Jean-Charles Vegliante, Recommencements

Frères Humans qui après nous lirez,
n'ayez les cœurs trop durs mais Let it be !
Et si de nous pauvres vous recordez
nous serons là en vers vivants così :

 

On s’éveillerait d’un limon maternel
(quelqu’un se souvient peut-être en quelque lieu
de : l’ amour, atome épars, fera frémir)
on aurait dormi au fleuve irréversible...
on serait sans épaisseur inconciliable,
comme la note unique lancée au ciel :
plume peut-être
lune

 

 

Genesis

 

Quand l’ aucunelangue suffisait à faire
la paix entre les membres du clan unique,
peureux dans la ride-vallée de leur terre
dont personne ne sortait – ou pour la fuite
définitive parmi les monts-de-mort,
il n’y avait nul besoin de se parler :
les yeux et quelques gestes nous apaisaient.
Le souffle était pour la braise, et vivre encore,
le grondement danger tonnerre combat,
les lèvres scellées gardaient leur secret rouge. 
Les premiers à partir ne surent pourquoi. 
Notre petit pays fut comme une bauge
où l’on se retournait sur les mêmes pas.
Hors du vallon, les premiers mots interrogent : 
                                     – est-ce babel, ce chas ?
                                     – toute langue s’arroge ?
                                     – ne reconnaît-on pas ?

 

 

 

Bab’el, la porte du ciel

 

Assez traduit, assez trahi, laissez-moi
le silence entre les mots, ce qui redit
ce qu’évoquaient les mots, leur insuffisance,
la matrice obscure, basse sous la tour,
d’où ils proviennent sans savoir, sans le dire
le détruire en leur profération. J’aspire
au murmure dispersé (bis) par le vent
qui murmure (bis-bis) pour ne pas mourir !
Dans la terre qui lange les mots (bis-dis)
s’effaceront les blessures de Palmyre,
germineront les gravats comme des vers.
Les assassinés parleront dans le bruire
du soir quand même les volants sont sans voix.
Les mots (bis) humiliés, sans bouche vivront !

 

 

Toujours

 

L’homme jeune demande qui il est.
Nul ne peut répondre. Il cherche le plus loin
possible, chez l’autre, au bout du sexe, là
où il n’y a pas d’issue, il veut rejoindre,
désir originel, sa conception,
la mère première où il s’abîmera.
Il sait qu’il est un humain, la sphinge un monstre,
la Reine ce pouvoir, relais à étreindre,
quitte à tout perdre et soi-même enfin trouvé. 
Enfant trouvé, enfin perdu, libre enfin :
voir à l’intérieur, que les mots démontent.
Au bout est la Reine, la rien, la réponse...
Un jour il est vieux, plus aveugle qu’avant,
et ne sait comment le temps l’a berné.

 

 

 

La nuit longue

 

La nuit a été longue. Au jour nous voilà,
essayant de ne pas pleurer sur nous-mêmes.
Une fleur, une flamme éclatante, un simple
cri jaune feu, vacillante vie surprise
par l’aube : hibiscus du 14 novembre.
La nature nous console indifférente ?
Les humains se serrent autour comme avant.
L’eau coule lustrale maternelle (ma’ !)
sur le corps vieilli, couturé çà (et las),
mais vivant – vivant – et si reconnaissant
par son simple cri, la peau, son goût de cendre.
Tout est un ‘bis’ pour ce jour de plus, commun.
(Ne te retourne pas, n’essaie pas d’entendre
le souffle profond d’Hadès, le noir suspens.)

                                           (14 novembre 2015)

 

 

Une voix s’entend à Rama

 

Passe à présent par les nues le cri de beaucoup
d’enfants. Des vautours invisibles les emportent
peut-être dans le vent d’Est qui vient de Palmyre,
dans le vent du Sud tunisien où tant s’effondrent,
où le désert semble annoncer les flots amers 
des prochaines traversées vouées au naufrage.
Quand les mères même doivent choisir lequel 
laisser glisser sans un cri de leurs mains de cire, 
les pères se résigner à la honte d’être
survivants prêts à obéir où l’on voudra.
Mais on entend de plus loin aussi ceux qui n’ont
vécu que sous l’épouvante des massacreurs :
ils leur apprenaient en riant comment détruire 
pour ne pas succomber, pas être pris, pas croire.
                                        – Pas choisi d’être là ! 
                                        – Pas voulu votre nom,
                                            ni notre faible cœur.

 

 

 

Schibboleth

 

“Ne parlez pas comme ceux que vous tuez !"
Ne parlez pas la même langue que nous
au moins, ne salissez pas dans votre bouche
de bouchers les mots qui ont servi à dire
la rose et la peau cachée, les dents de lait,
notre légère ivresse de liberté
et le fuyant réconfort d’autres sourires.
Reprenez votre idiome de miel glissant.
Ne nous acculez pas à cette défiance
entre proches, qui faisait juger d’un mot,
au passage du Jourdain – vie sauve ou mort –
sur l’infime différence entre sh- et
sch- (drap consolant ou couteau à la gorge).
Ne proclamez pas la haine qui dévore.

 

 

 

Fragment du lac asséché

 

Ils ne seront ensevelis ni pleurés...
...  dans quel entrelacs tu te débats,
quand les murs s’écartent tu es exposée
aux injures de la foule...
Leur charogne sera nourriture
pour les prédateurs du ciel, les bêtes de la terre
...
“C’est la première fois que nos entretiens 
se terminent dans les larmes.”
Cette voix nous écrase contre terre 
radicale
...
... aux crachats...
... sans l’haleine du Vivant 
sans lit de chaux

 

 

Ils ont tué l’archéologue

 

Ô cités de l’Euphrate !
Ô rues de Palmyre !

F. Hölderlin

 

Il a ses yeux de dormant, parle au vent de la nuit :
J’ai aimé la petite fille que tu étais
et la très jeune femme que je n’ai pas connue.
Les rêves ne présentent plus que d’infimes restes
– Mais pourquoi ces photographies jaunes nous éprouvent ?
Pourquoi ne croyons-nous plus à nos corps triomphants ?
 la beauté de pierre et de bronze résiste moins...
Nous habitons des lieux étranges, que l’air déleste,
chacun s’efforce d’oublier l’horreur qu’il a faite.
Lui est un vieil homme à présent, il classe les nues :
– Quand tu me retrouveras, “caro nova fiet”
quand in die irae serons là réunis. –
Le monde atroce chasse, dévore ses enfants.

                                             (D’un recueil en cours d’écriture)




Marc Ross, Manuel et François

Manuel et François - suivi de Badlands

         

Manuel et François

            à mon grand-père,

 

 

Les mots impuissants trouvent le temps long
Des notes se convertissent en syllabes d’espoir
Dans un hangar servant d’hôpital provisoire
Les ombres délicates trouvent la nuit démente

Partout des cris des pleurs et des gémissements !
Parmi tant d’affligés et de corps malmenés
D’odeurs pestilentielles et de mâchoires closes
Des bouches sont là pour faire briller l’histoire

Parlons de Manuel soldat brave et fougueux  
Au 96èmerégiment d’infanterie celui d’Apollinaire
Manuel Martinez recherche son jeune frère
Et la page décline son matricule : R 2414 !

À portée de regard du diable en uniforme
Un homme se relève se signe d’une croix
L’artilleur du groupe 6 se trouve peut-être 
Parmi ces estropiés à la tête bandée

 

.
.
.

.

-   Où es-tu François réponds ? Et cesse de mourir !
Mère ne sort déjà plus de la chambre endeuillée !
La guerre lui a pris en plus de son mari
José son fils aîné tombé aux Dardanelles ! 

Comment s’y retrouver les blessés se ressemblent
À croire que ces fantômes sont tous sourds et aveugles !
Malgré le brouhaha il faut qu’oreille entende
Un air remue couvertures et oreillers pourris !

Ne sachant comment faire pour retrouver
Son cadet Manuel eut l’idée de siffler
De la même manière qu’ils communiquaient
Lorsqu’ils étaient enfants à Merdja Sidi Abed

Allez ! Siffle Manuel… Ravive la mémoire
Dieu n’est pas insensible à cette mélodie !
Ce quatrain visible sait faire preuve d’indulgence 
Porté à bout de bras l’écho n’est pas perdu !

Voilà les murs les lits avertis de la partition !
Vous savez les lèvres tissent tant d’histoires
Que sans d’autres armes qu’un regard étendard
Les sons prennent allure pour rapprocher les êtres

Ô trouble confusion !…  Entends-tu ce que j’entends ?
La suite de sons trouve lieu de miséricorde
Quelques accords jaillissent de cet orifice
La bouche en coeur abrite mille chardonnerets 

Devant pareil festin le silence fleurit enfin
Les poilus allongés s’étonnent de l’instant    
Deux soldats salués offrent un fameux duo
Et leur musique réveille tous les humbles damnés

.

.

.

.

Cousu de cicatrices François trône dans la pénombre
L’hymne fraternel fait valser ses tympans
Et la joie comme flambeau de fête semble
Se tenir debout sur la table des convives

-  Ô frère protecteur ! Manuel mon ami !
 N’est-ce pas là mirage encore à l’affût ?
 Je rêve du pays     Je rêve d’idées folles  
 De caresser encore l’herbe de nos cabrioles !

 -  Musique d’os et de chair ! Tu es vivant François !
 Prends ta sacoche usée moi j’ai mon baluchon
 Il faut s’enfuir   Regarde ! La lune est rouge sang 
 Des baïonnettes entrent encore par la fenêtre !

-  Manuel ! Je m’étonne des ténèbres attentives
 Nous sifflons tous les deux avec tant d’allégresse
 Que la chambre en béquilles apparaît plus sereine
 Et la belle compagnie semble amie du bien !

  -  Chaque note te sert d’échelle mon beau François
 Et Le poème en fleurs se poursuit dans tes yeux 
 Allez viens avec moi ! Partons sans crier gare !
 Laissons visions d’horreur citations et médailles

 

Des soldats obstinés vont mourir au combat
Mais nos deux grands gaillards gardent un souffle de vie
N’en déplaise au gueulard au capitaine obscène
Ils s’écartent pour un temps du désastre boueux !      

Une musique éloigne Manuel et François
De la pire malédiction     Comme un cri de victoire
Un train les attend à Soissons pour les ramener
Chez eux     Sur le lieu même où la mère habite.

------------

Manuel Martinez  (1894 – 1981) -  96èmerégiment d’infanterie
François Martinez (1897 – 1980)  -  6èmegroupe d’artillerie à pied d’Afrique

José Martinez (1891 – 1915)  -  3èmerégiment de zouaves

-------------

 

 

*

BADLANDS

(mauvaises terres)  

 

« On ne vend pas la terre sur laquelle on marche »

Crazy Horse

 

Flash éclair  Grand vent  Soleil brûlant

Quelques taches parsemées de genévrier 

Dans la région sauvage du ruisseau Sauge

Les Arikaras les premiers à subsister

Autour de ces rochers

Mis à nus   Déposés

 

Dénoncées mauvaises terres à traverser

Par les crapoteux trappeurs français

Mutilées par des soldats ivres

De vulgaires marchands

Monnayant eau de feu contre bain de sang

Sur ces arpents de terre violée

Passent en amont   Passe le temps

Paissent encore quelques bisons

 

Flash éclair   Grand vent   Soleil brûlant

Quelques taches parsemées de genévrier

Hommes condamnés à regarder l’herbe pousser !

Des indiens Lakotas les derniers à subsister

Autour de ces rochers

Mis à nus   Déposés.

 

 

témoignage de la Grande Guerre, et Badlands, par Marc Ross (poème et voix) et Claudine Ross (marionnettes)




Eva-Maria Berg, poésie, engagement, mémoire 

 

poesie, engagement, gedenken

 

 

 

wieviele fragen
kannst du ertragen
wieviele antworten
darauf geben was
lässt du ungesagt
was in der schwebe
was vorerst offen
um nachzudenken
was übergehst du
als unzumutbar
oder weigerst dich
stellung zu nehmen
gibt es auch fragen
die kommen aus dir
neugierig unsicher
skeptisch erschüttert
angesichts dessen
was du siehst hörst
spürst ohne eine
erklärung und
ohne das wissen
wohin sie dich führen
wenn du dir selbst
gegenüberstehst

 

*

 

Photo d'Eva-Maria Berg prise par Roswitha Strüber.

kein blatt
von den mund
inmitten schweigens
aus ensetzen angst
oder gleichgültigkeit
kein blatt
vor den mund
dorch suchen
in blutrot auf
schwarz auf weiß
nach worten
der empörung
des zweifels
und widerstands
so schmerzhaft
sie sind für
einen selbst
und vielleicht
treffen sie
auch andere

 

das erinnern beginnt bei sich selbst
es gibt keine ausflucht
was geschieht geht dich an
ganz gleich wo du lebst
du bist mitbetroffen
von jeglichem unrecht
ein zeuge der zweifelt
ein zeuge der empört ist
ein zeuge der angst hat
sich aufzulehnen ein zeuge
der sich auflehnen will ein zeuge
der keine ruhe findet solange
er schweigt ein zeuge
der versucht um worte
zu ringen die seine wahrnehmung
wiedergeben und du suchst
eine stimme suchst sie für
die menschen die kein
gehör finden versuchst
zu schreiben gegen
das vergessen im bewusstsein

 

inauguration à Waldkirch du monument aux victimes lithuaniennes
de l'Holocauste, janvier 2017 ©badische-zeitung.de 

 

poésie, engagement, mémoire

 

combien de questions
peux-tu supporter
combien de réponses
peux-tu apporter qu'est-ce
que tu laisses non-dit
ou en suspens
ou tout d'abord ouvert
pour y réfléchir
qu´est-ce que tu écartes
comme inacceptable
ou à quoi refuses-tu
de te rallier
y a-t-il aussi des questions
qui viennent de toi-même
curieux embarrassé
sceptique bouleversé
en face de ce que
tu vois écoutes
perçois sans aucune
explication et
sans savoir
où elles te mènent
quand tu es confronté
à toi-même

 

*

ne pas fermer
la bouche
au milieu du silence
par horreur peur
ou indifférence
ne pas fermer
la bouche
mais chercher
en rouge-sang sur
noir et blanc
les mots
de la révolte
du doute et
de la résistance
aussi douloureux
qu´ils soient
pour soi-même
peut-être
touchent-ils
d'autres aussi

 

*

la mémoire commence par soi-même
il n'y a pas d'échappatoire
ce qui se passe te concerne
peu importe où tu vis
tu es impliqué
par toute injustice
témoin qui doute
témoin indigné
témoin qui craint
de se rebeller témoin
qui veut se rebeller témoin
qui ne peut trouver la paix tant
qu'il se tait témoin
qui essaye de lutter pour trouver
les mots qui reflètent sa
perception et tu cherches
une voix tu la cherches pour
les hommes qui ne sont
pas entendus tu essaies
d'écrire contre
l'oubli dans la conscience

traduction de l'auteure

Eva-Maria Berg nous demande de joindre le poème suivant , qui lui a été envoyé par Pablo Poblete, en témoignage de son émotion à la lecture des siens. 

Auschwitz  après l'art.

finito la danse

finito la peinture

finito le dessin

finito la gravure

finito le tirage original

finito l’installation d’art

finito les critiques d’art

finito le théâtre

finito la photographie

finito la sculpture

finito la musique

finito le roman

finito la nouvelle

finito le manuscrit

finito la maquette de livre

finito le livre

finito le papier pour un livre

finito le crayon

finito la gomme à effacer

finito les études d’art

finito le journaliste d’art

finito les salons des livres

finito l’édition d’un livre

finito les éditeurs des livres

finito les lecteurs des livres

finito les bibliothèques

finito les librairies

finito la vente des livres

finito l’information sur les livres

finito le cinema

finito le conte

finito le conteur

finito la performance-Art

finito le performeur

finito l’art numérique

finito l’art digital

finito l’art virtual

finito la exposition d’art

finito la galerie d’art

finito le salon d’art

finito la Biennale d’art

finito l’art moderne

finito l’art contemporain

finito l’art post-moderne

finito l’art actuel

finito la vente d’art

finito le vendeur d’art

finito le vernissage

finito l’acheteur d’art

finito l’agent d’art

finito le créateur d’art

finito le concepteur d’art

finito l’obsédé de l’art

finito l’amateur d’art

finito le mot art

finito la mort de l’art

finito le mot finito 

Pablo Poblète

2017/12/31,  Île de la Guadeloupe

 

 

 

 




Wilfrid Owen : Et chaque lent crépuscule (extraits)

Né à Oswestry (Shropshire) - tué à Ors (Nord), le 4 novembre 1918,
sept jours avant l'armistice
((avec l'aimable permission de l'éditeur, extraits de Poèmes et lettres choisis et traduits de l'anglais par Barthélémy Dussert, avec la collaboration de Xavier Hanotte, nouvelle édition revue et augmentée, Le Castor Astral))

 

Anthem for Doomed Youth

 

What passing-bells for these who die as cattle?

- Only the monstrous anger of the guns.

Only the stuttering rifles’ rapid rattle

Can patter out their hasty orisons.

No mockeries now for them; no prayers nor bells;

Nor any voice of mourning save the choirs, -

The shrill, demented choirs of wailing shells;

And bugles calling for them from sad shires.

What candles may be held to speed them all?

Not in the hands of boys, but in their eyes

Shall shine the holy glimmers of good-byes.

The pallor of girls’ brows shall be their pall;

Their flowers the tenderness of patient minds,

And each slow dusk a drawing-down of blinds.

1917

 

Hymne pour une jeunesse perdue

 

Quels glas pour ceux-là qui meurent comme du bétail ?

- Seule la monstrueuse colère des canons.

Seuls les crépitements rapides des fusils

Peuvent encore marmotter leurs hâtives oraisons.

Plus de singeries pour eux, de prières ni de cloches,

Aucune voix de deuil sinon les chœurs -

Les chœurs aigus, déments des obus qui pleurent,

Et les clairons qui les appellent du fond de comtés tristes.

Quels cierges portera-t-on pour leur dernier voyage ?

Les mains des gosses resteront vides, mais dans leurs yeux

Brûlera la flamme sacrée des au revoir.

Le front pâle des filles sera leur linceul,

Leurs fleurs la tendresse d’âmes patientes

Et chaque lent crépuscule, un volet qui se ferme.

 

 

Mental Cases

 

Who are these? Why sit they here in twilight?

Wherefore rock they, purgatorial shadows,

Drooping tongues from jaws that slob their relish,

Baring teeth that leer like skulls’ teeth wicked?

Stroke on stroke of pain, – but what slow panic,

Gouged these chasms round their fretted sockets?

Ever from their hair and through their hands’ palms

Misery swelters. Surely we have perished

Sleeping, and walk hell; but who these hellish?

- These are men whose minds the Dead have ravished.

Memory fingers in their hair of murders,

Multitudinous murders they once witnessed.

Wading sloughs of flesh these helpless wander,

Treading blood from lungs that had loved laughter.

Always they must see these things and hear them,

Batter of guns and shatter of flying muscles,

Carnage incomparable and human squander

Rucked too thick for these men’s extrication.

Therefore still their eyeballs shrink tormented

Back into their brains, because on their sense

Sunlight seems a blood-smear; night comes blood-black;

Dawn breaks open like a wound that bleeds afresh.

- Thus their heads wear this hilarious, hideous,

Awful falseness of set-smiling corpses.

- Thus their hands are plucking at each other;

Picking at the rope-knouts of their scourging;

Snatching after us who smote them, brother,

Pawing us who dealt them war and madness.

 

 

Les aliénés

 

Qui sont ils ? Pourquoi se tiennent-ils ici dans le crépuscule ?

Pourquoi se balancent-elles, ces ombres du purgatoire,

Langues pendantes bavant leur délectation,

Dents en sourires obscènes comme celles de squelettes ?

La douleur vient et revient, – mais quelle lente panique,

A creusé ces gouffres autour de leurs orbites ?

Dans leurs cheveux et sur leurs paumes

La misère meurt de chaud. C’est sûr nous sommes morts

Pendant notre sommeil, nous marchons en enfer...

Mais qui sont ces damnés ?

- Voici les hommes dont les morts ont pris l’esprit.

Dans leurs cheveux pianote le souvenir de meurtres,

Ces innombrables meurtres dont ils furent témoins.

À travers les bourbiers de chair, ils errent impuissants,

Foulant le sang hors de poumons qui aimaient rire.

Toujours il leur faut voir ces choses et les entendre,

Fracas de canons, envols de muscles démembrés,

Carnages sans pareils et gaspillages humains

Trop denses pour qu’ils en émergent.

C’est pourquoi leurs yeux tourmentés se contractent encore,

Entrent dans leur cerveau, car pour leurs sens

La lumière du soleil semble tache de sang, la nuit arrive noire,

L’aube s’ouvre comme blessure à nouveau saignante.

- Ainsi leurs faces portent-elles, hilare, hideuse,

L’affreuse fausseté de cadavres souriants.

Ainsi leurs mains se cueillent-elles,

Triturant les nœuds des fouets qui les battent.

Ils cherchent à nous saisir, mon frère, nous les avons frappés;

Ils cherchent à nous toucher, nous leur avons donné

La guerre et la folie.

1918

 

I am the ghost of Shadwell Stair

 

I am the ghost of Shadwell Stair.

Along the wharves by the water-house,

And through the cavernous slaughter-house,

I am the shadow that walks there.

Yet I have flesh both firm and cool,

And eyes tumultuous as the gems

Of moons and lamps in the full Thames

When dusk sails wavering down the Pool.

Shuddering, a purple street-arc burns

Where I watch always. From the banks

Dolorously the shipping clanks.

And after me a strange tide turns.

I walk till the stars of London wane,

And dawn creeps up the Shadwell Stair.

But when the crowing sirens blare,

I with another ghost am lain.

1918

 

 

Je suis le fantôme de Shadwell Stair

 

Je suis le fantôme de Shadwell Stair.

Le long des quais, du réservoir,

Dans les cavernes des abattoirs

Je suis l’ombre qui marche.

Pourtant je suis de chair ferme et fraîche,

Mes yeux sont vifs comme les gemmes

Que jettent à la Tamise lunes et lampes

Quand le crépuscule titube sur les bassins.

Les réverbères pourpres frissonnent et brûlent

Où je monte ma garde. Depuis les berges,

Les navires grincent leur douleur

Et derrière moi monte une étrange marée.

Je marche jusqu’au déclin des étoiles sur Londres,

L’heure où l’aube gravit les marches de Shadwell.

Mais quand sonne le chant des sirènes

Je suis déjà couché près d’un autre fantôme.




Guillaume Apollinaire — Quelques poèmes du temps de guerre

Calligramme Apollinaire Lou © Domaine public

C’est

 

C’est la réalité des photos qui sont sur mon cœur que je veux
Cette réalité seule elle seule et rien d’autre
Mon cœur le répète sans cesse comme une bouche d’orateur et le redit
À chaque battement
Toutes les autres images du monde sont fausses
Elles n’ont pas d’autre apparence que celle des fantômes
Le monde singulier qui m’entoure métallique végétal
Souterrain
Ô vie qui aspire le soleil matinal
Cet univers singulièrement orné d’artifices
N’est-ce point quelque œuvre de sorcellerie
Comme on pouvait l’étudier autrefois
À Tolède
Où fut l’école diabolique la plus illustre
Et moi j’ai sur moi un univers plus précis plus certain
Fait à ton image

(Poèmes à Lou)

 

*

À travers l’Europe

A M. Ch.

 

Rotsoge
Ton visage écarlate ton biplan transformable en
hydroplan
Ta maison ronde où il nage un hareng saur
Il me faut la clef des paupières
Heureusement que nous avons vu M Panado
Et nous somme tranquille de ce côté-là
Qu’est-ce que tu vois mon vieux M.D…
90 ou 324 un homme en l’air un veau qui regarde à
travers le ventre de sa mère

J’ai cherché longtemps sur les routes
Tant d’yeux sont clos au bord des routes
Le vent fait pleurer les saussaies
Ouvre ouvre ouvre ouvre ouvre
Regarde mais regarde donc
Le vieux se lave les pieds dans la cuvette
Una volta ho inteso dire chè vuoi
je me mis à pleurer en me souvenant de vos enfances

Et toi tu me montres un violet
épouvantable
Ce petit tableau où il y a une voiture
m’a rappelé le jour
Un jour fait de morceaux mauves
jaunes bleus verts et rouges
Où je m’en allais à la campagne
avec une charmante cheminée
tenant sa chienne en laisse
Il n’y en a plus tu n’as plus ton petit
mirliton
La cheminée fume loin de moi des
cigarettes russes
La chienne aboie contre les lilas
La veilleuse est consumée
Sur la robe on chu des pétales
Deux anneaux près des sandales
Au soleil se sont allumés
Mais tes cheveux sont le trolley
À travers l’Europe vêtue de petits
feux multicolores

(Ondes, Calligrammes 1918)

Marc Chagall, Hommage à Apollinaire, 1911 env.

Chevaux de frise

 

Pendant le blanc et nocturne novembre
Alors que les arbres déchiquetés par l’artillerie
Vieillissaient encore sous la neige
Et semblaient à peine des chevaux de frise
Entourés de vagues de fils de fer
Mon cœur renaissait comme un arbre au printemps
Un arbre fruitier sur lequel s’épanouissent
                Les fleurs de l’amour

Pendant le blanc et nocturne novembre
Tandis que chantaient épouvantablement les obus
Et que les fleurs mortes de la terre exhalaient
                Leurs mortelles odeurs
Moi je décrivais tous les jours mon amour à Madeleine
La neige met de pâles fleurs sur les arbres
       Et toisonne d’hermine les chevaux de frise
                 Que l’on voit partout
                          Abandonnés et sinistres
                                    Chevaux muets
       Non chevaux barbes mais barbelés
           Et je les anime tout soudain
       En troupeau de jolis chevaux pies
Qui vont vers toi comme de blanches vagues
                   Sur la Méditerranée
            Et t’apportent mon amour
Roselys ô panthère ô colombes étoile bleue
                        Ô Madeleine
Je t’aime avec délices
Si je songe à tes yeux je songe aux sources fraîches
Si je pense à ta bouche les roses m’apparaissent
Si je songe à tes seins le Paraclet descend
         Ô double colombe de ta poitrine
Et vient délier ma langue de poète
         Pour te redire
         Je t’aime
Ton visage est un bouquet de fleurs
    Aujourd’hui je te vois non Panthère
                                Mais Toutefleur
Et je te respire ô ma Toutefleur
Tous les lys montent en toi comme des cantiques d’amour et d’allégresse
Et ces chants qui s’envolent vers toi
                          M’emportent à ton côté
                     Dans ton bel Orient où les lys
Se changent en palmiers qui de leurs belles mains
Me font signe de venir
La fusée s’épanouit fleur nocturne
             Quand il fait noir
Et elle retombe comme une pluie de larmes amoureuses
De larmes heureuses que la joie fait couler
       Et je t’aime comme tu m’aimes
                     Madeleine

 

(poème à Madeleine, 18 novembre 1915)

*

Liens

 

Cordes faites de cris

Sons de cloches à travers l’Europe

Siècles pendus

Rails qui ligotez les nations

Nous ne sommes que deux ou trois hommes

Libres de tous liens

Donnons-nous la main

Violente pluie qui peigne les fumées

Cordes

Cordes tissées

Câbles sous-marins

Tours de Babel changées en ponts

Araignées-Pontifes

Tous les amoureux qu’un seul lien a liés

D’autres liens plus ténus

Blancs rayons de lumière

Cordes et Concorde

J’écris seulement pour vous exalter

Ô sens ô sens chéris

Ennemis du souvenir

Ennemis du désir

Ennemis du regret

Ennemis des larmes

Ennemis de tout ce que j’aime encore

(Ondes, Calligrammes 1918)

Giorgio de Chirico,
portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire, 1914

 

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feuilleter l'édition originale des poèmes de Calligrammes en suivant le lien :
 https://archive.org/stream/calligrammespo00apol#page/134/mode/2up




Matthieu Gaines, Poèmes entre le silence et l’écrit

De vague en lame

 

 

            où s’est perdue la mer
                          et quel bras l’a bercée
                                    de vague – en vague – rouler
                                              chaque flux m’est mi-sphère

et dans quels bras amers as-tu rêvé rouler

chaque reflux mystère
                           et – dans les creux – lavée
                                    la vague à ravaler
                                              comme on noie solitaire

cherchons dans tes yeux clairs la mer évaporée

 

c’est l’onde !
c’est l’eau perdue !
c’est là qu’il faut couler !

                                                                      errant

                                                             je rêve
                                                 encore
                                    l’écho
                   de tes
fracas

La voyelle esseulée

Ô
que j’aime à m’y plaire

« sois mon eau   –    sois mon île »
 et
  la
   mer
  s’est
    ouverte
    l’égarée
     retrouvée

 

 

Langagement

 

longtemps les mots ricochent
souvent           les mots         s’étirent
et
attardent
à
mûrir
combien les mots sont proches

 

quand les mots
                             filent
                                          défilent
et défient les fêlures
les mots échos sons purs
se répondent
immobiles

 

mots fragiles                          ou secousses
cascades
étreintes
épieux
mots sons
images
temps
lieux
verbe attire et repousse

interjecte ou écoute

de la phrase au phonème
les                  mots               qu’on              sait                  qu’on              aime
mots
tombés
goutte à goutte

 

 

Fragments

 

 

Dans le silence craquelé des corps
qui se pressent, engourdis
dans la fêlure d’une nuit plus claire que le jour
au drap qui retombe lentement

le moment paraît et s’installe

plein de ce murmure délicat qui déchire la chair
d’un vent muet qui s’entête
perdu

le blanc devient absence
surdité, mutisme de l’hiver, replié sur lui-même
le cri même a givré dans les gorges rougies
sans percer

c’est l’instant plein d’incomplet
d’à-peu-près, de retard et d’oubli
juste la seconde
qui saute un temps
puis qui se fige
sans raison sans parole – inachevée.

 

Mots croisés

 

les mots craquèlent                à ma portée                phrase hésitée                        les mots s’emmêlent

à demi né                                le verbe frêle               ni son ni sel                            toujours parler

les mots s’enterrent               demi rêvé                    prêts à crever                         les mots dans l’air

vers bégayé                            le verbe espère           ni sang ni fer                          recommencer




Valère Kaletka, Hypermnésie et autres poèmes

Hypermnésie

 

Il roule encore entre mon
Pouce et mon index
L'oeil-de-chat ébréché
A reflet roux ou doré
Selon l’heure et les ombres
De nos vastes journées

            Récréation

            [dans le clos fermé quelques petits coqs aux mèches en ex-voto
            rivalisent d’adresse et de piqûre d’ergots]

Je sens encore l’odeur immonde
De mon vainqueur

Le reflet roux
M’a griffé la joue avant de s’abîmer
Au fond d’une poche de velours
Qui n’est pas la mienne

           Re-création

           [Dans le clos fermé un autre petit coq
           a remporté ma bille
           et fustigé mon innocence]

 

 

 Les ailes

 

Mon corps, dedans
Cristallise s’enlalique
Au creux des muscles
Et des tendons un dieu
Pique des étoiles
De vieux pare-brise
Caillassé

Caillassé

Je vois tout ce beau monde
Nidifier dans l’audace
Buriner jour et nuit

Avec un brin de chance
Du magma jaillira
Une putain de paire d’ailes
Tueuse de pesanteur

 

C’est Fête ici

 

J’ai regardé longtemps
La cordée riante des lumignons
Constellation de bébés-phares
A couleurs simples
Primo-populaires

Je poursuis La guirlande
Du regard, de la prise à la queue
Et mes yeux s’encahotent sur
Le halo souffreteux des lumignons
Les clartés pâlottes
Leur épopée cachectique

Je mange ses couleurs
Comme des bonbons mous
Encordés à une liane
Un lien de riens flétris
Porte un réconfort inquiet
Au mitan de mon cœur

C’est Fête ici

 

Fête mourra dans quelques heures nul ne l’ignore
Et nous connaîtrons le désarroi de la lumière froide
Nous vivrons
Son Trépas comme une injustice et pourtant rien n’est meilleur
Que cette fête

 

Ruisseau

 

L’eau me dit l’émoi
Du limon culbuté
Boue par-dessus tête
Les mobylettes nues
Les charges de vieux clous

L’eau me dit l’émoi
Des pieds à couleur
De linceuls qui s’y baignent
S’étonnent et fanfaronnent
De ne pas y trouver
Des carcasses et des clous

L’eau me dit l’émoi
Que la nature nous porte
En dépit du bon goût

 

Je pas croire

 

Je pas croire en l’amour
Croire croâre crôar crrroâ
Crues carmines de crapaud
Crente fois cautérisées
– foi de batracien 

Sur ces entrefaites
J’avoir laissé filer
Les âmes les plus belles
Et les peaux les plus tendres
Laissé filer les chances
Qui d’usage ne s’aguichent
Que par l’audace
– c'est l'usage disais-je

Chances introuvables même sous le sabot du bœuf fut-il cavale d’un crapaud-buffle à
 poumons exponents - sic et que du coup le bœuf chancèle.

Oui j’avoir laissé filé
Mille choses bonnes
Au fil du temps flétri

Pas croire en l’amour
C’est désaper ses vies
Et courir à poils mornes
Vers une issue hâtée

 

Les petites lunes

 

Une râpe à virgules
Essaime ses copeaux
Sur les mots en colonnes
Lancés au kilomètre

Devant ces petites lunes
Les mots creusent le dos
Accueillent l’escarbille
Comme un nid fait de l’œuf

Et le vent s’y engouffre
Rompt le monocorde
Défripe les poumons

Une râpe à virgules
Essaime ses copeaux
Un parmesan soigné
Fait de petites lunes

 

La balle bleue

 

C’est un petit ballon
en cuir bleu de bonne facture
les continents qu'il porte 
ont de jolies couleurs

Le môme – deux ans au plus
est allé chercher son ballon
et l’a jeté sans force
aux pieds de ses parents
occupés à des gestes véhéments
affairés à crier la colère
de ceux qui se détestent

Papa a jeté une chaise en fer
dans un coin de la pièce
le môme a jeté le ballon
entre ses deux parents
des fois que ça détournerait leur attention
sur lui. Le Petit, tout petit, perdu

Le ballon a rebondi deux fois

          Tap
          Tap

et ça n’a rien changé.

Le ballon a rebondi

          deux fois

et son écho a déchiré le monde.

 

 

Corridor

 

Camisolez-moi
Ce soir
Ne me laissez pas seul
Avec le glas qui tonne
En quadriphonie

Emmaillotez-moi
Dans vos draps sans tain
Et ce pyjama bleu
En drapé carcéral

Fermez-moi les yeux
Sans trop les abîmer
Avec un presqu’amour
Et posez en viatique
Sur leur bombe de peau
Le filet symbolique
De mon ticket retour

Prémunissez-moi
Au Je qui soudain
Veut couper court au dol
Que le destin griffonne
A grands traits sur mon col

Ouvrez le corridor.

(poèmes extraits de Quinquagenèse, Vibrations éditions, août 2018)

 

 

 

 

 




Francis Catalano, LES QUATRE DEMI-VÉRITÉS, Hiver, suivi de printemps, été, automne et été indien

Il neige doucement sur la peau de ma paume
comme il a neigé durant l’âge de pierre.
Naissent la lenteur et l'espacement à l'ombre des étoiles
naissent la foudre, la vapeur
sur ma main tournée au ciel des chaînes de lumière se brisent
des engrenages irisés se désengendrent.

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

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Jean Diharsce, Sur Guillaume

l'automne tarde
Guillaume
et je ne suis pas mort
il s'en fut de si peu
je laisserai le temps faire ses galipettes
quelques guerres
ici
ailleurs
au rebord d'autres mers

une femme bruyère m'ôtera le bandeau
tout autour de la tête
Guillaume
je ne saigne de rien
juste cassé mon rêve
nul ne passe en ce chemin
je ne cueillerai pas
j'irai un peu plus loin

 

 

©Jean Diharsce

©Jean Diharsce

il y a l'univers
mon village
où le sang et l'horreur tapissent le décor
l'injustice et les races
les vivants qui ont peur
les bombes et les flammes
les enfants et les femmes
le soleil dans l'ozone
la mer qui a monté
la faim la soif
et les tyrans qui prient

 

il y a ce continent
ma rue
où le luxe et le fric tapissent le décor
l'injustice et les races
les bateaux qui ont coulé
les cadavres et les flots
les enfants et les plages
le soleil barbelé
la mer ensanglantée les camps de rétention
l'eldorado la mort
et les élus qui dictent

il y a ce pays
ma maison
où l'indifférence tapisse le décor
l'injustice et les races
les jeux de tous les rôles
les menaces et les peurs
les enfants qui mendient
le soleil asséché
la mer et les falaises les ravines du temps
les ghettos le silence
et l'avenir offert à l'extrême caché

à paraître en janvier 2019

il y a cette porte
qui restera ouverte
devant laquelle un banc
où je te blottirai
pour ne plus avoir froid
il y a cette table
couverte de papiers
où nous ferons un monde
qui nous ressemblera
et un couvert de plus

il y a ce lit
au bout de tant d'horreurs
où je caresserai à en perdre le temps
à en frôler le beau
à me trouver en toi
me poser un instant tout dans le chaud de toi
croire encore en demain




Brigitte Broc, Ne cherche pas à dire, réfuter, expliquer et autres poèmes

 

Ne cherche pas à dire,
réfuter, expliquer.

 

C'est lorsque tu es sans visage
que t’inonde le vrai feu.
Matin de bouches,
matin de neiges, vierges.
Un halètement,
venu de très loin,
dénoue les apparences.
Le grand large titube,
saoul de la fonte des ombres.
Un cerne de sueur s’agrandit
à l’aisselle du ciel.
Il fait radieux sous les ailes,
il fait chaud sous les plumes.
Elle s’étonne 
de la jonchée des astres,
des pépites de sel
que tu tiens, bien serrées,
dans le creux de ta main.
Elle te suit
quand tu descends l’orage,
elle te suit,
celle avec qui tu vécus
d’autres rives.

 

Un jour entier entre les lignes

 

Un jour entier
entre les lignes,
transmettre la bancheur,
s’ébrouer dans les signes.

De l’éclair au point,
des éboulis à la virgule,
tout un pays 
transporte sa patience, 
ses noms,
l’arête bleue
de son architecture.

Terre pacifiée 
où j’ose raturer
les maisons détruites,
l’arrogance.

Qu’est-ce qui s’échappe
de la marge
et tremble sous ma main ?

Les yeux d’une sultane,
une aile balbutiante,
les preuves de l’été ?

Au coin d’une phrase
batifolent les herbes,
j’y plonge avec délices
tous mes rires d’enfant,
la brusque soif du lait.

Sans attendre la ponctuation
qui érode le chemin,
enfourcher les mots,
les nuages qui passent.

A marée haute,
les runes éclairent le rivage,
perpétuent le message.

Chaque trace nous délivre.

 

 

Versets d’Afrique

 

Il y eut ce qui transpire,
ce qui prie
et succombe.

Il y eut ce qui appelle,
ce qui affole
et incrimine.

Pierriers du vent
à l’haleine tranchante,
dunes en cavale
où le regard ricoche.

Dans le brasier du jour
se fendent les lèvres,
s’ébrèchent les paroles.

 

La nudité d’être,
au milieu de ce rien,
au milieu de ce tout,
seule à tourner
sur son orbite de chair,
astre bédouin
qui ne veut pas s’éteindre.

L’Africaine déborde
de ses étoffes bleues,
du ciel qui ne l’étouffe plus.

Patiemment, 
elle greffe un peu de vert
au vent
pour qu’essaiment racines,
feuilles et serments.

Nuits de bouture, nuits de liesse
où se décousent les lointains.

 

Passage ouvert
dans le flanc des comètes
qui taille ses arbres
et détourne la soif.

 

Lentement, dans le sable,
elle trace la mer.
Sous les frondaisons d’écume
accostent les gestes
dénoués.

Cuisses ouvertes,
elle accueille la marée.

Le sel, réconcilié,
fertilise ses paumes.

Ce qui éclôt,
ce qui pousse
et bouge,
danse sur le sang,
danse sur la pierre.

Versets d’Afrique, 
élégies lapidaires,

dans le creuset brûlant
s’accomplit le passage.