Étienne Orsini, DÉCHANTER, C’EST TOMBER D’UN REFRAIN EN MARCHE

Fin de miracle

Pourquoi les mots quand on les frotte
Ne font-ils plus de feu ?
Devra-t-on les jeter ces allumettes aux bouts noircis
Qui autrefois savaient édifier des brasiers ?
L’odeur du soufre s’est évanouie
Qui promettait la flamme

 

Fin de partie

La fin depuis longtemps
Avait été sifflée
Lorsque j'ai débuté
Comme être humain
Et aujourd'hui encore
Qu'une stridence me visite
En habits d'acouphène
Je la sais orpheline

 

Shibboleth

Interprété par un oiseau
Ce n’en était pas moins
Un authentique hennissement
Reconnaissable sans doute possible
À ses notes enchaînées

 

Gyere ki, te gyöngyvirág

Le monde s’écroulerait
-Et Dieu sait s’il s’écroule-
Une mélodie pourrait encore
Nous maintenir à flot

Un air venu de loin
Ou même de longtemps
Avec son roulement de larmes
Son muguet tout fané
Ses amours envolées

Une rengaine triste
Et si réconfortante
Prouvant par do plus la
Qu’il ya cent ou mille ans

Ces temps qui sont les nôtres
Avaient déjà pris fin

Semer l’ombre

Je m’éteins par hameaux successifs
Ajoutant à la nuit
En des endroits divers
Il n’est d’absence que je ne prêche
D’ombre que je ne sème
À me détacher des murets, des arbres et du ciel
J’ai pris le pli de disparaître
C’est une figure de danse
La seule
Qui me connaisse

En toute confiance

On prête au taciturne
Toutes sortes de secrets                                                                                                                     
Sans confession, on lui donne
Le diable
Ou les diablotins

 

Comme un rêve de botox

Avec un visage à zéro
Sans traits
Sans rides
Sans expression
Ni guillemets autour des lèvres
Tu en ferais une belle page blanche

In fine

Quand nous irons vers le ciel bleu
Aurons-nous des ailes ?
Quand le delta nous happera
Serons-nous des fleuves ?
Ce que nous deviendrons
Le sais-tu, toi chemin
À nous attendre comme un chien
Tandis que nous rechaussons nos guêtres ?

Kantilène

Un poème est question d’acoustique
Si tu n’as pas la voûte étoilée
En toi
Tu ne l’entendras pas

Grande dépendance

Un bruit ne sait rien faire tout seul
De son propre chef
Il ne connaît pas
Retentir lui demande du renfort
Et tout un équipage

À même le jour

Je n’avais pas encore revêtu les contours
Qui séparent du monde
Ni endossé ces forteresses
Qui font de la vie un combat

Je me tenais dans le matin
À même le jour
Affranchi de mon corps
De mes humeurs
Et de l’histoire anecdotique des hommes

Autour de moi
Tant de noms voletaient
Bien assez tôt
Ils se poseraient
Sur les monts
Sur les sommets
Sur la vallée et sa rivière
Sur ce qui fut créé
Ou spontanément généré

De tout le plomb de leurs syllabes
Ils s’en iraient lester
Ce qui serait doté d’ailes
Ou élytres élan désir
Et générosité

Du poids de leurs diphtongues
Ils viendraient réprimer
La moindre tentative d’envol

Il serait peut-être encore temps
De souffler
De se faire pétale en surnombre
Sur la rose des vents
Pour repousser à pleins poumons
Les phonèmes invasifs

À moins de laisser une mémoire défaillante
Éroder la toponymie
L’onomastique
Estropier les savoirs
Ou flouter la chronologie

Un matin passerait
La ballustrade rouillée ferait
Une assez pâle figuration

Un coq chanterait

Depuis que l’angelus
A cessé de sonner
C’est à lui qu’il revient
De proclamer midi
L’heure de Damoclès

 

In excelsis

Au jardin, si la rose
Lance un pétale à ton passage
Estime-toi glorieux

 

À la dérive

Nous avons quitté le temps ferme
Pour dériver vers des peut-être
L’Histoire que nous étions
S’est disloquée à notre insu
Hier craquelle à nos tympans
Et nous ne savons plus l’entendre
Il faudrait éviter de trop mourir
Par les temps qui courent

 

Épilogue

Notre vie d’après
C’est en filgrane
Que nous la vivrons
Dans vos pensées de papier-bible
À la merci d’un froissement
Furieux ou
D’un départ de feu

SON DIEU ETAIT VITRIER

Textes inédits d’Etienne Orsini

   Son Dieu était vitrier. Ou savant Cosinus. Ou titulaire d’un œil de verre.
   Le premier jour, il avait créé la lumière, le deuxième, l’éclat et le troisième, la transparence.
   Comme il trouvait que cela était beau, il avait aussi créé l’homme afin qu’il puisse participer à ce spectacle, en tant que spectateur, reflet ou souffleur de serres.
   Lui-même n’avait pas son pareil pour escalader du regard les plus hauts gratte-ciel, en quête de miroitements, de clins d’astres fabuleux, de pépites solaires. Il faisait les carreaux à l’aide de puissantes jumelles, les nettoyait de toute opacité. Il manipulait parfois les lamelles d’un ancien microscope à la recherche d’une lumière vieille d’au moins cent-cinquante ans. Peu lui importaient les vestiges de l’élevage de vers à soie, le naufrage de la vie minuscule et fragile ; seule comptait la lueur qu’il voulait coûte que coûte plutôt pâle, plutôt vive.
   Quand il avait plu, il sortait de chez lui, à la vitesse des champignons. Il aurait pu manquer la flaque et sa lumineuse homélie.
   Enfant, déjà, à l’aquarium, il n’avait pas vu les poissons, goupils ou raies mantas et les requins-marteaux lui avaient échappé. Une drôle d’irisation au bord biseauté d’une paroi l’avait retenu tout ce temps et il s’en souviendrait des décennies plus tard.
   Depuis qu’il avait découvert les serres, il s’y rendait le plus souvent. À peine en avait-il franchi la grille, qu’il se sentait chez lui. Il ne rentrait pas de sitôt dans la cathédrale de verre mais l’entourait de trajectoires compliquées qui ressemblaient à des étreintes.
   Sur les parois, tout faisait tache de couleurs. L’hibiscus tachait, le visiteur tachait, l’oiseau de paradis tachait et l’extincteur réglementaire.
   Il jardinait avec les yeux. Sarclait et binait sans relâche pour voir jaillir de nouvelles fleurs qui n’en étaient que l’ombre.
   Quand l’ayant contourné tant et plus, il pénétrait enfin au sein du Palmarium, on aurait juré qu’il s’était signé.
   Son Dieu était vitrier. Venait-il de s’en souvenir ?

   Aquariophile, son Dieu nous aurait observés depuis quelque point P inconnu de nous seuls.
   Avec passion, tendresse et vigilance, il aurait assisté à nos évolutions parmi les eaux-fantômes d’un océan en ruine.
   Rien de notre ballet ne lui aurait échappé. Il aurait perçu sans faillir sous le plus infime de nos gestes un battement de nageoire. Sous chaque frasque, une virevolte.
   Aquariophile, son Dieu nous aurait restitués à notre préhistoire.

Son Dieu nous aurait esquissés.
Tracés non pas créés.
Sur un tesson de pluie.
Avec toute la minutie d’un maître-verrier
Et la désinvolture d’un soudard
D’un trait d’esprit
Il nous aurait émis
Comme autant d’hypothèses
De plus en plus
Invérifiables

   Son Dieu pratiquait la lecture rapide.
   S’il nous lisait, c’était toujours à la vitesse de la lumière.
   Et s’il nous feuilletait, il mettait nos yeux hors d’haleine.
   Au bruissement de nos corps, on sentait sa présence,
ses pupilles érudites et ses mains palpitantes.
   Avec la fougue d’un autodidacte,
 sans mesure ni méthode,
   son Dieu pratiquait la lecture rapide.

   Son Dieu avait l’oüie cristalline, de celles qui vous métamorphosent les noirs torrents d’insultes en cascades de louanges.
  Muni naturellement d’un tel appareil auditif, comment aurait-il entendu nos péchés, nos turpitudes, nos peines et nos supplications ?
   Il faut imaginer son Dieu en parfait mélomane changeant nos croassements sans même s’en rendre compte en joyaux mélodiques.
   Amateur éclairé de la musique des sphères, son Dieu avait l’oüie cristalline.

   Une libellule prouvait son Dieu mieux que Thomas d’Aquin.
   Syllogisme parfait au bleu irréfragable.
   Indice pur et concordant.
   Dès lors qu’elle enseignait au peuple des roseaux
   CQFD de vie sur le tableau d’azur,
   une libellule prouvait son Dieu mieux que
  Thomas d’Aquin.

   Son Dieu entrouvrait des clairières dans la forêt des cœurs.
  Tachetant d’espérance le marasme vert sombre,
   il suffisait qu’il passe pour dissiper les ombres.
   Élagueur accompli de nos mélancolies,
   son Dieu entrouvrait

   des clairières

   dans la forêt des cœurs.

   Son Dieu taillait tantôt des diamants à Anvers, tantôt, dans l’Univers, sculptait des firmaments.
   L’instant d’un œil, il polissait des mondes. Pour rien, pour la beauté ou pour passer comme on tricote, toute l’éternité.

   Quand son Dieu dirigeait une chorale de lucioles, les étoiles affluaient de galaxies lointaines.

  

Photos © Etienne Orsini

Présentation de l’auteur




Quentin Baffreau, Pratique du disparate

depuis ma vieille haine l’idée ce mythe du cerveau ce morceau d’ocre ensanglanté j’essaye de
comprendre ce que fleur veut dire rapporteur de son chiffre que je ne connais pas

vieille photo de toi l’herbe folle la charolaise derrière toi la sentence au fond du tiroir plein
d’eau dans le ventre ton cou tordu par l’éclair la corde la poignée de porte

une bouche un système de vents et tu es tombée malade et le vent est rentré dans ton ventre tu
étais allongée sur la table sur l’album photo tel l’oiseau rapporté par le chat l’après-midi la
tondeuse est passée sur ta robe

un pot de fleurs pris avec un portable celui de maman de ma main qui tremble l’abeille se noie
dans son miel je suis prise dans l’ambre

des coulées de boue la veille de ton départ le matin de la salive sur les draps sortie de ta bouche
la nuit des monceaux de mots mais pas la moindre trace tant de points de suspension dans tes
yeux ton absence les nuages de fumée derrière la fumée

petite image exemple de ciel

le sirop dans l’eau la glace fond on apprend du désert tu es passée devant des images du monde
entier tu glanais les nouvelles peurs imaginais les nouvelles fleurs toutes anciennes toutes
déchiffrées le tour était joué la famine des cartes chacun son petit enfer les missions noires de
l’aube les blancs manteaux carcéraux les graines dans les têtes la banquise craque tu m’as appris
la poussière pulvérisées mémoires j’étais de celles-là

j’ai mille pattes chacune est une folie qui te prend dans ses bras tu aimes trop fuir j’en suis
tombée amoureuse le chien sous le banc n’a pas cette chance il souffre des mêmes mots que le
silence j’ai tous ces noms dans ma poche qui ne servent à rien qui ne servent qu’à te parler qu’à
t’épeler dans le vide lointain où tu es j’échangerai tous les regards je troquerai tous les fantômes
pour te voir

j’ai deux blessures dans la glace police des reflets tu me manques comme l’ombre à mes
trousses mémoire sous vide par peur d’un regard parce qu’on ne regarde que ce qu’on ne peut
regarder

nos noms signent nos arrêts de mort nous en avons parlé dans la chambre contre le mur
des malentendus comment ai-je pu te mentir aimais-je jusqu’aux os on ne pleure pas mes coudes
saignaient jusqu’à rougir le bois c’était une longue histoire qui sommes-nous pour la dire qui
êtes-vous pour juger un peu de tout est une parole de saint

c’est une maison qu’on veut brûler les conjugaisons aussi planches par planches chutes par
chutes ces lignes droites qui nous menèrent au suicide à chaque pilonne nous attendions la pluie
mais les nuages toujours venaient panser nos plaies nous tracions les constellations de nos
erreurs comme l’enfant les paquets d’encre sur sa copie

sursaut la chaise face à la fenêtre est une tentation à laquelle il faut parfois succomber au risque
de rendre le monde plus beau qu’il n’est

cet océan j’aurais voulu l’ouvrir avec toi

les hommes de tous les temps table ronde de leurs yeux perdus dans une forêt de clous écrasée
par leurs haillons je ne suis que le dessous d’une nappe scintillante les îlots de ciment sous leur
éblouissement les carreaux sombres de la mer les poumons noirs auxquels s’abreuvent les
frelons

je serai mort qu’est-ce que je voulais dire caillou dans la bouche dans la chaussure hors cette
poussière trouvée dans les boîtes les os d’un oiseau éteint ce bateau pris par les glaces

je suis au milieu du zéro mon rythme j’ai du mal à vivre j’ai du mal à vivre
j’ai du mal à vivre battu par les vents j’ai craché dans l’océan pour écrire l’e dans l’o pour voir ce cœur avec un
sac sur la tête même si la buée n’a plus le temps de se déposer

oui oui oui parfois je me demande parfois je me tords je me torture les doigts oui parfois pendant
l’averse j’appelle au secours oui parfois les voisins me marchent dessus me déplacent tel un
meuble oublié oui sur mon visage pavé oui ça ne se fait pas de demander de s’arrêter pour un
peu de silence oui ça ne va pas la tête au moins il ne pleut pas oui parfois c’est le cas et les
gouttent tapent contre la fenêtre comme de petits oiseaux kamikazes oui parfois ça devient le
bruit de fond de ma perception lors d’après-midis brûlantes ou de nuits blanches dans lesquelles
je me perds comme ce futur qui s’éloigne oui parfois je laisse des chutes derrière moi oui parfois
je suis l’otage de mes rêves qui me rongent et dont je suis l’os à moelle

la grisaille du soleil sur mon visage la mine pâle d’une personne ces quelques grains que je
n’arrive même pas à porter le vide le creux ce peut être quelqu’un

le jasmin a l’odeur du soufre

je ne sais même pas quelle forme ont les arbres paysage d’après technique boule de feu au loin
je suis dur de visage mon sourire est une butée sur combien d’images suis-je passé pour ne pas
le savoir ? combien de fois me suis-je tuée en glissant sur ce miroir ?

ces coordonnées dans lesquelles je me fonds en pensant être aussi indiscernable qu’une fenêtre

je suis à vie mais qui ? mais quoi ?  comme si ma vie n’était que post-mortem vais-je marcher
dans ce siècle ? quatre chiffres font-ils quatre pas ?

soutenance des nuages

j’aimerais toujours ce vœux éternel vivre l’existence parallèle d’une étoile de jour comme de
nuit fantôme

malheureusement on a mis le soleil sous cloche pour fabriquer de la mémoire

je suis rentrée pour écrire une lettre je me fiche de savoir si c’est moi qui l’écris sur ces mots
aussi durs ces lettres que je n’envoie pas car déjà dans le ciel comme nul autre avion j’étais en
fait toujours sur le quai piégée dans ce rêve
larmes devant l’ultimo elles rejoignent les mille faisceaux de ce fleuve toxico de la peine

même était un masque ma mort est-il encore temps de devenir ? juste quelques secondes de
lévitation

il se passe que c’était une erreur à refaire dans toute sa beauté

Dahlia

 

d’emblée certaines déchirures
entretemps incertains
racontent-elles ?
des briques, des bancs désertiques dans les jardins, des murs pastels, des folies par excellence

chutes
neige un matin
tes morts successives et variables

faire le tour du proprio, un seau plein d’ardoise à la main ; aux murs rétrogrades, substituer un
monde

incompréhensibles ressorts
mais peur du peu d’avenir
panique, laisserai du silence
et si la vie avait un titre

grandes gerbes osant demain
pourtant fauchées aux confins de la table

payer même la mort
la merde qu’on laisse après son passage
lui renvoyer la baballe

sur le lit de mort, portraits des épreuves, relecture des travaux préparatoires
pas de danse oubliés
indéclinables
du balais

demande qu’on te chante une chanson
cherche tes accords, même dissonants
débarrasse-toi du complexe de la rose

vies qui se passèrent dans l’oubli

à deux poumons sur la carte
les radios ne disent rien
enfant de bois sur le billot glacial
masque et opacité
le ciel préfabriqué de l’hôpital
se referme sur lui
un parmi les autres
des heures d’opération dans la nuit
il rêve de son corps à ciel ouvert
sous les radars médicaux
des mots tapés à la machine

mélatonine
trafiquante d’espoir

ta carapace sera une passoire
tu absorberas les déserts comme les oasis

chienne piquée aux yeux lunaires
poches de sang dans le frigo

soleil d’enfant dans la marge
plus proche des nuages que de la carte
d’identité

Papier de soi

 

d’abord et longtemps
un tout petit fragment
devant mon couteau
dans les vagues de la page

j’avais l’habitude du noir
un bloc de sel sur la lagune
j’avais du ciel et de l’eau dans les yeux
j’essayais de me capturer
je cherchais ce gouffre à la frontière

trop fugitif, me disais-je
mais aussi trop poli, trop lisse
ravir du regard

je pensais aux yeux des bêtes
je pensais à la rivière
je pensais au médecin
je pensais aux pouvoirs
je pensais à la loupe qui craquelle le visage

puis, peu à peu,
la pourriture dorée a succédé
à la hache polie
on payait, on tuait pour être semblable
on vérifiait qu’on était bien humain

il m’est arrivé quelque fois
de passer à travers
je me disais que ma maison se trouvait sur l’autre versant

j’ai attendu
j’ai veillé tard dans les siècles
et j’ai tapé contre le mur
et j’ai tapé la surface de l’eau
pas la moindre trace
pas le moindre écho

j’ai fini par feuilleter cet amas par la fenêtre,
un grand miroir dans la pierre jaune,
et suis devenu l’otage des nuits blanches

et soudain et longtemps
ce rêve disséqué
comme un caillou gris sur la table

           

Words fail me

Je vous écris dans l’instant qui me sépare de l’incendie. Vous êtes ce départ de flamme
1 minute
Tu as dit
quelque part à quelqu’un : pourquoi la couleur orange, si vive et vivante, leur donne-t-elle la
mort ?
Et plus loin, ailleurs : de quelle couleur est le ciel de l’apocalypse ?

Ça me touche, ça met le doigt quelque part. Ces deux questions n’en forment en vérité qu’une
seule, elles poursuivent la même épiphanie, elles disent les plus grandes souffrances qui passent
et qui repassent, elles souffrent des mêmes insuffisances qui font poésie. Elles sont trop grandes,
trop belles, elles me donnent les yeux et les larmes en même temps, non pas pour voir, mais
pour embrasser ce vertige grâce auquel nous voyons, cette angoisse de ne plus voir

Quoi

Qui

2 minutes

Nous plongent dans le noir

J’ai essayé de faire le suivi de ces couleurs, de les dater. En vain. C’était faire l’épreuve de
l’acidité du temps. Les perles sont aussi poussière ; la conservation, destruction.

J’ai caressé l’illusion de les trouver dans un livre, de les surprendre au détour d’une peinture

J’ai cru qu’en promenant mes yeux

As far as the eye can see

3 minutes

En fait, elles ne faisaient qu’accentuer ce que je pressentais comme l’irréversible variation de
l’obscurité, elles me rappelaient mon oubli de ce blanc qui accompagne toutes les fins, lorsque
tout bascule

Chouca

 

reçu en ces murs
créneau de l’histoire

ce n’est plus le soleil qui frappe

j’écoute les séquelles d’une voix à la radio
roulement rocailleux

nouvelles des cadavres
sous les gravats de l’est

je ne compte plus les loups dans les ruines
ni les enfants qui jouent au loup

toutes les mers rouges
les guerres avec les ossements des cultures 

j’ai pris la porte

elle me disait : que veux-tu ?
son nom était dans une corbeille
avec quelques pommes moisies
et d’autres choses inoubliables

écrire le mien mais je n’avais pas de quoi écrire
parler de mes paysages sans croyances

ce que je ne n’écrirai jamais est poème

boussole qui s'affole
qui perd le cap
et qui distribue, non plus les vents,
mais les voix de lettres errantes
à des inconnus

Prague, 882km

chat qui reste des heures devant la fenêtre
monomaniaque à regarder les oiseaux

je donnerai tout pour changer de cri

Présentation de l’auteur




Adeline Miermont Giustinati, Poèmes

je glisse dans une fente de la souche
recouverte de laine
pulsation de caillou

je flotte dans le ventre de l'arbre
dans la nuit des racines
le silence désossé

j'aperçois des portes d'ivoire
un tunnel tapissé d’œillets rouges
et des lamelles de brume

je rampe dans une fosse
des ombres tremblent
des vents s'épuisent

j'atteins un palais aux pierres bleues
devine la matrice de l'outre-monde

je rencontre le fantôme du soleil
et les ossements de la lune

je quitte ma peau de laine
le silence s'élargit à mon passage
des oiseaux sans plumes font leur nid dans ma gorge
je suis tous les visages
toutes les écumes

je gravis une grande cité
je traverse une croûte de fer et de nickel

 

je goûte aux entrailles de Pangée
me frotte contre le magma noir et durci de sa bouche

je me lamente dans une steppe interminable
je me noie dans un fleuve
tapissé de coraux et d'insectes

je m'accroche aux cheveux de Méduse
j'atteins la maison de l'obscurité

je n'ai plus de souffle
je n'ai plus de visage
je n'ai plus de squelette

je tremble aux pieds de la déesse
elle ouvre grand sa gueule
elle m'engloutit entièrement
elle me mâche goulûment

je naufrage dans sa poitrine
j'emprunte l'échelle d'entre les mondes
les eaux elles-mêmes chavirent

je n'ai plus de souffle

je n'ai plus de visage
je n'ai plus de squelette
j'expire mon dernier atome
je retourne à mon argile
au tambour du commencement
et au fleuve qui coule dans mes racines

extrait de « la mue » (inédit)

marcher
un pas devant l’autre
un mot devant l’autre

marcher
parmi les herbes grasses
encore brillantes de gouttes d’eau bien fraîche

parmi les roches imposantes
le long du sentier escarpé
le long de la côte
entre deux immensités
entre l’avant et l’après
entre se réfugier et se jeter à l’eau

marcher entre
dans sa propre peau et son propre pas

marcher
parmi les genêts en fleurs
le jaune se mêlant au bleu au blanc et au brun

je suis ivre de couleurs et de
pensées traversantes
qui affluent
au rythme de mon souffle et de mon pas

le mouvement de mon corps est un coryphée
au paysage alentour

marcher
au son de la rumeur marine
foire d’écume contre les rochers
en contrebas

j’entends la voix de la pierre
se mêler à celle des oiseaux

c’est le printemps
je crée mon chemin
chaque pas est l'empreinte d'une promesse

inédit, 2025

 

les premiers temps j’avais le corps en friche et
la cervelle poisseuse
mon terrier était devenu caduque
ma forêt était en dormance
mon regard s’était calcifié
et le courage de regarder l’horizon
par delà la timidité des cimes
me manquait

les jours
et les nuits
ont passé
sans rien dire
et
ton souffle
ton souffle qui a traversé ce jour-là ma peau
ton souffle qui a transpercé ce jour-là mes muscles
ton souffle tend désormais
tout doucement
ma colonne vertébrale
ton souffle fait vibrer les racines de mes allées
je m’en remplis
je le bois
le moindre geste fait craquer des bouts de souvenirs de nous
l’horizon avale le jour et chaque matin le soleil revient avec ton odeur
à cause de toi je mets un pas devant l’autre
à cause de toi je mets un jour devant l’autre
à cause de toi je mets un mot devant l’autre
les sapins me parlent à nouveau et
reboisent mes cellules
leurs sourires caressent mon écorce et
je sens mon courage se ramifier
désormais le souvenir de toi
ne me déchire plus le ventre
il s’est métamorphosé en
une source chaude jaillie des profondeurs
une présence diffuse le long de mon dos

un vent tiède sur ma peau désertée
un mica scintillant dans mes organes

même si je suis toujours comme l’akène
ce fruit sec qui ne s’ouvre pas et
ne contient qu’une seule graine
je joins les mains et j’espère

que
comme au désert d’Atacama
il suffira d’un filet d’eau
pour fragmenter mon écorce
et faire pousser des merveilles

inédit, écrit et lu pour La P'tite veillée de Chloé, Chez Mona, mars 2023

sous ma peau
il y a une femme
quelqu'un l'a laissée là
de dos
assise
la tête penchée
sa main appuyée
contre ma craie
dans la galerie profonde
dans la pénombre
elle n'entend ni le vent ni les oiseaux
ni les hommes ni les femmes
juste le bruit sourd des pioches et les pas des soldats
dans sa galerie il n'y a ni arbres
ni paroles
ni naissances
juste le silence de l'eau qui perle sur son corps
elle a vu passer les visages
elle a senti la peur dans leurs souffles
la peur des hommes prêts à mourir
elle a pris leur douleur
leurs regards de bêtes sonnés
quand les chariots avec les corps
ont défilé
dans un chaos de métal et de sang
elle qui tournait le dos
elle a tout vu tout reçu
les fusils les cris le désordre
elle a tout gardé
elle en perd l'équilibre
elle se tient
fragile
prostrée dans sa peau
incrustée dans ma chair
ma mémoire calcaire
depuis trois décennies elle sent
que des êtres la scrutent
que des lampes l'observent
sous toutes les coutures
elle ne dit rien
elle sait tout
elle tourne le dos
aux passants des galeries
elle voudrait oublier
le chaos
le sang
le métal
les cris
les chariots
remplis de corps
comme des poissons tordus de douleur
elle voudrait parler

elle voudrait raconter
comme ces hommes étaient beaux
dans leur courage et dans leur peur
que le pays à tous manquait
qu'elle pleurait le soir
à les voir
regarder les photos
les trésors de leurs poches
les amis les mères les soeurs
les pères les frères
les voisins
ils allaient mourir bientôt
ils le sentaient
ils regardaient les photos
ils priaient
ils dessinaient
ils gravaient
des mots qui font vivre
et des visages d'ancêtres
et un dos de femme
nu

extrait de Kauhanga, inédit, 2024

Présentation de l’auteur




Pablo Andrès Rial, Poemas

I

Estás muerta
mirando a la ventana
yo estoy sentado
detrás tuyo.

Afuera
se puede ver el mismo árbol de siempre
—un sauce—
un amigo se enamora de vos.

Tu silla ahora está vacía
pero vos seguís ahí muerta
mirando a la ventana
donde ahora solo hay
un patio de cemento.

Tu es morte
regardant la fenêtre
je suis assis
derrière toi.

Dehors
on voit le même arbre qu’avant
—un saule—
un ami tombe amoureux de toi.

Ta chaise est vide maintenant
mais tu es toujours là, morte
regardant la fenêtre
où il n’y a plus
qu’une cour en ciment.

II

Detesto mi cuerpo
pero amo mi sombra.

Nunca envejece
nunca enferma
nunca duele.

Je déteste mon corps
mais j’aime mon ombre.

Elle ne vieillit jamais
ne tombe jamais malade
ne souffre jamais.

III

Las plazas
me hacen recordar
al manicomio.

Las personas van
de un lado a otro
sin ningún tipo de apuro

algunos como yo
se sientan en un banco
somos todos amigos
sin siquiera vernos
sin siquiera conocernos
sin perder ese individualismo
que nos hace caminar
desde temprano.

Porque nosotros
podemos superar al olvido
vivir
sin ser nadie para los otros
es lo que nos hace
especiales.

Les places
me rappellent
l’asile.

Les gens vont
et viennent
sans la moindre hâte

certains comme moi
s’assoient sur un banc
nous sommes tous amis
sans même nous voir
sans nous connaître
sans perdre cette individualité
qui nous pousse à marcher
dès le matin.

Car nous
pouvons dépasser l’oubli
vivre
sans être rien pour les autres,
c’est ce qui nous rend
spéciaux.

IV

Ando angustiado Augusto
por esas cosas ¿sabés?

la gente te hunde la piel
mientras preparan algo rico
y le ponés la mesa.

Decime Augusto
¿qué estás cocinando?

Je suis angoissé, Augusto
par ces choses, tu sais ?

les gens te creusent la peau
pendant qu’ils préparent quelque chose de bon
et toi, tu mets la table.

Dis-moi Augusto
qu’est-ce que tu cuisines ?

V

Me desplomo.

No como una destrucción
de mi conciencia
sino como la memoria perdida
de un recuerdo profundo
que preciso volver
a vivir.

Je m’effondre.

Pas comme une destruction
de ma conscience
mais comme la mémoire perdue
d’un souvenir profond
que je dois
revivre.

Présentation de l’auteur




Philippe Tancelin, Ces mots sans chair

Déplacement...déplacement...déplacement… !
L'expérience tragique de la première et la seconde Guerre mondiales semble bien ne pas avoir fait leçon de sorte que l’on continue à ne pas mesurer la signification profonde et réelle de ce qu’implique humainement le terme « déplacement ». Il atténue jusqu’à leur banalisation les actes d’expulsion, d’expatriation, de déportation objectivement contraintes et forcées du peuple Gazaoui, comme nous assistons depuis des mois à la normalisation du meurtre de dizaines de milliers de civils dont femmes et enfants, sur la terre de leur patrie.

La 4e Convention de Genève de 1949, (article 49), pose les interdictions qui limitent tout déplacement contraint. Elle précise que « les transferts forcés en masse ou encore individuels ainsi que les déportations de personnes protégées, hors du territoire occupé, dans le territoire de la puissance occupante ou dans celui de tout autre État occupé ou non, sont interdits quel qu'en soit le motif... »

Aujourd’hui, glissant au plan mondial de la référence au droit, à celle des  rapports de forces, la situation d'occupation meurtrière de Gaza et le projet d’expatriation des Gazaouis vers l'hypothétique Égypte ou quelque autre refuge, voudraient apparaître comme une simple modalité de règlement de conflit.

Les femmes, les enfants, les hommes de tout un peuple ont encore le droit (internationalement reconnu) d'exiger qu'on entende leur voix, leur cri articulant clairement qu'ils ne sont pas des choses, de vulgaires objets qu'on déplace, dont on se débarrasse selon le bon vouloir des acteurs du remplacement, opéré par une occupation illégale autant que illégitime.

Quel est donc ce monde prétendument libre et qui n'a retenu des déportations génocidaires du passé que des conventions, des principes, qu’il laisse à sa libre transgression. De quoi les mots sont-ils faits ? Que véhicule le langage ? De quelle perte souffre ce jour le vocabulaire des Hommes, sinon du sens de la chair qu’il n’habite plus jusqu’à se poser la question : a-t-il seulement jamais laissé la chair l’habiter ?

Plus encore qu’un exil forcé, le « déplacement » massif, contraint par la force militaire écrasante de l’occupant colonial,  renvoie à un  impérialisme et ses diktats qui en la circonstance précise, bénéficient du sourd consensus d’une part criminelle de la communauté internationale.

Déplacement…déplacement… doit être entendu dans toute l'acception de ce terme c'est-à-dire, d'arrachement à la terre, à la patrie, à la mémoire des ancêtres et oblitère toute perspective d’un retour  des Palestiniens à Gaza. (sauf renversement des rapports de force internationaux).

Qu'advient-il du sujet humain une fois qu’il est arraché à tout ce qui l’a édifié comme personne singulière dans et avec sa communauté d'origine ?

Que  devra-t-il souffrir dans sa chair pour se reconstruire avec ses congénères, lorsque de sa terre, de sa patrie qui sont culturellement son métier à tisser les relations humaines, il est dépossédé ?

Quel devenir quand les cinq sens de tout Homme sont soudain privés, séparés du jardin qui les a cultivés, et que les morts enterrés dans ce jardin du pays d’origine, sont eux-mêmes effacés par la cruauté de l'occupant ?

Vieux-nouveau monde : de quelle amnésie l'envahisseur s’est-il frappé lui-même, jusqu’à nier en l'autre ce qu'on a jadis nié en lui d'appartenance à une humanité sensible et son verbe : ce verbe qui de toute histoire de civilisation, ne saurait être dissocié de la chair qu'il imprègne autant qu'elle l’abrite pour construire langage entre les hommes ?

Jour comme nuit
l’histoire met à la gorge du palestinien
un collier de serrage bigarré
Soir et Matin  la sagesse de l’oiseau chante
à chacun chacune le pays de sa naissance
jusque parmi les astres

Quand le colon met entre les yeux de sa victime
l'occupation de l'horizon
Lorsqu’il veut que son prochain soit disparu de sa vue
Il lui faut faire savoir qu'il ne pourra dérober
ni effacer la mémoire des enfants de la terre
qu’il ne parviendra jamais à anéantir la clarté de la source
ni à posséder la chaleur d'un rayon de soleil
ni à dissuader un carré de ciel bleu
de réchauffer toujours le pourchassé

Toutes choses sont liées
Les cendres en lesquelles l'occupant veut réduire la terre
sont celles de toutes et tous mêlés à travers les temps

Sans la mémoire des uns comme des autres
ces cendres inséparables ne peuvent que mourir de solitude 

L'humus charrie les souvenirs des Palestiniens
il féconde l'herbe sauvage qui lève entre les pierres
sur la route de décennies de non reconnaissance

Puisse un jour le pourchassé
respirer dans les fleurs du jasmin
l’ivresse d’un matin libéré

Sache un jour l'oiseau
voir dans les yeux de l'arbre abattu
l'ombre de son vol préservé

Entende un jour chacun
crier les mots d'amour qui ne se perdent pas
goûter le calme du baume
enveloppant le rêve qui n'a pas fui

Cherchons le visage d'antan éclairer demain
Entendons l'appel montant des puits de l’abandon
Regardons par des yeux de voyants
Touchons par des doigts de chair
Réalisons que ce qui devrait être dit
sera scellé
que ce qui voudrait être tu
sera proclamé

Toute conscience historique détourne la censure du temps
Entre les pages d’énigmes elle pressent la saison de printemps
que dresse son verbe  dans la traversée de l’infini à la chair
tandis que la parole dessine la porte qui ouvre
sur le site du sens
d’un radical surgir

Présentation de l’auteur




Jean-Paul Gavard-Perret, Peau d’Anne

Un certain « nous » existe en ce « je-tu ». Il soulève du au féminin au masculin l'histoire du labyrinthe de deux êtres. S'y perdre est à la fois un plaisir et une angoisse et accepter le risque dans la proximité troublante de nos mots juste au-dessus d’une ligne de flottaison. Avançons à tâtons, surnageons. Je deviens le berger de ton cosmos et souffle dans la corne d'ivoire et ta clochette rose blanches pour titiller tes nuits. Et quand je prends mon bain avec toi tu brilles en pépite dans l'eau bleue, en feu blanc d'étoile.  Tu n »as plus peur de notre parcours labyrinthique. 

Nous y sommes engagés ?  Sois Ariane et moi Thésée. Il faut avancer car nous allons vers le mystère. D’abord j’ai imaginé avec ce que j’ose t’enlever. J’hiberne loin de ta robe et de ton chemisier.  Tu es comme dans un hôtel couchée dans toutes les chambres et tu possèdes le sens de la connivence jusqu’au moment où le jour se lève. Nos moiteurs remuent dans nos moussons du cœur. Que l'urgence nous dépêche afin que nous voulions la lenteur. 

Tu n'es pas là. Tu es toujours là. J'ai voyagé avec toi. Loin de toi. Sache que les heures opalines ne parlent qu'aux oiseaux de tes lagunes. Je rejoins ton royaume retranché dans quelques creux de sable et de rochers. Tu es Calypso nymphe et reine d'Ogygie. Tout 'amour tu le tiens dans tes rets. Et tu tires le présent le passé. Et lorsque les arbres cherchent leur ombre, tu ouvres l’espoir de nous rencontrer. Attends de mes mots ce qu’ils ignorent de ton énigme. Mais je m’y engouffre et ne garde plus le silence. Va désormais jusque-là où tu te retenais d'aller. Nos secrets font des jardins d’Eden. Sa houle porte jusqu’à ton écume ? 

Qu’est-ce qui a commencé ? Quand as-tu commencé ? L’un est prisonnier aveugle, l’autre, mains liées dans le dos. Mais tu es à nouveau plus libre que la mer.  Imagine la carte du ciel avec dans la tête des oies sauvages. Plus proche de toi ma pensée te touche. Elle est douce, émerge de la nuit. Le dedans est dehors. Le dehors est dedans.

Photo de Robert Mappelthorpe.

Présentation de l’auteur




Louis Bertholom, Anatomie du cri et autres poèmes

Explosion de l’âme, souffle qui perce
une voie sonore dans l’espace

Pensée exaltée, prolongement du mot
qui s’épanche avec furie
se fracasse sur un mur impalpable
au spectre de l’écho

De sa source, le jet phonique
comme une lame projetée
scarifie le silence

Crier avec ou sans message
telle une déchirure invisible
dans l’air alors que le tonnerre d’acier
crayonne son parcours dans le ciel

Le cri peut être muet
au creux d’un regard
une souffrance pudique
qui suggère l’empathie

Joie, douleur,  communication
chant, folie, démence
le cri est langage originel
au confluant des espèces

Crions, à nous extirper de la torpeur
avant le grand effacement

Quimper, le 13 février 2025

 

Au feu

Beau désastre
dans la majesté des flammes
puissance de  l’irrémédiable
langues jaunes
qui lapent l’air
narguant le ciel

La plainte des combustions
s’éreinte au fil
de la digestion calorifère

Feu, entité conquérante
dont la fumée
est la victoire émanée

Il contient
peine, joie, survie
sournoiserie et maléfice

Apprivoisé, il miaule
s’en rit dans le triomphe
pleure sous la pluie
dans la braise il rumine

Le feu est la lumière
de nos ténèbres

Nous sommes tous
des feux potentiels
qui flambent, s’éteignent
au gré de nos humeurs

Quimper, le 13 février 2025

Écrire à Trois-Rivières

Écrire
dans la sérénité des tombes
avoisinantes
alors que l’ampoule
tutoie les œuvres sombres
soleil des boiseries
du plancher qui parle
au Christ solitaire
aperçu de la fenêtre quadrillée
par les escaliers de fer
qui grimpent comme les arbres
vers d’improbables destins

Qui suis-je ici
penché sur la table à tiroirs
à trifouiller mon esprit
près d’un animal figé dans un ultime cri ?

La prose trifluviale
me le dira peut-être…

Trois-Rivières (Québec), le 6 octobre 2024 à l’occasion d’un atelier d’écriture animé par Maryse Baribeau, dans le musée des Ursulines, au sein  du 40è Festival International de la Poésie de Trois-Rivières.

Les regrets

Pareils à des bijoux désuets
Qu’on ne peut  jeter
Qu’on n’ose plus porter
Ils gisent dans les tiroirs de l’âme

On ne s’en débarrasse jamais
Les remords nous font face
Comme reflet dans le miroir
Ainsi sont les regrets

Ils se sont assombris
Dans la langueur des jours
En nous poursuivant
Comme des ombres

On aura beau fuir le temps
Appuyer sur l’accélérateur
Aller au bout du monde
Ils s’obstinent,  les regrets

Les sentiments fanés
De la lente mélancolie
Rêvent de leurs éclats
En nous pinçant le cœur

Ils ne lâcheront rien
Qui ne soient les instants
Où la solitude nous ronge
Pour s’immiscer, les regrets

Quimper, le 2 novembre 2023

L’abomination contemporaine
À Sylvain Tesson

Trottinette turbo
tranche l’air sans effort
pour dépasser
l’ombre du temps.

Cœur au repos,
esprit désincarné,
stupidité
de la propulsion assistée.

Abêtissement du mouvement,
soumission de l’espace publique
à la vitesse au détriment
de la nonchalance.

Cheveux au vent, ahuri
sur mécanique nucléique
dont on ne saura
un jour que faire.

Assistance électrique
de l’individu connecté
aux musiques compressées,
sourd aux chants d’oiseaux.

Mouton assujetti
aux startupers
préempte pistes et chemins
dans sa bulle filante.

Kerler à Fouesnant, le 17 août 2023, entre 21h et 23h, après avoir entendu sur Facebook une réaction de Sylvain Tesson au sujet des trottinettes électriques.

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Stéphane Mongellaz, Retour à l’atome et autres poèmes

AU FOND D’UN PUITS

Ainsi rétracté sur lui-même (nœud fixe, noir) le chaos nourricier exhume de sa mémoire le
souvenir d’une mécanique de vies. C’est le choc premier :

les murs se lézardent,
les mues s’égrènent en spirales, d’où

de vagues écritures s’échappent, dérivent selon
d’anciennes équations de marées qui, absorbées
une nuit
sous leur propre niveau, se jettent
un jour
sur nos espaces actuels.

La précision est telle que l’on peut voir,
dans la singularité

d’un saut, d’un vol, d’un trou,

le souffle continu d’existences et de morts 
que ne suivent rien d’autre
que de nouvelles naissances : 

un océan brûlé où plongent
des formes, des ombres
de matière que nous frappons tels
nos crânes contre les murs

pour recoudre les plaies
ballantes et l’ondulation bleue
du sang sur l’élastique des mers   

avant que l’oubli ne tarisse nos veines. 

 

SEUL CET ESPACE

Toi. Là    où depuis sa mort
éternelle une étoile habille
ton ombre de fantôme glisse
sa main dans la gesticulation
de ta peau
découpe le vide sous tes pas
de pantin seul avant d’essorer
son éclat entre les trous et les piles
sales de ton cerveau qui sauvagement
s’accroche au grillage
tors de la gravité   

n’oublie pas

les continents
les édifices
les histoires sont des prétentions d’hommes sur une Terre écumeuse et blanche. Elle vieillira
rouge au zénith d’un désert.

 

EXIL

I

Horizon de solstice.
Hiver recourbant.

Dehors le froid opère sa victime

démunie de sa peau de bête
meurtrie de l’os à la moelle

elle a un sursaut 

jet de pierres
ciel devenu disque.

À l’instant
le corps se souvient de ses métamorphoses.

 

EXIL

II

Tu poses ta brosse à cheveux.
Tu viens te coucher contre moi.
Tu éteins la lumière.
Je ne bougerai pas. Je ne me trahirai pas.
Ressens la vacuité qui nous sépare, qui seule emplit les extrémités de la chambre, qui change
l’espace. Regarde-moi,
j’ai de nouvelles étoffes, j’en ai fait ces larmes dans lesquelles tu sombres comme sous un
drap. Je le déchirerai
afin que tu caresses mes autres écailles dressées sur le tas de notre vie.

Tu as développé tes racines dans l’éther. Tu crois toujours en tes planètes.

Moi, être-mutant, en prise avec la précession des axes,
je m’efface de l’évolution,
je sors du lit,
je rallume.

Ma peau se distend.
Mes côtes s’allongent.

Voici les Créatures. Elles m’emmènent.

 

RETOUR À L’ATOME

Soleil    boule d’hélium, étoile en gros plan    va gonfler ailleurs, laisse-moi tout le
diamètre de la Terre.
Je ne veux pas savoir quel sera le prochain pays où j’irai.
Je ne pars pas.

Du fond de mon aven (où j’ai conservé les derniers fruits des champs)
je m’endors, loin des océans et de leurs fosses
mises à jour, prêt à m’effacer
dans le feu de l’orge.

Stéphane Mongellaz

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Martin Payette, Soif de divertissement et autres poèmes

Suspendus au plafond parmi les célébrités nous sommes, collés les uns aux autres par une soif de divertissement. Laisser cette soif emplir la gorge, couler l’organe interne qui te veut lucide.

Assécher sans arrêt l’intérieur, l’organe lucide dans une soif constante de divertissement, désert sans liquide, liquide désert.

Morbide mais familière, la soif de divertissement piège le regard dans ses miroirs. L’esclave intime quête l’approbation des pupilles, des célébrités et le moi flambant nu délaisse son projet d’être libre et vrai.

 

LA VOIX ET LES DETTES 

Une voix rauque de créancier émerge, profitant de ma terreur du pire pour reprendre du service. Je ne sais par quelle stupéfiante connexion peur et honte se coordonnent pour fracasser ma conscience, alimentant un dialogue souterrain qui me dépasse complètement. Et c’est ainsi que la voix s’exprime : « Regarde tout ce que tu as manqué, raté, perdu, déformé et ce, depuis la genèse de tes actes. »

Voyez ! Elle sait quoi dire pour jouer à la ventouse dans mon dos et siphonner le tube de lumière qui longe mes vertèbres : « C’est entendu, dit-elle, tu dois payer, et le montant de ta dette est énorme. À mesure que tu paies, tu te crées de nouvelles dettes par de nouvelles maladresses et je ne vois pas comment tu pourrais t’en sortir. » Et la voix éclate d’un rire énorme, car elle sait que, dans ce cumul de dettes, je m’enterre définitivement. La voix écrase, révèle d’autres paiements pour briser ce qu’il reste de volonté en moi.

 Rien ne sert de discuter avec elle, ses termes sont bien trop précis et sa logique financière, sans faille. Réparation des trous personnels et historiques, des cibles manquées, des aveuglements petits et grands qui germent en nous, à notre insu, alors que nous nous relevons à peine de notre cécité passée. La voix est toujours en avance d’un temps sur la somme de nos meilleures actions, le reste traîne loin derrière. Mais une faille se dessine sous la tonalité rauque…

Demande à la voix : « Qui es-tu ? »  Demande au créancier son origine, son identité, demande qui t’interrompt sans arrêt à chaque fois que tu ouvres la bouche. Tu verras qu’il s’agit de toi, créancier, toi-même à qui tu as emprunté et qui a gonflé pour son propre compte les intérêts. Le créancier, c’est toi. La dette, c’est toi. La souffrance à livrer, le taux d’intérêt, c’est toi qui les a fixés. Tu es toutes ces personnes en même temps, le prêteur et le prêté, le créancier et le mauvais payeur, l’huissier véreux et la malheureuse victime. À toi de demander à la voix quelle est la suite, quoi faire de la dette dans une telle situation. Tu auras une réponse nouvelle, d’une fraîcheur inattendue, lorsque tu verras une seule personne, une seule réalité derrière ce dialogue.

UN JEU D’ENFANT

Enfant, j’ai inventé un jeu : était-ce seulement le mien ou le vôtre aussi ?

Ce rituel m’habitait comme une obsession et je le répétais plusieurs fois par jour, voire par heure. Je fermais les yeux et, après un certain décompte, je les rouvrais avec l’idée que tout était effacé. Je reprenais alors mon existence à zéro avec un esprit de pureté et de nouveauté, j’étais pour ainsi dire nettoyé de mon passé. Une vie nouvelle commençait.

Mais ce petit rituel ne fonctionnait jamais longtemps ; quelques minutes après, je me rendais compte que je n’étais pas celui que je voulais être, quelque chose faisait cruellement défaut. Non pas que j’étais entravé dans mes actions, mais l’ancien moi était toujours là, pauvre, incomplet, misérable. Les yeux fermés, je recréais une image de ce que je voulais être, mais sitôt les yeux rouverts, cette nouvelle vie se fissurait, je retombais dans l’existence précédant le « grand saut ». Je ne pouvais que recommencer encore et encore, en fermant et rouvrant les yeux avec toujours plus de violence, jusqu’à comprendre que je ne serais jamais l’image nouvelle de moi-même, qu’aucune coupure n’était possible avec l’ancienne vie.

Depuis longtemps, je ne m’attends plus à l’émergence d’un nouvel être par ce rituel enfantin. Maintenant, les choses vont et viennent, de petites prises de conscience se font sans battements de paupière. Je considère la personnalité de départ comme une sorte de base de travail incontournable, et ce, dans une continuité perpétuelle. Jusqu’à ce que je sois en mesure, sur mon lit de mort, de fermer les yeux définitivement sur l’ancienne vie et de les rouvrir sur une nouvelle, enfin lessivé de ma manie de toujours retomber en moi-même.

 

RÉCONCILIATION

Je désire réconcilier sexe sauvage et cœur tendre des ébats. Je dis cela gentiment, mais vous saurez le traduire en des termes plus bruts, plus rudes, car vous connaissez bien la nature de ce trouble. Il y a quelque chose d’agressant dans le fait d’être possédé par la pulsion sexuelle. Il y a quelque chose de lancinant dans le fait de ne pas la satisfaire.

PSYCHO-POP INTERNE

Très psycho-pop à l’interne, je m’observe, inspire, expire, proclame présence à moi-même, mais quelle nébuleuse intime aura le dernier mot ?

Étrange lorsque les exhalations d’un temps perdu infiltrent des lieux publics et qu’il devient possible de renifler ses vidanges astrales à travers un design branché. Étrange dis-je, car, à ce moment précis, je me rappelle des amours passées. La nostalgie s’accouple-t-elle seulement avec le sursis, la tentation de durer ?

Tout un charabia s’organise pour justifier ces résurgences : l’Unique n’est pas de cette vie, ou bien je ne l’ai pas encore connue dans ce monde ni retrouvée, ou bien je ne la vois pas ou ne l’ai jamais vue, ou bien elle est déjà là, tout près, tout loin, avec moi dans d’autres mondes incréés ou ailleurs, disséminée dans chaque parcelle de femme.

Ce n’est rien, seulement le délire d’un organisme vieillissant qui veut justifier sa quête devant les miroirs.

Ce purgatoire m’est familier. Maintenant qu’il est révélé, le désir m’éclabousse de sa véritable nature, insatiable, insaisissable et d’une souveraineté infinie. Il gambade d’un objet à l’autre, et je le soupçonne d’être un despote hostile bien installé à l’interne, avec cette autonomie menaçante qui le caractérise. Telle une série de poupées russes, cette multitude désirante cache son jeu et se dissimule en elle-même sans jamais dévoiler ses fondements.

LA DETTE CORIACE

Très coriace en moi cette idée : comment payer à tout jamais la dette intime, contractée depuis des siècles ?  Ô Seigneur des esclaves débiteurs, avec quel sang, quelle sueur ?  Nerfs et veines fractionnées, prélèvements à même la carcasse. Sinon brûle tes avoirs, marche dans la rue enrobée de culottes.

Offre aux passants une orgie de culpabilité.

PRENDRE SOIN

Une vie parsemée de faux pas, de déséquilibres et de sursauts névrotiques, une imagination qui ne s’est jamais souciée des règles d’atterrissage. Après une période de déni, de pain quotidien et de bonnes intentions, un nouvel horizon émerge à la mi-temps de la vie adulte.

Mon être troué, cet ennui qui m’a complètement surplombé, je ne les évite plus. Je les prends comme ils sont et les enrobe d’une dimension esthétique lorsque je les sens sur le point de m’achever, comme dans les beaux jours de la dépression. Je peux seulement donner à cet abattement mélancolique le droit d’exister, sans pour autant me laisser posséder par son climat.

Aux autres qui mènent leur existence comme un récit solide et bien structuré, je ne souhaite que du bien, mais, au final, rien ne dit que ce style vaut mieux qu’un ennui chronique qui ne saurait se déraciner.

Le mélancolique, lorsqu’il parvient à ne pas se laisser absorber par sa masse obscure, est comme le bon chien qui allège la solitude de son maître, le cosmos. La bête ne comprend rien à la situation du créateur calé dans son fauteuil, mais elle est sensible à l’infinie tristesse d’en haut, aux trous noirs de son unicité perdue, et sa présence console. Elle le sait, elle est là sa raison d’être, et le mélancolique comme le chien ne peuvent s’empêcher d’être fidèles à cette mission.

ADOLESCENCE LITTÉRAIRE

J’ai vécu de sacrés moments de déprime littéraire. Lorsque le fiel s’agglutine, le gouffre d’ennui et le cœur mal pompé récitent : défais le jour, tu perdras également tes cartes dans la création. Ce sentiment d’être très étroit, compressé dans la poitrine, le gilet inconfortable d’auteur avorté qui m’enserre et me refroidit bien comme il faut.

L’adolescent exalté au long manteau noir qui voulait toucher beaucoup de gens, marquer les esprits. L’aventure, le spectacle, le sens du combat qui s’est étiolé au fil des rendez-vous manqués pour laisser place à une existence confortable. La déception de n’avoir pas vécu d’appel, de passion, d’exil ou de création subventionnée. Du calme compressé, un confort à quatre murs qui se referme tout doucement sur les années.

Tout est devenu une question d’endurance et de discernement par la suite. Un rayon de conscience, si faible soit-il, peut mettre à jour et enrayer l’engrenage des névroses. Contre toute attente, l’esclave intime s’insère dans le système économique, mais ne cesse jamais de contrecarrer les plans de Pharaon. La guérison psychique, l’éveil de la conscience, l’utopie réalisée à petite échelle, l’art sacré : tous ces papyrus ont été précieusement conservés pour la sortie hors d’Égypte.

Mais des vautours invisibles rôdent près des portes de sortie, ceux-là même qui ont fait tant de mal à l’adolescent idéaliste. La banalité, l’abandon, l’indifférence sont des adversaires qui sévissent avec efficacité et discrétion. Même avec l’appareil à coudre les plaies béates, il est difficile de repousser ces mercenaires de l’absence.

 

NARCISSISME ASTRAL

Sur le plan astral, je me prends parfois pour un autre.

J’y diffuse une publicité grossière et racoleuse. Je suis souvent critiqué, à juste titre, pour le succès commercial ainsi obtenu.

C’est que j’ai beaucoup de moyens financiers dans l’antimatière, et je me suis bâti une clientèle parmi la population pauvre et peu éduquée des spectres. Gloire caduque, nombre effarant de cadavres adulescents visionneurs de mes publications : tout est vanité et poursuite du vent, dit l’Ecclésiaste, même dans des dimensions plus vastes et plus épurées que la nôtre.

DERNIÈRE LETTRE AUX AMIS

Il y a toujours des amis, mais rien n’est facile : ou bien ils répètent comme moi les mêmes erreurs de l’incarnation précédente, ou bien ils sont d’outre-tombe et veulent me transmettre de sages conseils qui n’arrivent pas à perforer l’épaisseur des sociétés.

Je suinte de partout, mais reste malgré tout l’ami fidèle. Je suis disponible pour décrire la trame de ta renaissance, cher ami, si cet éclairage t’est nécessaire. Nous restons fluides en partages malgré nos limitations : toujours nous persistons, le museau collé contre la vitrine d’une muse apparente, incapables de cerner l’ensemble du tableau par-delà les cadres.

Nous nous reverrons souvent, mais le temps presse. L’amorce des extinctions révèle que cette vie ne pourra être déversée pour se répéter indéfiniment dans une autre. Le paradis, l’enfer, le purgatoire, tous réclament le dénouement des amitiés. Alors, il faudra se rassembler et s’attaquer, un par un, aux nœuds de tous et chacun. Certains pourront franchir la porte étroite, les autres seront pasteurisés par l’archange.

Commençons le travail maintenant, pour avoir au moins une chance.

 

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Danielle Helme, Temps Modifié

OLIVIER MESSIAEN

Le réveil des oiseaux au lac de Laffrey

Dès cinq heures,
Une foule d’oiseaux
Donne un récital, intitulé
Le réveil des oiseaux.

Chaque matin
Tu enregistres
Quand un oiseau soliste se lance
Dans de grandes improvisations,
Entrecroisées avec d’autres chants
Brefs et codés.

Une atmosphère à déguster sans bruit,
Accompagnée d’un concert
En rossignol majeur.

Une buse donne de grands coups d’éventail
En atterrissant.
Un corbeau surveille
En criant des insultes stridentes.

Dès cinq heures
Les oiseaux sont les maîtres du son,
De jeunes mâles dragueurs sifflent
De longues tirades impertinentes,
Tandis que des femelles faire-valoir
Leur renvoient trois notes en riant.

Tu enregistres
L’onomatopée du loriot.
Ton oreille
Retiendra
Le rire du pic-vert.
Ecoutons l’inépuisable quatuor
Pour fin du temps
Inoubliable
Dans l’église saint Théoffray
Où la présence de Messiaen est palpable.

*

LE TILLEUL REMARQUABLE

Trépidation de la terre
Craquements titanesques,
L’arbre de la fraternité
Patrimoine naturel,
Ce phare si célèbre dans le quartier
S’affaisse
Catapulté, arraché.

Alors là, c’est fantastique
Toutes ses racines en l’air, l’humus,
Les bactéries qui sont dans les intestins
De l’arbre depuis trois cents ans.

J’ai cinquante ans de souvenirs,
Enfant je grimpais jusqu’à la fourche de l’arbre.

Les images défilent,
Les repas sous le feuillage,
Le feu avec du bois mort,
Mélangé à un peu de genévrier,
Le goût sauvage de la viande
Planté d’une brindille de mélèze
Collante de résine.

Ce tilleul remarquable,
J’en connais chaque branche horizontale,
Le bruissement des ramures du feuillage
Et comment ça se propage
D’un bout de rameau à l’autre,
En souplesse, au moindre souffle.

Comment ça se transmet
Simultanément,
Et comment, lorsqu’on est en-dessous,
On bénéficie d’une bouffée
D’un air renouvelé
Les soirs de canicule.

*

L’AUTRE DIMENSION

Le magnétisme des lieux m’attire
Devant celle que j’appelle la demeure,
Et qui demeure de siècle en siècle.

Je ressens fortement la présence
Des anciens, les disparus qui ne sont
Ni chez les vivants, ni chez les morts.

J’entre dans une autre dimension
Où la mémoire de mes aïeux vibre
Dans une sorte d’effet de réverbération
Qui transperce ces murs imprégnés
De leur présence.

Bien ancrée dans la réalité,
La demeure garde la mémoire.

A la façon des arbres de la propriété,
Plusieurs fois centenaires,
Avec des racines égales à l’envergure
Des branches horizontales étalées
Et des ramifications verticalement dressées.

Les gens du bourg perçoivent également
L’autre dimension de ce refuge
Maître du temps
Qui les ignore.

*

SOUVENIRS PULVERISES

Depuis ta mort
Se télescopent
Des fragments de souvenirs informes,
Des débris de souvenirs
Disloqués, désassortis.

Je suis étonnée de m’apercevoir
Qu’une seule image immobile m’obsède,
Le père est jeune, l’allure décidée
Dans un pull à pied-de-poule
Bleu marine et gris.

En ce moment,
Je n’ai pas d’antivirus, de pare-feu,
Simultanément se précipitent, se dispersent,
Se détruisent des souvenirs.
Ils sont tous pulvérisés,
Je suis incapable d’en attraper un entier
Au vol.

Je ressens l’éclatement
De tout ce que j’ai vécu avec lui,
Comme des particules que je n’arrive
Pas à arrêter et qui remontent.

Je suis dans l’impossibilité de formuler
Mes sentiments avec des paroles.
Seules les sonorités de la musique
Ont un sens.

*

VERT VERONESE

J’avance dans un temps sourd et muet,
Le ciel absorbe les cris des oiseaux,
Le soleil n’éclaire rien,
Persiste une stabilité de mauvais temps.

Vient la perfection de la géométrie
Fractale des fougères
Viennent les bourgeons
D’un vert Véronèse si cher à Van Gogh.

Un renard roux détale au quart de tour,
Sans un cri, il disparaît.

Longtemps après
Le passage fulgurant de l’animal
Et des vibrations dans les bourgeons,
Je reste sous l’emprise de sa présence.

La Combe, Asperjoc

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