Morgan Riet, Euphémisme et autres poèmes

                                               pour Elliot.

 

« Il fait une petite chaleur »
vient-il de dire,
comme s’il tenait
à n’offenser
ni le ciel, ni personne,
à nous rassurer un peu
sur les suites
de l’entreprise.

Bouchée franche
des regards,
sans périphrase
autour des sandwiches,
il fait bleu de sourire
ductile
dans l’éclair
de ce pique-nique

en bordure de pluie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Des voisins

 

Avec eux parlant
de la pluie et de l'herbe
tondue ou à tondre ;
avec eux c'est simple
comme bouger un pied
spontanément après l'autre -
et ainsi de suite,
allant son train bonhomme,
le moindre échange
sans arrière-pensée
au balcon ou bien devant
nos garages respectifs -
Avec eux il y a comme
l'effet d'une pierre
de sucre      candide
qui volontiers vient fondre
au milieu quelquefois
d'une amertume passagère.

 

 

 

 

Acquiescement

 

                                                 pour Olivier.

 

Alors que nous courons,
une parole entraînant l’autre,
tu en viens à évoquer
des tranches de vie,
ce que nous ne rattraperons plus,
ce qui nous brûle,
étape après étape,
et revient là,
en coup de sang, dans nos cœurs,
par petits tas de cendres.

Pour toi, comme pour moi,
le plus âpre dans tout ça,
c’est d’accepter ce train
qu’impose le temps
avec toutes ces gares,
ces incendies de parcours,
ces aiguillages humains
au goût d’amitié ou d’amour parfois
amers.

De tout notre souffle,
nous tranchons, en dépit
d’un ciel pesant de pluie et de larmes,
dans le vif des regrets,
et repoussons impuissamment la fin,
au gré des paysages traversés
d’images        en nous.

 

 

 

 

 

 

 

 

Plongeon

 

Rideau à peine
baissé du soir,

nous traversons
sa douceur et la rue
piétonne.

Rideau à peine,
baiser du soir -

les terrasses
y fourmillent
de langues, d'alcools,
de fumets divers,
baignés d'une sorte
de légèreté commune.

Rideau à peine -
oublieux         de savoir

nager      et des regards
qui me sont terre
ferme,

voilà que je plonge
avec le jour,
lourd de tous mes sens,
au large d'une pensée
fugace,
dans la houle
des récits possibles.

Rideau, sur ce,
troué d'étoiles...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bis

 

Ici, ça ne dure pas,
toujours ça tourne à l’orage,
et y r’pleut
comme on dit par chez nous.

Un cri de mouette,
pour nous rappeler l’été,
zèbre soudain ce tonnerre
d’abattement grisâtre.
(Toboggan, balançoire,
rêvant de cigales,
ont depuis belle lurette
enjambé le mur                   du jardin.)

Et c’est ainsi que tombe
de nos mains moites,
comme le poids maussade
d’une vache sur nos tongs,

la faible perspective
d’un château de sable.

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Arnaud Vendès, Silence et autres poèmes

Nous glisserons ensemble
vers les sommets rongés
de nos doutes séculaires

Seul, je tisserai contre la ville
les liens serrés,
de l'instinct noir du vide.

Le silence offre la cécité bienveillante
du sommeil promis,
aux égarés des songes premiers.

Les cendres grises couvrent la plainte consumée
des amants trahis vers la lumière du jour.

Nous laisserons ensemble,
une empreinte figée dans le fer et le sang séché.

 

 

 

 Les heures blanches

 

Un calme de lune
Un rire de terre grasse
Abandonné aux seuls amoureux des heures blanches
Où la lumière mouille de son halo vivant,
Le dernier chemin ouvert sur demain.

La pluie détruit à grands traits de malice,
La porte sucrée,
Passage unique, des histoires rendues folles de ton absence.

Le vol inquiet de tes bras
L'air battu d'une plainte sonore,
Rappel sur la glaise,
Ton corps secoué du doute.

Tu es partie !

 

 

 

 

Une île dans le ciel

 

Les larmes effilées au tranchant de feu
Sèment à la volée le grain chargé d'ivraie.

Le visage éteint, ton silence
Réveille les douleurs en souffrance.

Accroché aux reliefs écroulés
De notre mémoire infidèle,
Un sourire une caresse
Délivre la lumière aux tisons noirs.

Par des allées vert-citronnelle,
Les lambeaux rouges du soleil
Peignent des îles dans le ciel
Et des ombrelles si fragiles.

Plaines fertiles en bonheur, lendemains creusés de victoires volées,
Que dansent des reflets dorés, sur les récoltes à mon cœur incendié !

 

Ton empreinte

Les larmes de pierre dévorées à nos lèvres serrées
Perdent leur gangue en perle de calcaire

Attise le feu des croyances ocre rouge. 
À tout perdre elles tombent.
Offertes aux lois de l'ombre.

La sagesse résiste, attaquée, prise au piège.
Un seul nom sur la liste, feu de joie perpétuel,
Le jardin aux supplices, vague sourde, destructrice.

Blonde et triste, la lumière craque.
Source profonde de silences profanes.

L'aveu creuse le chemin colore les murs,
De fresques éphémères, que le soleil disperse.
La première peur, le dernier geste.

L'amour ne rend pas les corps. 

 

Crépuscule

 

Le soleil boit l'océan par dégoût
Et le crâne vidé, l'artiste se soûle de néant.

Au chevet du jour ridé,
L'espérance accompagne le moribond,
Guide ses pas évanouis d'attente vaine.

Il ne reviendra pas ?

Les derniers traits incarnats,
Doigts de lumière liquide,
Trépassent en jets parfumés.

Le sépulcre est avide en conversation stérile,
Quant à la gloire intrépide d'une pensée humide.

Rêve donc de bonheur !

En partie dévêtue,
Le visage peint, le sein, pierre ruisselante de larmes.

La nuit coule sur tes yeux.   

 

 

 

Étreinte

Je dessine sur ton corps une fenêtre secrète.
D'un bleu de ciel lavé fait ton cœur apparaître.
L'histoire de ta peau, frêle enveloppe d’écume,
À mon doigt perdu, signe la route du bonheur.

Le sang frappe son langage de feu,
Vibre le désir, Calme l'étreinte.
Et meurt, prisonnier des jours de plomb.

La fortune salée tire ses rideaux de pluie.

Ton rire de cathédrale éclate d'une ondée fertile
Et libère des créatures fantastiques.
Au chevet de notre joie, le pâle ennui, en rêve chante.

Par une porte dérobée les sentiments usés,
Suivent la course de l'été au son triste de juillet.
La brise marine, nous appelle vers le large.
Une poudre d'étoile guide l'amour encore sage.

Sur mes cheveux lisses courent tes ongles de granit.

 

 

 

Dans le murmure des hommes

 

Le désert mime des contes ordinaires.
Dégrafés dans le sens du vent,
Ses bribes se lient d'amitié.

Le vent marin disperse tes mots, notes de musique.
En cet exil minimal, les sons animés, alignés,
Complices d'une partition, concert d'oiseaux en cage,
Voyage sur ton corps baigné de sable brun. 

Les songes déchirés,
À notre ombre nue ondulée,
Souffle des dizaines de secrets,
Absorbés, digérés, parties de l'humus végétal.

Prends mes mains sèches, souffle la vie légère,
Tourne les âmes sans raisons.
La lune crisse bien des soirs.
Connais-tu d'autres histoires ?

La demeure des âges risque ses traits tirés,
De sagesse en partage.

Je sens couler l'eau chaude d'une cascade de vie,
Les larmes impriment le plaisir de ton prénom.
Mes pensées sont plus fortes que les mots.

 

Fleur de brume

 

Je roule entre mes doigts
Les images tièdes
Du jour qui s'éloigne
À l'écume d'une vague.

Zéphyr révolté
Réclame son tribut
Aux roches nues,

Victimes des flots,
Combattants sacrifiés.

Les mains glacées
De l'aurore liquide
Donne un vol limpide
Aux ailes silencieuses
Des frégates.

La semence dispersée
De quelques monstres marins
Chevauche les rouleaux d'argent,
Déferlante concubine,
À la côte déchiquetée.

J'enserre mes bras figés de brume
Aux barques imprudentes
Repues des festins tragiques
Du grand large.

La pluie sèche
D'une foule joyeuse
Lèche le sable vierge
En grappe de bonheur.

Le corps pénétré d'exil
Je glisse, reflux de l'aube lourde,
Vers des promesses d'orient.

 

 

 

 

Le cœur « Vent Battu »

 

Le silence amer de ta vertu vide le lit des fleuves aux berges déifiées.

Attablée parmi les étoiles, ta jeunesse part en jet de pierres. 

J'invente pour toi
Le masque lourd de la tendresse 
Que l'on étire sur les joues.
Je place les mains autour de tes peurs
En pleur la rudesse des contours.

Les lacs brûlent, coulent vers la mer.
Porte le deuil cruel des assauts du vent.
Trouble la vue des sables du désert.

Tu parles la langue circonflexe,
Généreuse, à l'accent brisé, criblé d'injustice.
Si la mort à profusion frappe ainsi les lions,
Le soleil mûrit sous le ciel d'or, dans ton sommeil un avenir.

Au détour d'un rire, j'ai croisé ton regard.

 

Le sommeil du funambule

Endormis trop tard ils sont partis !

Le silence reste
Moi qui aime la tourmente
Un rien me laisse seul
Guide mon regard
Vers ce point d'espoir.

La trahison du nombre 
Sèche les doutes 
De nos instants écrit 
Sur l'écorce du pardon 
Je cherche ma route 

Si ton sommeil existe 
Pluie de feu interdite 
Place forte libérée
Découvre ton sein
Calme ma nuit

Je me souviens des visages amis.
Ils peuplent ma mémoire
Le crâne déchiré d'oubli
Reste sur le seuil

Je prends ton sourire.

 

 

 

 

Mangeur d'ombre

Dans ce pays d'ébène
Les pierres cognent
À la porte des rêves
Les veines tarissent
Du sang des collines épanchées.

Les Grands Vents
Traversés d'épieux
Durcis au feu de forge
Transpirent le labeur
Du mangeur d'ombre.

L'obscurité abrupte
Vibre encore de ta lumière
Aujourd'hui inhabitée, désertée
Des morsures tribales
Qui jadis nous tourmentaient.

Par le ventre fécond
D'une mère affaiblie
Ta violence glisse
Des sommets effondrés.

Que l'enfant seul
Contre mes yeux éloignés
Cherche cette parcelle d'âme
Où se brise les mœurs anciennes.

 

Signe de vie

Dans ce pays sans mémoire
La pluie prie quelques secondes
Les fruits, les fleurs, les enfants,
Mangent la lumière aux pleurs des ruelles.

Consumés, dans une tisane d'embruns sucrée de courage
Les lambeaux de pierre coulent au saillant des ombres qui chantent.
Du lait de tes doigts la terre jaune s'épanche en fièvre de tourments.

Les pieds blessés emportés à midi par le chemin défoncé des pêcheurs
Tu plies sous le boutoir des rêves démantelés.
La bouche retournée du goût âcre d'un fruit vert
Une plage se dérobe à tes pensées.

 

Sous la mitraille et dans les airs, tu suis Icare en son dédale.
La roue inutile des servitudes pourrit les temps de plomb par ton exil libéré.
Tu salives l'inquiétude maternelle, les rires déglutis au soleil de l'enfance.

Les souvenirs sont des plaies béantes léchées d'innocence.

 

 

Présentation de l’auteur




Samy Hassid, Le Vent dans la chambre…, et autres poèmes

Le vent dans la chambre
fait glisser les pigeons ramiers
dans les petites mains rougies
de l'arbre en face.
Par la fenêtre ouverte
des vagues viennent
s'allonger un instant sur le lit
pour aspirer l'odeur
de nos sécrétions intimes
faisant vibrer au passage
les pages des livres
en spasmes éperdus.

 

Avec cette chaleur
me revient l'odeur
de la grenadine à l'eau.
Goûters pris entre deux activités
ou dans le car
de retour d'excursion
les mains toutes collantes de sève.
Énergie brûlée de soleil
les tempes résonnant encore
de courses exténuées
les pieds en feu
mais heureux d'avoir gagné
2 barres de chocolat
allongées sur du pain.

 

 

Mycènes est tombée.
Forteresse minée
par les tombeaux de ses suzerains
strates de poteries polychromes
trésors à même le sol
générosité posthume.
A l'ombre des oliviers
lentement se goûte
l'huile des siècle écoulés
le silence hachuré des cigales.
La mort qui montait la garde
dans l'étroit corridor du “cercle A“
à présent se gorge de ciel
dans les tholos effondrés.

 

 

Essuyées sur la table
extirpées du grille-pain
balayées jusque sur le seuil
les miettes fragmentent la matinée.
Elles gagneront le ciel
dans des gésiers d'oiseaux
tandis que ce fromage
jaune et friable
au goût sans arrière-pensée
reste ici avec moi.
Carence de plénitude.

 

 

Présentation de l’auteur




Michel Baglin, trois poèmes extraits de Un Présent qui s’absente

L’éternité

 

Si nous ne sommes pas assignés à résidence,

nous le sommes à l’instant,

au temps sans fond ni rives

où nous croyons baigner,

que nous portons en nous et produisons

comme le sang.

Ainsi ne seront-nous jamais

Ces morts promis

puisqu’un mort par définition

n’existe pas.

Peut-être croirons-nous nous voir mourir

et nous serons pourtant vivants

aussi longtemps que nous n’aurons pas passé le seuil

que nul ne franchit jamais

sans s’être au préalable dépouillé

de son identité.

Ainsi toujours plus près du terme,

et se sachant mortels,

sommes-nous condamnés à hanter

l’éternité

des derniers moments.

 

 

 

Michel <Baglin, Un Présent qui s’absente, éditions
Bruno Doucey, 2013, avec l’autorisation de l’éditeur

 

*

Sillage

 

Une vie, à peine un peu

d’écume dans son sillage,

guère plus de traces

que l’oiseau n’en laisse

dans l’air qu’il fend.

 

Une vie, ce qu’il en reste,

cette traînée d’images

dans les mémoires amies

s’évaporant avec les ans.

 

Un vie, une voile, un vol ,

un grain de lumière

dans les sillons du vent.

 

(ces deux poèmes sous le titre «Faux départs », avec enépigraphe « Quand on ne sait où l’on va, il faut se souvenir d’où l’on vient. » (proverbe africain)

 

*

Extrait de « Jeux de miroirs », avec l’épigraphe de Charles Juliet : « Ecrire, c’est exprimer cette part de soi qu’on découvre chez autrui, cette part d’autrui qu’on reconnaît en soi-même 

 

»

 

3

On dit « l’autre » et l’on pense au migrant, à la faim qui le pousse à l’exil.

On pense aux terres lointaines et aux charters de l’aventure encadrée.

A ce maelström obscène autour de la planète de la misère et du tourisme qui se croisent

- les uns dans les aéroports, les autres dans une galère de clandestins – sans jamais se rencontrer.

On dit « l’autre » mais sait-on qui l’on stigmatise ainsi, qui l’on tient à distance avec un mot,

Quand l’autre reste en nous la part obscure et sans langage ?

La ressemblance rend possibles l’empathie et la fraternité,

mais aussi l’efficacité des bourreaux.

La différence conduit à l’incompréhension, parfois,

mais enrichit l’avenir de tous les métissages.

Ainsi l’autre nous est d’autant plus nécessaire

qu’il a de multiples façons de nous ressembler.

 

*

Le poème suivant est extrait de l'anthologie personnelle,  publiée au Castor Astral sous le titre De Chair et de mots en 2012

 

Cette vie, la porter...

 

Cette vie la porter

jusqu'à l'incandescence

comme un bouquet fragile

d'étincelles sauvées

dont seul l'éclat fertile

aurait un peu de sens.

La porter comme un feu

au temps des hommes nus,

comme un noyau de braises

à transmettre à tous ceux

qui refont la genèse

en paradis perdu.

 

Cette vie, l'arpenter

d'un bon pas de marcheur

qui saurait cependant

qu'il peut se dérouter,

qu'il n'est ni lieu ni heure

pour arriver à temps.

L'arpenter ou flâner,

c'est selon la saison,

la manière qu'on a

de chercher l'horizon

et d'accorder son pas

au monde traversé.

 

Cette vie, l'enchanter

d'un sourire entrevu,

de ces bonheurs fortuits

du passant amusé

et des odeurs cueillies

par hasard dans la rue.

L'enchanter à l'envie,

à petits coups de cœur,

à petits coups de chance,

en quêtant l'âme sœur

ou la clarté d'enfance

dans un regard surpris.

 

Cette vie, l'inventer

contre l'usure des mots,

les lèvres trop prudentes,

les gestes  étriqués

et les rêves falots

qui nous lient dans l'attente.
L'inventer à propos,

puisque le cœur réclame

un peu plus de vertige,

un peu plus d'états d'âme,

et que le chant exige

et la langue et la peau.

 

Cette vie, la jouer,

un peu de jazz au ventre

pour panser la blessure

et que l'eau du large entre

délayer la saumure

des sanglots ravalés.

La jouer triomphante,

s'il le faut contre nous

quand la peur nous défait,

mais n'oublier jamais

cet abîme au-dessous

des ailes qu'on s'invente.

 

Cette vie, l'éclairer

à la danse des flammes

sur une hanche nue,

aux feux de camp des femmes,

à l'étoile allumée

sur un visage ému.

L'éclairer d'allégeances

faites à la lumière,

à la terre, à la pluie,

au navire en partance,

à la fontaine claire

comme à l'alcool des nuits.

 

Cette vie, l'agrandir

par le corps réveillé,

l'infini paysage

qui nourrit le désir

de trouver un passage

et de reprendre pied.

L'agrandir par la mer,

par la vague et par l'aile,

par la voile et le vent.

L'inventer fraternelles

par les yeux grands ouverts

qui nous font plus présents.

 

Cette vie, la fêter

en allant jusqu'au bout

dans la paix et la fièvre,

ayant su la risquer

en se tenant debout

et la caresse aux lèvres.

La fêter en secret

en lui offrant son temps

et croire désapprendre

la peine et les regrets

en leur abandonnant

les jours tombés en cendre.




Silvaine Arabo, Marines Résiliences, extraits

Nous étions deux, hantés par la mer qui nous mouvait, dont nous
étions le vivant regard
Notre âme avait joué de la cadence des poètes du
bruit vert de la vague universelle…
Nous avons été le chantre et l’écume la mouette
inassouvie le passant qui ne s’attarde pas
Nous avons été l’aube et le corps dissous des soleils
lors même que la Conscience n’avait pris la forme ni
l’apparence du visage fragile que nous tenions entre nos mains
Endors-toi et ne rêve pas : volute et souveraine, tu
t’installes aux volets des algues, pour le repos demi
-clos du premier matin du monde
les yeux au bord de la lumière.

 

 

Transparence au monde d’où rivent les grandes
images nues : innocence où la lumière et l’ombre se
rejoignent, où les couleurs ne font plus qu’un
Transparence à l’enfant que nous fûmes, aux
bruyères d’autrefois, aux grandes vérités océanes,
aux seules réalités, aux seules et prodigieuses clartés
multiples Transparence par où s'écoule le filet minci du
silence pour s'ouvrir, tel un ruisseau dans la mer : ne
pas remettre à plus tard l'extase des aubes rosées
Etre l’aube qui se balance : un nouveau silence avant l
’illusion du bruit. Quelque chose qui glisse et
emprunte tous les masques, y compris celui de la
pierre, du minéral le plus lointain.
Transparence qui jouit de sa propre transparence 
puisque tout est dans tout, et l’arbre et la naissance 
et la vie - même figée - des sourcils qui se crispent et 
meurent pour inaugurer le règne assumé du silence.

 

 

De l’invention sacrée qui toujours passe par ton
corps et ressurgit purifiée - feu du noir et poussière
d’or sur tes doigts - je t’invente l’arbre aux
stratagèmes indécis et repeuplé d’oiseaux multiples
Je t’invente aux rites chevelus des oiseaux : cœur de
l’arbre et formes incessantes sous le clignement des
ailes et des paupières errantes
sous le bleu repos - tenace - des astres et de la nuit.
Ainsi tu chemines et je perds nos mots à travers
d’insondables rêves que jamais tu n’auras
désapprouvés : dédale ivre des chercheurs incertains
aux longues plongées sous-marines
Une terre n’est plus rebelle : nous roulons en son
centre où nous devinent mille éléments que nous
baignons et lavons de nos soleils

qui nous sollicitent
nous purifient d’insensées rumeurs
afin qu’éclate, autre soleil, la jeunesse ramifiée.

 

 

Seules fièvres ivres de la musique et blanc tambour
sur quoi palpitaient volaient d’étranges nacelles
des transits pour le battement léger des cœurs au
centre au rythme même de l’univers
Et vous implorerez jusqu’à la racine simple ce
souffle qui nous dessine et nous pétrit et nous
broiera de ses laits bruns et ocres de terre avide
Pour saisir le moindre rythme que d’oublis d’une
mort qui menace d’une vie couleur de
grenade et de soupirs du moindre
Que de linceuls primitifs et intérieurs que de deuils
châtrés !

Et mer qui menaces au centre du cri recouverte du
gris manteau de routine et lame comme un éclair
soudainement comme un éclair de lampe dans la nuit
des temps
Et l’eau sur l’arbre renversé qui se noie image
fulgurée des grands départs loin des voies étoilées
du vol
des voiles - pas même - blanches et bleues des
odeurs cassées au retour très près

Et le pincement qui bruit au cœur de toute chose : à
saisir à reconnaître.

 

Et puis là, autour de la maison, dans la nuit bleue, il
y a l’esprit qui rôde et veille et se déploie : l’arme
qui passe ne le tranchera pas n’anéantira£
ni la pureté de son errance ni le départ libre vers
l’écume et la forêt.
Il glissera le long de la lame, lisse et conscient, sans
haine, sans peur, avec un sourire indicible que seuls
percevront les arbres antiques et la rondeur parfaite
des fruits mûrs au sommet de l’été.

 

Les mots auraient dû se briser sous la grâce
trop intense du sourire : j’aurais voulu psalmodier ma
joie. Les arbres n’étaient pas différents de mon sang
et mes mains-hirondelles ne battaient pas, immobiles,
mais elles tremblaient, scintillantes, comme les cristaux
de neige sur le sol de l’enfance.

 

Présentation de l’auteur




Annie Lulu, FOSFOR et autres poèmes

trajet de sortie ultime
étroitesse d’une parole tissée avec les noms de tous les oubliés
fosfor étincelant du delta de ta langue
mâchoire de l’ouverture
et frottement du peuplier lumineux
umbra mea cade din spate

 je t’ai tant de fois appelé
puis gardé caché au cérumen du secret

trésor insonore
mon butin de nuit

l’ombre me tombe du dos
et l’enfant renouvelée vient au seuil avec le feu
in mijloc, au milieu
la tête
la racine

c’est la guerre aux fantômes

 

DANS L’EXIL LA MAISON

J’ai cherché une maison, à l’abri de toutes les sortes de braconniers qu’héberge le jour trivial. Depuis laquelle diffuser le spectre d’une langue propre, les jets d’envergure de la vie. J’entends parfois, je pense aussi parfois :
« Dans l’exil la maison c’est la langue. »
Nous nous trompons : sabir du ban, langue-séparation, parole-un, l’exil est la maison.
Fuite partagée de l’infinité formulable.
Maison sans murs et sans cuisine que des piégeurs brutaux enfreignent.

 

IL SE PEUT MÊME

il se peut même que tout bien réinventé rien n’ait d’autre ordre que cet agencement primordial du
souffle avec la nuit
je ne dis pas qu’on va réinventer l’amour, non
mais écarter tout ce qui ne sert pas à sa lecture en rapprochement répété
comme par exemple : le monde de tout ce qui s’échange, la poursuite de la matérialité pour elle-
même, la parole superflue et vieillir…
annulons tout ce qui peut l’être qui nous éloigne du brasier de l’aube

 

CHAM

j’irai chercher le dernier enfant derrière les Lacs
l’avant-mort dans les bassins d’émeraudes
je lui dirai Muké, Muké,tu es le fils de ma grand-mère tu es mon père
que la respiration des morts ne réchauffe plus les tunnels de l’or les tunnels du zinc les terres rares
de Cham

 

NOUS NE SERONS PLUS NOIRS

 

Tu ne vois pas
prisonnier des teintes alternantes

il y a
la joie l’infini indéterminé le Retrait

la colorimétrie du futur
réinvention de la disparition

nous ne serons plus Noirs
nous serons des alphabets.

Du calme.

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Denis Tellier, T’as qu’à te taire et autres poèmes

T'as qu'à te taire

 

Sur la rambarde, j'attaque la rouille avec mes ongles.
Des pensées traversent mon pardessus et buttent sur ma croix du mérite.
T'as qu'à te taire...
D'avoir autant mérité, je retiens mon souffle et la buée.
Il pleut sur la plage de Berck, elle est déserte.
T'as qu'à te taire...
Croix du mérite.
Je vois mes jambes qui dépassent de la poubelle en plastique.
T'as qu'à te taire...
Croix du mérite.

 

 

 

Louise mon amour...

 

Je n'aimais plus Louise de Vilmorin,
c'était une bêcheuse.
Elle s'était moquée de moi,
en effeuillant un chrysanthème,
sur le chemin de son domaine ;
son indélicatesse,
une vraie semeuse d'embûches,
bref, un amour incertain.
Ses robes fleuries, si jolies,
ses cotillons,  ses allusions
qui se frottaient,
tel des paquets de vieilles graines périmées.
Son odeur d'étuve et de petits pois séchés.
Je la détestais quand elle passait,
nonchalante comme une brouette
chargée de plantes.
Je m'en griffais les doigts ; seul
au milieu des plates -bandes.

 

 

Picardie

 

Vous souvenez-vous ma tendre amie de cette journée ou nous échangeâmes  des mots
sur la société anglaise du XVII siècle à nos jours.
Nous étions vous et moi en terre Picarde aux moments des labours.
Nous buttions parfois sur des vieilles taupinières le long de ces chemins et dans ses
détours.
Jonchées sur le sol ça et là, il y avait des betteraves sucrières hachées, amochées,
tailladées, rognées tour à tour.
Et puis des habitations austères ou vivaient des ménages de mulots à 4 dents en cet
alentour.
De bien pauvres familles dont les enfants chialaient plein de crottes blanches aux
derrières et ceci pendant tout le jour.
Vous souvenez-vous ma tendre amie, nous adoucissions cette misère en fendant l'air par
des gestes aux agréables arabesques et des paroles portées, délicates comme du
velours. 

Les berlines de l'ancien K.G.B

 

Au sud-ouest de Vladivostok après avoir passé Poluostrov Tobizina, il n'a plus rien à
part une végétation jaune de graminées en cette saison dépourvue de graines. Elle va en
se couchant en ondulant parfois à mi-pente vers la mer d'Okhotsk, là ou des nuages
noirs trempent leurs bouts de nez.
Dans ce paysage étrange serpente un chemin étroit, une piste défoncée empruntée par
une dizaine d'hommes qui reviennent à pièds une fois la semaine en parlant haut et fort.
C'est là qu'ils balancent d'une petite falaise dans un bruit de ferraille en les poussant, des
grosses bagnoles noires délavées dont les phares et les carreaux sont pétés.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Lidia Chiarelli, Trois poèmes

Traduction en français par Huguette Bertrand

LES BATEAUX AU REPOS

Nous avons traversé la mer
nos yeux
éblouis par la lumière
et nos lèvres
asséchées par le sel

Une destination imprévue
se dessinait devant nous
quand forts et sûrs
nous partions défier le vent

Moments émiettés
d'un passé
flou et fragile
maintenant
comme nos traces sur le sable
ont disparu

 

Il Riposo delle Barche

Abbiamo attraversato il mare
occhi
abbagliati dalla lucelabbra
aride di sale.
Mete non programmate
si delineavano davanti a noi
quando
forti e sicuri
partivamo a sfidare il vento.

Momenti sbriciolati
del passato
evanescenti e fragili
che ora
si dissolvono
come le nostre orme sulla sabbia.

 

 

POÈME POUR CAMILLE CLAUDEL

Il ya toujours quelque chose d’absent qui me tourmente.
― Camille Claudel

Nuages denses
corbeaux invisibles
flottants dans le ciel de la Provence
le vent s’enrage
et ouvre des fissures  bleues

petite fille étonnée
seule, tu écoutes la voix du silence
et regardes les grandes flaques
et l’argile brune
cadeau précieux
que la pluie de la nuit

a apporté
pour la dernière fois
dans une lumière irréelle
de cette boue
des créatures étrange
s’animent
caressées
par ta main tremblante
abandonnée à leur vie

c’est alors qu’un calme inconnu
te saisit
et tu souris
infiniment  libre
en ce matin d’octobre
à Montdesvergues

 

Poesia per Camille Claudel

Il ya toujours quelque chose d’absent qui me tourmente.
― Camille Claudel

Invisibili corvi
volteggiano nel cielo di Provenza
denso di nubi
il vento infuria
ed apre crepe di azzurro.

Sola, ascolti la voce del silenzio
mentre guardi
come bambina stupita
le grandi pozzanghere
e la morbida argilla
prezioso regalo
che la pioggia battente della notte ti ha lasciato
per l’ultima volta
in una luce irreale
da quel fango
strane creature
prendono vita
accarezzate
dalle tue mani tremanti

una calma sconosciuta
per un momento
ti avvolge dolcemente
e tu sorridi
finalmente libera
quel mattino di ottobre
a Montdesvergues

 

LES SENTIERS DE LA PAIX

“Poesía es lo imposible
hecho posible. Arp
que tiene en vez de curda
corazones y llamas”
Federico Garcia Lorca

Envoie-moi des mots d’amour
et ensemble
nous construirons
des sentiers de paix

envoie-moi des mots d’espoir
et ensemble
nous remplirons
des milliers de pages vierges

Nos voix à l’unisson
deviendront
les doux sons d’une harpe
et des prières
transportés par le vent

ils deviendront
un nouveau chant
dans le bleu profond du ciel
qui ne cessera pas
dans l'obscurité de la nuit

 

 

Sentieri di Pace

 

“Poesía es lo imposible
hecho posible. Arp
que tiene en vez de curda
corazones y llamas”
Federico Garcia Lorca

Mandatemi parole d’amore
e insieme
costruiremo
sentieri di pace

Mandatemi parole di speranza
e insieme
riempiremo
mille pagine vuote

Le nostre voci unite
diventeranno
i dolci suoni di un’arpa
 preghiere portate dal vento
e sarann
un canto nuovo
nell’azzurro profondo di un cielo
che non si spegnerà
con il buio della notte

 

 

Présentation de l’auteur




Ile Eniger, Solaire, extraits

Orage sec, on entend l'été armer ses fusils. Les cuivres du soleil martèlent les heures jusqu'au blanc des façades. C'est encore le temps des cerises dans les mémoires printanières que déjà, gorge dure tendue, la terre craquelle sous la charge de juillet. Un plomb incandescent dessèche ses crevasses. Chaque tonnerre sans eau plisse davantage les sols. Haletantes, des bouches de soif vident les sources. Les portes des granges sont ouvertes, les bêtes en alpages, les mouches abandonnées dans l'air poussiéreux. Aux remblais faméliques, s'affaisse le jaune étique des herbes altérées. Les cigales psalmodient au brasier de midi et dans le mûr des blés quelques coquelicots exaltent la récolte. Ici, ailleurs

∗∗∗∗∗∗

Un jour je suis entrée dans la maison de ton nom, c'était l'exact de ce que j'attendais. J'y suis restée et plus jamais je n'ai eu froid et plus jamais je n'ai eu peur. Qu'on ne me parle pas de cage, il s'agit là de la plus haute, de la plus absolue des libertés.

∗∗∗∗∗∗

Des traces de mots sur la neige de papier. Un chant d'alouette dans la gorge. Des miettes de paix sur le fracas des hommes. L'eau, le sel, le pain. Et même si le fer-blanc du jour fait muraille, même si la terre crevasse, même si les mains rident comme arbres d'hiver, nous sommes ceux qui ont marché pour ceux qui marcheront. Nous sommes le chemin qui porte. L'avant, l'après, pendant, autour, tout, rien, jamais, toujours. Irrationnels, réels, nous sommes le chaos, l'incertitude, et surtout l'immortel espoir. Enfants et frères du vivant toutes formes confondues, nous sommes l'appel et la présence. Et quand la houe du vivre laboure nos passages pour je ne sais quelle moisson, encore nous sommes le possible amour.

∗∗∗∗∗∗

Terre de septembre, ma Mère, comme toi je suis des derniers fruits et des guerets sanguins. Comme toi, je protège la parole donnée et la graine à venir. Au soir de lune orange sur le portant de vignes, au portail de l'ultime saison, je sais les mots de feu et les pas qui inventent la route. Des sols charnus jusques aux cimes, j'accueille tes éléments, ta généreuse constance. Dans la coupe des mains, je bois à ton exactitude. Des crinières d'arbres aux persévérances d'herbes, je chevauche tes traces avec les plumes d'ange et les abeilles en miel. Je ne cèderai rien aux dormances d'hiver, je les traverserai, riche de tes promesses. Et c'est debout, en lumière montante, que je l'écris à l'encre rouge au mordant d'un ciel qui s'embrase : solaire, je suis légitime d'aimance.

 




Romain Mathieux, poèmes

 

 

comme si la langue natale des poètes
approchait de ce jour des grands avortements

on n’a jamais tant ri de ces vieux protecteurs
on n’ose pas trembler

Rilke avait-il raison de douter :
« les arbres sont-ils meilleurs ? Ne sommes-nous qu’engendrement
et matrice de femmes, qui se donnent abondamment ?
Nous nous sommes prostitués avec l’éternité((
« sind Bäume besser ? SInd wir nur Geschlecht
  und Schoß von Frauen, welche viel gewähren ?
  Wir haben mit der Ewigkeit gehurt... »))

 

 

 

 

« sind Bäume besser ? SInd wir nur Geschlecht

  und Schoß von Frauen, welche viel gewähren ?

  Wir haben mit der Ewigkeit gehurt... »

 

 

aimer pour connaître la littérature
ou bien
connaître le livre pour aimer

et le soleil qui tremble au bout de ta main
comme une mèche de chair tendre
est lumière menue qui me permet de lire

et la lampe qui éteint le jour
comme un livre ouvert
éclaire ton visage

« le soir se referme comme un livre
et l’âme est dans les feuilles comme un marque-page »((
« Se-nchide înserarea ca o carte
 Şi sufletul în foi, ca o zăloagă. »))

 

écrivit Tudor Arghezi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un simple jour d’abondance :
le don contre l’Histoire.
(il paraît que l’Histoire existe)

une herbe fleurissant au vent de mer
la beauté s’ouvrant sans égard -

et ta présence sans raison
que la beauté des contingences

comment ne pas songer alors à Silesius :
« la rose est sans pourquoi.»((« die Rose ist ohne Warum ».))

 

 

 

 

A lire Proust, quelques arbres
au bord d’un chemin
sont beaux de tout un passé retrouvé :

« Fallait-il croire qu’ils venaient d’années déjà si lointaines de ma
vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli
dans ma mémoire et que, comme ces pages qu’on est tout d’un
coup ému de retrouver dans un ouvrage qu’on s’imaginait n’avoir
jamais lu, ils surnageaient seuls du livre oublié de ma première
enfance. (...)

 Je crus que c’étaient des fantômes du passé, de chers
compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient
nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me
demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. »

A lire Pessoa, l’arbre n’est beau
que sans notre pensée :
« J’aime les arbres parce qu’ils sont des arbres, sans ma pensée »((« Eu amo as árvores por serem árvores, sem o meu pensamento. »))
Celui qui découvrira pourquoi
ils ont raison tous les deux
pourra me dire, sans doute
pourquoi ces arbres devant moi
au début de l’été
sont si pleinement beaux.

 

 

Présentation de l’auteur