Elisabeth Rossé, Oeil dit et autres poèmes

Œil dit

 

Œil dit
La moisson
Excentrique
Et centrée des cils
Battus

L’œil
Les cils battants
La brèche
Du temps
            – Ouvert
Observe comme
Enivré

Œil
Par le sel
             – Ouvert
A la moisson
Aux larmes
Par le sel
            – Ouvert

La pupille est féconde
Savante
Les larmes sont solidaires
De la brèche
Du dire
            – Ouvert
De l’œil

Œil dit
L’ouverture magistrale
Et courbe des cils
Mouillés encore
De mémoire
            – Ouvert
Sans pâturages
Mouillés toujours
Par le sel
Sans raison
Par le sel
Qui rend les champs stériles
            – Ouvert
Aux chants
Excentriques
Et centrés
Sur le déploiement des cils

 

 

Œil dit
Le déploiement des cils
Le déploiement des cils
L’atermoiement du sel
Dans la lourdeur du jour

C’est dans l’air
          – Ouvert
A la moisson
Inexorable
C’est dans l’air
            – Ouvert
Que l’œil dit
Qu’il ne peut rien y faire

 

Au mouillage

Paupière à la renverse
Autre jour
Calfeutré
Sous la peau

La mémoire est en fuite
Et certains chants s’y tiennent
Idiomes mécaniques
Etendus à l’écoute
Murène, ô murène, donne-nous la marée la plus belle !

Le monstre se faufile
La marée
Galante se cambre
Ouvrant le grand tiroir
Où sècheront ses os

 

Affaire à suivre

 

L’œil

Est une jolie affaire

On ne sait plus
Si le regard est sérieux
Une affaire
De surface
Evaluée
Sans partage

L’œil

Est une jolie affaire
Apôtre aveugle du temps
Vieux
Unique roi
Par principe
Clôture du territoire

L’œil

Est une jolie affaire
Lorsque la vue se tait
L’image nous saisit
Et veuve de lumière
Affole l’amnésie

Œil
Enchâssé
A la mémoire qui claque
Equilibrant l’attente
Apôtre vulnérable
Sensible à la poussière

(Silence)

 

Opaques et polis sont les choses les miroirs vus d’ici

 

 

A voir

 

L’œil
Est grand ouvert

Etendue muette
Il faut se taire
Devant l’échange

Silence

Ne jamais le fixer
Œil pour œil
Par crainte des reflets
Et des enjambements

                                                                      Et par manqued’appui sur sa texture saumâtre

Cheminer sur la rive
Suffit pour aujourd’hui
Et contourner les cils
Pour poser les jalons
De chemins de traverse

La naissance
Est
Un autre pays
Sage
Mais bavard
Et surgi d’une branche

L’œil
Prend son envol
Oiseau
Au-dessus de la mare
Avide de répit
Prisonnier des orages

 

 

 

 

 

Spectre

 

La main est un os
Agile
Sceptre parmi les nuits fastes
Décomptées
Des horloges

C’est en silence
Que les jours sont ôtés 
A la moindre phalange
Et que le jeu s’étend 

Ici les doigts
Sans aucune bague précieuse
Se glissent sous l’arcade  
Apitoyée de l’aube

L’ouverture de l’œil
Est un acte
Artisanal

Le premier regard
Est dangereux
Et couvert d’un rideau
Les images s’y croisent
Spectres ravitaillés
Comme des loups au fourneau

 

 




Hervé Hostein, Tenir Parole, extraits, et autres textes

A l’’établi qui sommeille
Sous des copeaux de jour

Au silence fait bois
Entre les mains du temps

La lune ou la neige 
Apportent leur lumière

Ces paumes qui avaient faim
D’un peu de repos

De quelques mots à boire 
Ecartent la sciure

Quand l’oreille découvre
Au déclin de nos pas

Un cœur qui bat

 

Extrait du recueil « Tenir Parole », mars 2017

 

•••

 

Pour aller de cette librairie
Où les mots vivent et riment
Jusqu’à chez moi : il n’y a qu’un abîme

L’usine aux murs fardés
La boutique entrouverte... 
Mais de langues gommées...

Vieille église dont l’aiguille
Reprise du soir tombé
Un châle de neige

A l’albanaise qui tend la main
Aux yeux de la nuit
Tâchés sur son manteau

Le silence comme un gel
Tient tout cela ensemble :
Les maux, les lueurs et leurs cris

 

Extrait du recueil « Tenir Parole », mars 2017

 

•••

 

Un soleil poignant
Le temps passé, 
Poignards qui blessent
Quelque-chose de ce jour

Le silence d’écorces lépreuses
Fait sonner au faîte
De la lumière
Sa divine clochette

Pour envelopper
Dans l’ombre la fillette 
Qui d’infini
En infini se balance

Les fleurs et les arbres
S’écartent
Au passage des amours 
La pluie fait un détour

 

Extraits du recueil « Tenir Parole », mars 2017

 

•••

 

Les mains vides 
De ce dimanche

Et dans ce temps venu 
Sans horloge
Un rien dépose
Du silence

Le tic-tac
D’un ping-pong rieur 
A travers les meubles

La rivière qui passe
Par nos cœurs
En nous éclaboussant
D’oiseaux

 

Extraits du recueil « D’un jardin clos », juin 2016

 

•••

 

Entre les cils 
Blancs du soir
                Qui peinent
              à s’écarter
Et laissent passer l’hôte

Homme qui tombe 
Et se prête un chemin

Sous la herse ployant 
Que font les doux fanons 
De la pluie sur la mer

Les chevaux d’une bruine
                       Gris et salins
Qui couvent la montagne

Par la hêtraie
Fuyante
Aux arches de silence

A tout prendre 
Le Rouge
Le trésor

Je vais courir
Et perdre haleine
Vos maisons en sommeil
                               Les passer

Je ne suis pas d’ici

Extraits du recueil « Pour la forge d’hiver », 2013

 

 




Yves Gasc, L’Étoile et autres poèmes

 

PRÉFACE

Pour en finir une fois pour toutes avec soi-même, (mais n’est-ce pas impossible ?) rien de tel que de se mettre en prison. Toutes les peurs, toutes les sueurs nous assaillent. Des corps se dressent, détenus d’un moment, et meurent d’abandon ; des rêves asphyxiés reprennent souffle ; la passion nous encercle mieux que les murs. Tout le reste s’inscrit en graffiti plus ou moins conscients, tracés d’une main ENNEMIE.

À force de tourner autour de soi, on finit par se perdre. Restent les regards au dehors, qui se veulent fraternels, vers les autres, la vie qui décline si vite, comme le jour à son second versant.

La poésie est qu’un moyen de se perfectionner soi- même, en projetant vers l’avenir tout ce que le passé ne nous a pas permis d’appréhender.

Si la mort demeure inacceptable, c’est que tout désespoir n’est pas perdu et qu’en tout cas l’écriture, comme le rêve, est une seconde vie.

∗∗∗∗∗∗

L’ÉTOILE

Chaque jour meurt en moi l’étoile
Qui reprend vie avec la nuit
Je traverse les jours les mois
Avec cette clarté blessée
Et personne ne la voit.

Elle porte les espérances
De la lumière incorruptible
Brûlante étoile au frais de l’ombre
O lourde lampe de mes rêves
Dans la demeure de la mort.

 

BEAU MARBRE

Statue coulée dans le désir sans forme
Que mes mains ont rendue vivante

J’ai parcouru tes horizons polis
Tes frontières de marbre veiné de sang noir
J’ai réveillé tes lèvres d’une faim dormante
Tes yeux ont battu devant les merveilles
Ma bouche a couru sut tes ruisseaux d’ombre
J’ai bu ta vie à la source délivrée
J’ai fait couler en toi la rivière profonde
Et me suis couché sur tes eaux

Nos mains se sont rejointes affluents de la nuit
Nous avons roulé loin vers la mer
Et tu t’es brisé dans mes bras
Mon marbre en morceaux de beauté.

*

Ton corps a trop de plages nues
Pour y laisser du sable sec
Le reflux des vagues lamente
Sur le rivage illuminé
Le soleil que j’y déposai

Le sel sur ma mangue assoiffée
Brûle mon désir de te boire
Tu allonges toutes tes dunes
Sous les caresses qui te brisent

Toute la nuit je chercherai
Dans ta toison d’ombre fleurie
La perle où jaillira l’aurore.

 

*

Je pense à ce corps ainsi qu’à une fête de l’âme
Sorti des remous de la mer comme un désir vivant
Sorti des vagues de l’amour comme une meurtrissure
Bain d’écume offrant au soleil son insolence
Offrant aux regards le pouvoir de la torture
Je pense à ce corps ainsi qu’à un emblème
Ruisselant des onguents de la lumière
Couvert des crachats de la lune
Superbe de se voir érigé en statue de silence
Enlacé par le lien des soupirs
Cloué au poteau du vertige
Les veines vidées du plomb subtil.

Quand le temps sera revenu
Je poserai les mains sur toi
Tu vivras ailleurs qu’aux rivages
Oubliés des minces mémoires
Et tu me donneras la force de ton sang.

 

LA MORT PROMISE

Quand je n’aurai plus rien à donner
Quand je serai pauvre de mes refus
de mes erreurs de l’oubli de la vie
Quand toutes mes peaux seront tombées
lambeaux de mes incertitudes
Je serai nu devant la mort promise
enfant de mes découvertes
héritier de mes silences
fils d’une autre éternité

Quand tout sera dit à jamais
Gardez-moi un coin de terre
Pour y déposer mon secret
Lourd comme le poids du monde.

Mon nom sera perdu mon nom
Telle une pièce de monnaie
Qui a traversé tous les siècles
Et qui ne vaut plus rien
Comme un caillou qui a roulé
Du haut des collines fières

Et rebondit au désert
Dans les champs du labour futur
La graine ne poussera plus
Plus de fleur à sentir de visage à aimer
De nom à prononcer Mon nom
Plus d’écho de nos voix dans les vallons du rire
Plus de nos ricochets sur l’eau morte du temps
Mes Pères j’ai trahi votre belle espérance
Je me retrouve seul ancre rouillée au port
Je serai le dernier d’une chaîne qui lie
Vos espoirs mon destin votre vie et ma mort.

*

Depuis longtemps plus rien n’existe
Je vis une vie enfouie
Enterrées sous le sable d’hiver
Sous les pelletées quotidiennes de l’amour
Du mensonge monotone
Où sont donc les éclats du rire en rut
Les berceuses de l’attente
Les plaisirs de l’improbable
Maintenant plus rien n’existe
À peine un instant de repos
Et il faut repartir
Vers quel mur en faillite
Ou quelle porte sur le vide.

Ouvrir les mains
Pour que renaissent les sources.

*

Quand tu rentres le soir seul
Après une journée lourde de paroles
D’actes plus ou moins avortés
Avec ta solitude en bandoulière
Les yeux vides de ne rien voir de plus près
que ton chemin solitaire
Pousse la porte et regarde la chambre déserte
(Aucune lampe ne brûle pour consumer ta soif
Pour te dire que la lumière existe
Pas de musique pour t’entendre
Ni de poème où lire ta vie
Pas de rose où la femme geint
De glaïeul où s’érige l’homme)
Tu es seul et tu parles quand même
À quelqu’un qui n’existe pas
qui ne répondra jamaisqui se tait sur ta lâcheté ta paresse
ton besoin d’être seul et d’attendre malgré tout
une réponse à des questions que tu n’as pas posées
Est-ce Dieu dis-moi est-ce  Dieu qui parle
et pourtant n’existe pas
Est-ce une prière à la plus haute  Solitude 
                          qui soit
Tu as puni tes frères de ne pas te ressembler
de ne pas être toi-même une fois encore
Et mille fois encore d’être tes frères
Rien n’a été créé pour toi
Rien ne te renvoie plus au pouvoir
De dire : Solitude à quelqu’un qui aime
Et est aimé
Rien ne te lie à la chaîne des solitaires
Tout est brisé entre tous
Tout est séparation infinie éternelle
Tout est absence infinie éternelle
Ce qui grandit en ton corps diminué
C’est une mort fatale et solitaire.

 

VOIX FRATERNELLE

 

Je voudrais être une voix fraternelle
Que tout chante par cette voix
Mais les mots dévorent ma bouche
Le sang de la colère rougit sans moi
Les larmes gèlent sans moi
sur la joue de marbre des mères
Il se fait quelque chose quelque part
où je ne suis pas
Les arbres grandissent sans moi
gardien vigilant de la ville
La pluie fait ses confidences
mais je ne les entends pas
Tout coule flux perpétuel
et retourne à la source première
Et je reste sur la rive
à regarder dans l’eau qui dort
l’image de ma défaite
La terreur brûle sans moi
La mort a peut-être ma voix
mais logée dans une caverne
où personne n’entrera.

 

Poèmes extraits de Donjon de soi-même (1985). © Librairie-Galerie Racine. 

APPORTE-MOI UNE PLUME ET DE L’ENCRE

Apporte-moi une plume et de l’encre
que j’écrive l’histoire de notre rencontre.

Elle sera brève, Ô Khalîl,
(je suis à genoux aux pieds de l’orage)
brève comme l’éclair et la foudre
mais lente à couler comme l’huile labile
de la lampe, goutte à goutte,
car la lampe dans les ténèbres jamais
ne s’éteindra.

Elle éclaire un pan de muraille, une ruelle,
la nuit s’entrouvre et te laisse passer.
Quand le jour te ramène sur ses crètes
le flot de l’équinoxe te porte à moi.

Ô nuits égales aux jours,
Silence pareil au mouvement des mots,
Regard qui brûle le soleil lui-même,
Sourire qui se fait soleil...

Enlevez-moi cette plume et cette encre,
Je ne veux plus rien dire,
Car maintenant je suis seul à ma table
Les mains nues

 

TU AS JOUÉ AVEC MA VIE

Tu as joué avec ma vie
Mais personne ne perd ne gagne,
On ne gagne qu’avec la mort
En y perdant la vie.

Avec la mort on gagne l’oubli
De soi-même et souvent celui
Des autres.
La mémoire
N’est pas fidèle Amie.

J’ai voulu changer ton destin,
Je ne sais si je parviendrai
À faire sourire les roses
Sur ton passage.
À semer
Des bienfaits sous tes pas.

Tu as joué avec mon cœur
Mais tu n’as pas triché,
Les cartes sont bonnes et tu
Les distribues avec bonheur.

Au jeu de l’Ami, de l’honneur,
Continue à jouer encore,
Je ne saurai vraiment si tu m’aimes que
Quand je ne serai plus là pour l’apprendre.

 

QU’AI-JE À FAIRE D’UNE MAISON

Qu’ai-je à faire d’une maison
Si je n’habite le monde

Qu’ai-je à faire d’un toit
Si j’ai quitté le village

Étranger en moi-même

Exilé hors de tes murs

Qu’ai-je à faire de ces murs
Si je ne peux les abattre

Forcer la porte la serrure
Entre en toi secret violé

Si j’ai perdu la clé des mystères
Si le temple est profané

Si je vois se pencher les roses
Dans le vieux jardin défloré

Qu’ai-je à faire d’une chambre close
D’un lit ouvert d’un corps offert

Qu’ai-je à faire d’un ciel sans lumière
D’une mer qui s’est figée

Dans l’abandon de ses vagues
Dans l’oubli de ses marées

Qu’ai-je à faire de ce monde
Si je n’ai plus de maison

Sinon voyager dans ton rêve
Quand ton sommeil habite ma prison.

Poèmes extraits de Khalîl (1995). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meurtri
Le poids de ton sommeil dans les draps qui respirent
Ta présence en éclats de beauté
Miroitant aux murs éblouis

La porte qui se referme est une douleur
Ton sourire qui s’éteint est une douleur
Mais toi parti ma solitude est grande
Tu es le géant qui l’habite.

*

Dire ton nom
comme un aveu fait à l’ombre
ne m’apaise pas

Crier ton nom à l’air à ceux qui
ne peuvent l’entendre
déchire ma raison

Écrire ton nom c’est le mien
qui s’efface
dans la mémoire d’un autre

Je peux seulement me chauffer à ton nom
ton nom est ma lumière
fruit de l’arbre du soleil.

*

Toujours l’attente

comme une scie
qui violente à coups répétés
le tronc abattu

comme une hache qui fend la bûche
atteint le cœur du bois tendre

Et saigne la forêt tout entière

Et se lamente
dans l’abri de l’ombre
l’infirme lueur vacillante

Puis le temps refleurit
violette étoilée

*

Vois : la terre s’ouvre
Fouillée de nos flancs

Allège tes gestes            Déploie
tes membres de marbre noir
Deviens bouche de brasier
fusant de ses feux farouches

Quand ne souffle
un vent de fournaise
Ravive les flammes enfouies
Et bâtis de tes bras
un château d’incendie

Écartèle mon désir

Puis affûte ton couteau
Tranche ma langue
Fais saigner nos cris

Tranche ma vie

*

La mort ne dure pas
c’est un bref instant
comme le plaisir

La volupté est longue longue
comme la vie
mais le plaisir est bref

Et je me retrouve dans
des bras innocents
coupable d’amour

Mais ma jouissance s’attriste
de n’être que cette courte lueur
cette flamme de bougie
qu’on souffle vite

Et la mort dans la nuit
est longue longue et je ne perçois plus
- lumière consumée – plus rien

rien que le corps enseveli de l’ombre.

Poèmes extraits de Fenêtre aveugle (19 96). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

APPORTE-MOI UNE PLUME ET DE L’ENCRE

Apporte-moi une plume et de l’encre
que j’écrive l’histoire de notre rencontre.

Elle sera brève, Ô Khalîl,
(je suis à genoux aux pieds de l’orage)
brève comme l’éclair et la foudre,
mais lente à couler comme l’huile labile 
de la lampe, goutte à goutte,
car la lampe dans les ténèbres jamais
ne s’éteindra.

Elle éclaire un pan de muraille, une ruelle,
la nuit s’entrouvre et te laisse passer.
Quand le jour te ramène sur ses crètes
le flot de l’équinoxe te porte à moi.

Ô nuits égales aux jours,
Silence pareil au mouvement des mots,
Regard qui brûle le soleil lui-même,
Sourire qui se fait soleil...

Enlevez-moi cette plume et cette encre,
Je ne veux plus rien dire,
Car maintenant je suis seul à ma table
Les mains nues

 

TU AS JOUÉ AVEC MA VIE

Tu as joué avec ma vie
Mais personne ne perd ne gagne,
On ne gagne qu’avec la mort
En y perdant la vie.

Avec la mort on gagne l’oubli
De soi-même et souvent celui
Des autres. La mémoire
N’est pas fidèle Amie.

J’ai voulu changer ton destin,
Je ne sais si je parviendrai
À faire sourire les roses
Sur ton passage. À semer
Des bienfaits sous tes pas.

Tu as joué avec mon cœur
Mais tu n’as pas triché,
Les cartes sont bonnes et tu
Les distribues avec bonheur.

Au jeu de l’Ami, de l’honneur,
Continue à jouer encore,
Je ne saurai vraiment si tu m’aimes que
Quand je ne serai plus là pour l’apprendre.

 

QU’AI-JE À FAIRE D’UNE MAISON

Qu’ai-je à faire d’une maison
Si je n’habite le monde

Qu’ai-je à faire d’un toit
Si j’ai quitté le village

Étranger en moi-même
Exilé hors de tes murs

Qu’ai-je à faire de ces murs
Si je ne peux les abattre

Forcer la porte la serrure
Entre en toi secret violé

Si j’ai perdu la clé des mystères
Si le temple est profané

Si je vois se pencher les roses
Dans le vieux jardin défloré

Qu’ai-je à faire d’une chambre close
D’un lit ouvert d’un corps offert

Qu’ai-je à faire d’un ciel sans lumière
D’une mer qui s’est figée

Dans l’abandon de ses vagues
Dans l’oubli de ses marées

Qu’ai-je à faire de ce monde
Si je n’ai plus de maison

Sinon voyager dans ton rêve
Quand ton sommeil habite ma prison.

Poèmes extraits de Khalîl (1995). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meurtri
Le poids de ton sommeil dans les draps qui respirent
Ta présence en éclats de beauté
Miroitant aux murs éblouis

La porte qui se referme est une douleur
Ton sourire qui s’éteint est une douleur
Mais toi parti ma solitude est grande
Tu es le géant qui l’habite.

*

Dire ton nom
comme un aveu fait à l’ombre
ne m’apaise pas

Crier ton nom à l’air à ceux qui
ne peuvent l’entendre
déchire ma raison

Écrire ton nom c’est le mien
qui s’efface
dans la mémoire d’un autre

Je peux seulement me chauffer à
ton nom ton nom est ma lumière
fruit de l’arbre du soleil.

*

Toujours l’attente

comme une scie
qui violente à coups répétés

*

le tronc abattu

comme une hache
qui fend la bûche
atteint le cœur du bois tendre

Et saigne la forêt tout entière

Et se lamente
dans l’abri de l’ombre
l’infirme lueur vacillante

Puis le temps refleurit
violette étoilée

*

Vois : la terre s’ouvre
Fouillée de nos flancs

Allège tes gestes
Déploie tes membres de marbre noir
Deviens bouche de brasier
fusant de ses feux farouches

Quand ne souffle un vent de fournaise
Ravive les flammes enfouies
Et bâtis de tes bras
un château d’incendie

Écartèle mon désir

Puis affûte ton couteau
Tranche ma langue
Fais saigner nos cris

Tranche ma vie

*

 

La mort ne dure pas
c’est un bref instant
comme le plaisir

La volupté est longue longue
comme la vie
mais le plaisir est bref

Et je me retrouve dans
des bras innocents
coupable d’amour

Mais ma jouissance s’attriste
de n’être que cette courte lueur
cette flamme de bougie
qu’on souffle vite

Et la mort dans la nuit
est longue longue et je ne perçois plus
-lumière consumée – plus rien

rien que le corps enseveli de l’ombre.

Poèmes extraits de Fenêtre aveugle (1996). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

HAMAC

Île du bel été flottant sur l’eau des herbes
J’oublie en ton berceau les rumeurs du rivage

Ma vie est suspendue à ton balancement
Je sens couler vers moi les rivières de l’air

Je libère tous les oiseaux de ma poitrine -
Mes désirs envolés dans des vagues ailées-

Je remonte le cours des sources délivrées
L’ombre verte survit aux décombres du jour.

 

SEMENCES DE FEU

 

Soleil bougie
Lampe miroir
Tout te dénonce
À mon regard

 

*

Le corps dessiné de l’absence
Dans les draps inhabités
L’âtre éteint – cendres vivantes –
Tu renaîtras de l’attente

*

Jamais plus peut-être
Tes yeux clos
Sur le secret de ton âme
Abandonnée à mes mains

*

Tout est possible
Rien ne m’attache
À l’ombre de ta vie
Sur la mienne

*

J’ai rêvé que tu étais en vie
Ma mort seule
Te déliera de l’énigme
De n’être pas au monde

*

Dans tes bras
Je m’emplis de toi
J’expulse mon amour
Dans l’enclos de ton corps

*

Tête d’ange
Renversée
Le plaisir illumine
Tes yeux éteints

*

Être de l’instant
Tu cherches ton image
Dans les yeux de l’autre
Être de l’instinct

 

*

La nuit partout
Je te suis où tu vas
Tu es en marche
Dans mon rêve immobile

Poèmes extraits de Travaux d’approche (1999). © Librairie-Galerie Racine.

 

La ville me cerne mais de si loin

Murs étroits lavés de soleil
Où glissent des ombres stériles

Le sang ne circule plus
Dans les veines de l’arbre

Dimanches bêtes où se promène
La fatigue Enfants en laisse

Cœurs plombés par l’ennui
Broyés par la machine

De si près de si loin s’infiltre un bruit d’ailleurs

Être de l’instant Tu cherches ton image
Dans les yeux de l’autre Être de l’instinct

La nuit partout Je te suis où tu vas
Tu es en marche Dans mon rêve immobile

D’une mer aux vagues fortuites
Je suis une île que le temps oublie

*

Insupportable fatigue d’être soi
Ne plus se comprendre ne plus se surprendre
Je traverse le jour opaque où je me perds
Je demande à la vie ce qu’elle ne peut me donner
Et je refuse ce qu’elle m’offre : don désespéré
Objets précieux cachés sous le linceul de la lumière

Soudain la pluie tombe et je fuis la terrasse
Comme si cette eau ne pouvait baptiser
Un nouvel espoir une reconquête plus facile
De présents éparpillés vainement toutes les prières
Il y aura peut-être d’autres jours, quelques paroles
            défrichées

Chaque chose est à sa place et je reste immobile

*

Silence creusé au cœur du patio
Puis posé comme une pierre qui regarde les choses
Sans les voir
Au moindre écho d’un signe qui me parle
Tout s’anime en moi
Même l’immobilité de mon cœur
Arrêté de battre soudain

Ce silence-là ne laisse pas de traces
Sur le mur absorbé
Dans la contemplation réciproque du ciel
Le remuement énorme de la mer
S‘entend au loin pourtant
Telle une autre parole confuse
Un Verbe sacré
Inconnu dans la langue des vivants

 

CHERGUI

Le vent qui me pousse
Vers toi
Toujours plus avant
Le vent qui violent m’étreint
Comme le front tes bras
Une aurore encore plus ardente
Se lève en moi
Quand se dresse le vent
Rempart contre le ciel d’écume
Je deviens torche vivante
Élément du désir vibrant
J’ai sur les lèvres
Le goût des étoiles sans lumière
Je bruis comme les arbres
Je bouillonne comme la mer
Je deviens le vent lui-même
Qui souffle le feu
Dans les veines de ta vie

Poèmes extraits de La Lumière est dans le noir (2002). © Librairie-Galerie Racine.

 

Une ombre se profile
derrière l’écran du soleil

Est-ce toi ou moi-même
ou l’Autre ?

Dans l’incandescence du jour
la nuit se repose et blêmit

Si je t’aime
pourrai-je supporter ma mort ?

 

 

Le monde se construit dans l’homme que l’on tue.

Christophe Dauphin

Vois           le monde
expulse sa rage dans un souffle de mort

Nul oiseau ne répond à l’appel de la paix
les brebis ensanglantées ne paissent plus

Le berger clame au ciel sa prière amputée
aucun sursis pour les bourreaux

Écoute le fracas se dissout
par ma voix qui t’exauce

*

Ton bras dressé dessine
dans l’ombre une blancheur de songe

Oui je crois te voir mais je rêve
j’illumine d’or ton absence

De mots inventés je couvre ton corps
comme d’un linceul étoilé

Explorant plus bas que ton cœur
mes lèvres t’inspirent

*

Je me cache au creux de ton ombre
comme une œuvre en devenir

Tu es mon unique avenir
mon présent réconcilié

Ma preuve d’exister            ma chance
d’être encore parmi les morts

Solitaire déshabité
un vivant qui respire

Ma planète n’est pas la vôtre.

Henri Rode

Ils restent là accroupis sur leurs déchets
les mangeurs de merde aurifère
Inconnus à eux-mêmes ignorants de tout
attendant le solstice de mort
qui les foudroiera dans leur gloire
Tandis que leurs âmes fripées
rejoindront le désert de l’île
rendant le souffle aux bergers de la mer

*

Les rêves du désir poussent dans
la lumière            roses d’abîme

Ton corps n’est plus un souvenir mortel
mais la réelle offrande de la nuit

Je me souviens de tout du moindre éclat d’azur
et du pas doucereux de l’ombre qui s’avance

C’est dans la tombe ou dans le feu
que sera enfouie ou brûlée ma mémoire

 

Poèmes extraits de Soleil de minuit (2010). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

 

 

APPORTE-MOI UNE PLUME ET DE L’ENCRE

Apporte-moi une plume et de l’encre
que j’écrive l’histoire de notre rencontre.

Elle sera brève, Ô Khalîl,
(je suis à genoux aux pieds de l’orage)
brève comme l’éclair et la foudre,
mais lente à couler comme l’huile labile
de la lampe, goutte à goutte,
car la lampe dans les ténèbres jamais
ne s’éteindra.

Elle éclaire un pan de muraille, une ruelle,
la nuit s’entrouvre et te laisse passer.
Quand le jour te ramène sur ses crètes
le flot de l’équinoxe te porte à moi.

Ô nuits égales aux jours,
Silence pareil au mouvement des mots,
Regard qui brûle le soleil lui-même,
Sourire qui se fait soleil...

Enlevez-moi cette plume et cette encre,
Je ne veux plus rien dire,
Car maintenant je suis seul à ma table
Les mains nues

 

TU AS JOUÉ AVEC MA VIE

Tu as joué avec ma vie
Mais personne ne perd ne gagne,
On ne gagne qu’avec la mort
En y perdant la vie.

Avec la mort on gagne l’oubli
De soi-même et souvent celui
Des autres. La mémoire
N’est pas fidèle Amie.

J’ai voulu changer ton destin,
Je ne sais si je parviendrai
À faire sourire les roses
Sur ton passage. À semer
Des bienfaits sous tes pas.

Tu as joué avec mon cœur
Mais tu n’as pas triché,
Les cartes sont bonnes et tu
Les distribues avec bonheur.

Au jeu de l’Ami, de l’honneur,
Continue à jouer encore,
Je ne saurai vraiment si tu m’aimes que
Quand je ne serai plus là pour l’apprendre.

 

QU’AI-JE À FAIRE D’UNE MAISON

Qu’ai-je à faire d’une maison
Si je n’habite le monde

Qu’ai-je à faire d’un toit
Si j’ai quitté le village

Étranger en moi-même
Exilé hors de tes murs

Qu’ai-je à faire de ces murs
Si je ne peux les abattre

Forcer la porte la serrure
Entre en toi secret violé

Si j’ai perdu la clé des mystères
Si le temple est profané

Si je vois se pencher les roses
Dans le vieux jardin défloré

Qu’ai-je à faire d’une chambre close
D’un lit ouvert d’un corps offert

Qu’ai-je à faire d’un ciel sans lumière
D’une mer qui s’est figée

Dans l’abandon de ses vagues
Dans l’oubli de ses marées

Qu’ai-je à faire de ce monde
Si je n’ai plus de maison

Sinon voyager dans ton rêve
Quand ton sommeil habite ma prison.

Poèmes extraits de Khalîl (1995). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

L’odeur de tes cheveux sur l’oreiller meurtri
Le poids de ton sommeil dans les draps qui respirent
Ta présence en éclats de beauté
Miroitant aux murs éblouis

La porte qui se referme est une douleur
Ton sourire qui s’éteint est une douleur
Mais toi parti ma solitude est grande
Tu es le géant qui l’habite.

*

Dire ton nom
comme un aveu fait à l’ombre
ne m’apaise pas

Crier ton nom à l’air à ceux qui
ne peuvent l’entendre
déchire ma raison

Écrire ton nom c’est le mien
qui s’efface
dans la mémoire d’un autre

Je peux seulement me chauffer à
ton nom ton nom est ma lumière
fruit de l’arbre du soleil.

*

Toujours l’attente

comme une scie
qui violente à coups répétés

*

le tronc abattu

comme une hache
qui fend la bûche
atteint le cœur du bois tendre

Et saigne la forêt tout entière

Et se lamente
dans l’abri de l’ombre
l’infirme lueur vacillante

Puis le temps refleurit
violette étoilée

*

Vois : la terre s’ouvre
Fouillée de nos flancs

Allège tes gestes
Déploie tes membres de marbre noir
Deviens bouche de brasier
fusant de ses feux farouches

Quand ne souffle un vent de fournaise
Ravive les flammes enfouies
Et bâtis de tes bras
un château d’incendie

Écartèle mon désir

Puis affûte ton couteau
Tranche ma langue
Fais saigner nos cris

Tranche ma vie

*

 

La mort ne dure pas
c’est un bref instant
comme le plaisir

La volupté est longue longue
comme la vie
mais le plaisir est bref

Et je me retrouve dans
des bras innocents
coupable d’amour

Mais ma jouissance s’attriste
de n’être que cette courte lueur
cette flamme de bougie
qu’on souffle vite

Et la mort dans la nuit
est longue longue et je ne perçois plus
-lumière consumée – plus rien

rien que le corps enseveli de l’ombre.

Poèmes extraits de Fenêtre aveugle (1996). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

HAMAC

Île du bel été flottant sur l’eau des herbes
J’oublie en ton berceau les rumeurs du rivage

Ma vie est suspendue à ton balancement
Je sens couler vers moi les rivières de l’air

Je libère tous les oiseaux de ma poitrine -
Mes désirs envolés dans des vagues ailées-

Je remonte le cours des sources délivrées
L’ombre verte survit aux décombres du jour.

 

SEMENCES DE FEU

 

Soleil bougie
Lampe miroir
Tout te dénonce
À mon regard

 

*

Le corps dessiné de l’absence
Dans les draps inhabités
L’âtre éteint – cendres vivantes –
Tu renaîtras de l’attente

*

Jamais plus peut-être
Tes yeux clos
Sur le secret de ton âme
Abandonnée à mes mains

*

Tout est possible
Rien ne m’attache
À l’ombre de ta vie
Sur la mienne

*

J’ai rêvé que tu étais en vie
Ma mort seule
Te déliera de l’énigme
De n’être pas au monde

*

Dans tes bras
Je m’emplis de toi
J’expulse mon amour
Dans l’enclos de ton corps

*

Tête d’ange
Renversée
Le plaisir illumine
Tes yeux éteints

*

Être de l’instant
Tu cherches ton image
Dans les yeux de l’autre
Être de l’instinct

 

*

La nuit partout
Je te suis où tu vas
Tu es en marche
Dans mon rêve immobile

Poèmes extraits de Travaux d’approche (1999). © Librairie-Galerie Racine.

 

La ville me cerne mais de si loin

Murs étroits lavés de soleil
Où glissent des ombres stériles

Le sang ne circule plus
Dans les veines de l’arbre

Dimanches bêtes où se promène
La fatigue Enfants en laisse

Cœurs plombés par l’ennui
Broyés par la machine

De si près de si loin s’infiltre un bruit d’ailleurs

Être de l’instant Tu cherches ton image
Dans les yeux de l’autre Être de l’instinct

La nuit partout Je te suis où tu vas
Tu es en marche Dans mon rêve immobile

D’une mer aux vagues fortuites
Je suis une île que le temps oublie

*

Insupportable fatigue d’être soi
Ne plus se comprendre ne plus se surprendre
Je traverse le jour opaque où je me perds
Je demande à la vie ce qu’elle ne peut me donner
Et je refuse ce qu’elle m’offre : don désespéré
Objets précieux cachés sous le linceul de la lumière

Soudain la pluie tombe et je fuis la terrasse
Comme si cette eau ne pouvait baptiser
Un nouvel espoir une reconquête plus facile
De présents éparpillés vainement toutes les prières
Il y aura peut-être d’autres jours, quelques paroles
            défrichées

Chaque chose est à sa place et je reste immobile

*

Silence creusé au cœur du patio
Puis posé comme une pierre qui regarde les choses
Sans les voir
Au moindre écho d’un signe qui me parle
Tout s’anime en moi
Même l’immobilité de mon cœur
Arrêté de battre soudain

Ce silence-là ne laisse pas de traces
Sur le mur absorbé
Dans la contemplation réciproque du ciel
Le remuement énorme de la mer
S‘entend au loin pourtant
Telle une autre parole confuse
Un Verbe sacré
Inconnu dans la langue des vivants

 

CHERGUI

Le vent qui me pousse
Vers toi
Toujours plus avant
Le vent qui violent m’étreint
Comme le front tes bras
Une aurore encore plus ardente
Se lève en moi
Quand se dresse le vent
Rempart contre le ciel d’écume
Je deviens torche vivante
Élément du désir vibrant
J’ai sur les lèvres
Le goût des étoiles sans lumière
Je bruis comme les arbres
Je bouillonne comme la mer
Je deviens le vent lui-même
Qui souffle le feu
Dans les veines de ta vie

Poèmes extraits de La Lumière est dans le noir (2002). © Librairie-Galerie Racine.

 

Une ombre se profile
derrière l’écran du soleil

Est-ce toi ou moi-même
ou l’Autre ?

Dans l’incandescence du jour
la nuit se repose et blêmit

Si je t’aime
pourrai-je supporter ma mort ?

 

 

Le monde se construit dans l’homme que l’on tue.

Christophe Dauphin

Vois           le monde
expulse sa rage dans un souffle de mort

Nul oiseau ne répond à l’appel de la paix
les brebis ensanglantées ne paissent plus

Le berger clame au ciel sa prière amputée
aucun sursis pour les bourreaux

Écoute le fracas se dissout
par ma voix qui t’exauce

*

Ton bras dressé dessine
dans l’ombre une blancheur de songe

Oui je crois te voir mais je rêve
j’illumine d’or ton absence

De mots inventés je couvre ton corps
comme d’un linceul étoilé

Explorant plus bas que ton cœur
mes lèvres t’inspirent

*

Je me cache au creux de ton ombre
comme une œuvre en devenir

Tu es mon unique avenir
mon présent réconcilié

Ma preuve d’exister            ma chance
d’être encore parmi les morts

Solitaire déshabité
un vivant qui respire

Ma planète n’est pas la vôtre.

Henri Rode

Ils restent là accroupis sur leurs déchets
les mangeurs de merde aurifère
Inconnus à eux-mêmes ignorants de tout
attendant le solstice de mort
qui les foudroiera dans leur gloire
Tandis que leurs âmes fripées
rejoindront le désert de l’île
rendant le souffle aux bergers de la mer

*

Les rêves du désir poussent dans
la lumière            roses d’abîme

Ton corps n’est plus un souvenir mortel
mais la réelle offrande de la nuit

Je me souviens de tout du moindre éclat d’azur
et du pas doucereux de l’ombre qui s’avance

C’est dans la tombe ou dans le feu
que sera enfouie ou brûlée ma mémoire

 

Poèmes extraits de Soleil de minuit (2010). © éditions Librairie-Galerie Racine.

 

 

 




Georges de Rivas : La Beauté Eurydice (extraits inédits)

 

Orphée à Eurydice

 

Je t'ai reconnue, Eurydice vêtue de ta robe éthérée

A tes lèvres de rubis et tes joues d'aube empourprée

Comme l'enfant prodigue entend l'angélus des prés

Dans les trilles d'un oiseau accordés à un Agnus Dei

Je t'ai reconnue plus vivante que la Diane des nuées

A la pomme de tes joues qui tel un feu de Poméranie

Illuminait l'éther du poème au regard du Dieu Agni

 

Je t'ai reconnue promesse et présence d'altière poésie

En cette mer pourpre où frénésie ourlée de hautes lames

L'Amour versa ce vin d'or scellant l'union de nos âmes

A son vaisseau qui voguait au gré d'une sainte fantaisie !

 

Et d'une amphore où rêvait à fond de cale ce pur diadème

Dont tu fus parée, reine du ciel de cristal et grâce du poème

Tu arbores, amour à toute rive la couronne à la lumière d'or !

 

Ô femme aimée, mon totem tatoué au vélin de la louange

Nue- parure et fleur du ciel au phare de ton regard d'ange

Tu vis au dessus de cette fange où naissent les nénuphars

Et t'élèves plus haut, fleur de lotus qui veille sur les eaux !

 

Tu es pureté du corps et de l'esprit,  âme très limoneuse

Tu règnes, seule plante levée au dessus des eaux boueuses

 Eblouissante sortie du fleuve insomnieux de la Nuit

Lotus sur les marais, lotus et luth vibrant de beauté inouïe !

 

Je suis habité par ta haute présence, oriflamme de l'Absence

Tu es autel sacré à sa divine flamme où s'allume ma flamme

Et l'éclat de la lumière-amour, c'est dans la nuit de tes yeux

Que je l'ai vue, Soleil de Minuit réverbérant le silence des cieux !

 

Les augures de la Montagne d'or avaient prédit

L'amour sorcier ou l'amour fou et sa rose inédite

Semée pour ceux que le mystère a choisi d'aimer

La Rose de l' Eden exhumée des cendres de l'Oubli

Qui n'est pas née de l'écume ni du sein d'Aphrodite

 

Or voici que tu t'es endormie aux rives du futur

Voici que tu demeures rêvant parmi les limbes

Muse nimbée de neige et d'un cortège d'augures

Et mon cœur a suivi cette route pavée d'oracles

Où rendu aveugle par les rayons ardents de l'Amour

J'ai vogué hors du temps et je suis devenu Voyant

O puits du divin silence, quelle étoile guide ma nuit ?

 

C'est l'étoile de l'Amour d'où s'élève cette ode nuptiale

Car Alphée ne suis-je poursuivant la nymphe Aréthuse

En forêt de Symphale, mais Orphée en quête de sa Muse

Eurydice, nymphe des forêts et Dryade à la grâce royale

Et l'étoile où Apollon me plaça, otage de son divin refuge

A neigé plus de larmes qu'il n'en fût aux eaux du Déluge !

Colombe immaculée, mon amour, vole vers l'arche de Noë !

 

Ode tissée de haute lice, ma lyre aux volets d'une onde pure

Et ses visions vermeilles mieux que le violet en l'iris de Suse

Chante aux violons d'une langue dont ta voix d'ange est l'épure

Or Alphée ne suis-je chassant Aréthuse aux portes de Syracuse

Mais Orphée, appelant Eurydice, son épouse et éternelle Muse

Et j'ai rêvé d'une aile d'or qui m'emportait vers cet autel nuptial

Où sanctifié notre amour laissa trace de sa grâce immémoriale  

 

Noétique est la voix des amants élevée en cette nuit chaotique

Elle est celle de l'Âme du Monde qui tranche le nœud gordien

De ténèbres qui fermèrent leur ouïe au chant de l'ange gardien

Or j'ai trempé mes lèvres dans le fleuve aux ondes chamaniques

Et je bois à ces eaux lustrales où tu nageais, naïade talismanique !

 

John Roddam Spencer Stanhope - Orpheus and Eurydice on the Banks of the Styx

Eurydice

 

J'ai vu la Mort à face de carême, son visage blême aux yeux de marbre de Carrare qui descendait depuis l'Anneau d'Oort sur son carrosse macabre rempli de spectres glabres et blafards comme l'aura des lunes hivernales !

 

J'ai vu la Mort au crâne de céruse qui voguait sur son coursier aux crinières de cendres guidé par des candélabres nimbés de nuit, leurs sept yeux troués par les sept sceaux des ténèbres !

 

La Mort et son cortège de ruses, ravie jadis de voir la couronne d'épées au front du tyran de Syracuse

la mort qui laissait échapper de sa Bouche d'Ombre des myriades de voix de Cassandre

Et leur timbre strident de striges, pareil à l'effet torpide du curare, plongeait dans une profonde sidération les neuf Muses pétrifiées en leur haute Constellation !

 

J'ai vu la Mort en son apparat de ténèbres ouvrant leurs yeux d'or  trompeur et sans carat dans les cieux vides

la mort surgie sur son traîneau de plomb où traînaient des plumes de palombes calcinées et ses yeux de sabre marbré où pleuvaient des larmes de sang jaillies aux orbites nues des Pleureuses et des flocons de neige noire aux orbes de sphères sans mémoire !

 

Et sur la vaste ellipse d'un astre aux apsides anoxiées deux foyers vides comme des pupilles de mort en coma

Et d'autres astres troyens exorbités exhibant encore la poussière d'une apocalypse à leur chevelure de trichoma !

J'ai vu un cortège d' astéroïdes troyens  échevelées qui, propulsés par l'ire de titans resurgis,  hélitroyaient des tyrans aux masques de démons fomentant des séismes et des autodafés !

Et d'autres entités qui hantaient depuis la nuit des temps le seuil d'éternité où se cache la Beauté

Sombres divinités au service du Malin qui troublent les mânes des morts, telle la sorcière qui dans l'opéra Orlando Furioso vole les cendres de Merlin !

 

J'ai vu encore depuis la Voie lactée une route lointaine encombrée d'ombres pensives qui tenaient conseil avec le peuple des elfes et l'Esprit des forêts

Et tous appelaient depuis l'héliopause où s'initiait de très grands souffles oraculaires

Tous appelaient le retour d'Orphée, le poète inspiré par l' Ether !

 

J'ai vu une âme couleur fleur de pécher guidant la nuée de génies   et voyants qui pressaient le pis d'or vermeil d'une étoile naissante à peine sortie de sa couche embrasée.

Et veillant avec Hölderlin sur l'alphabet divin, Rimbaud chaussé des cothurnes de foudre qui dansait sur les feux des novas ayant trouvé  la langue divine où se révèlent toutes choses au monde

 

J'ai vu Rimbaud exhaussé aux portes du firmament, arborant la grâce de la beauté en son âme nimbée du lys blanc, et son cœur très ardent saisi par l'éclair du pur amour où embaumait la rose rouge qui l'appelait depuis la Terre !

 

Orphée

 

Ô Génie de Rimbaud, en tes abysses encore vertes fuyant l'ennui des villes et des salons littéraires au fond d'obscures Abyssinies

Enfant des froides Ardennes parti pour le golfe solaire d' Aden où tu rêvas dans ta solitude abyssale d'ange déchu à l'Eden que le siècle te déroba !

Et depuis ton trépas, tu es devenu, âme très rebelle, un enfant de Marseille que la Vierge sur les Hauteurs pleura deux fois à ton entrée dans le port

Car tu portais à tes membres le poids de ta ceinture d'or et dans ton cœur de Voyant, le rosier arborescent du chant éternel, la merveille des Voyelles ! 

Ô Poète, nous avons vu ta ferveur de comète incandescente muée en iceberg des nuées et neiger des larmes de glaciers à tes joues halées d'un rayon lumineux

et nous t'avons suivi génie aux semelles d'or sur la route embrasée du crépuscule cheminant vers l'étoile de l'Amour, lumière incréée où le Christ au sourire t'attendait !

 

Eurydice

 

J'ai vu près de la mort au regard irisé de marbre et aux pupilles  d'albâtre, la splendeur d'une lumière épousant le fleuve de la Voie lactée constellée d'un cortège d'âmes qui voguaient sur les violons de vents solaires

Leurs cordes stellaires vibraient au souffle du zéphyr, archet gréé d'un air très pur à nos paupières closes et notre ouïe enneigée !

 

Or la mort livide pareille au sang où infuse le curare contemplait muette le passage rituel de berceaux sidéraux nimbés de nobles idéaux où exultait le rire angélique d'enfants, tels les rayons du nouveau soleil levant  

La mort aux orbites trouées d'abîmes où couvait la braise d'un feu ancien, regardait, comme saisie d'hypnose l'Espérance du monde voguer vers la terre, en ces âmes d'enfants vêtues de leur tunique d'or, leur unique corps de lumière !

 

 

 

Récitants : Carolyne Cannella et Georges de Rivas




Yves Giry, Franchissement et autres poèmes

Franchissement

 

Au tour
Hauteur comme l’aube sans bruit
Atouts aux couleurs de la carte délirante
Celle qui affranchit le jeu
Sans nom
Dépassement des rôles
De la figuration

Allant tour à tour
A cloche pied
Du ciel à l’enfer
Dans l’échiquier de l’être
Le lanceur de palets
Se transforme
En alerte danseur

Détour
Dans le singulier du méandre
Là où le fleuve s’enhardit
Delta où les rives s’abandonnent
Inondant les rêves
La poésie lue
Par une jeune fille de quatorze ans
Renverse le miroir de nuages

Contour
Estampe emportée
Par le frisson des amants
Où êtes-vous dans la mémoire du sensible
Le regard en ombre portée
Se fixe à la lisière
En cette immobilité
Où se perçoit la geste
Des cœurs
La sensorialité excentrique
Aboie
S’ébroue
Boit
Broie
A bas bruit se brise sur le bord des embruns de brimborions brosser
en brindezingue broder de brumes bigarrées de béryl de blush bistrés
de zinzolin

Semence affranchie
En rhizomes égarés en mangrove
L’échappée belle

Retour
L’incomplet jamais
N’abolira le hasard
Un soir
Me souvenir de vous
Je le veux
J’habillerai le décor
En liseré
De liniments opalins
De bois de jade
De lapis lazulli
Et de poudre de cornes d’ornithorynque
Pour accoster dans une nuit
De blandices
Me souvenir de vous
Je le veux
Dans l’éphémère
D’une encre de chine
Ciselée dans la peau d’un homme
De passage

Détour
Filigrane
Centaure en chants
Des transes ancestrales
Dans le dépassement
De toutes les ivresses
De tous les excès
En ce franchissement
Vers l’inconnu de soi
L’extase aux mondes invisibles.

 

 

 

 

 

Mordre au travers

 

Elle s’aligne dans la baie d’Alang

Il signale dans la voie tactile

Sécrète le blanc dans le noir de l’échiquier

Encercle l’ordre

En une spirale de hasards

 

L’aurore des notes martèle l’éclat

Cordes à cordes échancrent la nudité du son

L’écorce de joie sans nom

Percute la fente envoutée du palais

De la femme sans tête

 

Rires en amorce

Ecorché du spectre encagé

Soudain tordre le mors

Barytonner l’oubli du verbe

La bouche annoncée sans bée

Cangue des plaisirs sertis

D’autrefois milieu céleste

 

En traverse des alizés délices

Le décor au-delà des baisers soudés

Touche l’obsolescence de l’être

 

Trancher jusqu’à la transe

Trancher la connaissance

Trancher la viande asséchée sans os

 

Sa bouche en boucle mendie

Mendiant de l’antre l’autre

L’ordre de l’éther ennemie

Ordre du je

Apostrophe

M’ordre à l’instant de soie

Mordre le profane

 

L’entrave au bois de jade

Au-devant de saillir la perte

S’expose en mouvement

En salivant la possibilité du désir

Ainsi que le goût de la langue.

 

 

Avancer au grand jour

 

Sept heure cinquante

Dix-neuf heure vingt huit

L’écoulement

 

Passage de l’Hombre inconnu

Clepsydre foudroyé

Le feu s’échappe

En eau de lave

Solidifié en homme

 

Dans le passage du temps

Rue Sauvage

D’icelle jadis

Hexagramme gravé en eau forte

Parcheminé en herbes folles

 

Pascal B.

Estampe la constellation mystique

En parieur théiste

Paria de machines à sou

Enconneur de tétra mantique

 

Labyrinthe

En nombres portés

Ancré dans les fluides imaginaires

Isolat en devenir de cité

Incarnation des désordres

Amoureux à venir

 

Dans la voussure du ciel tantrique

Arceau d’écritures vagabondes

De peintures maculées des agrégats de souffre

Poudrière plutonique

Granité de cendres et de lapilli

En pénombre jusqu’à l’azur

Masque enchâssant l’ombre

Vernissant la larme d’onguent d’ambre

 

La paupière décline le rêve

S’emploie dès l’aube

A répandre l’iris de lumière

En regard lustral.

 

 

 

 

Aphorismes aléatoires

 

Briser la nuque
Briquer l’anus

L’ange au sperme
A-t-il un sexe

Dis-moi qui tu entes
Je te dirai qui tu hais

L’oisiveté est mère de tous les fils

Tartare de quoi
L'ennui nuit
Le déshabillé lui
Nue la nuit
La lune le suit
Le sait elle
Laisse luire
En elle lui

Jouir oui

Miss c'est l'année à toutes les heures.

Je dessine un instant né de l'instantané.

O le visage de son cul

Son regard baigne le ciel

Si demain s’ouvre au pied de biche
N’oublions pas de serrer la pince à monseigneur
Avec effraction

Certains changent d’idées comme de chemises
D’autres échangent des idées contre des chemises
Il y a ceux qui ont de la suie dans leurs idées
I y a les sans
Les riens
Le tout.

Rappelez-moi certes je ne suis pas assez rien du tout.
Emprunt au petit Gérard.
Puisque c’est ce que je cherche qui est tout
Emprunt au grand M.B.

L’amant drague l’or
La dague en larme dort
Or l’âme ment
En la vague de bord
Enfin le dard en elle
Auréole leurs corps

L’âme amant dore
Pendant que la maman dort

En Polynésie
Je polliniserai
Les iles sous le vent

Le hasard s'oublie dans le jeu
Nous jouons la lisière

Col
Cracha
Le feu
In
Paris

Wake up

The Dream

Pli
De l'être
Chiquer
La lettre

Nuire
La nuit
Ouïr
L'uni
L'éclair
Cella

Je joue à la lisière
Je lis en loup
Je ris en fou
Je lisse la roue
Je tisse le goût

J'agis le bruit

J'entonne le primitif

J'aboie l'image
J'écris le feu

En colonne
En se séparant
La colonie
Affronte
Le colon
Aux ailes
Détachées
Grande alors
Est la mélancolie

Le pôle inique
Enterre
La peau à l’aine
A la fin
Apollinaire
En manquât

 

 




Lambert Savigneux, Amina mutine ou les ensorcellements de l’ile, extraits

 

Rive à l’âme

 

Refermé 
les bras  

Traversé le désert 
et tendu l’essentiel

                                              Au 
les ai                                              sortir 
réouvert                                                                               

L’air perçait                       j’ai laissé chanter  

Vu les lignes amarrer 
en silence  
Et autour enlacer

Mes mains ont façonné lentement 

La Nuit      
La poigne du  vers  
tranchant 

S’exclame et s’efface 
simple libre 
la danse 
hisse
et lisse  

(…)

Baiser la beauté n’a qu’une peau 
elle rappelle l’eau au matin

La grève se met en garde 
paupières sur le lointain 

Bouche sur le proche 

Proche sur le lointain

Quand s’ouvre
le proche quand ferme 
le lointain 

C’est aussi

L’île

À laquelle il faut revenir 

Les ailleurs partent de l’île et îles en reviennent 

(…)

 

Voix sans croix 

 

Mais y tombant 
sans poids  
me dépliant 
sans voix 

J’accueille 
tout ce que le ciel sous-tend 
de la tendresse 
aux chutes des satellites

Attendant ta venue

Voix morne     
corde totémique 
les rames continentales 
assenant à l’île 
flotte à
la barre indéfinie 

À la nuit
j’ai lancé la pirogue 
mis le cap sur l’espérance 
et à la nuit
au sextant 
jouxté les points lucides (…)

 

Raclées et risées

 

Mais je crois qu’à force elles construisent une barrière de fer

À force de chercher à détacher 
l’air

À force de forcer la terre à lâcher l’air …

À force que l’air s’infiltre dans nos têtes 

Les paroles sous couvert

Et les fossés

Et l’habitude des bombes

Finissent par ouvrir en soi 

Comme un chemin

 Par se retourner contre soi

 Contre la paix

Le poids de l’enfance

D’un silence

Et l’attente d’une rosée

Ce sont  nos yeux qui s’éteignent

Le fer et les paroles qui  ferment

Les cris  
entament  le corps 

Les rêves ne savent plus rêver

Et l’esprit

Ne parvient qu’à retourner vers les lieux de la  blessure (…)

 

Amina

 

Amina, c’est le nom que je te donne
sa farine touche à toutes les rives, je n’ose les dire.

La peau s’éclat soie noire comme nuit au soleil, 
elles pourraient disparaitre

Fruit et fleur
abeille mutine à rive d’elle
une carte marine
charme
sombre
la profondeur océane

Les plis de la bouche touchent au bords de l’ébène
cœur mûre
l’œil serré
la peau brune
les veines d’un noir bleu de lave

Lisses 
les cheveux ramenés comme deux mains 
saisissent le ciel 

Isthme
Le ciel déferle profond
comme la mer
rouge fébrile
les vagues murmurent un séisme entre les émeraudes qui te sont seins (…) 

 

Ile en elle 

 

Est-ce le feu cette touffe cendrée

Le givre dissout l’étreinte 

La violence du choc fut telle 
qu’île en elle
en trombe
l’azur soudain par l’éclat des yeux évanouit le jour 

Allumé
le feu regorge l’amertume
est une ride à l’espérance 

Astre majeur
le gouffre en tombe aspire l’ajour

Rive
cette déchirure
à l’écrin indigo 
la chaleur africaine cerne
l’opposition féconde (…)

 

Textes tirés de Amina mutine ou les ensorcellements de l’ile, Lambert Savigneux, Editions du petit véhicule, avril 2018 .




Lidija Dimkovska, Une âme nationale et autres textes

Traduit du macédonien par Harita Wybrands 

 

Une âme nationale

 

Depuis que mon frère s'est pendu avec le câble téléphonique
je peux lui parler au téléphone pendant des heures.
Le bouton est toujours appuyé sur Voice
afin que ses mains soient libres
pour coller des affiches sur les poteaux du Très-Haut
et pour qu’il puisse m’exhorter au débat ardent sur le thème:
Est-ce que l'âme est nationale?
Tremblant d'émotion, nous cherchons ensemble,
moi, ici-bas, lui, dans l'au-delà.
La science a prouvé que l'âme russe, par ex. n'existe plus,
que celui qui rêve des anges, les écrase dans la mort comme une ombre.
Peut-être existe-t-il une âme turque, râle mon frère dans le combiné,
car chaque matin il écoute le grésillement de la théière de Nazim Hikmet
avant qu’il roule le petit chariot de gevreks
jusqu'aux portes de la terre. "Je vais t'en acheter un pour la paix de ton âme."
Et puis, essoufflé, il se tait. Et nous cherchons alors l'âme macédonienne
sur les plaques d'immatriculation du chemindieu Est-Ouest
dans des boîtes en carton portant l'inscription "N'ouvrez-pas! Gènes!",
chargés sur le dos de cadavres transparents.
Mais tu ne peux te reposer sur des cadavres.
Les cadavres sont des immigrants illégaux,
avec leurs organes gonflés ils s'introduisent dans les pays des autres,
avec leurs cavités et les pointes de leurs os
ils creusent leur dernière tombe.
Ils provoquent là-bas la dernière rixe
pour les cieux nationaux
et pour l'âme qu'on ne possède plus.
Il y a toujours plus d'hommes sans âme, d’âmes sans nom.
Dans l'autobus, ils ne se lèvent pas, les uns sans les autres ils vont au loin,
ils se cherchent par des intermédiaires, mais ne se rencontrent pas.
Les nations se cassent des œufs sur la tête.
Mon frère désespère. Moi, je deviens A-nationale.
Le câble téléphonique qui nous relie
brouille les mots à cause de ma main moite,
il ramène le téléphone contre le mur et le rentre dans la prise.
Pourquoi pour les malheureux de l'au-delà
n'ouvre-t-on pas une ligne SOS gratuite?
Pourquoi n'ai-je jamais appris à arrêter quelqu'un sur son chemin vers la mort?
Moi aussi, tout comme mon frère, depuis ma naissance, je coupe les cheveux en quatre,
une révélation à tout prix, la défiguration du sens.
Et les âmes des êtres qui coupent les cheveux en quatre
finissent de trois façons: pendues à un câble téléphonique,
dans le corps des poètes ou bien, l'un et l'autre.

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

Summa summarum

 

Il faut neuf mois à l'embryon
pour devenir un être humain.
Et ensuite, l'enfance, la jeunesse et la vieillesse pour le rester.
Mais est-ce qu'il en sortira un homme
nul ne le sait.
Toute la vie peut ne pas lui suffire
pour devenir quelqu'un.
Et pourtant il suffit d'un instant pour que le corps
se mue en cadavre.
Tu vis pour toi mais tu meurs pour les autres,
ceux qui ne peuvent pas vivre sans toi.
Le mal, même lorsqu'il est rendu par le bien,
est retenu comme mal.
Tu peux cent fois te laver le visage,
mais jamais l'honneur.
En te lavant le visage, tu te mouilles les manches,
en essayant de te laver l'honneur, tu trempes ta conscience.
Pour le visage, tu as besoin d'eau et de savon,
et pour l'honneur, la conscience du sang.
Et maintenant
qui jubilera le plus:
Ce Personne et ce Rien qui est devenu Quelque chose,
ou ce Quelque chose en lequel s'est mué
ce Personne et ce Rien?

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

Déchets

 

Tu ramasses avec tes enfants des petites images, des coquillages
des timbres-poste et des cartes postales,
vous les rangez soigneusement dans des tiroirs et des boîtes.
Tu souris lorsque ta femme te dit:
"vous ne ramassez que des déchets",
et tu ne sais pas que brusquement viendra le jour
ou plutôt la nuit de ce jour
où, éperdu, en caleçon, dans l'escalier de secours en acier trempé
tu tituberas en tremblant dans une direction opposée à ta demeure,
les mains aussi vides qu'une tombe creusée
et les poings noircis par les flammes.
Tu chancèles hors du diamètre de la volonté divine,
tu regardes derrière toi, mais ils ne sont plus là, cri lointain et ténèbres,
nu et petit sous le jet qui te ramène vers la vie
alors que tu le repousses dans le sens opposé,
mourir, c'est tout ce que tu veux,
expirer sous la couverture derrière le buisson.
Ils sont morts.

Tu te traînes jusqu'au container
où hier tu as jeté les derniers déchets.
Les doigts engourdis, tu tries dans cette puanteur,
voici le sachet vert avec les pelures d'oranges,
avec les enveloppes des petits chocolats
que tu avais achetés en rentrant du travail,
avec un morceau de la dernière tranche de salami
et les petites briques écrasées de jus de fruits
que les enfants ont bu avant de se coucher,
tout ce qui est resté de vous, de ta vie où tu es maintenant seul,
tu les renifles, tu les embrasses,
tu recomposes les pelures d'oranges pour reconstituer un tout
tu ramasses les miettes de chocolat dans le papier alu,
le petit bout de salami t'étourdit en te ramenant à cette familière vie domestique,
les pailles des briques de jus de fruit ont conservé la salive de tes enfants
ce sachet vert avec des déchets est à présent tout ce qui est à toi.
"Il faut commencer du commencement", te dit-on.
Alors que toi, tu saurais si bien commencer par le milieu,
tu saurais comment transformer l'ancien
le rendre meilleur, plus beau, plus chaleureux.
Mais lorsque les morts ne sont plus vivants,
personne ne sait commencer ni par la fin ni par le commencement.
Tu sais, tu sais très bien comment la vie peut se transformer en déchets
mais tu ignores comment transformer ces déchets en vie.

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

Sans moi

 

Comme la porte automatique d'un train
s'est refermée ma vie.
Sur les quais sont restés des gens inconnus,
mais chacun sait pour qui il agite la main.
Dans les wagons - valises, vacarme,
voyageurs avec les pieds sur les sièges.
A côté de la fenêtre, une place réservée,
que tous lorgnent depuis le couloir.
Au loin court une vieille femme vêtue de noir
épuisée, elle tombe dans l'herbe,
et elle rate le train.
Je tire le signal d’alarme.
Le conducteur s’en prend à moi.
Je pousse la porte et je saute.
Le train siffle, sur les fenêtres se dresse une ombre.
La vieillarde en noir a disparu.
Et ma vie s'en est allée sans moi.

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

L'écho

 

Sous la maison primordiale
l'écho nous revenait de ce monde-ci,
en survolant le cognassier, les colliers de feuilles de tabac
et le raki dans le chaudron,
il nous apportait les salutations de nos proches.
Nous étions tous encore en vie alors.
La vessie des jeunes bêtes égorgées
était le ballon le plus résistant du monde,
la soupe faite avec le vieux coq
pas même les cochons ne voulaient la manger,
au fond de la marmite à savon
parfois apparaissait un arc-en-ciel.
Les cultures mondiales résonnaient
sur Radio Macédoine, Troisième programme,
dans la pièce qui sentait la citrouille cuite
et des bas séchaient au-dessus du fourneau
où ma grand-mère m'avait tricoté un gilet en laine
commode pour toutes les saisons de l'année.
Lorsqu'il devint trop petit, je suis partie dans le monde
et j'y ai vécu noir sur blanc,
mêlant le sang à l'eau,
je n'ai pas même senti à quel moment il s'est transformé en salive,
tout comme la maison primordiale
avait été d'abord une demeure
puis un bien avec un taux d’imposition
puis une ruine en litige juridique.
Maintenant, sous la maison, nous crions et crions,
mais l'écho revient de l'autre monde,
en survolant les tombes et les tas de fumier
il ne nous renvoie que des salutations de nous-mêmes.

 

 

 




Pierre Gondran dit Remoux, La Grande Guerre, extraits

La terre

 

La terre n’a plus ni de haut ni de bas

Tous horizons morcelés et retournés

Par le soc roulant des obus

 

La terre n’a plus ni de haut ni de bas

Les corps gonflés en émergent tels les fruits horribles

Du bêchage méthodique

Par le tranchant de l’acier

 

La terre n’a plus ni de haut ni de bas

Nulle strate, nul temps, nul ordre

Terre au passé effacé et au présent déchiré : la mort s’étale sans borne

Où les crânes des uns subductent les crânes des autres

 

Dans la boue

 

L’homme creuse de ses mains

L’argile froide

Et dégage son visage

Pâle et placide

 

Il est mort mais se rassemble

Un fémur ici, une cheville là

Il est mort mais se rassemble

Une pommette là, un doigt ici

 

L’homme creuse de ses mains

L’argile froide

Et dégage un visage

Qui lui ordonne de cesser

 

Il est mort mais se rassemble

Sous les cris jaloux des autres morts

Dispersés dans la boue

Qui hurlent seuls dans la nuit

 

Les fantômes

 

Les fantômes qui jaillissent des trous d’obus

Sont maintenant trop nombreux pour me faire peur

Régiments entiers de disparus

Qui errent entre les lignes

 

Je les vois le jour, figures grises démembrées soulevées par la poudre noire

Je les vois la nuit, halos pâles et fugaces virevoltant dans les déflagrations

 

Les fantômes qui jaillissent des trous d’obus

Sont maintenant trop nombreux pour te faire peur

Régiments entiers de disparus

Qui errent entre les lignes

 

Tu m’y vois le jour, accompagnant les plus intrépides

Tu m’y vois la nuit, consolant les incrédules

 

Le chapiteau

 

Ma tête gigantesque et évidée

Est comme un chapiteau posé dans la clairière

 

Une longue colonne d’estropiés

Y pénètre par l'orbite

 

Leurs lamentations résonnent

Sous ma voûte crânienne

 

Ils ressortent en rampant

Par ma tempe éclatée

 

Et s’éloignent en claudiquant dans la forêt

 

Cortex

 

Ils se tiennent debout dans le champ noir

Une blanche absence derrière leurs yeux apeurés

 

Ils ont perdu la raison

Emportée dans l’ombre par le fracas

Détachée d’eux, arrachée au loin, virevoltant dans la poudre

 

Ils ont perdu la raison

Comme ces arbres ont perdu leur écorce

Dénudés par le souffle des déflagrations

 

Qui se tiennent debout dans le champ noir

Troncs blancs et fendus, étêtés




Alain Fabre-Catalan, Poésie, guerre et mémoire

 

Dans la double volée du chant

à Paul Celan

 

Soleil de nuit
pointant le visage du feu,
l'histoire a brûlé dans nos mains
l'ombre passante de l'éclair,
sa lame étincelante déjoué
la mélancolie muette des choses.

Sur la margelle des orages, une étoile a sombré.

//

Parmi les sables au jardin de l'oubli,
de ta seule raison pour qu'un chant devienne
promis à l'errance –
tu as jeté l'ancre et le pas,
de ta fuite entre les eaux, ta langue à venir
nourrissant l'impatience du voyage.

//

Tu as perpétué
l'ample déchirure de l'instant
où s'éveillent les sources, la cendre inachevée.

L'espace saisi au vol d’une plus grande soif,
le rêve défunt s'est affranchi
du nombre qui l'habite.

//

La musique des mots soumise à tes lèvres
a confondu l'attente du poème
multiplié dans le lit du fleuve.

O nuit qui te dénombre exilé dans nos veines,
les grains du silence un à un affleurent
dans le sablier de la mer.

//

 

À hauteur de mémoire

 

QUI PARLE EN TON NOM?

La rose des tempêtes
a retenu le souffle des fontaines agonisantes
ô paroles drapées de feu,
sommeil échoué sur le récif des heures.

Quand les nuits sans rivage ne se ressemblent plus,
j'écris le goût secret de ton sang
sur un dernier carré de ciel.

//

Murmure insaisissable,
ton ombre muselée sous le chiffre des pierres
bercera la rumeur naufragée des jours.

//

Plus changeant que l'énigme,
l'oiseau des nuits amères aiguise
les couperets du vent.

Ton rire a poignardé les rives du fleuve,
muettes maisons où brûle le crime.

Sous la morsure de l'eau,
nage à contre-courant l'histoire déracinée –
l'échafaud pousse à tes pieds
son front contre l'oubli.

//

Tu vas nageant
au plus étroit passage de l'exil.

Ton visage horizon ne cesse de grandir
où les collines penchent, le front contre le ciel
de ta langue – spräche aux racines d'est,
bruyante mémoire ourlée de sable.

//

 

Au plus noir de l’avril

à Primo Levi

 

L’AVRIL EST SANS RAISON
au toit du ciel bitumé

Là-bas
une étoile brûle au cœur

où même le vent trépasse

les chambres de l’oubli
gardent l’empreinte des derniers cris

//

 

Mille feuilles envolées
aux branches des bouleaux

mille et mille fumées déclinent leurs prénoms
mille est un qui ne sait son destin
mille est une qui ne dit mot du destin

sans âge sera leur vie
sans nom sera leur nuit
au bout du temps le temps ne s’interrompt

présent sans retour ni détour
sous la saillie du toit
plus que la mort dans la ramure des arbres

//

Nulle autre ponctuation pour le dire
que le silence des ruines noires

Nul autre regard pour l’écrire
au bord même d’une seule image
qu’un cliché pris au vol de l’oubli

//

 

Le vertige des pas

 

D’un geste
le lieu détenu au juger
dans la mouvante lumière de l’instant
s’énonce le schibboleth de la mémoire
sur la plaque sensible tel Minox
fixant l’indéchiffrable signe

“l’homme pénétra dans le maquis du bois
qui commençait là devant le crématoire,
le bras droit le long du corps,
avec dans sa main,
d’assez loin pour que nul ne s’en aperçoive,
l’appareil transporté dans un double fond”

unique témoin du commando volant
sans visage ni paroles

//

Il vit
pour que survive un premier cliché
à nul autre regard dévolu

ombres se mêlant contre le ciel
aux ombres des femmes
destinées à n’être rien
que morceaux dénombrés
stück déjà nues dans l’oblique photo

visages d’ombres et de chair penchés
s’avançant jusqu’au bout de la ligne
où se forme l’ultime convoi
nuit de cendres à jamais sans repos

//

Debout
dans le noir silence qui dérobe l’attente
certaines à l’écart de l’humaine figure
se livrent au vertige des pas
sur la terre nue foulée dans le jour sans trêve
où chemine le désastre
jusqu’aux profondes ramures du ciel

 

 

 

Alain Fabre-Catalan est photographié par Roswitha Strüber.

 




Patrick Quillier, Voix éclatées, extraits

en ce temps-là la guerre était en terre
l’europe dilacérée labourait
ses plaines et y plantait des boisseaux d’hommes
malheureux tous ces morts tels des épis
cueillis verts malheureux tous ces morts
aux moissons innommables de l’histoire
malheureux tous ces morts pour six arpents
de terre malheureux tous ces morts pour
satisfaire morgue et cupidité
des chefs malheureux tous ces morts en guerre
déraisonnable injuste malheureux
tous ces morts car cette chair de la terre
où leur face est tombée n’est la cité
que d’une divinité fantomale
malheureux tous ces morts aux funérailles
sacrilèges malheureux tous ces morts
que mensonge et folie ont abattus
dans la chair d’une terre aimée perdue
dans les replis d’un sol dernier et sale
malheureux tous ces morts à ces caveaux
indignes cette glèbe saturée
de sang supplicié de chairs éclatées
d’os mitraillés émiettés malheureux
tous ces morts dans cette chair de la terre
suppliciée mitraillée dilacérée
malheureux tous ces morts embrassés par
l’horreur d’un hosanna de fer de feu
de gaz malheureux tous ces morts étreints
par les démons qu’ont déchaînés des hommes
qui étaient chefs en chefs qui étaient fous
furieux en chefs oui fous furieux en chefs
dans l’absurde abandon aux symbolismes
d'état qui pullulent et manipulent
malheureux tous ces morts gibier sans fin
aux chasses sans pitié de la bêtise
mariée à l’hypocrite couardise
à la plus obscène des convoitises
au cynisme se camouflant en « crise »
à l’arrogant dégoûtant égo(t)ïsme

 

*

 

LES MISES AU POINT DE VICTORIN BÈS

 

Victorin Bès, le 9 novembre mille
neuf cent quinze : « Soyez bien fiers de nous
vous tous de l’arrière qui lisez ce
communiqué :

 “Le moral des Poilus
est admirable, ils meurent le sourire
aux lèvres et ne crient jamais maman
en mourant les entrailles broyées, mais
ils hurlent Vive la France !

Ah, crapules
de journalistes qui entretenez
le moral de l’arrière ainsi, venez
vivre une heure seulement au moment
où se radinent crapouillots, torpilles,
etc.

 

        La Patrie qui nous fait
tuer, notre mère ? Allons donc ! Ma mère,
c’est ma maman qui chaque nuit pleure et
tremble sur mon sort. Ma patrie, c’est ce
que j’ai de plus cher au monde et qui m’aime,
c’est maman, c’est papa. Maman. Papa.»

 

*

 

Le 17 mars 1917,
à l’hôpital militaire du Grand
Palais, on procède à la tentative
d’une greffe osseuse sur deux soldats
mutilés. Lorsque la lueur oblique
du couchant traverse les carreaux de
leur porte-fenêtre et vient caresser
sur leurs lits de douleur leur deux visages,
le plus âgé remonte sa chemise,
découvrant son nombril et sa poitrine,
peau frémissante et glabre, à la chaleur
douce d’un soleil déjà printanier.
Ses jambes sont bandées, et là opère,
il y met tout le poids de son espoir,
une silencieuse chimie de vie.
Le plus jeune s’est accoudé, non sans
peine, au rebord d’un lit articulé,
d’où il laisse pendre, pliée, sa jambe
droite, elle aussi bandée, du pied jusqu’au
dessus du genou. La tête posée
à la renverse sur un gros coussin,
il laisse la lumière scintiller
sur son profil perdu, l’air épuisé,
les traits sereins pourtant. Sa main pianote
une valse-musette sur sa cuisse
droite (la gauche n’est plus qu’un moignon),
comme pour anesthésier la douleur,
comme pour encourager les cellules
du greffon à se lancer dans la danse,
à s’entrelacer, s’épouser, s’étreindre,
se féconder. Dans sa tête pourtant
la musique est mélancolique et tourne
à l’obsession dans un mode aigre-doux.
L’odeur de pharmacie les enveloppe
tous deux, qui se sentent flotter très loin,
très haut, très allégés, au creux de limbes
qui les ramènent tendres à l’enfance.
Faible chaleur du soir, fine lumière
en aura transparente sur leurs fronts,
effluves lents et lisses des produits
qui font dans l’air flux et reflux de souffles
s’immisçant dans le silence, l’esprit
des deux greffés réinvestit leurs corps
avec délicatesse, avec prudence,
comme si une paix pouvait venir
en armistice singulier avant
la paix qui soulagerait les armées,
la vraie paix générale, universelle,
la paix qu’ils n’ont jamais cessé d’aimer.
Qu’adviendra-t-il de ces deux-là, cobayes
consentants et reconnaissants de la
faculté acculée à progresser
devant tant de souffrance et tant d’horreur ?
Nous laisserons ici l’issue ouverte.
Nous resterons devant cette photo
que la faculté des deux à fait prendre
dans le soleil du soir, pour ses archives.
Nous resterons devant cette photo,
paralysés par la fraternité
qui nous unit à ces deux mutilés,
fragiles survivants d’une curée
dont nous ne savons toujours pas jauger
l’impact irrémédiable sur le monde.
Tôt ou tard ils mourront et nous mourrons,
précédés par des millions d’agonies
brutales ou interminables, des
morts données par l’homme et par son génie
destructeur qui invente toujours plus
d’armes de destruction universelle.
Tôt ou tard ils mourront et nous mourrons,
c’est ce que dit comme toute photo
cette photo d’archive, et cependant
plus que d’autres photos ce cliché-là
semble suspendre un bref moment le flux
irrépressible qui nous bouleverse
et nous entraîne à la mort tard ou tôt.
Nous sommes tous greffés sur la photo.
Nous frémissons du friselis de la
lumière chaude du couchant, sentons
les pas de la valse-musette des
cellules sur la piste des chimies
mystérieuses de la vie, flottons
en compagnie de ces deux-là, aux limbes
d’une enfance perdue qui nous revient.
Et telle la couronne d’un corymbe
une atmosphère d’émotions sans fin
unit morts et vivants en communion.

 

*

 

CHANSON DE CRAONNE

 

« Nous allons chanter la Chanson de Craonne,
village détruit au Chemin des Dames.
Nivelle a tout fait pour tout niveler.
Volant nos vies, pas ce chant inviolé.

Elle est d’abord la Chanson de Lorette,
aux derniers jours d’été, l’an I de guerre,
à la bataille d’Ablain-Saint-Nazaire,
complainte des combattants trop honnêtes.

Complainte des combattants passifs, tristes, 
ensuite elle est la Chanson de Champagne,
servie sur ce plateau par des zutistes
à l’automne II des rases campagnes.

La voilà bientôt Chanson de Verdun,
dans l’hiver avide où au fort de Vaux
en 1916 on risque sa peau
depuis février au jour vingt-et-un.

En terre occupée par les Allemands,
elle est publiée par leur propagande
afin de saper le moral flanchant
des gars incités à sauver leur viande.

C’est dans l’été de l’an III de géhenne
que sous le nom de Chanson du soldat
elle est placée parmi les addenda
du canard La Gazette des Ardennes.

Dans le carnet du soldat François Court,
elle est notée d’une écriture nette,
« chanson créée le 10 avril 17
sur le plateau de Craonne, adieu l’amour. »

« Sur le plateau de Craonne », une syllabe 
le village détruit, comme un carabe
sous un soulier, porte un nom qu’on prononce
crâne, fort crânement, coup de semonce !

Dans la chanson, il faut dire Cra-onne
si l’on veut respecter la mélodie.
Et c’est ainsi que la colère tonne,
dans son déguisement de parodie.

De parodie d’une valse à guinguette
jouée dans l’insouciance des dimanche,
lorsque, l’esprit libre et les coudées franches,
les amoureux partout sont en goguette.

Du 16 avril au 15 mai 17
le Général Nivelle a nivelé.
« Je les grignote », a dit Joffre, pas bête.
Vie volée, oui, mais chanson inviolée.

Dès le 2 mai, la grève des attaques
saisit les gars envoyés au plateau,
la Chanson de Cra-onneau bec, c’est beau !
comme autrefois la révolte des jacques.

Comme aujourd’hui celle des camarades
russes exaspérés d’être spoliés.
Et les troufions rendent leurs tabliers
au niveleur en chef qui pétarade.

Pétarade et réprime à tour de bras,
quand le 15 mai, il est limogé.
Pétain survient alors, très fier-à-bras
d’un côté, mais de l’autre très futé.

Il continue ainsi la répression :
30 000 mutins sont concernés,
plus de 3 400 condamnés,
500 à mort, 50 exécutions.

Mais il caresse dans le sens du poil
les Poilus révoltés, pour apaiser
leurs esprits choqués par le sépulcral
silence des potes exécutés.

On améliore leur popote, on donne
plus souvent des permissions plus longues.
Ils rentrent dans le rang. Mais la diphtongue
dans le cœur, de la Chanson de Cra-onne.

Chanson du soldat, Chanson de Lorette,
Chanson de Verdun, Chanson de l’Argonne,
de Vauquois, de Cra-onne, de Péronne,
Sebdul-Bahr, Charny, Perroy, L’Épinette

Dans tous les lieux, hélas, multipliés,
où des humains se transforment en crânes
par milliers, une syllabe pour Craonne,
et c’est aussi une chanson de macabré.

Chant inviolé, chanson des vies volées
au nivellement de qui furibonde
dans tous les Chemins des Dames du monde,
Cra-onne, crânes nous t’avons chanté ! »