Lili Frikh, Carnet sans bord, Tôle froissée, extraits

DANS LA GUEULE DE VIVRE

 

Tu dis qu’elle crève. Pas elle. La bête ne dit pas qu’elle crève. Elle ne 
sent pas comme ça. Elle se bat. Elle en bave et c’est pas tout. Elle a la 
gueule ouverte. Elle est à vif. Elle n’a plus de langue atta­chée. Elle a 
fait quoi toute seule ? Ça ne se dit pas ce qu’elle a fait. Ça se fait dans 
le manque. Ça se fait dans la bête. Ça se fait sans rien faire d’autre.
Détruire ce qui détruit. Elle est dans un sale état la bête. Mais… Elle a 
fini de ressembler. Elle fait peur. Elle a une sale gueule. Mais… C’est
gueule de respirer sans regarder. La gueule de vivre. La gueule 
d’aimer sans être aimé. La gueule d’écrire. La gueule de faire 
autrement. Cette gueule-là. Cet amour-là.

 

                                                                                      Posted at sea03:53
                                       Extrait Carnet sans bord/La rumeur libre éditions

 

 

 

CL-426-ZG
LE RECYCLAGE INFINI

 

Et tout ça à tel point que tu suspectes l’écriture d’avoir à voir avec la 
récupération des ordures la réclamation du corps le recyclage infini 
des yeux
… Tu suspectes mais tu condamnes pas.
Au contraire tu suspectes et tu défends.
Tu te défends de faire ça.
Tu le fais.
Tu fais parler l’éprouvé le grièvement blessé de toi de moi de tout ce 
qui n’est pas retenu pas désiré pas reconnu pas bien venu dans 
l’Camion.
Tu éprouves le mauvais état du Camion.
Tu sens l’empêchement.
Tu sens l’Camion de plus en plus lourd à avancer.
Tu fais parler l’empêché le rejeté loin l’abattu le mangé l’écrasé le 
broyé l’humilié la bête l’enfant l’analphabète l’infirme le découpé
… Les morceaux.
Tu fais parler les morceaux les fragments les bouts les lambeaux les 
miettes le sang le sable le vent mouillé.
Tu fais parler. Tu forces pas. Simplement tu écoutes.
Simplement écouter ça fait parler l’Camion.
Simplement tu l’écoutes.

 

                                           Extrait « Tôle froissée »/Ed La rumeur libre

 

JA-222-TP
QUI A FAIT ÇA ?

 

C’est qui lui ?
Lui c’est lui un garçon.
C’est lui un garçon qui fait pipi debout.
La vie aussi. La vie debout c’est lui un garçon.
Qui a dit ça ?
Qui a dit lui c’est lui et pas toi. Toi c’est toi et pas lui. 
Qui a dit un garçon c’est pas une fille une fille c’est pas 
un garçon.
Qui a dit ça ?
C’est qui lui et pas toi.
C’est qui lui le mur et pas le ciel. C’est qui lui la mer 
et pas le vent. C’est qui lui les étoiles et pas la nuit.
C’est qui lui la France et pas l’Afrique et pas la Chine et 
pas et pas et pas.
C’est qui lui le monde… Le monde et pas toi. Le monde 
de pas tout l’monde. Le monde et pas le monde entier.

C’est qui lui le monde de qui. Le monde pas fait pour toi.

Qui a fait ça ?

Qui a fait le monde pas fait pour toi. Le monde pas fait 
pour tout l’monde. Le monde pas bien dans l’monde. Le 
monde pas bien au monde. Le monde en danger. Le 
monde pas bien fait.

Qui a fait le monde pas bien fait pour la paix.

Qui a fait ça ?

 

                                                    Extrait « Tôle froissée », Ed  La rumeur libre

 

SENTIR

 

Une odeur de rose et pas de rose. Fin des pétales et des épines.
Une odeur de fleur et pas de fleur. Juste une odeur dans la 
bouteille. Version luxe un par­fum un flacon… Et tout comme 
ça c’est merveil­leux !
T’as plus besoin de la fleur pour sentir son parfum plus 
besoin de la voir plus besoin qu’elle soit là. T’as trouvé le 
moyen de la sentir partout où tu es. La fleur partout. La fleur 
idéale. La fleur pour tout le monde au même moment la 
même fleur. La fleur nulle part. La fleur en série… Et tout 
comme ça à ta merci c’est merveilleux !
Oui mais sentir… Tu veux plus sentir ?
Sentir l’insolence de sentir.
L’insolence charnelle de la fleur.
Sentir la cambrure des pétales la rupture des épines, l’éra­
-flure… Sentir l’éraflure… Sentir le trouble tu veux plus ? 
Sentir le trouble de sentir. Sentir le désordre du battement la 
grâce organique du rouge pri­maire. Sentir les abeilles qui 
coulent le miel dans la rotule… Sentir… Sentir l’existence… 
Tu veux plus ?

 

                                                                                   Posted at sea, 15 :19
                                      Extrait de Carnet sans bord, Ed La rumeur libre

 

 

 




Baptiste Pizzinat, Ce grand théâtre de fous

CE GRAND THÉÂTRE DE FOUS

 

Jacob, mon ami
où te caches-tu ?

aurais-tu donc perdu la foi ?

toi qui sers de prête-nom au pays déchiré
de cache misère sur la bande de Gaza

combien de tes frères palestiniens condamnés à l’exil ?

combien d’amants privés d’eau et de soleil
entre les murs de Bethléem

sur cette terre promise
où plus rien ne pousse
que la violence et la haine

nos cœurs seraient-ils condamnés à n’être que des cimetières ?

Jacob, mon ami
dis-moi
où es-tu ?

nous sommes fatigués
fatigués de prier Dieu dans la poussière et l’humiliation
fatigués de vieillir dans les ruines de l’histoire

fatigués de ces murs
qui nous écrasent
comme des insectes
nous regardent
comme du bétail

fatigués des lamentations

mais tu sais, nous ne voulons pas baisser les bras

il y a encore de l’espoir ici
derrière nos visages

même écrasés par trop de chagrin
même humiliés par l’ignorance de nos frères
nous ouvrirons nos maisons
ou ce qu’il en reste
et nos enfants courront vers toi
les poches pleines d’étoiles ramassées dans le ciel
pour te demander pardon

pardon pour tous ces anges
des jours ordinaires
laissés pour morts sans sépulture

pardon pour le sang versé
sur la mémoire de nos ancêtres

pardon pour cette tragédie

ce grand théâtre de fous

ainsi nommé
comme au premier jour

Israël.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Mathieu Gabard, Sang et miel, notes de Palestine et d’Israël

extrait de Sang et miel de Palestine

 

Le Jourdain hurle
des cris percent les branches chaudes
sont-ce des enfants, des drones ou des nuages?
la chaleur noire lèche les rives
mon ventre est un galet noueux exposé au soleil
des libellules me caressent
je ne plonge pas
je compte les déchets 
jetés à la face du fleuve
bouteilles en plastique
boîtes de conserve
paquets de chips
dieu souillé
homme souillé
nature souillée
poème souillé
comme s’il était bon d’être souillé
comme si on aimait ça
souiller
souiller
se souiller
j’ausculte les débris dans l’eau
ici aussi me dis-je
ici aussi
heureusement chaque ciel a sa forme de tourterelle 
pour rappeler l’enfance du paysage
mes idées noires s’épanchent dans l’eau
je deviens nu
une odeur d’eucalyptus 
poisson clair sur le rivage

 

Un chien de feuilles mortes me court après

 

 

je me lève branches mornes 
alourdi de regrets
qui refleurissent encore
des collines de pensées ternes dévalent en moi
des années de terreau nourries d’amours mortes
la chaleur monte
mes soupirs gonflent et charrient des flaques d’eau stagnante
j’en ai rempli des gouffres d’espoirs
je plonge sans élastique
le ciel me brûle le foie
j’erre dans les nuages gris
pris dans leurs baïnes
l’amour déferle et me tire vers le large
je bégaye des mouettes glacées

 

 

traverse
les plaies et les brûlures

ranime
brode
le souffle
en commun

sursaute
toi passerelle
pars
livre
sois prêt
parle

sors de toi de ta ville de ton pays de ta religion de tes pensées de ton corps de tes à priori de tes envies de tes 
croyances de tes habitudes de tes idées noires de tes idées claires

à la lune 
saute
souffle
entre chair et terre

relie les gouffres

 

 

il pleut des morts 
les souvenirs nous traversent
comme des oiseaux noyés

 

Présentation de l’auteur




Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit, extraits, et poèmes inédits

 

Où vont les robes le nuit, extraits

 

 

Un matin, j'ai ouvert les portes de la maison
et j'ai invité le nuage le plus animal à entrer. Puis
j'ai décroché ta petite robe noire de son cintre de 
bois clair dans l'armoire cirée où dorment encore
toutes tes enveloppes.

 

∗∗∗∗

 

 

Mais un matin
le manque m'a chuchoté
cette porcelaine
d'une phrase

Si tu laisses la robe
dans le lit d'herbe de ton jardin
elle va germer
et les contours du paysage
lui dessineront
des seins
des hanches

le manque de l'homme
que tu as été.

 

∗∗∗∗

 

 

 

 

 

 

J'ai attendu sous la coque nocturne du bateau de
cendre, là où on avait tant navigué, là où la houle
de nos caresses griffe encore la poussière de cette
fièvre noire, épaisse comme le néant sous le lit, j'ai
attendu que ton corps me murmure, me supplie de 
te serrer dans mes bras.

 

∗∗∗∗

 

 

Où vont les robes la nuit
quand les femmes
les déposent en offrande
à leur chaise ?

Où va l'âme des femmes
endormie dans le cri de l'herbe

 

∗∗∗∗

 

 

Un jour les phrases rejoignent exactement ce 
qu'elles ont appris à dire. C'est ce que ta main a
rendu à la mienne en la serrant très fort.

 

 

 

Basse résolution

Présentation de l’auteur




Dominique Ottavi : En passant et A deux mains, demain

 

En passant

 

Écrire pour voir ce qui s’écrit quand on dit : c’était écrit. L’incessant jeu du chat et de la souris sur le boulevard des mots, la jetée du langage.

Les maîtres d’école ne sont peut-être pas allés à la bonne école. Redire qu’on n’a rien à dire, puisque vivre est une denrée périssable et qu’il faut bien l’écrire.

Écrire le vide.

Bâillonner la bayadère,

Pour mieux venir

Batifoler

Autour de ses baskets

Le cœur piano

Ma non troppo

La rage aussi

Et la Musique !

Il manque juste une note, une bien seule, bien voulue, qui se coud bien aux autres notes, juste une note, -non, pas l’Orénoque ! juste une note qui saura prendre, au cas, la poudre d’escampette, pour ne pas avoir à vomir sur la carpette. Juste une note qui ne se tienne pas à carreaux en toutes circonstances. Une note comme on n’en fait plus, quoi ! depuis belle lurette, une note alouette, cousue de fil blanc, - on l’avait bien vue déjà se coudre à ses sœurettes, ses congénères, ses collègues, ses compagnes de fortune, ou d’infortune, une note qui ne se prend pas la tête, qui ne se plaindra pas, ne gémira pas, ne pleurera même pas, une note qui détonne dans ce paysage ambiant de mauvaises notes (votre dernier bulletin est nul ! ) les pauvrettes.

Chaque fois que j’y pense, je la revois : ses beaux bas blancs, son bustier généreux, ses cheveux de haute lutte, genre choucroute, mais là c’est quand ça s’accélère, ça veut s’accélérer, ou faire semblant… une touche, une note Ménilmontant, -mais pas si haut que ça- une note qui se voudrait notule, renvoi en bas de page avec les astérisques, les chiffres, les colonnes juxtaposées pour plus de lisibilité. Une note d’envergure, une note d’Académie découronnée, une note de la rue où elle n’en mène pas large, une note de zéphyr doux, qui t’émotionne par les deux bouts, une note qui pleure, une qui s’en fout. Ces mots deviennent fous, fous d’elle ma note belle, bout de ficelle qu’on promène, à qui on fait la courte échelle, mais non, c’est plutôt elle qui nous la fait, appelant les mots à la rescousse.

Je ne vais pas au bal, non

J’attends qu’il pleuve

Ils vivent dans du papier buvard

La main sur la crosse

Du cœur.

Je n’en demande pas plus que ça. Les chiens sont sur les toits et la lune a froid. Demain, nous sommes prévenus, le retour se fera obligatoirement par les quais, à cause des meurtres au centre-ville. Il y a des soirs, il y a des matins, et au milieu, il n’y a rien. Que des regrets. Non formulés. Qui, je me le promets, ne se changeront pas en remords. Ceux qui caracolaient en tête ont mordu la poussière. On ne leur en saura pas gré. Tu as passé le gué trop tôt pour toi, ta vieille carcasse de matelot naufragé, épave sublime du faux-semblant, et de la vraie générosité. Tu savais ce qu’il t’en coûterait, pourtant tu l’as fait. Les fées sont des chipies et les chipies pissent encore au lit. On se demande qui est le plus fier : le loup des steppes, ou la ménagère ? A l’ouest une drôle de lumière immobile, stationnaire, qui n’est pas, à coup sûr, une étoile. On se perd en conjectures. Le silence est une valeur sûre. Je n’ai rien dit au vent. Pas pu. Il était occupé avec des filles qui ne le lâchaient pas. Ah ! La survie par l’écriture, la floraison par la bouture, ce mine de rien qui t’amène droit à la déconfiture. Je suis dicté ? Oui, oui, oui, tel une machine de guerre qui répond aux ordres, venus non d’en haut, mais d’en bas, enfin plus bas, vers où crêche le cœur, ce qu’on appelle par ce nom-là, mais moi je ne l’appelle jamais, il vient tout seul, suffit que je me tienne prêt.

A la volée

A la sauvette

Les mains liées

Le cœur plié

Sans piétiner

Ni rebrousser

Chemin

Droit à la ligne

Point à la ligne

Recommencer

Renaître

Résister

Ne plus se sauver

Juste être là

Sauvé déjà

doigts de ta main dans ma main de mes mains sur tes seins je rêve beaucoup de toi j’ai refait le chemin mille fois sur mes doigts timide et incertain, j’ai lâché mes bateaux dans le vent des oiseaux j’ai craché mon désert comme un chant sur tes lèvres, je rêve beaucoup de toi la porte grande ouverte sur mon chemin de croix où s’enfle la poussière, il y a longtemps déjà, ces mots qui ne viennent pas qui disaient : revenir, je t’aime, ne plus souffrir, je vous aime comme un taureau, je vous aime comme les animaux, libère-moi de la colère et redonne-moi ton chant, je ne t’ai plus vue je m’en souviens et ce silence et ton absence et tes lèvres serrées si blanches quand je t’aimais, les yeux du vent les dieux de la pluie, un jeune palestinien a jeté des grenades dans la gare routière, 64 blessés, sans complice, on est les rois du monde, une de mes plus belles histoires d’amour dit Éric c’est quand j’avais 15 ans, on avait creusé un tunnel dans le sable pour toucher la main de celle que j’aimais, l’ultime enfance, j’ai croisé la dame sans lit, au revers de sa robe ma chance, mon dernier alibi, mon beau totem je t’aime je t’aime je mens je rêve poussière d’étoiles fille du vent tisse ta toile à Hurlevent y’a plus rien à voler dans le château hanté y’a plus rien à sauver dans le château abandonné, j’ai remonté le temps à pas de loup, j’ai remonté le temps je ne t’ai pas crue je ne bois plus je tiens en respect tes baisers ne bouge pas ça ira, bonnet de nuit gardien de cimetière, tu seras comme la nuit sans boire et sans manger, sans répit sans souci, sans débit, juste lu, à peine compris dans le ttc, et pourtant ressuscité d’entre les pluies au quatrième jour cinquième coup du gong, inachevé inaccompli évanoui, un nain noyé dans ma prose qui se joint les mains comme un jeune fauve à l’abandon, des alouettes pleureuses, revenues de la poussière s’invectivent en braille entre le manuel et le cahier j’ai peu pris d’exercice mais je t’ai tenu bon les mains quand il fallait, mon sang était le refrain, me voici client au café étudiant où nous avions déjeuné hier avant-hier autrefois demain, des chiens courent lentement, la pluie tombe sans y toucher et j’ai un courant d’air sur la nuque qui me parle de toi partout, qu’est-ce que je dis là ? il n’aurait pas fallu couper court aux démonstrations convenues par haine de la démagogie, mais si elle est bleue que ne ferai-je ? mal habillé maladroit, je me moque de moi de mon cœur qui bat comme ça, comme s’il n’y avait jamais eu ces années écoulées à vivre chercher comment pourquoi vivre comme aux premiers jours, adolescence, souvenir du monsieur qui se fait vieux doucement, convenable et solide ce qu’il faut la table est bancale l’expresso refroidit, c’est vrai nous sommes seulement samedi, pas dimanche, pourquoi dimanche ? cette impression de grand vent calme où se nouent doucement les écharpes d’un autre âge, long silence habité sans hâte comme un repos d’enfance un abandon au rêve du temps nos âmes fortes et craintives souvent avant qu’on n’ait jamais rien commencé, débuts titubants dans la vie qui t’appelle, forêt vierge de tout savoir, doute, connaissance, tu sais bien que tu iras, mais tu prends le temps puisque tu l’as, le temps de te décider et déjà tu as fait plus de la moitié du chemin, nous ne vivrons plus longtemps, comment as-tu fait ? ah je ne savais pas, allons, pas de hâte non, allons, allons, en route mon fils, prends ma main, conduis-moi où je dois, c’est là aussi qu’il te faut

Tu n'as pas voulu mettre les flûtes à la fenêtre. Le renard dans le poulailler. La Grande Ourse dans le plumier. Croquignolesque, votre Altesse !

Tu n’aurais pas eu le temps de t’attendrir, de chérir le coucher du soleil, de frapper du plat de la paume les belles vagues de la mer. C’était un jardin à deux sous, plein d’herbes folles et de gros cailloux, il y avait cet arbre centenaire au moins, tout rongé par le vent et les embruns. De la mer. On y venait comme à l’office, au sacre, au mariage en blanc du ciel et de la terre. La mer pour témoin. Ses vagues, garçons et petites filles d’honneur. Nous filions doux quand on apporta les provisions et les boissons. Personne ne se précipita. On tâcha de rêver le plus longtemps et le plus loin possible, avant la nuit. Et la nuit est venue comme toujours, beaucoup trop vite. Le rêve de l’ange est la sœur de son compagnon d’infortune, ou de fortune si l’on préfère. J’applaudis comme la foule : à tout rompre. Rompre quoi ? Tout ? Vous êtes sûrs ? En êtes-vous vraiment sûrs ? Demain est le jour du radis, du poisson, et des salsifis.

 

À DEUX MAINS, DEMAIN

 

Perdre peu à peu le contrôle

Jusqu’à ce que je t’aie perdue

Avec le contrôle

Mais je me refais bien

Comme ce cri tu te souviens

Qui montait de l’estuaire

Répercuté sur l’acier rouillé des grues

Des monte-charges

Des engins de levage

Comme nous sommes confondants

Et confondus tout à la fois

Et contents

La volière a pris le large

Nous, le chagrin

Le vent est en panne sur la presqu’île

Alors il se fâche et râle

Nous rions de bon cœur

J’aimais cette odeur de ta peau

Qui demeurait longtemps

Sur la mienne

J’aurais dû alors

Le savoir

Mais en ce temps là je croyais tout savoir

Ça nous a perdus

Même pas mal

Même pas grave

Nous mourrons quand même seuls

Célébrant la vie

La beauté du monde

Au creux de tes paumes

Celle de ton visage,

De tes doigts sur mes doigts

De tes doigts dans mes doigts

De mes doigts dans les tiens

Et nos paumes confondues

Qui fleurissent

Qui bourgeonnent

Qui s’épicent

Qui papillonnent

Qui s’éclipsent

Face à la représentation

Des divinités aux mille bras

Dans un pépiement d’asphodèles.

Il y a ceux qui ploient sous le poids du destin, et ceux qui le bravent, le destin.

C’est un monde peuplé de signes.

Un monde de gestes : certains le bravent, d’autres croulent sous son empire.

Un monde de gestes, un monde de signes. Vocabulaire de la rhétorique, de la peinture, de la danse, de la scénographie bien sûr, de la musique, de plus…

Allégories, oxymores, métaphores, métonymies, la langue des signes, et celle des cygnes. L’illustratif, le démonstratif. Le soulignement, le sur-lignage. On y danse la valse-hésitation, la valse de Vienne, le sombre tango, reggae et bourrée, hip hop, tamouré et catastrophe.

On y cache sa pensée. On s’y contredit, en gants blancs dans la nuit.

C’est un monde que ce peuple-là, on y trouve tout le monde, mais on se croit contraint de devoir chercher chacun.

On entrevoit les dépendances.

On a les extrémités qu’on peut

Qu’on ait le bras long ou pas

Des doigts de toutes factures, de toutes manières, de toutes façons, bagués, manucurés, déformés, difformes ou comme des os, rongés.

Des paumes particulières, à orientation variable, et variée, pleines de courants d’air, de trésors dissimulés, moufles ou mitaines, ou l’air du large.

Maintes fois j’ai attendu, applaudissant, à tout rompre, demain, ce demain tant guetté, le tant attendu. Et bien, ce n’est pas bien malin de rompre demain, fut-ce en applaudissant, ou alors tu n’en attends plus rien, de demain. Et demain se met donc le doigt dans l’œil, et passe, sans même prévenir, sans même un signe. Et le temps est déconfit, il lui manque depuis toujours quelque chose de constitutif de son être : demain !

Qui n’écrit plus, non plus : abolie, la plume ! Qui ne sait plus comment se maintenir.

Et dans ce siècle à mains, l’écriture du corps, c’est la leur. Puisqu’elles sont bien en possession des cartes : carreau, cœur, trèfle, pic. Dans le désordre, et panachées. Poker menteur. Je passe la main, celle de dieu, celle de diable, d’Orlac. Celles de Victor Jara, coupées au ras des poignets :« Et bien joue et chante à présent… ». Et il chante à voix nue. Même à mains nues. À mains dites. À mains coupées. En dépit des doutes. En dépit des dires. Et le peuple se rassemble et se prend la main. Et toi, dorénavant, qu’as-tu maintenu donc ? Rien d’autre qu’une ligne de vie, brouillée. Qu’une ligne de chagrin ? Alors te reviennent du plus loin que l’enfance, les mains oiseaux, qui volent seules, telles les mains du manchot qui a encore mal à sa main, absentée depuis quand ? Main des contours. De l’amour. Manomètres. Blaise, sommes-nous loin de Montmartre ?

Non, je n’ai rien vu, je vous dis. Rien fait qu’entrevoir, de mon débarcadère bleu, (je n’y suis pour rien), seul toujours et sans cesse la main mise à ma solitude, ma pâte. Et la solitude renâcle. 

« Je ne te crois pas, je ne vous crois pas, mon petit doigt me le dit, et mes mains aussi, qui tremblent : j’ai perdu le sens du temps, mais le temps n’a pas de sens ! Le temps est insensé » 

Ayant fait lien par leurs deux pouces, ombre chinoise, elles battent des ailes et finissent par s’envoler donc,

Malgré l’horreur, malgré leur peine. De l’aigle à l’étourneau. Du busard de plomb au pigeon perdu parmi les coquelicots. Elles se sont faites oiseaux, vraiment, ne se feront plus avoir par l’appeau, Puisqu’ à présent elles sont le ciel, et que le ciel ne se rend pas, jamais. Paumes et doigts. Ciel et terre. Paradis et enfer. Mains soleil. Qui volent haut. Et signent. À voix blanche. À mains nues. À mains pleines.

Vous l’aurez compris : je me régule comme je peux.

Je ne suis pas une catapulte, juste un épieu.

Un épi ?

La main est au geste ce que l’appeau est à l’oiseau. La vitre au carreau. Quand les fils de la vierge s’enroulent sur les doigts de ciel. Il manque juste la fleur de trop. Un bruissement de feuilles. Une brusque inclinaison de la lumière tombée. Les mains qui se dérobent. Je cherchais dans le ciel quelle question ? Dont j’avais depuis longtemps la réponse. Incandescente. Qui me brûlait l’intérieur de l’âme. De la viande. Depuis si longtemps. Cherchant au loin des repos guerriers, des relâches d’âme, des larmes non retenues, absorbées par le sable. Consentant. Ma mie, te souvient-il de la marée montante, l’hiver, le sinagot éventré, par notre faute, notre imprudence. Il pleuvait. J’avais les mains en sang. Et ma caresse sur tes lèvres y a laissé du sang. La faute à mes mains. À la pluie. À l’hiver. Au vent. A la marée qui descend, au même cauchemar d’enfant, quand le bateau bleu et blanc où je suis seul fout le camp vers le large, l’horizon désert, et je n’ai pas peur, passé au-delà de la peur avec l’image de ma main gauche sur le carreau glacé poisseux de buée, c’était en 1956, ma main s’est refermée sur elle-même, je lui ai trouvé un refuge près de mon cou et n’ai plus bougé pour que personne ne puisse croire que je ne pleurais pas avec les autres. Et puis le printemps, toutes ses dents, les quatre dents du trèfle que ma main fauche à foison et je me redresse dans le soleil, ma main en visière, le cœur en bandoulière, affectant une ou deux de ces poses qu’on croit réservées aux cabots, cabotins. Mon teint est-il au mieux ? Ma vie vous fait-elle envie ? Voyez, je la partage bien volontiers. Donnez-moi la main, je vous tends la mienne, celle du cœur bien sûr, le sentez-vous, bien battant, bien à vif, bien au pic de cette émotion venue de votre main dans la mienne, qui que vous soyez, ou de la mienne dans la vôtre. Je sais quels frissons je suis capable de laisser se propager de mes mains, douces comme la crème, qui n’ont jamais travaillé, non, pensez donc, juste joui, à tout propos, toute occasion, et quand le frisson n’est pas au rendez-vous, je le convoque toujours, puisque je suis le maître, la main de mon destin. Plus besoin de rire. Tu n’avais qu’à reprendre le cours de ton cours. L’ennemi rit. La mésange pâlit. Tu sauras bien retrouver ton chemin, mais ton âme ? Alors tu abattras les cartes sur la table de bois du bistro de la dernière chance. Il y aura un nain, et il y aura une dame. Nous, nous serons autour, fous, incertains. Identités douteuses et objectifs dépareillés. La nuit aura joué. Je n’aurais pas encore perdu. L’aurore s’occupe des couplets. Le refrain est annoncé, vendu d’avance : dis, quand reviendras-tu ? Et cette plénitude de savoir au moment de comprendre que ça ne se produira jamais. J’aimais les élégantes et ignorais les parjures. La calotte du prélat est un souvenir sur la plaine quand les cavaliers d’un coup de sabre la lui ont fait voler par-delà les dunes de sable, les lunes de marbre. Comme il était déjà tôt j’ai refermé la fenêtre. Tes mains étaient ouvertes vers le ciel, mais ton cœur fermé comme celui d’une demoiselle qui calcule à tout moment ses chances d’être arrimée ou répudiée. Alors le plus souvent, elle se répudie d’elle-même. Ne te reste plus que le souvenir de l’odeur de ses mains, cette fragrance entre trois lignes, identité érotique dont elle prétend n’avoir donné qu’à toi seul le secret, beau sire, bon sire, escroc, parjure, duelliste, corrompu ! Qui es-tu ? de quel bois te chauffes-tu ? Il y en a qui ne restent qu’indécis et il fait froid par là-bas…

Un excès de main peut faire taire le silence

Le parapluie de ta main

Sur la pure faconde du jour

Elles ont fait le tour

Elles ont fait le jour

Elles ont fait l’amour

Mes filles fleurs

Mes filles femmes

Elles ont tout donné

Sans rien garder dans les paumes

Elles ont cousu les bouches

Des menteurs des errants des malheureux

Le bâillon pour les traîtres

Recueilli le sang et les larmes

Apaisé l’enfant

Le vieillard

Et l’aveugle

D’une simple imposition

Non rémunérée

Mes mains ne sont pas dans l’annuaire

Ton visage non plus

Et pourtant ton visage sans mes mains…

Et pourtant mes mains sans ton visage…

Main veux-tu, main crois-tu ? Main menteuse, ébouriffée dans tes cheveux défaits. Main songe, main conte, maintes fois repris au début, au commencement, il était une fois, bien avant les mots était la main. Ou plutôt les mains. Depuis elles se sont défaites, séparées, chacune toute à sa liberté revendiquée… qui n’est que de chercher une autre main ailleurs, à serrer, à caresser, à implorer, pleurant et sanglotant et revenant sans cesse à la même chanson : « donne-moi ta main et prends la mienne… » Et pourtant, nos mains le savent bien, il n’est jamais fini le temps de l’école… Quand l’intelligence vient aux mains, les maîtres du monde ont du souci à se faire. Je ne sais pas si la terre est ronde mais je sais que ta main est blonde et mon désir comme une mappemonde où ta main pointe un à un tous les points de convergence, tous ceux de la divergence, terrible engeance. Les mains visières et les mains parasols, avec un grand mouchoir à carreaux ou pas. Les mains qui te sonnent, celles qui te somment. Celles qui passent en courant d’air et celles qui s’attardent, derrière la porte de derrière. Les mains de l’antichambre et celles de la chambre, les mains qui trient, qui plient, qui creusent, qui reviennent pour mieux repartir et puis s’en revenir sur la pointe des pieds, sur les galets rompus par nos pas répétés. Où est-elle cette main de Dieu, et cette colombe qui un beau jour, un beau matin a fui sa paume ? je me demande ce qu’il restera de ce ballet des mains, tous doigts confondus, toutes paumes tour à tour ouvertes en grand ou fermées en petit, tout petit. Les mains sont une vue de l’esprit, une métaphore de ses ébauches de phrases contrites, ou bien la jouissance pure de son envol par-delà les terres arides et les contrées du vide. Nous sommes les lieutenants des mains, nous en sommes les domestiques, elles qui ont pris à deux mains tout le cœur qui restait, à la fin du banquet, et qui serrent, qui serrent…

Mains baladeuses, un monde de signes qui se dessinent dans l’espace en trois dimensions, voire quatre, abscisses, ordonnées, temps, espace, éternité fugace de l’instant qui se dit sans un mot, à toute main.

Bénédiction, couper le pain, charia, couper la main, couper la tête, rentrer les foins, caresse de la main qui caresse la caresse de l’autre main qui se tend, accueille, se referme sur la première sans chercher à l’emprisonner pour autant, mains de l’amour, toujours séparées, à jamais, toujours néanmoins cherchant à se rejoindre, à se relier, se fondre, ne faire qu’un, qu’une, que deux du même, touchant, palpant l’éternité demain et toujours maintenir les jeux qui ne sont pas de vilains, mais du destin les signes, destin qui s’accomplit et se révèle par l’ingéniosité aimante des mains qui ont le choix sans cesse d’aimer ou de haïr, de délaisser ou d’accomplir, jeux de mains, A Morra, main tenue, basse continue… Lorsque tu te réveilles lourd de sens, décalqué dans une sorte d’image éternelle de ce que tu aurais pu être, et que tu ne sais pas à qui donner cette chance.

Monde des signes, qui soulignent le propos, même s’il est hors de propos, à cet instant, ils le montrent, désignent, ou bien en tiennent lieu quand l’oreille est sourde et la bouche muette. On s’en remet alors aux mains, aux signes, aux poignets, aux paumes, aux doigts. Il ne s’agit plus alors de souligner, de contredire, ou d’infirmer, mais bien de se substituer.

La main se dresse et dit : « Charmée, vraiment, charmée… »

Mes mains ne sont pas dans l’annuaire

Ton visage non plus

Et pourtant ton visage sans mes mains…

Et pourtant mes mains sans ton visage…

Tu le savais pourtant :

De demain à maintenant

On remonte le temps

À mains nues

Et sans assurance, ni casque, ni corde, ni képi.

À demain.

 

© dominique ottavi

Présentation de l’auteur




Marc Alyn, T’ang l’obscur, Mémorial de l’encre, extraits

Paroles de T'ang

 

Le sommeil-confiait-il-est un lieu traversier
qu'empruntent nos géniteurs immémoriaux
nomades du clair-obscur
sujets à des absences
affublés d'oripeaux de pourpre rapiécés
porteurs de baluchons
que gonfle un passé rauque.

 

Les hors-venus des neiges morfondues
franchissaient d'une voltige les remparts
et l'eau serrée des douves
sur des radeaux de branchages.

Je parlerai encore-décrétait-il-
des espaces gordiens à l'intérieur de l'homme
où le désert s'unit aux vergers aux sépulcres : 
région de poussière et de suie
ultime retranchement de l'esprit en partance
au-dessous du niveau de la mort.

 

 

∗∗∗∗

 

 

La vie, songe éveillé, s'achevait par un sommeil
sans rêves ni rivages, au seuil des steppes, où croît
la solitude parmi chardons et ronces : barbelés du
règne végétal. Quand surgissaient, d'un vol acéré,
les oies sauvages dont l'aile nous frôlait hardiment
au passage, nous faisions halte sur les hauts pla
teaux de schiste noir afin de saluer les revenants
de nos vies à venir aux bras chargés d'icônes et de 
coquelicots. Un soleil flambant neuf nous guidait
vers les cimes. De l'autre côté de l'horizon s'éla
borait, dans des cuves gorgées de grappes écrasées,
la fermentation heureuse.

 

 

∗∗∗∗

 

L'au-delà ressemblait comme deux gouttes d'eau
à ces ombres chinoises
dont les doigts de l'aïeul peuplaient le papier
    peint
à la lueur échevelée
d'une lampe d'argile :
coq de bruyère errant dans le brouillard
chevreau de lait lapé par les ténèbres...

Á la fin
le loup dévorait la lumière.
Chacun demeurait seul
les mains sur ses genoux.

 

 

∗∗∗∗

 

Alchimiste inversé
sosie du Pendu des tarots
il restituait au brasier
l'or potable des chrysopées
à l'issue du Grand-OEuvre.

De son pinceau giclait
point-trait du morse des abîmes
flèche visant le coeur de la planète
au-delà des myriades d'années
et son oeil de huppe sagace
détectait les trésors dans le limon des fleuves.

Sisyphe de l'immatériel
nouveau-né du néant
agile gondolier
il édifiait des mausolées à la gloire de l'oubli
puis offusquait la nuit
d'un clignement de cils.

Présentation de l’auteur




Sébastien Cochinard, Induration et autres poèmes

induration

 

endurer le silence

sans prise avec toi

qui m’échappe aux fractions

des souvenirs de tes pas

 

attirante étrangeté

multiplice lucidité

sfumato de ta cachette

dilatoire et secrète

 

tu te dérobes aux corneilles

femme de philtre jouxte treille

pouce-pied aux rêves ruelles

 

pour quel empan de sylve ancienne

rive entr’ouverte à ton jusant

nos corps ruseraient un radeau

 

 

coraux ou kumquats

 

ou sont-ce des coraux

je ne saurais le dire

pointes légèrement tendues aux reflets des kumquats

donne m’en s’il te plaît la clef

femme d’entre toutes les flammes

tes gestes exsudent une lenteur involontaire

ainsi tu ajustes tes bas avant d’aller au travail

me lançant un sourire à la dérobée

tu sais aussi qu’anthracite et sixte est ton antre

à la frôle chaleur j’y greffe l’ente

aux mille caresses palimpsestes

ce matin le soleil ne se lève pas

que faire Eva de cette nuit qui n’en finit pas sans toi ?

 

 

 algèbre à l’orme

 

une femme flambante aux mèches de désir

m’a couché ce matin dans des draps d’orme neuf

le baiser échappé de ses lèvres suintantes semblait

une moulure dédiée aux satellites de la sensualité

cette sculpture de l’étrange était recouverte du réticule vert-de-gris

de la honte et de l’ennui mêlés

mais aussi des mille petites plumes de la sagacité qu’on ne peut attraper

sans sentir entre ses doigts le vert frais des promenades

nous échapper

les bords enroulés de son ouïe

plus la blancheur de ses chevilles

plus les mésanges indécises laissant leurs pas au long cours de ses bras

égalent l’invasion de son sourire

moins la froideur de ses adieux

 

 

au repos du miroir

 

drogue infusée au sang du ciel comptant

message échappé seul au seuil du miroir

mygale glaçant noire l’almoravide nuit

péquins affolés nus courant à l’autre rive

surseoir de ma rivière flageolant des grelots

pour une aléatoire nuit vivre d’éternels repos

 

 

archéologie des saisons

 

le printemps incarnat

comme un lilas caché

sous les replis de tes senteurs marines

embaume attire et badine

pousse au crime de soupirer

tes sels enfreints tes fracas

c’est ton espoir

d’enfante et adolescente

risquant outrepassant tentatrice de toi-même

tôt consciente de ton étrangeté

et de la nécessité d’aucune concession

 

aux lourdeurs écrasantes de l’été

tu te loves et te réveilles

offerte à la chaleur levantine

du soleil de ta vie

re-belle aux reflets roux

j’ai adoré tes yeux à hauteur d’homme

tes yeux sulfures ton oeil corolle

surtout l’alternance de noir vêtue

de tes silences

et de tes fulgurances

réflexions pauses décisions soudaines

sac et ressac de ton imagination et de tes sensations

le temps long que tu t’offres

pour la promesse des découvertes de l’autre

 

aux fraîcheurs venteuses de l’automne

tu joues sans fausseté mais bravache

ta liberté

encore et toujours remise en cause

du moins te semble-t-il

ayant compris le soin d’autrui

 

Présentation de l’auteur




Fabrice Marzuolo, À tous les poètes morts avant leur mère, et autres poèmes

À tous les poètes morts avant leur mère 

 

Une belle journée la fête des mères
une balle dans le cœur m’aurait tué autant
mais là je me dissous tranquille
dans ma vase
comme le bouquet de fleurs fanées
dans le vase brisé

 

L’air qu’on respire est invisible
le poème écrit devient visible
et plus le vide est grand
plus le poème est grandiose
les grands mots
font le Mont des songes
- Si Haut
les belles phrases
comme on fait son lit
on se couche

 

 

Le cœur au plancher

 

Cette journée avec beaucoup de vert sous du ciel
en bleu

des parasols ouverts

des fleurs dont j’ignore les noms
je les nomme par leurs couleurs
des jaunes des mauves des rouges

je distingue aussi des bambous
qui plient mais ne cassent pas
et pourtant ici droits sur leurs cannes

des cris d’enfants des sommations d’adultes
tous sans âge
ça joue à la famille
un jeu ancestral autant qu’ennuyeux
suivi des inévitables
effluves de graillon

avec Marie je compte les jours
on part à Boston
la ville natale d’Edgar Poe
mais à cet instant le cœur
cogne fort contre la cage
que je vais devoir revenir ici
pas de peau Edgar

 

 

Un autre but

 

pendant que la france joue le match
de foot j’écris un poème
il n’est pas bon d’écrire un poème
quand tout le pays
est devant l’écran
qu’il faut garder ses deux mains libres
pour applaudir ou prier
la france joue la coupe
tant qu’elle ne marque pas
il règne un silence d’or
le quartier est tranquille
la vie serait presque belle
il n’y a plus que des chats
nonchalants dehors
ça change des boas constrictors
mais une fois le match fini
c’est le retour des pétarades
des cris des tirs de ballons
des cagoules et des faux
qui sifflent sur la peau
le chaud et l’effroi

si je pouvais m’inventer ici
un paradis
ce serait un match
qui dure toute une vie

 

 

Présentation de l’auteur




Québec : Annie Molin Vasseur, Panser le monde

Panser le monde

 

L’aube. L’utopie est le reste du trop, sait-on qui parle et chante en sous dessous ? Dit-on
l’importance des yeux, exigeantes finalités ? Les hordes sont en nous, mais le for invétéré renvoie le
bruit, retournement, oubli et mémoire fondus, on ne meurt que de ne pas oser vivre, tu dis, Mélodie,
un nom de soi à venir.

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

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Présentation de l’auteur




Fabien Marquet, Par la fenêtre

 Il y a ceux du feu, il y a ceux du lieu. Ceux dont la parole est de
feu, ceux dont la parole est de lieu. Ceux du lieu sans feu sont
 les maîtres, froids. Ceux du feu sans lieu brûlent éperdument...

                                                                                               Michel Serres, Le Parasite

 

*

 

En me repliant sur les mots, je délimite ce lieu pour en faire une serre chaude où, suivant l’état de
mon angoisse, les bruits de la ville se répandent comme amortis et s’étendent à une vitesse variable
comme des végétations capricieuses tantôt fluettes, tantôt grasses.
Ma serre chaude est un laboratoire. Les bruits, qui ne sont rien par eux-mêmes, y deviennent
visibles par vagues, par fourmillement, par perles, par monts. Quand, les jours d’insomnie, l’esprit
ne peut se reposer dans la proximité bienfaisante de la mémoire, il attend de son angoisse que le
voile tombe, aux mille formes, devant la fenêtre ouverte.
Sans doute ma mémoire, que vient toucher cette matière agressive, se replie-t-elle,
se réfugie-t-elle dans un lieu inconnu. Et peut le soir, non se lever spontanément avec son lot d’images,
mais se rapprocher lentement de la fenêtre ouverte et respirer lorsque les bruits de la route se taisent ou
n’ont plus le pouvoir de bousculer,  dehors, l’ombre plus sereine et plus pâle.

Mais parfois la nuit tombée, ces bruits viennent s’amalgamer comme des fumées à la lumière
bienfaisante de ma lampe. Comme dans un rêve, l’esprit ne sent plus la barrière qui sépare le
dedans du dehors qu’il absorbe continûment et peut venir se réchauffer dans l’air. Et s'il tente de
s’approcher de la source de ces bruits pour l’étudier, il ne le peut : l’épreuve est au-delà de ses
forces. Mais lorsqu'il s’en détourne pour chercher ses mots et creuser, ils retrouvent, ces bruits,
toute latitude et, s’aventurant dans l’espace résonant de ma chambre, restituent à l'oreille, aux
mots de plus claires visions.

 

Et si, pour vous, ces mots se détachent noir sur blanc pour dire leur absence, ils constituent pour
moi la couche, la membrane la plus superficielle et la plus essentielle de ces formes. C’est eux qui
les font reluire et ressembler à ces bijoux multicolores taillés d’une main habile qui imitent les
fruits, les fleurs et autres végétaux.

 

*  

 

L'aiguillon

Vous balancez mollement, vous gigotez, on ne sait quelle parole vous échangez avec le vent. Puis
tout redevient immobile silencieux. On sent alors tant de lassitude peser sur vous. Car vous pendez
déjà... et quand vous tomberez ma main continuera sans vous à gratter sous mon front dégarni (car
lorsqu’on cherche, dedans son œil la flamme exténuée, on vous trouve devant soi comme au fond
d’un miroir une main secourable agite sa lanterne).

 

*  

                                                                             

Oui, creuser. Et sans aller chercher trop loin approfondir notre coïncidence. A chaque fois le même
geste, en m'exauçant dans l'heure, nous soude l'un à l'autre.

Car si je m'éclipse en cédant au devoir d'écrire mon geste me reconduit toujours là où m'attendent
pour me faire signe les choses vues cent fois et cent fois délaissées. Et dans cette exacte proportion
entre elles si humbles et moi diminué après m'être ingénié là où il n'y a rien à voir à dire se lève le
paysage. Mon regard s'est posé sur lui comme un oiseau pour y faire son nid d'expédients.

 

*

 

Mais quand le ciel est couvert, que tout est silencieux, quand le feuillage est immobile, on est
comme hébété frappé comme si dans le feuillage on pressentait l’éclair, couvait l’orage (à côté les
lilas ont fleuri). Et si forts ces arbres peut-être centenaires... et cependant il pend là immobile
comme un prodige.

 

*    

                                                                           

Cette lourdeur aujourd’hui, est-ce un souvenir qui pèse comme un fruit encore vert ? On ne sait. Et
l'on attend que la nuit désemparée s’achève pour voir tomber les vieux airs de notre enfance. Au
lieu que la main nous retenant au fond de la tanière nous lâche tout à coup au milieu d’un concert de
bruissement d’autobus de sirène d’oiseau.

 

*  

 

Être comme une bête aveugle qui flaire le mufle à terre (oubliant le coup d'aiguillon qu'elle a reçu)
et qui s’arrête pour repartir du même point en redressant la tête et poser sur le soir de grands yeux
étonnés.

Ces arbres ne sont là que pour celui qui cherche tout le jour. Peut-on se redresser sans un signe de
vous... sans un signe... pour profiter encore du don que vous nous faites au soir d’été... personne
dans le jardin, aucun bruit sur les routes.

 

*

 

Notre poésie est retournée dans le giron de la nature. Mais elle porte l’empreinte de la modernité.
Ambitieuse elle est sortie affaiblie de sa lutte. Elle est pauvre elle est pâle et médiocre devant celles
qui l’ont précédée. Elle creuse mais n’a plus la force de se souvenir. Mais elle prétend tirer de
l’oubli ses ressources hallucinatoires qui le jour la divertissent et attend le soir pour se contenter
d’un accoudoir où se reposer en regardant silencieusement par la fenêtre ouverte d’humbles et
paisibles paysages à l’horizon borné un arbre une façade baignés dans la pâleur du soir.

                                                     

 

Extrait (variante) de Par la fenêtre je me suis fait feuillage
Éditions Unicité (2017)

 

Présentation de l’auteur