Lee Sumyeong : poèmes présentés et traduits par Marie-Christine Masset

 

Escaliers froissés

Je grimpe les escaliers,
escaliers froissés

À chaque marche,
les menaces disparaissent.

Deux personnes se battent
elles jettent les escaliers ;

tout le monde se bat.

Une personne coupe le bras d’une autre personne
et le jette au loin.

Le bras jeté au loin
revient
et grimpe les escaliers.

Je fais des roulés-boulés et
bascule vers moi, fréquemment.

Je grimpe les escaliers
mais les escaliers sont invisibles.

Je m’assois sur l’échafaud
mais je suis déjà décapitée.

 

 

 

La danse des dents

À chaque fois qu’il rentrait à la maison, ses dents tombaient. Il mettait ces dents tombées dans un verre dans la salle-de-bain, regardait dans le verre et souriait avec sa bouche édentée. Au matin, il les remettait une à une dans sa bouche et sortait.

Une nuit, alors qu’il était rentré épuisé chez lui, il s’est réveillé en entendant un bruit étrange provenant de la salle-de-bain. Il s’est levé pour voir et s’est aperçu que les dents étaient sorties du verre et qu’elles dansaient, cliquetant en se percutant. « Cela a l’air marrant. Prenez-moi avec vous, » a-t-il dit et une dent a répondu, « rejoins-nous. » Il a commencé à danser. Alors toutes les dents sont retournées dans le verre.

Il s’est affairé à vendre tout le fatras que contenait son sac. Il a toujours travaillé dur mais peu de personnes achetaient ses trucs, aussi son sac était-il lourd matin comme soir.

Quand il est mort, son sac, et tout ce qui était à l’intérieur, ont été éparpillés ici et là, mais les dents qui étaient dans la salle-de-bain ont été enterrées avec lui. Chaque nuit, il danserait avec elles.

 

 

 

 

La Pluie Gauchère Tombe, La Pluie Droitière ne Tombe pas

Quand je marche avec toi main dans la main
la pluie gauchère tombe, la pluie droitière ne tombe pas.

Pour nous, il y a toujours trop de mains
et je me souviens de ce moment quand mes mains se sont divisées en deux.

Ce moment où des ciseaux transparents sont descendus.

Réveillant les pas —
Il y a-t-il quelque chose dans les pas ?
Ils sont faits de quoi ?

Pour nous, il y a toujours trop de pluie
la pluie gauchère tombe, la pluie droitière ne tombe pas.

Quand je marche avec toi main dans la main
nos corps nous abandonnent.
Nos corps nous regardent d’en bas.

Nos boutons tombés, errant ça et là,
les nombreuses boutonnières,

En elles
la pluie gauchère tombe, la pluie droitière ne tombe pas.

 

 

 

Quelque chose que la fenêtre réfléchit

Je regarde la fenêtre. Quelque chose réfléchi dans la fenêtre.

Est-ce la pensée de quelqu’un, et je ne sais pas ce que c’est. Je suis détenue dans la
pensée de quelqu’un.

Si je suis la pensée de quelqu’un, je matérialise la pensée de quelqu’un. Je ne peux pas l’ouvrir et
m’échapper.

Pendant un moment, je
perce le rêve de quelqu’un et entre en lui.

Je l’arrête.

Le rideau s’envole. Je suis étonnée d’être aussi près. J’essaye de faire tournoyer sa pensée
mais au même instant je l’enferme. Un à un, mes gestes.

Quelque chose se reflète dans la fenêtre.
Maintenant la pensée de quelqu’un est déchirée.

 

 

 

Un entrepôt

On s’est rencontrés dans un entrepôt.
Habillés comme ceux qui y travaillent
on a utilisé tout notre souffle
parlant lentement, des mots purs.

Les produits étaient très connus.
Les ventes augmentaient continuellement.
Pour vérifier quels produits étaient dans l’entrepôt,
on allait d’un bout à l’autre,
puis on partait dans une autre direction
et on revenait. On n’arrêtait pas de retourner
à des endroits où on était déjà allés.

On n’avait pas l’intention de prendre quoi que ce soit.
On allait et venait comme des personnes responsables.
Un stylo à bille et un téléphone portable dans la poche de nos pantalons,
et parfois on se tenait dans un coin pour répondre au téléphone,
ces fois-là on avait l’impression de ne pas pouvoir bouger d’un pouce.

De différentes manières, la répartition des produits était fantastique
il y avait plein de sortes de produits et ils étaient tous mis ensemble
et quand nous ne savions pas comment trouver les produits,
notre progression, en touchant les produits au hasard, était fantastique,
tout le monde dans l’entrepôt avait l’air fantastique.

Mais avant de quitter l’entrepôt, soudain
quelqu’un se met à pleurer sans raison.
Quelqu’un se met à vomir.
Quelqu’un se met à les tapoter dans le dos.
Quelqu’un se met à rejoindre l’endroit,
et d’autres se mettent à faire pareil.

Il vous est demandé de parler à l’extérieur du bâtiment.

Il y avait un signe, « Silence »,
mais depuis un certain temps on papotait,
faisant du bruit d’un coin à l’autre.

Se souvenant du « Silence » avant de quitter le bâtiment
quelqu’un se met à fermer sa bouche.
Quelqu’un se met à faire pareil.
Petit à petit le silence règne,
il devient encore plus silencieux
jusqu’à ce qu’enfin à un moment donné nous nous taisions tous à merveille.

Présentation de l’auteur




Abdourahman Waberi, Tours de chapelet pour Tombouctou

 

Une petite amphore remplie d’eau
Pour les ablutions rituelles

 

Dans le creux d’une vallée aride
Dans la joie du jour commençant

Dans le bruit et la germination du temps
je n’ai rien à moi – sauf la crainte de Dieu

 

C’est Dieu qui pourvoit à la vie
Qu’Il m’a donnée
Jusqu’à mon heure ultime
Où il ne fera point nuit

 

∗∗∗∗∗∗

Comme un papillon de nuit
Qui se jette
Avec  joie sur la flamme

Là où les étoiles brillent
Qu’en diagonale de nous

 

∗∗∗∗∗∗

 

Arif

Le Connaissant
La grandeur est sa cape
L’immensité sa soif
Une graine de moutarde
Son orgueil

 

∗∗∗∗∗∗

 

De Cheikna

On a retenu la leçon
Il a dit
Abaisse-toi et tu ressembleras
A la pleine lune
Dont les gens ne voient
Que le reflet dans l’eau

 

∗∗∗∗∗∗

 

Ne soit pas
Arrogant comme la fumée
Qui s’élève dans le ciel
Alors qu’elle n’est qu’un produit
De la terre

Le chien de mon for intérieur

est là
couché devant
le chenil de la vie
Nu
tel le nourrisson
Qui attend tout de nous

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Robert Notenboom, Les Chemins du Silence

Allô, c'est toi ?

Allô, c'est toi?
Elle répond ; "je sors"
La voix un peu hautaine d'une dame en tailleur
J'ai reposé le combiné, je l'imagine
Clefs à la main
Prête à partir
Sur la tempe une touche de Dior
Elle sort
Où va-t-elle? Des amis? Un spectacle?
A la rencontre de l'âme soeur?
Par la fenêtre, je regarde la mer
Au loin... si loin
Les multiples lumières du continent
Autant de vies

 

 

Je suis né de l'hiver

Je suis né de l'hiver
Au bleu d'aubes glaciales
Aux aurores de feu.

Il fut bien long le jour
Tombant, me relevant
Je menai le combat.

Qu'importe ce qu'il fut -
Le présent, l'avenir 
Disparaissent déjà

Vienne vite la nuit
Et me rende endormi
Au néant primordial.

 

 

Poète, vraiment

Poète
Vraiment, ça devient trop difficile
Alors bientôt je me tairai
Je désapprendrai les mots
Mes lettres déformées deviendront signes
A peine esquissés
Et je m'enfermerai dans mon silence
Seul, sans valise, en plein vent
Comme sur un quai de gare en attente de rien

Les mains et l'âme nus

tirés de Le Temps d'un sein nu,  Entre deux chemises, éditions du Puits de Roulle

 

Longtemps, j'ai écrit

Longtemps, j'ai écrit pour exprimer le meilleur de moi-même
et peut-être en suis-je venu à m'idéaliser un peu.

Maintenant, il va falloir que je m'évertue à devenir digne de ce que j'avais fini par penser être et que je ne suis pas tout à fait.

 

 

Read out my words

Read out my words
Not too loud
Just a whisper
Then read them over
Until ravenous ravens appear
And clear your souls of sated thoughts

Back to nought.

Lis mes paroles, bien
Pas trop fort
Juste un murmure
Puis relis-les
Jusqu'à ce qu'apparaissent des corbeaux affamés
Et vident nos âmes de vos pensées rassasiées


Jusqu'au néant

 

Von Baum gefallen

Von Baum gefallen, buntes Blatt
Du fliegst, Du glaubst dich Schmetterling
Weist Du dich schon tot ?

Tombée de l'arbre, feuille multicolore
Tu voles, tu te crois papillon
Te sais-tu déjà morte?

 

 

Questo passeggio tranquillo

Questo passeggio tranquillo
E questo paesaggion mutolo
Pacato

Equilibrio di gridi, risate
E di una parola strozzata
Beffata

Cette promenade tranquille
Et ce paysage silencieux
En paix


Équilibre de cris, de rires
Et d'une parole étouffée
Bafouée

Présentation de l’auteur




Abdelmajid Benjelloun : dix poèmes proposés par Nasser-Edine Boucheqif

 

1

Une marchande de menthe verte,
toute dresseuse de printemps et les yeux pleins
d'épis de soleil
m'a appris la poésie
un soir sous un réverbère éteint.
Je me souviens encore
qu’un orage rauque
tonnait pour les voitures noires
vides illuminées de pluie.

2

Un hérétique quelque part dans le monde pourrait dire:
les athées n'ont pas d'issue de secours pour l'âme en cas de mort
elle reste affreusement prisonnière
de la dernière particule osseuse
du corps mort transformé en terre
L'âme non délivrée ainsi
souffrira éternellement avec ce qu'il restera du corps
quoique sous forme infinitésimale .
Durant leur existence ils n'ont pas voulu de Dieu
Lui non p lus ne veut• pas d'eux.
Dieu me pardonne.

3

Dans tout grondement de tonnerre, il y a la totalité indistincte de toutes les paroles tonitruantes prononcées dans les temps reculés par l'humanité durant un millième de seconde.

4

Regarde moi bien ma petite fille,
ma petite Houda
regarde tous les êtres humains
tous envoyés de la lumière
mais se bousculant tous autant qu'ils sont
dans une impasse organisée savamment en la vie.
Ils se prédisent tous une mort qui n'est pas la mort.
Mais savent-ils que l'éternité a commencé à sentir l'homme
avant le premier homme sur terre?

5

Savez-vous qu'il y va du salut d'un sourire à Dieu
avec un mourant, en plein air
qui ouvre les yeux
la chahada titubante, dans la bouche
6
L'homme est coupé de ses frères
par de simples corps le sien le leur.
Il en a comme un orage dans le coeur.
Même la Création nous est intérieure.
Suprême
Imposture
Cosmique.

7

Le jour est arrivé déjà abîmé. Désir de pierre. Je fais semblant de respirer. Je repars à la lune, je construis la souffrance. Angoisse de tocsin. Si je m'échange contre un singe affreux je ne me reprendrais pas .Appelez moi séance tenante un orage j'ai une confession à faire: l'engrenage charnel est une épouvante car il sacrifie à ciel fermé une respiration sur un désert de hasard. Même avec une femme familière. Surtout avec une femme domestique. J'ai une confession à ne pas faire:
le charnier amoureux est un petit plaisir car il sacrifie à ciel ouvert une respiration qui court aux quatre coins de l'espace. On s'instaure évasivement en l'autre. A.la fin,  je me représente compromis à mon ombre accusatrice. J'ai arrêté le feu hurlant jusqu'à l'au-delà des choses. Lorsqu'un astre est né à quelques mètres de la terre, deux vieillards se sont donné rendez-vous chez Dieu.
Avec ma petite fille Houda cristalline, la vie est une esplanade orchestrée dans  le silence par une joie torride.
Les mots m'écrivent infidèle au monde.
Je patauge dans l'orage.
Seul l'amour charnel a un écho dans l'au-delà.
Un homme en parfait état de mourir reprise patiemment des poignées de sel.
Je me maintiens inégal à moi: l'homme ne hait finalement que lui-même.
Un ruisseau est mort du frisson d'un accident de crépuscules.
J'aime charnellement mes inter- pénétrations amoureuses en franchise de sexes avec les femmes.
Devant la plupart des êtres humains on a l'impression qu'il y a maldonne entre leur âme et leur corps.
Mourir c'est préciser pour la première fois sa pensée.
Mourir c'est penser pour la première fois objectivement..

8

Espace inconnu
une femme nue peu vraie
l'orage arrête sa respiration:
issue charnelle du crépuscule.

9

Dans des ruines assyriennes
un couple de touristes australiens
sent une odeur soudain,
une odeur terrible venue on ne sait d' où.
et aussitôt leur amour mutuel s'évapore ainsi que leur foi
à jamais.

10

 

La femme est belle comme un crépuscule qui se masturbe. Id.
Comment ai-je pu écrire une chose aussi extravagante(30.12.2012).
 

Présentation de l’auteur




Tommaso di Dio, extraits de Tua e di tutti, (la Tienne et à tous)

Traduction de Joëlle Gardes

Quella parte di silenzio
che ci copre il viso. Il parco
aperto e nero in fondo alla strada in fondo alla strada
in fondo alla cosa che fai. Sul tuo viso
c’è qualcuno che smette, all’istante
rompe un vetro, cade
un cielo addosso alle pareti e tutto
è tempo ferito, limpido
alone fra i capelli, il vestito. Come taglia
questa luce nell’erba e lascia
soli nel dialogo.

 

 

 

 

La città che splende. La notte.
Il vuoto le strade. Gli angoli scavalcati
dal fiato corto le poche
donne sui marciapiedi e sembra tutto catrame
questo tempo, senza rimedio
senza soccorso. Ma poi alti
sono gli uomini che dormono sui prati
e le pietre delle fontane, slabbrate
sono piene di muschi foglie ombre ed è notte però
il vuoto, le strade. Lingua morta
che nelle cose vive alberghi e lasci
la tua crepa come uno stigma; fa’ che io possa
mettere la testa tutta dentro
che io vi spinga battendo reni cosce e petto un pugno
di gioia terrena.

 

 

 

La testa che ora
vi si immerge; nell’immagine tu sei
cameriera di ventuno al bancone del bar.
Occhi azzurri occhi bianchi. Una mascella fuori
posto ormai. Ma se poi noi
indietro risaliamo ogni scalino, dopo l’androne
la strada. Ma se cancelliamo la serranda
la macchina il tuo minuto e l’alba
della cronaca. La vita cosa è
che rimani così, immeritata
negli sguardi che hai dato a me
sconosciuto fra tanti. Sono i morti che ci rendono
al monologo; all’impossibile
storia del vero.

Cette part de silence
qui nous couvre le visage. Le parc
ouvert et noir au fond de la rue
au fond de ce que tu fais. Sur ton visage
il y a quelqu’un qui s’arrête, à l’instant
brise une vitre, contre les murs
un ciel tombe et tout
devient temps blessé, limpide
halo entre les cheveux, le vêtement. Comme tranche
dans l’herbe cette lumière qui laisse
seuls dans le dialogue

 

 

 

 

L’éclat de la ville. La nuit.
Le vide les rues. Les tournants enjambés
le souffle court les rares
femmes sur les trottoirs et elle semble toute de bitume
cette époque, sans remède
sans secours. Mais grands
sont les hommes qui dorment dans les prés
et les pierres des fontaines, ébréchées
sont pleines de mousses de feuilles d’ombres et pourtant c’est la nuit
le vide, les rues. Langue morte
qui résides dans les choses vivantes et abandonnes
ta fêlure comme un stigmate ; laisse moi
y mettre la tête entière
laisse moi y enfoncer en pétrissant reins cuisses et poitrine un poing
de joie terrestre.

 

 

 

La tête qui maintenant
s’y plonge ; sur l’image tu es
une serveuse de vingt et un ans au comptoir du bar.
Yeux bleus yeux blancs. Une mâchoire
déplacée désormais. Mais si nous
remontons chaque marche, après le couloir
la rue. Mais si nous supprimons la serrure
la voiture la minute décisive et l’aube
de la chronique. La vie c’est quoi
pour que tu demeures ainsi, imméritée
dans les regards que tu m’as adressés
moi un inconnu parmi tant d’autres. Ce sont les morts qui nous rendent
au monologue ; à l’impossible
histoire du vrai.

 

Ces poèmes sont extraits du recueil Tua e di Tutti, La Tienne et à tous,
désormais introuvable, publié en juillet 2015 par Recours au Poème éditeurs. 

 

Présentation de l’auteur




Raphaël Rouxeville, Dans le cœur blanc des arbres

Dans le cœur blanc des arbres

Franc-Tireur

D'une idée et d'oxygène
J'ai épaulé, contracté léger le biceps
En direction des engrenages, d'un arbre et des tableurs

J'ai senti la crosse douce à ma joue
Et le métal de la langue était tiède

Quand mon index l'a un peu pressée
J'ai créé le silence

Il ne s'est rien passé : un oiseau est tombé

L'amour nichait dans l'arbre.

 

 

 

Le cap

Et ce n'est que moi
qui dis pour moi le cap
sans père pour ressentir
que moi et le cap
sans mère par où gémir

Et ce n'est que moi
qui vis de moi sentant
un cap par où marcher
pour le jour et la nuit

Et ce n'est que moi
qui vibre hors de moi
cercle d'eau d'ondes
et traverse ce monde
de lumières de gens
Jusqu'au cap.

 

 

          La nuit sépia

La lune tourne un film aux nuages sépia.

Deux enfants veillés par l'araignée
passent derrière les arbres sur une barque.

Une brunette à couettes se tient aux murs
avant le passage des tornades.

Jeté sur le tas de pierre, mon mégot incandescent luit sous ce carton-pâte.
Il parle du soleil au ver luisant.

Moi, j’absorbe des aérolithes.
J’ai du sel de lumière sur la langue.

Toi, si tu voyais le jour
Tu ferais demi-tour et reprendrais ta place dans la nuit sépia.

 

 

 

          Les nochers

Sur quel pied tu danses ici-là ?
Parce que, quand même, qu'est-ce qu'on est bougés
Ancrés, mal arrimés à nos langues tordues
Crochetées dans du ciment mou - ça bougeait moins avant
On croyait aux pommiers

Encordés pour ne pas partir, juste remués
Et tous ces brouillards collants

Sur quelles plumes on y va
- tu y vas toi, là-haut ?
Parce que, qu'est-ce qu'on n'est pas rendus...

Les planètes, quand même, belles et calmes et fixes
Les étés parallèles, les étoiles bien rangées
C'est pas là-ici encore
Et je suis pas nocher, pas nocher ailé

D'autres sont dans des pirogues

On n'en peut plus des fois, alors on se tient aux panneaux
Aux mains des murs, avec nos bouches pliées sous le ventre
D'où tombe un gros colis de silence avalé

Après, on peut toujours presser l'encre de la peau, souvent
Et la faire dégouliner, chaque jour
Dans le coeur blanc des arbres

Et les regarder, les arbres
Pousser longtemps
Dans du ciment mou, la mer noire
Parmi les panneaux, ici-là
Longtemps et vers là-haut

Des arbres
Des arbres comme des nochers.

 

 

 

 

                    La route

Kerouacissimo
La route se déroule presque sans nous
Le ruban dénoué chemine désormais loin
Tu sais
Entre les aubes

Et au bout
Travers la lande sableuse
Au bout du soir
Tù mariposa revêt sa robe
Peinte de bleu métal

De nuit à nuit
Ma reine
Ta grâce papillon vibrionne
De mât jaune à mât jaune
Rebondit à mesure
Au-dessus des hautes herbes
Et cavale en courbes
Après le câble noir
Jusqu’au tour de le terre

Le rouleau se lit dans tous les sens

Après les monts derrière
J’aurai demain calme
Bras de chemise la mer
Le râteau du saulnier
A carreaux
Et tu danseras tes ailes autour de moi
Gardiennes de ma foudre

Pour toi
Je ferai monceaux
De coquelicots marins
Capucines cristaux blanc
Qu’emballeront brins de salicorne
Et vieux journaux
Pour la paix de ton sang
Tachetant de bleu les jachères

Pour moi
Tu feras cocons, atomes de vent
Pontes de rosée, ruisseaux
Et danses d'écume
Pour endormir mon feu
Qui incendie les bois

Kerouacissimo
Tu sais
Facile
La route se déroulera presque sans nous.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Pascal Mora, Ce lieu sera notre feu, extraits

A L’ORÉE

Millions de feux, millions d’êtres veillant aux fenêtres.
Ô mer de pierres, ô continent d’âmes,
Tu nous attendais cachée, cité-monde                                                                
Dans le très haut jardin de l’origine.

Depuis l’instant sans pareil
Nous cherchions le visage d’avant ta naissance.
Avant notre venue au monde,
Tu étais là, déjà, encore.

Ô femme de pierre. Je reviendrai toujours
Vers tes avenues aux courbes parfaites,
Tes rues qui enlacent mes gestes.

Tout un passé vit dans cette présence
Tout ce passé qui nous paraît nouveau.
Nous avons beau faire tourner les tables,
Nous parcourons les mêmes nervures de rues
Où afflue l’énergie de nos élans.

L’ample cité accorde nos rivages
Aux saisons des voies sensorielles,
Nous adorons l’astre de nos pays intérieurs.
Au ciel, notre père-luminaire, vertical,
À l’horizon, étreignons notre terre-mère.

Nous sommes montés de l’argile,
Nous sommes tombés de l’étoile.
Depuis des millions d’années,
Depuis les sphères de cristal,
Les crânes transparents.

 

LUMIÈRES DANS LE REGARD DES VILLES

L’avenue impose la tyrannie
De la ligne droite. A Ivry, à Vitry.
Banlieues de silex, banlieues soviétiques
Banlieues étatsuniennes à Chessy, à Serris.

La membrane des pluies mouvantes
Enveloppe la ville
Comme grande voile d’oiseaux, une seule âme
Faisant demi-tour en plein vol.
Changeant d’orient, ondulant entre lunes.

Dans les cieux d’autres mondes.
Dans chaque nuit de boulevards,
Trafics en tout genre mixent les flaques.
Sur les chaussées huileuses
Sur les routes de verre.

Glissent les phares des voitures
Qui se mêlent à l’aura des sémaphores
À l’œil rouge des feux,
Les feux verts, orange alternant
Les sillons de teintes liquides.
Air des films policiers
Miroirs lucioles des enseignes et néons,
Le chaos lumineux masque les constellations.

L’avenue l’écrasante ligne droite
Aussi large qu’un boulevard.
Porte des pistes parallèles,
Se découvre sur les lignes de l’échiquier
Où te suit une ombre.

Celle de Buenos Aires que tu viens
De traverser en taxi jaune.
Un voyage à l’envers
Avant de reprendre l’avion
À bout de souffle, à Ezeiza.

Au zénith, les rayons réchauffent
Les prismes de verre et acier.
Un enfer de déchetteries
De carrières à ciel ouvert,
De plateformes portuaires
De pistes des aéroports.

Lisbonne, Naples, Rio, New York.
Les multiples mégalopoles littorales
Forment la mosaïque des peuples
Au bord des abysses salines.

Arpentant cette rue qui fait le tour du monde
J’y respire un parfum puzzle.
Une robe en flore et faune
De langues, peaux, chevelures.

Qui se tient derrière ces silhouettes ?
Quelles chandelles brûlent
Aux fenêtres de leurs prunelles ?
Yeux vitrines des âmes vivantes,
Ou consciences s’éteignant doucement
Sur le rebord d’une existence
Pointée vers l’étoile polaire. 

 

 

ETRE DANS LA VILLE

La nuit urbaine murmure son velours bleu.
Ailées comme des sphères,
Les millions d’âmes nous constellent
D’un pluriel de paroles.

Vivent de lune, vivent de soleil
Dans la lunette arrière
Ou en pleine lumière
Sortent de l’éveil ou du songe.

Lac reflet des lumières d’or
La nuit nous libère de nos histoires
Recouvre nos gestes manqués
Et disperse l’abjection des batailles.
Pose sur nos épaules
Son châle de ténèbres
Dissipe notre angoisse d’être.

Avec la foule des quartiers
Semant des brassées de mots et d’images,
Les flâneurs forment frêles flammes défilant
Sur le carreau des boulevards.

Ils se pressent en feux d’artifices,
De rires et gestes par le jour
Des drapeaux et langues du monde entier.
Entre nous, il y a la Goutte d’Or
Entre nous, il y a Ipiranga
Entre nous, il y a Harlem.
J’ai bien attendu de lire Blaise Cendrars
Avant d’écrire, avant de comprendre.

J’ai attendu qu’Hector parle de Claude Roy
J’ai attendu de lire Zone d’Apollinaire
J’ai attendu d’écouter Harvest de Neil Young,
J’ai attendu de manger chez Hare Krishna
À Guadalajara et avec Mariana,
J’ai attendu de faire zazen, rue Tolbiac.
Après Montmartre, le drugstore
Avec Ugo chez les joailliers.
Les Champs-Élysées sont une vitrine,
Une rivière qui me fait oublier la mort.

Aujourd’hui, je suis seul avec ma liberté
Sans nom parmi tous les sans nom.
Aujourd’hui, je ne sais encore rien
Aujourd’hui, je vais par les villes où je vis.

Les villes me chiffrent, je les défriche,
Elles vivent, voyagent et respirent en moi
Je suis en elles dans le ventre matériel.

Je nais avec les lumières après la brume,
Sur les lignes entrecroisées
Les sirènes sèment l’incendie
De l’agitation, du tumulte.
Je marche en fatigue, en apesanteur,
Dans les rues, sur les quais, dans les tunnels.

 

Pascal Mora, Ce lieu sera notre feu,
Editions Unicité, Paris, 2018, 128
pages, 14 €.

Présentation de l’auteur




Marie-Christine Masset, Figura

Figura

 

Elle est apparue
une nuit d’été.
Certains la voulaient claire,
d’autres invisible.
Elle déplaçait sans effort
les monts et les roches.
Elle ressemblait
aux jambes écartées
des femmes en couches.
Désirer l’attraper
comme on serre dans ses mains
un poisson frétillant
était signe de vie.
Ni feu
ni air
ni terre
ni eau
mais à son approche,
la plus petite des herbes
vibrait.
Les nuits d’été,
on pouvait entendre de loin,
nos rêves crépiter en elle.
Personne ne répétait rien à personne.
(Seul ce qui parle dans le secret
invite le poème en partage).

 

Viens, dit-il

Eclairé par la lune,
un arbre dans la nuit,
ouvre un passage.

«Viens, dit-il, je suis ton œil et ta main,
tu verras, tu toucheras. 

 Hier, des hommes et des femmes ont lancé
dans la mer une poussière rouge,
soleil et sang séché,
un peu de ta mémoire, c’est vrai.

 Reprendre les paroles
de la chanson engloutie
t’aurait noyée.

 Il n’est que le vent
pour bercer mes feuilles,
et mes rêves, je te le promets,
seront les tiens.»

 

 

 

 

 

 

Aller à l’autre

Une île au milieu du fleuve
affronte la mangrove-araignée.
Ce qui semblait impossible étreinte
calme les oiseaux cachés.
Quand la lune éclaire les paysages,
sur les feuilles des palétuviers,
d’étranges lignes de feu tissent
des chants mêlés d’air et de terre.
Nous, peut-être, et ce que nous serons
dans l’abandon consenti de nos rives.

 

Partition nocturne

Juste après son départ,
le fond des herbes a rougi.
Ce n’était pas le signe
d’un oubli ou d’un adieu.
(Certains paysages se replient
en cas de silence).

Quand, fossilisés, les mots
n’ont plus de résonnances,
ce qui se terre dans les visages
est un gouffre
où le masque du temps
a figé une histoire
impossible à effleurer.

Si une nuit d’orage,
elle s’anime et engloutit
jusqu’à son reflet,
une pluie mêlée de clarté
écartera les herbes.

Il fera bon revenir
marcher entre les brins
comme entre les notes
d’une musique nouvelle.

 

 

à Olivier Sigrist

 

Autre vision du feu

.

Tu lis sur le sable
un vent qui s’annonce,
et pourtant tu te réjouis
de n’avoir plus à compter
les étoiles dans le ciel
pour chasser les prédateurs.

Il est des tempêtes aimées
comme l’eau claire.

Elles aiguisent ta voix,
effacent tes traces et
celles des bêtes sauvages,
te donnent assez de nuit
pour rêver, et de jour,
pour après elles,
démêler les herbes
comme on tresse
sa destinée.

 

 

à Jean Joubert, I M

 

 

Cette histoire

 

Et si la vie n’avait elle-même
qu’une vie et le savait,
que ferait-elle de tout ce bleu
qui inonde le monde
ou de cette glace
qui attend que nous apprenions
tous à parler ?

Se perdrait-elle à ralentir
le cours des fleuves,
comme on le fait parfois,
avant de désigner
dans la langue des rêves
ces ombres qui affolent nos déserts ?

Peut-être nous ferait-elle deviner
cette histoire plus douce
que toutes les autres
qui crisse dans les sables
mais ne s’écrit pas ?
Cette histoire où les forêts
existent avant les arbres
et l’avenir avant la vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Daniel Van de Velde : J’ai vu des gens & autres poèmes

J’ai vu des gens

 

J’ai vu la mesure fictive de ces gens :

avoir lieu, donner lieu -

voler en éclat

l’errance est là

en eux

en chacun d’eux

des terres

et encore des terres

 

 

Les gens meurent

 

Les gens meurent les uns après les autres.

Meurent, ils meurent.

Ils meurent aussi pendant,

en même temps.

Les ombres meurent les unes après les autres.

Meurent, elles meurent.

Et meurent encore

les ombres qui se chevauchent parfois.

 

 

Connectés

Nos corps

se connectent

malgré nous.

Une théorie veut que la vie

ait germé sur terre

après qu'une, voire plusieurs comètes la percutent.

Nos deux corps en fusion

remontent ce temps géologique

d'une roche venant

d'on ne sait où

allant on ne sait où.

 

 

sculpture de Daniel Van de Velde. ©photo ; paris nuit blanche by melina1965 la danse des arbres(flickr) 

Dispersion

 

Il ne sert à rien de rendre la ville

plus urbaine qu’elle n’est

Il ne sert à rien de rendre les gens

plus humains qu’ils ne sont

La terre n’est pas une sphère

elle est sphère en nous

quand nous y sommes,

venant de nulle part

allant nulle part

 

 

Distance est prise

 

Ma vie est une trajectoire.

Je me suis affranchi de ce langage

qui fait unité de temps

de lieu et d’événement.

Tout ce qui est être en moi

ne veut pas habiter le monde,

le prolonger tel quel.

Délié,

libre de vivre sur terre

mes pas font corps

avec ce qui n’est pas encore

de l’ordre du mot.

 

 

Rupture

 

Ce soir Ougamanda

l'étoile qui ne dit pas son nom,

qui ne souffle mot -

L’air est frais, le vent tourbillonne, la nuit est lente.

Ougamanda donc,

m’a fait sentir

que si d’ici trois jours,

le 1er décembre 2016,

je n’avais pas de nouvelles de toi,

alors c’était inutile de poursuivre.

Ougamanda

l’étoile qui ne dit pas

son nom.

 

 

Nuit Blanche 2018.  Saint-Méry, Danse avec les arbres - archives Daniel Van de Veldeæ

La danse des particules

 

Un sentier

de particules

auditives,

olfactives,

enrubannées,

qu’elle laisse

rebondir.

En son vide,

elle s’absente.

Absente

en son vide.

Le corps

captif

le souffle

rendu

périphérique

s’altère.

 

 

Sortir

 

Je suis sorti

du cycle

des semaines -

au jour le jour

les siècles absorbés

- stellaires -

déteignent

lentement,

un retour

archéologique

sur les événements.

La poésie implique

une mue.

 

 

Rompre

 

rompre

lentement

sereinement

irréversiblement –

sans heurt

le heurt des pierres

entrechoquées

passer à côté

du cercle de pierres

sans s’abîmer

dans le contentement

de ces mêmes pierres

transbordées

et mises en suspend

rompre le silence -

ne pas renouer

passer

au travers

vivre

seul

 

 

Daniel Van de Velde, Sans titre, Médiathèque de Sainte-Maxime, 2011

Présentation de l’auteur




Suzanne Joly, Lumières du crépuscule

 

Sursis de vie

Tu voudrais mettre le temps en boîtes

En ressortir une

Au dernier moment

Qui t’offrirait un souffle

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

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