Marc Alyn, T’ang l’obscur, Mémorial de l’encre, extraits

Paroles de T'ang

 

Le sommeil-confiait-il-est un lieu traversier
qu'empruntent nos géniteurs immémoriaux
nomades du clair-obscur
sujets à des absences
affublés d'oripeaux de pourpre rapiécés
porteurs de baluchons
que gonfle un passé rauque.

 

Les hors-venus des neiges morfondues
franchissaient d'une voltige les remparts
et l'eau serrée des douves
sur des radeaux de branchages.

Je parlerai encore-décrétait-il-
des espaces gordiens à l'intérieur de l'homme
où le désert s'unit aux vergers aux sépulcres : 
région de poussière et de suie
ultime retranchement de l'esprit en partance
au-dessous du niveau de la mort.

 

 

∗∗∗∗

 

 

La vie, songe éveillé, s'achevait par un sommeil
sans rêves ni rivages, au seuil des steppes, où croît
la solitude parmi chardons et ronces : barbelés du
règne végétal. Quand surgissaient, d'un vol acéré,
les oies sauvages dont l'aile nous frôlait hardiment
au passage, nous faisions halte sur les hauts pla
teaux de schiste noir afin de saluer les revenants
de nos vies à venir aux bras chargés d'icônes et de 
coquelicots. Un soleil flambant neuf nous guidait
vers les cimes. De l'autre côté de l'horizon s'éla
borait, dans des cuves gorgées de grappes écrasées,
la fermentation heureuse.

 

 

∗∗∗∗

 

L'au-delà ressemblait comme deux gouttes d'eau
à ces ombres chinoises
dont les doigts de l'aïeul peuplaient le papier
    peint
à la lueur échevelée
d'une lampe d'argile :
coq de bruyère errant dans le brouillard
chevreau de lait lapé par les ténèbres...

Á la fin
le loup dévorait la lumière.
Chacun demeurait seul
les mains sur ses genoux.

 

 

∗∗∗∗

 

Alchimiste inversé
sosie du Pendu des tarots
il restituait au brasier
l'or potable des chrysopées
à l'issue du Grand-OEuvre.

De son pinceau giclait
point-trait du morse des abîmes
flèche visant le coeur de la planète
au-delà des myriades d'années
et son oeil de huppe sagace
détectait les trésors dans le limon des fleuves.

Sisyphe de l'immatériel
nouveau-né du néant
agile gondolier
il édifiait des mausolées à la gloire de l'oubli
puis offusquait la nuit
d'un clignement de cils.

Présentation de l’auteur




Sébastien Cochinard, Induration et autres poèmes

induration

 

endurer le silence

sans prise avec toi

qui m’échappe aux fractions

des souvenirs de tes pas

 

attirante étrangeté

multiplice lucidité

sfumato de ta cachette

dilatoire et secrète

 

tu te dérobes aux corneilles

femme de philtre jouxte treille

pouce-pied aux rêves ruelles

 

pour quel empan de sylve ancienne

rive entr’ouverte à ton jusant

nos corps ruseraient un radeau

 

 

coraux ou kumquats

 

ou sont-ce des coraux

je ne saurais le dire

pointes légèrement tendues aux reflets des kumquats

donne m’en s’il te plaît la clef

femme d’entre toutes les flammes

tes gestes exsudent une lenteur involontaire

ainsi tu ajustes tes bas avant d’aller au travail

me lançant un sourire à la dérobée

tu sais aussi qu’anthracite et sixte est ton antre

à la frôle chaleur j’y greffe l’ente

aux mille caresses palimpsestes

ce matin le soleil ne se lève pas

que faire Eva de cette nuit qui n’en finit pas sans toi ?

 

 

 algèbre à l’orme

 

une femme flambante aux mèches de désir

m’a couché ce matin dans des draps d’orme neuf

le baiser échappé de ses lèvres suintantes semblait

une moulure dédiée aux satellites de la sensualité

cette sculpture de l’étrange était recouverte du réticule vert-de-gris

de la honte et de l’ennui mêlés

mais aussi des mille petites plumes de la sagacité qu’on ne peut attraper

sans sentir entre ses doigts le vert frais des promenades

nous échapper

les bords enroulés de son ouïe

plus la blancheur de ses chevilles

plus les mésanges indécises laissant leurs pas au long cours de ses bras

égalent l’invasion de son sourire

moins la froideur de ses adieux

 

 

au repos du miroir

 

drogue infusée au sang du ciel comptant

message échappé seul au seuil du miroir

mygale glaçant noire l’almoravide nuit

péquins affolés nus courant à l’autre rive

surseoir de ma rivière flageolant des grelots

pour une aléatoire nuit vivre d’éternels repos

 

 

archéologie des saisons

 

le printemps incarnat

comme un lilas caché

sous les replis de tes senteurs marines

embaume attire et badine

pousse au crime de soupirer

tes sels enfreints tes fracas

c’est ton espoir

d’enfante et adolescente

risquant outrepassant tentatrice de toi-même

tôt consciente de ton étrangeté

et de la nécessité d’aucune concession

 

aux lourdeurs écrasantes de l’été

tu te loves et te réveilles

offerte à la chaleur levantine

du soleil de ta vie

re-belle aux reflets roux

j’ai adoré tes yeux à hauteur d’homme

tes yeux sulfures ton oeil corolle

surtout l’alternance de noir vêtue

de tes silences

et de tes fulgurances

réflexions pauses décisions soudaines

sac et ressac de ton imagination et de tes sensations

le temps long que tu t’offres

pour la promesse des découvertes de l’autre

 

aux fraîcheurs venteuses de l’automne

tu joues sans fausseté mais bravache

ta liberté

encore et toujours remise en cause

du moins te semble-t-il

ayant compris le soin d’autrui

 

Présentation de l’auteur




Fabrice Marzuolo, À tous les poètes morts avant leur mère, et autres poèmes

À tous les poètes morts avant leur mère 

 

Une belle journée la fête des mères
une balle dans le cœur m’aurait tué autant
mais là je me dissous tranquille
dans ma vase
comme le bouquet de fleurs fanées
dans le vase brisé

 

L’air qu’on respire est invisible
le poème écrit devient visible
et plus le vide est grand
plus le poème est grandiose
les grands mots
font le Mont des songes
- Si Haut
les belles phrases
comme on fait son lit
on se couche

 

 

Le cœur au plancher

 

Cette journée avec beaucoup de vert sous du ciel
en bleu

des parasols ouverts

des fleurs dont j’ignore les noms
je les nomme par leurs couleurs
des jaunes des mauves des rouges

je distingue aussi des bambous
qui plient mais ne cassent pas
et pourtant ici droits sur leurs cannes

des cris d’enfants des sommations d’adultes
tous sans âge
ça joue à la famille
un jeu ancestral autant qu’ennuyeux
suivi des inévitables
effluves de graillon

avec Marie je compte les jours
on part à Boston
la ville natale d’Edgar Poe
mais à cet instant le cœur
cogne fort contre la cage
que je vais devoir revenir ici
pas de peau Edgar

 

 

Un autre but

 

pendant que la france joue le match
de foot j’écris un poème
il n’est pas bon d’écrire un poème
quand tout le pays
est devant l’écran
qu’il faut garder ses deux mains libres
pour applaudir ou prier
la france joue la coupe
tant qu’elle ne marque pas
il règne un silence d’or
le quartier est tranquille
la vie serait presque belle
il n’y a plus que des chats
nonchalants dehors
ça change des boas constrictors
mais une fois le match fini
c’est le retour des pétarades
des cris des tirs de ballons
des cagoules et des faux
qui sifflent sur la peau
le chaud et l’effroi

si je pouvais m’inventer ici
un paradis
ce serait un match
qui dure toute une vie

 

 

Présentation de l’auteur




Québec : Annie Molin Vasseur, Panser le monde

Panser le monde

 

L’aube. L’utopie est le reste du trop, sait-on qui parle et chante en sous dessous ? Dit-on
l’importance des yeux, exigeantes finalités ? Les hordes sont en nous, mais le for invétéré renvoie le
bruit, retournement, oubli et mémoire fondus, on ne meurt que de ne pas oser vivre, tu dis, Mélodie,
un nom de soi à venir.

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

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Présentation de l’auteur




Fabien Marquet, Par la fenêtre

 Il y a ceux du feu, il y a ceux du lieu. Ceux dont la parole est de
feu, ceux dont la parole est de lieu. Ceux du lieu sans feu sont
 les maîtres, froids. Ceux du feu sans lieu brûlent éperdument...

                                                                                               Michel Serres, Le Parasite

 

*

 

En me repliant sur les mots, je délimite ce lieu pour en faire une serre chaude où, suivant l’état de
mon angoisse, les bruits de la ville se répandent comme amortis et s’étendent à une vitesse variable
comme des végétations capricieuses tantôt fluettes, tantôt grasses.
Ma serre chaude est un laboratoire. Les bruits, qui ne sont rien par eux-mêmes, y deviennent
visibles par vagues, par fourmillement, par perles, par monts. Quand, les jours d’insomnie, l’esprit
ne peut se reposer dans la proximité bienfaisante de la mémoire, il attend de son angoisse que le
voile tombe, aux mille formes, devant la fenêtre ouverte.
Sans doute ma mémoire, que vient toucher cette matière agressive, se replie-t-elle,
se réfugie-t-elle dans un lieu inconnu. Et peut le soir, non se lever spontanément avec son lot d’images,
mais se rapprocher lentement de la fenêtre ouverte et respirer lorsque les bruits de la route se taisent ou
n’ont plus le pouvoir de bousculer,  dehors, l’ombre plus sereine et plus pâle.

Mais parfois la nuit tombée, ces bruits viennent s’amalgamer comme des fumées à la lumière
bienfaisante de ma lampe. Comme dans un rêve, l’esprit ne sent plus la barrière qui sépare le
dedans du dehors qu’il absorbe continûment et peut venir se réchauffer dans l’air. Et s'il tente de
s’approcher de la source de ces bruits pour l’étudier, il ne le peut : l’épreuve est au-delà de ses
forces. Mais lorsqu'il s’en détourne pour chercher ses mots et creuser, ils retrouvent, ces bruits,
toute latitude et, s’aventurant dans l’espace résonant de ma chambre, restituent à l'oreille, aux
mots de plus claires visions.

 

Et si, pour vous, ces mots se détachent noir sur blanc pour dire leur absence, ils constituent pour
moi la couche, la membrane la plus superficielle et la plus essentielle de ces formes. C’est eux qui
les font reluire et ressembler à ces bijoux multicolores taillés d’une main habile qui imitent les
fruits, les fleurs et autres végétaux.

 

*  

 

L'aiguillon

Vous balancez mollement, vous gigotez, on ne sait quelle parole vous échangez avec le vent. Puis
tout redevient immobile silencieux. On sent alors tant de lassitude peser sur vous. Car vous pendez
déjà... et quand vous tomberez ma main continuera sans vous à gratter sous mon front dégarni (car
lorsqu’on cherche, dedans son œil la flamme exténuée, on vous trouve devant soi comme au fond
d’un miroir une main secourable agite sa lanterne).

 

*  

                                                                             

Oui, creuser. Et sans aller chercher trop loin approfondir notre coïncidence. A chaque fois le même
geste, en m'exauçant dans l'heure, nous soude l'un à l'autre.

Car si je m'éclipse en cédant au devoir d'écrire mon geste me reconduit toujours là où m'attendent
pour me faire signe les choses vues cent fois et cent fois délaissées. Et dans cette exacte proportion
entre elles si humbles et moi diminué après m'être ingénié là où il n'y a rien à voir à dire se lève le
paysage. Mon regard s'est posé sur lui comme un oiseau pour y faire son nid d'expédients.

 

*

 

Mais quand le ciel est couvert, que tout est silencieux, quand le feuillage est immobile, on est
comme hébété frappé comme si dans le feuillage on pressentait l’éclair, couvait l’orage (à côté les
lilas ont fleuri). Et si forts ces arbres peut-être centenaires... et cependant il pend là immobile
comme un prodige.

 

*    

                                                                           

Cette lourdeur aujourd’hui, est-ce un souvenir qui pèse comme un fruit encore vert ? On ne sait. Et
l'on attend que la nuit désemparée s’achève pour voir tomber les vieux airs de notre enfance. Au
lieu que la main nous retenant au fond de la tanière nous lâche tout à coup au milieu d’un concert de
bruissement d’autobus de sirène d’oiseau.

 

*  

 

Être comme une bête aveugle qui flaire le mufle à terre (oubliant le coup d'aiguillon qu'elle a reçu)
et qui s’arrête pour repartir du même point en redressant la tête et poser sur le soir de grands yeux
étonnés.

Ces arbres ne sont là que pour celui qui cherche tout le jour. Peut-on se redresser sans un signe de
vous... sans un signe... pour profiter encore du don que vous nous faites au soir d’été... personne
dans le jardin, aucun bruit sur les routes.

 

*

 

Notre poésie est retournée dans le giron de la nature. Mais elle porte l’empreinte de la modernité.
Ambitieuse elle est sortie affaiblie de sa lutte. Elle est pauvre elle est pâle et médiocre devant celles
qui l’ont précédée. Elle creuse mais n’a plus la force de se souvenir. Mais elle prétend tirer de
l’oubli ses ressources hallucinatoires qui le jour la divertissent et attend le soir pour se contenter
d’un accoudoir où se reposer en regardant silencieusement par la fenêtre ouverte d’humbles et
paisibles paysages à l’horizon borné un arbre une façade baignés dans la pâleur du soir.

                                                     

 

Extrait (variante) de Par la fenêtre je me suis fait feuillage
Éditions Unicité (2017)

 

Présentation de l’auteur




Barbara Le Moëne, Maisons

Maisons

 

Ce n'est pas la maison qui voit, c'est moi.
Derrière la vitre souvent, les jalousies parfois,
j'observe encore et encore. Je connais la célèbre
photographie de Picasso en pull marin, j'ai vu son
regard, ses yeux écarquillés. 
Depuis j'essaie de faire grandir la taille de mes
yeux. 
Vivantes plantes vertes.
Plus que d'un lémurien dont les yeux ronds
réfléchissent la lumière amoureuse, je voudrais
posséder les yeux d'un Picasso en pull marin.
Avec ces yeux-là, je n'aurais plus besoin de mes
jambes pour fouler le monde auquel je n'ai pas
accès. 

 

 

Un chemin de pierre traverse le jardin. Sur les
dalles où se posent mes pas me sont apparus
fugitivement les traits d'un visage naïf, puis deux
poissons, aussitôt enfuis. 
Je scrute à nouveau la pierre, mais cette fois-là je
ne vois rien. 
C'est que tu cherches, dis-tu, à percevoir quelque
chose. 
Ta soif est trop grande. 
Ignores-tu que chercher précède parfois perdre ?

 

 

Certains jours je rumine dans les recoins de ma
maison. Je passe entre les bras des mots,
dialoguant avec moi-même —  récits recomposés
du passé, scénarios imaginaires —­  conversations
à voix basse avec les morts. 
Un épuisant bavardage. Ne me laisse pas de répit. 
Je m'enfonce au profond des images. Une image
après l'autre. Se forment comme les nuages,
modèlent toute une ménagerie au ciel. 
Un épuisant défilé. Ne me laisse pas de répit.
Je m'égare.
Ces jours-là je n'entends pas l'appel du dehors. Je
ne vois pas le balancement de l'arbre derrière ma
fenêtre. Il m'appelle pourtant, me fait signe de ses
grands bras mouvants, tandis que je vacille
doucement.

 

 

Parfois, tapie dans l'ombre de la croisée, j'épie les
mouvements de la maison voisine. 
Est-ce le moi fraîchement né du jour ou bien celui
de l'époque enfantine qui me bouscule, me passe
devant et me supplante devant la fenêtre. 
L'enfant a pris ma place et gouverne. 
Epiant comme autrefois il épiait les autres enfants
jouant. 
Attiré, fasciné, par l'hypnotique ballet de ceux qui
font la ronde ensemble sur le théâtre des hommes. 
La blessure secrète est un ru qui court en découpant la
verte chevelure du pré. 
Elle est la sève du saule solitaire et robuste qui
échappe à la hache.

 

Respire la maison silencieuse. 
Une colline de chair au loin s'arrondit. 
Quelle est cette présence qui dénoue les mains de
celui qui dort ? 
Une évidence sourd comme eau fraîche dans
l'appartement clos et boisé. 
Un être se contente d'être.
Et nos simples vies alors dans son souffle passe et
se reconnaissent.

 

Présentation de l’auteur




Joëlle Pétillot, Gadoues et autres textes

Gadoues

 

Parlons de la pureté des gadoues, des rêves en flaques, ces ocres irisés aspirés des semelles.

Chaque fois un bruit de succion emporte un peu de terre qui dit qu’on avance. Les pas jouent à imiter un dernier 
souffle.

 

Oui, un pied peut pleurer quand il porte un corps dont il ne veut pas. 

 

 

Hors

 

A toujours prendre l’autre chemin

Marcher en boitant tout droit

Pleurer à pauvres larmes 

Je sais que j’ai raison de me tromper

 

Je te méconnais par cœur

 

 

Jardin de plomb

 

Dans le jardin obscurci

La presque nuit du jour

Reçoit l’entaille

La diagonale apurée 

Un éclair boutant l’ombre

Qui donne à espérer la paix.  

 

 

L’île-vent

 

C'est une île drapée de vent. Encombrée de vols calligraphes, d'azur plombé.
Vienne une tempête et c'est le phare qui semble écrire. S'écrasent alors des mots intranquilles claquant comme 
des injures. Leurs lambeaux crochent la rocaille, qui ne bouge pas. Le sel brille comme une armée, il faut rire de 
sa blancheur noire. 

Elle ronge, mais la plaie a du goût.

Au milieu, la mémoire enfoncée des pierres ne compte pas de rêves. 

Nous sommes faits d'un sable dont les grains ne savent pas pleurer.

 

 

Silence contre

 

L’éternité aboie depuis le seuil

Je n’ai que du silence à lui opposer

Ce serait cela, l’humain

Une brièveté craintive

Le sourire sourd, envers et contre

Le chien lâché

Pisseux d’attente

La porte trop légère

Qui me protège des crocs

 

            Mais le sang bourdonne

            De la terre-abeille

            Les rêves à mes narines

            Se rêvent encore plus loin car il se tient au cœur du monstre

            Un semblant de pitié

 

L’éternité aboie depuis le seuil

Se tient droit

Mon silence contre.

 

Présentation de l’auteur




Tom Viry, Déchirer la nuit (extraits)

1.

C'est une vision un esprit fou 
accroupi sur sa branche
qui se griffe les joues
                             de nuit
                                       de jour
il jette parfois très loin 
des mots amers 
d’admirables jurons

portés par le vent 
                             happés par la mer
et ça brille
                             dedans la nuit

 

2.

Voilà que pendent les restes du monde 
défroqués jusques à la moelle

voilà ces faux visages
qui ne disent même plus rien 
et transpirent de regards morts

et puis voilà ce qu'on ne voit plus 
de brefs sourire miteux
comme des oiseaux en cage

et puis
le vent n’a pas tout dit 
il reste de quoi pleurer 
il reste de quoi frémir

et peut-être qu'au fond
ce ne serait que ça
un peu d’air frais dans les cheveux 
un peu de vide dans la caboche
un brin de rien au fond des yeux

 

3.

À trop regarder les étoiles
j'ai comme un vide au fond des yeux

sur les parkings où dort la neige
les vieux loups blancs sont morts de trouille 
mais à la nuit toujours viendra le jour

et toi t'es là dans cette rue
comme le chat gris du vieux faubourg

 

4.

L'aube sur son radeau 
s'accroche au toit du monde

l'horizon vêtu de bleu 
referme ses volets

il y a entre les deux 
quelques gouttes d'existence

et ce vent rageur 
qui tente de crier
un mot

 

5.

J'ai tant crevé les nuits
au travers des carrefours 
à visiter les ombres
de l'homme à l’insecte 
qui arrache sa peau
mon âme est quelque part 
au-dessus de ma tête

ma poésie n'est rien de plus 
qu'un tas dégueulasse

 

6.

Crac
noir
dehors dedans
la nuit qui fait crever

Plop
blanc
lumière d'aurore 
entre les yeux

Crac 
Plop
noir blanc 
noir
à l'infini

 

7.

J’ai dit mille fois les mots 
un par un
peut-être trop bas
ou peut-être trop mal
mais je les ai dits bon sang 
alors pourquoi
ne les vois-je pas briller 
là-haut dans le noir
où sont-ils dis-moi
sont-ils restés dedans ma tête

 

Présentation de l’auteur




François Rannou, Camera oscura

Camera oscura

 

1

 

les rayures du

matin sur

ton visage tracent une

grille pour tes rêves presque

enfuis déjà

         alors que tes

paupières battent com

me des papillons à

la fenêtre

 

                  ton père s’éloigne à

                  l’ombre le volcan derrière

                  lui

                       toi « les pieds dans l’herbe

                        du jardin » tu cours

                        vive, vers lui

 

mais le jour neuf réveille

le feu de tes cheveux tes

lèvres s’ouvrent même si tu fermes

encore les yeux

mes pas sur la mosaïque

rejoignent tes balbutiements ce matin

 

j’écarte les persiennes

 

 

2

 

cette femme dont les

yeux seuls

sont visibles pose le

fleuve contre sa

tempe pour

la première fois 

 

ces mots repris

dans sa mémoire « la

luxuriance du jardin, du

sycomore et de la source à

l’entrée d’Héliopolis »

apparaissent sur

le mur

 

l’eau jusqu’au

trait d’angle

             les rues

seraient des étoffes noyées

où se rayent nos

mains tes fesses len

tement glissent

 

à hauteur des lampes

 

 

3

 

allongée sur le

lit visage mouillé tes

cheveux striés par

le store

 

je traverse les photos

         passées d’un

vieux livre tandis qu’en

         bas dans

le jardin sans herbe  ton carnet

 

de rêves tombé un

         enfant

énerve son chien lui

         jette

son ballon en criant près

 

des doigts

relâchés

je te

rejoins

mot à

mot

 

 

 

4

 

aux yeux de John Maynard Keynes l’accumulation de l’argent

pour l’argent, l’obsession du taux d’intérêt relèvent d’une

attitude morbide dont rien de valable ne

peut émerger. Il appelait de ses vœux un FM

I dont la monnaie supérieure serait le bancor

indexé sur le cours de l’or et distribué aux

états en fonction des puissances éco

nomiques respectives. Il était soucieux

de redistribuer des richesses aux

plus pauvres — pour soutenir la

consommation tout en en contenant

les tentations spéculatives

car une fois que les flux é

conomiques seraient

bien maîtrisés il pen

sait que nous n’aurions

plus qu’à nous consa

crer à la beau

té et puis

à l’a

mo

ur

 

 

 

5

 

de derrière les yeux

tout nous aurait traversés

avant même ces

histoires dont on

connaît tous

les débuts : reprises

reliées, défaites, ornées

brodées, ensorcelées qui

 

croire ? d’une langue

à l’autre du globe tu casses

le son dur des amants qui

s’ignorent

 

           n’aurions que

ces images pour

dérober nos lèvres

aux bribes trop claires

ton visage nos adn

disparus dans la poussière

 

crépitent copeaux

 

 

Présentation de l’auteur




Guillaume Simon, Au Parc et autres poèmes

Au Parc

 

Erik Satie m’accompagne. 
Art nouveau, organique, végétal. 
Une sève urbaine irrigue mes organes, les sédiments donnent le La. 
Un parc en miniature a poussé rue de la Roquette. 
Les familles le traversent comme elles ont traversé leurs vies,
comme elles se sont pardonnées. 
Ceux qui croient tout savoir le transpercent de rires idiots. 
Le gardien a disparu sous le sable et des années de coupes budgétaires. 
Les enfants ne jouent plus sur les toboggans,
à quoi bon glisser sur des objets qui ne sont même pas connectés. 
Ils ne tombent plus sur les sols mous. 
Les points d’eau ne coulent plus. 
Pourtant, cette fois-ci,
la mélancolie perd la partie. 
Le printemps joue au prozac. 
Un loulou sur son vélo roule enfin sans les petites roues. 
L’orchestre s’accorde,
la baguette est levée, en suspension, 
les dièses, triolets et appoggiatures s’apprêtent à rhabiller les foules
et rallumer les cellules. 
Le blues devient majeur.
Allons goûter au bonheur.

 

Travelling

 

L’hiver a eu raison de mes ambitions nocturnes.
J’ai marché, tête rentrée dans les épaules,
le 5ème s’étalait sur Macron,
la ligne 7 ne mène décidément nulle part,
Pont-Marie, dos à la Seine, face au public des mauvais soirs,
Le Marais, où sont-ils passés,
Bastille, ses pommes d’amour, son majestic usé
et ses bandes d’amis qui crient d’ennui,
rue de la Roquette, la misère allongée entre les guichets automatiques,
rue de Lappe, où les âmes se salissent,
la mairie du 11ème, ni gaie ni triste,
puis l’avenue Parmentier,
si familière,
si souvent empruntée.
Les nuits sans envol ont aussi droit à leur travelling.

 

Si les briques s’effritent

 

Et si rien ne se passe, je recouvrirai ma peine,
je l'étoufferai avec un plaid,
je la coincerai sous le chauffe-eau,
je la noierai dans l'acide, la jetterai dans le vide,
je me moquerai d'elle, 
chaque soir, devant le miroir,
je la rendrai ridicule, je l'appellerai machin bidule,
si rien ne se passe,
si la déception l'emporte,
si les sentiments fondent, là, sur ce trottoir rayé,
si les briques s'effritent
je commanderai le pire des vins,
je ne paierai rien,
si rien ne se passe,
je changerai les saisons,
et si ce n'est toujours pas assez,
je rejouerai la partie,
même perdu d'avance,
je retenterai ma chance.
Pourvu que tu sois là.

 

14h49

 

J'ai envie d'écrire à quelqu'un.
Personne n'écrit jamais à 14h49.
C'est une heure sans objet, sans lumière, sans dessein.
Les corps s'écrasent et disparaissent au creux des fauteuils à roulettes.
Le café ne promet plus. 
C'est la traversée, celle de la Manche, celle des Ferry,
des tables en plastique et des horizons aplatis. 
A  l’aventure.

 

Un mot 

 

Trouver un mot qui soulage. 
Un seul,
même ridicule,
même compliqué. 
L’accorder à ses humeurs. 
Le faire sonner sur son coeur. 
L’écrire aux autres. 
Passer le mot. 
Guérir.

 

Présentation de l’auteur