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Claire Kalfon, Nos jours et autres poèmes

 

Nos jours
sont aussi impossibles à compter
que tous les troncs de cette forêt
mère de toutes les forêts
germination perpétuelle

 On peut juste creuser une ride
détacher un morceau d’écorce
suivre le tracé d’une branche
avant le flou serré

 On se souviendra qu’en marchant
on s’est accroché aux ronces
ou bien qu’elles ont tenté
de s’agripper à nos pas

 Parfois la voie était libre
Là-bas on a buté sur une souche
Ici on était aveuglé par un trou de feu
dans la ramure

 On entendait craquer les feuilles
rouler un caillou
On éprouvait un froissement
un craquement

 Et puis on reprenait le chemin
à l’ombre des hallucinations
les poumons ouverts
notre vie en bandoulière

          *

Rêver la mer

J’y entre
comme on fracture une vitrine de magasin
comme on retourne dans le ventre de sa mère
Parfois la nuit est dans le jour
la mer opaque
Parfois le bleu est invincible
sable semoule
brûlant sous la plante du pied
et parasols abritant les fantômes

Une plage où le temps
est devenu un terrain vague
un horizon perdu qui se redessine
et puis j’y vais dans ce lit de mer
sous cet édredon d’écume

 j’y vais

 

                     *

Chaque été
je me retrouve debout sur le plongeoir
dans une immobilité de pantin
prête à en découdre avec les profondeurs

Chaque été
au goût d’orange amère
le ciel me tient lieu de drap
la joie aussi compacte qu’une dune
et pourtant je bois la tasse
au lieu de faire l’étoile de mer

Chaque été
j’évite de regarder le soleil en face
car on a trop de choses à se dire
alors que l’ombre m’accorde le silence
m’offre le sous-bois où toute servitude
prend  la douceur de la mousse

                  *

Il existe une géographie
sans territoire ni langage
un passage d’écluse
sans remise à niveau
une fenêtre sans écran
un endroit non répertorié
non googlelisé ni labellisé 

Je parle d’un ici
jumeau de là-bas
un ici détaché de l’ailleurs

un ailleurs que j’ai posé
sur la table de nuit
accroché au bord des jours
comme un feston

une figure géométrique
où les diagonales se taisent
à leur point d’intersection

  

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Anne-Lise Blanchard, Je n’invente rien, tout est là et autres poèmes

 

Je n’invente rien, tout est là1

Bétail humain marqué du nom de la bête têtes 
comptabilisées
vies assignées à l’obsolescence
images recyclées rengaines des peurs ad 
nauseam bouches d’or distillant
la mort                  un instant encore

je veux déplier
le grand film de la vie aborder
les îlots d’Humanité mains nues 
embrasser à pleine bouche le chaud 
pelage de la tendresse m’immerger 
dans la lumière pleine de grâce
d’un regard de chair d’un clair sourire

boire  à petites lampées - l’espoir 
qui se heurte aux lèvres
avant avant le sourd hivernage 
avant la tentation du silence

un instant encore

*

Nous avons perdu les contours
nous avons condamné le distinct et la nuance
nous nous sommes alignés sur une langue numérique 
(aveuglement prométhéen) qui inocule des
îlots de bestialité occulte le ciel

Brutalité des chimères nouvelles
qui corrode le corps collectif
la pourriture étreint l’imaginaire des enfants

*

 

Je mastique le nom du père 
sorti de l’histoire au forceps 
j’assiste au viol des consonnes 
qui contiennent le lieu la lignée

Oblitération d’une syntaxe 
s’accordant aux passerelles 
silencieuses nourricières d’imaginaire 
(l’invisible n’a pas son mot à dire)

Élimination de la limite 
ellision du vivant
et la terre entière se dilue 
dans l’arasement de tout relief 
qui fixe le socle
abrite le port

Humains liquides sommes-nous encore humains

notre libre arbitre déclaré illégal
le cavalier de l’apocalypse nous tient par la menotte 
allons allons où faiblit
la lumière oblique d’une parole possible

*

Lentement
se défait la rosace des jours
depuis longtemps son cœur a noirci 
consumé au bûcher des idéologies

Ivresse
d’un pouvoir 
tentaculaire qui 
occulte tout salut

Alors qui me connaîtra 
prendra soin de moi 
me consolera

*

Avons-nous vu quelque présage
un croissant de soleil
un ballon dans l’azur (ainsi se renvoient-ils 
la balle) les arbres craquent
le ciel s’est écarté la lumière s’éteint
dans la létale fusion des espaces
des espèces Babel Babel

et tes promesses Avant que tu n’exécutes 
notre libre arbitre
donnons-nous le baiser de l’adieu

*

Laisserons-nous dérober
la cartographie de notre for intérieur 
ordonner l’usufruit de nos vies
un sourd entêtement nous maintient 
en quelques arpents de parole libre 
L’œil du cyclope est sans paupière
il ne s’éteint jamais2

Quelle montagne nous faudra-t-il gravir 
pour désencombrer l’ouïe
déloger les visions colonisatrices 
qu’exacerbent des forêts de fibres

Une main despotique nous déroute 
de la caravane des anges

*

Une bruine sourde
efface la trace de ce qui fut nos lèvres
se souviendront-elles de ce qu’elles nommaient
naguère

Saurons-nous encore énucléer
le vide désaturer le corps
des mots rendre grâce aux corps de pierre 
vivifier nos corps de chair
cueillir les étoiles
et tresser nos harmonies

Notes

  1. Réginald Gaillard
  2. Christian Bobin

Présentation de l’auteur




Guylaine Monnier, Dans un tel pot de terre, extraits

Il dit que tout ce qui se regarde est résoluble en petite part. C’est ce qui rend
le souvenir plus vague, qui ne peut se résoudre comme un brouillard en pluie.
Trop vague pour que le moindre élément ne s’en détache. Du brouillard renaître
la pluie. Du brouillard renaître la mer. Il pourrait recomposer chaque partie ;
d’une seule solution, extraire la chenille et le papillon

*

Nous sommes les chimères, comme sont faits les embruns : de vents, d’océans et
du bris des lames. Il l’ignore. Lors de la grossesse, la mère reçoit des cellules
fœtales, vice versa. Elles se logent dans l’autre, cerveau, poumon, peau et cœur.
Elles y demeureront une dizaine d’années, parfois davantage. Chimère l’un de
l’autre, vipère et lion tout à la fois. Et pour forêt qui abrite ses chairs :
— Arrête de te cacher derrière les arbres comme ça. Le jour où tu disparaîtras
vraiment, je te verrai derrière tous les arbres

*

Les ignorants se taisent. L’endroit perdu est oublié. On le dit au cœur battant de
l’ailleurs. Nus et blottis, ils ne s’en souviennent plus. Il y a des forces extérieures  
qui ont redistribué l’ordre, puis toutes sortes de couleurs qui ont requalifié les
formes et leur syntaxe. Sans elles, elle le garderait sur la peau. Il finirait par y
verdir, il avalerait l’amande et son germe vert

*

Le ciel de mon enfance est bleu. Or les jupes relèvent les bleus. Les couleurs du
monde disent une enfance. Or l’enfance distribue ses bleuets. Il mit les bleuets au
fond de sa poche. En grappe et en capitule sur la peau aucune trace. Or les poches
se percent les couleurs se répandent. Les nuits de mon enfance n’étaient pas
pierre. Il prit la pierre et la mit dans sa poche. Or les pierres se roulent. Hors des
poches le dernier pétale et la pierre roulée

*

Qui s’obstine. Les bleuets trébuchent dans les ombres bleues. C’est que le monde
garde ses couleurs. Or les couleurs du monde se percent. Or le monde distribue
ses bleus. Les coquelicots ne fraient plus avec les blés les bleuets, les bleuets ne
se cueillent plus dans les champs les bleuets. OUBLIETTES. Or le bleu en rafale
sur nos têtes. L’enfance s’oublie. Dès l’Or

Présentation de l’auteur




Bernard Colas, Le Mot de trop et autres poèmes

Le mot
De trop

Il est un mot que je ne comprends pas
On le parle
On en parle
Il est sur toutes les bouches
Tout le monde se le donne
Je ne veux pas le savoir
C’est un mot qui ne va pas à la poursuite des idées
Ce n’est pas un mot qui va à la rencontre de l’autre
Ce n’est pas un mot bon vivant
Il se veut signe de connivence
Mais il est faussement sympathique
Il n’a aucun sens
Alors ne parlons pas de double sens
Mais quel est ce mot ?
Je l’ai oublié

L’homme avance
Il voit sa poussière
Au bord du jour les oiseaux font des nœuds à l’image de leurs nids
Le vent n’a pas ce goût sucré des vents d’été
Les arbres ne font pas mystère de leur âme
Sur la plaine anéantie mille objets oubliés
Il y a des sourires sur les affiches et des femmes prometteuses
A droite comme à gauche des morceaux de temps font des clins d’œil
L’homme qui pousse son corps a du sable dans les yeux
Il est nu
Une horloge hésite puis se décide à sonner
Elle a gardé le code
La ville flasque est presque belle avec ses tours coupées court
L’homme avance
Il glisse sur un reste de nuit
Les flaques ne reflètent pas son visage
Il s’essaie à des mots nouveaux mais sa voix recherche le silence
Alors il cherche un chemin pour taire son histoire
Il n’y aura plus jamais d’enfants dans les maisons

Oiseau voleur

J’ai rêvé d’un oiseau qui volait mes rêves
Dans un souffle essoufflé il parlait
Des mots qui portent au cœur et font rougir
J’étais nu et des maisons murées s’échappaient des états d’âme et quelques paroles en l’air
Un manteau bien trop grand cherchait quelqu’un
Mes poings frappaient le vide et mes pieds jouaient avec mes jambes
Mes mots arrachés de leur nid de ronces n’avaient plus guère de forme mais aucun d’eux ne voulait se changer
Ils se répétaient de peur d’être solitaires
Des gens nageaient sous l’eau une courte éternité et réapparaissaient comme au début de l’histoire
On m’attendait souvent mais c’est moi qui étais devant
Deux croissants de lune s’accouplaient et faisaient des ronds dans l’eau
Leur plaisir faisait plaisir à voir et les enfants n’avaient pas besoin qu’on leur fasse un dessin

Mots en tête

Je souffre de rêves excessifs
Sans nom
Sans verbe
Sans rien
Derrière des murs obtus
La nuit palpable ment
Et je lui mens aussi
Amoureux invisible
Ma peur sans abri
J’avance
Non
Les autres avancent
Je les vois sourire et dire
Ils respirent eux
Confiants en leur Je
J’aimerais tant respirer
Caresser leurs mains
Et vouloir qu’ils m’embrassent
L’indifférence est-elle mal
Qui sait
Je me lèverai demain
Ou plus tard
Avec d’autres mots en tête
Dupe
Abusé
Méchant avec mon sort
Un rai de lumière
Dessinera un trait brûlant sur la dernière page du livre que je ne lirai pas
Ton regard sera lointain
Et avec un peu de Moi
Je suivrai les autres
Heureux d’être comme eux
Dans une maison pleine de miroirs.

Annonce faite à Elle

Nue dans ta robe de peau
Couchée sur la page blanche
Cheveux oubliés
Mots prison
Souffrance délit
Tes mains sur les murs obtus
Paupières gonflées d’absence
Dans ma bouche les mensonges
Finalement nous ne sommes qu’un corps
L’oublier
S’oublier
M’oublier
Tout à coup l’épaisseur du temps
Elle te marche dessus
Demain est autre chose
Les autres ne sont que des dos
En noir et blanc
Leurs pas c’est ton cœur qui bat
Il n’y a que toi
Tu butes sur toi
Tu es pleine de toi
Tu es totalité

Une porte claque
Plus vraie que le monde

Présentation de l’auteur




Timba bema, Corps humains, Makossa

Corps humains 

Corps humains
Aimants aimés
Noyés, dérivés
Corps rivés, écartelés
Monolithes jetés à la face des soleils rouges
Pénitences

Dans ces labyrinthes froids du destin
Chemins de terre qui s’amorcent et se perdent dans leur propre haleine brumeuse
Où se précipitent ceux que la faim, ceux que la soif poussent comme des troupeaux sans bergers 
en quête de verts pâturages
En quête de bonheur, de communion, d’effusion
À la belle saison

Le ventre plein et le cœur satisfait

Ouvrent les douleurs de la digestion
Pénitences
Vous avez mangé l’herbe sur les versants rocailleux de la montagne
Vous avez bu l’eau de la source qui serpente ses flancs dénudés par les soleils et par les vents
A présent souffrez
Chaque seconde de bonheur, de communion, d’effusion
Qui vous sera accordée
Sera payée au prix du sang qui est le quintuple du prix des larmes

A présent souffrez !
C’est la belle saison, les tempêtes se sont calmées
La douleur est cet ancêtre qui ne sait pas se tenir sage
Elle refuse l’immobilité et appelle le geste, la gesticulation
Elle refuse le silence et appelle le cri rauque, le cri puissant, sauvage, de la bête transpercée par 
la flèche du chasseur
Lèvres ouvertes, gorge déployée, s’échappe de son corps pantelant la signature sonore du refus, 
de l’ultime révolte avant la disparition, l’effacement
Dans ces labyrinthes froids du destin

Pénitences
Monolithes jetés à la face des soleils rouges
Noyés, écartelés
Corps rivés, dérivés
Aimants aimés
Corps humanisés

Le temps de partir, poème et musique par Timba Bema.

Makossa 

Longue le mba ndutu bwambi
Essele mba, mola
Na dipa dipane
Lam dikossa

 

Les eaux grises du fleuve charrient des gerbes éparses de tristesse chlorophylle
Cuites et recuites par le soleil radial, comme ces crânes orphelins des coiffures anciennes qui 
portaient rêves, perles et imaginaires agencés selon les codes intimes de l’horizon
Et ces visages, ces torses, ces peaux que la lame affûtée du scarificateur, autre nom divin du 
poète qui, sur le papyrus des corps, écrit les signes qui alignent astres et destins dans une 
danse à cinq temps – murmuration
Ils étaient devenus, sans le savoir, des corps sans tête, des corps sans rêves qui s’échinent sous 
les eaux impassibles, sous les nuages
Le sable brûlait leurs pieds pour une moisson que jamais ne récolteraient leurs mains, encore 
celles des enfants nés de leurs enfants
Le jour était le règne du labeur, des coups de fouet, coups de pied, coups de gueule, le temps 
du sang vert et de l’angoisse, de l’arc bandé, du piège tendu, du filet rapiécé que l’on jette au 
hasard des marées pour quelques poissons qui dormiront sur la glace en attendant la faim du 
soir et ses charbons ardents
Le retour de la lune, vêtue de sa légendaire robe d’argent
Le bois empilé dans la cour brûle de mille feux – étincelles, claquements
L’accordéon
La guitare
Une bouteille en verre – deux baguettes – et c’est la joie !

Longue le mba ndutu bwambi
Essele mba, a dou
Na dipa dipane
Lam dikossa

Oublié le soleil
Le dos courbé
Oublié le lendemain, le recommencement de la douleur
Seule compte l’heure de la lune
La vérité de la nuit que raconte les pincements de la guitare
Ici la vérité des ombres que raconte la voix tiraillée de l’accordéon
Et celles des femmes témoins, femmes totems qui pleurent les larmes que les hommes n’osent 
pleurer par pudeur
Pleurez pour nous, mères ! Vous qui savez la douleur de l’enfantement, vous savez le prix de 
la vie
Pleurez pour nous, sœurs et chimères ! vous qui savez le secret des saisons et le goût de 
l’amertume lorsque l’orage qui précède la pluie ne balaie pas les feuilles mortes 
dans la cour
L’amertume que les corps soudain debout expulsent par les pores et les narines, les cris et les 
roulements des pieds

Longue le mba ndutu bwambi
Essele mba, a dou
Na dipa dipane 
Lam dikossa

Un extrait de la lecture performance de Les seins de l’amante, le poème de Timba Bema, à l’atelier de mademoiselle F lors du Miam Miam Festival 2019

Présentation de l’auteur




Anne-Laure Lussou, Quelques… tiens (extraits), suivi de Plus loin que nos paupières

Quelques..tiens (extraits 1, 2, 3 et 4)

Par moments

    le fleuve entier

    passe

Ça

   souci

Et puis   

   la

paupière

renoue avec le monde.

 

D’un coup

Laisser sur le seuil

les fêlures

D’un coup

Laisser faire

les verts les bleus

l’équilibre

la lenteur qui

d’un coup

ré accorde.

 

Être présente

- cailloux d’accord mais un peu moins –

tronc, voix, pieds

quelques cèdres dans un mouchoir

                                                 - force -

           Capitaine d’un alphabet.

 

Siffler

dans le vent

                        les gratte-ciel

brandir son

appeau personnel.

 

Plus loin que nos paupières

Tes poumons

dans la tempête

ta tête à la renverse

et maintenant

Il y a des ours

dans mes nuits

padre en exil.

Tourner, tourner

le regard

derrière la frontière

Là, les cailloux ont des ailes

les valises des yeux

l’immense

vogue.

Je me serre contre la nuit

le jour

Tu es là

Estas ahi

Je n’irai

pas plus loin

Tu chuchotes

accoudé au gouvernail

La ruisseau tisse

près du feu

les larmes sèchent

Estas ahi

J’ai vu les colombes.

Présentation de l’auteur




Laurence Lépine, Affleurements ( extraits)

moi aussi j'aurais aimé  comme elle  redevenir une  et sentir au soir venu  dans l'alignement des
portes  transparaître quelque chose  qui aurait ressemblé à la fois à la douceur et au courage qu'il
avait fallu pour se scinder en deux  sans bruit autre  que celui d'un chagrin incontournable  alors  la
premi
ère porte battit et le coeur éprouva la joie

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le couloir

 

 

frais comme le matin disant sa vague  son frôlement d'épines  le voici le léger couronnement de la
s
ève  la marche brûlante du souci  au fond d'une cache au nombre sans brisure  se tient
déjà froidement enlacé  serein et tendre comme neige  l'air badin du soir

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la montée

 

 

alimenter le feu en roses  écouter  entendre les pas de la montagne crisser sous ses propres
articulations  faire avec le jour le baume spécifique au jour  reconstruire la foi avec le feu des roses

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la rivière

branche de saule  équinoxe plurielle  à ton visage se superposent d'autres visages  le temps est court
qui court par l'arri
ère  la buée s'étale aux fenêtres  dans la salle de bains la porte meunière parle une
langue étrang
ère

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"la" Wanderlust

 

avant que l'olivier n'entre dans la chambre  le contour et le le faîte établis  avant que les cimetières
des villes ne prennent plus de place dans la mémoire   fantômes familiaux secrets  je bois à la saveur
du jour  le pain d'épices sur les genoux  la voix encore inédite de tout parcours

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la flamme

Présentation de l’auteur




Martine Audet, Des lames entières, extraits

un morceau neuf
c’est trop de ciel 
mais la douleur
- ces fleurs si simples
dans l’incendie
cherche ma main

 

Ce n’est pas le sud le nord

ni l’élastique sombre des préparations.  Je prends la tête avec un
tel charme, toute l’étrange raison du monde.  Je prends la tête si 
sérieuse.  J’emploie les mots bâches, ceux qui couvrent mes 
inexistences.  Je reste longtemps à regarder.

Ce n’est pas le jour la nuit

ni la femme à circuler dans les lettres.  Je prends de belles mains 
libres, toute la blessure du dedans.  Je prends la main si leste.  Je 
franchis n’importe quelle montagne et un semblant de mort.  Je 
sais la façon d’être triste. 

Ce n’est pas le oui le non

ni l’arrangement des certitudes.  Je prends la simple étoile, toute 
encre en train de se faire.  Je prends l’étoile si nette.  Je choisis les 
rameaux du sommeil, les côtés aussi le centre.  Je fuis plusieurs 
désastres. 

Ce n’est pas le haut le bas

ni l’éclipse des saisons.  Je prends l’œil nécessaire, toute la voûte des 
larmes.  Je prends l’œil en ses ténèbres.  Je cours parmi les bêtes, 
l’encensoir des glissements.  Je résiste aux sols et aux vœux.

étoile fissure
ou cette joie
des os lavés
- l’or vide du ciel
les corps
parfois
nous les ouvrons

 

Poèmes extraits de Des lames entières, dans La Société des cendres suivi de Des lames entières, éditions du Noroît, 2019.

 

Présentation de l’auteur




Louis Raoul, Refermer le souffle

Maintenant tu es partie
En emportant tous tes chemins
Nous ne savons plus
Le lieu de ta voix
Le lieu de ton ombre
Quand elle retombait en enfance
Au soleil de midi 
Il ne nous reste plus
Que ces longues nuits d’hiver
Avec leurs arbres sans paupières
Qui les empêchent de rêver
A tes oiseaux. 

∗∗∗

As-tu bien refermé le souffle
Derrière toi
Une poitrine se soulève encore
Et fait respirer la lumière
Dans le sens inverse de vivre
Des nageurs passent
Dans tes yeux
Ils vont vers l’iris d’une île
Qui porte toutes les couleurs du naufrage
As-tu bien légué
Les voiles de tes voyages
A la mémoire du vent
Maintenant
Il ne reste plus que ton nom
Ecrit sur la porte des jours
Et l’infinie patience
De qui viendra y frapper.

∗∗∗

Que pourrais-tu être
Maintenant
Sinon ce nuage arrêté devant la vitre
Ce poisson de pluie
Au fond de la transparence
Je te regarde
Essayer des oiseaux de passage
Il te faudra faire vite
Avant ce grand corbeau sans lune
Qui ne connaitra jamais ton ombre. 

∗∗∗

Que voulais tu dire
Quand ta bouche s’est ouverte
Juste avant l’immobilité du cœur 
Ton souffle
N’a même pas cherché
Cette petite voile
Qui te faisait marin
Dans la traversée des jours
Ta souffrance s’est perdue avec ta voix
Dans les plis de l’air qui avait froid
Tout soleil
Reste à réinventer.   

∗∗∗

Ce qui manque ici
C’est le froid d’une saison
Le marbre d’un décembre
Avec un nom dessus
Et qui n’en finirait plus
De geler tous ses soleils
Mais il y a juste
La légèreté de tes cendres
Sur l’herbe du jardin
En attente d’une pluie
Qui te fera hôte de la terre.   

Jardin du souvenir
Cimetière du Père Lachaise      

  

Présentation de l’auteur




Luc Marsal, Cinq poèmes

À L’ORANGE SANGUINE

J’ai vingt ans et des poussières
la musique n’a jamais pu s’accorder à mes doigts
– je suis du dernier cri

Des ombres rouges remontent le fleuve  
elles me fouillent du regard

Le silence des arbres me pousse jusqu’au ciel
je frôle la beauté des choses          la mémoire du vent
j’avale les couleurs

Des mots muets me parlent à l’oreille
d’étranges vers me trouent la peau

Je n’entends plus que le bruit des larmes 
je m’habille trop des autres         
je perds le contrôle

Des lambeaux de lumière tombent des fenêtres

je mange la nuit par le noyau          contre gorge serrée

Les langues amères se délient jusque dans mon cou
– je baisse la tête  

Au bord des précipices
je chine les morceaux de ce que j’étais
le froid me suit           à la trace

Je me nettoie à l’orange sanguine            au feu des sacrifices

J’ai fait ce que j’ai pu
je ne suis pas né – coupable
je le deviens

 

LES EAUX PROFONDES

J’ai retrouvé les eaux glacées
les eaux profondes
d’où naissent les ombres

les couleurs de l’enfance

du temps où j’avais le cœur
aussi fragile
que la tête d’un oiseau

le torse couvert de ronces
et d’espoirs
à dévorer le monde

Maintenant
je ne crains plus la nuit
j’écris

 

AVIS DE TEMPÊTE

Les visages
prenaient leur air bouffi 
des jours de grandes marées  

Un silence 
–  et ce bruit 
qui revenait sans cesse 

Ça sentait les reproches
et la douleur qui traîne 
ventre à l’air 

Les mots cinglaient 
en larmes coupantes
noirs comme des trous d’aiguille 

J’écoutais leur écho
tournoyer sur mon front
cognant sur la terre molle

Et puis soudain 
plus rien 
que mon cœur d’enfant – abîmé

La mer 
avait avalé la dune 
il ne restait que les eaux 

 

LA BÉNÉDICTION

Et on répétait ce geste
en s’aspergeant la nuque
comme une bénédiction
qui nous sauverait des eaux

Nos âmes impatientes
se frôlaient du regard
avec leur air complice

Le large s’offrait à nous
noyé d’incertitudes
et de vagues remords

C’était l’été
bercé par l'insouciance
et les vaines colères

On s’étonnait de vivre
toujours
un peu plus grand

À pousser les frontières
– encore vierges
de la fin de l’enfance

 

UN GOÛT DE PÊCHE

Ses lèvres
avaient un goût de pêche

Il y’avait ce sable
qui se froissait sous mes pieds

Et cette lumière bleue
qui descendait de ses yeux

Je voyais bien que la vie
serait plus grande à deux

Présentation de l’auteur