Annie Lulu, FOSFOR et autres poèmes

trajet de sortie ultime
étroitesse d’une parole tissée avec les noms de tous les oubliés
fosfor étincelant du delta de ta langue
mâchoire de l’ouverture
et frottement du peuplier lumineux
umbra mea cade din spate

 je t’ai tant de fois appelé
puis gardé caché au cérumen du secret

trésor insonore
mon butin de nuit

l’ombre me tombe du dos
et l’enfant renouvelée vient au seuil avec le feu
in mijloc, au milieu
la tête
la racine

c’est la guerre aux fantômes

 

DANS L’EXIL LA MAISON

J’ai cherché une maison, à l’abri de toutes les sortes de braconniers qu’héberge le jour trivial. Depuis laquelle diffuser le spectre d’une langue propre, les jets d’envergure de la vie. J’entends parfois, je pense aussi parfois :
« Dans l’exil la maison c’est la langue. »
Nous nous trompons : sabir du ban, langue-séparation, parole-un, l’exil est la maison.
Fuite partagée de l’infinité formulable.
Maison sans murs et sans cuisine que des piégeurs brutaux enfreignent.

 

IL SE PEUT MÊME

il se peut même que tout bien réinventé rien n’ait d’autre ordre que cet agencement primordial du
souffle avec la nuit
je ne dis pas qu’on va réinventer l’amour, non
mais écarter tout ce qui ne sert pas à sa lecture en rapprochement répété
comme par exemple : le monde de tout ce qui s’échange, la poursuite de la matérialité pour elle-
même, la parole superflue et vieillir…
annulons tout ce qui peut l’être qui nous éloigne du brasier de l’aube

 

CHAM

j’irai chercher le dernier enfant derrière les Lacs
l’avant-mort dans les bassins d’émeraudes
je lui dirai Muké, Muké,tu es le fils de ma grand-mère tu es mon père
que la respiration des morts ne réchauffe plus les tunnels de l’or les tunnels du zinc les terres rares
de Cham

 

NOUS NE SERONS PLUS NOIRS

 

Tu ne vois pas
prisonnier des teintes alternantes

il y a
la joie l’infini indéterminé le Retrait

la colorimétrie du futur
réinvention de la disparition

nous ne serons plus Noirs
nous serons des alphabets.

Du calme.

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Denis Tellier, T’as qu’à te taire et autres poèmes

T'as qu'à te taire

 

Sur la rambarde, j'attaque la rouille avec mes ongles.
Des pensées traversent mon pardessus et buttent sur ma croix du mérite.
T'as qu'à te taire...
D'avoir autant mérité, je retiens mon souffle et la buée.
Il pleut sur la plage de Berck, elle est déserte.
T'as qu'à te taire...
Croix du mérite.
Je vois mes jambes qui dépassent de la poubelle en plastique.
T'as qu'à te taire...
Croix du mérite.

 

 

 

Louise mon amour...

 

Je n'aimais plus Louise de Vilmorin,
c'était une bêcheuse.
Elle s'était moquée de moi,
en effeuillant un chrysanthème,
sur le chemin de son domaine ;
son indélicatesse,
une vraie semeuse d'embûches,
bref, un amour incertain.
Ses robes fleuries, si jolies,
ses cotillons,  ses allusions
qui se frottaient,
tel des paquets de vieilles graines périmées.
Son odeur d'étuve et de petits pois séchés.
Je la détestais quand elle passait,
nonchalante comme une brouette
chargée de plantes.
Je m'en griffais les doigts ; seul
au milieu des plates -bandes.

 

 

Picardie

 

Vous souvenez-vous ma tendre amie de cette journée ou nous échangeâmes  des mots
sur la société anglaise du XVII siècle à nos jours.
Nous étions vous et moi en terre Picarde aux moments des labours.
Nous buttions parfois sur des vieilles taupinières le long de ces chemins et dans ses
détours.
Jonchées sur le sol ça et là, il y avait des betteraves sucrières hachées, amochées,
tailladées, rognées tour à tour.
Et puis des habitations austères ou vivaient des ménages de mulots à 4 dents en cet
alentour.
De bien pauvres familles dont les enfants chialaient plein de crottes blanches aux
derrières et ceci pendant tout le jour.
Vous souvenez-vous ma tendre amie, nous adoucissions cette misère en fendant l'air par
des gestes aux agréables arabesques et des paroles portées, délicates comme du
velours. 

Les berlines de l'ancien K.G.B

 

Au sud-ouest de Vladivostok après avoir passé Poluostrov Tobizina, il n'a plus rien à
part une végétation jaune de graminées en cette saison dépourvue de graines. Elle va en
se couchant en ondulant parfois à mi-pente vers la mer d'Okhotsk, là ou des nuages
noirs trempent leurs bouts de nez.
Dans ce paysage étrange serpente un chemin étroit, une piste défoncée empruntée par
une dizaine d'hommes qui reviennent à pièds une fois la semaine en parlant haut et fort.
C'est là qu'ils balancent d'une petite falaise dans un bruit de ferraille en les poussant, des
grosses bagnoles noires délavées dont les phares et les carreaux sont pétés.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Lidia Chiarelli, Trois poèmes

Traduction en français par Huguette Bertrand

LES BATEAUX AU REPOS

Nous avons traversé la mer
nos yeux
éblouis par la lumière
et nos lèvres
asséchées par le sel

Une destination imprévue
se dessinait devant nous
quand forts et sûrs
nous partions défier le vent

Moments émiettés
d'un passé
flou et fragile
maintenant
comme nos traces sur le sable
ont disparu

 

Il Riposo delle Barche

Abbiamo attraversato il mare
occhi
abbagliati dalla lucelabbra
aride di sale.
Mete non programmate
si delineavano davanti a noi
quando
forti e sicuri
partivamo a sfidare il vento.

Momenti sbriciolati
del passato
evanescenti e fragili
che ora
si dissolvono
come le nostre orme sulla sabbia.

 

 

POÈME POUR CAMILLE CLAUDEL

Il ya toujours quelque chose d’absent qui me tourmente.
― Camille Claudel

Nuages denses
corbeaux invisibles
flottants dans le ciel de la Provence
le vent s’enrage
et ouvre des fissures  bleues

petite fille étonnée
seule, tu écoutes la voix du silence
et regardes les grandes flaques
et l’argile brune
cadeau précieux
que la pluie de la nuit

a apporté
pour la dernière fois
dans une lumière irréelle
de cette boue
des créatures étrange
s’animent
caressées
par ta main tremblante
abandonnée à leur vie

c’est alors qu’un calme inconnu
te saisit
et tu souris
infiniment  libre
en ce matin d’octobre
à Montdesvergues

 

Poesia per Camille Claudel

Il ya toujours quelque chose d’absent qui me tourmente.
― Camille Claudel

Invisibili corvi
volteggiano nel cielo di Provenza
denso di nubi
il vento infuria
ed apre crepe di azzurro.

Sola, ascolti la voce del silenzio
mentre guardi
come bambina stupita
le grandi pozzanghere
e la morbida argilla
prezioso regalo
che la pioggia battente della notte ti ha lasciato
per l’ultima volta
in una luce irreale
da quel fango
strane creature
prendono vita
accarezzate
dalle tue mani tremanti

una calma sconosciuta
per un momento
ti avvolge dolcemente
e tu sorridi
finalmente libera
quel mattino di ottobre
a Montdesvergues

 

LES SENTIERS DE LA PAIX

“Poesía es lo imposible
hecho posible. Arp
que tiene en vez de curda
corazones y llamas”
Federico Garcia Lorca

Envoie-moi des mots d’amour
et ensemble
nous construirons
des sentiers de paix

envoie-moi des mots d’espoir
et ensemble
nous remplirons
des milliers de pages vierges

Nos voix à l’unisson
deviendront
les doux sons d’une harpe
et des prières
transportés par le vent

ils deviendront
un nouveau chant
dans le bleu profond du ciel
qui ne cessera pas
dans l'obscurité de la nuit

 

 

Sentieri di Pace

 

“Poesía es lo imposible
hecho posible. Arp
que tiene en vez de curda
corazones y llamas”
Federico Garcia Lorca

Mandatemi parole d’amore
e insieme
costruiremo
sentieri di pace

Mandatemi parole di speranza
e insieme
riempiremo
mille pagine vuote

Le nostre voci unite
diventeranno
i dolci suoni di un’arpa
 preghiere portate dal vento
e sarann
un canto nuovo
nell’azzurro profondo di un cielo
che non si spegnerà
con il buio della notte

 

 

Présentation de l’auteur




Ile Eniger, Solaire, extraits

Orage sec, on entend l'été armer ses fusils. Les cuivres du soleil martèlent les heures jusqu'au blanc des façades. C'est encore le temps des cerises dans les mémoires printanières que déjà, gorge dure tendue, la terre craquelle sous la charge de juillet. Un plomb incandescent dessèche ses crevasses. Chaque tonnerre sans eau plisse davantage les sols. Haletantes, des bouches de soif vident les sources. Les portes des granges sont ouvertes, les bêtes en alpages, les mouches abandonnées dans l'air poussiéreux. Aux remblais faméliques, s'affaisse le jaune étique des herbes altérées. Les cigales psalmodient au brasier de midi et dans le mûr des blés quelques coquelicots exaltent la récolte. Ici, ailleurs

∗∗∗∗∗∗

Un jour je suis entrée dans la maison de ton nom, c'était l'exact de ce que j'attendais. J'y suis restée et plus jamais je n'ai eu froid et plus jamais je n'ai eu peur. Qu'on ne me parle pas de cage, il s'agit là de la plus haute, de la plus absolue des libertés.

∗∗∗∗∗∗

Des traces de mots sur la neige de papier. Un chant d'alouette dans la gorge. Des miettes de paix sur le fracas des hommes. L'eau, le sel, le pain. Et même si le fer-blanc du jour fait muraille, même si la terre crevasse, même si les mains rident comme arbres d'hiver, nous sommes ceux qui ont marché pour ceux qui marcheront. Nous sommes le chemin qui porte. L'avant, l'après, pendant, autour, tout, rien, jamais, toujours. Irrationnels, réels, nous sommes le chaos, l'incertitude, et surtout l'immortel espoir. Enfants et frères du vivant toutes formes confondues, nous sommes l'appel et la présence. Et quand la houe du vivre laboure nos passages pour je ne sais quelle moisson, encore nous sommes le possible amour.

∗∗∗∗∗∗

Terre de septembre, ma Mère, comme toi je suis des derniers fruits et des guerets sanguins. Comme toi, je protège la parole donnée et la graine à venir. Au soir de lune orange sur le portant de vignes, au portail de l'ultime saison, je sais les mots de feu et les pas qui inventent la route. Des sols charnus jusques aux cimes, j'accueille tes éléments, ta généreuse constance. Dans la coupe des mains, je bois à ton exactitude. Des crinières d'arbres aux persévérances d'herbes, je chevauche tes traces avec les plumes d'ange et les abeilles en miel. Je ne cèderai rien aux dormances d'hiver, je les traverserai, riche de tes promesses. Et c'est debout, en lumière montante, que je l'écris à l'encre rouge au mordant d'un ciel qui s'embrase : solaire, je suis légitime d'aimance.

 




Romain Mathieux, poèmes

 

 

comme si la langue natale des poètes
approchait de ce jour des grands avortements

on n’a jamais tant ri de ces vieux protecteurs
on n’ose pas trembler

Rilke avait-il raison de douter :
« les arbres sont-ils meilleurs ? Ne sommes-nous qu’engendrement
et matrice de femmes, qui se donnent abondamment ?
Nous nous sommes prostitués avec l’éternité((
« sind Bäume besser ? SInd wir nur Geschlecht
  und Schoß von Frauen, welche viel gewähren ?
  Wir haben mit der Ewigkeit gehurt... »))

 

 

 

 

« sind Bäume besser ? SInd wir nur Geschlecht

  und Schoß von Frauen, welche viel gewähren ?

  Wir haben mit der Ewigkeit gehurt... »

 

 

aimer pour connaître la littérature
ou bien
connaître le livre pour aimer

et le soleil qui tremble au bout de ta main
comme une mèche de chair tendre
est lumière menue qui me permet de lire

et la lampe qui éteint le jour
comme un livre ouvert
éclaire ton visage

« le soir se referme comme un livre
et l’âme est dans les feuilles comme un marque-page »((
« Se-nchide înserarea ca o carte
 Şi sufletul în foi, ca o zăloagă. »))

 

écrivit Tudor Arghezi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un simple jour d’abondance :
le don contre l’Histoire.
(il paraît que l’Histoire existe)

une herbe fleurissant au vent de mer
la beauté s’ouvrant sans égard -

et ta présence sans raison
que la beauté des contingences

comment ne pas songer alors à Silesius :
« la rose est sans pourquoi.»((« die Rose ist ohne Warum ».))

 

 

 

 

A lire Proust, quelques arbres
au bord d’un chemin
sont beaux de tout un passé retrouvé :

« Fallait-il croire qu’ils venaient d’années déjà si lointaines de ma
vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli
dans ma mémoire et que, comme ces pages qu’on est tout d’un
coup ému de retrouver dans un ouvrage qu’on s’imaginait n’avoir
jamais lu, ils surnageaient seuls du livre oublié de ma première
enfance. (...)

 Je crus que c’étaient des fantômes du passé, de chers
compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient
nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me
demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. »

A lire Pessoa, l’arbre n’est beau
que sans notre pensée :
« J’aime les arbres parce qu’ils sont des arbres, sans ma pensée »((« Eu amo as árvores por serem árvores, sem o meu pensamento. »))
Celui qui découvrira pourquoi
ils ont raison tous les deux
pourra me dire, sans doute
pourquoi ces arbres devant moi
au début de l’été
sont si pleinement beaux.

 

 

Présentation de l’auteur




Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée (1922)

 

 

Or, un arbre monta…((Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée (1922), in Poésie, traduction de Maurice Betz, éd. Emile-Paul frères, Paris, 1942.))

 

 

Or, un arbre monta, pur élan, de lui-même.
Orphée chante ! Quel arbre dans l’oreille !
Et tout se tut. Mais ce silence était
lui-même un renouveau : signes, métamorphose…

  Faits de silence, des animaux surgirent
des gîtes et des nids de la claire forêt.
Il apparut que ni la ruse ni la peur
ne les rendaient silencieux ; c’était

à force d’écouter. Bramer, hurler, rugir,
pour leur cœur c’eût été trop peu. Où tout à l’heure
une hutte offrait à peine un pauvre abri,

 — refuge fait du plus obscur désir,
avec un seuil où tremblaient les portants, —
tu leur dressas des temples dans l’ouïe.

 

Presque une enfant… 

 

Presque une enfant, et qui sortait
de ce bonheur uni du chant et de la lyre,
et brillait, claire, dans ses voiles printaniers,
et se faisait un lit dans mon oreille.  

Elle dormait en moi. Tout était son sommeil.
Les arbres jamais admirés, et ce sensible
lointain, et le pré un jour senti,
et tout étonnement qui me prenait moi-même.

Elle dormait le monde. Dieu poète,
comment la parfis-tu pour qu’elle n’eût désir
d’abord d’être éveillée ? Elle parut, dormit.

Où est sa mort ? Ah ! ce motif,
l’inventerai-je avant que mon chant se dévore ?
Où sombre-t-elle, hors de moi ?... Une enfant presque…

 

 

 

Un dieu le peut… 

 

Un dieu le peut. Mais comment, dis,
l’homme le suivrait-il sur son étroite lyre ?
Son esprit se bifurque. Au carrefour de deux
Chemins du cœur il n’est nul temple d’Apollon.

Le chant que tu enseignes n’est point désir :
ni un espoir, enfin comblé, de prétendant.
Chanter c’est être. C’est au dieu facile.
Mais quand sommes-nous ? Et quand

met-il en nous la terre et les étoiles ?
Non, ce n’est rien d’aimer, jeune homme, même si
ta voix force ta bouche, — mais apprends

à oublier le sursaut de ton cri. Il passe.
Chanter vraiment, ah ! c’est un autre souffle.
Un souffle autour de rien. Un vol en Dieu. Un vent.

 

 

 

 

 

Est-il d’ici ? 

 

Est-il d’ici ? Non, des deux
empires naquit sa vaste nature.
Plus adroitement ploierait le saule
quiconque eût d’abord connu ses racines.  

En vous couchant, ne laissez sur la table
ni pain ni lait ; cela tire les morts.
Mais lui, l’enchanteur, lui, qu’il mêle
sous la douceur de sa paupière  

leur apparence à tout ce qu’il a vu !
Que la magie du talisman, de la fumeterre
lui soit plus vraie que le clair rapport !  

L’image valable, rien ne peut la lui détruire,
qu’elle soit en chambres, qu’elle soit en tombeaux,
qu’il chante la bague, la boucle, ou bien le broc.

 

 

 

Célébrer, c’est cela… 

 

Célébrer, c’est cela ! Elu pour célébrer,
il jaillit tel le minerai des pierres
muettes. Son cœur, ô pressoir éphémère
d’un vin que l’homme ne peut épuiser.

Aucune mort n’atteint sa voix inextinguible
lorsqu’il est soulevé par l’exemple divin.
Tout se fait vigne et tout devient raisin,
mûrit au cœur de son midi sensible.  

Ni dans leurs sarcophages, les rois en pourriture,
ni l’ombre, projetée sur la terre, des dieux
ne sauraient démentir son bienheureux transport.

Il est parmi les messages qui durent,
qui par delà les portiques des morts
lèvent des coupes pleines de fruits glorieux.

 

 

Il n’est que dans l’espace… 

 

Il n’est que dans l’espace où l’on célèbre, que la plainte
peut marcher, la nymphe de la source pleurée,
veillant afin que ce qui de nous se condense
sur le même rocher demeure transparent  

qui porte les autels et les portiques.
Vois, sur ses épaules tranquilles naître
l’aube de sa conscience d’être
la plus jeune parmi les sœurs dans l’âme.

Le bonheur sait et le désir avoue, —
la plainte seule apprend encore ; ses mains de jeune fille
comptent des nuits durant l’ancien désastre.

Mais tout à coup, d’un geste oblique et inexpert,
elle tient pourtant une constellation de notre voix
dans le ciel que son haleine ne trouble pas.

 

 

Antiquité romaine orphée musicien charmant les animaux.

 

Seul qui éleva sa lyre… 

 

Seul qui éleva sa lyre
au milieu des ombres,
peut en pressentant
rendre l’hommage infini.

Seul qui avec les morts 
a mangé du pavot, du leur,
n’égarera pas même
le son le plus léger.

Le mirage dans l’étang
a beau parfois se troubler ;
connais l’image.

Dans l’empire double
les voix se font
tendres et éternelles.

 

 

Vous qui jamais ne me quittâtes… 

 

Vous qui jamais ne me quittâtes,
je vous salue, antiques sarcophages
que l’eau heureuse des jours romains
parcourt en chanson pèlerine.  

Ou ces autres, aussi ouverts que l’œil
d’un pâtre joyeux qui s’éveille,
— dedans pleins de silence et de lamiers —
d’où s’échappaient des phalènes enivrés ;

toutes celles que l’on arrache au doute
je les salue, bouches rouvertes,
mais qui ont su déjà ce que taire veut dire.

Le savons-nous, amis ? Ne le savons-nous point ?
L’heure hésitante forme l’un et l’autre
dans le visage humain.

 

 

Pomme ronde… 

 

Pomme ronde, poire, banane
et groseille… Tout cela parle
de vie, de mort dans la bouche. Je sens…
Lisez plutôt sur le visage de l’enfant

lorsqu’il mord dans ces fruits. Oui, ceci vient de loin.
Sentez-vous l’ineffable dans votre bouche ?
Là où étaient des mots coulent des découvertes,
comme affranchies soudain de la pulpe du fruit.  

Osez dire ce que vous nommez pomme.
Cette douceur qui d’abord se concentre,
puis, tandis qu’on l’éprouve, doucement érigée,

se fait clarté, lumière, transparence.
Son sens est double : terre et soleil.
Expérience, toucher : ô joie immense !

 

Nous côtoyons la fleur… 

 

Nous côtoyons la fleur, le fruit, la vigne,
et la saison n’est pas leur seul langage.
De l’ombre monte une évidence coloriée
qui a l’éclat, peut-être, de la jalousie

des morts dont se nourrit la terre.
Mais savons-nous quel est leur rôle en tout cela ?
Depuis longtemps c’est leur manière
de traverser le sol de cette libre moelle.

Mais savoir : le font-ils de leur plein gré ?
Ce fruit, œuvre de lourds esclaves,
se tend-il vers nous, maîtres, comme un poing serré ?  

Sont-ils les maîtres qui près des racines dorment,
et, de leur superflu, daignent nous accorder
cet entre-deux muet de force et de baisers ?

 

 

 

 

 

Dansez l’orange… 

 

Retenez-le — ah, ce goût ! — qui s’échappe.
— Sourde musique : un murmure en cadence, —
Jeunes filles, vous, chaudes, jeunes filles, muettes,
du fruit éprouvé exécutez la danse !

Dansez l’orange. Qui peut oublier
comme de sa douceur se défendait le fruit,
en soi-même fondant. Vous l’avez possédé,
en vous exquisément vous l’avez converti.

Dansez l’orange. Ce pays plus chaud,
projetez-le : qu’elle rayonne, mûre,
dans l’air natal. Dévoilez, embrasées,

tous ses parfums, pour créer le rapport
avec l’écorce pure et rebelle,
avec le suc dont l’heureuse ruisselle.

 

 

 

 

Portrait de Rainer Maria Rilke par Westhoff, 1901.

 

 

Toi, mon ami… 

                                                             s’adresse à un chien 

Toi, mon ami, tu es solitaire, car…
Nous nous approprions par des mots et des gestes
le monde peu à peu : sans doute n’est-ce
que sa plus dangereuse et sa plus faible part.

Qui désigne du doigt une odeur ? —
Pourtant des forces qui nous menaçaient
tu en flaires beaucoup. — Les morts, tu les connais ;
les sorts et maléfices te font peur.

Vois, il s’agit qu’ensemble nous supportions 
ce monde morcelé, comme s’il était tout.
A t’aider j’aurai peine. Et garde-toi surtout

de m’implanter dans ton cœur. Trop tôt je grandirais.
Mais prenant la main de mon maître, je dirai :
Seigner, voici. C’est Esaü dans sa toison.

 

 

 

L’ancêtre, au fond… 

 

L’ancêtre, au fond, enchevêtré,
source et racine
secrète de tous ceux
qui jamais ne le virent.

Cor de chasse, cimier,
sentences de barbons,
haines de frères,
femmes telles des violons…

Rameau contre rameau serré ;
aucun n’est libre…
Un seul ! ah ! monte, monte…

Combien d’abord se rompent.
Celui-là seul, très haut,
se ploie en lyre.

 

 

 

 

Mais, ô maître, que te vouer… 

 

Mais, ô maître, que te vouer, à toi
qui enseignas l’ouïe aux créatures ? —
Mon souvenir de ce jour de printemps :
un soir, en Russie — un cheval…

De là-bas, du bourg, venait l’étalon blanc,
traînant son piquet à l’entrave,
pour être seul dans la nuit sur les près ;
ah ! comme battait sa crinière bouclée

sur l’encolure, à la cadence hardie
d’un galop grossièrement contenu !
Et de son sang fougueux, quelles sources jaillies !

Celui-là, oui, sentait les étendues immenses,
Il entendait, chantait, — ton cycle de légendes
était fermé en lui.
                         Son image, prends-la.

 

 

 

 

Nous dérivons… 

 

Nous dérivons.
Mais le pas du temps
n’est pas tant
dans ce qui dure.

Tout ce hâtif
passera tôt ;
car seul vaut
ce qui, en demeurant, nous initie.  

Garçons, ne jetez le cœur
ni dans l’élan
ni dans l’essor.  

Tout est reposé :
ombre et clarté,
livre et fleur.

 

 

 

 

 

Respirer, invisible poème… 

 

Respirer, invisible poème.
Toujours autour de moi,
d’espace pur échange. Contrepoids
où rythmiquement m’accomplit mon haleine.

Unique vague dont je sois
la mer progressive ;
plus économe de toutes les mers possibles, —
gain d’espace.  

Combien de ces lieux innombrables
étaient déjà en moi ? Maints vents
sont comme mon fils.

Me reconnais-tu, air, encore plein de lieux miens tantôt ?
Toi qui fus l’écorce lisse,
la courbe et la feuille de mes mots.

 

 

Comme un maître, parfois… 

 

Comme un maître, parfois, la feuille,
vite approchée, du seul trait véritable délivre,
ainsi, souvent, les miroirs recueillent
le saint, l’unique sourire des jeunes filles,

lorsqu’elles essaient le matin, toutes seules,
ou dans l’éclat des lumières serviables.
Et sur l’haleine de leurs vrais visages
ne tombe plus tard qu’un reflet.

Combien d’yeux ont regardé, un jour,
brûler et s’éteindre longtemps le feu sous la cendre :
regards de la vie, perdus pour toujours !

Ah ! de la terre qui connaît les pertes ?
Seul qui, d’une voix à la gloire pourtant ouverte,
chanterait le cœur né au tout.

 

 

Miroirs 

 

Miroirs, jamais encor savamment l’on n’a dit
ce qu’en votre essence vous êtes.
Invervalles du temps,
combles de trous, tels des tamis.

Vous gaspillez encor la salle vide
au crépuscule, profonds comme un bois.
Et le lustre traverse ainsi qu’une ramure
de cerf votre aire inaccessible.

Vous êtes quelques fois pleins de peinture.
Plusieurs semblent passés en vous, —
d’autres, vous les laissiez aller, farouches.

Mais la plus belle restera,
jusqu’à ce que dans ses joues lisses,
clair et défait, pénètre le narcisse.

 

Francois Gerard, Orpheus tries-hold Eurydice.

 

Devance tous les adieux… 

 

Devance tous les adieux, comme s’ils étaient
derrière toi, ainsi que l’hiver qui justement s’éloigne.
Car parmi les hivers il en est un si long
qu’en hivernant ton cœur aura surmonté tout.

Sois toujours mort en Eurydice — en chantant de plus en plus, monte,
remonte en célébrant dans le rapport pur.
Ici, parmi ceux qui s’en vont, sois, dans l’empire des fuites,
sois un verre qui vibre et qui dans son chant déjà s’est brisé.  

Sois — et connais en même temps la condition du non-être,
l’infinie profondeur de ta vibration intime,
c’est qu’en une seule fois tu l’accomplisses toute.

Aux réserves dépensées et aux couvantes, aux muettes
réserves de la nature, à ses sommes ineffables,
ajoute-toi en jubilant, — et détruis le nombre.

 

 

 

 

Bouche de la fontaine 

 

Bouche de la fontaine, ô bouche généreuse,
disant inépuisablement la même eau pure.
Masque de marbre devant la figure
de l’eau ruisselante. Et d’en arrière  

les aqueducs s’en viennent. De loin.
Longeant les tombes, des pentes de l’Apennin
ils t’apportent ce chant qu’ensuite
laisse couler ton vieux menton noirci

dans l’auge ouverte. Oreille endormie,
oreille en marbre dans laquelle
tu murmures toujours…

Oreille de la terre. Elle ne parle donc
jamais qu’à elle-même ? Et quand s’interpose la cruche,
il lui semble que tu l’interromps.

 

 

O viens et va… 

 

O viens et va. Toi, presque enfant, achève
pour un instant la forme de tes pas :
pure constellation de l’une de ces danses
par quoi la nature, sourde ordonnatrice,

un jour est surpassée. Car elle ne se mut,
pleinement attentive, que lorsque Orphée chanta.
D’un autre temps encor tu étais remuée,
à peine un peu surprise, quand un arbre, lentement,  

pensait à marcher avec toi d’après son ouïe.
Tu savais encor l’endroit où la lyre
se levait, résonnant — la montée inouïe.

Pour elle tu tentais ces pas si beaux,
dans l’espoir qu’un jour vers la fête sans nuage
se tourneraient la marche de l’ami et son visage.

 

 

 

 

 

Sens, tranquille ami… 

 

Sens, tranquille ami de tant de larges,
combien ton haleine accroît encor l’espace.
Dans les poutres des clochers obscurs,
laisse-toi sonner. Ce qui t’épuise

devient fort par cette nourriture.
Va et viens dans la métamorphose.
Quelle est ta plus pénible expérience ?
S’il te semble amer de boire, fais-toi vin.

Sois dans cette nuit de démesure
la force magique au carrefour des sens,
et le sens de leur rencontre singulière.

Que si le destin terrestre un jour t’oublie,
à la calme terre, dis : je coule.
A l’eau vive, dis : je suis.

 

Présentation de l’auteur




Sonia Elvireanu, Clarté intérieure et autre poèmes

Clarté intérieure

 

La mer,
seule
au bout du ciel

écroulé en nous
comme  une pluie
limpide de l’été,

sous le clair de lune,
elle hume l’encens
et la myrrhe en nous.

 

Tant de commencements

 

Au-delà de tout
ce que l’on sait
ou que l’on ne connaît pas
c’est le commencement,

le mystère
qui vient vers nous
embrouillé
d’étranges émois,

le temps
qui fait frémir
les mondes vierges
en nous,

l’éternité
avec son cortège
de vies
oubliées,

leur envie
de naître,
de vivre
en nous,

nos mondes,
le mystère de tant de
commencements enterrés
par le temps.

 

 

Psaume

 

Le murmure douloureux de la terre,
racine primordiale,

la sève fait monter du tréfonds
les eaux souffrantes en moi,

silence illuminé,
murmure divin,

le ruissellement de la vie
sur la rive blanche de lumière,

le silence de la terre,
le chant de la lumière:

psaume de l’illumination.

 

Le souffle du ciel

 

La lumière blanche
du ciel ruisselait

dans les pierres
elle s’enfonçait

comme les eaux
dans leur lit elle susurait

et le rêve
s’éveillait

du sommeil
de la terre.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Gili Haimovich : Lines / Des Vers et autres poèmes

Poèmes traduits de l'Hébreu à l'Anglais par l'auteure
et traduction de l'Anglais au Français par Marilyne Bertoncini

 

 

Lines (or: Hebrew-Yiddish-French Poetry Reading)

 

Even when you get to listen to a harp
It’s from the grated side.
This is how you learned to love
even the color green,
through the columns of  the Seine river’s bridges.

To be simply starched like that,
arms arched as well,
like one line
in a ruled notebook.

 

 

Des Vers (ou une lecture en hébreu-yiddish et français)

 

 

Même quand vous écoutez une harpe
C'est du côté où ça gratte.
C'est ainsi que tu appris l'amour
même la couleur verte,
entre les colonnes des ponts de la Seine.

 Etre tout simplement raidie comme ça,
les bras en arches aussi,
comme une seule ligne
dans un cahier réglé.

 

Lines (or: Hebrew-Yiddish-French Poetry Reading) by Gili Haimovich
from her book Landing Lights (Orot Nechita), Iton 77 Publishing House, 2017.
Translated to English by the author.

*

 

A Vein Root

 

No grass cradles you,
no green allures you,
an angry pumping vein
of a muted tree.
Unable to tolerate the underground,
attempting to stand up, you push yourself above it,
between the pavement and the wire fence.
At least it's not a peek-a-boo wooden one,
made of your own species.
Gazing at the freedom of children in the park,     
you don't fall for their sweetness
nor for the one birds’ tweets can offers.
You're just there,
an evidence of neglect,
of how reaching out for more soil
will awaken your senses
to no more than roughness.

 

 

La Racine d'une veine

 

Nulle herbe ne te berce,
nul vert ne te tente,
rageuse veine aspirante
d'un arbre muet.
Incapable de supporter le monde souterrain,
tentant de te dresser, tu te hisses par-dessus,
entre pavé et grillage.
Au moins,ce n'est pas l'un de ceux en bois ajouré
comme ceux de ton espèce.
Contemplant la liberté des enfants dans le parc,
tu ne craques pas pour leur douceur,
ni pour celle qu'offriraient les pépiements d'oiseaux.
Tu es simplement là,
témoignage de négligence,
de ce que tenter de gagner de la surface
n'éveillera tes sens
à rien d'autre que la violence.

 

*

 

Wrinkled Page

 

Your body can’t conceal its biography.
Tenderness flies back and forth.
You wished to be a blank page,
a fertile land for trees, passages, a laptop or wife.
Wishing to be loved is shameful.
So instead you prefect your hand writing
and manners.
How blank can a wrinkled page be?
Your body can’t conceal its biography.
Nor contain it.

 

Page froissée

 

Ton corps ne peut pas cacher son histoire.
La tendresse va et vient.
Tu voulais être une page vierge,
une terre fertile pour des arbres, des passages, un ordi ou une épouse.
Vouloir être aimé est une honte.
Alors pour la peine, tu disciplines ton écriture
et tes manières.
Jusqu'à quel point une page froissée est-elle vierge?
Ton corps ne peut pas cacher son histoire.
Ni la contenir.

 

*

 

Perfectly Loving

 

We proved them
that we, the impaired, the not-really-desirable,
love perfectly.
After every one bought into it,
we reveled terrible fights, spat hatred,
for it to seem believable.
Then, we withdrew
from exposing ourselves to anyone who’s not us.
You went on to tickle my temples
and I, to fiddle your testicles.
There,
definitions won’t find us.

 

 

Parfaitement aimant

 

Nous leur avons prouvé,
que nous, les déficients, les pas-vraiment-désirables,
savons aimer parfaitement.
Quand tout le monde a approuvé,
nous nous sommes délectés de terribles combats,
crachant la haine,
pour que ce soit crédible.
Puis, nous avons cessé
de nous exposer à d'autres que nous-mêmes.
Tu as continué de caresser mes tempes
et moi, de jouer avec tes testicules.
Là,
les définitions ne peuvent nous atteindre.

 

*

 

Before the Becoming

 

The people who knew us before our becoming
peel the darkness we carry
in the hollow pockets of our parka.
They witness our novelties,
quietly shaming.
Useful for nothing but heartwarming, 
no confessions can be made
to the people who knew us before our becoming,
the ones we still secretly carry.

As much as I’m peeling your layers of clothes away,
I’m unable to take away our familiarity.
The people that know us much after becoming
let the heat of their body shade our bareness. 

 

 

Avant qu'on n'évolue

 

Les gens qui nous connurent avant qu'on n'évolue
pèlent l'ombre que nous portons
dans les poches vides de nos parkas.
Ils assistent à nos expériences,
nous humilient sans y penser.
Parfaitement inutile mais réconfortant,
aucun aveu ne peut être fait
à ceux qui nous connurent avant qu'on n'évolue,
ceux que nous portons secrètement encore.

Pour autant que je pèle  les couches de tes habits,
je ne parviens pas à  voler notre intimité.
Les gens qui nous connaissent bien après qu'on évolue
font avec la chaleur de leur corps l'ombre de notre nudité.

 

Présentation de l’auteur




Dimitris Glyphos, Black Sea et autres poèmes

Black Sea

Je deviens du sel
Et je m’allonge sur les blessures de la terre

Je suffoque
Et je la fais frissonner doucement.

 

Anorak

Sur les dos des livres
Les noms propres
Négocient l’ombre de l’intérieur
Avec la lumière de l’extérieur
Ou l’inverse
La lumière de l’intérieur
Avec l’ombre de l’extérieur 
Et ils s’enroulent du vent
Et ils sifflent le rythme de la nostalgie.

 

La conciergerie

L’humidité a pénétré aux rides du front
Aux herbes des paupières s’est évaporée
Et toi d’insister
De confondre
Les appartements avec les hommes
Les hommes avec les âmes.

 

Les abeilles

J’ai commencé par des lettres
Je finis par des lettres

Je parle
Et tu chuchotes en moi.

Présentation de l’auteur




Abdellatif Laâbi, Le dernier poème de Jean Sénac

 

Il ne s'est pas enfermé pour écrire
son poème a flairé le danger
lui a laissé la porte ouverte

Pas de poème sans risque
Sa barbe lissait le pubis
de la page transparente
et ses lèvres murmuraient
la sourate du pardon

Il dessina d'abord un soleil
un petit rond d'écolier
affublé de rayons démesure

La nuit criait au viol
Alger buvait à mort
entre hommes

Puis il tailla son crayon
ou se taillada une veine
mais j'imagine
qu'il écrivit au rouge
sans ratures
les fragments que voici:

"Naufrage des doigts
sculptés dans le silence
d'autres suffocations montent
du goulot amer du dire
Tous ces riens vomis
sur le parvis du poème’’

Les mots ne manquent pas
plutôt
le vouloir dire
A quoi bon
à quoi mauvais ?

La douleur
seule

Le poème qui ne veut pas naître
a ses raisons

Surtout
ne pas mendier
à la porte du silence
mais le gérer
comme un grand texte

C'est nous
qui avons vieilli
pas le monde

J'ai mangé
l'une après l'autre
mes petites illusions

Quant aux grandes
je me les garde
pour qu'elles éclairent durablement
ma sépulture
tels des joyaux

Pourquoi je me sens coupable
quand le bonheur m'envahit?

Heureusement qu'il y a la mer
bleu-gris de son vert gorgé de mouettes
une barque jubilant on ne sait
au fond de l'eau ou dans l'ourlet des nuages

Heureusement qu'il y a ce large
retenant le souffle de la terre
et le vent coulis ondoyant de frondaisons câlines

Heureusement que l'homme peut se voir
sourire à son lointain sosie
autrement que dans les miroirs

 

Rien de ce que j'ai appris
ne m'a servi
à déchirer l'hymen de tes yeux
arbre serein de sève pérenne
qui m'irriguera encore
quand ma bouche s'éteindra dans les sables

Je suis né
pour aimer
la haine m'est étrangère

Les peuples heureux
n'ont pas de poésie"

La porte s'est refermée
L'ombre sans odeur
apparut sur le seuil

Le couteau a fendu le soleil en deux
avant de pénétrer
dans l'enceinte sacrée
du souffle
Sénac avait levé la tête
il regardait dans les yeux
riait
comme il en avait l'habitude
en tendant au premier venu
son dernier poème

 

Présentation de l’auteur