l'iris

le vide

l'O

-rigine

*

Nourri de sa double nature

sois

le temps du livre

l'un

et

l'autre

avant

l'entaille de l'iris,

le blanc-seing donné au vide

*

De l'absence sans lieu

d'au-delà des déserts

de par-delà les mers où le temps ne s'écoule

suivant les obscures blessures de la page vierge

cherche, incis, l'élément secret

que sinueusement trace

la lettre

avec lenteur

à travers ses détours

dans le flot de l'imaginaire

et ses remous

comme une houle

De l'autre rive du souvenir

écoute

en l'oblitération

oblique réson affaibli

la pensée effacée

l'altération même de

l'imaginaire

qui s'y soumet

L'Oubli

pur

en dehors du temps

en-deça du souvenir

Oblat sacré qu'expose l'ostensoir

Vérité absente

soleil

sans

iris

*

Deviens

ce cadre et ce reflet

fragment lumineux et doré

gouffre où se perdre et se trouver

ravissement

solitaire

et méditatif

Jeu

enfantin et savant

qui capture

dans la lumière diaphane

le paysage de l'écran de porcelaine

révélant à peine son contour

sous le doigt qui l'y trace

sur l'inégale table

Lithophanie

souvenir                   pétrifié

englouti

           pétri

dans l'opacité

de la pierre

Ainsi

ton visage

Lilith

le dessinent à même la blancheur de la page

les caractères de chaque livre.

Paru dans La Dernière œuvre de Phidias, Jacques André éditeur.

Présentation de l’auteur




Philippe Leuckx, Lumière nomade (extraits)

Un ensemble de poèmes parus en mai 2014.

 

1

Avec le soir, avec l'air et les parfums du soir, sur les collines, dans les parcs, on sent le poids des choses, de cette journée qui a cueilli juste un peu de vent au milieu même de la chaleur.
On est là, la ville sous les yeux, les rumeurs qui montent.
On ne sait presque plus le bonheur d'être au plus près des autres.
La fatigue vient comme l'ombre, nous occupe jusqu'à la fraîcheur.
Rome est sous la paume, proche comme un corps.

 

 

2

Vers le soir, vers les ombres, quand le bleu se défait sous les premières lampes et que la lumière recule encore aux lisières, quand nous nous terrons sous le grand arbre de la cour, dans une attente comme une prière d'épaules, avec la grande nappe de ciel sombre qui nous sonde, avec un cœur qui commence à s'épancher dans le noir survenu, ce soir des confidences avec les astres, ce soir à compter les grains éclairés au-dessus, sans espérer rien d'autre que le sable et le sommeil.

 

 

3

Les briques sont encore chaudes. Tout dort. Entre les barres, des espaces noirs. Beaucoup promènent leur solitude derrière des vitres sombres. Sinon, des soirs habituels, avec des rectangles jaunes, éparpillés, des lueurs, des ombres. Que savons-nous des silhouettes qui se déplacent comme des calligraphies. On imagine seulement des repas qui se prolongent, des fins de journée et la fatigue avec.
Parfois, les bruits sont de larges soupçons qui guettent dans le noir et font sursauter.
Parfois.
En passant la main sur le corps des choses, la vie bouge. Remue.

 

 

4

Les immeubles prennent l'ombre et d'impossibles enfants continuent de marquer dans la poussière les nœuds de leur vie.
Parfois, un chat les déroute ou une moto trop vite lancée vers le soir.
Mais peu savent les secrets dans le sable. Peu savent cette lumière d'entre, qui fête la fin du jour et dans laquelle nous disparaissons sans laisser d'autre sable que la semelle taillée dans le vif des jours.

 

 

5

Nous nous retrouvons adossés au soleil qui décline, lourds d'une journée qui fut d'été et d'éclats, nous avons promené nos carcasses efflanquées
au flux des rues et des ruelles, happant les ombres, maraudant plus qu'il n'en faut , mordant la lumière à pleine bouche, sûrs que le jour est notre
source.
Dans la nuit qui vient à plus de densité, nous n'avons plus que du silence
en poche et le ciel peut baratter le noir infiniment.
 

Présentation de l’auteur




Tomasz Cichawa, Aperceptions

amour est rêve

 

l'amour est un rêve où mon amoureuse

s'envole par la fenêtre et s'écrase au sol

l'oiseau détesté sans nid sans clarté

que sa mère vendit pour quelques prières

 

triste comme un poète mon amour est inquiet

mon désir est diffus et borgne il me rend      

furieux et latent mon amour n'est pas complice

les victimes n'ont jamais sauvé l'espoir

 

ce songe est sans avenir son espoir est vide,

le mur du réveil fera plier les ailes — l'ermite du rêve

cultive la plante de l'espoir dans le désert de pierre

tant qu'il y aura la pluie qui irrigue ce rêve

 

si la fleur se mute en fruit je le porterai dans le monde

et nous parlerons au monde de l'amour sans bornes

et nos conversations changeront le monde

j'attends ta parole avant que le monde ne se brise

 

mon amour est fragile mon rêve terne mon oiseau muet

les paroles l'effraient et blessent l'amour sans paroles

dont les jours sont indescriptibles — silence  est absence

les seules paroles qu'il connaît sont trauma  et fin

 

rêve  est blessure  silence  est mort

 

corps

 

puisque mon idéal me trahit

avec la pute aux cheveux verts

 

au milieu de la nuit vêtue

je laisse place

à l'inconnu

 

je t'offre le papillon

qui s'ébat en moi

 

ma lyre électrique s'épuise

le néon vomit son vif-argent

la chape de froid écrase

 

j'ôte des jupes et des bas

parasites de la séduction

 

            mon corps sage

 

cycles des nuits

 

Désormais, mes nuits durent quatre-cent-quatre-vingt-quinze minutes.

En fin de chaque cycle de sommeil se révèle à moi l'image d'un livre

aux prophéties opaques.

L'ensemble de glyphes ressemble à un archipel, dont les terres, immergées

par la grâce d'un déluge, commencent à peine à resurgir de sous les eaux

qui cèdent.

Le texte est lisible par zones, difficilement, mais chaque nuit, il se dévoile davantage.

L'eau trouble se retire. L'énigme de la vérité se décompose

à chaque réveil.

La clé du monde cherche la serrure.

Je lis les mots à l'endroit :

 

…amère vie…

...empreintes des miroirs ...

…hisse-toi jusqu'à la ligne bleue…

…éructe en larmes devant un ange gai…

…marche seul la nuit…

…déflore des idées de la femme lubrique…

…invente le tarot dont tu ignores les règles…

…souviens-toi de l'ortie chromée…

…livres vierges…

…à corps ouvert crâne ouvert…

srevne'l à stom sel siv ej

atelier

 

1.

jusqu'aux confins des jours il œuvre

devine le relief au-delà de l'atelier

— limes gouges pointes planes

wastringues complices

 

il hume l'huile rance sent le bois rouillé

creuse l'âme de l'idole creuse l'âme de l'idole

flambent avec horreur copeaux avortés

le sol se déchire le toit se déchire

 

2.

démiurge ivre aux mains sectionnées

nourri de silences d'intuitions incultes

renonce à la gloire molle qui compte des écus —

la poussière se pose attentive

 

l'art l'emporte la vie s'absente

ne subsistent que des entailles dans la peau des souvenirs

 

le roi poète

 

le printemps est admirable et le parc resplendit

le soleil bienveillant invite à la promenade

dans le jardin secret où court un ru fébrile

le roi aime à s'asseoir et à s'inspirer

il ne se sent libre que seul

les servants se dissimulent

 

le roi compose un poème, exerce son regard,

goûte aux pâtisseries boit le vin d'automne préféré

envoie les coupes vides dans les veines du ruisseau

elles tournent et se heurtent leur tintement

surprend des grues qui pêchent —

le pinceau trace : ce qui n'est pas écrit ne pourra être lu

 

le roi dit son affection pour le peuple dont il est inséparable

comme le poisson et l'eau comme la lune et son reflet

il parle à une absente qu'il ne veut contraindre de l'aimer

même s'il dispose de tous les pouvoirs dont celui de la mort

mais l'amour ne se commande pas ne se met pas aux fers

le roi soupire : ce qui n'est pas dit ne pourra être entendu

 

le soir quand la reine s'occupe à parfaire ses gammes

le roi tâche d'oublier des affaires du pays il ferme les portes

se mire dans la solitude des nuages merveilleux

le temps est imperceptible la pensée se fait chair

et pendant que les copistes multiplient le poème

il joue aux dames chinoises

 

Présentation de l’auteur




Adeline Baldacchino, Théorie de l’émerveil

Voici, me levant ce matin, ce que je vois quand je regarde la mer :

le cortège de tous ceux qui savent
qu’on s’en va plus vite qu’il n’est temps de le remarquer

la foule immense de tous ceux qui ne voulaient pas
mourir de travailler
puisqu’on a bien assez à faire
de vivre pour mourir

la grande marée des indifférents
calfeutrés dans leur cabane
en attendant que passe
le temps des maudits

le déferlement des coléreux
qui n’en pouvant plus
de se faire taper dessus
se levèrent à leur tour
et sans taper
sur ceux qui tapaient
s’en allèrent crier
« ça suffit »
voilà tout

je vois encore la masse des planqués
qui se disent la mort nous oubliera
qui triment et qui trament des lâchetés
à l’ombre de leur masque
et se disent
l’argent nous sauvera
mais les sauvés ne seront pas
ceux qu’ils croient

je vois la multitude
qui se lève en sifflotant
sur un air de printemps
qui se dit : tiens, je n’irai pas ce matin
je n’irai pas
l’école est buissonnière
le rail est plein de fleurs
l’amour n’attend pas
ni la mort

c’est la grève.

 

Présentation de l’auteur




Joep Polderman, Passages , extraits

            1.

je recule
devant l’immense

image d’espace
parfois il manque

à mon regard
moi-même

de même que la forme
et la couleur du hasard
de ce qui m’environne

et je sais que je ne pourrais jamais accueillir en moi
qu’un quart ou moins

mais un quart
d’espace
c’est déjà la silhouette

déracinée des pieds
jusqu’à la tête
une fleur cueillie                    dans le temps

qui s’efface

c’est déjà un filament
l’étincelle allumée
par mon désir – du bûcher présent

 

les amours
soufflées. perdues.
un à un passé

sous mes pieds
la terre tremble
rugit sans traces

la mémoire les efface
jusqu’à la pâleur des pierres

je pleure je souris
c’est comme ça.

 

tout le monde part
dehors
même la vie
dedans
fuit

le temps passe
sans traces
que nous
devant l’immense
bouche béante

autour du nœud
« moi »
tout se détache

même la peau se relâche
et les nerfs se délient
« je » fuis

 

mon corps
un poids parmi tant d’autres
dans cet espace-là
présentement

mon corps presse contre les herbes vertes à Montsouris
sur une colline

le bleu du ciel est partout                je dirais

les herbes vertes pressent contre mon corps à Montsouris
dans une vallée

partout brille le bleu du ciel            je dirais

une impression condensée
nous submerge

elle à mes côtés
ou moi en corps
à côté d’elle

on meut en réalité
tout ce qui est présent
rythmé

aux accents
d'une surfaces et de secondes  
accidentels                                       – on respire  

quel soulagement de le ressentir     – on vit 
encore en corps
la pelouse pulse          fort

 

le souffle silencieux
centrifuge                               l’univers dans ses yeux
                                               / j’attends en mouvement
que l’étincelle du silex
révèle la motion des cieux

 

 

 




Sandra Lillo, Poèmes

Le bar est fermé

alors les gens boivent un café
dehors

devant la boucherie

Je ne m'arrête pas

je ne connais personne

mais je regarde

Ça fait comme des petits horizons
qui s'ouvrent

comme si le ciel d'été tournait sept
fois sa langue dans nos bouches

De l'autre côté de la rue

on ne voit plus les mères de famille
et les gens qui reviennent du travail

On dirait que le matin a disparu

 

Il est seize heures trente

je pensais qu'il était plus tard

Il pleut depuis ce matin

la pluie pénètre dans l'âme et
les jardins

Je m'ennuie

On dirait que je ne suis jamais
sortie de la chambre

à côté de celle de mes parents

Je me suis sans doute endormie

sinon j'aurais une maison avec un toit
rouge

entre les arbres d'hiver et les soleils
couchants

et en la voyant de loin les gens diraient

C'est une boîte d'allumettes

 

 

Dimanche

Un corbeau marche sur l'herbe

On dirait qu'il pense

C'est peut-être un savant ou un
philosophe réincarné

Je me demande ce que se disent
les fleurs

quand elles ne font pas la sieste

Le ciel est de la couleur de la fonte

Les cheminées crachent des
bouillons de fumée

Je regarde

comme quand je jouais à la
marchande

le petit bout du monde

un centimètre peut-être

 

J'écoute Johnny Cash

il parle de rêves brisés que rien ne
peut réparer

Moi je couds encore

même si le tissus se déchire et ne
tient plus

Je parle avec ma liberté mais des fois
je me fâche

et j'ai envie de casser quelque chose

parce que ici c'est pas très grand

surtout l'hiver avec tout ce silence

Alors hier comme le ciel était bleu sec

j'ai étendu ma chemise sur la corde à linge

et maintenant mon tiroir sent la nuit

 

 

Je relis toujours les mêmes poèmes

Je mets des petits billets
entre les pages

et puis je les enlève pour ne rien
rater

La lumière depuis est descendue
et le livre est posé sur la table

J'espère qu'un peu de moi y est
resté

mon souffle ou quand j'ai levé
les yeux pour te regarder

Quand je suis revenue les mots
faisaient

comme des blouses remplies
de vent

et comme tu continuais de me
regarder

je me suis cachée

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Jüri Talvet, Poèmes

1953     

Je suis allé au fond du jardin où, sur le toit de l’abri
qu’avait bâti leur grand-père, nos enfants s’étaient 
installés, faisant des grimaces devant ma caméra.

Soudain, je me suis retrouvé dans une autre ville,
sur le seuil de la maison de mon enfance. Une bougie
éclairait faiblement la cuisine. Il s’y trouvait

deux personnes âgées à qui j’ai dit : « Nous sommes
venus vivre ici. Moi, ma femme, nos deux aînés 
et la petite dans la poussette. » Je ne me souviens

que de cela. Mon père et ma mère étaient assis
sur un sofa, j’ai grimpé sur leurs genoux, et en riant,
nous nous sommes mis d’accord pour appeler l’anglais 

«eng-eng » et le français « franc-franc ». En 1949, 
nous avions timidement essayé la même porte de 
cuisine chez nous, au 16 de la rue Aia. Quelqu’un

avait été déporté, la nuit, de la maison au jardin.
Alors nous avons recouvert les murs des chambres de
papier peint, collant d’abord des journaux. Je me

rappelle avoir fiché un couteau entre les yeux
d’un homme portant la moustache, qui est mort, 
vraiment mort, en 1953, laissant 

les femmes russes fondre en larmes dans les rues.

(Trad. Athanase Vantchev de Thracy)

 

 

Comment finir un siècle avec dignité   

Ah, comme les lettres dansent et vibrent
sur les pages fraîches comme de la neige,
comme les draps nets et propres qui préparent, 
le dimanche, un lit plein de chaleur pour les amants ! 
Des puces sur le fil invisible d’un dresseur, non, des 
femmes enceintes de significations encore à naître ! 
(Où, si ce n’est sur les rivages de la Terre de Feu ?)
Ce que je ne collectionne pas, s’accumule.
Sur de lourdes étagères, sans espace d’air,
sans couloir pour poser son coude, sans un recoin
où la petite vrillette puisse installer son enclume.
Salve, entraîne la mémoire ! Attends l’explosion. 
(Sache, sache, sache – pour  une fois que tu es père.)
Toi, ma petite, attends, je glisse de page en page,
en bas, attends, je glisse malgré la blancheur,
j’ai trébuché sur une lettre, une courbe aiguisée fait
saigner la paume de ma main. Attends. Je mords 
à mon tour - une feuille qui a, maintenant, le goût 
d’une herbe ordinaire dans la bouche 
d’une vache sans nom au milieu d’un pâturage, 
le Jour de la Saint-Georges.

(Trad. Athanase Vantchev de Thracy)

 

 

Vilnius sous les eaux   

C’est bien que l'herbe soit encore verte ici
et les traits des visages ne soient pas
tirés au point de cacher leur désarroi
Une bestiole sous sa carapace dure
galope avec une bravoure soudaine vers
le locuteur à travers le parquet qui devient
un désert Contre des phonèmes aussi anciens
que Σ ou Ω taillés dans l'ambre épais
provenant de cette contrée inexistante
de l’Occident toi lemuel tu te sens
embarrassé l’idiome de la puta sur ta langue
fait soudain comme des nœuds
à ton insu Tu devras lever la tête
et regarder au-dessus du niveau de l’herbe
pour voir comment une montagne
˗l’ombre rapide de gregor˗
se glisse sur toi dans cette cité engloutie

 (Trad. Athanase Vantchev de Thracy)

 

 

À un chat sans nom

Il était une fois un dimanche matin d’été
et brillait le soleil (c’est ainsi que commencerait
un conte pour enfant). Durant les vacances, 
                                                    pas de classes.
Un petit chat traversait la rue.
Il n’a pas eu le temps de penser ni de faire
penser à d’autres au puits de sagesse
enfouis dans l’ombre de ses iris encore vertes.
Le soleil resplendissait, de plus en plus haut.
Le ciel bleu était porteur de liberté.
Pauvre petit tas de poils sanglants. Petit chat.
À peine un tas d’os. Le point qui signale
l’endroit. Tu mérites qu’on fasse ériger pour toi
un monument. Hurt. Kreuzwald.
Peterson. Tuglas. Tõnisson. Un couple
de Wildes. Kalevipoeg. Le petit chat !
En toute honnêteté. Au moins ça.

(Trad. Françoise Roy)

 

Le brouillard flotte sur la terre

Ce n’est que maintenant que tu commences
à comprendre que le Skagerrak et le Kattegat,
dont la sonorité semblait si belle à l’oreille
dans les classes de géographie à l’école
-comme les éternels conjoints Eschyle et Charybde-
existent bel et bien. La météo à la radio de Kiel
annonce du brouillard persistant. Les allemands
vivent dans le brouillard de leurs chambres ;
en tout cas on ne les voit pas derrière
leurs fenêtres, on ne les voit pas dans la rue.

Il est probable qu’ils aient tout mis en ordnung
la nuit, qu’ils aient même fait chanter des grives
à voix haute dans le feuillage touffu des arbres
et des arbustes qui entourent leurs maisons.
Tu forces la vue pour les voir, mais aujourd’hui
le brouillard venant du Skagerrak et du Kattegat
est si dense qu’il t’est complètement impossible
de te voir toi-même, de voir l’Estonie.

(Trad. Françoise Roy)

 

Présentation de l’auteur




Dominique Sampiero, Le Bruit de la page blanche, inédits

J’use doucement l’amour
en frottant ma peau au papier
pour passer de l’autre côté
ouvrir les portes cachées
dans les plis du silence

Je n’éteins pas
Je m’enfouis

Ma parenté tourne la tête
aux alphabets

J’attends la décision des lampes
des flammes d’encre

Et ce que l’on prend pour un rêve
ou un cauchemar
c’est ce départ

 

Ceux que j’aime arrivent
à m’extraire

Ruines de l’air
glissées sous la lymphe
cachée des livres

C’est ici l’ailleurs
que l’on a toujours craint
dans le ventre de la nuit

Je gagne ma vie en transvasant
le sable pur des phrases
dans ce blanc de poche du néant
je gagne mon souffle de langue

à chaque mot
je perds mes yeux
dans mes veines

 

L’arbre du papier
pense à ma place

pas de preuve, aucune
ni sur la mort
ni sur l’infini

Juste un entassement de brindilles

la brindille des yeux, celle du corps
la brindille de l’âme
celle du silence

et un tas d’autres innommables
cueillies du bout des doigts
mot à mot, assis sur la paille morte
des chaises

 

Puis un grand feu
un grand vent bousculent
la chair de ces écorces

À chaque plein chaque délié
la cendre invite
sa part d’ombre et d’ortie
cachée dans la volonté grise
des ténèbres

L’air fredonne
des présences insoupçonnées
en les projetant dans le vide
de la page blanche

Nous craignons cette légèreté
qui attend notre corps
au détour d’un silence

 

Ne sachant plus où aller
ni ou finira le nuage de nos gestes
on supplie le poème d’écarter
les branches de l’ombre
au passage d’une phrase

On se faufile entre les herbes hautes
du mouvement d’écrire
on survit

On consent au mouvement d’ouverture
où tout se renverse à mains nues

À l’espérance, je préfère
le doux sentiment de la chute

Dans chaque mot, tombe
un peu de cet amour qui prend la forme
de ce qu’il regarde

Je ne vous oublie pas
j’apprends à

 

En dispersant le souffle
sous la peau blanche de l’ici
la danse des images
confie la volonté de nos atomes
à l’expérience crue de la matière

Chacune des phrases
soulève la sensorialité de la chair

Qu’allons-nous devenir 
s’éteint doucement dans le cerveau du poème
qui pense la mort à notre place
nous soulageant
de son bourdonnement d’abeille

Les mots se souviennent que leur étoile
est une crémation consentie

 

Les jours passent sans griffer la mémoire
usant le regard de l’intérieur
photo jaunie fondue à même le salpêtre des murs

sac de mots rempli d’abeilles, de courants d’air aussi
purs que le bruit des  pages qu’on  tourne,  on   ferme
les yeux en bouclant les sources pour monter  le blanc
du silence en neige sous  les paupières, perdu de vivre
à reculons, soudain le ciel  se balance par la fenêtre en
criant sur la pleine lune des murs, la table invente des
abimes  et  frôle  le  dédoublement  où  s’invente  une
issue

 

On ne se souvient pas de tous les murmures On se 
retrouve planté dans la vague des essences, le coude 
encombré  de  randonnées  d’épaules, les  mains se 
frottant à l’inhabité Le ciel a soif Il dévore à tour de 
bras les corps abandonnés à leur fin de vie, dispersant 
le dernier souffle dans l’indifférence des étoiles Quel 
charnier ! Parfois  il  surprend les  vivants  debout 
descendus boire à la rivière ou embrassant un enfant 
Il les foudroie et plie leur présence  en quatre  pour 
l’emporter sous son bras Impossible d’imaginer cette 
armée  de  visages tapis  dans le  néant depuis  que 
l’homme existe Quelle couleur, quelle forme a pris le 
vide sur les parois des absents ? Où irai-je, où iras-tu 
dans ce dernier apaisement qui ne consent jamais à 
nous parler de lui, affamé de garder son secret dans 
nos fêlures ?

 

Le carnaval de la mort sépare le clos de l’ouvert
grimaçant d’infini et de sang mêlés Impossible de
clore les yeux de tous ces dieux endormis dans les
rêves  des  hommes  dès  qu’une  fourmi se met à
soulever des montagnes on supplie l’ordre sacré de
nous inventer une fin douce raisonnable une sorte
d’issue à  ce  cul de sac  de l’ici Toute  une  vie pour
apprendre un jour à renoncer à la vie C’est donc cela
Dieu et sa folie de nous garder rien que pour lui

 

J’ai tout dit des tanins de noix vertes sous ma peau Le
brou sombre des mouches  s’égosille  dans l’air  Ça
tourne en rond dans la cassure Chèque cadeau de la
vie, on est en ristourne  à chaque seconde avant qu’on
nous  passe  au pilon  Que  la terre ou  le  feu nous
désengrange  de  l’ici ! Comme un vieux sac jeté dans
le puits ! Serre dans tes bras l’enfant, ta femme, l’air
frais des oiseaux, embrase ! Une  impasse est un
chemin bouclé sur le néant

 

La ligne de flottaison de vivre descend avec la nuit le
long des haies vives rougies de baies et de blessures
plus profond qu’une mémoire dans son coma On
s’encanaille avec les bâtons des pleins et des déliés
dressant les mots entre eux à nous mordre le sang
pour avancer La peau appréhende le corail blessant
des  phrases  quand  nos  mains  saignent  sur les
métaphores  Tout  au fond de l’océan vide de l’ici
alternent broches et chasubles de la beauté

 

Une lumière sans bord crève les yeux des arbres
L’herbe tantôt bleue tantôt ocre tient tête De l’infini
flotte dans les pupilles pour rafraîchir Il fait chaud
fœtal De ventre  et  d’immersion  De mou dorsal Ça
suffit d’engranger Les chats mangent de l’herbe et se
purgent du diable Je tiens entre les doigts un morceau
du monde d’encre mauve Les orties fissurent Le ciel
se tient à carreau dans la fournaise, blanc comme le
cul des morts

Des solitudes sans oreille frôlent ma vie, des mains
de verre et aussi des corps privés de fruit je n’ose rien
faire rien dire seulement ouvrir mes yeux comme des
portes  recueillir  le  froid  glacial  des  absences le
réchauffer contre moi j’invente de quoi tenir hors du
troupeau un peu  d’herbe  pousse  dans mes cahiers
j’entretiens vaguement  ce jardin  où s’ébauchent les
ombres qui m’habillent je sais me fondre dans l’injure
des arbres lancés contre le ciel je vide les armoires de
leur credo à la place je plie mes fenêtres comme des
mouchoirs derrière la vitre tout un peuple d’images
déchire le papier pour en faire des oiseaux

 

Impatience des mains à retrouver le velouté la peau
du  carnet se  glissant  sous  le  dos des  phrases Le
paysage est une stupeur posée derrière le silence du
ciel sa grisaille respire par-dessus les briques les tuiles
c’est à peine  perceptible  À force de  démêler tous les
liens qui me tenaient serré confondu au mouvement
de la vie et des choses il me reste entre les doigts la
corde lisse d’une pensée sans obstacle

 

 

C’est un jardin sans  clôture  Une  mémoire  posée à
plat devant mes mains L’impression que tout est là à
attendre  de   naître  sans  contour  dispersé  dans le
souffle    du  papier   Je  voudrais   trouver  des  mots
simples raconter quelque chose de ce personnage qui
m’attend  derrière chaque  page du  carnet  caché au
fond de mon silence comme au fond d’un puits

 

On écrit pour ouvrir les yeux Se sentir vivant dans les
gestes et  les  pensées  en  marche  vers  la  prairie où
dormir nous fera éclore, un jour dans cette puissance
du paysage que  nous recouvrons des excréments de
nos désirs

 

Photo de couverture © Antoine LnP.

Présentation de l’auteur