Dominique Boudou, Les arbres écrivent aussi, photos Cédric Merland

Les grains du sable et les grains du ciel. L’accord des ocres et des bleus. Dans le premier silence du monde. Parfois, au pli d’un contrefort, le vent exhume des restes indéfinis, des empreintes qui ne témoignent de rien. L’image ne dure pas. Ne peut pas durer sans mémoire. Des animaux pourtant ont passé comme passent les nuages. Des meutes. Des hardes. Des envolées. Des processions ténues de petits peuples. Chassées par les orages des confins et le fracas monté de la chair. Vers la mort qui n’avait pas encore de nom. Rien n’était désigné du visible et de l’invisible. Aucun regard ne faisait la part de l’eau et du feu qui régnaient sur les choses. Puis. Mais dans quel temps ? Quelle durée à même de dissoudre le flou des illusions ? Des humains sont venus. Ont découvert le paysage sous le silence. Ajusté leurs gestes aux courbes des étendues. Le ciel et la terre se sont apaisés. Des ocres plus profonds ont tracé des lignes nouvelles, inventé de nouvelles correspondances avec le passage des bleus. Bientôt, des rehauts de rouge feraient corps avec les veines blanches de l’horizon. Et le regard enfin trouverait sa juste mesure. Entre les remuements du sable et l’énigme des étoiles. Mais les humains s’inquiétaient des longues fatigues qui suintaient dans leur sommeil. Rêver ne les tenait plus debout. Trop de sang avait coulé pendant le voyage, parfois jusqu’à la dernière goutte en emportant les viscères. On ignorait pourquoi. Aucune blessure préalable. Aucune douleur. Les rescapés avaient chargé sur leurs épaules ce qui restait de peaux et d’os et le voyage s’était poursuivi tant bien que mal. Avec les mêmes paroles économes, à bas bruit contre le charivari universel. Celui-là même qui, désormais. Insidieux jusque dans la mélancolie. Les songes pesaient de plus en plus lourd. Les gestes s’étrécissaient. Les grains du sable et les grains du ciel oxydaient la pensée élémentaire. On ne comprenait plus le vent. On doutait de la présence de la lumière. On. On.

Puis le noir tomba.

Les arbres écrivent aussi. Le paysage à l’entour ne serait rien sans leurs courbes jetées en plein ciel. Les murs des hautes tours offrent à la lune des saillies plus profondes. Une conversation chuchotée, surtout ne pas déranger l’ordre de la nuit, pourrait suspendre la fatigue du promeneur. Les arbres durent si longtemps et le béton si peu. Comment faire alors le partage des mélancolies ? Dans quelles pliures des écorces ? Dans quel aplat des rectangles borgnes ?

Le promeneur prêtera l’oreille et le regard. Les signes sont des gestes. Le mouvement parle davantage quand il est immobile. Sa langue ne dissout aucune énigme sur les traverses du monde. Ne révèle que les ombres des présences.

Un frisson passe à fleur de peau. Le promeneur relève son col. Il aura besoin de beaucoup de lenteur pour comprendre ce qui guette sous le noir.

Personne n’est venu habiter là. Personne n’y viendra jamais. L’horizon n’est pas un lieu sûr pour les corps quand le vent reste à l’affût. Mais de quoi ? De qui ? Que disent les arpents de terre sèche entre les tours, les orties couchées sous les allèges ? 

Le promeneur a de sombres pressentiments. Trop de vide pèse sur ses épaules. Il cherche un autre décor dans les embrasures du décor. Les lignes y feraient des plis, dessineraient des envers. Un frisson traverse le regard. Les ombres non plus ne sont pas sûres.

L’arbre nu résiste seul à la poussée du ciel. Ses ramures noires soutiennent comme elles peuvent le paysage désemparé. Le petit peuple des écorces se blottit dans l’attente. Une trouée de blanc écarte déjà les nuages. Un oiseau la traversera. Ou un avion. Ou le rêve d’un enfant perdu.

Le promeneur sourit. Ressaisit son corps contre le vent. Il y a tant de coulisses entre les images. Entre le noir et le blanc.

Il y a eu un drame ici. Personne ne sait dire vraiment, accident ou suicide, meurtre pourquoi pas. Des murmures parfois, autour des poutrelles où le vent s’est pris, ravivent les inquiétudes. Quelqu’un aurait vu des choses. Puis a disparu.

Le promeneur n’est pas inquiet. Il aime disparaître quand il marche. Son corps s’efface parmi les herbes du talus au bord de l’autoroute. Son esprit va plus léger à la rencontre du fleuve en contrebas. La lumière suspend tous les mouvements. Ni les nuages ni les oiseaux ne font signe. L’eau reste sans tain.

Il faut descendre encore, disparaître davantage. Dans une durée plus ample du paysage. Où l’arbre se déplie comme un récit. Quatre cavaliers reviennent d’un lointain voyage. Ils ont des lévites et des aigrettes. Leurs yeux se sont étrécis d’avoir trop vu la débâcle du monde. La paix est là pourtant, sous le ciel de crépi qui s’ouvre aux ramures. Le sang ne coulera pas. Les oiseaux retrouveront le chemin des poutrelles.

Le promeneur remonte lentement vers l’autoroute. Mais à qui appartient cette silhouette assemblée sur le bitume ?

Le promeneur a toujours deviné que les arbres écrivent aussi. Que les empattements des branches jetées contre le ciel tiennent le paysage debout. Dans ses enfances déjà, il n’imaginait pas les échos de la rivière sans les jambages des saules. Les coulures des écorces au fond des marais traçaient des signes avec la terre qu’il aimait fouler.

Après tant et tant de marches, comment savoir ce qu’écrivent les vieux fûts des vieilles forêts comme les jeunes pousses des jardins verts ? Dans quelle épreuve du regard retremper la patience ?

Attendre encore. Interroger la matière noire des entrepôts déserts, sur le front du rivage. Oser des correspondances restées lettres mortes. Les créneaux du béton sont des chicots. Les vastes oiseaux des mers ne viennent plus là depuis longtemps. A quoi bon apporter des messages que personne ne lira ?

Mais le promeneur ne renonce pas. Il y a tant de rumeurs dans son corps et dans le corps du bois. Venues d’un temps si lointain. Au cœur de la chair comme au cœur de la cerne. Des réponses possibles. Ou rien.

 

Des rumeurs encore. On dirait qu’elles ont mille ans. Qu’elles viennent d’un autre monde. D’une autre langue. Les murs noirs ont chassé la lumière de l’espace et du temps. Les chemins se jettent dans le vide. Les troupeaux à l’écart ont les yeux qui éteignent. Et la tour veille comme elle a toujours veillé. Sur l’invisible. Un jour, il apparaîtra.

Le promeneur relève son col. Quelque chose en lui sourit. D’une mémoire plus ample que son corps. Avec ces mots qu’il saisit : L’univers passe par mailles comme l’air dans une vieille chaussette. L’infini n’est jamais qu’un fini qu’on ne sait pas finir.

Et il se met à rire en regardant le ciel. Cette mélasse tombée d’un faux plafond. Un machiniste grimaçant la verse à seaux percés. Le paysage peut bien tomber aussi. Qui voudrait le relever ? Au prix de quels mensonges ?

Le promeneur se réfugie sous l’arbre et s’apaise. C’est un lieu sûr même pour douter. Et si l’univers était vraiment une vieille chaussette ? Un frémissement traverse le feuillage, dessine une échancrure. Un autre récit pourrait se déplier. Avec l’assentiment du petit peuple des écorces. Il ferait cercle autour du promeneur et prêterait sa voix. Mais le conte serait bancal. Rien n’existe sans ce qui trébuche.

La route est le dernier vestige à faire corps avec le paysage depuis que les humains ont disparu. Quand le ciel a retrouvé ses couleurs à la suite d’une tempête magnétique, les arbres se sont repliés de l’autre côté du monde. Les animaux les ont suivis. Une longue procession par voie de terre, d’eau et de nuages, silencieuse. Obstinée. Puis le béton des enceintes et des tours s’est effondré en un souffle, comme s’il n’avait jamais été qu’un trompe l’œil. Quelques ombres sans objet témoignent encore de la vie qui clopinait là. Presque absente déjà sous les allèges affaissées. Dans les brisures aux angles de fuite. Les rêves grandissent mieux dans les espaces contraints où le noir persiste. Le promeneur n’est pas parti avec les animaux de l’autre côté du monde. Le ciel y est rouge comme s’il saignait et tombe trop bas sur les ramures. Un grésil crevassé étouffe la surface des rivières et des lacs. Le promeneur pense à un corps qu’on aurait battu à mort. Et frissonne. Le refuge de pénombre qu’il a creusé dans le sable ne durera pas. L’étayage des lauzes contre les parois craque déjà. Il devra quitter ce séjour où il pensait pouvoir accomplir sa solitude. Plus au nord, les ocres semblent plus tendres. Des nuances vert sombre laissent deviner des présences qui résistent. Quand le noir et le blanc reviendront ajuster le jour à la nuit, des herbes rases se lèveront avec le vent. Des remuements parmi les lichens et le long des hampes annonceront de nouvelles naissances. Quels signes adresseront-elles à son regard ? A sa patience dans l’épreuve des durées ? Il faudra marcher longtemps encore. Traverser de vraies coulisses et de faux décors. Ecouter les silences entre les bruits. C’est là que se trame la possibilité du réel. Les arbres le savent bien. Quand la route aura elle aussi disparu et que les couleurs se seront de nouveau effacées, ils reprendront le fil de leur écriture. Sous la terre et sous les étoiles. Dans la mire du noir et du blanc.

Présentation de l’auteur




Jean-Charles Vegliante, Une espèce de quotidien

Laissé tout seul 

Jeune homme chevelu, blanc comme un linceul
– sale couvert de griffures l’air hagard –
marche vite, crie, un couteau de cuisine
à la main, disant Moi j’ai tout mon esprit !
insultant on ne sait qui, lui seul le voit.
Les gens s’écartent, pressent le pas, s’éloignent
et moi aussi lâchement, je le regarde
à peine, je pense C’est pas mon problème…

 

          ∗∗∗

Il passe devant l’ancien garage – l’odeur 
avant d’avoir reconnu. C’est l’autre trottoir
qu’il prend d’habitude – pas envie de revoir
ces lieux de solitude, le gardien de leurs
voitures sacrées, la crainte pour ses poumons,
l’obscurité qui monte avec un ahan long…

 

Pour lui ce cadeau, un kit Oser Créer :
il peut décorer des vases de couleur
une dînette un mobilhome une armée
contre les gens. Il regarde le ciel plein
d’autres couleurs et de nuées qui se cherchent
et se perdent. Ses yeux chatouillent, sa langue
est rouge. Il la rentre, la mord et ne sait
quoi en faire. Le ciel est rond de bonheur
quand des moineaux se chamaillent dans son sein.
Rien ne correspond dans ce kit où se perche
l’oiseau de malheur d’une journée exsangue.

 

– Dans les rues désertes de l’été
tu ne rencontres que des fantômes
de personnes disparues, d’amis
jamais suffisamment salués
alors qu’ils étaient là – attendant
peut-être un signe, à accompagner
leurs descentes vers les rives froides
qu’une eau violette entartre et éteint –,
d’ombres familières, commerçants,
employés hors service, logés
dans la Maison des Postes, repeinte
à présent sous autre enseigne, comme
un peu tout le quartier, nous aussi
méconnaissables, restés en rade…

 

 

 

 

 

 

Repos urbain

                        

Paris paresse réveillé, dimanche matin
Les rues s’animent peu à peu d’une foule oisive,
parfois embrumée devant des boîtes de nuit borgnes
d’où sortent les derniers flots de musique agressive –
jusque dans les sous-sols du métro les tempes cognent
Dans le ciel de mouettes érinnyes, rires de haine
Les fourmis ont repris leur industrieux chemin
L’eau du caniveau charrie des cendres verte

 

          ∗∗∗

Le temps s’enfuyant fait parfois ressurgir
l’amour désespoir du petit pour ses pères
– Un sort contre quoi il n’y a rien à faire
nous abat et craint de nous faire souffrir

 

 

À la radio sans comprendre :

“dam’ dame,
t’ondoie ton sac
bat le long oh
de ton flanc, l’ac
cident m’ô
te l’âme,
ho bolôo…"
(programme
musical au
2e jour ac
cepté de grève)

 

Enlevés

 

Alerte lancée pour Joris, 10 ans : est mince,
a les cheveux châtains et les yeux marrons.
Et Jad, 6 ans, cheveux châtains frisés, les yeux
marrons, tandis qu’Allia, fille de 5 ans,
a les cheveux bruns aussi et les yeux marrons. 

Si vous localisez les enfants ou leur père,
ne pas intervenir, il faut appeler
ce numéro Amber, ou envoyer un mél
au commissariat le plus proche, au préfet
de police, à la mairie du lieu afin qu’elle

prenne toutes les dispositions nécessaires
à neutraliser le parent, à sauver
autant que possible les enfants. Sans trembler.

 Les gens lisent l’annonce, attendent l’addition. 

 

– C’est juste que vous manquez de larmes
a dit l’ophtalmo. Nous les avons laissées
derrière nous dans la réserve des songes
là où le temps se tord sur lui-même,
pense le vieil homme – où la peine s’efface

 

          ∗∗∗

Parfois j’achète des fleurs au marché,
des fleurs simples sans brins décoratifs.
Elles supportent mal le chaud, flétrissent
vite, comme sauvages encagés,
et nous laissent déçus d’amour naïf. 

 

Tram-Léviathan

La pluie comme un serpent sinueux sur la vitre
Offre des rondeurs aux angles durs des cités

 




Serge Prioul, Tu as des choses à dire …

Tu as des choses à dire
Qui ne sont pas dans l’abstrait
Ne sont pas abstraits
Malaise et vomissure

Cinq heures trente un vendredi de la semaine
Un vendredi simple d'une journée d’ouvrier

Cinq heures trente est avant tout une heure d’ouvrier

Cinq heures trente du matin
Non pas le cinq heures trente du fêtard
Et si tu as quand même envie de vomir
Ce n’est pas que tu as trop bu

Tu penses aussi à la fin de la semaine
Un peu de repos
L’apéro
Et demain bosser encore
Jardin
Maison
Voiture
Ou les vélos des enfants
Travailler
Autrement
L’ouvrier ne sait pas faire
Alors lui reprocher sa télé
Qui le rend heureux
Parce qu’il oublie

Les gens qui pensent dorment mal
Et l’ouvrier pense qu’il va falloir lundi se lever tôt
Alors l’endormissement du dimanche soir est toujours plus pénible

L’ouvrier y tient éveillée sa peur du lendemain
Et cette peur-là
L’ouvrier

Te submerge

Faute de preuves, Editions Les Carnets du Dessert de Lune - 2017

 

Nous sommes allés ensemble
à l'école primaire
Moi j'ai poussé jusqu'au brevet
Lui est parti apprendre la maçonnerie
chez son père
J'ai fait trente-six métiers jamais rien
Depuis ces décennies
il est devenu maître artisan
Et quand il m'explique
je l'écoute
Il n'écrit pas il fait des murs des maisons
J'essaie aussi le marteau la truelle
Le stylo même
            j'essaie aussi le silence

Les murs seuls nous écrivent.

 

Paru au Dessert de Lune - collection Dessert - 9 2018 - à paraître également en recueil

***********************************************

 

Les liquidambars

J'ai confiance
Dit le poème que je lis
Je trouve cela plutôt bien pour commencer le mien
Enfin j'écris n'importe quoi pour me changer l'idée

Je t'attends

Partie chercher du taf
Mon expression ne va guère plus loin que mon idée
Ça va comme ça va c'est tout

Derrière les vitres de l'usine
Des femmes en blouses claires boivent le café
C'est l'heure de pose
Enfin l'heure

Sur la pelouse on a planté des liquidambars
L'allée à droite je te guette

C'est des beaux arbres les liquidambars
C'est tout frisé

Toi aussi tu t'es bien coiffée
On en a parlé faut s'attacher les cheveux
Je t'attends

A l'automne
Les liquidambars
C'est frisé or et châtain
Ça fait penser à l'Amérique

 

 

**********************

Voilà bien deux heures que je t'attends
Tu es partie pour une entrevue d'embauche
Avant tu as dit
Qu'est-ce qu'il faut pas faire
A soixante ans
Je suis resté seul avec un stylo rouge
Tu ne reviens pas j'écris rouge
J'écris ça je n'ai pas fini
Je lève le nez
Soudain
Tu ne
Tu as les yeux

25 9 2017, Deux poèmes écrits sur le parking de l'usine Vuitton à Ducey (50) où Régine a fini sa carrière professionnelle. 

 

 

Et un texte/poème de Régine Prioul (couturière) :

Elle travaille sur une machine à encoller.
Elle est souvent seule.

Après la pose de l'après-midi, une nouvelle amie vient chaque fois la voir.

Elle se pose sur la colle. Butine. En serait-elle droguée ?
Fidèle, elle revient régulièrement, agrémente cette fin de journée,
                        distrait la solitude des moments où elle rêve d'une autre vie.

Bientôt, partant vers d'autres horizons,
            il faudra quitter la petite mouche
                                                                       libre.

Régine Prioul - 1er juillet 2018

 

 

Présentation de l’auteur




Géry Lamarre, JARDINS INTÉRIEURS À NOS CHEMINS SUSPENDUS

Notre première oasis. La Nuit. Cette nuit voûtée sombre. Voûtée. Sur son berceau
d’argile. Sur nos avants et avenirs. Campés. Là. Dans l’instant. Nuit de conscience
constellée. D’étonnements et d’angoisses. A défaut d’étoiles. Clameurs et troubles.
Souffrances et joies. Émanations chuchotées. Lointaines. Atténuées. Par le bercement
des eaux.

                                                                            Seuls.

                                                                            Seuls. Et reliés à la fois. Sur les
invisibles. Routes. Entortillées à nos descendants. Nos ascendants. Nuits d’origines.
Une escale. Un campement. Dans la nuit de la nuit. Nous.
Nous y sommes restaurés. Nourris aux cendres de ces feux de failles. Y avons trouvé
source des chants et ritournelles. Nos légendes forgées.

 

*  *  *

Le sable frissonne. Court sur la peau. Du paysage. Ondule. L’ombre des hauts phœnix.
Nous sommes. Ici. En cet instant. Notre eau rafraîchie. Et nos pieds soulagés. L’homme
s’est mis à scander. Puis à tracer. Des mots de verdure. De joies infimes. De doutes
confiants. Il était. Devenu. Le geste du peintre. Caresse légère. Geste rituel. Se répétant.
Se répétant. Son oasis. Dans les pierrailles du temps.  
Chacun avons le nôtre. Un territoire. A la croisée des chemins.

*  *  *

Là où tes pensées glissent. Sur tes pensées. Ce territoire.
Se plie. Se déplie. Effrite les murs. Et les minutes. Une risée. Un grain d’instants de
sable. Cherchant son chemin. Dans les méandres de la peau. Des souvenirs. S’insinuant.
Précieux. Est ce refuge. Fait de soleils vivaces. De vents. Et d’émois. Un jardin
intérieur. Suspendu. Une bulle. Verdoyante. Au fond du cœur.

Sur la tenture. De la nuit. Chaude. Brillent. Dorénavant. Deux étoiles. Merveilleuses.
Refleurissant. Chaque jour. L’aube des jours.

*  *  *

Assises sont.
Nos oasis. Mais aussi. Mue. Qui nous rappelle. Que nous sommes. Âme et corps
nomades. Marche. Marche. Martèlement rythmant. Notre temps de poussière. De pas.
Parsemés d’étoiles. Une danse. Lente. Lente. Parcourant. L’incertain des chemins. Et les
chants invisibles. Nos peurs. Nos doutes. Marche. Marche. Vers nos grands lointains
ensauvagés.
Que peut-être. Deviendont. 

Présentation de l’auteur




Christian Monginot, L’Insecte du placard, Un jour d’exercice sur la terre, textes inédits

VANITÉ DES VANITÉS

            Tu empiles dare-dare tes livres sur ta table. Achevés, pas achevés. Édités, pas édités. Tes notes, tes brouillons, tes chroniques. Tu mets ton crâne par-dessus, style presse-papier. Un zeste de musique pour lier le tout. Luth, viole, flûte. Et ton globe terrestre pour dire d’où tu viens. Au cas où. Mais, vite, vite ! La lumière est en train de flancher. Ta chandelle est morte. Il n’y a plus de feu ! Toutefois, quoi qu’en dise l’ami Pierrot, dans l’état où tu es, frapper chez la voisine serait un manque flagrant et littéral de savoir vivre. Même si, dans sa cuisine, on bat le briquet. Viennent le peintre, le photographe, l’interviewer. Souris leur ! Pas comme ça. Non. Les deux mâchoires bien serrées et synchrones. Pas pendantes ni disloquées. Cheese ! Un dernier effort, oui c’est ça, autrement ça fait peur ou désordre et la postérité n’a pas besoin de ça. Hélas, hélas, pauvre Yorick ! Te voici donc nature morte et bien morte, crâne épinglé comme un gros scarabée au milieu de cette « vanité », le reste de ton squelette disparu, dispersé aux quatre vents comme les miettes du petit Poucet.

            Ce sont les peintres hollandais, humoristes à leurs heures, qui inventèrent au XVIIème siècle ces joyeusetés qu’on appelle « vanités ». Par gros temps calviniste, il était de bon ton de faire chuter le prix des séductions terrestres et de rappeler à tout un chacun qu’il n’est qu’un peu de chair rêveuse sur un bout d’os friable, le tout coincé entre deux blocs d’éternité sévères. Un coup d’œil sur la mort matin, midi et soir, pensait-on, ça aide à patienter entre les repas et ça remet les idées en place. Tu tombes raide devant certaines de ces œuvres. Celle de Pieter Van Steenwyck, par exemple. Qui semble faite exprès pour toi. Il ne manque au tableau que ton ordinateur. Le reste, sur la table, est pareil. Mêmes objets, mêmes empilements, même désordre. Sauf que ton crâne est encore accroché sur tes épaules. Ce qui n’est pas vraiment gênant.

            Jacques-Bénigne Bossuet, catholique impénitent, sermonneur de génie et évêque de Meaux, humoriste lui aussi à ses heures, stupéfia la cour du Roi Soleil, dans un de ses fameux stand-up, en ouvrant devant elle une boite surprise : « Me sera-t-il permis aujourd'hui d'ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre? » C’est ainsi que commence son sketch. Tu aurais payé très cher ta place pour voir la tête des Ducs et des Duchesses, des Marquis et des Marquises ! Un tombeau ! Autrement dit, une boite à vanités, destinée à illustrer cette leçon de chose épiscopale sur la mort et ses vertus thérapeutiques.

            Vanité des vanités. Tu t’es aussi, quant à toi, très souvent retrempé dans l’humour sublime, grinçant et sans fond de l’Ecclésiaste, tu y reviens sans te lasser. Buée de buées. Tu nages entre ses lignes en retenant ton souffle. Tu tentes de plonger chaque fois plus profond pour en rapporter quelque étoile de mer, quelque coquillage inconnu. Fumée de fumées. La pratique régulière de l’apnée poétique donne à ton souffle ce petit coup de pouce qui te permet à chaque fois de ne pas rester au fond. Se pourrait-il que la joie paradoxale ressentie dans ces moments de plongée en eau amère et profonde découle d’une équation unique dont les termes incluraient tout ce que tu n’es pas au point d’en faire la pupille même de ton œil et le cœur palpitant de ta propre évaporation ? La mer mélangée avec le soleil. Les poissons avec les oiseaux. Les pierres avec les roseaux. Les jours gris avec les jours clairs. La présence avec l’absence. L’amour avec la blessure. La solitude avec ses reflets. Est-elle vraiment retrouvée ? Quoi ? L’éternité ! Mais ton chat miaule dans le couloir. Tu lui donnes quelques croquettes contre un bout de la réponse.

 

Texte extrait d’un livre en cours d’écriture de Christian Monginot : L’insecte du placard.

Illustration : une « vanité » du peintre hollandais Pieter Van Steenwick (1615 – après 1656). Titre du tableau : « ars longa, vita brevis », soit : « l’art est long, la vie est brève », formule extraite d’un aphorisme d’Hippocrate. L’aphorisme entier dit : « L’art est long / la vie est brève / l’opportunité fugace / l’expérimentation faillible / le jugement difficile ». Qui dira le contraire ?

HABITER POÉTIQUEMENT

 

            Il suffit d’un instant, celui d’un premier pli dans le temps de la chair, pour que ton lieu te soit ouvert. Tout est là. Aussitôt. Tout. Tu touches d’un coup aux bords obscurs et muets de ton ignorance. De ta province. L’infini s’est fait un nouveau corps. Lumière. Nuit. Velouté d’étoiles. Carnaval de formes. Explosion de couleurs. Déluge de sons. Tourbillon d’odeurs. Été des saveurs. Brise des caresses. Tout est venu dans ce choc et dans cette stupeur que tu appelles « corps ». Rien ne reste dehors. Rien ne stagne dedans. Le vent emporte tout, le vent rapporte tout. Le vent qui est l’âme inquiète de toutes les poussières et la dictée secrète de ce qui te fait et te défait sans cesse.

            D’aussi loin que tu voies, d’aussi loin que tu entendes, d’aussi loin que tu t’ignores, tu es déjà venu et revenu par lui. Il ne te manque que les mots pour le dire. Et ce manque sera, si tu le veux, ta vie. Un retard infini sur toi-même. Dans lequel s’engouffrera et parlera le vent. Quand tu verras l’oiseau, tu diras « l’oiseau », mais du mot à l’oiseau qui passe, tu te verras toi-même comme un puits sans fond. Un gouffre à peine aménagé avec de frêles passerelles et de pauvres échelles de corde qui se balancent dans le vide. Tu diras : voici tout ce que je peux faire pour combler mon retard et faire fructifier ce vide, je n’ai pas d’autre art poétique que ces cordes et ces planches. Et ceux qui croient en savoir long sur le « profond » se moqueront de toi.

            Arrivé avant de partir, tu n’as plus qu’à trouver les actes et les questions qui mènent de la fin vers le commencement. La réponse est là et bien là. Depuis toujours. Comme un insecte prématuré, un papillon volant à l’envers, une perfection sans normes. Le voyage déjà achevé cherche parmi ses braises l’étincelle d’un départ avorté. Mais entre le voyage qu’absorbe l’horizon et l’horizon qu’aveuglent les désirs, toi tu cherches ton pas, ta façon de marcher, un chemin réversible où les mots ne seraient plus séparés de leurs actes ni de leur chair mais avoueraient enfin le poudroiement théâtral d’un monde étrangement continu dont les coulisses seraient la propre nudité des corps et des voix.

Extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Tableau d’Henri Rousseau, Le rêve, huile sur toile, 1910.

 

 

 

HEUREUX LES PAUVRES EN ESPRIT

            Certains matins, tu te lèves et la richesse te submerge. L’autre richesse. Pas celle des comptes en Suisse ou aux îles Caïmans. Non. Celle du goût. Du goût des choses. Du goût d’aller. Du goût de vivre. Cette étrange saveur dont tu ne sais quelle est l’épice, mais dont tu peux retrouver sans peine les ingrédients de base. Une certaine fraîcheur, par exemple, qui est musique et danse pour le corps. Une certaine lumière, déjà présente dans le noir. Une sorte de légèreté élastique et digressive, qui semble se propager autour d’un centre vide se déplaçant sans cesse entre les objets, les pensées, les émotions. Le tout composant un trésor impalpable qui se confond avec le jour qui vient.

            Mais parfois, comme par sortilège, enchantement, malédiction, alors que tu touches au cœur de ce trésor, tu butes contre un roc. Celui de la plus sévère pauvreté. Voici le rêve d’amour du Prince réduit à une pantoufle. Voici Cendrillon rendue à sa citrouille, à ses souris, à ses haillons. Le conte tourne court. As-tu rêvé comme eux ? Te voici soudain perdu dans la brocante des mauvais jours, courbé sous le vieux bric-à-brac des monotonies, l’insipide poussière de l’ennui, les toiles d’araignée du temps qui passe. Se peut-il que le cœur de la merveille fusionne ainsi avec le silence des pierres ? Est-il possible que le trop devienne synonyme du rien ? Par quel « sésame » communiquent donc l’envers et l’endroit du bonheur ?

            Heureux les pauvres en esprit, dit-on. Et non les pauvres d’esprit, comme disent certains. Un trésor leur serait promis. Un Royaume. Durable écho de la montagne aux Béatitudes. Rumeur d’un temps où la ronde des pauvretés entraînait tous les pauvres à danser d’un même pas autour d’un même vide voilé d’amour et de stupeur. Mais toi, lorsque tu joues à saute-mouton de merveille en pauvreté, quel est ton bond, quel est ton vide ? Quels sont les enjeux, les désirs, la formule ou la destination qui te poussent à naître, à marcher, à écrire, écrire encore ? Toujours est-il que le bond se produit, que l’abîme est franchi, que l’incroyable advient. Tantôt dans un sens. Tantôt dans l’autre. Le moins changé en plus. Le plus changé en moins. Et ainsi de suite. Le miracle en est si familier qu’il semble l’air que tu respires. Tu ne sais par qui, par quoi, ni où, mais, de toute évidence, la recette est écrite quelque part en toi. Chimie ? Alchimie ? Magie ? Où donc se cache l’étrange Docteur ? Le Faust de ces métamorphoses ? L’alchimiste ou le sorcier de ces inexplicables torsions du goût des choses ? Où sa diabolique recette ?

            Ta richesse a la couleur des fleurs, des fruits, la couleur des paysages luxuriants que le hasard vaporise parfois dans le vide qui sépare l’œil et le mot, le frisson et la forme, l’attente et la rencontre. Ta pauvreté a la couleur du givre, la couleur de ce qui s’éloigne et s’absente, mais que l’on sent un jour renaître à l’intérieur de soi à la façon d’un printemps discret, d’un conte que l’hiver aurait confié à la terre endormie et dont celle-ci se souvient en s’éveillant. Mais de l’une à l’autre n’a cours qu’un seul et même commerce, dont l’objet, le bénéfice et toute la magie consistent à rappeler à l’une ce qu’elle veut oublier de l’autre, afin que l’une et l’autre puissent reconnaître, par-delà espoirs et déceptions, dégoûts et fascinations, ferveurs et coups de blues, l’étrange unité du monde fou mais sans couture qui s’ingénie à les rêver ainsi, toutes deux, en les opposant.

Texte extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Wang Wei, période Tang, 701-761.

LES SAVOIRS D’APRÈS

 

            Il est des savoirs amers. Des savoirs qu’on refuse. Des savoirs d’après. Des savoirs dont l’amertume brouille le goût qu’on a de vivre. Des savoirs que l’on frôle toute une vie durant sans pouvoir leur prêter la moindre part de soi. Savoir ce que tu aimes, savoir ce que tu refuses, savoir comment, pourquoi : tu en admets tant bien que mal brumes et flottements, mais lorsque tu t’approches de ces savoirs d’après qui te glacent le sang, tu doutes soudain de pouvoir en accueillir le tranchant sans te vider de toi. Que feras-tu, que vivras-tu, qui seras-tu après ? Peux-tu même imaginer le moindre après de ces savoirs d’après ? La poésie elle-même, celle qui ne recule pas, celle qui obéit sans défaillir au flux silencieux de ce qui dicte, la poésie possède-t-elle quelque double des clefs de ces savoirs d’après l’après ? Qui le dira ?

            Or, y a-t-il pire savoir d’après que celui de la perte présente ou prochaine d’un être aimé ? Peut-être celui de sa souffrance, te dis-tu. Mais l’un ou l’autre revient au même, tu es touché en ce point où ce que tu vis se heurte au mur désespérant de ton impuissance. C’est au pied de ce mur, toutefois, que se dévoile à toi la pleine valeur de l’écho. Ce que tu te désoles de perdre se mesure à ce que tu n’as jamais possédé et qui t’a pourtant si fortement tenu. Devant ton impuissance et l’aller sans retour de la nuit, tu te dis que l’amour est un art infini de l’écho, et le monde, le simple fruit musical de cet art : mais pourrais-tu savourer le moindre fruit sans le perdre à l’instant même de sa cueillette ?

            Les savoirs d’après ne sont pas de ceux qu’on acquiert par l’effort ni le talent. Ce ne sont que savoirs âpres distribués par le hasard ou la fatalité. Sans l’avoir désiré, tu en as reçu ton lot, et d’autres, pas moins saumâtres, se rapprochent de toi. Tu n’as pas choisi. Tu ne choisiras pas. Mais si tu regardes autour de toi, face au fil vibrant de ta chair s’étend l’immensité de ces monts, abîmes et merveilles d’effacements et résonances, pavée de ces savoirs amers que nul n’a désiré. Les disparus et les vivants y prospèrent d’une même vie et d’une même mort dans la seule chair des vivants. L’amour et la mort s’y abreuvent d’une même eau faite d’échos et de reflets qui s’entretissent entre les quatre coins du vide.

            Chacun tient le fil à son tour. La tapisserie se déploie, s’étend et vit sa vie d’ombres et de lumières, de cailloux et d’étoiles, de saisons et de couleurs, flottant comme une oriflamme parmi les plis invisibles de la grande innocence. Des mains lâcheront le fil. D’autres le reprendront. Feu, miel, cendres à volonté. Tiens donc ce fil. Travaille vite. Bien si tu peux. Puisque c’est ton tour et que rien d’autre ne justifie les dix doigts de tes mains.

Extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Edward Hopper, Sun in empty room, 1963.

Un jour d'exercice sur la terre

 

 

Introduction

UNE CERTAINE INTENSITÉ

 

            Quelques jours après la mort de Pascal, un domestique de sa maison trouva dans la doublure de son dernier pourpoint un parchemin et une feuille de papier, auxquels il ne put accéder qu’en défaisant la couture intérieure de l’habit. Ces documents furent aussitôt remis entre les mains de Madame Périer, sœur ainée du philosophe. Le texte écrit sur le parchemin, l’avait été avec grand soin de la main de Pascal, et figurait en double sur la feuille de papier, comme une copie ou un modèle du premier. Il était daté du 23 novembre 1654. Presque huit années s’étaient donc écoulées entre sa rédaction et la mort du philosophe, survenue le 19 août 1662. Compte tenu de l’endroit où il avait été découvert, du temps durant lequel il n’avait probablement pas quitté celui qui l’avait écrit et du caractère lapidaire mais intense de son contenu, on pouvait imaginer avec vraisemblance qu’il n’était destiné qu’à un usage personnel et constituait, à ce titre, une sorte de mémorial d’un moment très fort et très précieux dont le philosophe souhaitait conserver la trace tangible au plus près de lui. Écrit bref, énigmatique, succession de phrases courtes, d’interjections, exclamations, supplications, témoignant d’une crise spirituelle profonde, mêlant les accents de la contrition, de la prière, de la révélation et de l’extase, ce texte est connu aujourd’hui sous le titre posthume de Mémorial.

            Tu avais seize ans lorsque tu découvris cet écrit dans une vieille édition des œuvres de Pascal. Sans que tu puisses alors comprendre vraiment la nature de la crise profonde qu’il évoquait, son intensité te frappa et te parut étrangement familière. Ce feu dont il témoignait, et dont ses mots semblaient autant de braises, te renvoyait à ces moments singuliers où tu avais toi-même, tout au long de ton enfance et de ton adolescence, connu de tels embrasements. Oui, cette intensité par laquelle un homme ou un enfant s’évadent parfois des signes et des cadres de son existence en déjouant la surveillance de sa propre raison, ne t’était que trop connue et t’avait depuis toujours autant fasciné qu’inquiété. Au fil de tes expériences de la vie et de tes relations avec la poésie et l’art en général, il t’a semblé que cette intensité contenait une aspiration à un mode de communication différemment orienté entre les hommes et esquissait, entre ceux qui en étaient porteurs, par-delà le temps, l’espace, les langues et les croyances, un embryon de communauté où cette communication trouvait non seulement une manière anticipée d’application sociale mais devenait ainsi disponible à tous ceux, qui pourraient dès lors, s’ils en ressentaient le désir ou le besoin, s’y associer.

            Une telle communauté, liée de façon très improbable par un certain type ouvert et assumé de débordement symbolique, où quelques vivants de chaque époque auraient côtoyé quelques morts parmi les plus vivants des époques précédentes, aurait donc été faite, par les singularités respectives de chacun de ses membres, dépositaire d’une intuition de valeur universelle touchant à quelque limitation et inversion matricielles de la communication humaine et à la possibilité de faire et de dire plus et autrement. Tout ce que tu as pu écrire jusqu’à aujourd’hui n’aura, au fond, obéi qu’au désir d’approfondir cette intuition et de renforcer ta propre participation à l’effort de cette communauté dispersée, pour la mettre en pratique et la vérifier. Tu t’es très tôt senti aspiré et lié par cette intensité que tu éprouvais toi-même et retrouvais dans les Pensées ou le Mémorial de Pascal, dans la rage d’Une saison en enfer, la flamme noire des tableaux de Goya, la puissante révolte d’Artaud le Momo et dans bien d’autres œuvres, expériences ou façons de vivre déterminées par ce type de débordement raisonné.

            Le poème présent ne fait pas exception à cette règle, bien au contraire, puisque, comme le dit le choix de son titre, extrait du Mémorial, il aspire à mieux faire ressortir encore et agir cette règle dans et contre le cadre de ta propre existence. Ce poème t’a été suggéré, entre autres choses, par ton insomnie chronique et ce qu’elle t’a appris du monde qui t’entoure et de toi-même. Ses couleurs varient selon l’heure de ses séquences. Poème de la ville, des gens qui l’habitent, de leur multiplication, de leurs métamorphoses, du trop qui les consume, du vide qui les nourrit, il s’est écrit au gré des flux et des reflux qui font communiquer entre eux les corps et les lieux, les heures et les couleurs, à la façon d’un vagabondage où intérieur et extérieur avoueraient leur nature commune et l’étrange continuité dans laquelle ils sont pareillement embarqués.

            On pourra le lire, selon sa préférence ou sa disponibilité, de façon continue, comme une aventure, une quête, une histoire, un conte, ou bien de façon désordonnée, en disjoignant et séparant les séquences les unes des autres. À moins qu’on ne préfère accorder l’heure et la lumière de la séquence choisie à l’heure et à la lumière du moment de sa propre lecture. Il est vingt-deux heures trente à l’instant où tu poses le point final de ton livre, c’est peut-être l’heure à laquelle le hasard aura fait que le lecteur l’ouvrira : pourquoi ne te rejoindrait-t-il pas, par exemple, à la séquence correspondante ?

SÉQUENCE N° 1 : commençons par la fin [20 : 00]

Commençons par la fin,
Te dis-tu,
Car désormais l’ordre n’est plus l’inverse
Du chaos,
Et la fin pourrait bien être
Ce qui se rit de toi au fond de toi,
Cette chose dernière qui s’absente des mots
Dès la première phrase
Mais veille dans les blancs et n’en pense
Pas moins ;

Rira bien qui rira le dernier,
Comme on dit,
Et rire bien est sans doute
Ce qui peut t’arriver de meilleur ;

Tu t’assois sur un banc
Dans un minuscule jardin public,
L’air est doux,
Le monde semble endormi,
Des noms flottent dans l’atmosphère,
Tu t’efforces de déchirer la membrane invisible
Du temps
Pour entendre plus distinctement le murmure
De cette chose appelée fin ;

Entre la fin des haricots et celle
Qui justifie les moyens,
Entre la fin des fins et la fin de tout,
Se dissimule la plus discrète,
La plus silencieuse,
La plus opaque et charnelle des fins,
Celle qui tourne et vire dans ta tête et n’a cure
De tambours ni trompettes
Pour donner à chacun de tes mots
Cette pincée de vertige qui le sépare
Des brumes originelles ;

Chaque jour n’est-il pas d’ailleurs, comme celui-ci,
Le jour qui la précède,
Et chaque instant, celui qui la mélange au flot
De ce qui n’a jamais cessé de commencer ?

 

SÉQUENCE N° 13 : le « oui » où tu te perds [23 : 00]

Parfois, la nuit devient celle de tous,
Elle reconnaît son propre fil
Dans le tissage de chacun,
Nuit noire,
Nuit blanche,
Son pas devient audible,
Pour le dormeur, pour l’insomniaque,
Le noctambule, le somnambule ;

Tu crois la traverser, l’explorer,
Mais c’est elle qui musarde en toi,
Faisant cueillette de tes questions, de tes doutes,
De tes raisons de dormir ou de ne pas dormir,
Elle sait être une seule et même nuit,
Elle sait en être mille et une,
Elle est tienne parce que tu te fais puis te défais
En elle comme se font et se défont tes songes ;

Au matin, tu jurerais avoir rêvé,
Mais qui te dis que ce que tu crois avoir été ton rêve
N’est pas la pensée nue de cet arbre aux lucioles
Qui a trouvé en toi le nom de « nuit » ?
La nuit n’est-elle pas toute ton ignorance,
Mais à l’envers, vue de dehors,
Sa face non humaine si tu veux,
Visage exposé à l’absence dernière de regard ;

La grande image de la nuit n’est aucune image
Et toutes à la fois,
Elle est ce que tu ne vois pas
Dans tout ce que tu vois,
Elle est en même temps le point autour duquel
Tournent tes pensées les plus intimes
Et l’horizon où se dessinent
Les figures de ta stupeur ;

Le visage de la nuit résume-t-il ces visages tiens
Qui te restent étrangers,
Figures animales, végétales, minérales, divines ?
Son sourire n’est-il que ta façon
D’apparaître ou de disparaître,
Son silence, le « oui » où tu te perds ?             

 

SÉQUENCE N° 14 : l’impasse matricielle [23 : 15]

Sur la chaîne préférée du patron,
Les informations tournent en boucle,
L’Apocalypse suit son bonhomme de chemin,
Mais les clients ne regardent plus, ils préfèrent
Échanger les fumées de leurs têtes plutôt que d’inhaler
Celle des commentateurs ;

Toi, tu regardes, au-delà de l’écran,
Cette foule immense que nul ne peut plus dénombrer,
Une foule venue du tréfonds de la vie,
Parlant des langues inconnues,
Serrée, pressée, affolée autour du vide qui aspire
Les cœurs, les esprits, mais ne donne à chacun
Ni le moyen ni la façon d’identifier
Le lieu à atteindre, le mot à dire,
La chose à désirer, la réalité à étreindre ;

Comme chacun,
Dans ce petit bistrot,
Tu es venu te délester des significations dernières,
Celles qui pèsent sur ta pensée, sur tes mots,
Tu t’amuses de voir ici,
Pour un instant,
La Fin trinquer et jouer aux dés sans façon
Avec le Commencement ;

Tu as appris à écouter, au gré du temps,
Un homme après l’autre, mais qui peut,
Restant dans sa propre mesure, écouter sans broncher,
Le grondement de ce torrent où les hommes roulent
Comme des galets ?
Le flux se mettra-t-il enfin à parler ou cela ne sera-t-il
Que subterfuge de ventriloques stipendiés
Contrefaisant les voix
De l’actualité, du temps, de l’histoire ?

Dans leurs habits déchirés, poussiéreux,
Ces foules viennent sans doute, te dis-tu,
De la grande impasse matricielle,
Celle qui durcit la matière du rêve afin de nier
La soif du rêveur et promouvoir obstinément
L’absurde tautologie du veau d’or et de son signe…

 

SÉQUENCE N° 26 : habiter la stupeur [02 : 15]

Ce n’est pas assez de s’étonner, songes-tu,
En terminant ton verre,
Ce n’est pas assez,
Il faut,
Un jour ou l’autre,
Sortir de l’étonnement passager,
Du doute méthodique, 
De la perplexité de circonstance
Et investir,
Sans regret ni retour,
Poétiquement et pratiquement,
Le territoire hors dimensions de la stupeur ;

Ces corps qui vont et viennent sans but,
Ces bouches qui s’ouvrent sans parler,
Ces désirs qui tâtonnent dans la nuit des organes,
Ces rêves qui débordent les mots,
Ces intuitions qui griffent le silence,
Ces cris jetés au-delà du dicible,
Ces actes qui trouent la comptabilité des actes,
Tournent tous
Autour
De cette terra incognita ;

Ni l’ivresse, ni la violence,
Ni le mensonge, ni le déni,
Rien ne peut faire que l’instant
N’irradie désormais comme le cœur de braise
D’un astre aride où se vivrait
L’expansion d’une soif orpheline
En quête de sa neuve innocence et des lueurs
D’une insécable alliance ;

Celui que le temps oublie sur le bord du chemin,
Celui qui s’oublie sur le bord de lui-même,
Celui que mille vies aspirent, disloquent et abandonnent
À chaque pas,                            
Celui-là le sait mieux que n’importe qui,
Car sa chair est
La stupeur même,
Et sa pensée, une main tendue dans le noir
Vers la pensée naissante de ce qu’elle touche… 

SÉQUENCE N° 95 : feu [19 : 30]

Vers le couchant, le feu hisse ses voiles,
Et la ville s’embarque avec armes et bagages
Dans ses ors et ses rouges ;
Les immeubles échangent leurs reflets,
Les arbres redorent leurs feuilles,
Les nuages prennent des poses,
Tandis que les visages se font tournesols
Et les désirs, cartes postales ;

Mais c’est un autre feu qui parle
Depuis le fond noir que masque
L’agitation inquiète des beautés simples :
Un feu d’épines,
Un feu de pierres,
Un feu de miroirs brisés,
Un feu de solitude et d’os voué à d’impossibles
Buissonnements,
Ou aux buissonnements de l’impossible ;

Ce qui brûle dans l’attente obscure des choses,
Fait briller le noir qui circule en toi
Et ouvre dans ton corps
Des allées rouges et blanches qui mènent
Vers des clignotements d’herbes électriques
Et des phosphorescences criblées
De lettres brunes signalant
Les opacités indépassables du paysage
Et les fausses
Interruptions du flux ;

Aussi, cherches-tu en toi et autour de toi
L’instrument
Le mieux adapté aux équilibres et aux tensions
De cet instant où se dévoile
La nécessité de faire un trou dans le décor ;
Mais tu devines que cet instrument ne sera
Ni question ni réponse,
Ni même cri ou silence :
Pourquoi ne pas miser alors, te dis-tu,
Sur cette tendresse idiote et sans objet
Qui n’a jamais jugé utile de demander
Sa route ni sa destination à quiconque ? 

 

Présentation de l’auteur




Giuseppe Conte : L’EricaLa bruyère

traduction ; Marilyne Bertoncini

La Bruyère est le tout dernier texte du voyage épique et mythographique auquel nous invite l'oeuvre de Giuseppe Conte, fondateur du Mythomodernisme, recherche spirituelle et éthique de l"action poétique orientée vers la quête de la Beauté. L'auteur offre  ce long poème liminaire du recueil en anteprima à Recours au Poème, alors que le livre est encore à paraître en Italie, chez Fallone editore, dans la collection "Leone Alato".

 

 

L'Erica

 

Erica- nome comune di  arbusti sempreverdi con foglie aghiformi rigide e dai  fiori a grappolo molto minuti, dal colore tra rosa scuro e viola, della famiglia delle ericacee, che crescono nei terreni incolti e sabbiosi. Fioriscono tra fine estate e autunno.

                                    J’ai cueilli ce brin de bruyère

                                    l’automne est morte, souviens t’en

Apollinaire ( L’Adieu)

 

 Bruyère erica - nom commun des arbustes à feuilles persistantes avec des feuilles rigides en forme d'aiguilles et des fleurs en grappes très minuscules, avec une couleur entre le rose foncé et le violet, de la famille des éricacées, qui poussent dans des sols incultes et sableux. Ils fleurissent entre la fin de l'été et l'automne.

        1

 

Amo l’erica. Quando arriva l’ autunno

ne poso un arbusto sul mio tavolo

in mezzo a libri, plichi, statuette, foto.

Sta lì, come se dovesse riempire un vuoto

che non c’è . Con le sue foglie aghiformi

con i suoi fiori  non più grandi di pupille

colore del vento e del vino

mi parla di chissà quali brughiere

mi porta lo spirito dell’autunno vicino.

Poi dice che ineluttabile è il declino

e ascolta tutte le notti le mie preghiere.

 

 

J'aime la bruyère. Quand arrive l'automne

J‘en place un arbuste sur ma table

au milieu des livres, des plis, des statuettes, des photos.

Il se tient là, comme s'il devait remplir un vide

qui n'est pas. Avec ses feuilles en aiguille

avec ses fleurs pas plus grandes que des pupilles

couleur de vent et de vin

elle me parle de qui sait quelles landes

m’apporte l'esprit de l'automne.

Puis dit que le déclin est inéluctable

et toutes les nuits écoute mes prières.

                               

   2

 

Amo l’erica come amo il vento

come amo le poesie di Apollinaire.

Ricorda: non siamo sulla  terra per

restarci, ma dove andremo lo sanno

loro, l’erica, l’autunno.

 

 

 

J'aime la bruyère comme j'aime le vent

comme les poèmes d'Apollinaire.

Souviens-toi : nous ne sommes pas sur terre pour

demeurer, mais où nous irons, eux le savent

la bruyère, et l'automne.

                      

      3

 

L’erica convive bene con  le tempeste,

il vento  lascia dentro di lei  il suo soffio

le nuvole i loro vaganti riflessi

il sole le sue ultime, brevi feste.

 

E’ bella come lo è una  capigliatura

di donna dopo un   orgasmo burrascoso,

e come una donna  in lacrime o nel sonno

è  ispida, tenera, pura.

 

 

 

La bruyère cohabite bien avec les tempêtes,

le vent, elle laisse son souffle la pénétrer

les nuages ​​leurs reflets vagabonds

le soleil ses brèves ultimes fêtes.

 

Elle est belle comme la chevelure

d'une femme après un orgasme orageux,

et comme une femme en larmes ou endormie

elle est hirsute, tendre, pure.

 

 4

 

Amo l’erica come amo te, Mary,

l’autunno ci appartiene

dopo tutte le nostre stagioni piene

di eros, di incendi, di piaceri.

 

Anche tu mi ricordi isole

del Nord, erbose, fatate

le Orcadi, le Aran disalberate

e limpide, e così ardue da raggiungere.

 

Il nostro lungo amore autunnale

ci ha portato qualche saggezza.

Non vogliamo  più farci del male.

Amo la delicata compostezza

 di te che giochi  a Brick Classic sul cellulare

e vinci sempre, sempre contro di  me.

 

 

 

J'aime la bruyère comme je t'aime, Mary,

l'automne nous appartient

après toutes nos saisons pleines

d'eros, d‘incendies, de plaisirs.

 

Toi aussi  me rappelles les îles

du Nord, herbeuses, enchantées

les Orcades, lesAran démâtées

et claires, et si difficile à atteindre.

 

Notre long amour automnal

nous a donné un peu de sagesse.

Nous ne voulons plus nous blesser.

J'aime ta gracieuse modestie

quand tu joues à Brick Classic sur ton portable

et que tu  gagnes  toujours, toujours contre moi.

 

                                      

  5

 

Mia erica colore del vento e del vino

sei stanca di starmi vicino?

Cosa sono quei filamenti bianchi

simili a neve caduta ai tuoi fianchi?

 

Vorresti forse essere in un giardino

e non tra i volumi e i fogli su questo tavolo

a condividere il mio recluso destino?

Vorresti ancora la compagnia delle nuvole?

 

 

 

Ma bruyère couleur du vent et du vin

es-tu lasse d’être à mes côtés?

Que sont ces filaments blancs

comme neige tombée sur tes flancs?

 

Tu pourrais souhaiter être dans un jardin

et pas parmi  les livres et les feuilles de cette table

à partager mon destin  de reclus?

Désires-tu  toujours la compagnie des nuages?

     

6

 

Anche tu non hai mai sonno

è vero? mia erica, mia amica

è come se ogni fatica

del giorno la notte svanisse

 

e noi ce ne stessimo quieti

fuori dalle maglie del tempo

senza pesi, doveri, divieti

sospesi come in un eclisse.

 

 

Mentre tutti dormono, noi viaggiamo

verso  dove la vita ha origine

verso dove la vita declina

e tu sei con me, soffio e brina

 

per questo, mia erica, ti amo.

 

 

 

Toi non plus tu n'as jamais sommeil

n’est-ce pas? ma bruyère, mon amie

c'est comme si chaque fatigue

du jour disparaissait la nuit

 

et nous serions tranquilles

hors des mailles du temps

sans charges, sans devoirs, sabs interdictions

suspendus comme dans une éclipse.

 

Pendant que tous sommeillent, nous voyageons

vers le lieu où s‘origine la vie

vers lelieu où la vie décline

et tu es avec moi, souffle et gel

 

pour cela, ma bruyère, je t'aime.

Présentation de l’auteur




Philippe Salus, Loin des loups

Ce poème, tu l’as déjà écrit,
et même que tu en étais plutôt satisfait
mais avec cette manie
de ne jamais rien archiver consciencieusement,
il est resté dans les entrailles du vieil ordinateur,
celui que tu as dû rendre
avec tout le matériel de la maison d’édition en faillite.
Alors aujourd’hui, tu veux le réécrire,
ne sachant pas si tu retourneras un jour à New York
refourguer tes rêves de velours débraillé,
de rimmel clouté, de Cadillac walk à deux balles,
emprunter le souterrain mauve
qui va du Queens à Brooklyn
et de Brooklyn à Manhattan,
sans même un foutu sauf-conduit du ministère de la Poésie.

Et cet après-midi, tu as décidé
                                           — comme ça ­­—
                                                                  de le réécrire,
en écoutant en boucle Billy Idol,
                                                            Eyes without a face,
parce que cette chanson te tire du côté de la nostalgie
sans objet, un sentiment qui rôde autour de toi
depuis qu’a commencé ce mois de confinement
et qui te souffle que tu n’as plus aucune excuse à présent
en te réfugiant derrière les obstacles
que la réalité pourrait dresser entre toi et l’écriture,
pour faire de
Philippe Nathaniel, 178 rue Legendre, Paris XVIIIe
Philippe Salus, 12 rue Jeanne d’Arc, Perpignan
Raymond Algadul, plumitif réfractaire et masqué,
un même handicapé de la littérature troglodyte,
celle qu’on se jette à la figure des années plus tard
pour se demander si la vie valait vraiment d’être vécue
ou bien restera à jamais cette pellicule de poussière
sur les quais des pas perdus d’inutiles gares.

Alors, tu le réécris, et cette fois c’est Sweet Jane,
version Cowboy Junkies, qui fait la boucle.

À la station Rockaway Blvd,
la petite black en brushing Dallas assise en face de toi,
minijupe en jeans et bottes couleur turquoise.
Tu ne l’oublieras pas si tu poses tes mots ici.
Comme cet employé du métro,
toujours à la station Rockaway Blvd,
surgi des entrailles de la ville,
apparu dans la vapeur des essieux de la vieille rame à l’arrêt,
black lui aussi, mais avec un teint gris comme la poussière
du métal, immense carcasse à peine carnée,
barbe à la Abraham Lincoln, quoique plus longue,
et taille bardée de clés de mécano et de lampes torches.
Putain de Vulcain de la négritude, celui-ci !
Tu ne pourras plus l’effacer de ce novembre glacial,
Thanksgiving new-yorkais, où tu cherchas le plus vieux
des cimetières juifs de la ville comme si ta vie en dépendait
et que tu trouveras, trois jours plus tard :
autour de quelques pommiers faméliques,
une vingtaine de tombes délabrées de Golem espagnol
envahies de mauvaise herbe, reléguées
entre deux buildings de la 11e rue.
Ouf, ton rêve était sauf !
Et tu es passé sur le trottoir d’en face, coller ton nez
à une vitrine éclairée, en quête d’une balise
par ce dimanche soir lugubre dans ce quartier désert.
Le grand sex-shop sadomaso était donc ouvert
avec un unique mannequin de femme nu en vitrine,
long tablier en cuir, hachoir féroce dans la main droite.
Derrière la caisse, un éphèbe blond,
auréolé de martinets en cuir
et aussi immobile que ce mannequin en face de toi,
rêvassait, ­­— à quel afterhours de croquemitaines maussades ?

Manhattan mauvais œil
Wall Street chasse à l’homme
tu as vu l’enfer à Canal Street
et le déluge à China Town
tu n’as rien vu surtout
que tes rêves en poche
et un petit caillou posé au bord des docks

Il y eut aussi ce premier rendez-vous, à Chelsea,
dans le Spanish coffee où on ne servait
que de la bière et qui affichait en vitrine
sur une grande ardoise :             

                                                              Sunday 
                                                              paella

On mijotait donc ce plat typique de la Costa Brava
dans la 23e rue, dans la cantine préférée
de ton hôte Amadeo, peintre valencien naufragé à Nueva York. L’artiste survivait têtu sur le 
radeau de son atelier improvisé au-dessus du très flambant Chelsea Market.

Tu as souri en songeant aux interminables heures d’avion
avec la longue escale à Amsterdam et ces Américains qui éclataient de rire au-dessus de 
l’Atlantique pour un film débile avec un lapin géant chiant des crottes tels des obus 
d’artillerie.
« De grands enfants ! » paraît-il,
« de grands enfants » foutrement anémiés…
Il y eut aussi le douanier au teint verdâtre,
tellement soupçonneux quand tu fus incapable
de citer ton adresse à New York.
Rien à voir avec le policeman rondouillard,
faisant les cent pas devant le Spanish coffee,
matraque débonnaire pendouillant le long de la cuisse,
— un gourdin noir comme un accessoire de la Warner.
Allait-il entamer une chorégraphie de claquettes
avec la savante maladresse
d’un personnage de « Laurel et Hardy » ?

Manhattan mauvais œil
Wall Street chasse à l’homme
le sentier indien n’a plus trace au Nasdaq
et les manitous font du yoyo
— Dollars partout !

Samedi soir, Amadeo voulut te montrer
la New York night fever et vous êtes allés
boire une bière dans un bar lounge du Village.
Au fond du saloon cosy, deux fauteuils de velours rouge
profonds comme un Triangle des Bermudes
valaient tous les flippers de l’american dream.
Une fille à côté d’une cheminée enflammée
commanda une bouteille de vin rouge
à un barman aux gestes précieux.
Dans de longs verres à pied remplis de glaçons,
elle et ses amis ont dégusté l’incroyable vino con hielo.
Ça c’était juste avant que ne débarque l’hermaphrodite
à Kubrick, — créature mi-ange mi-démon, cheveux bruns
et peau lactée, maquillage discrètement pointu de cyborg interlope,
court manteau blanc aux boutons dorés,
pantalon cigarette en satin noir et bottines à petits talons.
Il cornaquait de très jeunes jumelles à peine majeures,
vêtues comme des premières communiantes.
Au poignet du minet délétère, un bracelet en verre rouge fluo clignotait,
comme tombé de l’enseigne d’un Peep Show.  
Et tu ne pus détacher ton regard de ce détail impensable.
Mais tu fus le seul à voir le diable cette nuit-là.

Lorsque vous êtes rentrés, la nuit, la vraie, débutait
à peine et les chauffeurs de taxi étaient soudain assaillis
par des cover girls noires vêtues de robes à paillettes.

De l’autre côté de la 15e rue l’enfer était donc à ce prix.

Manhattan mauvais œil
Wall Street chasse à l’homme
bienvenue à l’inauguration du Dôme du Plaisir !
Vous reprendrez bien un peu de mort
mister Kissinger ?

Amadeo t’avait demandé de lui tirer le tarot,
sur de toutes petites cartes en papier déchiré
qu’il avait stylisées au stylo à bille, selon tes instructions.
Tu as été impressionné de voir avec quelle dextérité
il a griffonné l’Arcane sans nom, treizième carte du jeu,
celle qui fait peur à tous les coups.
Tu lui as prédit la gloire et le déracinement
et tu vois aujourd’hui sur le net qu’une galerie
porte son nom dans le New Jersey, qu’il aime toujours
les performances et le body-art,
et qu’il fut de l’expo « Hispa-York - Tribute to Tápies ».

Qu’est donc devenue la galerie de Brooklyn,
dans la rue en pente vers l’Hudson où tu contemplas
au crépuscule les tours incendiées de Manhattan ?
Les laitiers déposent-ils toujours leurs bouteilles
devant les porches de Williamsburg ?
À deux pas de là, le petit disquaire où il fallait descendre
deux marches à l’intérieur pour découvrir
tous les enregistrements, publics, officiels et furtifs,  
des New York Dolls et de Johnny Thunders,
de Richard Hell et de Television,
de John Cale et des Ramones.
 ­— Promets-moi de ne jamais oublier ce samedi matin
de givre où, passé la porte, le premier CD qui te fit de l’œil
dans le premier bac à l’entrée était la bande du film
Un samedi sur la terre de Pascal Comelade !

Manhattan mauvais œil
Wall Street chasse à l’homme
le sentier indien se perd à Broadway
Sunday morning en roue libre
dans une galerie d’art imparfait tu t’es douché
en lorgnant une ballerine autrichienne

Le plaisir ne dort jamais donc ici
et les chambres en plein ciel
tutoient des nuits qui ne prennent pas tant soin de toi.

Aujourd’hui, une seule question te turlupine.
Absurde et dissonante.
Y-a-t-il souvent du brouillard à New York ?
Est-ce que des millions de gouttelettes de vapeur d’eau
prennent  parfois ce pouvoir de former un suaire
à tant d’excès et de sidération ?
Et cette fumée de mer, peut-elle donner
aux choses, aux êtres et à la ville entière
l’ardeur de se sublimer malgré tout ?

Aujourd’hui, New York flotte sur une onde calme et noire
mais l’interruption momentanée de l’image
fera-t-elle revenir les cavaliers pâles
et les pauvres fous épris de gratte-ciel
et de guitares bondissantes ?

Perpignan, Pâques 2020

 

Présentation de l’auteur




Jorge Vargas, 6 poèmes tirés de SUEÑO LA NOCHEJE RÊVE À LA NUIT

6 poèmes tirés de SUEÑO LA NOCHE - JE RÊVE À LA NUIT

 

I

 

Soy el payaso

De un ser invisible y despiadado

Miro al cielo

Abro la boca

Qué más da si cae lluvia

Viento sangre

O golondrinas.

 

 

Je suis le clown

D’un être invisible, impitoyable

Je regarde le ciel

Ouvre la bouche

Peu me chaut que tombe de la pluie

Du vent du sang

Ou des hirondelles.

 

VI

 

Todo pasó muy despacio,

Saboreamos la juventud

Como se saborea un mango en verano

Sin saber que esa sería nuestra derrota.

Nos robaron el sueño

Aprisionando la noche con lobos.

Nos quitaron todo.

Saquearon las palabras

Hasta que patria fue sinónimo de injusticia

Mar tempestuoso

Niño jugando a esconderse

En el calabozo del verdugo.

 

Optamos por criar hijos en medio de casas en llamas

Con bocas succionando desde las ventanas

Mientras creíamos estúpidamente

Pagando a tiempos nuestros impuestos

Que las balas jamás nos tocarían

Y no advertimos cuantas perforaron nuestros cuerpos.

 

 

 

Tout s’est passé très lentement,

Nous avons savouré la jeunesse

Comme on savoure une mangue en été

Sans savoir que ce serait notre défaite.

On nous a volé le sommeil

En enfermant la nuit avec des loups.

On nous a tout enlevé.

On a pillé les mots

Jusqu’à ce que patrie soit synonyme d’injustice

Mer tempétueuse

Garçon jouant à cache-cache

Dans la geôle du bourreau.

 

Nous avons choisi d’élever des enfants au milieu de maisons en flammes

Des bouches dévoreuses plaquées contre les vitres

Tandis que nous pensions stupidement

En payant nos impôts dans les délais

Que les balles ne nous atteindraient jamais

Et nous ignorons combien ont perforé nos corps.

 

VII

 

Esta no es una elegía

Es mi canto fuerte

Taladros penetrando mi entraña

Mi canto

Viajando por mis arterias

Como un torrente, un caudaloso río.

No soy más que un pescador

La punta del anzuelo

El gancho de la grúa.

 

 

 

Ceci n’est pas une élégie

C’est mon chant obstiné

Perceuses pénétrant mes entrailles

Mon chant

Circulant dans mes artères

Comme un torrent, un fleuve en crue.

Je ne suis rien qu’un pêcheur

La pointe du hameçon

Le crochet du palan.

 

VIII

 

El cuerpo tendido entregándose al abismo

Sostenido por la tierra que lo vio crescer

La cabeza ladeada hacia los ojos de sus padres

Lucía viejo, aterrado

Cuerpo hinchado y asombrosamente joven.

Hueco el cráneo dejaba ver la sangre seca que retenía los órganos

Como un cordial gesto de la muerte

Los perros también se acercaron

Pero el hedor los alejó

A ellos que son capaces de sublimar de lo amargo

El afable vapor de la belleza.

Los padres abrazados se balanceaban

Sobre sus pies

Al ritma del viento

Y de la brisa del mar.

 

 

 

Le corps tendu se livrant à l’abîme

Soutenu par la terre qui l’avait vu grandir

La tête sur le côté fixait les yeux de ses parents

Il luisait vieux, terrorisé

Corps gonflé, étonnamment jeune

Évidé le crâne laissait voir le sang séché qui retenait les organes

Comme un geste cordial de la mort

Les chiens eux aussi s’approchèrent

Mais la pestilence les éloigna

Eux qui sont capables de sublimer l’amer

En avenante vapeur de beauté.

Ses parents s’étreignaient en se balançant

Sur leurs jambes

Au rythme du vent

Et des effluves de la mer.

 

XIII

 

Soy de la generación

de los estragos.

La que finge perder los estribos.

 

Aunque cientos

billones de cientos

de rostros desorbitados

engrasan sus destinos.

 

¿por qué el hombre es el único ser vivo

capaz de contemplar

el horizonte,

raído púrpura, oxidada penumbra?

 

Soy de la generación

Que como otras tantas

perdidas,

Secas, áridas,

desfilan cabeza erguida,

pero con la dignidad blanda,

hundida en el campo de batalla.

 

 

 

Je suis de la génération

des désastres.

Celle qui feint d’être sortie du cadastre.

 

Bien que des centaines

des millions de centaines

de visages exorbités

lubrifient leurs propres destinées.

 

Pourquoi l’homme est-il le seul être vivant

capable de contempler

l’horizon,

pourpre délavé, pénombre rouillée ?

 

Je suis de la génération

Qui comme tant d’autres

perdues,

Asséchées, arides,

défilent tête dressée,

mais dignité chétive,

engloutie dans le champ de bataille.

Présentation de l’auteur




Rachel Allaoui, Bribes

A Ecorner les bœufs

Le vent mugit à écorner les bœufs
Son souffle essore le silence
des arbres
Les plaies sècheront vite
la bouche du paysage est grande ouverte
sur les ocelles de sang

Sur les ocelles de sang
pas une mouche
Herbes et branches ont comblé la terre absente
se décomposent  
se recomposent
soudain sismiques
au gré des spirales d’air qui les traversent

Le vent emporte dans son ressac
les âmes chères
qui flottent
                          parfois
                                    encore un peu
sur les ocelles du temps
et saccadées
tombent

Cornes coupées

 

Etreintes

La pluie est en marche dans le jardin
Cicatrices lumineuses sur les fenêtres

La maison résonne de voitures imaginaires
Les feuilles parlent

Le vent lance ses sortilèges
Les gris du ciel s’emmêlent

Le souffle fantomatique slalome parmi les herbes 
Et soudain saute

Dans les ramures
Il devient fou
Entre leurs bras captifs

 

 

 

Piquets

 

Ils se dressent, noirs
Pétrifiés forêt sombre
dressée sans chevelure

Quel sol les retient ?
Parlés en secret par la mer
dessinés de rêves et d’eaux profondes
Os brûlés parmi les algues brunes qui elles
s’effilochent
et se raidissent
saisies de sable loin d’eux

Mats
Si noirs sur la peau bleue de leur mère
Perpendiculaires au luisant gris de son eau
Hors d’elle torses
Indéchiffrables

 On ne sait où s’achèvent leurs pas dans les profondeurs

 Vague après vague l’eau vive les épèle
Murmure à tâtons sur le bois ses baisers
tisse de ses doigts aux signes flottés
des chemises de lichen et calligraphie sans cesse
leur ombre qui cille

Leur verticalité s’offre aux glacis
et nous versent en plein midi
l’eau innocente des longs soirs d’été
Là où le temps lentement ouvre
sa main
pour caresser d’or translucide
la peau pâle du ciel
et emplir d’encre arbres et buissons
Seuls à recueillir la nuit de tous leurs pores

 

 St. Gilles

 

Le gris vire en aplat
tout autour du beffroi ailé d’or
qui pointe
à gauche dans la fenêtre
et se dresse hors
de la buée de  nos songes
méandre moelleux glissant au bord
de la vitre
aussi doucement
que les cloches vite évanouies

 A peine si leur son a frôlé le silence

Le long du bois
les gouttelettes s’étirent
des rangées de toits rouges y flottent et trois
cheminées à cinq branches
petits rectangles aux fines bougies noires

Entre elles presque invisible
Et surgit d’un autre toit
le fil d’une croix mouille
dans les larmes laissées par nos souffles

Sur les cendres lavées de cendres
s’élance la girouette dorée
du beffroi presque noyé sous les perles

Et Saint-Gilles devient Venise
de briques d’or et d’eau

 

Volto Santo

La mort est suspendue au plafond d’un palais
Prête à se jeter sur nous
Aujourd’hui elle a le visage
D’un cheval dont on retient le galop
Elle fait pitié dans sa peau empaillée
Alors nous allons d’une île à l’autre
et avons déposés nos attentes
Le bateau transporte
nos conversations nos solitudes
toutes cerclées par le jour blanc

Au cœur du vaporetto qui bourdonne
certains sont pris dans les mailles de la fatigue
d’autres parlent ou rêvent
Les poteaux de bois défilent
empreintes du temps que l’espace laiteux décompte
Mais pour nous pas de traces ici
rien que la craie du paysage

Le jour et l’eau se sont allongés
sans défaire les draps blancs
de leur étreinte pâle
Au-delà les rives sont grises

J’aurais aimé que tu boives
les verres opaques
du ciel et de l’eau
Que tu glisses avec moi encore
sur les canaux
passés au blanc d’Espagne
à nous aimer

Avant de disparaître en face
dans les plis de la buée
Comme s’en vont les doigts des anges
sur le visage des statues
ou le sillage ténu des barques nocturnes

Les vitres sont sales
ou bien est-ce le voile de la brume 
Tu es loin

 

Présentation de l’auteur




Béatrice Pailler, Peau d’Enfance, extraits

Bestiaire

Enfin, je l’ai vu,
Là, au recul du temps,
Ni fille ni garçon.

Sous de vieux jours,
Sous de vieux pleurs,
Dans une niche creusée,
Il était là, 
Rond de chagrin,
Ni fille ni garçon.

La paix le couvrait mieux que l’oubli.
Repoussant le tombereau des heures, 
Mon regard essuya le chagrin.
Eut-il froid ?
Eut-il peur ?
L’enfant s’éveilla.
Dépliant ses membres,
Il consentit à être,
Ni fille ni garçon.
L’enfant avait :
Tête d’oiseau,
Yeux de loup
Qui, sans paupière,
Brillaient glauques.
À son front bossué perçait l’avenir.
Des larmiers de vin baignaient sa face,
Déposant à ses joues de douces humeurs.
Il secoua la tête.
Ploya le marbre de son col.
Ouvrit son bec sur un silence.
Pendant qu’il riait en carpe,
De sa bouche
Des bêtes tombèrent,
Mates sur son poil,
À sa poitrine et son ventre.

Je regardais l’enfant.
Mes yeux s’usaient à son visage.

Alors, il se leva.
De son corps, pleurèrent carabes et lucanes.
Une salamandre claviculaire chuta.
Un couple de serpents se coula,
L’un à sa gorge l’autre à ses reins,

Son flanc de loutre luisait huilé de blanc.
Une humanité incongrue
Par  jeu ornait son buste ;
Deux mains y soupiraient d’aise.
Dans la fourrure qui le vêtait,
Les vermisseaux de ses doigts se tordaient.
Paumes ouvertes,
Il m’invita.

J’entrai dans son rêve,
Lui connaissait tout du mien.
Par mon âme,
Il s’envola.

….

          Sous la veilleuse des persiennes,
          Rayé de lune,
          L’enfant dort.

         Plus loin que le jour n’a su le faire,
         Le sommeil l’emporte.
         Près de lui, tête à tête,
         Il a gardé l’album étrange. 

        Je suis la chambre.
        Je suis le lit.
        L’enfant dort.
        Il est ma nuit.

       Enfin, 
       Sur le seuil,
       Ils sont venus
       Fauves buvant à nos berges. 

 

Brousse

          Passe la pluie,
          Sèche le temps

 

 Les branches ploient
Sous l’eau des fruits.
L’été s’y noie.

Le chaume crisse
Plus rien de vert.
De blanc et de rouge
Le pré, tendu,
Chiffonne ses reliefs.
Près des corps gris de  soif,
L’herbe tète un semblant d’ombre.

L’été croît,
L’eau s’y cache.
Sous les branches
La soif.
Feu de brousse :
Le verger blanc d’odeurs.
La lumière tremble
L’enfant la trouble.
Mirage d’été,
Je tremble sur l’air.

Loin des corps gris de soif,
Dans l’été troublé
Le pré s’invente.

          Aux pas des géants
          La brousse se grise.
          L’herbe  tète le vent.

 

Bouteille

          Fétu barque sur mer d’été,
          Craque en paille
          L’herbe têtue.

Ciel carrelé,
La terrasse sue.
L’été tombe en masse.

Sous l’auvent,
Il  y a le temps :
Son grain immobile.
Il y a l’été :
Son cri blanc.  
L’enfant insulaire
Façonne le cri,
Trace au blanc,
Du jaune, du bleu.

Ombre de verre,
Fillette parmi ses sœurs,
Les déjà vides,
Les presque bues,
Elle attend.
Là sur la cire de l’été,
Près des guêpes ivres,
Elle attend,
Glacée d’hier,
Et s’embue.

Petite à ma main,
Pleine à demi,
Col d’écume
Sentant l’amer,
Je l’ai choisie.
De demi pleine la voilà vide.
Guêpe,  je dérive.
Au naufrage,
Suis navire.
Enfant blond,
Moussu d’or,
Robinson est mon île.

Sous l’œil glauque des  culs,
L’été à dessin s’embouteille :
Haillon blanc en habit verre.

Petite à ma main,
Je l’ai choisie.

Sur l’été, je la jette.

 

Baignol & Farjon

          La pluie pose ses leurres.
          Mouches au vivier des lumières.

Bris-ciel
Chaque goutte
Lucides à ma main,
Usent le réel
Polissent mes yeux.

De l’arc
La  couleur

La lumière
Mord
Au blanc

Voleur d’espace,
Les crayons maraudent.

 

Brouillon

          Soleil en sueur
          Et l’heure écrite 
          Tire la langue

Brou d’encre
Sur blanc marbre
La feuille a du caractère.

Aux lignages,
Se pêche en gros :
La mer à outrance,
Un fretin de lettres.

 La plume gratte,
Chalut.
La plume bave,
Filets.

Mots dérivant,
La page
Drosse au bleu,
Brouillonne
Ses pleins.

          Délit d’encre
          L’heure crisse
          Suante :
          Brou solaire
          Sur peau d’enfance

 

 

Présentation de l’auteur