Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée (1922)

 

 

Or, un arbre monta…((Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée (1922), in Poésie, traduction de Maurice Betz, éd. Emile-Paul frères, Paris, 1942.))

 

 

Or, un arbre monta, pur élan, de lui-même.
Orphée chante ! Quel arbre dans l’oreille !
Et tout se tut. Mais ce silence était
lui-même un renouveau : signes, métamorphose…

  Faits de silence, des animaux surgirent
des gîtes et des nids de la claire forêt.
Il apparut que ni la ruse ni la peur
ne les rendaient silencieux ; c’était

à force d’écouter. Bramer, hurler, rugir,
pour leur cœur c’eût été trop peu. Où tout à l’heure
une hutte offrait à peine un pauvre abri,

 — refuge fait du plus obscur désir,
avec un seuil où tremblaient les portants, —
tu leur dressas des temples dans l’ouïe.

 

Presque une enfant… 

 

Presque une enfant, et qui sortait
de ce bonheur uni du chant et de la lyre,
et brillait, claire, dans ses voiles printaniers,
et se faisait un lit dans mon oreille.  

Elle dormait en moi. Tout était son sommeil.
Les arbres jamais admirés, et ce sensible
lointain, et le pré un jour senti,
et tout étonnement qui me prenait moi-même.

Elle dormait le monde. Dieu poète,
comment la parfis-tu pour qu’elle n’eût désir
d’abord d’être éveillée ? Elle parut, dormit.

Où est sa mort ? Ah ! ce motif,
l’inventerai-je avant que mon chant se dévore ?
Où sombre-t-elle, hors de moi ?... Une enfant presque…

 

 

 

Un dieu le peut… 

 

Un dieu le peut. Mais comment, dis,
l’homme le suivrait-il sur son étroite lyre ?
Son esprit se bifurque. Au carrefour de deux
Chemins du cœur il n’est nul temple d’Apollon.

Le chant que tu enseignes n’est point désir :
ni un espoir, enfin comblé, de prétendant.
Chanter c’est être. C’est au dieu facile.
Mais quand sommes-nous ? Et quand

met-il en nous la terre et les étoiles ?
Non, ce n’est rien d’aimer, jeune homme, même si
ta voix force ta bouche, — mais apprends

à oublier le sursaut de ton cri. Il passe.
Chanter vraiment, ah ! c’est un autre souffle.
Un souffle autour de rien. Un vol en Dieu. Un vent.

 

 

 

 

 

Est-il d’ici ? 

 

Est-il d’ici ? Non, des deux
empires naquit sa vaste nature.
Plus adroitement ploierait le saule
quiconque eût d’abord connu ses racines.  

En vous couchant, ne laissez sur la table
ni pain ni lait ; cela tire les morts.
Mais lui, l’enchanteur, lui, qu’il mêle
sous la douceur de sa paupière  

leur apparence à tout ce qu’il a vu !
Que la magie du talisman, de la fumeterre
lui soit plus vraie que le clair rapport !  

L’image valable, rien ne peut la lui détruire,
qu’elle soit en chambres, qu’elle soit en tombeaux,
qu’il chante la bague, la boucle, ou bien le broc.

 

 

 

Célébrer, c’est cela… 

 

Célébrer, c’est cela ! Elu pour célébrer,
il jaillit tel le minerai des pierres
muettes. Son cœur, ô pressoir éphémère
d’un vin que l’homme ne peut épuiser.

Aucune mort n’atteint sa voix inextinguible
lorsqu’il est soulevé par l’exemple divin.
Tout se fait vigne et tout devient raisin,
mûrit au cœur de son midi sensible.  

Ni dans leurs sarcophages, les rois en pourriture,
ni l’ombre, projetée sur la terre, des dieux
ne sauraient démentir son bienheureux transport.

Il est parmi les messages qui durent,
qui par delà les portiques des morts
lèvent des coupes pleines de fruits glorieux.

 

 

Il n’est que dans l’espace… 

 

Il n’est que dans l’espace où l’on célèbre, que la plainte
peut marcher, la nymphe de la source pleurée,
veillant afin que ce qui de nous se condense
sur le même rocher demeure transparent  

qui porte les autels et les portiques.
Vois, sur ses épaules tranquilles naître
l’aube de sa conscience d’être
la plus jeune parmi les sœurs dans l’âme.

Le bonheur sait et le désir avoue, —
la plainte seule apprend encore ; ses mains de jeune fille
comptent des nuits durant l’ancien désastre.

Mais tout à coup, d’un geste oblique et inexpert,
elle tient pourtant une constellation de notre voix
dans le ciel que son haleine ne trouble pas.

 

 

Antiquité romaine orphée musicien charmant les animaux.

 

Seul qui éleva sa lyre… 

 

Seul qui éleva sa lyre
au milieu des ombres,
peut en pressentant
rendre l’hommage infini.

Seul qui avec les morts 
a mangé du pavot, du leur,
n’égarera pas même
le son le plus léger.

Le mirage dans l’étang
a beau parfois se troubler ;
connais l’image.

Dans l’empire double
les voix se font
tendres et éternelles.

 

 

Vous qui jamais ne me quittâtes… 

 

Vous qui jamais ne me quittâtes,
je vous salue, antiques sarcophages
que l’eau heureuse des jours romains
parcourt en chanson pèlerine.  

Ou ces autres, aussi ouverts que l’œil
d’un pâtre joyeux qui s’éveille,
— dedans pleins de silence et de lamiers —
d’où s’échappaient des phalènes enivrés ;

toutes celles que l’on arrache au doute
je les salue, bouches rouvertes,
mais qui ont su déjà ce que taire veut dire.

Le savons-nous, amis ? Ne le savons-nous point ?
L’heure hésitante forme l’un et l’autre
dans le visage humain.

 

 

Pomme ronde… 

 

Pomme ronde, poire, banane
et groseille… Tout cela parle
de vie, de mort dans la bouche. Je sens…
Lisez plutôt sur le visage de l’enfant

lorsqu’il mord dans ces fruits. Oui, ceci vient de loin.
Sentez-vous l’ineffable dans votre bouche ?
Là où étaient des mots coulent des découvertes,
comme affranchies soudain de la pulpe du fruit.  

Osez dire ce que vous nommez pomme.
Cette douceur qui d’abord se concentre,
puis, tandis qu’on l’éprouve, doucement érigée,

se fait clarté, lumière, transparence.
Son sens est double : terre et soleil.
Expérience, toucher : ô joie immense !

 

Nous côtoyons la fleur… 

 

Nous côtoyons la fleur, le fruit, la vigne,
et la saison n’est pas leur seul langage.
De l’ombre monte une évidence coloriée
qui a l’éclat, peut-être, de la jalousie

des morts dont se nourrit la terre.
Mais savons-nous quel est leur rôle en tout cela ?
Depuis longtemps c’est leur manière
de traverser le sol de cette libre moelle.

Mais savoir : le font-ils de leur plein gré ?
Ce fruit, œuvre de lourds esclaves,
se tend-il vers nous, maîtres, comme un poing serré ?  

Sont-ils les maîtres qui près des racines dorment,
et, de leur superflu, daignent nous accorder
cet entre-deux muet de force et de baisers ?

 

 

 

 

 

Dansez l’orange… 

 

Retenez-le — ah, ce goût ! — qui s’échappe.
— Sourde musique : un murmure en cadence, —
Jeunes filles, vous, chaudes, jeunes filles, muettes,
du fruit éprouvé exécutez la danse !

Dansez l’orange. Qui peut oublier
comme de sa douceur se défendait le fruit,
en soi-même fondant. Vous l’avez possédé,
en vous exquisément vous l’avez converti.

Dansez l’orange. Ce pays plus chaud,
projetez-le : qu’elle rayonne, mûre,
dans l’air natal. Dévoilez, embrasées,

tous ses parfums, pour créer le rapport
avec l’écorce pure et rebelle,
avec le suc dont l’heureuse ruisselle.

 

 

 

 

Portrait de Rainer Maria Rilke par Westhoff, 1901.

 

 

Toi, mon ami… 

                                                             s’adresse à un chien 

Toi, mon ami, tu es solitaire, car…
Nous nous approprions par des mots et des gestes
le monde peu à peu : sans doute n’est-ce
que sa plus dangereuse et sa plus faible part.

Qui désigne du doigt une odeur ? —
Pourtant des forces qui nous menaçaient
tu en flaires beaucoup. — Les morts, tu les connais ;
les sorts et maléfices te font peur.

Vois, il s’agit qu’ensemble nous supportions 
ce monde morcelé, comme s’il était tout.
A t’aider j’aurai peine. Et garde-toi surtout

de m’implanter dans ton cœur. Trop tôt je grandirais.
Mais prenant la main de mon maître, je dirai :
Seigner, voici. C’est Esaü dans sa toison.

 

 

 

L’ancêtre, au fond… 

 

L’ancêtre, au fond, enchevêtré,
source et racine
secrète de tous ceux
qui jamais ne le virent.

Cor de chasse, cimier,
sentences de barbons,
haines de frères,
femmes telles des violons…

Rameau contre rameau serré ;
aucun n’est libre…
Un seul ! ah ! monte, monte…

Combien d’abord se rompent.
Celui-là seul, très haut,
se ploie en lyre.

 

 

 

 

Mais, ô maître, que te vouer… 

 

Mais, ô maître, que te vouer, à toi
qui enseignas l’ouïe aux créatures ? —
Mon souvenir de ce jour de printemps :
un soir, en Russie — un cheval…

De là-bas, du bourg, venait l’étalon blanc,
traînant son piquet à l’entrave,
pour être seul dans la nuit sur les près ;
ah ! comme battait sa crinière bouclée

sur l’encolure, à la cadence hardie
d’un galop grossièrement contenu !
Et de son sang fougueux, quelles sources jaillies !

Celui-là, oui, sentait les étendues immenses,
Il entendait, chantait, — ton cycle de légendes
était fermé en lui.
                         Son image, prends-la.

 

 

 

 

Nous dérivons… 

 

Nous dérivons.
Mais le pas du temps
n’est pas tant
dans ce qui dure.

Tout ce hâtif
passera tôt ;
car seul vaut
ce qui, en demeurant, nous initie.  

Garçons, ne jetez le cœur
ni dans l’élan
ni dans l’essor.  

Tout est reposé :
ombre et clarté,
livre et fleur.

 

 

 

 

 

Respirer, invisible poème… 

 

Respirer, invisible poème.
Toujours autour de moi,
d’espace pur échange. Contrepoids
où rythmiquement m’accomplit mon haleine.

Unique vague dont je sois
la mer progressive ;
plus économe de toutes les mers possibles, —
gain d’espace.  

Combien de ces lieux innombrables
étaient déjà en moi ? Maints vents
sont comme mon fils.

Me reconnais-tu, air, encore plein de lieux miens tantôt ?
Toi qui fus l’écorce lisse,
la courbe et la feuille de mes mots.

 

 

Comme un maître, parfois… 

 

Comme un maître, parfois, la feuille,
vite approchée, du seul trait véritable délivre,
ainsi, souvent, les miroirs recueillent
le saint, l’unique sourire des jeunes filles,

lorsqu’elles essaient le matin, toutes seules,
ou dans l’éclat des lumières serviables.
Et sur l’haleine de leurs vrais visages
ne tombe plus tard qu’un reflet.

Combien d’yeux ont regardé, un jour,
brûler et s’éteindre longtemps le feu sous la cendre :
regards de la vie, perdus pour toujours !

Ah ! de la terre qui connaît les pertes ?
Seul qui, d’une voix à la gloire pourtant ouverte,
chanterait le cœur né au tout.

 

 

Miroirs 

 

Miroirs, jamais encor savamment l’on n’a dit
ce qu’en votre essence vous êtes.
Invervalles du temps,
combles de trous, tels des tamis.

Vous gaspillez encor la salle vide
au crépuscule, profonds comme un bois.
Et le lustre traverse ainsi qu’une ramure
de cerf votre aire inaccessible.

Vous êtes quelques fois pleins de peinture.
Plusieurs semblent passés en vous, —
d’autres, vous les laissiez aller, farouches.

Mais la plus belle restera,
jusqu’à ce que dans ses joues lisses,
clair et défait, pénètre le narcisse.

 

Francois Gerard, Orpheus tries-hold Eurydice.

 

Devance tous les adieux… 

 

Devance tous les adieux, comme s’ils étaient
derrière toi, ainsi que l’hiver qui justement s’éloigne.
Car parmi les hivers il en est un si long
qu’en hivernant ton cœur aura surmonté tout.

Sois toujours mort en Eurydice — en chantant de plus en plus, monte,
remonte en célébrant dans le rapport pur.
Ici, parmi ceux qui s’en vont, sois, dans l’empire des fuites,
sois un verre qui vibre et qui dans son chant déjà s’est brisé.  

Sois — et connais en même temps la condition du non-être,
l’infinie profondeur de ta vibration intime,
c’est qu’en une seule fois tu l’accomplisses toute.

Aux réserves dépensées et aux couvantes, aux muettes
réserves de la nature, à ses sommes ineffables,
ajoute-toi en jubilant, — et détruis le nombre.

 

 

 

 

Bouche de la fontaine 

 

Bouche de la fontaine, ô bouche généreuse,
disant inépuisablement la même eau pure.
Masque de marbre devant la figure
de l’eau ruisselante. Et d’en arrière  

les aqueducs s’en viennent. De loin.
Longeant les tombes, des pentes de l’Apennin
ils t’apportent ce chant qu’ensuite
laisse couler ton vieux menton noirci

dans l’auge ouverte. Oreille endormie,
oreille en marbre dans laquelle
tu murmures toujours…

Oreille de la terre. Elle ne parle donc
jamais qu’à elle-même ? Et quand s’interpose la cruche,
il lui semble que tu l’interromps.

 

 

O viens et va… 

 

O viens et va. Toi, presque enfant, achève
pour un instant la forme de tes pas :
pure constellation de l’une de ces danses
par quoi la nature, sourde ordonnatrice,

un jour est surpassée. Car elle ne se mut,
pleinement attentive, que lorsque Orphée chanta.
D’un autre temps encor tu étais remuée,
à peine un peu surprise, quand un arbre, lentement,  

pensait à marcher avec toi d’après son ouïe.
Tu savais encor l’endroit où la lyre
se levait, résonnant — la montée inouïe.

Pour elle tu tentais ces pas si beaux,
dans l’espoir qu’un jour vers la fête sans nuage
se tourneraient la marche de l’ami et son visage.

 

 

 

 

 

Sens, tranquille ami… 

 

Sens, tranquille ami de tant de larges,
combien ton haleine accroît encor l’espace.
Dans les poutres des clochers obscurs,
laisse-toi sonner. Ce qui t’épuise

devient fort par cette nourriture.
Va et viens dans la métamorphose.
Quelle est ta plus pénible expérience ?
S’il te semble amer de boire, fais-toi vin.

Sois dans cette nuit de démesure
la force magique au carrefour des sens,
et le sens de leur rencontre singulière.

Que si le destin terrestre un jour t’oublie,
à la calme terre, dis : je coule.
A l’eau vive, dis : je suis.

 

Présentation de l’auteur




Sonia Elvireanu, Clarté intérieure et autre poèmes

Clarté intérieure

 

La mer,
seule
au bout du ciel

écroulé en nous
comme  une pluie
limpide de l’été,

sous le clair de lune,
elle hume l’encens
et la myrrhe en nous.

 

Tant de commencements

 

Au-delà de tout
ce que l’on sait
ou que l’on ne connaît pas
c’est le commencement,

le mystère
qui vient vers nous
embrouillé
d’étranges émois,

le temps
qui fait frémir
les mondes vierges
en nous,

l’éternité
avec son cortège
de vies
oubliées,

leur envie
de naître,
de vivre
en nous,

nos mondes,
le mystère de tant de
commencements enterrés
par le temps.

 

 

Psaume

 

Le murmure douloureux de la terre,
racine primordiale,

la sève fait monter du tréfonds
les eaux souffrantes en moi,

silence illuminé,
murmure divin,

le ruissellement de la vie
sur la rive blanche de lumière,

le silence de la terre,
le chant de la lumière:

psaume de l’illumination.

 

Le souffle du ciel

 

La lumière blanche
du ciel ruisselait

dans les pierres
elle s’enfonçait

comme les eaux
dans leur lit elle susurait

et le rêve
s’éveillait

du sommeil
de la terre.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Gili Haimovich : Lines / Des Vers et autres poèmes

Poèmes traduits de l'Hébreu à l'Anglais par l'auteure
et traduction de l'Anglais au Français par Marilyne Bertoncini

 

 

Lines (or: Hebrew-Yiddish-French Poetry Reading)

 

Even when you get to listen to a harp
It’s from the grated side.
This is how you learned to love
even the color green,
through the columns of  the Seine river’s bridges.

To be simply starched like that,
arms arched as well,
like one line
in a ruled notebook.

 

 

Des Vers (ou une lecture en hébreu-yiddish et français)

 

 

Même quand vous écoutez une harpe
C'est du côté où ça gratte.
C'est ainsi que tu appris l'amour
même la couleur verte,
entre les colonnes des ponts de la Seine.

 Etre tout simplement raidie comme ça,
les bras en arches aussi,
comme une seule ligne
dans un cahier réglé.

 

Lines (or: Hebrew-Yiddish-French Poetry Reading) by Gili Haimovich
from her book Landing Lights (Orot Nechita), Iton 77 Publishing House, 2017.
Translated to English by the author.

*

 

A Vein Root

 

No grass cradles you,
no green allures you,
an angry pumping vein
of a muted tree.
Unable to tolerate the underground,
attempting to stand up, you push yourself above it,
between the pavement and the wire fence.
At least it's not a peek-a-boo wooden one,
made of your own species.
Gazing at the freedom of children in the park,     
you don't fall for their sweetness
nor for the one birds’ tweets can offers.
You're just there,
an evidence of neglect,
of how reaching out for more soil
will awaken your senses
to no more than roughness.

 

 

La Racine d'une veine

 

Nulle herbe ne te berce,
nul vert ne te tente,
rageuse veine aspirante
d'un arbre muet.
Incapable de supporter le monde souterrain,
tentant de te dresser, tu te hisses par-dessus,
entre pavé et grillage.
Au moins,ce n'est pas l'un de ceux en bois ajouré
comme ceux de ton espèce.
Contemplant la liberté des enfants dans le parc,
tu ne craques pas pour leur douceur,
ni pour celle qu'offriraient les pépiements d'oiseaux.
Tu es simplement là,
témoignage de négligence,
de ce que tenter de gagner de la surface
n'éveillera tes sens
à rien d'autre que la violence.

 

*

 

Wrinkled Page

 

Your body can’t conceal its biography.
Tenderness flies back and forth.
You wished to be a blank page,
a fertile land for trees, passages, a laptop or wife.
Wishing to be loved is shameful.
So instead you prefect your hand writing
and manners.
How blank can a wrinkled page be?
Your body can’t conceal its biography.
Nor contain it.

 

Page froissée

 

Ton corps ne peut pas cacher son histoire.
La tendresse va et vient.
Tu voulais être une page vierge,
une terre fertile pour des arbres, des passages, un ordi ou une épouse.
Vouloir être aimé est une honte.
Alors pour la peine, tu disciplines ton écriture
et tes manières.
Jusqu'à quel point une page froissée est-elle vierge?
Ton corps ne peut pas cacher son histoire.
Ni la contenir.

 

*

 

Perfectly Loving

 

We proved them
that we, the impaired, the not-really-desirable,
love perfectly.
After every one bought into it,
we reveled terrible fights, spat hatred,
for it to seem believable.
Then, we withdrew
from exposing ourselves to anyone who’s not us.
You went on to tickle my temples
and I, to fiddle your testicles.
There,
definitions won’t find us.

 

 

Parfaitement aimant

 

Nous leur avons prouvé,
que nous, les déficients, les pas-vraiment-désirables,
savons aimer parfaitement.
Quand tout le monde a approuvé,
nous nous sommes délectés de terribles combats,
crachant la haine,
pour que ce soit crédible.
Puis, nous avons cessé
de nous exposer à d'autres que nous-mêmes.
Tu as continué de caresser mes tempes
et moi, de jouer avec tes testicules.
Là,
les définitions ne peuvent nous atteindre.

 

*

 

Before the Becoming

 

The people who knew us before our becoming
peel the darkness we carry
in the hollow pockets of our parka.
They witness our novelties,
quietly shaming.
Useful for nothing but heartwarming, 
no confessions can be made
to the people who knew us before our becoming,
the ones we still secretly carry.

As much as I’m peeling your layers of clothes away,
I’m unable to take away our familiarity.
The people that know us much after becoming
let the heat of their body shade our bareness. 

 

 

Avant qu'on n'évolue

 

Les gens qui nous connurent avant qu'on n'évolue
pèlent l'ombre que nous portons
dans les poches vides de nos parkas.
Ils assistent à nos expériences,
nous humilient sans y penser.
Parfaitement inutile mais réconfortant,
aucun aveu ne peut être fait
à ceux qui nous connurent avant qu'on n'évolue,
ceux que nous portons secrètement encore.

Pour autant que je pèle  les couches de tes habits,
je ne parviens pas à  voler notre intimité.
Les gens qui nous connaissent bien après qu'on évolue
font avec la chaleur de leur corps l'ombre de notre nudité.

 

Présentation de l’auteur




Dimitris Glyphos, Black Sea et autres poèmes

Black Sea

Je deviens du sel
Et je m’allonge sur les blessures de la terre

Je suffoque
Et je la fais frissonner doucement.

 

Anorak

Sur les dos des livres
Les noms propres
Négocient l’ombre de l’intérieur
Avec la lumière de l’extérieur
Ou l’inverse
La lumière de l’intérieur
Avec l’ombre de l’extérieur 
Et ils s’enroulent du vent
Et ils sifflent le rythme de la nostalgie.

 

La conciergerie

L’humidité a pénétré aux rides du front
Aux herbes des paupières s’est évaporée
Et toi d’insister
De confondre
Les appartements avec les hommes
Les hommes avec les âmes.

 

Les abeilles

J’ai commencé par des lettres
Je finis par des lettres

Je parle
Et tu chuchotes en moi.

Présentation de l’auteur




Abdellatif Laâbi, Le dernier poème de Jean Sénac

 

Il ne s'est pas enfermé pour écrire
son poème a flairé le danger
lui a laissé la porte ouverte

Pas de poème sans risque
Sa barbe lissait le pubis
de la page transparente
et ses lèvres murmuraient
la sourate du pardon

Il dessina d'abord un soleil
un petit rond d'écolier
affublé de rayons démesure

La nuit criait au viol
Alger buvait à mort
entre hommes

Puis il tailla son crayon
ou se taillada une veine
mais j'imagine
qu'il écrivit au rouge
sans ratures
les fragments que voici:

"Naufrage des doigts
sculptés dans le silence
d'autres suffocations montent
du goulot amer du dire
Tous ces riens vomis
sur le parvis du poème’’

Les mots ne manquent pas
plutôt
le vouloir dire
A quoi bon
à quoi mauvais ?

La douleur
seule

Le poème qui ne veut pas naître
a ses raisons

Surtout
ne pas mendier
à la porte du silence
mais le gérer
comme un grand texte

C'est nous
qui avons vieilli
pas le monde

J'ai mangé
l'une après l'autre
mes petites illusions

Quant aux grandes
je me les garde
pour qu'elles éclairent durablement
ma sépulture
tels des joyaux

Pourquoi je me sens coupable
quand le bonheur m'envahit?

Heureusement qu'il y a la mer
bleu-gris de son vert gorgé de mouettes
une barque jubilant on ne sait
au fond de l'eau ou dans l'ourlet des nuages

Heureusement qu'il y a ce large
retenant le souffle de la terre
et le vent coulis ondoyant de frondaisons câlines

Heureusement que l'homme peut se voir
sourire à son lointain sosie
autrement que dans les miroirs

 

Rien de ce que j'ai appris
ne m'a servi
à déchirer l'hymen de tes yeux
arbre serein de sève pérenne
qui m'irriguera encore
quand ma bouche s'éteindra dans les sables

Je suis né
pour aimer
la haine m'est étrangère

Les peuples heureux
n'ont pas de poésie"

La porte s'est refermée
L'ombre sans odeur
apparut sur le seuil

Le couteau a fendu le soleil en deux
avant de pénétrer
dans l'enceinte sacrée
du souffle
Sénac avait levé la tête
il regardait dans les yeux
riait
comme il en avait l'habitude
en tendant au premier venu
son dernier poème

 

Présentation de l’auteur




Lee Sumyeong : poèmes présentés et traduits par Marie-Christine Masset

 

Escaliers froissés

Je grimpe les escaliers,
escaliers froissés

À chaque marche,
les menaces disparaissent.

Deux personnes se battent
elles jettent les escaliers ;

tout le monde se bat.

Une personne coupe le bras d’une autre personne
et le jette au loin.

Le bras jeté au loin
revient
et grimpe les escaliers.

Je fais des roulés-boulés et
bascule vers moi, fréquemment.

Je grimpe les escaliers
mais les escaliers sont invisibles.

Je m’assois sur l’échafaud
mais je suis déjà décapitée.

 

 

 

La danse des dents

À chaque fois qu’il rentrait à la maison, ses dents tombaient. Il mettait ces dents tombées dans un verre dans la salle-de-bain, regardait dans le verre et souriait avec sa bouche édentée. Au matin, il les remettait une à une dans sa bouche et sortait.

Une nuit, alors qu’il était rentré épuisé chez lui, il s’est réveillé en entendant un bruit étrange provenant de la salle-de-bain. Il s’est levé pour voir et s’est aperçu que les dents étaient sorties du verre et qu’elles dansaient, cliquetant en se percutant. « Cela a l’air marrant. Prenez-moi avec vous, » a-t-il dit et une dent a répondu, « rejoins-nous. » Il a commencé à danser. Alors toutes les dents sont retournées dans le verre.

Il s’est affairé à vendre tout le fatras que contenait son sac. Il a toujours travaillé dur mais peu de personnes achetaient ses trucs, aussi son sac était-il lourd matin comme soir.

Quand il est mort, son sac, et tout ce qui était à l’intérieur, ont été éparpillés ici et là, mais les dents qui étaient dans la salle-de-bain ont été enterrées avec lui. Chaque nuit, il danserait avec elles.

 

 

 

 

La Pluie Gauchère Tombe, La Pluie Droitière ne Tombe pas

Quand je marche avec toi main dans la main
la pluie gauchère tombe, la pluie droitière ne tombe pas.

Pour nous, il y a toujours trop de mains
et je me souviens de ce moment quand mes mains se sont divisées en deux.

Ce moment où des ciseaux transparents sont descendus.

Réveillant les pas —
Il y a-t-il quelque chose dans les pas ?
Ils sont faits de quoi ?

Pour nous, il y a toujours trop de pluie
la pluie gauchère tombe, la pluie droitière ne tombe pas.

Quand je marche avec toi main dans la main
nos corps nous abandonnent.
Nos corps nous regardent d’en bas.

Nos boutons tombés, errant ça et là,
les nombreuses boutonnières,

En elles
la pluie gauchère tombe, la pluie droitière ne tombe pas.

 

 

 

Quelque chose que la fenêtre réfléchit

Je regarde la fenêtre. Quelque chose réfléchi dans la fenêtre.

Est-ce la pensée de quelqu’un, et je ne sais pas ce que c’est. Je suis détenue dans la
pensée de quelqu’un.

Si je suis la pensée de quelqu’un, je matérialise la pensée de quelqu’un. Je ne peux pas l’ouvrir et
m’échapper.

Pendant un moment, je
perce le rêve de quelqu’un et entre en lui.

Je l’arrête.

Le rideau s’envole. Je suis étonnée d’être aussi près. J’essaye de faire tournoyer sa pensée
mais au même instant je l’enferme. Un à un, mes gestes.

Quelque chose se reflète dans la fenêtre.
Maintenant la pensée de quelqu’un est déchirée.

 

 

 

Un entrepôt

On s’est rencontrés dans un entrepôt.
Habillés comme ceux qui y travaillent
on a utilisé tout notre souffle
parlant lentement, des mots purs.

Les produits étaient très connus.
Les ventes augmentaient continuellement.
Pour vérifier quels produits étaient dans l’entrepôt,
on allait d’un bout à l’autre,
puis on partait dans une autre direction
et on revenait. On n’arrêtait pas de retourner
à des endroits où on était déjà allés.

On n’avait pas l’intention de prendre quoi que ce soit.
On allait et venait comme des personnes responsables.
Un stylo à bille et un téléphone portable dans la poche de nos pantalons,
et parfois on se tenait dans un coin pour répondre au téléphone,
ces fois-là on avait l’impression de ne pas pouvoir bouger d’un pouce.

De différentes manières, la répartition des produits était fantastique
il y avait plein de sortes de produits et ils étaient tous mis ensemble
et quand nous ne savions pas comment trouver les produits,
notre progression, en touchant les produits au hasard, était fantastique,
tout le monde dans l’entrepôt avait l’air fantastique.

Mais avant de quitter l’entrepôt, soudain
quelqu’un se met à pleurer sans raison.
Quelqu’un se met à vomir.
Quelqu’un se met à les tapoter dans le dos.
Quelqu’un se met à rejoindre l’endroit,
et d’autres se mettent à faire pareil.

Il vous est demandé de parler à l’extérieur du bâtiment.

Il y avait un signe, « Silence »,
mais depuis un certain temps on papotait,
faisant du bruit d’un coin à l’autre.

Se souvenant du « Silence » avant de quitter le bâtiment
quelqu’un se met à fermer sa bouche.
Quelqu’un se met à faire pareil.
Petit à petit le silence règne,
il devient encore plus silencieux
jusqu’à ce qu’enfin à un moment donné nous nous taisions tous à merveille.

Présentation de l’auteur




Abdourahman Waberi, Tours de chapelet pour Tombouctou

 

Une petite amphore remplie d’eau
Pour les ablutions rituelles

 

Dans le creux d’une vallée aride
Dans la joie du jour commençant

Dans le bruit et la germination du temps
je n’ai rien à moi – sauf la crainte de Dieu

 

C’est Dieu qui pourvoit à la vie
Qu’Il m’a donnée
Jusqu’à mon heure ultime
Où il ne fera point nuit

 

∗∗∗∗∗∗

Comme un papillon de nuit
Qui se jette
Avec  joie sur la flamme

Là où les étoiles brillent
Qu’en diagonale de nous

 

∗∗∗∗∗∗

 

Arif

Le Connaissant
La grandeur est sa cape
L’immensité sa soif
Une graine de moutarde
Son orgueil

 

∗∗∗∗∗∗

 

De Cheikna

On a retenu la leçon
Il a dit
Abaisse-toi et tu ressembleras
A la pleine lune
Dont les gens ne voient
Que le reflet dans l’eau

 

∗∗∗∗∗∗

 

Ne soit pas
Arrogant comme la fumée
Qui s’élève dans le ciel
Alors qu’elle n’est qu’un produit
De la terre

Le chien de mon for intérieur

est là
couché devant
le chenil de la vie
Nu
tel le nourrisson
Qui attend tout de nous

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Robert Notenboom, Les Chemins du Silence

Allô, c'est toi ?

Allô, c'est toi?
Elle répond ; "je sors"
La voix un peu hautaine d'une dame en tailleur
J'ai reposé le combiné, je l'imagine
Clefs à la main
Prête à partir
Sur la tempe une touche de Dior
Elle sort
Où va-t-elle? Des amis? Un spectacle?
A la rencontre de l'âme soeur?
Par la fenêtre, je regarde la mer
Au loin... si loin
Les multiples lumières du continent
Autant de vies

 

 

Je suis né de l'hiver

Je suis né de l'hiver
Au bleu d'aubes glaciales
Aux aurores de feu.

Il fut bien long le jour
Tombant, me relevant
Je menai le combat.

Qu'importe ce qu'il fut -
Le présent, l'avenir 
Disparaissent déjà

Vienne vite la nuit
Et me rende endormi
Au néant primordial.

 

 

Poète, vraiment

Poète
Vraiment, ça devient trop difficile
Alors bientôt je me tairai
Je désapprendrai les mots
Mes lettres déformées deviendront signes
A peine esquissés
Et je m'enfermerai dans mon silence
Seul, sans valise, en plein vent
Comme sur un quai de gare en attente de rien

Les mains et l'âme nus

tirés de Le Temps d'un sein nu,  Entre deux chemises, éditions du Puits de Roulle

 

Longtemps, j'ai écrit

Longtemps, j'ai écrit pour exprimer le meilleur de moi-même
et peut-être en suis-je venu à m'idéaliser un peu.

Maintenant, il va falloir que je m'évertue à devenir digne de ce que j'avais fini par penser être et que je ne suis pas tout à fait.

 

 

Read out my words

Read out my words
Not too loud
Just a whisper
Then read them over
Until ravenous ravens appear
And clear your souls of sated thoughts

Back to nought.

Lis mes paroles, bien
Pas trop fort
Juste un murmure
Puis relis-les
Jusqu'à ce qu'apparaissent des corbeaux affamés
Et vident nos âmes de vos pensées rassasiées


Jusqu'au néant

 

Von Baum gefallen

Von Baum gefallen, buntes Blatt
Du fliegst, Du glaubst dich Schmetterling
Weist Du dich schon tot ?

Tombée de l'arbre, feuille multicolore
Tu voles, tu te crois papillon
Te sais-tu déjà morte?

 

 

Questo passeggio tranquillo

Questo passeggio tranquillo
E questo paesaggion mutolo
Pacato

Equilibrio di gridi, risate
E di una parola strozzata
Beffata

Cette promenade tranquille
Et ce paysage silencieux
En paix


Équilibre de cris, de rires
Et d'une parole étouffée
Bafouée

Présentation de l’auteur




Abdelmajid Benjelloun : dix poèmes proposés par Nasser-Edine Boucheqif

 

1

Une marchande de menthe verte,
toute dresseuse de printemps et les yeux pleins
d'épis de soleil
m'a appris la poésie
un soir sous un réverbère éteint.
Je me souviens encore
qu’un orage rauque
tonnait pour les voitures noires
vides illuminées de pluie.

2

Un hérétique quelque part dans le monde pourrait dire:
les athées n'ont pas d'issue de secours pour l'âme en cas de mort
elle reste affreusement prisonnière
de la dernière particule osseuse
du corps mort transformé en terre
L'âme non délivrée ainsi
souffrira éternellement avec ce qu'il restera du corps
quoique sous forme infinitésimale .
Durant leur existence ils n'ont pas voulu de Dieu
Lui non p lus ne veut• pas d'eux.
Dieu me pardonne.

3

Dans tout grondement de tonnerre, il y a la totalité indistincte de toutes les paroles tonitruantes prononcées dans les temps reculés par l'humanité durant un millième de seconde.

4

Regarde moi bien ma petite fille,
ma petite Houda
regarde tous les êtres humains
tous envoyés de la lumière
mais se bousculant tous autant qu'ils sont
dans une impasse organisée savamment en la vie.
Ils se prédisent tous une mort qui n'est pas la mort.
Mais savent-ils que l'éternité a commencé à sentir l'homme
avant le premier homme sur terre?

5

Savez-vous qu'il y va du salut d'un sourire à Dieu
avec un mourant, en plein air
qui ouvre les yeux
la chahada titubante, dans la bouche
6
L'homme est coupé de ses frères
par de simples corps le sien le leur.
Il en a comme un orage dans le coeur.
Même la Création nous est intérieure.
Suprême
Imposture
Cosmique.

7

Le jour est arrivé déjà abîmé. Désir de pierre. Je fais semblant de respirer. Je repars à la lune, je construis la souffrance. Angoisse de tocsin. Si je m'échange contre un singe affreux je ne me reprendrais pas .Appelez moi séance tenante un orage j'ai une confession à faire: l'engrenage charnel est une épouvante car il sacrifie à ciel fermé une respiration sur un désert de hasard. Même avec une femme familière. Surtout avec une femme domestique. J'ai une confession à ne pas faire:
le charnier amoureux est un petit plaisir car il sacrifie à ciel ouvert une respiration qui court aux quatre coins de l'espace. On s'instaure évasivement en l'autre. A.la fin,  je me représente compromis à mon ombre accusatrice. J'ai arrêté le feu hurlant jusqu'à l'au-delà des choses. Lorsqu'un astre est né à quelques mètres de la terre, deux vieillards se sont donné rendez-vous chez Dieu.
Avec ma petite fille Houda cristalline, la vie est une esplanade orchestrée dans  le silence par une joie torride.
Les mots m'écrivent infidèle au monde.
Je patauge dans l'orage.
Seul l'amour charnel a un écho dans l'au-delà.
Un homme en parfait état de mourir reprise patiemment des poignées de sel.
Je me maintiens inégal à moi: l'homme ne hait finalement que lui-même.
Un ruisseau est mort du frisson d'un accident de crépuscules.
J'aime charnellement mes inter- pénétrations amoureuses en franchise de sexes avec les femmes.
Devant la plupart des êtres humains on a l'impression qu'il y a maldonne entre leur âme et leur corps.
Mourir c'est préciser pour la première fois sa pensée.
Mourir c'est penser pour la première fois objectivement..

8

Espace inconnu
une femme nue peu vraie
l'orage arrête sa respiration:
issue charnelle du crépuscule.

9

Dans des ruines assyriennes
un couple de touristes australiens
sent une odeur soudain,
une odeur terrible venue on ne sait d' où.
et aussitôt leur amour mutuel s'évapore ainsi que leur foi
à jamais.

10

 

La femme est belle comme un crépuscule qui se masturbe. Id.
Comment ai-je pu écrire une chose aussi extravagante(30.12.2012).
 

Présentation de l’auteur




Tommaso di Dio, extraits de Tua e di tutti, (la Tienne et à tous)

Traduction de Joëlle Gardes

Quella parte di silenzio
che ci copre il viso. Il parco
aperto e nero in fondo alla strada in fondo alla strada
in fondo alla cosa che fai. Sul tuo viso
c’è qualcuno che smette, all’istante
rompe un vetro, cade
un cielo addosso alle pareti e tutto
è tempo ferito, limpido
alone fra i capelli, il vestito. Come taglia
questa luce nell’erba e lascia
soli nel dialogo.

 

 

 

 

La città che splende. La notte.
Il vuoto le strade. Gli angoli scavalcati
dal fiato corto le poche
donne sui marciapiedi e sembra tutto catrame
questo tempo, senza rimedio
senza soccorso. Ma poi alti
sono gli uomini che dormono sui prati
e le pietre delle fontane, slabbrate
sono piene di muschi foglie ombre ed è notte però
il vuoto, le strade. Lingua morta
che nelle cose vive alberghi e lasci
la tua crepa come uno stigma; fa’ che io possa
mettere la testa tutta dentro
che io vi spinga battendo reni cosce e petto un pugno
di gioia terrena.

 

 

 

La testa che ora
vi si immerge; nell’immagine tu sei
cameriera di ventuno al bancone del bar.
Occhi azzurri occhi bianchi. Una mascella fuori
posto ormai. Ma se poi noi
indietro risaliamo ogni scalino, dopo l’androne
la strada. Ma se cancelliamo la serranda
la macchina il tuo minuto e l’alba
della cronaca. La vita cosa è
che rimani così, immeritata
negli sguardi che hai dato a me
sconosciuto fra tanti. Sono i morti che ci rendono
al monologo; all’impossibile
storia del vero.

Cette part de silence
qui nous couvre le visage. Le parc
ouvert et noir au fond de la rue
au fond de ce que tu fais. Sur ton visage
il y a quelqu’un qui s’arrête, à l’instant
brise une vitre, contre les murs
un ciel tombe et tout
devient temps blessé, limpide
halo entre les cheveux, le vêtement. Comme tranche
dans l’herbe cette lumière qui laisse
seuls dans le dialogue

 

 

 

 

L’éclat de la ville. La nuit.
Le vide les rues. Les tournants enjambés
le souffle court les rares
femmes sur les trottoirs et elle semble toute de bitume
cette époque, sans remède
sans secours. Mais grands
sont les hommes qui dorment dans les prés
et les pierres des fontaines, ébréchées
sont pleines de mousses de feuilles d’ombres et pourtant c’est la nuit
le vide, les rues. Langue morte
qui résides dans les choses vivantes et abandonnes
ta fêlure comme un stigmate ; laisse moi
y mettre la tête entière
laisse moi y enfoncer en pétrissant reins cuisses et poitrine un poing
de joie terrestre.

 

 

 

La tête qui maintenant
s’y plonge ; sur l’image tu es
une serveuse de vingt et un ans au comptoir du bar.
Yeux bleus yeux blancs. Une mâchoire
déplacée désormais. Mais si nous
remontons chaque marche, après le couloir
la rue. Mais si nous supprimons la serrure
la voiture la minute décisive et l’aube
de la chronique. La vie c’est quoi
pour que tu demeures ainsi, imméritée
dans les regards que tu m’as adressés
moi un inconnu parmi tant d’autres. Ce sont les morts qui nous rendent
au monologue ; à l’impossible
histoire du vrai.

 

Ces poèmes sont extraits du recueil Tua e di Tutti, La Tienne et à tous,
désormais introuvable, publié en juillet 2015 par Recours au Poème éditeurs. 

 

Présentation de l’auteur