Cléo Duplan, Lynx

 

I- L’apprenti sorcier.

Il a un couteau dans son oeil droit. Une langue pointue descend de sa coiffe d’oiseau dont la couronne-cathédrale se dresse silencieusement au dessus de sa tête, comme le point d’exclamation des ses gestes lents d’animal prudent. Il transporte, en haut, un lac d’argent au long cou. Au milieu jaillit une cascade d’eau fraîche, pile entre ses deux soleils roses.

Quand une femelle jaune aime à y plonger ses mains d’écorces brunes trop archaïques, il tait ses yeux ronds et le fracas du liquide puissant. L’apprenti sorcier tient à distance la femelle. Seules les étincelles noires, nuée de ses sabots d’éclipse, brûlent la pointe des cheveux fauve. Il appelle aussitôt la horde de sirènes aux milles miroirs et aux milles yeux graves, interdisant ainsi l’accès à son mouchoir brodé. Pas de charbon dans les plis, pas de cil impropre. Bête brûlée se blesse sans arabesque, lance des morceaux de rire, mime les éclairs, cours, et fait lumière, se cogne la tête à la barrière ! Tout tremble et se fracasse en un amas monstrueux.

Apercevant la pointe du couteau, accusée, la bête ralentit ses bousculades.
Puis accablée, se penche, et vers la terre, murmure: « Mes rêves sont pleins de boue. J’y cherche l’herbe blonde de tes cheveux, mais j’écrase de mes gros sabots cet objet dont je n’ai jamais vu les contours ».
L’apprenti sorcier lui répond que cet objet a les contours d’une lumière qui frappe les cuisses de ses propres incantations, et reste seule en sa possession.
« - Cet objet que tu chéris me sera donc toujours invisible ?
- Oui ma bête sauvage ».
Il glisse sa main dans la crinière odorante et pousse doucement la tête anguleuse vers l’ouverture de l’enclos.
Entre les deux yeux, il plante son long couteau. Dans les petits mollets de coq passe un frisson, et pendant un siècle la bête rejoue la terre, les yeux tournés vers le ciel.

Sans la regarder, l’apprenti sorcier dit « maintenant je suis seul dans ma pitié ».

 

II- La bête.

Ils revêtent d’un feuillage de plumes les arbres nus d’hiver. Leurs piaillements kaléidoscopiques accompagnent les chorégraphies aquatiques de leurs déplacements. En nuées espiègles, les étourneaux donnent au ciel sombre un air des tropiques. Les essaims bourdonnants étourdissent un arbre, puis l’autre, et comme des crachats furieux s’élancent en constellations noires.
Je les regarde longuement. Ils éteignent un instant l’incendie de ma douleur. Comme eux, je suis sans voile et sans perle. Je ne connais pas ces artifices. Comme eux, je suis plus légère
que les épais fantômes que tu transportes et qui me regardent sans cesse. Je suis nourrie de ton mépris.
C’est un jeu d’enfant, un jeu tendre mais cruel.
Aujourd’hui il me faut laver la boue de mes pieds à grandes eaux, à grandes larmes.
Il me faut prier tous les diables, les Saints et les oiseaux, pour t’oublier, mon ami, mon sorcier.
Bientôt toi non plus, tu n’auras plus de poids. Tu seras l’ombre d’un sourire, le fragment d’un profil, et le grand lac de tes yeux un conte pour enfant, où les lynx et les daims boiront côte à côte.

 

 

III- Cabanes.

Les écorchures de nos bras, les nids de branches, les feuilles rouges et la charogne derrière, célébrez ce jour où nous étions des enfants bâtisseurs ! Un jour fauve ! Comme ceux qui tiennent lieu de refuge dans l’histoire d’une vie.

La cadence s’est installée d’elle-même, une course presque, entre les arbres géants, la butte grise et le trou vert de mousse. Le lynx n’était pas loin. Il nous entendait casser et briser les vielles branches de sapin. Habités par la Terre et la Forêt, chargés de leurs baisers, nous construisions un refuge, comme une révérence.
Un temple avec gravé en son centre : défense aux fantômes d’entrer.

Nos errances sauvages accompagnaient le Lynx depuis plusieurs jours. Nous dévalions les vallons, transportés par les parfums jaunes, cabrant comme des taureaux ailés dans l’air frais, qui sans cesse embrassait nos joues roses. Lui, guettait, voyait mûrir la prochaine nécessité. Ce dieu puisait dans nos souffles pour enivrer sa chasse et estimer son effort.

Étourdis par le goût du labeur et pleins de joie, nous condamnions la peur.
Enfants féroces construisions, un échafaud pour les vanités, une forteresse pour nos coeurs.
Loin des marécages et des portraits, loin du pus des villes, nos arcs pourpres tournés vers la cime des arbres, un banquet d’étoiles se préparait.

Animaux verticaux, avec cette étrangeté à deux faces de cerfs acrobates, l’une avançant lourde de branches et de calculs savants, et l’autre s’éloignant vulnérable et aveugle, et petit chien fou de cavalcades, suivant nos allées et venues comme un architecte surveille l’avancée de son oeuvre, les trois sagittaires allaient être baptisés par le sang des daims.

Méthodique rituel, sacrifice de chair dans la forêt hallucinée, le Lynx infligea de légères griffures à la tendresse de la fourrure, s’agaça les crocs dans le ventre femelle avant d’appliquer la funeste blessure.
Les autres daims attendaient en une masse tremblante. Ils furent trois à souffrir nos joies.
Enchanté de nos terribles tentes, notre prêtre, ce boucher, passa la nuit à transporter les corps dans le temple  où nos âmes cachées, tranquilles, buvaient à grande gorgées la sève nuptiale.

 

 

IV- Fantômes

Des photographies traînent au creux d’un Soleil Noir que je ne connais pas.
Allongée à côté de lui, je regarde la collection de ses jouissances.
Sombres compositions.
J’ai froid.
À l’angle du lit, des cadavres blancs ouvrent leurs mains paresseuses.
Ils ont des griffes et un nez de cochon.
Un peu de sang coule de leurs dents.
Lentement, ils s’en maquillent en révulsant les yeux, se frottent le ventre,
puis rejettent la tête en arrière et lèchent le bord de l’objectif.
Malformations me démembrent.
Je tire la couverture pour cacher le purin qui coule de mes yeux et les fragments de mon corps qui déambulent, hagards, au milieux des images.
Ça fait désordre.
La vitre de ta fenêtre tombe du lit.
Le Soleil Noir se précipite hors des draps et ramasse les morceaux en se trouant les doigts.
Les pupilles dilatées, il brode chacun des débris d’un fil rouge.
Fiévreuse, je creuse une fosse où ensevelir ce qui de moi, encore, bouge.

 

 

 

V- Silence.

Il est des profondeurs où rien n’a de couleur.
Des lieux où l’on ne chante pas, où l’on ne danse pas, où l’on ne rugit pas.
Il est des profondeurs où tout est immobile, sédiment froid.
Là, aucune bête.
Tu en es le Roi.
Rares sont les téméraires qui jouent à plonger pour en admirer le toit.
Ils retiennent leur souffle un instant pour imaginer ton portrait.
Mais aucun d’eux ne s’y aventure par curiosité. Non, puisqu’on y tombe sans clarté.
Ce n’est pas un voyage de nuit, ni le récit d’une plainte.
Aucun pèlerin, à cheval ou à pied n’y est jamais entré.
Aucun pénitent, aussi accablés soient-ils ne peut le supporter.
La brodeuse des ténèbres n’en connait pas les noeuds.
Les Parques ont fermé leurs yeux.
Les Titans et les grands forgeront tisonnants les braises à mains nues ne peuvent pas déchirer ton voile.
Le tremblement d’une montagne, les jeux des jeunes orages, l’éclaboussure du soleil et l’oeil de Dieu lui-même ne te bouleversent pas.
Les fleuves et les océans coulent sur toi.
Les démons et les dragons imitent ton reflet, mais c’est dans la lumière qu’ils sont blessés.
Les femmes suffoquent à l’évocation de ton souffle.
Les hommes en leur écartant les cuisses, rêvent à ce sacrifice.
Les chiens se rongent la patte pour fuir ton sceau.
La gorge des agneaux pisse un liquide chaud, quand la pierre jetée dans ton puit affole les chevaux.
La gifle de ton oeil creuse les sillons de mon âge et le poing de ta caresse me brûle les lèvres.
Toi qui ne porte aucun nom, la moitié de mon âme, édifice obscure qui m’inflige tes blessures,
Je te prie de faire résilience, mon amour, mon emportée, mon indécence, ma violence.

 

 

 

VI- État limite

Mon rouge gorge attaque mon araignée.
Un enfant a été vendu.
Peut être deux.

 

* Le Lynx

Tu es là, tout plein.
Sous la pluie, la brume de nos flancs auréole notre côte à côte,
Prêts à partir au galop.
Symétrie parfaite.
La peau frissonne d’impatience.
Notre oeil noir lancé entre les sapins dessine
la flèche brillante de ce chemin.
La forêt comme un rire profond
nous excite le pied.
Le cou tendu,
un silence comme accord
avant la fugue.

 

* Le daim

Seul,
ment
dans l’enclos
Tu,
as disparu
en glissant
la pluie résonne
tombeau
Je,
tourne,
se retourne,
piétine la boue.
Je,
Crie,
Reste ! Reste encore !
Tâche glacée
le flanc gauche
Je,
lèche la plaie.
Les grands arbres
muraille grise,
sud aveugle.
Branches nues
rasoirs
se moquent de moi.
Coupures
ta voix
tu,
disparu,
ris de moi.

 

 

VII- Libellune

Je chasse les mouches de ton sommeil.
Enroulée à ton coude, la bouche dans ton souffle d’enfant, je dépose des baisers sur tes yeux clos fatigués de leurs voyages nocturnes.
Te souviens-tu? Nos épaules ont la même taille.
Te souviens-tu de nos retrouvailles?
C’était un hiver de draps blanc pleins de soleil.
Le ciel s’était penché sur nous et chuchotait un été au goût de chevreuils sauvages.
Te souviens-tu quand ton ombre tremble sur la neige?
Je la garde comme secret apprivoisé dans le pli de mon âme.
Au retour des libellules, nous irons sur la lune. Pour de vrai.

 

À Julien R.

 

Présentation de l’auteur




Alexandre Lequœur, EDA, extraits

IX

Suivre le pavé
  les odeurs
et le cours de la Seine

le jour
est sans matin

Flèche de Notre-Dame
    blessure au mur
 de Saint-Gervais

l'aube
est blafarde

De l'or scintille sensible
au tympan des Archanges
répondant au sourire
de la rue Quincampoix
Quand l'air porte des mots
    inattendus encore
inspirant au retour
leur absence de poids

 

 

∗∗∗∗∗∗

XV

Les volets sont clos sur ma main
qui pour que l'autre écrive
protège la petite flamme
de l'appétit de l'ombre

L'instant auparavant
j'étais à la fenêtre
quand le ciel et la terre
se sont déréunis

Et ma paume recèle
de la mémoire claire
obscure à son envers
où demeure ma nuit

 

 

 

∗∗∗∗∗∗

XVI

L'autre nuit
Adjacente du jour dérobé
Entretient un silence
Dont l'éternel ennui
Déborde et puis s'élance
Par la mort initié
Pour entr'ouvrir une aube
Où l'homme se fait lyre
De la nuit palpitante
Au matin avouée
De la mémoire lente
Au présent avenir

 

 

 

 

∗∗∗∗∗∗

XVIII

Quel jour
quelle année
quel moi s'en est allé
battant des ailes ?

D'ouest en est
du pareil au même

Le chemin du retour
Est-il une route vers soi ?

Et si ultimement
il advient que j'acquiesce
vais-je me retourner
revenir sur mes pas ?

 

∗∗∗∗∗∗

XXXIX

Humer le matin
quand les toits se défont en nues

Boire l'aube
lire l'aube délivre

 

 

Présentation de l’auteur




Arthur Fousse, le vieil homme parle et les aubes ont toutes coagulé dans le sel et autres poèmes

autrefois les rives étaient si proches…

maintenant

dans le gué de mes larmes,

le chagrin transi,

les mots las,

la queue qui ne bande plus

et le triste assistanat des griefs, et la pension,

et aussi

les sédatifs,

les comprimés

et tout ça,

la mort travaille plus la matière

que le silence n’use l’esprit. dans ma main,

je lis mille sillons

plus profonds qu’une douve,

et j’y lis un écartèlement

que je ne peux franchir.

tous mes potes malades sont morts

et je suis le dernier sur le banc de touche.

la mort nous garde en réserve

et les joueurs comme des secondes

ne cessent de s’envoyer la balle.

nous nous sommes peut-être trompés.

peut-être n’étions-nous faits que pour tisser

le suaire d’un monde

qui ne devait que cacher la lumière

d’un faussaire.

peut-être devions-nous simplement nous taire

et attendre.

maintenant,

je regarde ces rides dans le coin de mes yeux, j’y lis des frontières qui ont croisé le fer

avec l’éternité

et qui sont restées closes à jamais.

des barbelés tristes sur un visage de honte.

et dans le noir,

parfois, j’entends un bruit venir de très loin,

de vieilles musiques jouent encore pour moi.

nous ne pouvions qu’apprendre à oublier

et disparaître

pour ne jamais nous souvenir.

les doigts, eux, tissent une autre honte.

 

 

vos corps sont sans prénoms, vos larmes sont sans merveilles, le conte du clodo fou pleure.

il suffit de regarder 
dans l’œil du cobra,
il suffit de regarder dans l’œil d’un mort, 
ou dans le pixel qui hurle dans le téléviseur. 
ou encore dans l’œil de bœuf de la terreur, 
ou dans l’iris pâle d’un clodo fou,
ou d’un épileptique maniaque 
hurlant pour plus de mort.
il suffit de regarder à la lueur d’une ampoule qui pâlit 
l’inconstant plafond
d’une larme qui s’effondre
sur le parquet plat d’un ciel mouvant.
il suffit de compter le glas d’une montre, 
d’une trotteuse lasse de courir
pour entendre tous les cadavres que la vie amorce 
d’une seule détente
courant sans faux pas.
il suffit de mourir dans le noir et de regarder dans un asile 
ces vitres de verre teintes,
il suffit de regarder la peau crispée 
d’un dépressif sauvage
pour sentir la bouilloire hurler 
d’un crissement sans nom.

mort et sans bruit, 
préalable sans frontière.
évangiles tonitruants d’un chagrin 
éternel, d’un enfer insomniaque, 
d’une pute borgne,
d’un terroriste amnésique de son amour, 
d’un paralysé n’arrivant à se sucer la queue 
pendant que rien ne répondra à son nom,
à ces mains lasses cherchant dans l’air
de quoi nourrir l’immobilisme du monde. 
la pauvreté de notre désir est sans limites.
et on nous apprend qu’un homme en bonne santé 
est plus puissant qu’un homme malade.
et notre système éducatif nous apprend 
qu’il faut comprendre pour ne pas hurler,
mais qui a entendu la larme de ciguë qu’un homme 
nourrit jour après jour, dans le noir
sans un bruit,
jusqu’à s’étouffer sous le grincement de larmes 
plus agiles que ses doigts…
qui a entendu un bipolaire cinglé hurler 
pour sentir son prénom palpiter

plus que son amour, 
plus que son cœur, 
plus que sa honte.
qui entend dans le noir
la clameur d’âmes évanouies
qui ne ressortiront jamais des ténèbres
de la noirceur ?
d’un vide si abyssal 
qu’il devient transparent 
au simple pas
dans un couloir ;
si noir, que l’on se noie 
dedans et qu’on n’en ressort jamais 
que trop tard
quand la lumière a abattu toutes ses 
cartes
et le ciel tous ses rêves.

mort
et sans épitaphe
dans une guerre du silence.

mort sans parafe,
signant en lettres de sang 
l’anonymat de l’air,
la constante du soupir, 
la terreur de la honte
et l’horreur de tout vivant.

nous mourrons dans le noir agitant des bras 
comme des draps brisés
aux plis échancrés comme des lèvres hurlantes.

nous hurlons dans le noir 
d’un silence si profond
que nous n’entendons même pas hurler 
la sirène du monde.

nous brûlons le quart de mégot 
en existentiels karmas,
nous fumons à la racine l’os 
qui nous tient d’égo,
un égo plus maigre qu’un rouleau de cuisine, 
un égo plus plat qu’une assiette brisée,
un égo si triste
que si les larmes pouvaient couler,
un rideau de sel entarterait toutes les fenêtres 
du monde d’un gris terrible.

non,
nous ne sommes pas heureux.
nous crions de ne pouvoir satisfaire
ce que l’esprit demande
à proportion de ce que la chair désire.

nous hurlons de satisfaire le bas branlant 
de la tour de Pise,
nous hurlons de nous esclaffer dans le noir 
en scarifiant des bras ridés
ne serait-ce que pour sentir la monstruosité 
de notre horreur
voiler le consensus 
même du monde.

nous pleurons, 
nous pissons, 
nous chions, 
nous saignons,

le bas des immeubles s’effrite sous un battement de paupière, 
les dunes s’abattent comme des automnes sur des vies
plus pauvres qu’un sablier de verre bâti dans une bouteille 
en plastique tranchée.

et on ne nous apprend pas
la terreur d’un homme seul entretenant une plante séchée 
dans la condamnation éternelle
d’une honte privatisée.

non,
nous ne sommes pas heureux.

nous pleurons, 
nous pissons, 
nous chions, 
nous saignons.

et dans le respectable réquisit d’une société qui tue 
sans signer de chèques
qu’au bas d’une mort à crédit pourvue à seule 
mention de drame,
nous abattons les rideaux,
nous sortons les couteaux, 
nous entaillons la chair, 
nous travaillons à l’esprit
ce que le monde ne peut user 
jusqu’à la moelle.

nous secondons le tonnerre, 
nous travaillons la pluie,

nous fanons sous le bruit des pas de nos maîtres,

nous sommes des mainates secouées par le tonnerre, 
nous sommes des singes jouant sur un bidon, 
cogitant pour l’élémentaire
dans la comédie politique de nos égos, 
travaillant le vide de l’air
et le plat du verre
dans un regard plus triste
que n’importe quelle nuit d’hiver.

SEUL.

SANS PRENOM.

ANONYME

ET MORT,

NOUS NOUS LEVONS.

et dans le noir
nous épelons le sommeil 
comme nous éplucherions 
un rêve
d’un baiser 
plus mortel
que n’importe quelle femme 
aimant
n’importe quel schizophrène fou.

nous nous taisons 
et mourrons.

il n’y a pas de réponses.

 

 

/poème à une vieille dame.

 

j’ai lu mon magazine
d’acupuncture
ils disent
qu’on peut guérir le cancer 
en travaillant sur
ses émotions.

tu savais qu’on pouvait guérir 
de la schizophrénie en mangeant 
du chou-fleur ?

respirer,
cela permet de délivrer l’âme 
de ses terreurs.

ah ouais, je dis.

oh oui,
et il faut boire du jus
de coquilles d’œufs
pour hydrater tout le corps 
de potassium
pour nourrir la beauté de Dieu.

j’ai guéri mon genou 
en priant,

même les médecins 
ne savaient le guérir,

tu vois que je ne suis pas si folle.

et la vérité,
c’est la solitude enfermée dans une huître
avec des murs qui ne rendent pas de perle.

 

et la vérité,
c’est l’existence comme un compacteur d’ordure 
qui fait d’un cœur une bobine fripée
constipé de son rêve,
prête à chier son désir affamé.

je lui offre 
des fleurs

(parfois)

et j’essaie de la faire rire,

mais elle est perdue 
et seule

et dingue d’une folie banale 
qui tue tous les dingues 
cathos
et toutes les pauvres petites 
vieilles solitaires
de la vie qui meurt et qui pense.

 

un jour peut-être
les corps qui furent poussière 
redeviendront des roses,
et les cœurs
des chardons pleins d’épines 
que rongeront les ânes.

pas ce soir.

les jours comme des graviers
se jettent sur les tombes  
pour épeler les prières.

les désirs comme des tournevis
ne s’agencent pas dans le bon trou,

et la croix d’un mot
peut faire vivre un homme
jusqu’à ce que son existence s’assèche
comme les neiges bleues au sommet de la chance.

nous sommes tous voués 
à une paralysie complète, 
à un inceste de l’esprit
pour n’avoir pas à mourir trop tôt.

nous avons peur,

nous sommes effrayés sous les parvis de vos sourires, 
nous sommes terrorisés sous les abat-jours de vos visages, 
sous les frontons de vos esprits,
sous les abattements de vos dettes,

nous sommes constipés d’un manque de vie
et d’un désespoir plus prolifique que l’esprit 
d’un génie alimenté de homards jusqu’à la fin du monde.

nous sommes des grains de raisins que mastique la mort

en ricanant du manque à gagner à propos du crédit premier.

les mots s’usent, 
les vieux pensent,
les vieux élident leur peur avec la plume d’un rêve effrayé.

les morts cherchent, 
les vers trouvent.

les sommiers comme des corps s’affaissent

ils finissent jaunis comme nos esprits

et on les jette

pourvu que la déchetterie passe

et que nous mourrions tous,

ma pauvre et vieille Titi.

 

Présentation de l’auteur




CeeJay, New world, extraits

1032 New world III                 (Repos du maquis)

 

Sombres jours amnésiques de rêves censurés
forêts où nous passons
où nos aïeux sont eux-mêmes passés
où nos enfants  et leurs enfants
eussent aussi dû passer
en passe de devenir souvenirs
irréels, fabuleux et mythiques.

Un pied dans le songe
le funambule sur le faîte du toit
en équilibre déambule
l’autre pied dans la tombe 
bras tendus
vers l’infini
ce tunnel de rêve éveillé
où il se sent tomber
avec au cœur un vertige d’enfant
puis, s’en revient à la vie oubliée.

 

 

∗∗∗

1033 New world IV                (Les misérables)

 

Sans revenir à la vie oubliée.
libre se pense le prisonnier qui dort.
La poussière étanche sa soif
du sang de l’innocent versé jour après jour
par les houles de haine.
Enchevêtrement des mondes
les uns à travers d’autres
passés, à venir et si peu présents.
Sans domiciles et ambulants
confondus dans une même misère.
Sans famille du jour à des années lumières
du romantisme misérable de Hugo.
Enfants errant seuls dans les mondes hostiles
et inconnus où ils sont proies de la chasse.
Vieux oubliés jetés aux mouroirs
ou finissant sur les trottoirs
immobiles, aux maisons, affaissés

∗∗∗

1034 New world V                (Veni Venise Vici)

 

Sérénissime aux maisons affaissées
que le canal gondole
ourlant ses vagues
aux passages des « palaces » flottant
hauts de cinquante étages.
Lagune qui soupire sous les ponts
où pourrissent les mots
sous le ciel de nuit
tel surface océane où l’on surnage
avec sa bijouterie scintillante
qui ajoute au charme
comme une pub à la télé.

Se baladent nos corps peu glorieux
faits d’épouvante et de faits d’armes
dans les étroits coupe-gorges
des garages à gondoles.
Flambe Venise s’enfonçant aux abysses
La seule barque qui reste est celle de Charon.
Entre deux eaux
le Canaletto charrie les noyés disloqués
aux membres d’algues longues
qui s’enroulent aux piliers
enlacés par les bras du courant.

 

∗∗∗

1035 New world VI                (Génocide)

 

Dans les bras des courants troubles
emmené le monde est un théâtre
où le temps se déroule à l’envers
par le trou du souffleur
il nous dicte ce qu’il ne faut pas faire.
La mort en nous se dissimule
et comme un fantôme
s’écrit avec le sang de ses victimes
en guipure qui couvre le monde.
À fouiller le silence
on s’aperçoit qu’il est assourdissant.
Déboulent les boucliers
armures robotiques
balles qui éborgnent
mains arrachées
corps piétinés
afin que notre frousse en une autre se change.
La paix se nomme la peur désormais
tous nous rêvons de refuges
quelque part dans l’infini
sachant qu’ici il n’y en a plus.
Le vent des ordres noirs
se glisse sous nos portes d’insurgés
derrière lesquelles  
nous attend le génocide final.

 

 

∗∗∗

1035 New world VII                (Requiem)

 

Nous attend le final oubli
notre passé est confiné
au grenier de nos mémoires
entoilé d’araignées
au venin d’oubli.

L‘antérieur a fini par se nier
le sel de l’horreur
fait pleurer nos yeux.
Ballent des corps
cravatés de chanvre
par-dessus les mandragores
fruits étranges des potences.

Mains serrées sur l’obole
qui payera le passage.
Requiem signé d’une plume
d’ange chu
pour adoucir l’horreur.

 

Présentation de l’auteur




Ara Alexandre Shishmanian, Deux méta-chimères

Odradek

 

… et si la transcendance était seulement un « autre » indispensable – complètement absurde • une altérité étrange sans laquelle nous ne pourrions vivre mais dont la proximité nous rend la vie insupportable • une sorte d’âme étrangère parfaitement familière avec laquelle nous savons que nous ne nous familiariserons jamais • d’ailleurs, pourquoi la transcendance et non quelque chose de beaucoup plus modeste – une simplicité hantante bien plus inaccessible •

il est curieux – et pourtant, quoi de plus naturel – que le méta-zoologiste Borges (le frère Jorge du non de la rose) ait inclus dans sa collection si téméraire de méta-êtres – sans doute, incomplète comme toutes les collections, lesquelles ne sont que des portes minuscules vers l’impossible – justement Odradek – la créature de signes de son compère en bizarrerie – bien plus bizarre encore – Franz Kafka • à vrai dire, Kafka pourrait faire lui-même partie d’une collection méta-zoologique… • (la tentative a été faite jadis… comme par inadvertance) • quant à Odradek... Odradek est avant tout un signe de l’incertitude • une formation lexicale incertaine – slave, germanique, slavisée – un nom tchèque, peut-être – si ce n’est une forme de  oder/oder contractée – sorte de ou/ou kierkegaardien – une alternative suspendue car en fait camouflée • mais si les choses se présentent vraiment ainsi – comment pourrait-il être, Odradek • l’être du „ou” • en effet, pour qu’un être soit – il doit – devrait, en tout cas – correspondre à un nom propre ou commun – aux deux, éventuellement • par exemple, le buisson ardent – l’obscur igné qui a parlé à Moïse • le poilu coruscant • à bien des égards, le buisson ardent ressemble à Odradek – bien qu’à vrai dire, il n’existe rien de coruscant en ce dernier • et ceci parce qu’avant tout il représente le paradoxe d’une combustion absurde – le combustible – le buisson – fournissant la forme et non l’aliment de la flamme • dans un sens – une fusion – la clé du paradoxe de l’éternité – coincidentia oppositorum • et pourtant le buisson ardent peut être nommé – il a non seulement une dénomination mais même un nom • alors que l’être du „ou”, non • l’être du ou est un paradoxe sans nom – absolument innommable •

c’est peut-être pour cela que Kafka l’a nommé Odradek • Odradek est un parfait non-mot – un non-nom dans le monde des mots et des noms • plat – ressemblant en quelque sorte à une étoile filamenteuse – Odradek semble relever en même temps du domaine du textile et de la sphère du biologique • mais il peut tout aussi bien ressembler, disons, à un texte parfaitement illisible ou à une hiéroglyphe incompréhensible mais tracée avec une certaine méthode par un égyptien aux fortes tendances monoschizophrènes • semblable aux mandalas maladives reproduites par Carl Gustav Jung • en tout cas, Kafka lui-même, on le sait, était, peut-être, la réincarnation d’un célèbre scribe dont la statuette se trouve au Louvre • mais avant tout, doté d’une incroyable capacité de rendre présente son absence – et glissant avec une formidable maladresse, presque professionnelle, dans le néant à chaque pas – Odradek est par définition l’avènement d’un mode de lecture – un caillot de stupéfaction caméléonique qui emprunte sa forme à celle de l’étonnement de qui le contemple avec la bénigne anxiété de l’individu aminci entre l’averne et l’a-rêve •

la plupart du temps, statistiquement parlant, Odradek semble avoir, d’une manière extrêmement confuse, l’air d’une espèce de pelote – de laine ou de n’importe quelle autre matière textile – dotée d’une sorte d’intention obscure – qui tente en permanence de préciser sa forme avant de s’écrouler dans l’informe • pourtant même dans ce cas on ne saurait parler d’une pelote accumulée d’un fil unique et continu – mais plutôt d’une masse fibreuse à géométrie variable – embarrassée et embrassée de toutes sortes de fils cassés, de différentes couleurs, comme renoués au hasard – mais un hasard qui vise un ensemble de plus en plus inextricable – une règle arbitraire et d’une certaine manière ironique de la complication gordienne (indiscutablement, Odradek est cousin de troisième degré du nœud gordien et neveu, du côté maternel, du labyrinthe de Dédale) – un labyrinthe de synapses qui suggère et exclue la possibilité d’un cerveau – accentuant l’impression ineffable d’une menace onirique • de ce mélange virtuel illisible pareil au labyrinthe d’un texte incas – pourrait surgir n’importe quand – qui sait – un nouvel E.T. – un extraterrestre tissu exclusivement de matière cérébrale – court-circuité des idées les plus incompréhensibles et formant lui-même le bio-langage de toutes les dimensions du cosmos – un continuum métaphysique de hyper-hyper… espaces achroniques au big-bang et au big-crunch dans la coquille – un fruit de la connaissance pareil à un infini éventail optionnel – véritable cauda pavonis des révélations supra-divines •

mollusque – soit-il textile, délire labyrinthique filamenteux – Odradek n’est pas totalement – car son centre est pénétré d’une sorte de T inversé – une sorte de squelette qui lui permet de modeler à l’aide des rayons latéraux – avec beaucoup de maladresse – le fantôme d’une marche • le miroir fragmenté de sa structure interrompue peut nous faire croire – apud  Kafka – en qui sait quelle utilité perdue – le paradis jamais retrouvé d’un rôle quelconque aux organes brisés a priori – en les éclats dérisoires de quelque fonction – qui sait – parfaite • virtuellement, peut-être, comme un rêve infini de l’attente et du doute • des certitudes, bien sûr, ni sur ce point ni sur d’autres – n’existent point – et le plus probable est qu’Odradek incarne pas sa bizarrerie en quelque sorte caméléonique, justement, la relation d’indétermination de Heisenberg • ou peut-être avons-nous affaire à un caillot d’énigme complexée complexe du genre de l’ornithorynque kantien et écologique • bête multicolore telle une larve – labyrinthe temporel jamais arrivé à maturité – Odradek ne semble pas avoir plus de sang que les mannequins •

pourtant la rigueur de son incohérence sémiotique nous fait croire à une organisation cachée – organisme occulte et paradoxal au sang de secondes • blessé, Odradek représenterait probablement une catastrophe pour l’espace-temps – équivalente – bien que d’un type différent – d’un trou noir – et son inutilité parfaite semble attendre ou représenter une clé vers autre chose que seulement un simple chaos multidimensionnel souffrant de voyeurisme polychromique • bien qu’à une telle idée, justement, semble nous inviter sa polychromie aberrante d’assemblage aléatoire de fragments • certaines caractéristiques plutôt comportementales que physiques nous font deviner une espèce d’œil aveugle omni-perméant – ou peut-être seulement le regard paradoxal d’un tel œil, caché sous l’incohérence de multiples camouflages mais aussi composé par celle-ci •

certainement, Odradek est toutes ces choses ensemble et bien plus encore – un don (podárok – dans mon "russe" très approximativement translitéré) comme dirait un personnage du stalker de Tarkovski • et je me demande même ce qui se passerait si, dans un accès d’imprudence, nous pensions ou nous formulions seulement devant lui – à savoir, en pensant à lui – quelque désir • je crois qu’il est trop intelligent et trop ironique pour recourir à ces accomplissements dangereux – vaguement moralisateurs – de la "zone" • il nous laisserait plutôt échouer tels des baleines sur les rivages de nos nostalgies – rêvant dérisoirement notre précarité délirante •

dans son essence évanescente – Odradek est jeu pur sans procès d’intention • cet extraterrestre pelucheux – extra-physique plus qu’extraterrestre (ou du moins, extra-cosmique) – cache dans sa texture presque orgasmique un secret insondable – un mystère, peut-être • crabe sans carapace – si ce n’est invisible – à la démarche extrêmement maladroite – une manière de reptation on dirait – tant les filaments qui lui servent de pattes semblent incapables de soutenir son corps autrement incroyablement léger • malgré cela – en dépit de son air de flocon lourdingue et empêtré – de micro-labyrinthe égaré en lui-même et comme menacé en permanence d’une poliomyélite bizarre – Odradek peut s’avérer d’une rapidité fulgurante et avant même d’avoir inspiré tu peux à peine l’apercevoir – traversant l’appartement entier – le plafond – le parcourant comme s’il lui feuilletait tous les murs – même qu’il donne parfois l’impression de les franchir – non gêné par la solidité du béton et des briques – et ce, sans quitter un instant sont air gauche et rampant •

est-il, Odradek, ubiquiste ? • peu probable car dans ce cas son déplacement serait complètement invisible • il n’est pas moins vrai pourtant que dans les moments – toujours extrêmement étranges – oniriques – où il lampe avec une incroyable rapidité – comme en lisant les objets qu’il parcourt avec ses filaments incertains – on dirait – malgré la vitesse épuisante pour quiconque s’entêterait à le poursuivre du regard plus longuement – qu’Odradek joue, en se mouvant pour ainsi dire au ralenti • cela lui arrive pourtant parfois de s’étendre de tout le long de son corps – si on peut dire qu’Odradek a un corps – avec ses filaments immobiles telles des moustaches circulaires – immergé dans une fixité ataraxique en quelque sorte océanique – comme en s’attendant lui-même, dirait-on – pour qu’ensuite il disparaisse subitement – réapparaissant ou non immédiatement – en tout autre endroit de la maison • où il disparaît quand il ne réapparaît pas pourtant (les périodes de disparition – d’effacement  troublant et je ne sais comment – absolu – peuvent varier entre deux-trois minutes et deux-trois mois – jamais plus autant que j’ai pu le constater) •

s’il lui arrive de s’insinuer dans les appartements et immeubles voisins – à vrai dire je n’ai jamais pu établir jusqu’où il pousse ses expéditions – il donne parfois l’impression que le monde entier – non seulement la terre – est pour lui une sorte de bibliothèque invisible aux pages occultes • d’autres fois on dirait qu’il tisse et déchire telle une parque-pénélope le réel même dans lequel nous sommes incrustés – notre illusion kaléidoscopique • il ressemble beaucoup à une araignée (seulement, il n’en est pas une) qui vérifierait périodiquement et en quelque sorte, épisodiquement sa toile • ses préoccupations touristiques comportent, je l’ai déjà dit, une espèce de régularité capricieuse – subtilement métronomique – comme si quelque chose l’attirait ou le contraignait à une sorte de fidélité incompréhensible (compte tenu de ses paradoxales capacités locomotrices, même cela pourrait n’être qu’une illusion) •

 

Nicolas Vonkrissen, Catalyseur sensoriel, module
à quatre faces, encres et gravures (château de
Pierrefonds, photo de février 2018).

la sensation la plus durable que nous procure son aspect équivoque et ambigu est celle d’un nœud onirique qui nous sillonne – nous traverse et nous façonne – non pas autant que nous sommes nous-mêmes – mais dans la mesure où nous nous apparaissons les uns aux autres et à nous-mêmes – comme liés à cette apparition • des fois – sous l’orange érogène du crépuscule – sous le sang galactique des nuits de plus en plus profondément mordues par les photos des origines – les syllabes se rassemblent –migraines blanches – comme aux lèvres du parler d’une fontaine • la question s’écoule alors pareille au silence d’un verre trop plein – non pas une quête de la réponse mais un geste de plus en direction du mésonge – comme une entrée/sortie par impossible de porte •

j’entre ainsi dans une attente non-attendante qui me transforme en ce que j’étais définitivement incertain jadis – comme si mes lèvres étaient Odradek – qui en se taisant ou en répondant, me reviendrait • je me réponds alors au hasard bien que j’entende des syllabes abyssales que je n’ai pas prononcées • "qui es-tu" – me demande-je – "Odradek" – me réponds-je – "et où habites-tu" – "domicile infini" me réponds-je – mais je n’entends aucun de ces mots je sais seulement que je suis le nœud parlant de l’illusion – que je détiens en moi la texture qu’en vivant je tisse et qu’en mourant je détisserais • je me réponds ainsi implicitement à la question que je n’ose jamais me poser et je ris, comme si la bande de magnétophone des automnes grincerait doucement – en se froissant dans un vieil appareil "tesla" détraqué • mes lèvres se fanent comme une forêt qui neigerait mes feuilles – et elles sont Odradek et se départent de moi telles des syllabes à peine prononcées – des syllabes imprononçables que j’ai prononcées pourtant • la locution s’écoule de moi telle une résine silencieuse disparaissant dans l’incolore des interrogations toujours – jamais reformulées • des interrogations ou plutôt des interviews mordues de plus en plus profondément par le sang photographié des commencements •

il arrive parfois que le silence d’Odradek se tisse en quelque sorte en lui-même – en s’enchevêtrant plus touffu que jamais dans le tohu-bohu d’un labyrinthe inextricable • j’entrevois alors sur la crête vaginale des horizons érogènes – dans l’épaisseur orange des crépuscules – deux-trois peritios volant esseulés comme des lignes fantomatiques traversant l’écran d’un ordinateur – et je lis en eux moult sourire – voici, étranges et persistantes migraines, six peritios me sourient paraît-il • Odradek s’estompe alors lentement – et je m’estompe avec lui – et nous sommes – et l’un et l’autre – une plaisanterie du néant – rien de plus – du néant trop mélancolique pour comprendre sans s’en jouer sa propre solitude – hémorragie de la solitude telle une mort éternelle des immortels • il m’arrive de me retrouver – entraîné par les gobelins de mes méditations – ou peut-être enlevé dans un tourbillon quantique par les déplacements fulgurants d’Odradek – sur les marches d’une maison en bois où je n’ai jamais habité • devant moi – avec les filaments pendants – collé au bois fibreux de l’escalier tel un œil en laine – méduse silencieuse échouée sur le rivage de son ubiquité infinie – Odradek m’attend ou peut-être attend-il une question que je me suis posée et que je lui ai posée – sans oser recevoir la réponse que me donne toujours sa solitude quelque part inutile • peut-il mourir, Odradek ? – c’est comme si je demandais si le néant peut mourir • et pourtant, aussi absurde soit-il, je ne peux m’empêcher de me demander – peut-il mourir, le néant ? • inversement – mais peut-être pas tout à fait inversement – pourrais-je penser le néant, immortel ? • et d’ailleurs l’immortalité ne comprend-elle pas la mortalité avec le signe moins = – mortalité ? • est-il le néant moins ou plus mortel : ± mortel ? • le néant, à savoir Odradek • mais peut-être Odradek n’est pas le néant lui-même mais une sorte de seuil – une sorte de nœud – un sémaphore de l’éteignement • ou le néant lui-même est ce seuil vers le néant lui-même et alors à nouveau… •

apparemment rien ne semble plus inutile – ni plus dépourvu de sens qu’Odradek • lui qui n’est peut-être ni être ni non-être – mais quelque chose d’absolument indéfinissable • sorte d’"oncle Vania" plus métaphysique que littéraire • lui qui n’a même pas de place dans le monde – ailleurs peut-être qu’en mon cœur – dont le lient, dirait-on, les multiples filaments de l’échec qui l’a jeté dans le monde • est-il mon cœur, Odradek ? • mon cœur comme une solitude tombée du soi – absolument sans but – sans sens – irrépétablement sans but – sans sens – irrémédiablement tombée du soi – du moi • mon cœur, une migraine – une absence méconnue – toujours à l’inutilité avec seul • et alors, peut-il mourir, le ± mortel Odradek • ± mon coeur • peut-il mourir celui qui est sans avoir jamais existé – celui qui n’est pas – n’a vécu, en tout cas, jamais – mais existe pourtant toujours • nul but ne l’a souillé – ne l’a enfermé dans le cercueil précaire de l’existence – et lorsqu’il disparaît je réalise qu’il me fuit – moi son dernier lien – son dernier sens commun avec ce monde qu’encore – pas encore – pas encore – je ne parviens à quitter • il disparaît comme s’il s’évaporait de moi-même – et il me revient pourtant toujours comme s’il ne pouvait quitter quelque chose que je suis ou que je signifie • moi l’inutile – le solitaire absolu des sourires – à travers l’étiolement, l’étoilement desquels – comme à travers des feuilles mortes – je traîne en riant mes pieds • le rire – le rire muet n’est-il pas d’ailleurs tout l’être de non-être d’Odradek •

et alors une autre idée me frappe moi le dépourvu de cœur – moi qui ne suis qu’un cœur de migraine • "pourrait-il me survivre, Odradek ?" – lui, qui n’a pas réellement de corps mais seulement l’espoir d’une apparence – une apparence d’attente qui peut se dissiper n’importe quand • lui, qui nous menace tous non de sa présence bénigne mais de sa terrible disparition – évanouissement définitif hors de l’illusion, l’identité et le temps • lui, qui me donnait souvent l’impression d’un instant gonflable qui aurait pu crever au plus léger choc – définitivement – pour toujours – en nous attirant avec lui dans les patries de son incertitude filamenteuse – où nous ne pourrions pas déposer nos pas lourds de tant d’intentions – buts – ambitions cachées – attentes frustrées – nos rictus grossiers – comme taillés à la scie – nos gueules explosées par la suffisance de l’incertitude – crispées d’une assurance vorace qui nous échappe toujours • et pourtant – malgré tout – malgré mes anxiétés irrationnelles et ma rage qui me tient place d’amour – si l’amour peut être autre chose que rage – l’idée qu’Odradek pourrait me survivre – que son œil laineux fixerait demain un autre depuis les marches en bois d’une maison fictive – m’est insupportable – insupportable • comment expliquer autrement cette asphyxie anxieuse qui me saisit chaque fois que je tâche de m’imaginer séparé d’Odradek – mon démon familier – le démon gaucher qui m’empêche d’adhérer – de réussir à adhérer à ce monde hors des filets duquel je glisse en permanence – déséquilibré par un tir secret qui pulvérise dès l’hypothèse tous les liens •

et alors je me dis que la seule solution – le seul but de mon sens sans finalité – serait de devenir ou de comprendre que je suis Odradek – et de m’attendre ainsi – avec les filaments pendants sur la marche fictive d’un escalier inexistant – infinis car inexistants – en guettant comme en sommeil mes générations et en attendant – comme toute migraine – que je me réveille enfin – comme toute migraine…

 

 

∗∗∗

 

Peritios

L’érudition amplifie notre ignorance aux dimensions du rêve – la coulpe ou la maladie des ignares venant d’une trop étriquée a-rêverie • elle invente oniriquement notre connaissance • car non seulement nous vivons dans le rêve mais glissons parfois dans des rêves que le sommeil n’a jamais rêvés • ainsi les peritios… • la voie par laquelle la prophétie au sujet des peritios est arrivée jusqu’à nous est la plus improbable de toutes – le néant • car c’est comme si le néant avait ouvert ses lèvres mystérieuses en prononçant des mots inaudibles – oh ! des mots invisibles – que nous ! nous ! avec nos oreilles de chair – avec nos misérables yeux – néant-moins, les avions entendus – néant-moins, les avions vus… •

d’après la Sybille Éritrée – nous dit le méta-zoologue Jorge-Luis Borges – déguisé en vénérable frère Jorge qui s’empoisonne avec un traité perdu sur la comédie – par l’amertume labyrinthique d’Umberto Eco, qui manifestement, se marre étrangement – en nous enveloppant dans son érudition salvifiquement dangereuse – les peritios auraient dû être les destructeurs mêmes de Rome • en l’an 671 de l’ère chrétienne – presque deux siècles après que Rome avait été sinon détruite, du moins conquise par les Ostrogoths d’Odoacre – les syllabes désormais inutiles de la Sybille brûlèrent dans le dé et furent reconstituées – sans que le hasard ou l’intention retienne encore les syntagmes de la prophétie si cruellement trompée par les peritios • ainsi – migraine borgésienne standard – leur existence même aurait dû nous demeurer inconnue – personne ne citant plus l’oracle sibyllin • mais les syllabes du néant ont des voies mystérieuses et enivrantes-exotiques • au XVIe siècle – cent ans après la plus tardive mention connue des Romashcan et cent ans avant la première mention connue des Shishmanian – un rabbin de Fez (au Maroc pour les décorés en géographie) – sans doute, nous communique Borges, en suivant des sources incognoscibles, il s’agit de Aaron Ben Haim – compilant un auteur arabe (d’ailleurs inconnu) – dont il véhicule de vastes et précieux extraits – l’Arabe, dans son texte obscur et en apparence égaré sur les sentiers du temps, mentionnant à son tour l’existence d’un traité sur les peritios – disparu lors de l’incendie en 640 (la dix-huitième année de l’Hégire mais le trente-et-unième avant la disparition de la prophétie de la Sybille), provoquée par Omar, de la bibliothèque d’Alexandrie (incendiée déjà par César, comme on le sait) • les citations du Juif d’après les citations de l’Arabe d’après un traité d’origine inconnue, illisible et incognoscible, pour des raisons objectives d’ordre ignique – nous permettent (toujours apud Borges) de fournir en détails des informations non moins mystérieuses que celles transvasées par Platon (qui ne les connaissait pourtant pas) sur les Atlantes et leur patrie – l’Atlantide • en effet, Atlantes qui auraient dû disparaître avec l’engloutissement de leur spectrale île – mais sont-ils, les peritios, les Atlantes ? – les futurs annihilateurs illusoires de Rome ont plutôt l’apparence de chimères de la paix – à la tête et aux pattes de cerf et au corps ailé d’oiseau •

des êtres éminemment skiatiques comme toutes les créatures du mésonge et encore plus qu’elles – les peritios dévoilent dans l’ombre la vérité humaine des chimères (déjà suggérée de manière assez limpide par Platon et certains gnostiques) • car – comme s’ils étaient des humains enveloppés en des corps d’insaisissable verre – opaques pour les yeux des mortels mais transparents pour l’œil implacable du soleil – les peritios ne jettent pas à la terre leur contour mélangé de cerf et d’oiseau mais l’ombre de l’être caché que nous sommes • fait qui aurait déterminé certains auteurs – nous dit encore Borges – mais lesquels, dans ces migraines labyrinthiques de documents disparus et d’absences – à s’imaginer comme quoi les peritios seraient rien d’autre que (nous citons, bien que nous ne sachions pas très bien d’après qui) « les esprits des individus morts loin de la protection des dieux » •

des informations abondantes portées par les sources occultes du néant – qui a trouvé ici profond lieu pour son dire – nous décrivent leur nourriture bizarre – la terre sèche – ainsi que leurs envols chaotiques par-dessus les colonnes d’Hercule – à la frontière entre les splendeurs organisées du monde et le chaos • tout comme les Éthiopiens de Memnon – le fils de la déesse tué par le fils de la déesse – ont été, à l’instar des amazones de Penthésilée, les alliés les plus précieux de la Troie de Priam – de même les peritios, cédant en partie à leur sort, se sont avérés les alliés les plus fiables de Carthage – que peut-être ils auraient sauvée, en affrontant les armées, malaisées en mer, de Scipion, si les voix du mésonge n’avaient pas décidé autrement • chimères selon l’apparence et hommes selon l’ombre – les peritios semblent haïr l’homme – qui est homme selon le corps et souvent chimère selon l’ombre • cette triste réputation d’ennemis du genre humain, les peritios la partagent – par triple calomnie – avec les Juifs et les Chrétiens – la source, intéressée bien sûr, étant les mêmes Romains – leurs victimes sibyllins – lesquels, pour diverses raisons, dirait-on, se confondaient eux-mêmes avec l’Homme •

une rumeur encore plus étrange les apparente aux vampires et aux nécromants – les peritios, ces privés de la protection divine, se rachetant soi-disant par le crime – la bienveillance des dieux leur revenant dès qu’ils auraient tué un homme – en même temps que l’ombre du malheureux qui leur serait devenue étrange esclave • pareils aux anges – aux démons – aux super-héros (Achille, Siegfried, moins Superman), les peritios sont invulnérables – mais à la différence de tous ceux-là – investis, comme James Bond, d’une permission illimité de tuer – les peritios ne peuvent tuer, chacun, qu’un seul homme – qu’en déchiquetant et en se vautrant dans son sang et peut-être même en le goûtant – en procédant, pour ainsi dire, à la manière de Siegfried avec l’hémoglobine du dragon Fafner (ex-géant somnolent, narcotisé  par le trésor des Nibelungs) – ou encore pareil à qui sait quel vampire post-draculéen – ils giclent en direction du ciel tels des phénix aliénés – ressuscités de la mort d’un autre

êtres doubles selon l’apparence et dichotomiques selon le corps et l’ombre – les peritios semblent participer aussi de l’ambivalence classique de l’abyssal uranien – ou plutonien – et de l’abyssal neptunien • car, écrit Borges (en réfléchissant peut-être aussi à la perturbante définition platonicienne de l’homme : « un bipède sans plumes ») – je cite : « à Ravenne, où ils ont été vus il y a quelques années, on dit que leur plumage est de couleur céleste, ce qui me surprend, car j’ai luqu’il s’agirait d’un vert très foncé » • même si le troublant « il y a quelques années » doit être placé au XVIe, non au XXe siècle – le subtil « j’ai lu » – souligné par l’auteur même – pourrait viser non le rabbin de Fez mais Borges lui-même •

la trajectoire de cette bibliographie de disparitions se complique pourtant par une nouvelle volute – la brochure du rabbin marocain – l’unique fondement légitime-illégitime du mythe moult occulté – conservée, nous dit-on, jusqu’aux alentours de la seconde guerre mondiale, à l’université de Munich – est portée disparue – soit par suite des bombardements alliés – soit pour cause bien plus douloureuse de curiosité pseudo-érudite de la part de quelque nazi •  bien que, au fond, ceci permettrait peut-être sa réapparition subite dans les dépôts secrets de quelque grande bibliothèque • en ce qui me concerne, je suis – pour reprendre l’expression d’Edward Saïd – plus pessoptimiste que jamais • et voilà pourquoi • en consultant purement et simplement le dictionnaire grec de Liddell – le père de la douce Alice « in wonderland » et « through the mirror » – et Scott – nous apprenons que les peritios – loin d’être un pluriel ethnique ou animal, mythique ou méta-zoologique – désigne seulement le quatrième mois de l’année macédonienne (évidemment au singulier) – peritiaétant la fête qui se tenait en cette période • Bailly, d’autre part – qui ne semble pas connaître peritia – parle d’un mois du calendrier de Gaza – compris entre le 25 février et le 26 mars (j’ignore si mes deux explications peuvent être en quelque sorte équivalentes ou si, au contraire, elles ouvrent les migraines de nouveaux labyrinthes herméneutiques) •

il en résulte indiscutablement que les informations borgésiennes concernant les peritios ne sont qu’une chimère au sujet d’une autre chimère • sans doute, très à sa place dans un livre sur les chimères – et surtout, sur la chimère première – l’homme lui-même • il en résulte fatalement que la prophétie perdue de la Sibylle Éritrée – le traité égaré mentionné par l’auteur arabe – tout comme le texte, probablement disparu aussi, de l’Arabe – la brochure du rabbin marocain – évanouie elle aussi – comme l’entier tissu savant de rumeurs subtilement dosées et de sources opportunément annihilées – tout ce parcours de néant à néant à travers le néant rêvant et a-rêvant du néant – sont, purement et  simplement, l’œuvre de l’ingéniosité de Borges – qui, en digne méta-zoologue, ne pouvait ne pas apporter en quelque sorte sa contribution à ce feuillettement chimérique de l’imaginaire •

d’ailleurs, peut-être les lèvres du néant sont-elles des textes – surtout apocryphes • ainsi les bibliothèques seraient-elles une espèce de locution éternelle oscillant entre non-être, créature et chose – une sorte d’arachnides fractales infinies – plongeant en abîme d’abysse et ravins de rêves – traversant les océans du virtuel hypnotique et accostant parfois aux rives factices et ô ! tellement fragiles du réel • car tout comme les peritios – qui sont, en leur vérité méta-calendaire de poteaux achroniques du temps, les custodes et l’émanation para-syllabique des bibliothèques éternelles, leur souffle immortel – ont des ombres humaines • de même, les ombres des bibliothèques sans fin sont les événements historiques • non seulement ceux connus comme ayant eu lieu – mais surtout les méconnus et ceux non arrivés encore – ou camouflés – en notre monde d’impostures et de travestis – dont l’existence se scinde en deux migraines – l’une d’ignorance et l’autre d’oubli •

sachant tout ceci – il aurait été possible de déduire que – dans une réalité parallèle – les peritios auraient en vérité annihilé Rome – et que par une interférence aléatoire – ou peut-être profondément ou même providentiellement voulue – des ombres éternelles – la prophétie au sujet des peritios aurait paru dans un monde a – quand elle n’était vouée à s’accomplir, en fait, que dans un monde alpha • le sens plus profond – comme cela se verra – est pourtant autre et – comme nous l’avons suggéré plus haut – très peu sujet au hasard • car les interférences des éternelles – comme des court circuits – qui provoquent des incendies et catastrophes attribués soit à l’inconsciente nature – soit à tel ou tel imbécile, plus ou moins couronné – sont tout aussi nécessaires aux bibliothèques que leur propre prolifération abyssale – pareils aux phénix, les éternelles se renouvelant à partir de leurs propres cendres • ainsi la bibliothèque d’Alexandrie n’a-t-elle pas été incendiée – comme on le pense généralement – mais a brûlé toute seule pour pouvoir croître pareille à une plante mystérieuse – plus vaste et plus riche en occulte – plus loin – loin surtout des yeux profanes et des imaginations indignes •

la vérité – l’ébranlante vérité – me fut pourtant révélée à l’occasion d’une excursion munichoise effectuée il y a quelques années – à l’invitation de ma tante nonagénaire, Frau Virginia Kvanian (actuellement décédée) • je m’étais égaré hors des tenailles bienveillantes de la famille (et de ses barreaux protecteurs) – qui semblait parfois craindre de me perdre dans le virtuel – ravi ou séduit par quelque fantôme nymphomane, éventuellement princier, de la cour de Louis II de Bavière – le véritable roi-soleil ou, en tout cas, le roi-lune – quand – au coin d’une rue – dans l’ombre dense d’une cathédrale – un individu au visage comme un palimpseste effacé et réécrit perpétuellement par ses yeux étranges – pareils à des couloirs tapissés d’une sorte de livres vivants qui palpitaient – me fit signe – m’attirant à travers un enchevêtrement sans fin de ruelles médiévales – veillées me semblait-il d’invisibles tranches flottant sur des rayonnages insaisissables • j’ai remarqué que pendant tout ce parcours il a caché avec soin son ombre derrière d’autres ombres – en évitant les indiscrétions solaires – me faisant échouer au cœur d’une chambrette aux parois couvertes tout autour – pareilles à des fenêtres – ou des miroirs – ou de labyrinthiques scènes de théâtre – de longs rideaux rouges •

là seulement – après d’infinies précautions hallucinogènes – il m’a dévoilé la manière – probablement fictive – dont il avait (re)découvert, peu après la fin de la seconde guerre mondiale – parmi les ruines d’un abri bombardé – non une simple brochure – mais un véritable codex de la taille d’une petite bibliothèque – enveloppant en des commentaires le texte du rabbin – mais  portant, sur une page de garde indiscutablement tardive, le tampon en clair de l’université de Munich • oui, j’ai moi-même tenu en mains ce codex rare entre tous – le véhicule de la tradition la plus archaïque et universellement dévastatrice – ce codex – fragment du labyrinthe des éternelles – créature mystérieuse de brume philologique • car à l’hébreu du rabbin de Fez s’ajoutaient les commentaires les plus étranges et les informations les plus abstruses – en syriaque et araméen – en pehlevi et même en avestique – en copte, sanskrit et arménien ancien (grapar) – en tokharien, en hittite et même en sumérien et égyptien hiéroglyphique •

j’étais totalement dépassé par la fantastique nébuleuse pré-galactique des langues – et sans celui que j’appellerai désormais « le guide » – stalker – hormis la pierre précieuse de l’étonnement le plus rempli d’obscures lumières – je n’aurais rien cueilli de la vision comme un kaléidoscope sémiotique du codex • d’ailleurs, grandi à des dimensions pachydermiques et plus éblouissant que le néant enveloppé en vérité – même doté de compétences érudites et herméneutiques incomparablement plus vastes que mes modestes capacités – tellement modestes, hélas – pendant les quelques heures que j’y ai passées – assiégé par le danger sans échappatoire de la révélation – je n’aurais d’aucune manière pu traverser sans aide les méandres de cette démence supérieure à toute imagination – où on se décompose en avançant – en s’évanouissant dans un début de régression continue •

d’ailleurs les commentaires n’ajoutaient pas que des rayons adjacents à un soleil invisible – rétracté à travers des éclipses successives comme à travers des portes – mais ils servaient surtout de sarcophages pour des momies de signes incomparablement plus précieuses • ainsi le guide m’a dévoilé – caché dans les commentaires arabes – le texte perdu de la source du rabbin marocain – ainsi que dans les grecs, le traité même sur les peritios dont la destruction ignée déplorait l’arabe • la surprise suprême se cachait pourtant dans les commentaires latins – et à nouveau dans les grecs – qui contenaient les uns comme les autres une version de la prophétie de la Sybille Éritrée •

mais le texte des textes – le traité des traités – la prophétie des prophéties était le guide lui-même – tel un palimpseste qui aurait actualisé géologiquement ses strates de signes pareils à des âges successifs de la vérité • tout d’abord, la prophétie de la Sybille n’était elle-même que le dernier reflexe d’une longue série de pestilences nitescentes du mystère que comportaient la Pythie première de Delphes et la nécromante de ‘Ein-Dor • enfin, le copyright prophétique appartenait à une manga (prophétesse royale) atlante qui avait vu dans les peritios (leur nom atlante s’est perdu ou plutôt a été caché) la cause et le symbole de la destruction de l’Atlantide • mais, aurait-elle rajouté, partout où ils volent, en projetant l’homme à travers le cerf – le néant n’en est pas loin – car les peritios sont la respiration mystérieuse même du néant passée à travers le souffle parlant des bibliothèques – sa bizarre nitescence – étrangère et familière – comme le néant lui-même •

c’est pourquoi, rajoutait la prophétie, partout où les hommes vont rassembler leur orgueil – les peritios apporteront l’anéantissement – le dépérissement – et ce jusqu’à la fin véridique du monde • et à partir de là – de leur dimension intimement aliénante – qui n’était pas celle des hommes mais du néant – les peritios – cette veille du néant sur l’illusion inutile du monde – étaient intervenus, en provoquant manifestement ou le plus souvent, de manière occulte – l’écroulement de toutes les improvisations de la vanité et de la démence puérilement dénommées « humaines »  – depuis les Atlantes à Adolf Hitler – et depuis les Assyriens à Saddam Hussein et Bashar, Poutine et Milosevic – et encore, depuis la Horde d’or à Lénine-Trotski-Staline et depuis les Lémuriens à Mao et Deng • oh, la liste est loin d’être close – car le monde patine encore sur l’horreur et la folie – et va patiner • embrassant l’espace – leurs ailes avaient court-circuité la colossale armée de Darius (d’ailleurs, d’après une rumeur non confirmée,  Alexandre lui-même aurait été un peritio) – et leurs plumes avaient porté comme une épidémie la défaite par-dessus l’agonique Rome violée par Odoacre •

mais la liste de leurs interventions est trop longue et comporte trop d’informations sur l’histoire inconnue du monde pour pouvoir être transposée et transcrite sans une extrême témérité ici • (d’ailleurs, comme le savent très bien les avisés, les mystères fictives sont les plus terribles) • deux, pourtant, que j’ai suggérées de manière fugitive plus haut, comme aisément a compris le lecteur tant soit peu perspicace, me contraignent par leur nature même au dévoilement • la première concerne le sens de la prophétie originaire et, implicitement, celui de la prophétie sibylline • car ainsi qu’on peut le voir par suite d’une évaluation même sommaire du dire de la prophétesse royale atlante – non enregistré par aucun texte de la vaste création labyrinthique du codex et communiqué à moi exclusivement par la mémoire encore plus labyrinthique du guide – le rôle joué par les peritios dans l’anéantissement de l’Atlantide ne pouvait avoir qu’une valeur d’épisode – de même que la pulvérisation de toutes les autres improvisations de la vanité humaine – puisque, en tant quagents secrets du néant dans le monde – leur fonction et, en fait, leur être de non-être s’avéraient indissociables de « la fin  véridique du monde » • or, comme m’expliqua en souriant le guide, justement cette formule paradoxale et absurde, impliquant, dirait-on, plusieurs unhappy ends mondiaux possibles – dont un seul – seulement un « véridique » – visait, précisément, la superbe ridicule du non-être humain – qui, loin de reconnaître enfin son néant – donne à tous ses châteaux de sable ou de cartes de jeu des significations et des durées universelles • en effet, il est bien connu que tous les empires ombilicistes qui se sont succédés à travers la poussière du monde – y compris l’empire romain – s’identifiaient au monde lui-même – essayant de se convaincre dans leur autohypnose paranoïde – qui n’a épargné ni les empires fossiles précolombiens – que leur disparition serait identique à celle de l’univers dans lequel ils portaient leur inanité •

en particulier Rome était devenue – en partie en raison de la haine des occupés – surtout juifs (voir dans ce sens l’apocalyptique judaïque), auxquels il faut rajouter, par une sorte d’hérédité religieuse, les moult persécutés chrétiens (judéo-chrétiens principalement, cf. Apocalypse)  – d’autre part, à cause de la mégalomanie incorrigible des occupants – le symbole par excellence du monde – d’un monde odieux pour les premiers – abjection dont l’abolissement ne pouvait constituer qu’une libération grandement souhaitée et longuement rêvée – les sentiments anti-romains fournissant, probablement, le combustible de l’acosmisme des premiers gnostiques – pour ne plus parler des « nations de néant » des esséniens • mais, fin d’un monde sublime pour les derniers – les Romains eux-mêmes – temple de la justice et de l’ordre dont l’effondrement ne pouvait qu’être synonyme de l’abîmement du cosmos dans le chaos – catastrophe indicible, tétanisant d’horreur l’imaginaire gréco-latin – mais évitée, ou plutôt ajournée pourtant par scissiparité politique • donc Rome = le monde • mais cette équation pouvait se lire de deux façons – signifiant, selon le cas, mythomanie politique ou code, réduction du monde aux dimensions de l’empire romain ou utilisation intentionnelle de « Rome » , ou plus précisément, de sa fin, pour désigner « la fin véridique du monde » lui-même • or, assurément, c’est dans ce second sensque devait être comprise la prédiction de la Sybille Érythrée – non comme annonce de l’unhappy end d’une cité, aussi prestigieuse soit-elle, mais comme un mode codé de signifier la fin catastrophique du monde – l’apocalypse – l’Armageddon ou n’importe quel autre nom on lui donnerait •

en fait, les peritios – qu’il faut voir comme étant la véritable origine de la prophétie – la manga atlante étant elle-même une peritia ou une de leurs  représentants – s’étaient heurtés à une double difficulté • à savoir, de dévoiler la vérité et en même temps de l’occulter – d’annoncer de manière crédible « la fin véridique du monde » – et de l’engloutir parmi différentes « fins » politiques de la vanité et de la cupidité humaines • la disparition et la réapparition périodique de la prophétie – au début, toutes ces choses, il est presque inutile de le préciser, me les avait expliquées le guide, mais petit à petit s’était installé un phénomène second (télépathique ?) – une anamnèse – l’éveil d’une mémoire profonde qui se déroulait en moi pareille à un film herméneutique, cette fois à partir du silence et non des dires du guide – avait représenté la plus profonde subtilité de leur stratégie – la valeur d’une prophétie – et, par conséquent, son aptitude à la réalisation – se mesurant selon l’intensité du doute qu’elle provoque – de l’attente assoiffée et anxieuse qu’elle sait susciter et maintenir • car une prophétie oubliée se perd non seulement dans le labyrinthe de la mémoire mais surtout dans les labyrinthes d’un corps torturé par l’inachèvement • d’autre part, comme tous les assassins qui visent la réalisation d’un crime parfait – la victime étant le monde lui-même – pour dévier en partie l’attention des mortels – hors circonstances tout à fait exceptionnelles – les peritios étant non seulement invulnérables mais également immortels – ils avaient décidé d’exploiter les appétits ombilicistes de l’humanité, tellement anxieuse de son identité – donnant l’impression subminéeque la prophétie pourrait néanmoins concerner une de ces ridicules masures délabrées des humanoïdes (les descendants du singe avaient évolué bien moins qu’il ne leur plaisait de se l’imaginer) – quelque Atlantide – quelque Babylon, Ninive ou une Rome quelconque •

mais en adaptant et modifiant la prophétie au fur et à mesure qu’une des cibles transitoires et éphémères de la pulvérisation historique était enfin atteinte – ici se trouvant d’ailleurs une des raisons de la disparition et de la réapparition périodique d’une prophétie formellement variable • la sélection de Rome parmi ces masques du but profond – l’abolissement d’un monde résorbé définitivement dans le néant – l’essence physicale des chimères de la paix, comme se désignaient entre eux les peritios, étant non corporelle mais spatiale (mais sur cette révélation il ne m’est pas permis d’insister) – oh, oui ! la sélection de Rome s’était avérée un choix particulièrement heureux • non seulement parce que Rome a survécu au fond à sa propre destruction symbolique – en se transformant, de capitale d’un empire, en capitale d’une croyance – mais aussi peut-être parce qu’il existait réellement un lien inexplicable – abyssal ou a-local ? – entre le destin, la destination du monde – et certains composants – certains vecteurs de son histoire (d’ailleurs, le monde est-il autre chose qu’histoire ?) – voire entre eux-mêmes – en particulier Rome – tout particulièrement – tout spécifiquement Rome •

l’autre information – déjà suggérée en lien avec Alexandre et éventuellement d’autres personnages de la projection historique – concernait la stratégie secrète utilisée par les peritios pour infiltrer et contrôler – sans la brusquer – mais en la conduisant vers son port fatal – la fantasmagorie social-politique des hommes – tout leur jeu d’ombres – de sang et de poussière • car pour remplir leur fonction les peritios étaient contraints – oh ! avec combien de répugnance – de les infiltrer – de prendre le visage des hommes – à la manière de quelques agents secrets qui infiltreraient une organisation terroriste • dans ce but, une partie des peritios –pas tous, sans doute, comme on le verra – avaient utilisé une certaine aptitude – un talent – une sorte de hyper-caméléonisme mutant – dont les prophéties et les traités s’étaient abstenu de parler – et pour cause ! •

Sculpture extérieure – cour du château
de Brécy (photo d’août 2018).

 

la vérité est pourtant – vérité que Borges lui-même ignorait – bien qu’il l’eût touchée de près de la manière la plus périlleuse possible – que les peritios – eux-mêmes ombres des bibliothèques – et en tant que tels dépourvus d’une réelle consistance physique – pouvaient inverser leur corps par leur ombre – du moins pour les regards myopes des mortels – qui n’étaient eux-mêmes qu’une sorte d’aveuglement • de sorte que même pour le soleil – le corps d’oiseau et de cerf était substitué par l’ombre humaine qui devenait corps à son tour – l’ombre humaine étant remplacée symétriquement par le corps de cerf et d’oiseau – qui devenait à son tour ombre • l’inconvénient flagrant de cette mutation, autrement parfaite, consistait bien sûr dans la morphologie chimérique-animale de l’ombre (l’ex-corps) • or, un individu à l’ombre chimérique ne pouvait qu’inquiéter les autres humanoïdes – qui portaient de règle leurs chimères dans la caboche seulement • il fallait faire quelque chose • par conséquent, ce n’était pas l’hostilité – les chimères de la paix, bien qu’implacables, ne connaissent pas l’adversité, la suppression d’une pseudo-humanité arrivée à la moisson visant la purification et non l’inverse – mais la plus stricte nécessité qui avait poussé les peritios – plus précisément, ceux parmi eux qui avaient une mission d’infiltration – à tuer chacun un seul homme – avec l’unique but de capter son ombre – la précieuse – l’indispensable ombre • ainsi, un peritio mutant pouvait se débarrasser enfin du dernier inconvénient du travesti – le seul élément qui aurait pu éventuellement laisser transparaître sa nature chimérique – l’ombre, bien sûr • (évidemment, l’idée qu’un peritio ne pourrait tuer qu’un seul humanoïde constituait une absurdité soigneusement cultivée justement pour ne pas alerter les futures victimes) •

quant aux autres peritios – ceux qui n’étaient pas impérativement obligés à cacher leur nature skiatique – pour ne pas passer pour des monstres aux yeux des monstres – ils se camouflèrent à leur tour – en se revêtant des chimères qui peuplaient les pensées des hommes si faciles à tromper • ils furent donc tour à tour – et parfois en même temps – dieux – démons – titans et géants – sphynx – phénix et ichtyocentaures – nymphes – elfes et nornes – satyres – et sylphes – et trolls – et tant d’autres figures contenues dans le « livre des êtres imaginaires » – ils furent même peritios, eux qui étaient des peritios – et extraterrestres furtifs cachés dans des OVNI mystérieux • ils avaient taillé dans la géographie commune une tranche de transcendance qui s’est appelée « le triangle des Bermudes » – et ils se laissèrent même voir en tant que « petits hommes verts » – comme autrefois les diablotins – de longues silhouettes grises – en s’imaginant tels que les hommes aimaient se représenter le passé et l’avenir • et en se métamorphosant – ils attendaient l’accomplissement étrange des signes qu’eux seulement, les peritios, savaient déchiffrer – et la croissance, dans l’ombre, des bibliothèques – ces voix silencieuses du néant • et la redécouverte de l’Atlantide – avec laquelle tout avait commencé, et avec laquelle tout était destiné à finir véridiquement – devait, elle tout particulièrement, prédire le commencement moult attendu de l’achèvement des temps •

et lorsque les images de la voix télépathique cessèrent – je regardai avec étonnement celui qui avait été mon guide – en articulant les lèvres collées – et je sentais que la révélation n’était pas encore complète – mais sans savoir comment et ce qui lui manquait • je contemplais seulement, comme un cœur d’instants, l’attente qui pulsait dans mon regard intérieur • et tout d’un coup le guide me prit par la main et nous traversâmes telles des paupières les rideaux rouges et nous retrouvâmes sur une place hiératique – déserte – comme dans un tableau de Di Chirico – peritio lui aussi, je n’ai même plus demandé • et un soleil invisible frappait avec des rayons musicaux les dalles oniriques – et le guide me montra de son long doit cendré et comme éclatant d’une incandescence à peine cachée – l’ombre qui lui ruisselait des jambes • et je discernai une tête de cerf aux pattes gracieuses et pleines de vigueur – et un tronc d’oiseau aux ailes géantes jaillissant en artésiennes • et de mes yeux affolés tels des tournevis je lui scrutai la figure impassible – si inhumainement humaine – et ses yeux profonds qui avaient réécrit presque son visage mille et mille fois • et je n’ai pas osé regarder ma propre ombre de peur de ne dénicher en elle la tête de cerf et les artésiennes des ailes géantes • et me retournant à nouveau vers le guide je l’ai interrogé avec les syllabes des regards – sans formuler l’informulable – car je savais – je sentais avec toute mon anxiété et tous mes pores qu’un mystère insondable était lié à l’homme qui, par la connaissance, deviendrait peritio – lui, qui n’était, parmi les peuples de chimères de la pensée, que tout au plus une larve de peritio – ou de ce peritio unique qui par l’oubli – s’annihilant soi-même – deviendrait homme • et je criais avec les mutismes désespérés du regard – « maintenant je sais comment – mais je ne comprends pas pourquoi » • et en entendant avec le cerveau ma question – la chimère de la paix sourit tristement – pareil, oh ! pareil au sphinx deviné par Œdipe… •

 

Extraits du cycle inédit Êtres imaginaires et poétiques,
inspiré du volume Le livre des êtres imaginaires de Jorge Luis Borges
Traduits du roumain par Dana Shishmanian

 

Présentation de l’auteur




Hugues Reiner, Poésies, extraits

N°9

 

D'un regard,
Ouvre la terre
Sur ton épaule.
Je me hisse
Mais trébuche et glisse,
Nain de pierre.

 

N° 31

 

Maintes fois, au seuil de l'échappée du sommeil
Je retenais quelques secondes de conscience...
guettant la grâce...
Absences pesantes sur mon corps
c'est ainsi que je traverserai les lendemains...

 

N° 56

 

Une partie de moi est une ombre
Le reste ira se perdre en chemin
au café des déraillés du train
L'eau dehors les noyés dedans !
L'organiste prépare mes funérailles,
il m'a parlé de la montagne
puis a disparu
le plancher était trop ancien
lourd en tête
balancier des figurants
il était un musicien !

 

N° 57 

 

Au moment où pénètre la nuit,
discrète dilection des heures repenties
le ciel parsemé des paupières
comme une marée majestueuse et solennelle
Vient effacer nos pas et nos vies

 

N° 75

 

Dans cette chambre,
attendre...
Dans un rituel sans mystère
donner ses bras à la potence,
dormir au présent blessé ?
Attendre fébrilement,
équilibriste, mon équipage épuisé...
La lumière se cache,
j'ai trébuché,
tombant de silence
je dormirai le cœur ouvert !

 

N° 84

 

Dans ce chemin doux
oublié des marcheurs
on avance aveugle et fier.

Au gré des vagues stellaires
de pensées et de désirs
on guette toute chimère

Résonne à tout va, au diable
l'hymne symphonique de l'imaginaire !
Mais vous !
Les arbres
et votre galerie d'espèces animales
cohorte d'anges et d'oiseaux prodigieux
de poisson joyeux et de fleurs enchanteresses...
Venez me cueillir et me pêcher
ma candeur n'a plus rien d'humain
et je demande asile en votre sein !

Présentation de l’auteur




Blanche, De drôles d’oiseaux et autres slams

De drôles d'oiseaux

 

On voit de drôles d’oiseaux échoués sur nos plages
De drôles d’oiseaux !
Ils ont de l’écume plein les plumes
Ils ne bougent plus
Du sel plein les yeux qui ne s’ouvrent plus
...Au moins ils ne souffrent plus

Leur ramage se rapporte à leur plumage
On voit de drôles d’oiseaux
Qui arrivent par vagues
Corps mourants qui dansent
Bal atroce
Ils viennent chanter sans voix
Nous parler d’espoir et d’errance
De leur avenir pris dans des ronces
Ils viennent perdre nos regards dans l’vague
Et Bam ! En réponse
On ferme nos ports
Nos cœurs, nos portes
Ils s’enfoncent

Je revois ce petit rouge gorge
Allongé sur le sable
De loin on dirait la ruine d’un monde qui fait l’mort
Oui mais de près c’est un enfant
Qui dort qui dort
Petit prophète deplumé
Craché par la tempête
Minuscule poète
Petit rêve depouillé

On voit de drôles d’oiseaux échoués sur nos plages
Avant sur la rive
on trouvait des bouteilles et on lisait les messages
Mais les prières roulées dans des flacons de chair
On préfère les laisser couler
On laisse les chagrins se noyer
En pleine mer
Y’a tant de sos qui s’perdent
En pleine merde
D’oiseaux messagers qui viennent se crasher sur nos ombres
Et on oublie qu’dans c’monde
On est tous mi-grands mi-p’tits
Mi-grands mi-p’tits

Nous, On voudrait se reposer de nos soucis
Le plus loin possible des bains d’sang
Et ça s’comprend
Ici on d’vient barges alors comment devenir berges ?
On peut pas voir large
On peut que gamberger, se murger
Et puis, Bâtir des murs qui dissimulent mal le murmure de l’animal
Pour oublier que dans c’monde
On est tous mi grands mi p’tits
Mi grands mi p’tits

En restant mutique on s’mutile
En même temps que dire ?
J’me sens si impuissante c’est épuisant
Comment être utile ?
Ni mystique ni politique
Mon seul pouvoir est poétique
Et ce soir très hypothétique
Peut être que mon premier devoir
C’est juste de voir
Et de dire ce qu’en penserait
La petite fille que j’ai été :
Y’a des hommes à la mer
Des enfants en bas âge à bâbord
Et des mères dont les larmes débordent des canots de sauv’tage
Alors pour rester debout demain, humains
Faudra jeter des bouées
Et tendre des mains
Des mains !

Le cœur en miettes sur la main
C’est la que les oiseaux viennent se mourir
La voix tremble, s’étrangle et demande
Sans plier
Quitte à supplier
« Ouvrez les ports
Laissez nous dev’nir terres d’asile
Je me doute bien qu’ c’est compliqué
Mais on peut plus vivre comme des îles...
L’humanité est en péril
Si elle laisse ne serait-ce qu’un d’ces Hommes périr sans pleurer
Quand des corps coulent à pic
C’est l’urgence on agit
Toi tu prends l’temps d’reflechir
Mais leurs poumons qui s’ remplissent sont le sablier
Leurs poumons sont le sablier !
bordel ce gosse ça pourrait être ton fils
T’as toujours pas pigé ?!
Tu oublies qu’ dans c’monde
On est tous mi grands mi p’tits
Mi grands mi p’tits
...Raisonnement elliptique

Je vois de drôles d’oiseaux échoués
Sur mes pages
J’voudrais leur donner des noms
Des noms d’Hommes
Mais ils restent anonymes
Sans figure et sans âge
Masse informe qui dérive
Comme une tache de pétrole, de chloroform’ et d’bile

J’ai le cœur mazouté
On compte les morts !
Humanité j’écris ton nom
Mais je sais pas où t’es...
Alors les yeux salés
Mi ouverts, mi clos
Je rêve
Je vois de drôles d’oiseaux
Je vois de drôles d’oiseaux qui voguent
Et guident des bateaux qui volent
De drôles d’oiseaux qui voguent et guident des bateaux qui volent...
Je rêve et je me souviens
Que dans cette vie
on est tous
Si p’tits et si grands
Si p’tits mais si grands...
Ensemble

06370

 

06370:
Numéro d’série d’mes souv’nirs d’enfance
Retour en terre sainte
Je me souviens, et mes mots rient
Comme cette petite fille
Dans sa petite ville
Non loin de là j’avais des tresses
Le coeur noué
La rue, le banc
Une bicyclette avec un panier vide devant

Je me souviens...
Le rire bête de la sonnette
Le chant des freins, le refrain
Le guidon qui guide plus rien
Ce dédale de pédales sous mes pieds
Et qu’j’avais même plus peur de tomber...
Suffisait d’passer les vitesses
Pour s’griser, dérailler
Sous mes tempes la vie battait
Comme la pluie qui tombait jamais

Je vois ! Je vois tout ! :
Le cèdre bleu
La silhouette des grands arbres
Qui posaient leur couronne sur ma p’tite tête 
Je vois...
Je suis une grande fille
Dans les belles ruines
De ma vieille ville d’autrefois
J’prends des photos de mes souv’nirs
J’prends ma mémoire dans mes bras

06370, j’avance
Soudain, j’ai dans le nose une odeur naze
Mi eau-d’rose, mi sueur rance
Note de coeur: fleur d’errance
Et dans la bouche...
L’aigre douceur s’enfonce
Celle, de l’ogre bouffeur d’enfance
Qui m’a salie
Qui m’assaillit
Depuis, l’eau d’prose c’est ma salive
Je crache la poésie
A la gueule du temps
J’avale le venin des rimes à venir et des mots d’antan
Et même si le temps peste
Même dans la tempête
J’reste, droite, comme le point sur le i
Debout
Le poing qui fait très mal
Qui fait des Aïe avec des trémas,
Met des tremolos dans ma voix

Je me souviens et mes mots rient
Ils savent bien qu’à l’heure
où les souv’nirs surviennent
Il vaut mieux sourire pour survivre
Mes mots sont tout verts,
Ont les yeux grand ouverts
Ils me regardent et se souviennent
Que j’ai le sang tannique et grave
Le pire gravé au creux d’la nuque
C’est par là qu’la vie m’a tenue
Que j’suis la dernière note de la portée
La Blanche pointée, du doigt
Pour avoir refusé l’silence
Mais...
Petite chatte est devenue grande
Petite Blanche est devenue femme,
Et flamme,
Et slame...
Avec sa langue pour lance
Elle tente t’éteindre le diable qui danse
dans le petit bois mort de l’enfance
d’en face...

06370:
J’taille l’espoir dans l’incendie
J’sais qu’on n’a rien sans dire
Des étincelles plein les cils :
Regard embrasé d’ceux
Qui n’s’embarrassent pas et refusent d’apprendre les règles du feu
Mascara charbonneux :
Oui, j’ouvre les yeux !
Mascarade carbonisée:
30 hectares d’illusions partis en fumée
J’crache de l’au-delà et de l’eau-de-vie
sur les cendriers
Le destin m’a pété les dents !
Qu’en ai-je à foutre, hein ?!
qu’elles soient grises, jaunes ou bien cariées... Rien à carrer !

Je me souviens, je vois tout
Les mots fusent... et j’me sens
mi-détresse mi-Apollo 13
Qu’est ce qui pourra m’arrêter ?!
J’vois ! :
J’boite vite
J’bois pour n’plus oublier
J’bois le vers qui rêvait d’être
à moitié rime
à moitié libre
et toujours ivre, plein d’poésie
Je bois à la santé
de tous les micros aphones
de tous les corps sans personne
qui tentent de susurrer les mots censurés
et d’crier les sens interdits

Retour en terre sainte, enceinte
Sur la terre de mon enfance tachée d’sang
j’ai mis au monde un innocent pour l’quel j’tremble
06370, pour lui j’avance
J’revois mes rêves mourants partout
Je me relève avec mes lèvres
En terre vermeille
Suis à l’heure où je me réveille...
J’pars décrocher l’soleil mais
Suis- je à l’heure pour les merveilles ?
Même dans la tempête
Et même si le temps presse
Je marche, je ne cours pas
Certains ont les mains sales
Moi j’ai ma cadence propre
Ce soir je vais me coucher sur le flanc
Et puis me cacher pour écrire...
J’me mets tell’ment à mal
J’me mets tell’ment à nu
Je n’sais même plus si j’suis un animal à plume, ou à poil...
Peut-être qu’avec le temps je suis un animal à voile...
Qui dérive, tout douc’ment, sur sa tache de mémoire sauvage...
Toujours plus loin du carnage,
Car j’nage à contre courant

06370:
Numéro d’série d’mes souv’nirs d’enfance
Je n’oublie pas l’pire mais...
Je me souviens d’tout:
Non loin d’ici
Le cèdre rouge
Le soleil qui s’lève dans les roues d’mon vélo mauve
Mon frère qui court tout autour
Le chant du vent dans mes cheveux...

Retour en terre peinte:
J’dis : 06370, numéro d’série d’mes sourires d’enfance

Poids lourd

 

La
J’ai un poids lourd sur l’coeur
Un semi-r’mord
Et dans la r’morque j’me trimbale
Trois tonnes de tristesse de détresse de...

J’me r’garde dans l’miroir et il m’semble
Que j’ressemble à cet angle
Mort
Eh attend ! Temps mort

Dis moi
Dis moi qu c’était pas ton sang sous le blouson de cuir
Dis moi qu j’avais pas les mains sur l’volant avant d’m’endormir
Dis moi que ce n’est
Que de la tôle froissée
Qu’tu r’passeras
Pour l’constat
Qu’on n’est pas pressé
Dis moi qu’ tout roule s’il te plaît

Mais putain qu’est ce qu’il s’est passé ?!
Tout y est
La route y est
Mon camion y est
Ta bécane y est
Et toi t’y es... resté

T’es cané...
T’es qu’un égoïste
T’es qu’un inconscient
T’es qu’un salopard
Qui... qui passait par la
Qui m’est passé d’vant
Pour... pourrir ma vie
T’es qu’un abruti!

...t’es qu’un innocent
T’étais qu’un enfant...
Un petit motard
Un petit fetard
Un petit veinard
Un petit connard !

Toi tu pars à vie
C’est le paradis
T’iras pas en taule
Tu seras aux anges
Tu s’ras une étoile
Ou bien une mésange
Mais moi...
Moi je suis foutu !
Moi j’suis plus personne
Si, j’ai mes papiers...
Mais j’sais plus qui j’suis
J’ai tout oublié
La sur le klaxon
Je sais pas qui t’es
Mais mon new reflet c’est ta face à toi !
Qu’est ce qu’elle a ma gueule ?!
Elle ne me revient pas...
Elle est restée sur la chaussée
Dans le fracas dans les éclats
Mais putain qu’est ce qu’il s’est passé ?!

Et ma voix vrille, s’tord
Elle grille les stop les virgules
Elle sent ma vie qui bascule entre ses cordes
Je revois ton corps
Valser dans l’decor
J’regarde dans l’retro
Main sur le pommeau
Y’a plus d’marche arrière
Y’a plus de barrière
J’suis en roue libre
Comme un cretin
Sur l’autoroute de la misère
J’conduis ma vie sans les mains
Les yeux un peu trop ouverts
Gare de péage du destin: on a payé un peu trop cher

Le soir c’est comme si...
J’sais pas...,
C’est bien ma tête sur l’oreiller
Mais sous les draps j’crois qu’c’est tes pieds...
Je sais pas si tu baises ma femme...
En tout cas moi j’l’ai plus touchée
Parce que quand j’rentre
j’m’allonge dans la canopée
Je mate ma vie en HD
Depuis mon arbre déraciné
Je mate ma vie sans l’son
Je n’comprends plus le français
Ma BO c’est l’bourdon
Le criss’ment d’mon pied au plancher

Mais putain qu est ce qu’il s’est passé ?
qu’est ce qu’il s’est passé ?!
J’suis pas chauffard moi
J’suis pas un faucheur, non !
J’suis pas un chauffard !
J’suis pas un faucheur...non !

Présentation de l’auteur




Marco Geoffroy, SUR UNE ÎLE, IMMOBILE, et autres poèmes

Micro-moment
Une seconde
Ou deux
Tout ce qu’il me faut pour me faufiler
Entre tes mots
Une fraction
Entre lune et soleil
Un craquement de doigt

Du sud au nord de mon être
Le cul au neutre
Car ici on ne souffre pas
Le monde n’a pas encore corrompu ses eaux
Les poisons sont patients
Tout viendra

À la tombée de nous
Les yeux dans les ouvrages
Les sangles du livre
Laissant place à l’absence
Ce monde en couleurs
Épiant le soleil
À des kilomètres de tout

C’est un fait
C’est documenté
Une cymbale sait trancher une gorge

 

À JEAN-PAUL DAOUST,
POUR PARAPHRASER TON AMÉRIQUE ÉPINGLÉE D’ÉTOILES

 

La danse tributaire des Amériques
Transcendée dans l’oubli
D’un profond complot perdu sur la photo
de la Révolte mal armée
est exécutée sur les pavés de vos ruelles désertes.
(Jean Sioui)

À défaut de sang bleu
L’Amérique s’invente des dynasties
De pétrole.
(Jean-Paul Daoust)

 

Amérique Star-spangled banner
LAND
OF
THE
FREE
liberté maudite
Amérique pudique
ludique
Amérique compacte
tes disques roulent dans tous les lecteurs
Amérique parabole
tes symboles dans les printemps de nulle part
L’Amérique s’étend
se tentacule
méduse sans corps aux quatre coins cardinaux
elle agrippe mes testicules
les traîne dans l’amour
Amérique obscène tu peux me tutoyer de tes valeurs
m’inculquer tes rites
m’enculer avec tes cultes
d’une religion qui engraisse sans cesse
qui ajoute de la chair autour des os
d’une Amérique carnivore
du luxe au besoin
de l’opulence à la famine
stars anorexiques
vos défauts en caractères gras

On a érigé un dôme par-dessus les décombres
des souvenirs douloureux
on castre les blessures
dans les Opéra-Rock
les guerres à grand déploiement
levons nos verres Amérique saoule
qui voit double
à voile et à vapeur
America twin-enginebolides d’enfer
Toys-R-Us jouets de 
fer et barres à clous
baromètre de la Terre
jauge du Cosmos
mère de nos habitudes de nos secrets
et de tous nos vices
nos vies solitudes
Amérique Poor Lonesome Cowboy
And a long long way from home
Amérique blonde loin de notre noirceur

Nos vies américaines font la guerre
nous sommes victoires
nous sommes Amérique interrogatoire
Commission McCarthy
chasse aux sorcières
le devoir la bannière
Guantanamo Bay
Amérique militaire
John F. Kennedy Nineteen-sixty-three
Amérique Sniper
NRA - In Guns We Trust
le meurtre prospère dans cette Amérique révolver

Améri-K-K-K
les tuniques blanches
Amérique crucifix
croix de fer croix de feu
en fusion
Amérique sacrifice
la race suprême
l’Amérique plurielle
Amérique pirate
les os croisés tête de mort sur fond noir
Amérique Jolly Roger plein la gueule
la destruction massive
Amérique ogive
Amérique monochrome
de Speak White à White Power
de meurtre blanc à mort noire
une couleur une saveur
Ku Klux Klan Happy Hour
je m’en lave les mains qu’elles redeviennent blanches
putain d’Amérique Sold Out

Amérique exponentielle
Amérique obèse Supersize
duo Hamburger & French Fries
ton amazing graisse
coule et laisse des flaques arc-en-ciel
sur les trottoirs du Walk of Fame
le paradoxe d’une Amérique Hollywood
droite mince comme un Catwalk
qui rend le rêve possible
nos hommages à ton drapeau silicone
tes lignes rouges et blanches bien bandées
tes étoiles Fight For Freedom dans ton ciel bleu bien encadré
tes murs à mettre sur pied
il faut se protéger
Because on a absorbé tous les pays
recyclé toutes les guerres
on envahit la terre de notre propre paix
coup de poing coup de balai
la fin du monde est prévue pour le générique
Amérique Box-Office

America
tes symboles dans les printemps du Monde
Amérique pure
grandiose
armée jusqu’aux dents

 America the beautifool
HOME
OF
THE
BRAVE
Amérique
ton drapeau flotte là où je m’endors
Amérique barbiturique

 

 

 

 

LE NACRE DE LA DOULEUR

 

Ce baume est plus lourd que la blessure
le sang de l’amour bat le cœur des statues
la scène coule les têtes roulent
les arômes fendent les eaux
les musiques enfantent des refrains
dans la chair du silence
sur le bûcher les verbes tombent
comme des points d’exclamation

Sens contraire à son corps
une bonne-sœur éponge sa poésie
efface ces lignes blanches qui tachent nos moustaches
ces doigts qui s’attachent aux crevasses des mélodies
aux commandes de la vérité
les ordres sont les ordres
avides de bruits
les soldats piétinent la cacophonie automnale
des feuilles dans les courants d’air
dans un combat à finir
les tranchantes lames de cette douleur
ricochent sur nos peaux

La guillotine suit son cours
s’étendent les amours animales
les amours rasoirs
les amours normales
un visage sans langage vole l’espace
et ses silences mortels
il répand les combustibles
étale ses contraires partout
dans le vivant
dans le fond de boîtes à musique
s’étend un passé
drogué jusqu’aux ongles

Nus face aux astres
un masque à gaz dans un champ
dans la nuit blanche et bruyante
cette douleur est contagieuse

 

Présentation de l’auteur




Philippe Labaune, Tokyo drone et autres poèmes

 

le général me disait on pourrait être des héros juste un jour je crois me disait des héros  je marche vers mon rendez-vous vers ma totale disparition je marche dans Yanaka Ginza l’heure du silence et tout fermé les boutiques les petits marchands les jouets lumineux les odeurs de cuisine rien rebel rebel m’avait-on chanté dans le bureau de l’ambassade cette nuit en me donnant l’adresse – 54 -  et maintenant au petit matin dans la rue vide le métro aérien les fils téléphoniques j’avance en dansant courbe de la rue façades aveugles tout écrit dans la verticale tout clos courbe du pont suspendu je suis la tache de couleur électrique dans cette carte postale en noir et blanc je penche je pense à l’amour que j’ai pour elle qui brise mon cœur en deux chorus des cuivres je marche dans un film muet tout dans la tête je suis l’agent double et secret je cherche le contact l’indicateur le mystérieux porteur de message - nom de code Xenon -  tout ce silence autour de mes pas je marche et n’avance pas comme dans la brume en mon royaume solitaire je suis une étoile noire en pleine nuit l’adresse n’existe pas le monde vide les ondes invisibles autour et en moi un désert urbain c’est l’accident industriel mon cœur en fusion comme une légère vibration dans l’air mes pieds touchent à peine le sol dans cette avancée statique un monde dessiné au crayon mon nom partout sur les enseignes illisible mais partout le monde s’est ouvert à mon passage je regarde à gauche grilles baissées ombres collées aux parois métalliques - où es-tu Xenon ? - je regarde à droite palissades le ciel à dix mètres porte tes yeux par ici Xénon où que tu sois ton magasin vend des coquilles d’oeufs je suis au paradis mes cicatrices ne se voient pas et maintenant je cherche ta main et sa clef m’a dit le général une clef pour faire son office le ciel si blanc et opaque sur mes yeux et le sol noir de graphite un jour tout le monde me connaitra la rue en courbe immensément vide comme morte regarde par ici mec je suis en danger je n’ai plus rien à perdre je plane si haut au ras du sol que ma tête me tourne - ça ne me ressemble pas ? penses-tu - je suis le merle bleu celui qui décode les clefs - d’où vas-tu venir mon amant secret mon agent terrible ? - je vivrai comme un roi dans cet extrait de rue en courbe ne penser qu’à ton cul mon caché mon innommable j’ai des cicatrices qui ne se voient pas et que je te montrerai – le texte dévisse peu à peu - à hauteur du 53 à deux pas puis 55 manque une case une fissure dans l’espace un blanc dans le regard une percée une ouverture où saisir la clef Xénon j’appelle ma voix ne sort pas rien pour faire vibrer l’air agiter les radiations comme s’il y avait un calque sur l’image dans laquelle j’avance – aucun retour possible - cri blanc déchirant Xenon mon secret approche-toi tends le bras le général m’a pris les mains hier et nommait les lignes mon général au teint pâle - non pas demain maintenant - le fou dans la zone chaude la musique est à l’extérieur elle cogne sur les parois du ciel de craie et je marche entre deux murs de rythmes et j’ouvre la gorge pour chanter la sale leçon du chœur pour t’appeler Xenon je te sens l’enfer derrière les rideaux de métal quelque chose dans mon ciel quelque chose dans mon sang qui cogne pour toi la clef la clef la clef qu’arrivera-t-il quand tu la poseras dans ma paume je ne verrai même pas ton regard ton visage impossible dans la nuit tout le souvenir des années mortes s’il y avait seulement une sorte de futur je crois que j’ai perdu mon chemin je suis cinq ans de plus dans Yanaka Ginza et ses fantômes - où sont-ils tous ? - pauvre mon âme je suis l’espion debout si près je cours dans le vide sur place pour l’éternité saisi dans une suspension du temps le général l’ambassadeur le code - je me souviens - la mission la rue bruyante comme vidée 54 n’existe pas même de profil ça n’entre pas des tambours sonnent derrière les murs aveugles de la rue ça s’approche et je ne vois rien suis une silhouette stationnaire dans cette rue de Tokyo -  ne veux-tu pas être libre ? - la poussière de lune finira par me recouvrir repas et mort dans un monde de lumière bleue envoyé ici pour toucher l’invisible distillation fractionnée de l’air liquide où sont-ils dans le silence le métro dans mon rêve m’a déposé au cœur de la supernova comment revenir peu à peu m’efface avalé par le vide de la rue morte confusion des lignes et des sons à gauche à droite sans fin quatre notes attaquent ma mémoire c’est un vol simulé un entrainement - où êtes-vous général ? - je suis l’insecte qui gratte le sol un crayonné sombre dans un paysage vide pour l’éternité dans cette zone de sécurité cette rue je vis d’heure en heure la mort de l’homme sans odeur lorsque rien n’est rien vanité est trop lente il n’y a pas d’enfer je nage dans la rue Yanaka Ginza en trompe-l’œil quelque chose de trop complexe pour un homme simple je ne sais plus ce que je suis venu faire ici sinon disparaître il n’y a pas d’enfer il n’y a pas de honte mon général juste devenir bleu et retenir son souffle – good timing drone - il n’y a pas d’enfer il me faut rester à l’écart de l’avenir ma vie se perd dans les feuilles mortes et dans le vent tout est arrêté tout est dérangé il n’y a pas de clé – aucun contrôle – je suis maintenant un homme brisé celui qui perd son nom les flammes brûlent mon corps invisible cette rue n’existe pas il serait bien d’avoir de la compagnie pour de grandes conversations en regardant les démons au travers des fenêtres appelez ça un jour rêver de sommeil je suis avec le nom caché des baisers et des morsures inspirant-expirant  donnez-moi une fois de plus que je sente encore la douleur comme de la neige –couvre-moi couvre-moi – profondément enfoui dans l’air mort un zéro dans le tissu du temps lui-même j’aurais voulu vous ramener à l’entrée de la rue j’aurais voulu vous ramener au moment où tout a commencé

 

Extrait de la série Drones, octobre 2018.

La ballade de Desert Eagle

  1. Swing pied droit dans l’écran de la téloche ça bave bleu partout la mire en giclées plein la tête du blue et un et deux et vlan Suicide joue jukebox babe ouch peux plus les voir les trop de signes d’objets d’images démolissons même les ruines et bang jean chemise bretelles jaune blanche rouges tenue du dimanche encore un coup last time dessiné gros fort et à la bière you’d better work bitch
  1. Aspiré par la machine recraché de nuit au désert ouesterne comme j’en rêvais petit j’entends les têtes parlantes et les serpents à ssssonnettes chanter salut cow-boy qu’est-ce que tu mattes sur ton cheval dans le bleu de la nuit américaine comme l’éclair sur mes pompes vernies dans le sable tu glisses de l’autre bord de la colline et c’est indolore et c’est moi dans quelques heures la puissance d’un cheval à l’arrêt

Interlude - Saupoudré de gris un geste de la main la besace et l’ennemi qui guette ça tangue dans la maison en mouvement j’entends encore les trompes du désert je chante et ça répond en chœur lève un bras et l’autre l’assaillant de baisser la garde et me prendre contre lui fin de la guerre d’Espagne en électrofunk à suivre l’avilissement continu avers et revers d’un monde de bruit et de fureur William sors de ton trou

  1. La fille à la Cadillac en plein soleil bientôt ici votre pavillon avec piscine quadrichromie quatre par trois à l’américaine y a quoi dans ton coffre je descends la bute le soleil comme une râpe sur l’échine le skaï du volant va me cloquer les paumes ça pue à l’arrière on a tous quelque chose à cacher je pratique l’anesthésie sensible l’opérateur verbal cogne sous le capot brûlant je ne regarde plus pour voir
  1. Caterpillar à fond les ballons en plein milieu d’un grand rien jaune je l’ai appelé une fois deux fois et à chaque fois bridge impossible fonce droit dans la faille et fume fume little loader ça me rappelle une chanson de Franckie l’esquimau souffle sur le sable et c’est la tempête pourquoi ne pas manger la neige canari et la chenille déroule ses accords électriques à toute berzingue et racle et plonge dans le désert en feu et sonne la sirène et tout foutu en l’air le parc d’attraction mondial aucun exercice de soumission et les vapeurs du diesel dans les yeux

Interlude – sous le désert un salon dans la mer et une sirène qui embrasse les dormeurs on change de dimension tout allongé plus rien d’un carré une poche sans oxygène tout fluide le chant des baleines pour oreiller aucun signe extérieur de rébellion je suis le souvenir d’un rêve ce nageur énigmatique et sa poupée gonflable misère

  1. enfin enfin presque le métro transglobal et creuse et fore et perce et sape une Joconde de profil on dirait ma copine Alice un rat dans le moteur avec ses airs de ballerine c’est une grosse basse qui avance sous le crâne passe-moi la clé et le mambo encore et encore ta musique de froussard et chante avec les sept nains de la mine oh joie du travail
  1. c’est piscine on est tous là avec nos gueules de déterrés Alice William Franck Yma Sumac attention sol glissant ne pas courir manqué l’éclipse qu’avons nous appris de notre roman d’aventures technicolor akétibotiptipbombodirabambum maintenant toute l’essence dans le sang et la sagesse et la trahison des images dans des vapeurs de fuel non à la torpeur et à la mort oui à la couleur

 

Extrait de la série Drones, Juillet 2018.

First burning attraction

intérieur nuit de l’hôpital lumière clignotante du néon - .S.O.R.T.I.E. -  je compte les cliquetis de l’ampoule couché 80 bpm c’est l’issue de secours mon lit et son alèse de plastique légère moiteur du corps qui colle aux draps quelque chose sort du noir c’est ma dernière photographie pâle mon corps sur le lit blanc des siècles de surexposition très loin une petite sonnerie - comme une alarme - depuis un très profond sommeil et une note tenue - presque une voix - une lanterne rouge flotte dans l’air noir - suspendue et en mouvement à peine - va et vient de la couleur sur la rétine quelqu’un frappe à la porte mais loin les bruits du monde comme tamisés  – peu à peu - d’autres corolles rouges sortent du noir et avancent sur le chemin je les vois depuis mon lit mais ce chemin n’existe pas dans ma chambre ce sont des enfants - des fillettes - les coups sur la vitre - la porte – insistent de la vaisselle brisée et fourchettes et couteaux et cuillères qui tombent sur le sol de carrelage - cascade de métal - un homme me parle à l’oreille c’est une plainte il est si loin - comme un astronaute - dans la nuit du ciel les fillettes avancent encore toutes blanches et sans visage - juste un ovale plus sombre - les lanternes à la main un champ de coquelicots en mouvement dans la nuit une marche - si lente - si silencieuse - j’entends le réfectoire – au rez-de-chaussée - qui entrechoque – brise - un torrent de couverts en inox l’autre me parle encore c’est – à peine - un message de Jim Lowell je n’entends que sa peur qui grince et racle comme un vaisseau à la dérive dans les galaxies 160 bpm plus de vingt lanternes rouges maintenant je n’arrive pas à faire le point un grand flou sonore une masse informe de respirations et les images mobiles avancent les fantômes d’enfants et deux

sur le bord grimpés

sur un mur

sous le poteau télégraphique

deux ombres qui me désignent du doigt

halos écarlates progressent depuis le fond du noir les petites princesses-sorcières s’approchent du lit lanternes à la main dans ma tête je clignote maintenant et peu à peu effrité mon corps de sable grain à grain se défait une absolue sécheresse - un désert sur le lit - Jim à l’intérieur de mon oreille - une plainte - on dirait qu’il pleure la note ne faiblit pas et tourne et ronfle et gonfle et envahit l’image une première attraction brûlante c’est un cortège funèbre qui passe à côté de moi c’est une roue qui frotte glisse le long du lit fillettes sans regard - le vent dans leurs cheveux - le vent dans ma chambre de malade très en-dessous - sous l’hôpital - sous les sous-sols - la note vibre et circulaire c’est le son des guirlandes rouges - le son d’Apollo - qui dérive et flotte mon lit sur les épaules des petites mortes c’est un cri qui ne peut pas - inarticulation de la douleur -  leurs pieds ne touchent pas le sol - ont-elles des pieds - je ne peux pas aller plus loin reste une note qui s’éteint dans le brasier des sons

 

Extrait de la série Drones.

Présentation de l’auteur




Michel Saint Dragon, Nymphose et autres slams

Nymphose

Avouer les vagues
Comme la flaque chuchote
Le bruit de la pluie

Les alcalis sombres
Épousent les feuilles mortes
L’humus est une mémoire

Et qu’il est bon de vibrer
Là où la feuille bruit
Pareil au chant de l’oiseau

Dans la brasse du vent
Sifflant soufflant la plume
L’épistolière de l’âme

Je suis une bactérie dans l’œil de l’épicycle
L’origine de la vie, la source et puis le cycle
Et je retourne à la terre, ultime métamorphose
Je fais le chemin du voyage, des réminiscences, du souvenir

Je me souviens chrysalide traversant la nymphose
Dans les veines de l’arbre j’entends le cœur de la forêt
Je me revois papillon aux ailes chiffonnées
Je sais l’air et la terre j’en connais les secrets
Je me rappelle imago, baignant dans l’atmosphère et l’ivresse de l’argon

De cendres et de poussières
Enfin je suis la terre
Fossile dessin de pierre gravé
Roche de calcaire

Je me souviens chrysalide traversant la nymphose
Lovée dans la sève de l’arbre j’entends le cœur de la forêt
Je me revois papillon, dernière métamorphose
Mes ailes chiffonnées, je vais me déployer
Je me rappelle imago, battant dans l’atmosphère et l’ivresse de l’argon

Cendre, cristaux de glace, oxygène, fines poussières
Ma Terre mon élément ma place, l’Air mon atmosphère !

Je me souviens chrysalide, je suis le cœur de la forêt
Je me revois papillon, mes ailes déployées
Je suis la Terre et son secret
Je me rappelle imago, baignant dans l’atmosphère et l’ivresse de l’argon

Je me souviens chrysalide
Exuvie et nymphose

Je me revois papillon
Je me métamorphose

Je me rappelle imago
Ivresse de l’argon

Mémoire de cendre
Empire de poussière

Rêve sans matière
Je retourne à la terre

 

Cent slams en tête

 

J’ai des slams plein la tête à pourfendre du poète
Ça joue du tambour et de la trompette, je feins la fuite, mais en fait
Je peux pousser la chansonnette et t’en chanter à tue-tête
Car j’ai cent slams plein la tête à pourfendre du poète

 

J’ai des oiseaux sous ma casquette enfermés dans une cache secrète
Que tu ne vois mais dans ma tête ça tourne ça chante et puis ça pète !
Des larmes aussi dans les mirettes, parfois je mets trois graines dans une assiette
Je protège mes rêves dans des cachettes juste à côté d’une brunette

 

Celle-ci d’ailleurs, mais quelle nymphette ! Elle en connaît des pirouettes !
Fesses de déesse et yeux noisette, belle petite fleur, ma pâquerette
Cela n’est pas des sornettes, range-la ta mine tristounette
Faut-il encore que je répète que j’ai cent slams plein la tête ?

 

Au cou j’accroche des amulettes, la nuit je prie mes statuettes
C’est de la magie noire aux aiguillettes à faire pleurer les malhonnêtes
Mais je suis malade et j’interprète le petit mot le moindre geste
À faire partir les amourettes, ça tourne tellement dans ma grosse tête

 

Que je me demande qui est le poète que je veux pourfendre… C’est moi en fait !
Vas-y, fais sonner la trompette, je me suis trouvé c’est moi l’arpette
Sans balais sans pelle mais une baguette, ce sont mes rêves que j’époussette
Sans artifice et sans fumette pour une vision beaucoup plus nette

 

Et vous, vous parlez tant mais qui vous êtes ? Vous prenez-vous pour des prophètes ?
À me lorgner dans la lunette vous ne décochez que des fléchettes
Donc j’ai une pomme sur la tête, vas-y prends-la ton arbalète
Fais attention dans la tempête, ne te loupe pas que ça en jette

 

Que tu sois le roi de la planète, que tu me voles la vedette
Moi je m’en fous, j’ai cent slams dans la tête à pourfendre du poète
Mais détends-toi et fais risette, je ne suis pas le roi de la gâchette
Il y a mille bonheurs et cent mille recettes dans ce petit monde où on furète

 

Puis je t’ai oublié depuis belle lurette, j’ai mon bonheur dans ma pochette
Je ne crie pas l’amour à la sauvette mais si tu n’as pas compris je le décrète
Une dernière fois : je suis en quête avec cent slams plein la tête
Jette-moi la haine aux oubliettes, chantons l’amour pas les paillettes

 

Laisse-moi tomber ta clarinette tes idées fixes tes étiquettes
Ce ne sont que des réglettes destinées à te mettre perpette
J’avance ici à l’aveuglette, une vision folle dans la serviette
Avec cent slams dans la tête, amour, c’est tout ce que je souhaite !

 

On est plus fort que ça

Quand ça commence à vriller
C’est là que tu peux faire des gros trous
Ce sont des murs que nous avons à percer
Il y a tellement de haine autour de nous

Alors il faut s’engouffrer
Alors il faut s’enfoncer profondément dans les abysses
Parfois il en sort de l’art, parfois il en sort du vice
C’est dément

Avec nos vies d’artifices
Sorties de nos fissures qui grandissent
On ne sait jamais de quelle blessure on gravera nos cicatrices

On ne sait jamais quels mots vont changer la donne
Il y en a tellement de laids qu’on se prend en pleine gueule, tu m’étonnes
Que ça tombe que ça crève que ça se défonce que ça se cachetonne
Cette vie est une meule ! Et on se fait aiguiser ! Toujours être plus tranchant !

On se fait presser comme un citron et on prend tout dans les dents
Ça n’arrête pas ça n’a pas de fin, tu respires à peine la bouche hors de l’eau
Eh oui ! c’est ça mon ami ou tu acceptes et tu te traînes, ou tu te noies et tu restes sur le carreau

Mais putain où on vit ?
Tellement on crève pour rien !
Tellement on crève pour rien !
Tellement on rêve pour rien !

Pour trois heures de calme
Pour trois grammes de came
Avec de l’alcool et un peu de fumée
On rêve d’une vie qui reste à inventer

Mais on étouffe dans le commerce de ce monde en marche, le tonnerre gronde
De tout ce barouf ils nous bouleversent les ondes
Et puis ils cravachent nos frères, ils sont immondes !

À bouffer sur nos rêves, à nous faire rêver la trêve
L’amour dans le costume, non, surtout le chèque dans l’urne
Moi je n’irai plus jamais voter
Au lieu de ça le dimanche j’écrirai que je les déteste tous
Je leur ferai voir la détresse dans laquelle ils nous poussent

Les soirées de semaines à huit heures et demie je suis ivre
Eh ouais ! il faut que j’oublie que j’ai une sacrée chienne de vie à survivre

Tous ces moments ça ne tient plus la route
On pourfend les poètes on s’abreuve du doute
Tous en quête d’un meilleur plumard
Tous, on se guette le refuge et on se partage l’art
On se donne de l’amour ? On deale nos toujours !

Toujours plus de rêve
Toujours plus de haine
Toujours plus de peine
Mais toujours plus d’amour !

La drogue ou les lettres
Moi j’ai choisi la poésie
Mais putain où on va ?!

Alors, je n’ai pas l’habitude de dire ce qu’il faut faire ou ce qu’il faut dire
Mais cette fois, mes amis, si on veut s’en sortir
Il faudra qu’on rentre dans la vie et qu’on vive de tout ça
Il faudra s’enfuir dans cette vie encore plus que ça

Et si ça ne suffit pas, il faudra qu’on lui coupe les bras
À cette mort qu’on nous vend et qui nous court après
Qui veut absolument nous rattraper !
Non !

On est plus fort que ça !

 

La mode des rencontres

 

Les rencontres brodées du hasard, au gré des canevas d’errance
Ça nous aiguille tôt ou tard dans le chas d’un bonheur immense
Cela agite le foulard en soie, parfois sur le quai d’une gare
On se départ de l’accessoire, en réseau ou pourquoi pas dans un bar

Où s’assaille le comptoir des dentelles, de la geste des couturiers
Ça raille en rêvant d’arcs-en-ciel, c’est la valse des cœurs brisés
L’union de fragrances de sourires, gravitent autour des turpitudes
La lance de l’ivresse et des rires empale les pourpres solitudes

Voilure du prêt à consommer ou confectionné sur la durée
Piqûre au fil suave et doré, le verbe qui suture en surjet
Haute couture de l’élégance et parfois du prêt-à-porter
Les rencontres sont une chance mais quelquefois faut s’en défiler

Parce que quelquefois le bonheur immense, eh bien ça peut vite se déchirer
Il faut prendre garde à la chance qui pourrait bien vite embrocher
Le cœur et laisser la raison émiettée, patron décousu
Et pourrait aussi faire chanter à la gloire du « non, non jamais plus ! »

Cette fois c’est qu’on n’aurait pas eu de pot ou qu’on n’a pas bien essayé
On se retrouve dans un paréo qui nous va beaucoup trop serré
On essaye de coudre un bouton puis une fermeture éclair
Mais d’histoire n’avait que le nom et la doublure d’un éclair

Le bouton pète, la fermeture se grippe, on revoit notre savoir-faire
Découd la couture on traîne aux fripes la mélancolie à l’envers
On finit par vendre le fil d’or, aussi notre machine à coudre
Jurons sur la vie et la mort, on envoie l’amour se faire dissoudre

On peut alors se faufiler, après de longues heures en guenilles
Dans la collection lingerie, ici c’est l’histoire qui se déshabille
Celle-là où règne le passepoil, où la reliure peut s’enfuir
Ça rafistole sans grand style mais au moins ça ne brûle pas le cuir

Plus rarement il y a la grande maison, du sur-mesure pour âmes sœurs
Ceux-là s’habillent de grandes créations et deviennent leurs propres tailleurs
Tunique en soie estampillée de la griffe mannequin de la durée
C’est la mercerie des aimés, ils en font un métier à tisser

Ils peuvent être un peu énervants pour qui est seul dans sa jupe
C’est vrai que la peau sans collants, en hiver c’est un peu abrupt
Mais au fond on les aime, même si on leur taille un costume
Car si des rencontres, on a le rhume, on peut en faire couler la plume

 

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