Raphaël Rouxeville, Dans le cœur blanc des arbres

Dans le cœur blanc des arbres

Franc-Tireur

D'une idée et d'oxygène
J'ai épaulé, contracté léger le biceps
En direction des engrenages, d'un arbre et des tableurs

J'ai senti la crosse douce à ma joue
Et le métal de la langue était tiède

Quand mon index l'a un peu pressée
J'ai créé le silence

Il ne s'est rien passé : un oiseau est tombé

L'amour nichait dans l'arbre.

 

 

 

Le cap

Et ce n'est que moi
qui dis pour moi le cap
sans père pour ressentir
que moi et le cap
sans mère par où gémir

Et ce n'est que moi
qui vis de moi sentant
un cap par où marcher
pour le jour et la nuit

Et ce n'est que moi
qui vibre hors de moi
cercle d'eau d'ondes
et traverse ce monde
de lumières de gens
Jusqu'au cap.

 

 

          La nuit sépia

La lune tourne un film aux nuages sépia.

Deux enfants veillés par l'araignée
passent derrière les arbres sur une barque.

Une brunette à couettes se tient aux murs
avant le passage des tornades.

Jeté sur le tas de pierre, mon mégot incandescent luit sous ce carton-pâte.
Il parle du soleil au ver luisant.

Moi, j’absorbe des aérolithes.
J’ai du sel de lumière sur la langue.

Toi, si tu voyais le jour
Tu ferais demi-tour et reprendrais ta place dans la nuit sépia.

 

 

 

          Les nochers

Sur quel pied tu danses ici-là ?
Parce que, quand même, qu'est-ce qu'on est bougés
Ancrés, mal arrimés à nos langues tordues
Crochetées dans du ciment mou - ça bougeait moins avant
On croyait aux pommiers

Encordés pour ne pas partir, juste remués
Et tous ces brouillards collants

Sur quelles plumes on y va
- tu y vas toi, là-haut ?
Parce que, qu'est-ce qu'on n'est pas rendus...

Les planètes, quand même, belles et calmes et fixes
Les étés parallèles, les étoiles bien rangées
C'est pas là-ici encore
Et je suis pas nocher, pas nocher ailé

D'autres sont dans des pirogues

On n'en peut plus des fois, alors on se tient aux panneaux
Aux mains des murs, avec nos bouches pliées sous le ventre
D'où tombe un gros colis de silence avalé

Après, on peut toujours presser l'encre de la peau, souvent
Et la faire dégouliner, chaque jour
Dans le coeur blanc des arbres

Et les regarder, les arbres
Pousser longtemps
Dans du ciment mou, la mer noire
Parmi les panneaux, ici-là
Longtemps et vers là-haut

Des arbres
Des arbres comme des nochers.

 

 

 

 

                    La route

Kerouacissimo
La route se déroule presque sans nous
Le ruban dénoué chemine désormais loin
Tu sais
Entre les aubes

Et au bout
Travers la lande sableuse
Au bout du soir
Tù mariposa revêt sa robe
Peinte de bleu métal

De nuit à nuit
Ma reine
Ta grâce papillon vibrionne
De mât jaune à mât jaune
Rebondit à mesure
Au-dessus des hautes herbes
Et cavale en courbes
Après le câble noir
Jusqu’au tour de le terre

Le rouleau se lit dans tous les sens

Après les monts derrière
J’aurai demain calme
Bras de chemise la mer
Le râteau du saulnier
A carreaux
Et tu danseras tes ailes autour de moi
Gardiennes de ma foudre

Pour toi
Je ferai monceaux
De coquelicots marins
Capucines cristaux blanc
Qu’emballeront brins de salicorne
Et vieux journaux
Pour la paix de ton sang
Tachetant de bleu les jachères

Pour moi
Tu feras cocons, atomes de vent
Pontes de rosée, ruisseaux
Et danses d'écume
Pour endormir mon feu
Qui incendie les bois

Kerouacissimo
Tu sais
Facile
La route se déroulera presque sans nous.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Pascal Mora, Ce lieu sera notre feu, extraits

A L’ORÉE

Millions de feux, millions d’êtres veillant aux fenêtres.
Ô mer de pierres, ô continent d’âmes,
Tu nous attendais cachée, cité-monde                                                                
Dans le très haut jardin de l’origine.

Depuis l’instant sans pareil
Nous cherchions le visage d’avant ta naissance.
Avant notre venue au monde,
Tu étais là, déjà, encore.

Ô femme de pierre. Je reviendrai toujours
Vers tes avenues aux courbes parfaites,
Tes rues qui enlacent mes gestes.

Tout un passé vit dans cette présence
Tout ce passé qui nous paraît nouveau.
Nous avons beau faire tourner les tables,
Nous parcourons les mêmes nervures de rues
Où afflue l’énergie de nos élans.

L’ample cité accorde nos rivages
Aux saisons des voies sensorielles,
Nous adorons l’astre de nos pays intérieurs.
Au ciel, notre père-luminaire, vertical,
À l’horizon, étreignons notre terre-mère.

Nous sommes montés de l’argile,
Nous sommes tombés de l’étoile.
Depuis des millions d’années,
Depuis les sphères de cristal,
Les crânes transparents.

 

LUMIÈRES DANS LE REGARD DES VILLES

L’avenue impose la tyrannie
De la ligne droite. A Ivry, à Vitry.
Banlieues de silex, banlieues soviétiques
Banlieues étatsuniennes à Chessy, à Serris.

La membrane des pluies mouvantes
Enveloppe la ville
Comme grande voile d’oiseaux, une seule âme
Faisant demi-tour en plein vol.
Changeant d’orient, ondulant entre lunes.

Dans les cieux d’autres mondes.
Dans chaque nuit de boulevards,
Trafics en tout genre mixent les flaques.
Sur les chaussées huileuses
Sur les routes de verre.

Glissent les phares des voitures
Qui se mêlent à l’aura des sémaphores
À l’œil rouge des feux,
Les feux verts, orange alternant
Les sillons de teintes liquides.
Air des films policiers
Miroirs lucioles des enseignes et néons,
Le chaos lumineux masque les constellations.

L’avenue l’écrasante ligne droite
Aussi large qu’un boulevard.
Porte des pistes parallèles,
Se découvre sur les lignes de l’échiquier
Où te suit une ombre.

Celle de Buenos Aires que tu viens
De traverser en taxi jaune.
Un voyage à l’envers
Avant de reprendre l’avion
À bout de souffle, à Ezeiza.

Au zénith, les rayons réchauffent
Les prismes de verre et acier.
Un enfer de déchetteries
De carrières à ciel ouvert,
De plateformes portuaires
De pistes des aéroports.

Lisbonne, Naples, Rio, New York.
Les multiples mégalopoles littorales
Forment la mosaïque des peuples
Au bord des abysses salines.

Arpentant cette rue qui fait le tour du monde
J’y respire un parfum puzzle.
Une robe en flore et faune
De langues, peaux, chevelures.

Qui se tient derrière ces silhouettes ?
Quelles chandelles brûlent
Aux fenêtres de leurs prunelles ?
Yeux vitrines des âmes vivantes,
Ou consciences s’éteignant doucement
Sur le rebord d’une existence
Pointée vers l’étoile polaire. 

 

 

ETRE DANS LA VILLE

La nuit urbaine murmure son velours bleu.
Ailées comme des sphères,
Les millions d’âmes nous constellent
D’un pluriel de paroles.

Vivent de lune, vivent de soleil
Dans la lunette arrière
Ou en pleine lumière
Sortent de l’éveil ou du songe.

Lac reflet des lumières d’or
La nuit nous libère de nos histoires
Recouvre nos gestes manqués
Et disperse l’abjection des batailles.
Pose sur nos épaules
Son châle de ténèbres
Dissipe notre angoisse d’être.

Avec la foule des quartiers
Semant des brassées de mots et d’images,
Les flâneurs forment frêles flammes défilant
Sur le carreau des boulevards.

Ils se pressent en feux d’artifices,
De rires et gestes par le jour
Des drapeaux et langues du monde entier.
Entre nous, il y a la Goutte d’Or
Entre nous, il y a Ipiranga
Entre nous, il y a Harlem.
J’ai bien attendu de lire Blaise Cendrars
Avant d’écrire, avant de comprendre.

J’ai attendu qu’Hector parle de Claude Roy
J’ai attendu de lire Zone d’Apollinaire
J’ai attendu d’écouter Harvest de Neil Young,
J’ai attendu de manger chez Hare Krishna
À Guadalajara et avec Mariana,
J’ai attendu de faire zazen, rue Tolbiac.
Après Montmartre, le drugstore
Avec Ugo chez les joailliers.
Les Champs-Élysées sont une vitrine,
Une rivière qui me fait oublier la mort.

Aujourd’hui, je suis seul avec ma liberté
Sans nom parmi tous les sans nom.
Aujourd’hui, je ne sais encore rien
Aujourd’hui, je vais par les villes où je vis.

Les villes me chiffrent, je les défriche,
Elles vivent, voyagent et respirent en moi
Je suis en elles dans le ventre matériel.

Je nais avec les lumières après la brume,
Sur les lignes entrecroisées
Les sirènes sèment l’incendie
De l’agitation, du tumulte.
Je marche en fatigue, en apesanteur,
Dans les rues, sur les quais, dans les tunnels.

 

Pascal Mora, Ce lieu sera notre feu,
Editions Unicité, Paris, 2018, 128
pages, 14 €.

Présentation de l’auteur




Marie-Christine Masset, Figura

Figura

 

Elle est apparue
une nuit d’été.
Certains la voulaient claire,
d’autres invisible.
Elle déplaçait sans effort
les monts et les roches.
Elle ressemblait
aux jambes écartées
des femmes en couches.
Désirer l’attraper
comme on serre dans ses mains
un poisson frétillant
était signe de vie.
Ni feu
ni air
ni terre
ni eau
mais à son approche,
la plus petite des herbes
vibrait.
Les nuits d’été,
on pouvait entendre de loin,
nos rêves crépiter en elle.
Personne ne répétait rien à personne.
(Seul ce qui parle dans le secret
invite le poème en partage).

 

Viens, dit-il

Eclairé par la lune,
un arbre dans la nuit,
ouvre un passage.

«Viens, dit-il, je suis ton œil et ta main,
tu verras, tu toucheras. 

 Hier, des hommes et des femmes ont lancé
dans la mer une poussière rouge,
soleil et sang séché,
un peu de ta mémoire, c’est vrai.

 Reprendre les paroles
de la chanson engloutie
t’aurait noyée.

 Il n’est que le vent
pour bercer mes feuilles,
et mes rêves, je te le promets,
seront les tiens.»

 

 

 

 

 

 

Aller à l’autre

Une île au milieu du fleuve
affronte la mangrove-araignée.
Ce qui semblait impossible étreinte
calme les oiseaux cachés.
Quand la lune éclaire les paysages,
sur les feuilles des palétuviers,
d’étranges lignes de feu tissent
des chants mêlés d’air et de terre.
Nous, peut-être, et ce que nous serons
dans l’abandon consenti de nos rives.

 

Partition nocturne

Juste après son départ,
le fond des herbes a rougi.
Ce n’était pas le signe
d’un oubli ou d’un adieu.
(Certains paysages se replient
en cas de silence).

Quand, fossilisés, les mots
n’ont plus de résonnances,
ce qui se terre dans les visages
est un gouffre
où le masque du temps
a figé une histoire
impossible à effleurer.

Si une nuit d’orage,
elle s’anime et engloutit
jusqu’à son reflet,
une pluie mêlée de clarté
écartera les herbes.

Il fera bon revenir
marcher entre les brins
comme entre les notes
d’une musique nouvelle.

 

 

à Olivier Sigrist

 

Autre vision du feu

.

Tu lis sur le sable
un vent qui s’annonce,
et pourtant tu te réjouis
de n’avoir plus à compter
les étoiles dans le ciel
pour chasser les prédateurs.

Il est des tempêtes aimées
comme l’eau claire.

Elles aiguisent ta voix,
effacent tes traces et
celles des bêtes sauvages,
te donnent assez de nuit
pour rêver, et de jour,
pour après elles,
démêler les herbes
comme on tresse
sa destinée.

 

 

à Jean Joubert, I M

 

 

Cette histoire

 

Et si la vie n’avait elle-même
qu’une vie et le savait,
que ferait-elle de tout ce bleu
qui inonde le monde
ou de cette glace
qui attend que nous apprenions
tous à parler ?

Se perdrait-elle à ralentir
le cours des fleuves,
comme on le fait parfois,
avant de désigner
dans la langue des rêves
ces ombres qui affolent nos déserts ?

Peut-être nous ferait-elle deviner
cette histoire plus douce
que toutes les autres
qui crisse dans les sables
mais ne s’écrit pas ?
Cette histoire où les forêts
existent avant les arbres
et l’avenir avant la vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Daniel Van de Velde : J’ai vu des gens & autres poèmes

J’ai vu des gens

 

J’ai vu la mesure fictive de ces gens :

avoir lieu, donner lieu -

voler en éclat

l’errance est là

en eux

en chacun d’eux

des terres

et encore des terres

 

 

Les gens meurent

 

Les gens meurent les uns après les autres.

Meurent, ils meurent.

Ils meurent aussi pendant,

en même temps.

Les ombres meurent les unes après les autres.

Meurent, elles meurent.

Et meurent encore

les ombres qui se chevauchent parfois.

 

 

Connectés

Nos corps

se connectent

malgré nous.

Une théorie veut que la vie

ait germé sur terre

après qu'une, voire plusieurs comètes la percutent.

Nos deux corps en fusion

remontent ce temps géologique

d'une roche venant

d'on ne sait où

allant on ne sait où.

 

 

sculpture de Daniel Van de Velde. ©photo ; paris nuit blanche by melina1965 la danse des arbres(flickr) 

Dispersion

 

Il ne sert à rien de rendre la ville

plus urbaine qu’elle n’est

Il ne sert à rien de rendre les gens

plus humains qu’ils ne sont

La terre n’est pas une sphère

elle est sphère en nous

quand nous y sommes,

venant de nulle part

allant nulle part

 

 

Distance est prise

 

Ma vie est une trajectoire.

Je me suis affranchi de ce langage

qui fait unité de temps

de lieu et d’événement.

Tout ce qui est être en moi

ne veut pas habiter le monde,

le prolonger tel quel.

Délié,

libre de vivre sur terre

mes pas font corps

avec ce qui n’est pas encore

de l’ordre du mot.

 

 

Rupture

 

Ce soir Ougamanda

l'étoile qui ne dit pas son nom,

qui ne souffle mot -

L’air est frais, le vent tourbillonne, la nuit est lente.

Ougamanda donc,

m’a fait sentir

que si d’ici trois jours,

le 1er décembre 2016,

je n’avais pas de nouvelles de toi,

alors c’était inutile de poursuivre.

Ougamanda

l’étoile qui ne dit pas

son nom.

 

 

Nuit Blanche 2018.  Saint-Méry, Danse avec les arbres - archives Daniel Van de Veldeæ

La danse des particules

 

Un sentier

de particules

auditives,

olfactives,

enrubannées,

qu’elle laisse

rebondir.

En son vide,

elle s’absente.

Absente

en son vide.

Le corps

captif

le souffle

rendu

périphérique

s’altère.

 

 

Sortir

 

Je suis sorti

du cycle

des semaines -

au jour le jour

les siècles absorbés

- stellaires -

déteignent

lentement,

un retour

archéologique

sur les événements.

La poésie implique

une mue.

 

 

Rompre

 

rompre

lentement

sereinement

irréversiblement –

sans heurt

le heurt des pierres

entrechoquées

passer à côté

du cercle de pierres

sans s’abîmer

dans le contentement

de ces mêmes pierres

transbordées

et mises en suspend

rompre le silence -

ne pas renouer

passer

au travers

vivre

seul

 

 

Daniel Van de Velde, Sans titre, Médiathèque de Sainte-Maxime, 2011

Présentation de l’auteur




Suzanne Joly, Lumières du crépuscule

 

Sursis de vie

Tu voudrais mettre le temps en boîtes

En ressortir une

Au dernier moment

Qui t’offrirait un souffle

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

⇒ Lien vers le bon de commande

Présentation de l’auteur




Lili Frikh, Carnet sans bord, Tôle froissée, extraits

DANS LA GUEULE DE VIVRE

 

Tu dis qu’elle crève. Pas elle. La bête ne dit pas qu’elle crève. Elle ne 
sent pas comme ça. Elle se bat. Elle en bave et c’est pas tout. Elle a la 
gueule ouverte. Elle est à vif. Elle n’a plus de langue atta­chée. Elle a 
fait quoi toute seule ? Ça ne se dit pas ce qu’elle a fait. Ça se fait dans 
le manque. Ça se fait dans la bête. Ça se fait sans rien faire d’autre.
Détruire ce qui détruit. Elle est dans un sale état la bête. Mais… Elle a 
fini de ressembler. Elle fait peur. Elle a une sale gueule. Mais… C’est
gueule de respirer sans regarder. La gueule de vivre. La gueule 
d’aimer sans être aimé. La gueule d’écrire. La gueule de faire 
autrement. Cette gueule-là. Cet amour-là.

 

                                                                                      Posted at sea03:53
                                       Extrait Carnet sans bord/La rumeur libre éditions

 

 

 

CL-426-ZG
LE RECYCLAGE INFINI

 

Et tout ça à tel point que tu suspectes l’écriture d’avoir à voir avec la 
récupération des ordures la réclamation du corps le recyclage infini 
des yeux
… Tu suspectes mais tu condamnes pas.
Au contraire tu suspectes et tu défends.
Tu te défends de faire ça.
Tu le fais.
Tu fais parler l’éprouvé le grièvement blessé de toi de moi de tout ce 
qui n’est pas retenu pas désiré pas reconnu pas bien venu dans 
l’Camion.
Tu éprouves le mauvais état du Camion.
Tu sens l’empêchement.
Tu sens l’Camion de plus en plus lourd à avancer.
Tu fais parler l’empêché le rejeté loin l’abattu le mangé l’écrasé le 
broyé l’humilié la bête l’enfant l’analphabète l’infirme le découpé
… Les morceaux.
Tu fais parler les morceaux les fragments les bouts les lambeaux les 
miettes le sang le sable le vent mouillé.
Tu fais parler. Tu forces pas. Simplement tu écoutes.
Simplement écouter ça fait parler l’Camion.
Simplement tu l’écoutes.

 

                                           Extrait « Tôle froissée »/Ed La rumeur libre

 

JA-222-TP
QUI A FAIT ÇA ?

 

C’est qui lui ?
Lui c’est lui un garçon.
C’est lui un garçon qui fait pipi debout.
La vie aussi. La vie debout c’est lui un garçon.
Qui a dit ça ?
Qui a dit lui c’est lui et pas toi. Toi c’est toi et pas lui. 
Qui a dit un garçon c’est pas une fille une fille c’est pas 
un garçon.
Qui a dit ça ?
C’est qui lui et pas toi.
C’est qui lui le mur et pas le ciel. C’est qui lui la mer 
et pas le vent. C’est qui lui les étoiles et pas la nuit.
C’est qui lui la France et pas l’Afrique et pas la Chine et 
pas et pas et pas.
C’est qui lui le monde… Le monde et pas toi. Le monde 
de pas tout l’monde. Le monde et pas le monde entier.

C’est qui lui le monde de qui. Le monde pas fait pour toi.

Qui a fait ça ?

Qui a fait le monde pas fait pour toi. Le monde pas fait 
pour tout l’monde. Le monde pas bien dans l’monde. Le 
monde pas bien au monde. Le monde en danger. Le 
monde pas bien fait.

Qui a fait le monde pas bien fait pour la paix.

Qui a fait ça ?

 

                                                    Extrait « Tôle froissée », Ed  La rumeur libre

 

SENTIR

 

Une odeur de rose et pas de rose. Fin des pétales et des épines.
Une odeur de fleur et pas de fleur. Juste une odeur dans la 
bouteille. Version luxe un par­fum un flacon… Et tout comme 
ça c’est merveil­leux !
T’as plus besoin de la fleur pour sentir son parfum plus 
besoin de la voir plus besoin qu’elle soit là. T’as trouvé le 
moyen de la sentir partout où tu es. La fleur partout. La fleur 
idéale. La fleur pour tout le monde au même moment la 
même fleur. La fleur nulle part. La fleur en série… Et tout 
comme ça à ta merci c’est merveilleux !
Oui mais sentir… Tu veux plus sentir ?
Sentir l’insolence de sentir.
L’insolence charnelle de la fleur.
Sentir la cambrure des pétales la rupture des épines, l’éra­
-flure… Sentir l’éraflure… Sentir le trouble tu veux plus ? 
Sentir le trouble de sentir. Sentir le désordre du battement la 
grâce organique du rouge pri­maire. Sentir les abeilles qui 
coulent le miel dans la rotule… Sentir… Sentir l’existence… 
Tu veux plus ?

 

                                                                                   Posted at sea, 15 :19
                                      Extrait de Carnet sans bord, Ed La rumeur libre

 

 

 




Baptiste Pizzinat, Ce grand théâtre de fous

CE GRAND THÉÂTRE DE FOUS

 

Jacob, mon ami
où te caches-tu ?

aurais-tu donc perdu la foi ?

toi qui sers de prête-nom au pays déchiré
de cache misère sur la bande de Gaza

combien de tes frères palestiniens condamnés à l’exil ?

combien d’amants privés d’eau et de soleil
entre les murs de Bethléem

sur cette terre promise
où plus rien ne pousse
que la violence et la haine

nos cœurs seraient-ils condamnés à n’être que des cimetières ?

Jacob, mon ami
dis-moi
où es-tu ?

nous sommes fatigués
fatigués de prier Dieu dans la poussière et l’humiliation
fatigués de vieillir dans les ruines de l’histoire

fatigués de ces murs
qui nous écrasent
comme des insectes
nous regardent
comme du bétail

fatigués des lamentations

mais tu sais, nous ne voulons pas baisser les bras

il y a encore de l’espoir ici
derrière nos visages

même écrasés par trop de chagrin
même humiliés par l’ignorance de nos frères
nous ouvrirons nos maisons
ou ce qu’il en reste
et nos enfants courront vers toi
les poches pleines d’étoiles ramassées dans le ciel
pour te demander pardon

pardon pour tous ces anges
des jours ordinaires
laissés pour morts sans sépulture

pardon pour le sang versé
sur la mémoire de nos ancêtres

pardon pour cette tragédie

ce grand théâtre de fous

ainsi nommé
comme au premier jour

Israël.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Mathieu Gabard, Sang et miel, notes de Palestine et d’Israël

extrait de Sang et miel de Palestine

 

Le Jourdain hurle
des cris percent les branches chaudes
sont-ce des enfants, des drones ou des nuages?
la chaleur noire lèche les rives
mon ventre est un galet noueux exposé au soleil
des libellules me caressent
je ne plonge pas
je compte les déchets 
jetés à la face du fleuve
bouteilles en plastique
boîtes de conserve
paquets de chips
dieu souillé
homme souillé
nature souillée
poème souillé
comme s’il était bon d’être souillé
comme si on aimait ça
souiller
souiller
se souiller
j’ausculte les débris dans l’eau
ici aussi me dis-je
ici aussi
heureusement chaque ciel a sa forme de tourterelle 
pour rappeler l’enfance du paysage
mes idées noires s’épanchent dans l’eau
je deviens nu
une odeur d’eucalyptus 
poisson clair sur le rivage

 

Un chien de feuilles mortes me court après

 

 

je me lève branches mornes 
alourdi de regrets
qui refleurissent encore
des collines de pensées ternes dévalent en moi
des années de terreau nourries d’amours mortes
la chaleur monte
mes soupirs gonflent et charrient des flaques d’eau stagnante
j’en ai rempli des gouffres d’espoirs
je plonge sans élastique
le ciel me brûle le foie
j’erre dans les nuages gris
pris dans leurs baïnes
l’amour déferle et me tire vers le large
je bégaye des mouettes glacées

 

 

traverse
les plaies et les brûlures

ranime
brode
le souffle
en commun

sursaute
toi passerelle
pars
livre
sois prêt
parle

sors de toi de ta ville de ton pays de ta religion de tes pensées de ton corps de tes à priori de tes envies de tes 
croyances de tes habitudes de tes idées noires de tes idées claires

à la lune 
saute
souffle
entre chair et terre

relie les gouffres

 

 

il pleut des morts 
les souvenirs nous traversent
comme des oiseaux noyés

 

Présentation de l’auteur




Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit, extraits, et poèmes inédits

 

Où vont les robes le nuit, extraits

 

 

Un matin, j'ai ouvert les portes de la maison
et j'ai invité le nuage le plus animal à entrer. Puis
j'ai décroché ta petite robe noire de son cintre de 
bois clair dans l'armoire cirée où dorment encore
toutes tes enveloppes.

 

∗∗∗∗

 

 

Mais un matin
le manque m'a chuchoté
cette porcelaine
d'une phrase

Si tu laisses la robe
dans le lit d'herbe de ton jardin
elle va germer
et les contours du paysage
lui dessineront
des seins
des hanches

le manque de l'homme
que tu as été.

 

∗∗∗∗

 

 

 

 

 

 

J'ai attendu sous la coque nocturne du bateau de
cendre, là où on avait tant navigué, là où la houle
de nos caresses griffe encore la poussière de cette
fièvre noire, épaisse comme le néant sous le lit, j'ai
attendu que ton corps me murmure, me supplie de 
te serrer dans mes bras.

 

∗∗∗∗

 

 

Où vont les robes la nuit
quand les femmes
les déposent en offrande
à leur chaise ?

Où va l'âme des femmes
endormie dans le cri de l'herbe

 

∗∗∗∗

 

 

Un jour les phrases rejoignent exactement ce 
qu'elles ont appris à dire. C'est ce que ta main a
rendu à la mienne en la serrant très fort.

 

 

 

Basse résolution

Présentation de l’auteur




Dominique Ottavi : En passant et A deux mains, demain

 

En passant

 

Écrire pour voir ce qui s’écrit quand on dit : c’était écrit. L’incessant jeu du chat et de la souris sur le boulevard des mots, la jetée du langage.

Les maîtres d’école ne sont peut-être pas allés à la bonne école. Redire qu’on n’a rien à dire, puisque vivre est une denrée périssable et qu’il faut bien l’écrire.

Écrire le vide.

Bâillonner la bayadère,

Pour mieux venir

Batifoler

Autour de ses baskets

Le cœur piano

Ma non troppo

La rage aussi

Et la Musique !

Il manque juste une note, une bien seule, bien voulue, qui se coud bien aux autres notes, juste une note, -non, pas l’Orénoque ! juste une note qui saura prendre, au cas, la poudre d’escampette, pour ne pas avoir à vomir sur la carpette. Juste une note qui ne se tienne pas à carreaux en toutes circonstances. Une note comme on n’en fait plus, quoi ! depuis belle lurette, une note alouette, cousue de fil blanc, - on l’avait bien vue déjà se coudre à ses sœurettes, ses congénères, ses collègues, ses compagnes de fortune, ou d’infortune, une note qui ne se prend pas la tête, qui ne se plaindra pas, ne gémira pas, ne pleurera même pas, une note qui détonne dans ce paysage ambiant de mauvaises notes (votre dernier bulletin est nul ! ) les pauvrettes.

Chaque fois que j’y pense, je la revois : ses beaux bas blancs, son bustier généreux, ses cheveux de haute lutte, genre choucroute, mais là c’est quand ça s’accélère, ça veut s’accélérer, ou faire semblant… une touche, une note Ménilmontant, -mais pas si haut que ça- une note qui se voudrait notule, renvoi en bas de page avec les astérisques, les chiffres, les colonnes juxtaposées pour plus de lisibilité. Une note d’envergure, une note d’Académie découronnée, une note de la rue où elle n’en mène pas large, une note de zéphyr doux, qui t’émotionne par les deux bouts, une note qui pleure, une qui s’en fout. Ces mots deviennent fous, fous d’elle ma note belle, bout de ficelle qu’on promène, à qui on fait la courte échelle, mais non, c’est plutôt elle qui nous la fait, appelant les mots à la rescousse.

Je ne vais pas au bal, non

J’attends qu’il pleuve

Ils vivent dans du papier buvard

La main sur la crosse

Du cœur.

Je n’en demande pas plus que ça. Les chiens sont sur les toits et la lune a froid. Demain, nous sommes prévenus, le retour se fera obligatoirement par les quais, à cause des meurtres au centre-ville. Il y a des soirs, il y a des matins, et au milieu, il n’y a rien. Que des regrets. Non formulés. Qui, je me le promets, ne se changeront pas en remords. Ceux qui caracolaient en tête ont mordu la poussière. On ne leur en saura pas gré. Tu as passé le gué trop tôt pour toi, ta vieille carcasse de matelot naufragé, épave sublime du faux-semblant, et de la vraie générosité. Tu savais ce qu’il t’en coûterait, pourtant tu l’as fait. Les fées sont des chipies et les chipies pissent encore au lit. On se demande qui est le plus fier : le loup des steppes, ou la ménagère ? A l’ouest une drôle de lumière immobile, stationnaire, qui n’est pas, à coup sûr, une étoile. On se perd en conjectures. Le silence est une valeur sûre. Je n’ai rien dit au vent. Pas pu. Il était occupé avec des filles qui ne le lâchaient pas. Ah ! La survie par l’écriture, la floraison par la bouture, ce mine de rien qui t’amène droit à la déconfiture. Je suis dicté ? Oui, oui, oui, tel une machine de guerre qui répond aux ordres, venus non d’en haut, mais d’en bas, enfin plus bas, vers où crêche le cœur, ce qu’on appelle par ce nom-là, mais moi je ne l’appelle jamais, il vient tout seul, suffit que je me tienne prêt.

A la volée

A la sauvette

Les mains liées

Le cœur plié

Sans piétiner

Ni rebrousser

Chemin

Droit à la ligne

Point à la ligne

Recommencer

Renaître

Résister

Ne plus se sauver

Juste être là

Sauvé déjà

doigts de ta main dans ma main de mes mains sur tes seins je rêve beaucoup de toi j’ai refait le chemin mille fois sur mes doigts timide et incertain, j’ai lâché mes bateaux dans le vent des oiseaux j’ai craché mon désert comme un chant sur tes lèvres, je rêve beaucoup de toi la porte grande ouverte sur mon chemin de croix où s’enfle la poussière, il y a longtemps déjà, ces mots qui ne viennent pas qui disaient : revenir, je t’aime, ne plus souffrir, je vous aime comme un taureau, je vous aime comme les animaux, libère-moi de la colère et redonne-moi ton chant, je ne t’ai plus vue je m’en souviens et ce silence et ton absence et tes lèvres serrées si blanches quand je t’aimais, les yeux du vent les dieux de la pluie, un jeune palestinien a jeté des grenades dans la gare routière, 64 blessés, sans complice, on est les rois du monde, une de mes plus belles histoires d’amour dit Éric c’est quand j’avais 15 ans, on avait creusé un tunnel dans le sable pour toucher la main de celle que j’aimais, l’ultime enfance, j’ai croisé la dame sans lit, au revers de sa robe ma chance, mon dernier alibi, mon beau totem je t’aime je t’aime je mens je rêve poussière d’étoiles fille du vent tisse ta toile à Hurlevent y’a plus rien à voler dans le château hanté y’a plus rien à sauver dans le château abandonné, j’ai remonté le temps à pas de loup, j’ai remonté le temps je ne t’ai pas crue je ne bois plus je tiens en respect tes baisers ne bouge pas ça ira, bonnet de nuit gardien de cimetière, tu seras comme la nuit sans boire et sans manger, sans répit sans souci, sans débit, juste lu, à peine compris dans le ttc, et pourtant ressuscité d’entre les pluies au quatrième jour cinquième coup du gong, inachevé inaccompli évanoui, un nain noyé dans ma prose qui se joint les mains comme un jeune fauve à l’abandon, des alouettes pleureuses, revenues de la poussière s’invectivent en braille entre le manuel et le cahier j’ai peu pris d’exercice mais je t’ai tenu bon les mains quand il fallait, mon sang était le refrain, me voici client au café étudiant où nous avions déjeuné hier avant-hier autrefois demain, des chiens courent lentement, la pluie tombe sans y toucher et j’ai un courant d’air sur la nuque qui me parle de toi partout, qu’est-ce que je dis là ? il n’aurait pas fallu couper court aux démonstrations convenues par haine de la démagogie, mais si elle est bleue que ne ferai-je ? mal habillé maladroit, je me moque de moi de mon cœur qui bat comme ça, comme s’il n’y avait jamais eu ces années écoulées à vivre chercher comment pourquoi vivre comme aux premiers jours, adolescence, souvenir du monsieur qui se fait vieux doucement, convenable et solide ce qu’il faut la table est bancale l’expresso refroidit, c’est vrai nous sommes seulement samedi, pas dimanche, pourquoi dimanche ? cette impression de grand vent calme où se nouent doucement les écharpes d’un autre âge, long silence habité sans hâte comme un repos d’enfance un abandon au rêve du temps nos âmes fortes et craintives souvent avant qu’on n’ait jamais rien commencé, débuts titubants dans la vie qui t’appelle, forêt vierge de tout savoir, doute, connaissance, tu sais bien que tu iras, mais tu prends le temps puisque tu l’as, le temps de te décider et déjà tu as fait plus de la moitié du chemin, nous ne vivrons plus longtemps, comment as-tu fait ? ah je ne savais pas, allons, pas de hâte non, allons, allons, en route mon fils, prends ma main, conduis-moi où je dois, c’est là aussi qu’il te faut

Tu n'as pas voulu mettre les flûtes à la fenêtre. Le renard dans le poulailler. La Grande Ourse dans le plumier. Croquignolesque, votre Altesse !

Tu n’aurais pas eu le temps de t’attendrir, de chérir le coucher du soleil, de frapper du plat de la paume les belles vagues de la mer. C’était un jardin à deux sous, plein d’herbes folles et de gros cailloux, il y avait cet arbre centenaire au moins, tout rongé par le vent et les embruns. De la mer. On y venait comme à l’office, au sacre, au mariage en blanc du ciel et de la terre. La mer pour témoin. Ses vagues, garçons et petites filles d’honneur. Nous filions doux quand on apporta les provisions et les boissons. Personne ne se précipita. On tâcha de rêver le plus longtemps et le plus loin possible, avant la nuit. Et la nuit est venue comme toujours, beaucoup trop vite. Le rêve de l’ange est la sœur de son compagnon d’infortune, ou de fortune si l’on préfère. J’applaudis comme la foule : à tout rompre. Rompre quoi ? Tout ? Vous êtes sûrs ? En êtes-vous vraiment sûrs ? Demain est le jour du radis, du poisson, et des salsifis.

 

À DEUX MAINS, DEMAIN

 

Perdre peu à peu le contrôle

Jusqu’à ce que je t’aie perdue

Avec le contrôle

Mais je me refais bien

Comme ce cri tu te souviens

Qui montait de l’estuaire

Répercuté sur l’acier rouillé des grues

Des monte-charges

Des engins de levage

Comme nous sommes confondants

Et confondus tout à la fois

Et contents

La volière a pris le large

Nous, le chagrin

Le vent est en panne sur la presqu’île

Alors il se fâche et râle

Nous rions de bon cœur

J’aimais cette odeur de ta peau

Qui demeurait longtemps

Sur la mienne

J’aurais dû alors

Le savoir

Mais en ce temps là je croyais tout savoir

Ça nous a perdus

Même pas mal

Même pas grave

Nous mourrons quand même seuls

Célébrant la vie

La beauté du monde

Au creux de tes paumes

Celle de ton visage,

De tes doigts sur mes doigts

De tes doigts dans mes doigts

De mes doigts dans les tiens

Et nos paumes confondues

Qui fleurissent

Qui bourgeonnent

Qui s’épicent

Qui papillonnent

Qui s’éclipsent

Face à la représentation

Des divinités aux mille bras

Dans un pépiement d’asphodèles.

Il y a ceux qui ploient sous le poids du destin, et ceux qui le bravent, le destin.

C’est un monde peuplé de signes.

Un monde de gestes : certains le bravent, d’autres croulent sous son empire.

Un monde de gestes, un monde de signes. Vocabulaire de la rhétorique, de la peinture, de la danse, de la scénographie bien sûr, de la musique, de plus…

Allégories, oxymores, métaphores, métonymies, la langue des signes, et celle des cygnes. L’illustratif, le démonstratif. Le soulignement, le sur-lignage. On y danse la valse-hésitation, la valse de Vienne, le sombre tango, reggae et bourrée, hip hop, tamouré et catastrophe.

On y cache sa pensée. On s’y contredit, en gants blancs dans la nuit.

C’est un monde que ce peuple-là, on y trouve tout le monde, mais on se croit contraint de devoir chercher chacun.

On entrevoit les dépendances.

On a les extrémités qu’on peut

Qu’on ait le bras long ou pas

Des doigts de toutes factures, de toutes manières, de toutes façons, bagués, manucurés, déformés, difformes ou comme des os, rongés.

Des paumes particulières, à orientation variable, et variée, pleines de courants d’air, de trésors dissimulés, moufles ou mitaines, ou l’air du large.

Maintes fois j’ai attendu, applaudissant, à tout rompre, demain, ce demain tant guetté, le tant attendu. Et bien, ce n’est pas bien malin de rompre demain, fut-ce en applaudissant, ou alors tu n’en attends plus rien, de demain. Et demain se met donc le doigt dans l’œil, et passe, sans même prévenir, sans même un signe. Et le temps est déconfit, il lui manque depuis toujours quelque chose de constitutif de son être : demain !

Qui n’écrit plus, non plus : abolie, la plume ! Qui ne sait plus comment se maintenir.

Et dans ce siècle à mains, l’écriture du corps, c’est la leur. Puisqu’elles sont bien en possession des cartes : carreau, cœur, trèfle, pic. Dans le désordre, et panachées. Poker menteur. Je passe la main, celle de dieu, celle de diable, d’Orlac. Celles de Victor Jara, coupées au ras des poignets :« Et bien joue et chante à présent… ». Et il chante à voix nue. Même à mains nues. À mains dites. À mains coupées. En dépit des doutes. En dépit des dires. Et le peuple se rassemble et se prend la main. Et toi, dorénavant, qu’as-tu maintenu donc ? Rien d’autre qu’une ligne de vie, brouillée. Qu’une ligne de chagrin ? Alors te reviennent du plus loin que l’enfance, les mains oiseaux, qui volent seules, telles les mains du manchot qui a encore mal à sa main, absentée depuis quand ? Main des contours. De l’amour. Manomètres. Blaise, sommes-nous loin de Montmartre ?

Non, je n’ai rien vu, je vous dis. Rien fait qu’entrevoir, de mon débarcadère bleu, (je n’y suis pour rien), seul toujours et sans cesse la main mise à ma solitude, ma pâte. Et la solitude renâcle. 

« Je ne te crois pas, je ne vous crois pas, mon petit doigt me le dit, et mes mains aussi, qui tremblent : j’ai perdu le sens du temps, mais le temps n’a pas de sens ! Le temps est insensé » 

Ayant fait lien par leurs deux pouces, ombre chinoise, elles battent des ailes et finissent par s’envoler donc,

Malgré l’horreur, malgré leur peine. De l’aigle à l’étourneau. Du busard de plomb au pigeon perdu parmi les coquelicots. Elles se sont faites oiseaux, vraiment, ne se feront plus avoir par l’appeau, Puisqu’ à présent elles sont le ciel, et que le ciel ne se rend pas, jamais. Paumes et doigts. Ciel et terre. Paradis et enfer. Mains soleil. Qui volent haut. Et signent. À voix blanche. À mains nues. À mains pleines.

Vous l’aurez compris : je me régule comme je peux.

Je ne suis pas une catapulte, juste un épieu.

Un épi ?

La main est au geste ce que l’appeau est à l’oiseau. La vitre au carreau. Quand les fils de la vierge s’enroulent sur les doigts de ciel. Il manque juste la fleur de trop. Un bruissement de feuilles. Une brusque inclinaison de la lumière tombée. Les mains qui se dérobent. Je cherchais dans le ciel quelle question ? Dont j’avais depuis longtemps la réponse. Incandescente. Qui me brûlait l’intérieur de l’âme. De la viande. Depuis si longtemps. Cherchant au loin des repos guerriers, des relâches d’âme, des larmes non retenues, absorbées par le sable. Consentant. Ma mie, te souvient-il de la marée montante, l’hiver, le sinagot éventré, par notre faute, notre imprudence. Il pleuvait. J’avais les mains en sang. Et ma caresse sur tes lèvres y a laissé du sang. La faute à mes mains. À la pluie. À l’hiver. Au vent. A la marée qui descend, au même cauchemar d’enfant, quand le bateau bleu et blanc où je suis seul fout le camp vers le large, l’horizon désert, et je n’ai pas peur, passé au-delà de la peur avec l’image de ma main gauche sur le carreau glacé poisseux de buée, c’était en 1956, ma main s’est refermée sur elle-même, je lui ai trouvé un refuge près de mon cou et n’ai plus bougé pour que personne ne puisse croire que je ne pleurais pas avec les autres. Et puis le printemps, toutes ses dents, les quatre dents du trèfle que ma main fauche à foison et je me redresse dans le soleil, ma main en visière, le cœur en bandoulière, affectant une ou deux de ces poses qu’on croit réservées aux cabots, cabotins. Mon teint est-il au mieux ? Ma vie vous fait-elle envie ? Voyez, je la partage bien volontiers. Donnez-moi la main, je vous tends la mienne, celle du cœur bien sûr, le sentez-vous, bien battant, bien à vif, bien au pic de cette émotion venue de votre main dans la mienne, qui que vous soyez, ou de la mienne dans la vôtre. Je sais quels frissons je suis capable de laisser se propager de mes mains, douces comme la crème, qui n’ont jamais travaillé, non, pensez donc, juste joui, à tout propos, toute occasion, et quand le frisson n’est pas au rendez-vous, je le convoque toujours, puisque je suis le maître, la main de mon destin. Plus besoin de rire. Tu n’avais qu’à reprendre le cours de ton cours. L’ennemi rit. La mésange pâlit. Tu sauras bien retrouver ton chemin, mais ton âme ? Alors tu abattras les cartes sur la table de bois du bistro de la dernière chance. Il y aura un nain, et il y aura une dame. Nous, nous serons autour, fous, incertains. Identités douteuses et objectifs dépareillés. La nuit aura joué. Je n’aurais pas encore perdu. L’aurore s’occupe des couplets. Le refrain est annoncé, vendu d’avance : dis, quand reviendras-tu ? Et cette plénitude de savoir au moment de comprendre que ça ne se produira jamais. J’aimais les élégantes et ignorais les parjures. La calotte du prélat est un souvenir sur la plaine quand les cavaliers d’un coup de sabre la lui ont fait voler par-delà les dunes de sable, les lunes de marbre. Comme il était déjà tôt j’ai refermé la fenêtre. Tes mains étaient ouvertes vers le ciel, mais ton cœur fermé comme celui d’une demoiselle qui calcule à tout moment ses chances d’être arrimée ou répudiée. Alors le plus souvent, elle se répudie d’elle-même. Ne te reste plus que le souvenir de l’odeur de ses mains, cette fragrance entre trois lignes, identité érotique dont elle prétend n’avoir donné qu’à toi seul le secret, beau sire, bon sire, escroc, parjure, duelliste, corrompu ! Qui es-tu ? de quel bois te chauffes-tu ? Il y en a qui ne restent qu’indécis et il fait froid par là-bas…

Un excès de main peut faire taire le silence

Le parapluie de ta main

Sur la pure faconde du jour

Elles ont fait le tour

Elles ont fait le jour

Elles ont fait l’amour

Mes filles fleurs

Mes filles femmes

Elles ont tout donné

Sans rien garder dans les paumes

Elles ont cousu les bouches

Des menteurs des errants des malheureux

Le bâillon pour les traîtres

Recueilli le sang et les larmes

Apaisé l’enfant

Le vieillard

Et l’aveugle

D’une simple imposition

Non rémunérée

Mes mains ne sont pas dans l’annuaire

Ton visage non plus

Et pourtant ton visage sans mes mains…

Et pourtant mes mains sans ton visage…

Main veux-tu, main crois-tu ? Main menteuse, ébouriffée dans tes cheveux défaits. Main songe, main conte, maintes fois repris au début, au commencement, il était une fois, bien avant les mots était la main. Ou plutôt les mains. Depuis elles se sont défaites, séparées, chacune toute à sa liberté revendiquée… qui n’est que de chercher une autre main ailleurs, à serrer, à caresser, à implorer, pleurant et sanglotant et revenant sans cesse à la même chanson : « donne-moi ta main et prends la mienne… » Et pourtant, nos mains le savent bien, il n’est jamais fini le temps de l’école… Quand l’intelligence vient aux mains, les maîtres du monde ont du souci à se faire. Je ne sais pas si la terre est ronde mais je sais que ta main est blonde et mon désir comme une mappemonde où ta main pointe un à un tous les points de convergence, tous ceux de la divergence, terrible engeance. Les mains visières et les mains parasols, avec un grand mouchoir à carreaux ou pas. Les mains qui te sonnent, celles qui te somment. Celles qui passent en courant d’air et celles qui s’attardent, derrière la porte de derrière. Les mains de l’antichambre et celles de la chambre, les mains qui trient, qui plient, qui creusent, qui reviennent pour mieux repartir et puis s’en revenir sur la pointe des pieds, sur les galets rompus par nos pas répétés. Où est-elle cette main de Dieu, et cette colombe qui un beau jour, un beau matin a fui sa paume ? je me demande ce qu’il restera de ce ballet des mains, tous doigts confondus, toutes paumes tour à tour ouvertes en grand ou fermées en petit, tout petit. Les mains sont une vue de l’esprit, une métaphore de ses ébauches de phrases contrites, ou bien la jouissance pure de son envol par-delà les terres arides et les contrées du vide. Nous sommes les lieutenants des mains, nous en sommes les domestiques, elles qui ont pris à deux mains tout le cœur qui restait, à la fin du banquet, et qui serrent, qui serrent…

Mains baladeuses, un monde de signes qui se dessinent dans l’espace en trois dimensions, voire quatre, abscisses, ordonnées, temps, espace, éternité fugace de l’instant qui se dit sans un mot, à toute main.

Bénédiction, couper le pain, charia, couper la main, couper la tête, rentrer les foins, caresse de la main qui caresse la caresse de l’autre main qui se tend, accueille, se referme sur la première sans chercher à l’emprisonner pour autant, mains de l’amour, toujours séparées, à jamais, toujours néanmoins cherchant à se rejoindre, à se relier, se fondre, ne faire qu’un, qu’une, que deux du même, touchant, palpant l’éternité demain et toujours maintenir les jeux qui ne sont pas de vilains, mais du destin les signes, destin qui s’accomplit et se révèle par l’ingéniosité aimante des mains qui ont le choix sans cesse d’aimer ou de haïr, de délaisser ou d’accomplir, jeux de mains, A Morra, main tenue, basse continue… Lorsque tu te réveilles lourd de sens, décalqué dans une sorte d’image éternelle de ce que tu aurais pu être, et que tu ne sais pas à qui donner cette chance.

Monde des signes, qui soulignent le propos, même s’il est hors de propos, à cet instant, ils le montrent, désignent, ou bien en tiennent lieu quand l’oreille est sourde et la bouche muette. On s’en remet alors aux mains, aux signes, aux poignets, aux paumes, aux doigts. Il ne s’agit plus alors de souligner, de contredire, ou d’infirmer, mais bien de se substituer.

La main se dresse et dit : « Charmée, vraiment, charmée… »

Mes mains ne sont pas dans l’annuaire

Ton visage non plus

Et pourtant ton visage sans mes mains…

Et pourtant mes mains sans ton visage…

Tu le savais pourtant :

De demain à maintenant

On remonte le temps

À mains nues

Et sans assurance, ni casque, ni corde, ni képi.

À demain.

 

© dominique ottavi

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