Stéphane Mongellaz, Retour à l’atome et autres poèmes

AU FOND D’UN PUITS

Ainsi rétracté sur lui-même (nœud fixe, noir) le chaos nourricier exhume de sa mémoire le
souvenir d’une mécanique de vies. C’est le choc premier :

les murs se lézardent,
les mues s’égrènent en spirales, d’où

de vagues écritures s’échappent, dérivent selon
d’anciennes équations de marées qui, absorbées
une nuit
sous leur propre niveau, se jettent
un jour
sur nos espaces actuels.

La précision est telle que l’on peut voir,
dans la singularité

d’un saut, d’un vol, d’un trou,

le souffle continu d’existences et de morts 
que ne suivent rien d’autre
que de nouvelles naissances : 

un océan brûlé où plongent
des formes, des ombres
de matière que nous frappons tels
nos crânes contre les murs

pour recoudre les plaies
ballantes et l’ondulation bleue
du sang sur l’élastique des mers   

avant que l’oubli ne tarisse nos veines. 

 

SEUL CET ESPACE

Toi. Là    où depuis sa mort
éternelle une étoile habille
ton ombre de fantôme glisse
sa main dans la gesticulation
de ta peau
découpe le vide sous tes pas
de pantin seul avant d’essorer
son éclat entre les trous et les piles
sales de ton cerveau qui sauvagement
s’accroche au grillage
tors de la gravité   

n’oublie pas

les continents
les édifices
les histoires sont des prétentions d’hommes sur une Terre écumeuse et blanche. Elle vieillira
rouge au zénith d’un désert.

 

EXIL

I

Horizon de solstice.
Hiver recourbant.

Dehors le froid opère sa victime

démunie de sa peau de bête
meurtrie de l’os à la moelle

elle a un sursaut 

jet de pierres
ciel devenu disque.

À l’instant
le corps se souvient de ses métamorphoses.

 

EXIL

II

Tu poses ta brosse à cheveux.
Tu viens te coucher contre moi.
Tu éteins la lumière.
Je ne bougerai pas. Je ne me trahirai pas.
Ressens la vacuité qui nous sépare, qui seule emplit les extrémités de la chambre, qui change
l’espace. Regarde-moi,
j’ai de nouvelles étoffes, j’en ai fait ces larmes dans lesquelles tu sombres comme sous un
drap. Je le déchirerai
afin que tu caresses mes autres écailles dressées sur le tas de notre vie.

Tu as développé tes racines dans l’éther. Tu crois toujours en tes planètes.

Moi, être-mutant, en prise avec la précession des axes,
je m’efface de l’évolution,
je sors du lit,
je rallume.

Ma peau se distend.
Mes côtes s’allongent.

Voici les Créatures. Elles m’emmènent.

 

RETOUR À L’ATOME

Soleil    boule d’hélium, étoile en gros plan    va gonfler ailleurs, laisse-moi tout le
diamètre de la Terre.
Je ne veux pas savoir quel sera le prochain pays où j’irai.
Je ne pars pas.

Du fond de mon aven (où j’ai conservé les derniers fruits des champs)
je m’endors, loin des océans et de leurs fosses
mises à jour, prêt à m’effacer
dans le feu de l’orge.

Stéphane Mongellaz

Présentation de l’auteur




Martin Payette, Soif de divertissement et autres poèmes

Suspendus au plafond parmi les célébrités nous sommes, collés les uns aux autres par une soif de divertissement. Laisser cette soif emplir la gorge, couler l’organe interne qui te veut lucide.

Assécher sans arrêt l’intérieur, l’organe lucide dans une soif constante de divertissement, désert sans liquide, liquide désert.

Morbide mais familière, la soif de divertissement piège le regard dans ses miroirs. L’esclave intime quête l’approbation des pupilles, des célébrités et le moi flambant nu délaisse son projet d’être libre et vrai.

 

LA VOIX ET LES DETTES 

Une voix rauque de créancier émerge, profitant de ma terreur du pire pour reprendre du service. Je ne sais par quelle stupéfiante connexion peur et honte se coordonnent pour fracasser ma conscience, alimentant un dialogue souterrain qui me dépasse complètement. Et c’est ainsi que la voix s’exprime : « Regarde tout ce que tu as manqué, raté, perdu, déformé et ce, depuis la genèse de tes actes. »

Voyez ! Elle sait quoi dire pour jouer à la ventouse dans mon dos et siphonner le tube de lumière qui longe mes vertèbres : « C’est entendu, dit-elle, tu dois payer, et le montant de ta dette est énorme. À mesure que tu paies, tu te crées de nouvelles dettes par de nouvelles maladresses et je ne vois pas comment tu pourrais t’en sortir. » Et la voix éclate d’un rire énorme, car elle sait que, dans ce cumul de dettes, je m’enterre définitivement. La voix écrase, révèle d’autres paiements pour briser ce qu’il reste de volonté en moi.

 Rien ne sert de discuter avec elle, ses termes sont bien trop précis et sa logique financière, sans faille. Réparation des trous personnels et historiques, des cibles manquées, des aveuglements petits et grands qui germent en nous, à notre insu, alors que nous nous relevons à peine de notre cécité passée. La voix est toujours en avance d’un temps sur la somme de nos meilleures actions, le reste traîne loin derrière. Mais une faille se dessine sous la tonalité rauque…

Demande à la voix : « Qui es-tu ? »  Demande au créancier son origine, son identité, demande qui t’interrompt sans arrêt à chaque fois que tu ouvres la bouche. Tu verras qu’il s’agit de toi, créancier, toi-même à qui tu as emprunté et qui a gonflé pour son propre compte les intérêts. Le créancier, c’est toi. La dette, c’est toi. La souffrance à livrer, le taux d’intérêt, c’est toi qui les a fixés. Tu es toutes ces personnes en même temps, le prêteur et le prêté, le créancier et le mauvais payeur, l’huissier véreux et la malheureuse victime. À toi de demander à la voix quelle est la suite, quoi faire de la dette dans une telle situation. Tu auras une réponse nouvelle, d’une fraîcheur inattendue, lorsque tu verras une seule personne, une seule réalité derrière ce dialogue.

UN JEU D’ENFANT

Enfant, j’ai inventé un jeu : était-ce seulement le mien ou le vôtre aussi ?

Ce rituel m’habitait comme une obsession et je le répétais plusieurs fois par jour, voire par heure. Je fermais les yeux et, après un certain décompte, je les rouvrais avec l’idée que tout était effacé. Je reprenais alors mon existence à zéro avec un esprit de pureté et de nouveauté, j’étais pour ainsi dire nettoyé de mon passé. Une vie nouvelle commençait.

Mais ce petit rituel ne fonctionnait jamais longtemps ; quelques minutes après, je me rendais compte que je n’étais pas celui que je voulais être, quelque chose faisait cruellement défaut. Non pas que j’étais entravé dans mes actions, mais l’ancien moi était toujours là, pauvre, incomplet, misérable. Les yeux fermés, je recréais une image de ce que je voulais être, mais sitôt les yeux rouverts, cette nouvelle vie se fissurait, je retombais dans l’existence précédant le « grand saut ». Je ne pouvais que recommencer encore et encore, en fermant et rouvrant les yeux avec toujours plus de violence, jusqu’à comprendre que je ne serais jamais l’image nouvelle de moi-même, qu’aucune coupure n’était possible avec l’ancienne vie.

Depuis longtemps, je ne m’attends plus à l’émergence d’un nouvel être par ce rituel enfantin. Maintenant, les choses vont et viennent, de petites prises de conscience se font sans battements de paupière. Je considère la personnalité de départ comme une sorte de base de travail incontournable, et ce, dans une continuité perpétuelle. Jusqu’à ce que je sois en mesure, sur mon lit de mort, de fermer les yeux définitivement sur l’ancienne vie et de les rouvrir sur une nouvelle, enfin lessivé de ma manie de toujours retomber en moi-même.

 

RÉCONCILIATION

Je désire réconcilier sexe sauvage et cœur tendre des ébats. Je dis cela gentiment, mais vous saurez le traduire en des termes plus bruts, plus rudes, car vous connaissez bien la nature de ce trouble. Il y a quelque chose d’agressant dans le fait d’être possédé par la pulsion sexuelle. Il y a quelque chose de lancinant dans le fait de ne pas la satisfaire.

PSYCHO-POP INTERNE

Très psycho-pop à l’interne, je m’observe, inspire, expire, proclame présence à moi-même, mais quelle nébuleuse intime aura le dernier mot ?

Étrange lorsque les exhalations d’un temps perdu infiltrent des lieux publics et qu’il devient possible de renifler ses vidanges astrales à travers un design branché. Étrange dis-je, car, à ce moment précis, je me rappelle des amours passées. La nostalgie s’accouple-t-elle seulement avec le sursis, la tentation de durer ?

Tout un charabia s’organise pour justifier ces résurgences : l’Unique n’est pas de cette vie, ou bien je ne l’ai pas encore connue dans ce monde ni retrouvée, ou bien je ne la vois pas ou ne l’ai jamais vue, ou bien elle est déjà là, tout près, tout loin, avec moi dans d’autres mondes incréés ou ailleurs, disséminée dans chaque parcelle de femme.

Ce n’est rien, seulement le délire d’un organisme vieillissant qui veut justifier sa quête devant les miroirs.

Ce purgatoire m’est familier. Maintenant qu’il est révélé, le désir m’éclabousse de sa véritable nature, insatiable, insaisissable et d’une souveraineté infinie. Il gambade d’un objet à l’autre, et je le soupçonne d’être un despote hostile bien installé à l’interne, avec cette autonomie menaçante qui le caractérise. Telle une série de poupées russes, cette multitude désirante cache son jeu et se dissimule en elle-même sans jamais dévoiler ses fondements.

LA DETTE CORIACE

Très coriace en moi cette idée : comment payer à tout jamais la dette intime, contractée depuis des siècles ?  Ô Seigneur des esclaves débiteurs, avec quel sang, quelle sueur ?  Nerfs et veines fractionnées, prélèvements à même la carcasse. Sinon brûle tes avoirs, marche dans la rue enrobée de culottes.

Offre aux passants une orgie de culpabilité.

PRENDRE SOIN

Une vie parsemée de faux pas, de déséquilibres et de sursauts névrotiques, une imagination qui ne s’est jamais souciée des règles d’atterrissage. Après une période de déni, de pain quotidien et de bonnes intentions, un nouvel horizon émerge à la mi-temps de la vie adulte.

Mon être troué, cet ennui qui m’a complètement surplombé, je ne les évite plus. Je les prends comme ils sont et les enrobe d’une dimension esthétique lorsque je les sens sur le point de m’achever, comme dans les beaux jours de la dépression. Je peux seulement donner à cet abattement mélancolique le droit d’exister, sans pour autant me laisser posséder par son climat.

Aux autres qui mènent leur existence comme un récit solide et bien structuré, je ne souhaite que du bien, mais, au final, rien ne dit que ce style vaut mieux qu’un ennui chronique qui ne saurait se déraciner.

Le mélancolique, lorsqu’il parvient à ne pas se laisser absorber par sa masse obscure, est comme le bon chien qui allège la solitude de son maître, le cosmos. La bête ne comprend rien à la situation du créateur calé dans son fauteuil, mais elle est sensible à l’infinie tristesse d’en haut, aux trous noirs de son unicité perdue, et sa présence console. Elle le sait, elle est là sa raison d’être, et le mélancolique comme le chien ne peuvent s’empêcher d’être fidèles à cette mission.

ADOLESCENCE LITTÉRAIRE

J’ai vécu de sacrés moments de déprime littéraire. Lorsque le fiel s’agglutine, le gouffre d’ennui et le cœur mal pompé récitent : défais le jour, tu perdras également tes cartes dans la création. Ce sentiment d’être très étroit, compressé dans la poitrine, le gilet inconfortable d’auteur avorté qui m’enserre et me refroidit bien comme il faut.

L’adolescent exalté au long manteau noir qui voulait toucher beaucoup de gens, marquer les esprits. L’aventure, le spectacle, le sens du combat qui s’est étiolé au fil des rendez-vous manqués pour laisser place à une existence confortable. La déception de n’avoir pas vécu d’appel, de passion, d’exil ou de création subventionnée. Du calme compressé, un confort à quatre murs qui se referme tout doucement sur les années.

Tout est devenu une question d’endurance et de discernement par la suite. Un rayon de conscience, si faible soit-il, peut mettre à jour et enrayer l’engrenage des névroses. Contre toute attente, l’esclave intime s’insère dans le système économique, mais ne cesse jamais de contrecarrer les plans de Pharaon. La guérison psychique, l’éveil de la conscience, l’utopie réalisée à petite échelle, l’art sacré : tous ces papyrus ont été précieusement conservés pour la sortie hors d’Égypte.

Mais des vautours invisibles rôdent près des portes de sortie, ceux-là même qui ont fait tant de mal à l’adolescent idéaliste. La banalité, l’abandon, l’indifférence sont des adversaires qui sévissent avec efficacité et discrétion. Même avec l’appareil à coudre les plaies béates, il est difficile de repousser ces mercenaires de l’absence.

 

NARCISSISME ASTRAL

Sur le plan astral, je me prends parfois pour un autre.

J’y diffuse une publicité grossière et racoleuse. Je suis souvent critiqué, à juste titre, pour le succès commercial ainsi obtenu.

C’est que j’ai beaucoup de moyens financiers dans l’antimatière, et je me suis bâti une clientèle parmi la population pauvre et peu éduquée des spectres. Gloire caduque, nombre effarant de cadavres adulescents visionneurs de mes publications : tout est vanité et poursuite du vent, dit l’Ecclésiaste, même dans des dimensions plus vastes et plus épurées que la nôtre.

DERNIÈRE LETTRE AUX AMIS

Il y a toujours des amis, mais rien n’est facile : ou bien ils répètent comme moi les mêmes erreurs de l’incarnation précédente, ou bien ils sont d’outre-tombe et veulent me transmettre de sages conseils qui n’arrivent pas à perforer l’épaisseur des sociétés.

Je suinte de partout, mais reste malgré tout l’ami fidèle. Je suis disponible pour décrire la trame de ta renaissance, cher ami, si cet éclairage t’est nécessaire. Nous restons fluides en partages malgré nos limitations : toujours nous persistons, le museau collé contre la vitrine d’une muse apparente, incapables de cerner l’ensemble du tableau par-delà les cadres.

Nous nous reverrons souvent, mais le temps presse. L’amorce des extinctions révèle que cette vie ne pourra être déversée pour se répéter indéfiniment dans une autre. Le paradis, l’enfer, le purgatoire, tous réclament le dénouement des amitiés. Alors, il faudra se rassembler et s’attaquer, un par un, aux nœuds de tous et chacun. Certains pourront franchir la porte étroite, les autres seront pasteurisés par l’archange.

Commençons le travail maintenant, pour avoir au moins une chance.

 

Présentation de l’auteur




Danielle Helme, Temps Modifié

OLIVIER MESSIAEN

Le réveil des oiseaux au lac de Laffrey

Dès cinq heures,
Une foule d’oiseaux
Donne un récital, intitulé
Le réveil des oiseaux.

Chaque matin
Tu enregistres
Quand un oiseau soliste se lance
Dans de grandes improvisations,
Entrecroisées avec d’autres chants
Brefs et codés.

Une atmosphère à déguster sans bruit,
Accompagnée d’un concert
En rossignol majeur.

Une buse donne de grands coups d’éventail
En atterrissant.
Un corbeau surveille
En criant des insultes stridentes.

Dès cinq heures
Les oiseaux sont les maîtres du son,
De jeunes mâles dragueurs sifflent
De longues tirades impertinentes,
Tandis que des femelles faire-valoir
Leur renvoient trois notes en riant.

Tu enregistres
L’onomatopée du loriot.
Ton oreille
Retiendra
Le rire du pic-vert.
Ecoutons l’inépuisable quatuor
Pour fin du temps
Inoubliable
Dans l’église saint Théoffray
Où la présence de Messiaen est palpable.

*

LE TILLEUL REMARQUABLE

Trépidation de la terre
Craquements titanesques,
L’arbre de la fraternité
Patrimoine naturel,
Ce phare si célèbre dans le quartier
S’affaisse
Catapulté, arraché.

Alors là, c’est fantastique
Toutes ses racines en l’air, l’humus,
Les bactéries qui sont dans les intestins
De l’arbre depuis trois cents ans.

J’ai cinquante ans de souvenirs,
Enfant je grimpais jusqu’à la fourche de l’arbre.

Les images défilent,
Les repas sous le feuillage,
Le feu avec du bois mort,
Mélangé à un peu de genévrier,
Le goût sauvage de la viande
Planté d’une brindille de mélèze
Collante de résine.

Ce tilleul remarquable,
J’en connais chaque branche horizontale,
Le bruissement des ramures du feuillage
Et comment ça se propage
D’un bout de rameau à l’autre,
En souplesse, au moindre souffle.

Comment ça se transmet
Simultanément,
Et comment, lorsqu’on est en-dessous,
On bénéficie d’une bouffée
D’un air renouvelé
Les soirs de canicule.

*

L’AUTRE DIMENSION

Le magnétisme des lieux m’attire
Devant celle que j’appelle la demeure,
Et qui demeure de siècle en siècle.

Je ressens fortement la présence
Des anciens, les disparus qui ne sont
Ni chez les vivants, ni chez les morts.

J’entre dans une autre dimension
Où la mémoire de mes aïeux vibre
Dans une sorte d’effet de réverbération
Qui transperce ces murs imprégnés
De leur présence.

Bien ancrée dans la réalité,
La demeure garde la mémoire.

A la façon des arbres de la propriété,
Plusieurs fois centenaires,
Avec des racines égales à l’envergure
Des branches horizontales étalées
Et des ramifications verticalement dressées.

Les gens du bourg perçoivent également
L’autre dimension de ce refuge
Maître du temps
Qui les ignore.

*

SOUVENIRS PULVERISES

Depuis ta mort
Se télescopent
Des fragments de souvenirs informes,
Des débris de souvenirs
Disloqués, désassortis.

Je suis étonnée de m’apercevoir
Qu’une seule image immobile m’obsède,
Le père est jeune, l’allure décidée
Dans un pull à pied-de-poule
Bleu marine et gris.

En ce moment,
Je n’ai pas d’antivirus, de pare-feu,
Simultanément se précipitent, se dispersent,
Se détruisent des souvenirs.
Ils sont tous pulvérisés,
Je suis incapable d’en attraper un entier
Au vol.

Je ressens l’éclatement
De tout ce que j’ai vécu avec lui,
Comme des particules que je n’arrive
Pas à arrêter et qui remontent.

Je suis dans l’impossibilité de formuler
Mes sentiments avec des paroles.
Seules les sonorités de la musique
Ont un sens.

*

VERT VERONESE

J’avance dans un temps sourd et muet,
Le ciel absorbe les cris des oiseaux,
Le soleil n’éclaire rien,
Persiste une stabilité de mauvais temps.

Vient la perfection de la géométrie
Fractale des fougères
Viennent les bourgeons
D’un vert Véronèse si cher à Van Gogh.

Un renard roux détale au quart de tour,
Sans un cri, il disparaît.

Longtemps après
Le passage fulgurant de l’animal
Et des vibrations dans les bourgeons,
Je reste sous l’emprise de sa présence.

La Combe, Asperjoc

Présentation de l’auteur




Vincent Lambert, ÉCOLE DE LA NUIT

1

vers sept huit heures un soir
je cherchais une écharde
dans un jeune auriculaire
mon garçon la voyait, la voyait
il finira bien par oublier
pourquoi il a mal
et fermer les yeux
ce qu’on appelle grandir
j’allais éteindre, il m’a dit : je suis
pas mal sûr que je peux prédire
la moitié de l’avenir
j’ai dit : pour vrai ?
et lui : ça va être
la nuit
la moitié du temps

2

alors j’ai vu, la nuit
c’est un couloir devenu forêt
un monastère sauvage
mon territoire sous les eaux
la marge illimitée des formes
des paroles qui fixent
les contours du moi dans une brique
l’heure où quelqu’un sort du frigidaire
Neptune et ses pluies de diamants
la nuit nous attire dans sa bouche
avec des reflets
un voyage de quelques mètres au pays
de la fermeture des frontières absolue

3

dormez bien – je creuse le noir avec une cigarette, je perds
le rythme circadien, je décroche, je fais le zéro insondable

à l’entière disposition d’on ne sait quoi, des chiens reniflent
dans les zones gazeuses au commencement de nos histoires

brûlant d’arriver comme un pèlerin dans l’escalier d’Escher
quelque chose au milieu n’a pas de fond ne vieillit pas

4

ta forme de vie va aux ténèbres
pour éclore
elle pousse la tête en bas
agenouillée près du lit
en signe d’abandon
déplie la main et la bête
en-dessous
vient boire

5

le contremaître de nuit
nous rattrape en marchant dans les rangées de cases
les allées de verre du jardin de givre de la cité des morts
encore gelé sur la voie du vide parfait
personne n’a envie qu’il enlève son capuchon
se retourne et
nous ressemble
sosie sans bouche

6

certains mots chatoient ici plus que d’autres
condominium oculaire craie fée muraille yamaha
encodée dans un mur de la forteresse
une brique
donne des vies

7

j’ai tendance à t’oublier, Lune
maîtresse des inversionnistes

comme toi je vis à l’envers
de la programmation et m’entoure de pénombre
pour fleurir, je descends dans mes paramètres
à la recherche d’une fonction désactivée
je retourne mes poches, je tends vers toi
ma défectuosité comme une offrande
au dieu pour les nuls, un signe obscur
dans les viscères du crapet-soleil

8

minuit approche et plus on est égaux
moins il fait noir dans le noir

on entend murmurer les rivières
dans les oreilles sales de nos ancêtres

le faible éclat des fronts nous apparaît
ce qu’on appelle le jour est la nuit d’un autre jour nous le sentons

d’autres ont dérivé qui forment une chaîne et la brisent en tournant
pour nous laisser entrer

9

soudain la certitude qu’on peut voir
dans la nuit héréditaire
par le bout des doigts

long lignage
aimanté comme les minéraux de l’esprit dans les veines
d’eau de l’orgue défibrillisé par le dégel
caillots praniques aspirés par les pupilles nerveuses
la vie intérieure du monde est stroboscopique et trop
de vie affole

j’abandonne la tête dans le courant qui me traverse
je recommence à grandir
j’émerge

10

vues du ciel
nos villes ressemblent à de la moisissure

qui chatoie
un filet de neurones jeté
sur un beau néant navigable

nous l’espèce élevée
dans la peur du noir, on fait clignoter
la maison du dedans (le dernier vœu
de la vie éparpillée : se voir
se voir en ce moment précis
de l’univers)
mais c’est une carie vermeille
dans la bouche d’ombre

ma fenêtre

11

on sort deux par deux fumer de l’air et les étoiles, des trous
dans le couvert de la boîte à respirer par les yeux
des notifications lointaines dans les poches de l’univers
le vingtième siècle n’a rien changé à l’immense paix régnante
je vote pour une heure de noir mondial à méditer le bras d’Orion
la Terre émet une pulsation
aux vingt-six secondes et personne ne sait pourquoi
ce qui se passe est réellement inséparable à l’infini
je baisse le son et j’ouvre les fenêtres
je touche la myriade en te touchant toi

12

déjà habitués à vivre
on oubliait l’autre nom qu’on porte en dormant
veilleuse qui folâtre à minuit moins deux
égarée dans les veines de la mine aux idées
à la recherche d’un corps pour s’enfouir
et parler

Présentation de l’auteur




Reha Yünlüel, ACTION POEM : Ça passera aussi ! Tout ira bien, tout ira très !

 

Un film réalisé par reha yünlüel avec : Mahir Polat, Av. Prof. Dr. İbrahim Kaboğlu, Av. Selçuk Kozağaçlı, Şule Aydın, Muhammet Mağ musique : Muzaffer Gürenç doublage et récit du poème : Philippe Tancelin, doublage (de Şule Aydın) : Sophie Clancy poème : çuhaçuhaya / Reha Yünlüel version française : primevère sur primevère / Belkis Sonia Philonenko & Reha Yünlüel.

Remerciements : Fondation Emile Blémont (Maison de Poésie de Paris) - Pen Club Français (Cercle Littéraire International) - POP (Poets of the Planet) & bachibouzouck - Doc(k)s (Laboratoire expérimentale des langages poétiques).

İstanbul-Strasbourg, Mai MMXXV.

Présentation de l’auteur




Gaël Tissot, Trois géographies

Géographie de l'éphémère

L'éphémère de la carte sous mes doigts
se défait l'encre de nuit

la ville disparaissant

pâleur

gradation entre les zones éteintes et celles dont le temps n'a
pas porté la marque.

//

Il me faudra reprendre
rendre au vif les contours effacés
encore
revenir
élucider les saisons anciennes
et les terres disparues
comme sable au couchant

où la logique du souvenir étincelle
où se restituent les courbes des ruelles

encre mémoire

en relais du tangible.

 

Géographie de l'immobilité

La marche
et soudain
devant
la bâtisse abandonnée.

Démesure de ses proportions, espace clos à l'équilibre de l'air

immobile

le lent affaissement des murs
colonnes infinies brisées par la lance affûtée des jours.

Chien errant
d'une fontaine figée dans son absence d'eau.

Résiste le corps au trouble du lieu
le noir frémi
en même temps que désir de silence.

//

Un gardien
veillant rides de briques

se détachent des images froissées
toiles lointaines
diluées sous le toit flottement.

La roche érodée de mes poings.

 

Géographie souterraine

Cartographier les os sous la cité, résurgences de rues sous les places,
de places sous les bâtiments

ronger profondeur
l'accrétion de vies passées.

Les morts sans nom
les morts sans cris
perdus de la veille

pourrissement terre-roche
en strates enfouies
couches de temps humain
à supporter
nos pas
à ciseler
brut
les rivages aiguisés de nos pleurs.

//

Perdure
la violence de l'oubli.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Kamel Bencheikh, Porter le poids de la douleur qui rampe

Ne pas disparaître. Affronter l’heure nue,
la sentir peser sur la peau comme une lame,
sans fuite, sans rêve creux,
sans ces échappatoires tissées d’ombres.
Laisser l’instant cogner,
qu’il frappe jusqu’à l’os,
qu’il creuse dans la chair ses racines brûlantes,
sans esquive, sans détour.

Ne pas s’abandonner aux mirages du répit,
ne pas tendre la main vers le mensonge des heures douces.
Tenir, figé sous la lumière crue,
étranglé par le silence,
sans ciller, sans ployer sous la douleur qui rampe,
qui s’infiltre et scelle les lèvres.

Dans cette attente sans fin,
être arraché à soi-même,
dépouillé de tout,
jusqu’à ne plus sentir que la morsure du vide,
être jeté là, chose inerte, chiffon délaissé
que le vent ne soulève même plus.

Respirer malgré tout,
traverser le labyrinthe de l’agonie,
avancer sans repères,
dans l’épaisseur étouffante d’un temps qui se referme,
qui broie, qui nie,
et pourtant, ne pas tomber,
ne pas crier, ne pas demander grâce.

Porter l’heure jusqu’à son dernier battement,
jusqu’à ce point de non-retour
où la douleur, fendue en deux,
délivrera enfin sa vérité intacte,
sa voix brutale et pure,
sa dernière lueur inviolée.

Les âmes froissées de l’automne

Un souffle glacé racle la nuit,
lente morsure du soir d’automne,
où l’ombre s’étire, déchire le ciel,
où la lumière vacille, en proie aux cendres.

Au-dessus, des nuages fauves,
gonflés d’incendies et de spectres,
s’accrochent aux étoiles en lambeaux.
Des anges déchus y errent,
les ailes noircies de cendres,
les visages fendus de songes avortés.
Des cauchemars rampent sous leurs pas,
griffant la chair du vent.

Le passé cogne aux vitres,
insistant, indélébile,
ruisselle sur les murs comme une pluie froide,
s’accroche aux épaules, murmure son poids.
Le présent vacille sur un fil trop mince,
en équilibre au bord d’un gouffre sans nom.
Et l’avenir ?
Peut-être une fenêtre brusquement ouverte,
un appel d’air, une fuite,
ou juste un mirage, un leurre dans la brume.

Un souffle glacé traverse la nuit,
et sous lui, les feuilles,
ces âmes froissées de l’automne,
tremblent, s’accrochent,
mais déjà se détachent,
fragiles, si fragiles,
avant de sombrer dans le silence.

 

Au creux de tes yeux

Doucement, au creux de tes yeux,
je me suis abandonné,
glissé sans bruit dans l’ombre liquide,
me noyant sans lutte, sans retour.

Le temps s’effilocha en un sifflement léger,
comme une lame d’air sur la peau,
comme une promesse oubliée avant d’être dite.
Au-dessus, des flottes de nuages,
sombres navires errants,
filèrent sans jeter l’ancre,
sans laisser d’empreinte sur l’azur effacé.

C’était il y a mille marées,
tant de saisons fanées,
tant de soleils épuisés.
À force de fouiller les vestiges,
de poursuivre des ombres sur le sable mouvant,
on se lassa de chercher,
de croire qu’un jour, quelque part,
la trace de nos pas surgirait intacte.

Les vagues roulent encore,
pures, indifférentes,
sculptant d’un frisson la peau de l’océan.
Mais l’eau elle-même,
dans ses profondeurs impénétrables,
ne saurait deviner l’ombre immobile,
le silence enseveli,
la paix obscure
qui repose au fond de ma mer.

Je meurs, étranger à la mort

La nuit, encore une fois la nuit, elle revient, souveraine et absolue, détentrice d’une sagesse
obscure qui s’infiltre dans mes veines comme un poison lent.

Elle enlace le monde d’une caresse silencieuse, d’une étreinte brûlante et funèbre, comme la
main invisible de la mort qui frôle sans emporter, qui éveille avant de condamner. Un instant
d’extase suspend mon souffle, moi, l’héritier secret des jardins interdits, celui qui a effleuré
l’ombre sans jamais posséder la lumière.

Des pas résonnent, des voix chuchotent, loin, tout au fond, du côté maudit du jardin. Des rires
éclatent derrière les murs, fantômes d’une fête qui n’a jamais eu lieu. Ne crois pas qu’ils soient
vivants. Ne crois pas qu’ils respirent. À tout moment, la faille dans la paroi, le frisson du vide,
et la fuite soudaine du petit garçon que j’étais, pieds nus sur la pierre froide, traqué par une
menace informe.

Il pleut des sourires de papier froissé, des éclats de couleurs fanées que le vent disperse en
silence. Les couleurs parlent-elles ? Et les images en cendres ? Non, seules les dorures
murmurent des vérités, mais ici, il n’y en a aucune. Ici, tout est absence, un oubli sculpté dans
la pierre.

J’avance, et les murs rétrécissent, se rapprochent inexorablement, se ferment sur moi comme la
gueule d’un piège ancien. Toute la nuit jusqu’à l’aurore, j’ai murmuré à voix basse comme une
prière inachevée : si je ne l’ai pas connu auparavant, c’est que son heure n’était pas venue.
J’interroge. Ma voix se dissout dans l’espace. Déjà, plus personne ne m’écoute.

Je m’efface. Je meurs, étranger à la mort. Et pourtant, quelque chose demeure, un souffle, un
dernier spasme, car le langage de l’agonie n’appartient qu’aux vivants. J’ai laissé s’échapper le
pouvoir de métamorphoser l’interdit. Ils sont là, tapis derrière les murs, respirant sourdement,
guettant le moindre frisson de ma voix. Mais dire ma route, dévoiler l’empreinte de mes pas,
m’est défendu. Toi qui écoutes encore dans le silence intact de ta solitude, regarde : ces murs
sont nus, arides comme une plaie ancienne. Ici, la pierre règne, stérile et immuable. Aucune tige
ne brisera l’attente, aucune fleur ne viendra défier l’oubli.

Aucune main ne viendra briser le sortilège. Et pourtant, au zénith de l’allégresse, une mélodie
insaisissable a percé le silence, un chant venu d’un ailleurs inconnu, tranchant et sublime
comme une blessure ouverte. Oh, si seulement je pouvais ne vivre que d’extases, façonner le
poème dans la substance même de mon être, payer chaque vers de ma chair, chaque mot du prix
brûlant de mes jours et de mes veilles, livrer tout mon souffle au verbe incandescent, à la parole
qui se consume et se donne, offerte en holocauste dans le rituel ardent de l’existence et de
l’amour.

Les yeux de celle qui m’écrit

Soudain, des ombres fendent la surface,
plongeurs muets glissant sous les eaux hostiles,
avalés par l’abîme comme des éclats de nuit.
L’œil fixe, cloué à l’invisible,
le souffle arraché, broyé par la pression du vide,
ils s’enfoncent, lents et implacables,
au rythme étiré d’un temps déformé,
secondes distendues, brûlantes,
vertige infini où les siècles s’écoulent en silence.

Nous sommes avec eux, liés par le poids de l’attente,
chaque battement de cœur un écho du leur,
chaque pensée tendue vers l’ombre mouvante.
Nous rassemblons nos forces,
nous nouons nos volontés en un seul fil,
un seul souffle retenu,
un seul appel muet jeté dans les profondeurs.

Ici, sur la terre ferme,
nous restons suspendus entre ciel et sol,
entre nuages et poussière,
entre écume et rosée,
dans cette frontière fragile entre espoir et naufrage.
Nous guettons l’instant où le silence se brisera,
où l’inconnu rendra son verdict,
où le dernier frisson des eaux parlera enfin.

Et vous comprendrez,
vous qui revenez ou disparaissez,
vous saurez ce que murmure le courant :
la seule issue est par les yeux de celle qui m’écrit.

 

Et la vie qui rugit

Voix éclatée dans la nuit scellée,
Éclair fendant le cercueil du silence,
Retournant la terre morte sous mes paupières closes.
Ombre étouffante, chape de plomb,
Noir comme un puits où le souffle s’éteint,
Il n’y avait plus d’issue, plus d’horizon.
Quelle force a brisé la gangue du néant ?
Une main tendue, un cri d’aube,
Et soudain, l’air qui déferle dans mes poumons.

Voici l’éclat d’un monde repeint de sève,
Éparse lumière qui s’accroche à mes cendres,
Racines révoltées qui percent la pierre.
On renaît parfois d’un nom murmuré,
Naissant une seconde fois dans un regard,
Ivresse soudaine d’un cœur remis à flot.
Quelques mottes suffisent, un frisson de terre,
Une saison inscrite dans tes paumes,
Et la vie qui rugit, enfin debout.

 

Les heures à venir

L’amour ne s’élance pas, il t’enlace,
un cercle invisible, un piège mouvant.
Tu tournes, il serre, il t’absorbe,
il glisse sous ta peau pendant que tu t’infiltres en lui,
cherchant une issue dans ses veines brûlantes.

Ton regard s’enfonce dans la matière du monde,
mais le monde est un iris, une pupille béante
qui m’épingle, me traverse, m’efface.
Vois, il se resserre, ce jour naissant,
un point unique où je ne suis plus moi,
où tout devient œil braqué sur toi.

Complice de mes nuits, ombre de mes fièvres,
lumière aveuglante et lame affûtée,
tu avances, incertaine, dans un tout fendu,
un univers complet, mais brisé en deux.

Et déjà, quelque part entre ciel bas et pavés mouillés,
Bruxelles attend, comme un carrefour scellé d’échos,
un battement suspendu, une promesse enfouie
dans le gris tremblant des heures à venir.

Celle qui retient mon ombre

L’enfance, foudroyée en plein vol, grave comme une sentence scellée, abandonnée aux bras
morts des jouets, aux visages de cire, aux idoles creuses qui gisent, complices muettes d’un
pacte sans mots entre moi et l’antre du vertige, là où dort, sous une terre souillée, le butin volé
à mes premières fièvres.

Ne cherche rien d’autre qu’un frisson, et cède, cède à la morsure, laisse la douleur se dresser,
se parer d’éclats trop purs pour être vrais, taper aux portes du gouffre, hurler sans écho.

Nous avons porté la croix des fautes jamais commises, nous nous sommes agenouillés devant
des spectres, nous avons expié le crime des songes.

Pour des ombres, pour du néant, nous avons saigné.

Je veux rendre hommage à celle qui retient mon ombre, celle qui arrache au silence le désastre
effondré sur mon monde, qui défie la nuit d’un seul regard et me sauve de l’oubli.

Un monde repeint de sève

Voix éclatée dans la nuit scellée,
Éclair fendant le cercueil du silence,
Retournant la terre morte sous mes paupières closes.
Ombre étouffante, chape de plomb,
Noir comme un puits où le souffle s’éteint,
Il n’y avait plus d’issue, plus d’horizon.
Quelle force a brisé la gangue du néant ?
Une main tendue, un cri d’aube,
Et soudain, l’air qui déferle dans mes poumons.

Voici l’éclat d’un monde repeint de sève,
Éparse lumière qui s’accroche à mes cendres,
Racines révoltées qui percent la pierre.
On renaît parfois d’un nom murmuré,
Naissant une seconde fois dans un regard,
Ivresse soudaine d’un cœur remis à flot.
Quelques mottes suffisent, un frisson de terre,
Une saison inscrite dans tes paumes,
Et la vie qui rugit, enfin debout.

Présentation de l’auteur




Harry Szpilmann, Les Corps incandescents

            Du poème considéré comme acte révolutionnaire nous exigeons ceci : un nouvel
incendie dans l'ordre du sensible, cyprès, améthystes et cytises embrasés en plein cœur.
Alliages intensifiés dans la composition des corps, l'alignement des fluides sur la solaire
ascension. Une plus-value vitale.

            À l'épicentre comme aux pourtours la résurgence des sèves encore jeunes, l'activation
des fleuves dans le réseau surchauffé du souffle. Le souffle. Le souffle plein, total, iridescent.
L'immense et l'incommensurable dans l'éclat tout-puissant du plein jour.

            L'affinité privilégiée des astres, des orchis et des geais lorsqu'ils se confondent
absolument avec leur chant ; la terre lorsqu'elle prend part à l'absolu.

            Être de ce chant.  

 

Comment savoir sans se risquer
à son appel que le poème ne promet
rien qu'une furieuse danse de gouffres,
un firmament rêvé que vient crever 
la battue artésienne des mots, que
chaque vocable - hyène ou murène,
vif ou sanguin - porte la voix au point
d'ébullition, le désespoir jusqu'à saturation ;
que cette croisade contre le rien
creuse dans le corps des fleuves obscurs,
des fleurs fiévreuses, de démentes
résonances ne conduisant à rien
qu'à ce réseau de nerfs striant
le corps ardent, le ciel vacant.  

Parfois tu te trouves confronté
à ce silence sans rives et sans confins
et qui serait du ressort de la nuit,
ce silence que tu sens perler
sur le bout de ta langue comme
des îlots à la dérive, comme gouttes
de sang fusant dans les abîmes du temps,
et pour lequel la langue serait
d'insuffisante lumière quand bien même
pulse en ton plexus tout le souffle condensé
de l'enchantement ; car pour ce dire
il te faudrait grammaire d'étoiles et
syntaxe océane, des strophes illimitées
toutes torsadées d'un feu à faire s'embraser
les lointains furtifs du poème.

Cela commencerait, si commencement
il y avait, par un battement, une
vibration, n'importe quel élément,
l'air ou la terre, l'eau et le feu,
faisant sauvagement irruption
par les gouffres désaxés du corps
et l'assiégeant, par vagues se propageant,
par l'infinie, l'insondable fêlure que nous
nommons désir et qui est tout
aussi bien un espace bleu et démuni
qui se met à brûler, se consumer,
en butinant la fine fleur du présent.

 

On ne sait pas très bien,
un quelque chose comme un
grondement de basse fréquence
du côté des racines, comme un élan
sans cause identifiable du côté
des soleils, et qui progresse et se renforce,
soulève la plèvre, enclenche
les cordes vocales en attisant
la forge des mots, ce quelque chose
comme l'être tressaillant en bord
d'abîme et qui avant de vivre
ou de mourir une première fois,
expire - et tout le corps devient
espace océanique et c'est le chant
qui roule en nos artères et pulvérise
notre réserve jusqu'à nous rendre
lumineux et déments,
illimités.

 

Turbulences encore loin, encore
inconcevables comme d'inorganiques
craquements de nuit dans le système
hydraulique du cœur qui par marées
par subversion par disruption dérèglent
l'éclatante machinerie du corps
avant que l'impensable, que l'innommable
n'endiguent flux et reflux vers la place forte
de la passion, vers la crête cristalline
de la folie et qu'en la lumineuse spirale
de l'air ne se mettent à danser
les particules d'un feu qui sont
les pétales du poème en devenir.

D'où cela vient-il alors puisque
ces eaux surgissent comme d'un
non-lieu, ou de la nuit informulée
dans la doublure d'une autre nuit,
laquelle erre aléatoire et neutre
par les nervures assoiffées du langage,
et que nul ciel n'y prend racine,
nulle source palpable, nul sol
avide de semaisons, et qu'à l'encontre
de tout espoir de toute logique,
néanmoins en surgissent ces signes
comme des astres séditieux  
dilapidant leurs éclats et leurs cris
par les brèches écarlates de notre voix.

 

Mouvement d'approche autant
que de se sentir touché en son centre
irradiant d'uranium lorsque le sang
lunaire aimante les mots comme
métal exalté, chimie ondulatoire des corps
et des affinités ; de l'humus à la bouche
la nature vibre de tout son long
et il n'y a d'autre mystère que cette mer
immatérielle et diaphane jointant
les pôles en un seul corps et puis
cette houle qui se démène comme une
lumière assoiffée d'impossible - langue
centrifuge inaugurant son ciel
par la force de l'éclat.

Parce qu'il y a le langage
et qu'en nos os, qu'en nos expirations,
sa mécanique interne imprime
des rythmes des tensions des orages
qui ne nous ressemblent pas, ne nous
transportent pas ; des mots comme
des fers des lames des instruments de lestage
alors que de tout notre être nous
n'aspirons qu'à voir les eaux
de la langue se déliter et les soleils rageurs
décrire leurs sulfureuses révolutions
dans les cieux syntaxiques du désir pur,
et d'alors nous lever comme au premier
matin du monde, la bouche en fleur et
transcendés de musique et d'azur.

À l'origine des mots,
de chaque mot qui sur la page pèse
de sa charge de sueur et de sa charge
de sang, des mots vastes comme la mer,
de simples mots aux senteurs de pinèdes,
des mots d'amour des mots marins des mots
comme des embruns sauvages éclaboussant
les aspirations enfiévrées de l'esprit -
à l'origine ce même impondérable,
ce même imprononçable tremblement
lorsque le ciel vacille sur ses assises,
que s'en échappe quelque oiseau dérouté
venant chercher refuge au foyer incendié 
de nos lèvres en émoi.

 

Présentation de l’auteur




Pierre Zabalia, Il pleut un ciel en écharpe

Il pleut un ciel en écharpe :
mouise des langues marécageuses ou
firmament de combat mais
lequel, de multitude
pommelée mais

dans le piétinement d’un ciel
ventousé à
la douleur –

Il pleut des infinis
à l’heure
des trombes et des
frissons, ô
adagio –

∗∗∗

C’est ainsi que je fusionne
avec la laiteuse
incomplétude du jour
avec

un paysage en suspens,
tel nul orietiur
dans la bouche
des beautés immobiles,

c’est ainsi que je m’enfonce
avec la blanche et
apathique chanson
du cyprès, dans
le bouillonnement de personne –

∗∗∗

Dimanche raclé, dimanche
blanchi comme un cerisier perdu –

Un pépiement ou plutôt un toujours aux abois,
jouxte la non-présence de tout –

Cerisier des rêveries infirmes, ô
dans la blanche dépossession des silences,

je t’enchâsse, je te trouve âpre et blanc, je
te murmure une quelconque scintillation,

une quelconque démesure et
une cloche tinte dans l’à-peu-près des lointains-

∗∗∗

L’innocence grandit au jour languide
et avril au merle estourbi rêve comme moi
mais je repasse, mais je traînasse
au jardin-Mandelstam,

au fond du sans-dieu,
au fond d’
un bleu
reverdi par les multiples

distillations, dislocations
de l’âme, dans
chaque atrocité –

∗∗∗

Il y a au fond du ciel
une barcarolle qui somnole
dans sa casemate de vent, il y a
une présence à l’envers comme

un être ébouriffé d’angoisse,
il y a une ébauche de parler
dans les grenailles d’amour,
quelque part envolées,

quelque part enchemisées
dans l’éternelle incurie, il
y a une brisure, il y a

un poème qui flotte
et qui ravine sur les
mamelles du temps –

Présentation de l’auteur




Philippe Tancelin, Frangments, extraits

UN RÊVE ?

Au-dedans de soi
au-dehors de moi
ni ne commence ni ne s’achève…

IL N’EST QU’UN RÊVE

Une balle dans la gueule grande ouverte
du reptile que rien ne distingue
de la minime histoire de chacun
                                                   arrêté à la béatitude de l’autre…

LE RÊVE D’AIMER ?

A chaque instant il serait fait un pas
                                                        vers le rivage
un pas de dérobade
                             sur le sable endormi
                              sous la divagation des vagues

Au pied
           sur la terre
commence ma langue que ne dessine rien
quand je n’aurais été que craie blanche
                                                              échappée de la nuit

LE RÊVE !

S’est effacé à mi-chemin d’un autre monde
disant la lune insuffisante pour le clair d’aimer
où se croisent les voies de différentes couleurs

UN RÊVE A BLANC !...
Cet irrregard de l’eau
en proie au silence

 

Le cerf à ma rencontre

Plus droit encore
et plus que lui
il va
par cette lenteur qui le fait paraître
immobile

De tous côtés qu’on le croit cerné
toujours de soi il s’échappe
et nous croyons en nous
                                      être attendu de lui

Il ne nous leurre pas

Nous ne sommes rien pour lui
qui mériterait sa course
pour témoigner de nous

Il traverse la forêt
bénissant de ses bois chaque arbre
qui l’aborde en jalousie

 

Tout tient de tout en lui

les bois dans ses bois
le sursaut dans le saut
le silence dans la  meute 


la puissance dans l’être-là fragile

Le ciel dévolu à son brâme
son regard dans le temps mort du fusil
il dément le final de qui l’obligerait

disparaît au couchant
dans son souffle-linceul

 

Nous nous répandions

sur les murs
en mots à blanc

Ils nous accueillaient par rafales de braise
sur chaque carrefour d’histoires in-dites
qui renversaient l’encre
sur nos cahiers d’écolier

Le présent en indivis
avec les jeunes lunes
apprivoisait notre impatience
d’amoureux

Nous parlions d’autres âges
d’éternité rebelle
voguant sur l’éphémère

Nous changions de saison
aux quatre coins du ciel

Nous courions de vaisseaux à vaisseaux
vers la mer en détresse

C’était par d’autres temps du monde…
Une planète révélée…

Un chemin secret à chaque pas dépassé…
Une pierre assourdie entre envol et achoppement…
Un voyage en lieu-dit…

Ce risque du vivant
à travers l’usure des destinées

∗∗∗

Elle

est la nuit

antérieure à une nuit

Elle murmure l’engagement

de nos sangs calligraphes

∗∗∗

Le soir descend

bercer le livre vierge des flammes

où page notre enfance des choses

∗∗∗

Le poème dispense  son exception

au cri qui le précède

interroge ce qu’il eut été

si l’avait emporté le souffle sur la flamme

renouvelle son parfum aux fleurs brisées

Fragments, extraits de A contre-jour    le jour, à paraître.

Présentation de l’auteur