Jacques Merceron, Proof of Love

Elle est là

Tête aiguë       nez aigu
Un bandeau bleu sombre sur le front retient rehaussés ses cheveux
Blouse d’un bleu sombre à manche courtes
Visage de fouine ni laid ni beau mais insolite

Ses bras sont couverts de tatouages
Personnages de culture pop sans doute
Araignée, aspic, etc.
Toute la quincaillerie du bazar

Dans l’échancrure de la blouse
Je peux lire : « Proof of Love » et quelques signes
En-dessous que je ne peux identifier

L’aiguille biseautée entre dans
Ma peau souple qui résiste une fraction de seconde
Sensation presque douce de pénétration
Le sang coule dans le fil en plastique souple
Hésite un peu serpent rouge jusqu’à la canule

« Hold it for me ! »

Le petit tampon de gaze s’applique
Sur le creux de mon bras
Sparadrap

La tatouée repart avec mon sang

Sur la nuque d’autres signes cabalistiques
Me font indéniablement la nique.

15 août 2019

 

 

 

 

Les dames en rouge

 

— Do you have a religious preference ?
—  ??
Euh…, non… (Bon, cela commence bien…)

Bagué par les dames en rouge, intubé,
Réduit à un seul œil sur le lit mouvant

— Surtout placez-vous bien à gauche.

C’est parti
comme un dé qui roule

Couloirs en colon désorienté vers la salle des opérations
Vision de quasi borgne
À travers les barreaux de lit
On entre dans une salle
Non
ce n’est pas la bonne !
Rigolade de la pousseuse en rouge

Nous y voilà
Consignes       jargon technique
Bavardages
Petits rires des petites mains
Qui en ont vu d’autres
Gestes rapides précis

Déjà les tubes sont en place
Voilà c’est fourré dans le nez
Les dames en rouge s’affairent encore
Rien de décisif

L’écran grisâtre est encore vierge
De ce qui sera moi
         dedans

Mais le spectacle m’est interdit
De toute façon la scène se passe ailleurs (comme toujours)

La vraie opératrice vue à peine du coin
De l’œil droit en arrière
Ajuste un casque en plexiglas
Tube en main
Abaisse la visière :
La joute est prête

Et déjà dans l’entretemps aboli
C’est la brume du réveil
On me dira ce que j’ai dit

Mais qui parlait alors ?
Était-ce moi plus léger
De quelques grammes de chair ?

2-13 octobre 2019

 

 

 

 

Blues de vie et de mort

 

Ce soir
Sous la lumière crue
Tu regardes ce ballet improvisé ou réglé
De blouses blanches et multicolores

On roule des écrans où s’agrippent
Des pieuvres de plastique
Des brassards à velcro
Des pastilles collantes
Pour sonder le pouls de ce blues
De vie et de mort

Les blouses passent et repassent
Dans les couloirs où la vie
Se débat
Malades vieillards éclopés intubés
Vivants déjà engagés dans le bouche-à-bouche avec la mort
Fusion du premier vagissement
Et du dernier râle

Dans ces corps où s’égare encore
Un restant de densité
Sous la peau plissée
Presque translucide
C’est déjà la rectitude en saillie des os
Qui transparaît
Et voudrait imposer sa présence ruinée

Une tête enneigée
Lèvres pincées
Balaie comme de lents essuie-glaces
Son regard inquiet soupçonneux
Nuque redressée qui refuse l’abandon

Ce blues de vie et de mort
Qui scande sa partition
L’infirmier qui sifflote et rit en passant
Près des lits
Le connaît bien
(il en a vu d’autres
et sait où ce rire le conduira)

Il n’est pas seul d’ailleurs
Ricaneurs les os frêles
Jouent déjà de la batterie ou des castagnettes
Blues ou flamenco des ossuaires

*

À des milliers de kilomètres
Mais si proches pourtant
Les phrases non terminées
Les mots qui s’effilochent
Le langage qui déquenouille en charpie
« — Ah ! Mon dieu qu’est-ce qui m’arrive ? »
« Je ne peux pas… »

*

Ce soir
Sous la lumière crue
Tu regardes ce ballet
De la vie qui vire de bord
Ce ballet sans cesse en répétition
Avec de nouveaux acteurs
Sur la scène de l’irréversible

Et des taches sombres
Comme des ludions
Flottent
Dans tes yeux dépolis
Qui pourtant se dessillent
Malgré tout devant ce miracle de la vie
Depuis toujours dansée
À bouche que veux-tu avec la mort.

1er-10 déc. 2019

 

 

 

 

Mon jumeau

 

Depuis notre naissance nous étions en belle et bonne entente
Comme deux pois dans une gousse d’eau
Jamais à hue et à dia
Jamais à tort et à travers

Mais depuis peu mon jumeau me tire dans les pattes
Et n’en fait qu’à sa tête
Plus moyen de s’accorder

Boulet au pied
Il a toujours un temps de retard à l’allumage
Il me laisse claudiquant
Déchiré
Canard boiteux sur le bitume
Traîne-savate sur le pavé

Mon cher jumeau
Qui était mollet comme un œuf
Est devenu tellement bouffi d’orgueil
Qu’il a pris la grosse tête
Au point de se piquer de gréco-latin
Et de vouloir s’appeler           — Écoutez bien !

 Gastrocnémius

Malgré tout
Impossible de se séparer
Nous sommes soudés pour le meilleur et pour le pire
Comme frères siamois par chaque fibre de notre être

Même déchiré en moi-même
Je n’ai plus qu’à prendre en patience ses frasques
Et ses velléités d’indépendance

Et même si cela lui fait une belle jambe
Je dois lui passer de la pommade
Le lisser dans le sens du poil
Pour éviter de devenir chèvre.

7-8 novembre 2019

 

 

 

 

Un et multiple

 

Du feu des étoiles aux flammes orange violacé qui voltigent
Un instant au-dessus de ma crêpe-lune
En cette crêperie bretonne de la rue du Montparnasse

Un et multiple est le feu
Un et multiples ses naissances et ses morts

Par-delà le Mur des invisibilités        la Brèche
Lézarde           chas d’aiguille ou écluse entrebâillée

Émergeant de la Brèche,
Main chaude au poing crispé
Qui se déploie lentement dans le noir primordial  
(aile géante du Corbeau)

Pour nous inaugurant l’Espace-Temps

L’irrépressible poussée de la matière granulaire
Pulvérisée en ses pétillances
Et la lumière qui écorche l’aube cosmique
Les premiers traits de feu giclé
Visibles dans le fond diffus

C’est grande pulsation au cœur de l’Unitérus
Agrégeant des grumeaux dans le plasma interstellaire
Carrousel cosmique et sublime des formes et des couleurs
Géantes rouges et blanches naines
Pulsars des supernovas aux cœurs effondrés
Quasars galactiques dévorés de trous noirs

À ce point                   vertige sidéral de la pensée
Qui s’effondre en son centre dans son propre trou noir
Sans horizon de secours

Un et multiple est le feu
Un et multiples ses naissances et ses morts

À distance d’homme pourtant
Comètes chevelues et caudées
Devenues feu des larmes calcinées de saint Laurent
Feu torride du Lion embrasant le ciel et parcheminant la terre

Feu
Être follet que je me risque à tutoyer

Tu sautilles au-dessus des étangs et des mares pestilentielles
Les flammes sont tes habits de noce
Dieu enfant tu gis et ris au fond des fontaines bouillonnantes
Tu niches aussi discret attendant ton heure au cœur de la pyrite et de la marcassite
Revenu au ciel tu verses une pluie d’étoiles filantes sur les nuits enchantées des Perséides et des Léonides

 Un et multiple est le feu
Un et multiples ses naissances et ses morts

Feu des hommes
Feu des cierges offerts en prières à un Dieu dit d’amour
Et feu des chiens enragés de saint Dominique
Feu des bûchers crépitant de la chair des sorcières et des hérétiques
Feu mensonger de la géhenne

Feu coquelicot des révoltes sporadiques
Feu des incendies qui brisent sans trêve rêves et vies réelles
Feu qui fait feu de tout bois
Feu joyeux des campingaz jailli en bleuets champêtres
Feu des écorchés vifs et des morts vivants
Feu des cracheurs et des passeurs de feu

Un et multiple est le feu
Un et multiples ses naissances et ses morts

Voltigeuse est la flamme-funambule qui glisse ses pieds agiles tout au long du fil 
Tendu entre deux crêtes de coqs turgescentes

Danseuse est la flamme au flanc d’écureuil crépitant sous le fouet du dompteur
Nourrie elle monte au créneau et jette au ciel ses navires incendiés
Tantôt flamme douce comme la chaude caresse ou tantôt atroce
Comme les cadavres éventrés des hommes et des chevaux
Dans les tranchées en feu

Un et multiple est le feu
Un et multiples tes naissances et renaissances

Feu
Être follet que je me risque à interpeler

Sinistre et joyeux décepteur
Tu calcines les forêts et les âmes
Tu calcines les os des morts sur les rives du Gange
Tu marques et remarques au fer rouge la brûlure des anciens chagrins

Feu
Être follet que je me risque à éventer

Feu des étreintes qui irradie d’éclairs
Les corps enlacés des amants
Et qui dépose des braises sur leurs sexes enchâssés

Entre tes mains
Les pointes des seins sont
Deux roses enflammées

Feu cosmique et feu intime

En fermant les yeux j’aperçois encore
En contre-ciel le puits d’enfance et son seau sur la margelle
Où venaient se mirer des soleils vagissants
Tournesols miroitants
Encore tout chargés des premières aubes pyrotechniques

En-deçà pourtant se dresse encore et encore
Le Mur des invisibilités
Là où le brûlot des mots bégaie et cloque sur ma langue.

2-8 novembre 2019

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Anne-Lise Blanchard, L’horizon patient, extraits

 

La campagne bruit

d’abondance

les verts s’ébrouent 

cadeau de saison

les pierres se ré-

-veillent          (on le voudrait)

d’un sommeil enchanteur

 

Quelle lumière

ouvrira les portes

interrogera les murs

confiant au geai   

ou à la mésange

leur histoire

de longue mémoire ?

 

 

 

*

Le sentier déroule la pensée

qu’exhausse une cime nue 

la trace devient méditation 

ton geste déplie un horizon

que multiplie l’espace forgé

dans les étoiles           un chant grandit

 

 

 

*

Tandis que le pied module

son phrasé l’éclat du ciel

te perfore à l’intérieur

qui sculpte l’immense sourire 

de la joie ou de l’accord

 

 

*

Le geste silencieux d’écrire

enchâsse-le dans l’humilité

de la fougère 

l’ardeur de la centaurée 

l’éclat de rire du rhododendron

 

Entends la saveur du royaume

enchante la flèche

de ton langage dans l’explosion

de la nuit l’effervescence

des grands arbres et ce feu doux

qui t’irradie

 

 

*

Le jour pousse la fenêtre 

m’accordant la grâce

de sa splendeur et demain 

me visitera

singulier aussi 

un autre jour qui suppliera   

plus de présence entre la mésange

du matin et la résonance de la nuit

 

 

*

Derrière la vitre jacinthes

tulipes jasmins roses s’exposent

en une partition-vitrail

que font vibrer les heures qui sonnent

l’endormissement du village

 

Attente attelée à leur exubérance

et le jour qui monte couleur

groseille palpite de tendresse

 

Présentation de l’auteur




Didier Gambert, Méditations sur les Espaces, extraits

Le vent rabattait…
Temps ralenti
L’odeur puissante et fraîche…
Au jardin à midi…
Et moi…
C’est l’heure crépusculaire…
La vieille lune au ciel…

 

 

 

Le vent rabattait cette après-dînée comme
Odeur de très ancien village
Puisée où donc

De ses paumes glacées

 

***

Temps ralenti à l’infini
Ivresse des glycines guindées et des lupins
Aux fureurs poivrées de loups végétaux
Face au sud
Et
La rivière en bas

La centrale électrique aux fanons d’acier
Y filtre depuis quand les eaux brunes
De la mémoire

Souvent tout ce qui reste ce sont
Quelques images cruelles
D’un jardin d’enfance à odeur
De puits
de buis
et d’eaux amères

 

 

***

 

L’odeur puissante et fraîche des pommes habitait seule
La maison posée sur le socle oblique des rochers s’égouttant vers la rivière
      Qui coulait vers l’ouest

      Quand elle s’ouvrait

L’enfant célébrait le mystère de l’arbre
Tant les rameaux figés des colombages
Tendaient encore leurs bourgeons
Vers la chaude promesse

     De l’abeille
                                   du soleil
                                                               du vent

 

 

***

 

Au jardin à midi
Un duo de papillons
Tourbillonne
à hauteur de tête d’homme

*

 

Est-ce
Ombres de la sœur
Papillonnant
Hors les chambres du deuil

 

***

 

 

Et moi seigneur régnant d’un jardin de lumière fraîche et verte

Payer mes sujets en monnaie de pape
Frappée au bord du chemin
Régnant seigneur d’une bambouseraie tendue à l’occident
D’un domaine clos
Où l’orage parfois faisait rouler des barriques
Dans ses greniers à ciel
Qu’étiez-vous jeune fille d’orient qui cherchiez
Trésors dans la terre brune
Pas de discord alors âge muet des déluges obscurs et bleus
Murets de pierre sèche était-ce
Chicots de maisons ou clôture de jardins à orties
Chélidoines et pensées sauvages face à la maison des morts
À tous les vents offerte
Où n’entrer qu’en tremblant
Car y dormaient
Calèches et carrosses funéraires

Maison de la mort et des commencements sans porte ni fenêtre
Habitée par des vivants quel étonnement

Morts masqués

 

***

C’est l’heure crépusculaire

Les murs libèrent la chaude haleine
Qu’on sent par tout le corps
On est surpris par la fraicheur des sables
Ils enveloppent les pieds
D’un remous
Froid comme l’eau
Devenue poussière

L’enfant aimerait que de nouveau
Face à l’obstacle

Surgisse l’instant bleu

 

***

 

La vieille lune au ciel ce soir

Dans son embrouillamini de nuées
Veille
Comme un cancer

Que de pâles radiographies rangées dans
Une armoire
Ont livré à des yeux enfants
Scrutant la nébulosité pâle et trouble des organes

Lisant dans le passé l’antique destin de ce
Pilier de famille
Effrité peu à peu

 

Présentation de l’auteur




Pierre Tanguy, Haïkus du confinement

 

Mon heure de sortie –
aller chercher des médicaments
pour ma vieille voisine

 

 

Aujourd’hui il me faut
un laissez-passer
pour aller voir l’aubépine

 

 

Des cris d’enfants
derrière la haie -
l’heure de la récréation

 

Une feuille morte
dévale la rue –
un chien aboie

 

 

 

Premiers coups de bêche
dans le jardin –
la visite d’un merle

 

 

Dans ce sentier en pente
je passe et repasse
acclamé par des clochettes

 

Elle quitte son déambulateur
pour pousser dans la rue
sa  poubelle

 

 

Eh ! les pies -
sur ce tapis de pâquerettes
respectez le silence

 

 

Longeant le crématorium
ce chemin conduit
vers les lilas en fleurs

 

Pas un enfant dans le parc
pour souffler
la bulle des pissenlits

 

Présentation de l’auteur




Vincent Puymoyen, Flaques océaniques

 

CONJUGALE EMBARDÉE

A grandes enjambées
Par orages et trouées
Flaques océaniques
Et continents de boues
Ton noir transatlantique
Ignora le récif
Et la masse critique.

Tu te réveilles tard
Sur un triste billot
Tu palpes la nuit noire
Adieu la religion
Et les sourdes antiennes
Ta lente expiration
Raclait le sol pierreux
Amolli autrefois
Par des galets vicieux
D'une couche nuptiale.
Vois ton amour dévot
Tomber sous les étoiles.

Tu te réveilles enfin
Tu rassembles tes os
Tu saisis le falot
Vive la dérision
Des cimes assassines !
Et ta lente ascension
Éloigne le destin,
Adoucie quelquefois
Par le ballet joyeux
De fleurs luisantes et vagues.
Vois ton amour nouveau
Glisser sur les étoiles !

 

 

 

NOCES

Noces
N'ose
N'os
La chair de la mariée
Sonne mollement

 

 

DANS LE BLEU

Dans le bleu se cachent
Les auréoles de jeunesse
La jambe agile se lâche
Afin qu'aujourd'hui naisse
La gaze halée de ta face
Sur un parchemin tiède
Et doux, que se défasse
L'étau de ta cuisse laide
D'avoir refusé l'ardeur
De ma vie brûlante
Prise dans ta froideur

 

 

 

ET SI

Et si cette vie
Éviscérée
Cette vie serait
La balle arrondie
Et rebondissante
De ta rêverie
Bulle
D'un môle où brille le phare
De ton aller simple

Par marée montante
La mer en allée
Bave sur les rochers
Et donne une claque
Au phare avancé

 

 

EAU CRITIQUE

Mon œil à la dérive
chien crevé gueule ouverte
Sur la pente du croissant lunaire
Rassemble quelques images
Volées à la vie tiède
En un bouquet décadent.

C'est la plainte inaudible
Des horizons translucides
Où se perd l'enfant morne.

Piquées dans le fruit mûr de ta tristesse
Quelques fleurs renaissent et explosent
Comme des astres qu'oppresse
Le vide où elles sont encloses.

Ma fête et ses flonflons
S'anime en petit comité
De bestioles ironiques
Qui trinquent dans l'ombre
D'un grand clown sans espoir

 

 

PIRATERIE

La toile délicate qu’inconséquemment –  c’est toi
tu tisses jour et nuit pour attraper la note rare

                                   vient d’être crevée

par un boulet véloce tiré par un pirate
ce n’est pas pitrerie hélas il ne rit pas bien
ce boulet railleur comme le crâne d’Holbein
Ambassadeur pressé du nouveau monde !
Météorite tombé dans mon jardin
tu pèses sur les oignons – les miens –
prêts à éclore du potager
Il n’y aura pas de fleurs !
Le poète se dit alors
que c’était bien la peine d’œuvrer pour le subtil
                                                              au milieu des bombes
Tu peux travailler autant que tu le peux l’élasticité du poème il ne sera jamais jamais et non jamais
                                                                                                    étiré
comme la fronde du postier qui rend le projectile à l’envoyeur
ni hamac assez solide pour reposer au-dessus des décombres sous la main du vent
Non tu ne seras pas vengé
injuste retour des choses
Entre boulet et toile d’araignée
il n’y a pas d’équité

Alors il faudra troquer la soie fragile
contre le rêche fil de chanvre
Relancer la corderie
hisse hisse haut matelot et fort il est l’heure
d’installer la nouvelle encablure
qui soutient le gréement compliqué
de tes rêves impossibles

 

 

Présentation de l’auteur




Danièle Duteil : Haïkus extraits de différents recueils

après l’averse
une autre averse
empreintes profondes

 

brumes de décembre
un vol d’échassiers
se perd

 

Derrière les hirondelles, haïkus coécrits avec Gérard Dumon, AFH, 2010.

∗∗∗

les champs inondés
entre deux cabanes flotte
une cuve à mazout

 

jardins submergés
dehors une femme appelle
son minou minou

 

Écouter les heures, Prix du livre haïku, APH, 2013.

∗∗∗

allongée
sous les étoiles
parfois une chute

 

 

retour au pays
même vent mêmes pierres
d’autres vies

 

Au bord de nulle part, illustration haïga de Ion Codrescu, éditions Pippa, 2014.

∗∗∗

Des tags sur les murs
La maison du pêcheur
fleure le curry

 

 

Village décrépi
Pas même un cadran solaire
pour piéger le temps

 

Décrocher les étoiles, préface d’Alain Kervern, illustrations de Choupie Moysan, éditions Unicité, 2018.

Présentation de l’auteur




Giselle Lucía , 27 novembre, Confessions de Sapho après un délire à la folie

Traduction de Fernando Ariño

27 DE NOVIEMBRE

 

En esta pared la bala perforó el silencio.
Un temblor impuesto en la gravedad de la existencia.
Ocho rostros dispersos
ocho cuerpos abiertos en la propia desnudez de la caída
mixtura de oquedades y superficies
que conoce las formas en que el peso de la conciencia
puede penetrar al muro.
No existe el temor al silencio.
Las armas se agitan indecisas de sí mismas
maldicen su propia pólvora
y escupen al viento
sumisas del odio de los otros
penetran los espacios
detienen cada resto de temblor
cada sonido
cada pedazo de miedo y duda.

Ahora la mano que aprieta el gatillo es la que tiembla.
El peso del silencio es más certero
y penetra más hondo en los espacios.
No sé si soy el cuerpo, la pared o la bala
solo sé que muero.

 

 

 

 

27 NOVEMBRE 

 

Dans ce mur la balle a troué le silence.

Un tremblement imposé dans la gravité de l’existence.

Huit visages épars

Huit corps ouverts dans la nudité même de la chute

Mélange de creux et de surfaces

Qui sait de quelle façon le poids de la conscience

Peut pénétrer le mur.

La peur du silence n’existe pas,

Les armes s’agitent sans être sûres d’elles-mêmes

Maudissent leur propre poudre

Et crachent au vent

Soumises à la haine des autres

Elles pénètrent les espaces

Font cesser ce qui reste de tremblement

Chaque son

Chaque morceau de peur et de doute.

La main qui presse la détente n’est jamais celle qui tremble.

Le poids du silence atteint mieux la cible

Et pénètre plus profondément les espaces.

Je ne sais pas si je suis le corps, le mur ou la balle

Je sais seulement que je meurs.

 

Giselle Lucia, Festival della letteratura du Milano.

 

CONFESIONES DE SAFO TRAS UN DELIRIO A LA LOCURA

 

Es cierto, a veces el silencio
se vuelve un castigo insoportable
y la agonía de estas manos vacías
el único consuelo para trenzar
las cuerdas de arpas rotas.

La noche me devuelve soledades
telas manchadas de odio y distancia
para atarme de manos y pies.
Me creí culpable
sofocada en el polvo de templos sombríos
rodeada de fantasmas extraviados
que intentaban cosechar flores rojas
                                           con semillas azules.

Una y otra vez me negué al grito,
lucí un chaleco de desmembradas ilusiones
hasta que probé, buche a buche
el vino de los dioses
aquellos que se veneran al filo de la vida
para que no tropiecen ante sus propios pedestales.

No fui más esclava de palabras inventadas
ni enumeré las flechas del pecado y la virtud.

Nada provocó la huida
de esta máscara que habito
sólo en mi cuerpo se quebraron los miedos
la sombra muda ante el espejo de mis propios ojos.

En mis labios estalló la guerra del verbo
y yo, Safo, mujer de oscuras nostalgias
comprendí que mis dioses
siempre tuvieron la razón
y que a veces
el silencio se vuelva un castigo insoportable.

 

 

 

 

Confessions de Sapho après un délire à la folie.

 

Il est vrai que parfois le silence

Devient un châtiment insupportable

Et l’agonie de mes mains vides

L’unique consolation pour tresser

Les cordes des harpes brisées.

 

La nuit me renvoie des solitudes

Toiles maculées de haine et de distance

Pour me laisser pieds et mains liés.

Je me suis crue coupable

Etouffée dans la poussière de temples obscurs

Entourée de fantômes égarés

Qui essayent de moissonner des fleurs rouges

Aux graines bleues.

 

Je me refusai au cri encore et encore,

Revêtis une blouse d’illusions démesurées

Jusqu’à ce que j’aie goûté, gorgée par gorgée

Le vin des dieux

Ceux que l’on vénère au fil de la vie

Pour qu’ils ne trébuchent pas devant leurs propres piédestaux.

Je cessai d’être esclave de mots inventés

Et n’énumérai pas les flèches du péché et de la vertu.

 

Rien ne provoqua ma fuite

Hors de ce masque que j’habite

Seulement se brisèrent ces peurs dans mon corps

L’ombre muette devant le miroir de mes propres yeux.

 

Sur mes lèvres éclata la guerre du verbe

Et moi, Sapho, femme aux obscures nostalgies

Je compris que mes dieux eurent toujours raison

Et que parfois

Le silence peut devenir un châtiment insupportable.

 

Giselle Lucia, Lee poema de Luis Saiz, Asociación Hermanos Saiz.

Présentation de l’auteur




Benoit Jeantet, Trois poèmes pour tourner autour du noyau noir

Équeutage

 

Pas d’endroit plus doux,
tu disais, dans la vie,
que l’équeutage des haricots,
aperçu de l’autre coté du miroir,
seize ans-un léopard derrière la vitre,
lorsque tu n’es encore
qu’une enfant perdue
qui survit de chasse et de pêche,
une enfant avec ces yeux
qui ont aimé les œufs durs,
échappée à coups de lattes
de ses terres grasses
et des jupes de quelque arrière-tante
où un accident de laboratoire
pouvait toujours se produire,
et d’ailleurs tu revois souvent
sa petite bouche vernie,
ses lèvres qui se gercent
sur un début de surdité
qui n’était là que pour entretenir
la légende…

 

Mégot

 

Non-non et non, ah non,
je ne fumerai pas ton mégot de matinée,
au motif soudain de cette obligation
qui m’est faite,
de composer avec la douleur.
Je préfère, et de loin,
perdre mon temps
avec la chinoise dont le souvenir
vit encore
sur notre baie vitrée…
Ses yeux experts en mélancolie
et cette façon de s’accrocher
aux bras de ce gamin.
Et quelques plumes tentaient de s’enfuir
d’un anorak
traversé par plus d’une ville.
Et tout autour circulait une odeur étrange,
tourmentée…
Le temps que je te console
dans un grand foulard bleu marine,
les araignées ont dû les engloutir,
faute de mots audacieux,
sous des kilomètres de toiles...

 

Montagnes

 

Ce matin, alors, les montagnes
sont descendues jusqu’à ma porte,
et cette vue offrait,
une fois encore,
la preuve du désir fascinant
qu’a toujours eu cette bonne vieille mélancolie
de me fondre dessus,
comme ça, au moment où on ne l’attendrait plus…
Toujours les mêmes fantômes. Toujours…
Et même ici où je me croyais tranquille,
des chats qui avaient survécu
depuis mon enfance,
auprès de tous ces feux d’autrefois,
se sont mis à me miauler après.
«Où t’étais donc passé? Oh mais putain, qu’est-ce que t’as foutu?»
Toujours les mêmes décisions sinistres. Toujours…
Et même là, où je pensais pouvoir éliminer
tout ce que j’avais écrit de sale et de moche,
juste en fermant les yeux, la laideur au fond des poches,
j’ai compris qu’il faudrait que le vent souffle tempête
pour chasser la brume qui me recouvrait le cerveau…

 

 

Présentation de l’auteur




Jean Antonini : Un mot, un brin d’herbe… et autres haïkus

 

Un mot un brin d’herbe

cent brins d’herbe un mot

Un mot un brin d’herbe

 

 

Dans l’ombre du saule

le troupeau bien rassemblé

Pas folles les vaches

 

 

Entre les feuilles

plonger d’une branche à l’autre

j’ai été moineau

 

 

Comme un martinet

délesté de tout objet

de tout langage

 

« Nous ne voulons pas

d’étrangers chez nous » disent-ils

― Cris des martinets

 

 

Un peu d’eau des arbres

un camion jaune sur une route

la Terre

 

 

Déjeuner d’été

Un vanesse vient nous tenir compagnie

sur le saladier

 

 

Des radiations

il ignorait ce que cachait ce mot

― cancer des os

 

 

Au milieu d’un pré

un sac en plastique blanc

rempli d’herbe

 

 

Au cimetière

une femme téléphone

« Quand rentres-tu ? »

 

 

La présidente

du syndicat des mésanges

à la fenêtre

 

 

Aiguilles des pins

Saisir des bouts de nuage

avec les dents

 

 

Vingtième jour du mois

Même en comptant les heures

noyé dans le temps

 

 

Pluie sur le Rhône

Toute cette eau toute cette eau verte

sous le ciel gris

 

Je

suis retraité

songe-t-il en tirant les rideaux

― Matin brumeux

 

 

Toi aussi, apprends

la patience de l’araignée

― Monde en expansion

 

 

Quand il s’envole

le corbeau ne sait pas où

il va se poser

 

 

Avant le rendez-vous

on essaye de compter nos

battements de cœur

Présentation de l’auteur




Giovanna Iorio et la magie des voix

ACQUA PIOVANA

 

Oggi non avevo voglia
di essere me
allora ho camminato
a lungo dietro a
ombrelli aperti
ho cercato un tetto
un canale rotto
oggi sono stata
un secchio
d’acqua piovana. 

EAU DE PLUIE

 

Aujourd’hui je ne souhaitais pas
être moi-même
alors j’ai longtemps
marché derrière des
parapluies déployés
j’ai cherché un toit
une gouttière brisée
aujourd’hui j’ai été
un seau
d’eau de pluie.

 

Traduction Marilyne Bertoncini

                        1.

Ti guardo mentre ti spogli 
E il vuoto si riempie di foglie
Te ne stai silenzioso in mezzo alla luce
Osservi il mio stupore muto.

Je te regarde quand tu te dépouilles
Et le vide se remplit de feuilles
Tu te tiens en silence dans la lumière
Tu observes ma muette stupeur.

                        2.

Oggi curo i tuoi rami
Anche quello spezzato
Che ha dentro ancora la linfa.
Lo avvolgo in una benda
Come un arto malato
Ecco la tua mano, nell'aria, ferita.

Aujourd'hui je soigne tes branches
Même la cassée
Où coule encore la sève.
Je l'entoure d'un bandage
Comme un bras malade
Voici ta main, dans l'air, blessée.

 

 

                        3.

Oggi abbraccio un albero
E il sole  sulla  corteccia
Tra pochi istanti il nero
Scomparirà. La luce farà breccia.

 

Aujourd'hui, j'embrasse un arbre
Et le soleil sur l'écorce
Sous peu le noir
Disparaîtra. La lumière gagnera.

                        4.

Eri sveglio anche tu.
Ti ho sentito respirare.
Avevi la luna  tra i rami
Come una lanterna accesa
E nidi vuoti da cullare
Per tutta la notte.

Tu étais toi aussi réveillé.
Je t'ai entendu respirer.
Tu portais la lune entre tes branches
Comme une lanterne allumée
Et des nids vides à bercer
Pour toute la nuit.

                        5.

Sogniamolo insieme il mare.
Se vuoi salgo in cima al tuo ramo
Più alto. Si vede da lassù
In fondo brillare? E se ancora
Fosse lontano, scenderò
Proverò a darti la mano.
A camminare nella tua ombra.
Avanzare.

 

Nous rêvons ensemble de mer.
Si tu veux je monte au sommet de tes branches
tout en haut. De là-haut, est-ce qu'on voit
briller le fond ? Et si c'était encore
loin, je descendrai
J'essaierai de te serrer la main.
De marcher dans ton ombre.
D'avancer.

                       

                        6.

Somiglia alla meraviglia del cielo
Il tuo intreccio complicato
Di rami storti e nidi vuoti
Il silenzio è tornato
Si sente in alto solo un respiro
Il tuo pensiero alato.

On dirait la merveille du ciel
L'entrelacement complexe
De branches tortes et de nids vides
Le silence est revenu
On n'entend en haut qu'un souffle
Ta pensée ailée.

 

                    7.

Tra varchi di foglie secche
Si vede un cielo malato
E una nuvola bianca come la neve
S'appoggia già lieve
A un ramo piegato
L'inverno passa ogni giorno
A farti un saluto
Un vecchio amico.

A travers les brèches de feuilles sèches
On voit un ciel malade
Et un nuage blanc comme neige
S'appuie déjà doucement
A une branche pliée
L'hiver passe chaque jour
Te saluer comme
Un vieil ami.

    

                        8.

Voglio abitare una casa che ti somigli
Le stanze verticali le foglie
Il letto nel ramo più cavo
Una coperta che sussurri parole
Felici di giovani tigli

E voglio ospitare creature
Anche quelle randagie e raminghe
I rapaci e le fiere
Tenerle tutte con me per un poco
Giocare prima di andare a dormire
Osare qualche fiamma
Accendere perfino un piccolo fuoco
Che non bruci. Solo un fuoco che brilli.

Je veux habiter une maison qui te ressemble
Les pièces verticales le feuilles
Le lit dans la branche la plus creuse
Une couverture murmurant des mots
Heureux de jeunes tilleuls

Et  je veux abriter des créatures
Même errantes et perdues
Les rapaces les bêtes sauvages
Les garder un peu avec moi
Jouer avant de dormir
Oser quelque flamme
Allumer même un petit feu
Qui ne brûle pas. Qui brille seulement.

                        9.

Vorrei che mi raccontassi qualcosa
Provo a poggiare l'orecchio sul tronco
questo nodo che hai in gola
ti tiene legata la voce?

Tu che hai visto ogni alba e tramonto
Cosa ti ha lasciato la luce che muore?
Un suono? Un colore?
Posso trasformare la luce
in parole?

Ma sento ribollire la linfa.
Ridi, rispondi, t'adire?
Né l'uno né l'altro
Un ramo in diniego nel vento.
Nel tuo silenzio nascondi
i segreti più veri.

Je voudrais que tu me dises quelque chose
Je tente de poser l'oreille sur le tronc
Ce noeud que tu as dans la gorge
Te noue la voix ?

Toi qui as vu toutes les aubes et les couchants
Que t'as laissé la lumière qui meurt ?
Un son ? Une couleur ?
Je peux transformer la lumière
en parole ?

Mais je sens bouillonner la sève.
Tu ris, tu réponds, tu te fâches
Ni l'un ni l'autre
Une branche le nie dans le vent.
Dans ton silence tu caches
Les secrets les plus vrais.

                        10.

Guardo le tue venature
Le macchie porpora pronte a brillare
Quando il sole ti viene a sfiorare.
Non c'è dolore nelle foglie cadute
Solo una leggera rassegnazione
Che resta a fluttuare nell'aria
Per ore, o forse per tutta la vita.

Lasciano un segno lieve
sono sull'asfalto una forma
appena intuita.
Come la storia sulla nostra pelle
Che il tempo traccia a matita.

 

J'observe tes veines
Les taches pourpres prêtes à briller
Quand t'effleure le soleil.
Pas de douleur dans les feuilles tombées
Seule une légère résignation
Qui fluctue et reste dans l'air
Pendant des heures, ou peut-être toute la vie.

Elles laissent un signe léger.
Sur l’asphalte c’est une forme
qu’on devine à peine.
Comme l’histoire sur notre peau
tracée au crayon par le temps.

 

Présentation de l’auteur