Laurent Robert, Leçon, Ithaque

Leçon

 

J'écris poèmes dérisoires

Pour être sûr d'avoir ouvrage

À mon actif non pas notable

Mais existant pour une heure ou

Des siècles tels Claude Guichard

Pierre Mathieu Nicolas Favre

Poètes privés d'illusions

Ciseleurs sans avenir autre

Que fils ou fille à qui apprendre

Bonne leçon de vanité

Lecteur improbable des temps

Futurs se bâtissant morale

Pour soi seul connaissance au gré

Des vers lentement agencés

J'écris poèmes dérisoires

Car je préfère être oublié

Poète que père ou amant

Un jour mes mots sortiront d'un

Tiroir pour l'ennui ou la joie

Postérité de jeunes filles

Hâves d'érudits rétrogrades

 

Ithaque

 

Dans un colloque discourant

Sur de locales écritures

Je pense à l’étudiante grecque

Incapable de suivre mon

Verbiage non loin du dernier

Rang et de l’assoupissement

Elle seule au fond est vivante

Avec le bon sommeil qui gagne

Ses paupières alanguit sa

Poitrine sous le chemisier

Un sursaut est venu peut-être

Au nom d’Ithaque prononcé

Ithaque sur Haine et sur Trouille

Styx coulant dans ce noir pays

Sombre bouillon d’heure quelconque

Fatal potage des ratés

Au nom d’Ithaque elle s’éveille

Ni aveugle ni grec Homère

S’appelle Franz Moreau poète

Un tantinet découragé

Toute lumière toute vie

Elle n'entend ni ne voit goutte

Elle ne ressent pas Hypnos

Lui toucher doucement l’épaule




Jean-François Mathé, Vu, vécu, approuvé

Vu, vécu, approuvé
Dix poèmes inédits

 

 

 

Un petit nuage est arrêté en plein ciel

comme ce qu’il reste d’un cri dans la gorge.

A peine commencée la saison ne sait plus où aller

et me laisse incertain dans son incertitude.

Mais l’essentiel a peut-être été dit,

crié avant que le temps n’ouvre ses autres portes

à des ciels de plus en plus transparents

d’où tomberont des ailes fatiguées.

 

 

 

Ce furent des jours,

encore des jours,

et des nuits peut-être

mais vécues entre des parenthèses

légères comme des rideaux

qui s’écartent avant d’avoir rien retenu.

Il s’habitua à vivre sans rêves,

presque sans sommeils

dans le poing toujours serré sur lui de la lumière.

S’il allumait une cigarette,

il n’en regardait que la fumée légère

où sa vie oubliait un instant

qu’elle devenait une pierre.

 

 

 

Une feuille, morte avant nous,

flotte d’un bord à l’autre du vent.

Nous lui envions sa légèreté

que notre vie ne nous accorde pas,

même si nos jours, nos nuits

sont des feuilles, mais, elles,

alourdies de pluie

et qui tombent de l’arbre au sol

tout droit comme s’il

n’y avait pas de vent

pour les aimer.

 

 

 

Je regardais le feu

vivre du bois qu’il faisait mourir

et la neige tombait sans amasser

du silence sur le toit,

comme si rien ne pouvait poser

la paix sur le monde.

Un murmure aurait déchiré la voix,

mais se taire

ne faisait pas taire la mémoire

acharnée à creuser son chemin

vers le souvenir des morts

qui n’étaient morts qu’après la souffrance,

comme le bois dans le feu.

 

 

 

Et vint l’été qui m’arracha

les ombres dont je faisais mes poèmes.

L’été violent.

En bas moins d’herbe que de pierres,

en haut un ciel que le bleu ne calmait pas.

Où que j’aille,

je trouvais la lumière

sans porte à ouvrir sur de l’inconnu.

Elle avait effacé tous les rêves

avant qu’on les rêve.

 

 

 

J’ai demandé à l’horizon

qu’il libère les chevaux

qui étaient allés mourir au-delà de lui.

Qu’ils reviennent où je les attends,

avec ce galop de silence

qui est désormais le leur

et ne réveille pas les pierres.

Il y a ici la nuit et l’herbe des rêves

dans un pré où j’irai les caresser

comme quand j’étais enfant,

comme s’ils étaient vivants.

Ils ouvriront vers moi leurs yeux aveugles

qui ne voient que les souvenirs.

 

 

 

Quand tu t’en vas derrière tes yeux,

ce n’est ni pour dormir ni pour oublier.

C’est pour t’égarer dans la nuit où

l’on ne trouve ce qu’on cherche qu’en s’égarant.

Les chemins de l’ombre sont plus nombreux

que ceux du jour, et eux tu les as parcourus

sans jamais rencontrer personne

capable de t’offrir des mots

auxquels tu aurais aimé répondre.

L’ombre, elle, aime que ton silence

réponde au sien.

 

 

 

J’aime regarder

le vent qui ne se voit pas,

j’aime poser les pierres

sur la peau de l’eau

pour qu’elles y disparaissent,

j’aime feuilleter les pages

dont la blancheur en dit plus

que les mots qui y sont écrits,

j’aime que le vide, en tout, tienne

la porte ouverte à qui ne veut que partir.

 

 

 

Faire à pied

le tour de l’instant heureux

pour qu’il dure,

et me laisse le temps

de poser mes mains

si loin de moi

que l’angoisse jamais

ne pourra plus les serrer

sur ma gorge et

les mots qui voudraient crier.

 

 

 

J’aimerais que quelqu’un m’attende

comme un poème lu

sur la page

encore blanche

 

 




Nizar KERBOUTE, Un fleuve qui brûle

 

1

Plus les distances s’élargissent plus l’ombre grandit

Telle est la sagesse de la lumière

Indiscrète

Elle ne connait pas le sens des secrets

 

2

Moultes ombres dans ma tête

N’ont pas besoin de lumière

Pour exprimer leur obscurité

 

3

Les lumières de la ville sont nombreuses

Et ce qui est étrange

C’est mon ombre solitaire partout où je voyage

 

4

LaDentelle étend ses ombres sur tes jambes.

C’est une lecture surréaliste

Des couleurs de l’arc-en-ciel

 

5

La tulipe tatouée sur tes hanches

Hume l’odeur de mon ombre

Sans doute est-ce une nouvelle manière De faire l’amour

 

6

Elle écrivait des poèmes en prose sur mon ombre

J’ai pensé à les lire…

Mais j’ai avalé ma langue ce matin.

 

7

Le  vide dévore  mes  lettres comme  un fast-food américain

Je peins des poèmes et les brûle avec mes anciennes affaires,

Tel est le métier du poète, son gagne-pain dans les petits détails n’a pas besoin
qu’on

Lui rappelle l’oubli

 

8

J’ai perdu la clé du sommeil, je n’ai pas trouvé le chemin de retour à mon oreiller

De papier

Je demanderai de l’aide à un voleur professionnel excellant dans le décryptage des mots.

 

9

Le tissu prononce des adieux au ciseau en un moment digne des films
hollywoodiens

L’aiguille tient le microphone

Et le fil souffle les mots dans l’oreille du peintre

 

10

Ta main est tendue, elle récolte un sourire de mon visage fatigué,

Abattu par le voyage dans train têtu ne s’arrêtant que dans le désert.

 

11

La lumière a un point faible solitaire

Incapable de voir mon ombre danser sur les ruines du texte

 

12

Plusieurs lumières ne me plaisent pas, à l’instar de poèmes ennuyeux
nécessitant

Des lunettes solaires pour qu’ils soient à la mesure de l’œil

 

13

Parfois l’ombre de ma tête me fait peur,

Sous la lumière rouge mes oreilles apparaissent et mon visage disparait.

 

14

De nombreuses lumières surgissent de l’ancien mur, frappent à la porte du
dernier Vendredi.

Aucune ombre n’est à l’intérieur ouvrant à une broussaille de mots, même le
fleuve a oublié la corde du pêcheur dans sa gorge.

Tout le monde dormira en dehors de la ville sans dîner.

 

15

Chaque Jeudi moultes choses explosent autour de moi,

 les tuyaux de gaz, les pneus, les boîtes de sardines,

Et d’autres poèmes.

 

16

Une bombe à retardement dans mon bureau

Des livres de poésie demandant le secours à un roman ne disposant pas des
escaliers d’issue.

 

17

Un silence soûl traverse les pages de ma nuit sereine

Cherche dans ma valise une goutte de lumière à mettre dans le café du matin

Et un morceau de pain à fermer les bouches des journaux.

 

18

Le poème brille dans la main du sage comme une pièce de cristal intimidée par
l’humilité

Et dans la main de mon père il brille aussi…

 

19

Une bouteille quasi nue se baigne dans la lumière feutrée.

Elle attend avec qui échanger des SMS sur la rive d’un fleuve

Qui brûle.

 

Traduit de l’arabe par Mounir SERHANI

 

 

 

 




Julien Cormeaux, Camarade, Une ville, un port

Camarade

 

Ma plume s'érafle à chercher ton enclume
Dans tous les coins perdus de l'étrange nature
Je suis le serin qui façonne l'amour d'airain
Je frappe à ton métal camarade
Mais ton étincelle est morte.

Des hauteurs de ma guette j'observais le grouillis
Mécanique et  somnolent  des  ruches affairées.
N'ai vu qu'un bourdon gras ocellé d'huiles glauques.
Geste désespéré dans une cité de dupes.
Au bout de ma lorgnette, hélas,
Camarade,
Je ne t'ai point trouvé.

J'ai fouillé alors l'étendue gaste des déserts éclatés
Tendu l'oreille aux milans  dont je croyais
Qu' ils  portaient ton nom dans les  nues.
À mes pieds  les buissons ardaient de fausses étincelles.
Où es-tu camarade?
Aurais-tu pris l'habit rancunier de l' ermite?

Mes ailes qui s'éraflent aux barreaux de ma cage
Soudain réveillent une vieille terreur
Le souvenir de ta main tendue
Transparaît sous la surface exsangue.
Il est vain de chercher car je sais.
Je forgerai pour nous la cloche expiatoire
Je me souviens soudain du surin de ma gloire
Car c'est moi qui t'ai tué,
Camarade.

 

 

une ville, un port

 

Aciers rutilants du port
Chaudrons noirs des coques amarrées
Chagrins mauves des barques à l'esquive.
Éclairs gris et blancs de mouettes erratiques que l'océan tenaille
Et que moque l'azur  superbe.

Des chants de Sirènes s'élèvent en incessants répons
Sirène du joyeux départ, sirènes des pourchasseurs 
Et sirènes dans les têtes de milliers qui transpassent
Les limites des pourrissoirs de haine.

Les statues des Bourgeois questionnent leur symbole et relèvent le col.
Quelques âmes meurtries  travaillent à l'avarie
Saintes auréolées au cœur des périssoires
Sans dessein et sans gloire, elles poursuivent invaincues
Leur course dérisoire.

Mon jugement s'épuise...Faut-il que je me taise?
Ma volonté se heurte à de hautes falaises.

La ville se clame belle
Tout de briques vêtue et de fines dentelles.
Elle rêve d'un Casino, de roulettes prospères
D'un plus juste hasard, d'une donne plus fière
Pour conjurer enfin les regards de misère
Et le chant odieux des damnés de la terre.




Jean-Michel Sananès, Poèmes

Entre apparence et réel, fallait-il que je me cherche ?

 

Le monde, l'univers, l'infini…
… les ai-je créés ?

Cela commence avec la vie
le premier souffle
avec cette  conscience qui donne forme, apparence
à ce qui est nous
à ce qui est hors de nous
à ce qui n'est pas.

Pourtant, tant de choses sont là
qui ne sont pas nous
qui font mal
comme l'absence
celle de l'amour
de la réponse attendue
"M'as-tu aimé ? Pourquoi m'as-tu trahi ?"

Je n'ai pas peur
je n'ai pas peur de mon absence
du point zéro, du retour à nulle part
du compte à rebours.

Pourtant
j'aime les oiseaux, mon chat
mes amours, mes enfants, le ciel, la joie.
De l'absence
je ne crains que de les perdre
sans leurs yeux
sans leurs regards

je ne suis plus

je ne suis rien.

Parfois, il m'arrive de penser loin.
Si loin que je perçois encore l'odeur de ma maison lointaine
le bouquet d'anémones posé sur la table du dimanche.
Je me demande si toi
qui maintenant habites l'absence
tu peux encore le voir.

Le doute est un frisson
l'absence est une froideur
un gant de givre sur un vague à l'âme
mais Toi, où es-tu ?

Ici, les minutes suintent du réveil, mais c'est moi qui pars.
Le réveil restera sur le buffet, avec ses yeux fermés
à attendre encore que quelqu'un tourne son ressort
que quelqu'un le regarde.
Se pose-t-il la question de savoir s'il est encore temps ?
Je ne sais pas ce que pensent les horloges.

Dans le crissement des jours
quand mon chat s'étire autour de sa solitude
seuls ses yeux parlent :"J'ai confiance", disent-ils
pourtant la vie lui a arraché une patte
et moi j'en ai pleuré.

J'ai voulu le monde si grand
que parfois je me suis perdu
dans l'étroitesse.
Pour aller au plus haut
fallait-il que je me cherche ?
L'amour et le rêve agrandissent l'univers.

Parfois, quand l'aube ouvre mes volets
il me faut briser la chaîne des regards, celle des regrets
heurter le mal rire, le mal vivre
trouver le souffle d'un enfant, d'un chat, d'un oiseau
pour retrouver l'envie aller plus loin

j'ai encore tant d'arcs-en-ciel à offrir.

 

 

Entendez-vous ?

 

Et le silence qui se repaît du frisson des morts
Et toi qui glisses dans le passé
Et ton histoire sans histoire
Qui se résume à cette poussière de mots
Sur ce marbre que l'oubli rongera
Et moi qui voudrais te réveiller
Et tout savoir de ce que furent tes rires
Tes larmes, tes espérances

Est-on toujours allé où l'on voulait aller ?
Se verra-t-on dans des bruissements de joies retrouvées ?
Se noiera-t-on dans les brumes froides de l'oubli ?

Je me souviens des mots d'une chanson
"Le chemin si beau du berceau au tombeau"
Je crisse dans des attentes de pierre, de sable et de terre
Je vais à toi tu sais,
Je scrute le passé
En recherche de milliards d'humains effacés
Je cherche les routes de la bonté
Je chevauche, j'expie les crimes commis

Je vais à vous mes amis
En vous rencontrant
C'est l'humanité que je regarde
Si apte au bien au mal
De si longtemps que je viens
Au cyprès où je vais
Je n'ai voulu forger
Qu'un cri d'amour
Entendez-vous mon cri ?
Entendez-vous mon cri ?
Entendez-vous ?

 

 

La taille des hommes

 

Grand-Père me l'avait dit : La mesure de l'homme n'est pas le fait de l'image, belle ou triste qu'il traîne dans son sillage, cherchant à lire dans le regard des autres comme un écho de la brillance des princes. Les miroirs ne sont que les journaux fugaces d'egos d'alouette.

Il y a longtemps que Grand-Père est  parti, depuis je marche à la recherche de l'humain si bien dissimulé sous des carapaces d'apparences.  À la foire aux séductions, sa démesure dépasse de ses emballages verbeux et de ses profils de héros autoproclamés.

Dans une nuit aux rêves et aux douleurs inaltérés, les petites gens avancent à la sueur de leur labeur, habitent l'univers des enfants de l’ombre qui savent la solidarité plus forte que la compassion, qui tendent la main comme on  devrait tendre la joue, non pour l'exemple mais mus par un instinct imposant la primauté de l'amour sur toute violence. Ce sont les Justes de l'invisible, les Robin-des-Bois sans flèches et sans épées, mes pacifiques au grand cœur qui rendent le monde encore acceptable et l'espoir encore ouvert.

Je me souviens, Grand-Père me disait : Les hommes n'ont pour taille que leur conscience. Pour grandir, il te faudra différencier ceux qui s'inscrivent dans l'authentique nécessité du Bien, de ceux agissant par besoin de plaire ou d'être récompensés par une instance invisible. L'instinct du cœur n'est pas un calcul. Méfie-toi des prophètes de l’apparence, de ceux qui font montre d'empathie et de générosité seulement lorsqu'ils sont au grand jour.

Grand-Père est parti un jour de larmes et de fête, certains l'avait critiqué parce qu'il avait voulu protéger un ennemi. Il savait rire, ne jamais paraître sérieux, il savait côtoyer des hommes de bien et de peu comme les oiseaux naviguent entre ciel et nuages. Il était frère de la Conscience comme l'oiseau sait la pluie et le soleil.

 

Aux larmes citoyens-Rendez-moi Mai 68 ! 

 

"Aux larmes citoyens", ont-ils dit,
savaient-ils que l'heure de courber le dos
doit un jour enfin finir ?

"Rangez, pliez, fermez vos utopies", disaient-ils,
Ne savaient-il pas que le temps d'armer nos rêves
était encore là ?

Moi, vieille pierre posée sur la mort des rêves
je me dresse, et déclare :
Ouvrez les tombeaux de l'abstinence
La résignation est l'ennemie des peuples.

J'en appelle à l'espoir citoyen
J'en appelle au droit, au travail et au pain
Je déclare que la spoliation, la confiscation,
l'accaparation du bien commun
sont un même crime économique
majeur et condamnable.

J'en appelle à la révolte des moineaux
pour ne plus oblitérer les cris et les graffitis sur les murs
J'en appelle aux poings levés, aux frondes de l'amour
et revendique le droit à un monde humain.

Je suis porteur d'un deuil du bonheur
je suis en berne de ces travailleurs spoliés,
je suis las d'une politique funéraire : "Le rêve est mort, circulez !"
de cet empire de la dérision qui défenestre le mot justice,
je suis las de ce pouvoir qui, sous faux couvert de raison,
prône la résignation pour les uns,
la richesse, la santé et le reste pour eux

Je veux ressusciter le cri et l'espérance
au prix même de la révolte.

Je parle d'une mémoire en deuil
où chaque jour on enterre la joie,
j'en appelle à la jeunesse insoumise
loin des mornes projets,
J'exige l'équité et une même justice pour tous,
J'exige la fin d'un monde à deux vitesses.
Je veux l'égalité et le droit au bonheur.

Rendez-moi mon Mai 68 !

 

 

Tu écris triste

 

Tu écris triste, me dit-on,
trop sérieux, ou parfois trop fou !

Devrais-je seulement écrire des poèmes d'amour
quand des fous de dieu assassinent des vieilles dames,
des êtres humains, parce qu'ils sont fils de la République ?

Devrais-je chanter,
aller au profond de mes rêves et fermer les yeux,
oblitérer mon cœur des seules tendresses que me réclame mon chat,
m'enfermer dans les mots d'un livre et sauter d'une ligne à l'autre ?

Non, je n'oublie rien des moments de joie,
des chagrins ordinaires, des petites larmes et des éclats de rire,
j'habite encore au pays de vivants
parmi mes misères, mes bonheurs,
avec mes coups de cœur, mes coups de gueule,
j'habite non loin de vous.

Aussi amis,
pardonnez que parfois la tristesse me gagne
mais sachez que, du haut de mes vieux printemps,
je n'oublierai jamais ni l'heure des Mistrals Gagnants
ni la puissance du cri, de l'amour et de l'espoir,
je n'oublierai jamais de vouloir du pain
et du soleil à jeter sur les matins qui se lèvent.

Je n'oublierai jamais le temps des mots d'enfant,
ni mon chat
trois pattes posées sur mon bonheur.

 




Laure Delaunay, Poèmes.

Chemins de traverse

Sur une brindille

J’ai marché d’un coup sec.

Un jour est né.

Puis j’ai recommencé.

 

 

Extrait de « Reliefs lyriques »

 

 

Le bijou d’enfant

Avec beaucoup de soin, les enfants observent les breloques, petits bouffons joyeux.
Sans doute
lisent-ils dans ces objets futiles l’espérance de devenir aussi beaux que leurs
parents ou bien
pensent-ils profondément à ce que sera plus tard leur vie et ces dérisions
cristallisées servent de
support à une rêverie sublime.
Perdre un bracelet rose ou une bague plastique est un grand drame
car ils ont fait tomber
dans la mer du temps un brin d’eux-mêmes, un peu d’amour.
Grandis, ils
s’accrochent à ces clefs qui leur ouvrent les portes des délicieux songes et
désirent reconquérir un
peu de cette poésie qu’ils avaient égarée dans un flux pour eux alors trop puissant. Ils veulent
retrouver un bout de leur éternité.

 

Le collier

Quelques merveilles dansent. S’accrochent. S’appuient. Se posent.S’abritent. Nichent. Dorment.
Logent. Se déploient. Jouent une mélodie de piano. S’offrent. Savent se taire.

 

Deux extraits des « Bijoux ciselés »

 

Le dauphin

L’ondée avive le vertige.

Pourtant le souffle ne perturbe ni l’allant ni la courbe. Se nourrit d’air, de bouffées et d’une vague.

Voltige, est prince, une brassée d’écumes.

Respire, jet d’air, et accompagne l’autre en sa trouée, en sa promenade, lui est ami, berce ses flots de rires.

L’aileron navigue, arrondit la surface. Profond soleil, léger bambin.

Aller là où luit l’eau.

Et découvrir, intense, l’espace, le loin. Fendre alors les mers, caresser l’horizon à une touche, y puiser l’espoir d’être toujours et infini, le premier. Avant-gardiste ? Anachronique. Et utopiste. Le pionnier ne laisse pas de sillon.

D’un bond gagner le large et se souvenir comme d’un trésor de la main croisée au bas de l’esquif.

Frère d’un jour, furtif. A l’âme éphémère. A l’élan temporel. Au flux parfait.

Liberté belle.

 

Extrait de « Mes animaux doux »

 

Etoiles roses

Modulations du son

Dans un chemin abstrait,

Partir et

Là-haut attire

L’idée, le sentiment.

Montée, expérience

Du grain et du plein

De la vie retrouvée

Sans voix mais extasiée

L’amour en flèches comme points de fuite.

 

Extrait de « Tendresse des astres »

 




Christophe Bregaint, Dernier atome d’un horizon (extraits)

TEXTE 1

Passe

Un autre Jour

 

Jour

Crissement

De cette craie

Qui dessine

Une espérance

Appauvrie

Avant

Qu’elle

Ne se casse

Et chute

 

Au pied

Du tableau noir

 

 

TEXTE 2

 

Sur le trajet

Nous laisserons

La fin

En l’état

 

Au point de départ

 

Nous nous nourrirons

De ce qui viendra

Par la suite

 

 

TEXTE 3

 

Battement de cœur

Court-circuité

Devenu tombe

En rien de temps

Comme un rien

Un inachèvement

En pure perte

 

Dans un vertige

Encore et sans interruption

On distingue cet autre

Que l’on n’a pas connu

Avant le fracas

 

 

TEXTE 4

 

De la voix

On ne retrouve plus

Les éclats

Qui ont coupé la

Liaison entre

Elle et

Cet autre

Hors champ

 

Voix off

D’une cicatrice

 

 

TEXTE 5

 

Rendez-vous

Avec notre venue

Au monde

 

La lumière

Dépeuple

Déjà les yeux

De tout repos

 

Tant et si bien

Que l’on commence

A négocier

Un coin de paradis

Avec la mort

 

 

TEXTE 6

 

Aux regards dégoupillés

« Cédez le paysage »

Dis-tu

A cette obscurité qui vient

 

Par la brume

Par l’écume

 

Comme elle est venue

Jusqu’à présent

Par le passé

 

 

TEXTE  7

 

Des crépuscules

Voulant se perpétuer

D’une façon ou d’une autre

 

Au bout du compte

Nous ne sommes

Que ça((Christophe Bregaint, Dernier atome d'un horizon, Tarmac éditions, mai 2018, 86 p., 14 euros.))

 

 

 

 

 

 

***

 

Textes inédits

 

A la confluence

Des ruines

 

Route tracée à

La désolation

 

Hors de la lumière

Peut-être étreindras-tu

Peau couverte

De mémoire

Cette voie où

Celle-ci

 

Comme pitance de l’exil

 

Puisqu’il te faut aller

Où les vents enivrent

 

***

 

A bientôt

Dis-tu

A chaque escale

 

Avant de partir

Pour une autre

 

Sur ton itinéraire

Imprécis

Nomade

 

De gare en port

 

Tu descends

Sur une terre temporaire

 

Pour donner forme

A ton errance

 

***

 

Ce jour

Est particulier

 

Plus noir que jamais

 

Le crépuscule

Discute

Avec la mort

 

Dans l’intimité de la désolation

 

Une tranchée s’est ouverte

 

Adieu

Les discours

Peuvent encore mentir

 

Te souviens-tu que

Nous savions

 

***

 

Gratter la surface

Des ténèbres

A suffisance

En cet endroit

 

Pour trouver plus de sombre

S’il en est besoin

 

La disgrâce

Fait fleurir

Plus qu’un naufrage

 

A l’orée

De l’indéfini

Tremblement

 

Il semble que

La pluie est attendue

 

***

 

A l’autre bout de la ligne

Tes yeux

Ne portent plus le ciel

 

Sous tes cheveux

 

Tout est devenu

Tellement vulnérable

 

 

De ce qu’il te reste

De ce que tu n’as plus

Encore une fois

 

Tu refais l’inventaire

D’une vie

Foutoir

 

***

 

Parfois

Tu te retournes

 

Vers là-bas

 

C’est un jour d’hiver

Qui donne refuge

A ta peine

 

Ce ciel transi

 

De temps à autre

Il reste plus longtemps

A tes côtés

 

***

 

Que faire

Ce jour

Te demandes-tu

A chaque mouvement

De l’ennui

 

L’étreinte d’une interrogation

 

Retranche

Une clarté à ce qu’il te reste

Comme souffles

 

En sursis

 

***

 

Qui que tu sois

Jusqu’à l’ivresse

Par la souffrance

 

Tu concasses

Les os

Des faux soleils

 

Pour retrouver

Espace vital

Ne serait-ce qu’un court

Instant

 

Qui referait

Lumière

 

***

 

Tout cela est stupide

On se gratte encore la peau

On creuse

Dans la chair

 

On espère y trouver un peu de repère

Sous des plaies mal cautérisées

Par le temps

 

Privation de couleur

Qui pénètre de plus en plus l’œil

Telle une aiguille aiguisée

Dans la terre grise

 

Tes os s’enfoncent

Sans plainte

Tu dériverais bien encore

Mais ton souffle est prisonnier

 

Par-dedans les parois

De la désolation

 

« qu’y a-t-il à faire?

Je n’ai qu’une seule réponse: désespère!»*((S. Kierkegaard))

 

 

 

 

 

 

 




Doina Ioanid: Histoires du Pays des Babouches

Doina Ioanid: Histoires du Pays des Babouches (le titre en français du recueil Cele mai mici proze, Editura Nemira, București, 2017)

Traduit du roumain par
Jan H. Mysjkin

Préambule – PoèmAnvers

Une veilleuse qui peut prendre les formes d’une cache-abri. Deux pigeons blottis à côté d’un tuyau de descente. Un plancher blanc où glissent un cheveu et un harmonica dans l’appartement au-dessous. Des persiennes rouge brique esquissant un sourire de loin. Et puis les quiétudes. Les quiétudes du soir. Les quiétudes alléchées. Tu écoutes comme elles se meuvent, comme elles sonnent. Tu les vois briller sur un ongle. Quiétudes du soir. Une veilleuse. Un visage sous une veilleuse. Des polders traversés par le vent. Les quiétudes volant comme des foulques au-dessus de moi. Je me souviens de ton baiser bien ajusté à mon pied, le bas le plus fin, dans un ici, dans un ailleurs.

 

 

 

 

 

 

Je me tiens dans une main et je mendie l’histoire de quelqu’un d’autre. Un après-midi d’été indien. Un café, je me dirige vers une table. Un homme se dirige vers la même table. C’est une grande table ronde. Partageons-la, dit-il. Un moment de gêne. Il s’appelle Lemi, il fume des Marlboro. Il habite tout près, il n’avait plus de sucre. Peut-être juste un prétexte pour un café, un après-midi d’été indien. Lui, un café, moi, une bière. Il est venu à Anvers quand il avait dix-sept ans, de l’ex-Yougoslavie. Le hasard : un régisseur l’avait remarqué dans une discothèque, il cherchait quelqu’un avec l’accent et une gueule de l’Est pour jouer un KGB-iste. Il est parti spontanément. Le sort. Il a ensuite joué dans d’autres films. Il est spontané. Spontané et direct. Il a un nez de boxeur et ressemble à Robert De Niro. Maintenant, il est dans le business, quelque chose avec la mode, l’art. Il cuisine bien la paella. Mais il est seul, divorcé. Une femme marocaine. Deux enfants. Les enfants te coûtent une fortune en Belgique. Le soleil sur le plateau de la table. Quelques feuilles qui froufroutent. Au départ, un bras sur mon épaule. Nous, gens de l’Est, nous devons nous soutenir les uns les autres. Je me promène dans la vieille ville, parmi des immeubles givrés. Je fais des photos, je bois une bière. Je me mets de nouveau en route. Un œil s’ouvre dans mon dos, un œil avec un doigt sur ses lèvres. Ensuite, je longe le jardin du béguinage, là où l’oignon donne des fleurs violettes. Et je me tiens de nouveau dans une main et je mendie l’histoire de quelqu’un d’autre. En fait, mon histoire, en quelque sorte. L’histoire d’une main mise dans une autre main.

 

Une image pivotant sur un tambour, une apparition dans une tour à Bruges. Autour de moi, sept lits, et dessus, sept femmes en blanc, avec un turban orange. La réalité du jour commence avec un battement d’ailes contre la fenêtre à côté de mon lit. Un vitrail sonore. L’aile ouverte d’un oiseau m’habille discrètement à l’intérieur. Mes membranes matinales. Membranes protectrices.

 

Good morning sur un escalier bleuâtre aux taches de café. L’homme au sushi me sourit. Des propos recueillis dans la rue aux massettes. En face de moi, un cygne blanc, les ailes grandes ouvertes. Le tramway fait revenir sur ses rails toutes sortes de souvenirs avoisinants. Puis, je fais la cuisine pour quelqu’un d’autre que celui en face de moi. Quelqu’un qui essaie de m’entrevoir au-dessus de la tête des autres.

 

Te déplacer avec une chaise. Reculer avec une chaise. De combien de manières ? Jusqu’à ce que mes yeux dépassent les autres et s’assoient à ta table. Jusqu’à ce que tes yeux secouent les griffes de ton épaule, au détour d’une rue. Juste un regard parlant.

 

Les lignes d’un plancher blanc que tu suis des soirées entières. Le plancher blanc, rayé comme un cahier réglé. Réglé, réglé, feuilles rayées. Garde, regarde les lignes de ta paume ! Un arbre entouré de chrysanthèmes et une bicyclette posée contre lui. Je ne sais pas rouler à bicyclette. Alors ce sera taxiclette ou pédalo.

 

Sel et poivre. Prendre le chemin du poivre et du sel. Leurs histoires te rassemblent comme les doigts d’une main. Et de nouveau cette musique d’un tram qui ramène des souvenirs sur ses rails. Sel et poivre, le chemin de tes pas sur le plancher blanc.

 

 




Philippe Leuckx, Comme un devoir d’offrande

1

Reclus, l'enfant veille, absorbé par le sombre. Le cagibi ombreux est un pur refuge. il y voit parfois rayonner les rémiges de son âme comme autant de particules vivent. Aura-t-il seulement rêvé? Ou semé de mots le doute né du noir?

L'enfant veille en moi, sa troupe de syllabes toute prête à servir. Les mots n'ont jamais peur du noir ni les rythmes du battement régulier que l'obscurité douce rend plus vifs.

 

2

Dans son enceinte de paille, l'enfant, secret, veille au menu des plus petites choses. L'aire souffle. La grange ordonne le monde. C'est un univers de particules qui s'élèvent comme des mots. Il observe sans regarder. il pense surtout au silence qui s'émiette sous lui, autour de lui, dans l'embrasement du jaune.

L'heure est sans nom pour qui serre l'heure en gros blocs compacts.

Elle freine l'esprit. Elle arrête les petites mains qui gigotent.

La paille sent l'offrande d'un champ. Il se souvient aussi qu'à courir dans la moisson close, au sein des éteules, lui étrille les petites jambes.

Pour l'heure, dans son enceinte, il pense.

 

3

On ne voit pas la rue ni la grange ni l'enfant qui a goûté au ciel sans déplacer ses étoiles.

Le plus sombre de son temps, il creuse en lui des espaces.

Il tisse sous le pis des vaches la paille dont il se reposera quand le rêve passe le mur de sa chambre.

Il va sur le chemin des morts égayer quelque tombe avec le buis des mots et la langue traversière.

Il ne sait presque rien sauf dans les plis des blés la ferveur des moissons.

Jamais il ne s'aère plus que du seul bruit du vent lorsque l'étable cogne et que les seaux en fer blanc secouent la mousse des fatigues.

Parfois, il revoit sans s'éblouir la lune des pauvres jours.

pour Françoise L. et pour Angèle P.

 

 

4

Les fêtes sur la place communale étaient portion congrue : quelques tirs à pipes, quelques balançoires sous le tilleul indémodable.

A bien tirer au fusil sur des tiges métalliques recouvertes de papier, on gagnait qui une photo dénudée de BB, couverte de ses seuls cheveux blonds (on était en 1962 ou 1963), qui un jouet en plastique qui serait bien vite rejeté.

L'enfant était malade comme un chien à vouloir faire de la balançoire plus haut et il lui fallait à chaque fois vomir tout son saoul.

La place, il est toujours question de place dans les récits d'enfance, est vide.

L'enfant est mort, il y a longtemps, devant son ancienne école; l'enfance se balance, se balance jusqu'au creux des ruelles qui partent de la place et s'enfoncent dans le passé.

pour Gil J.

 

5

Un jour de plus à mettre

Une bandelette

Autour de notre chagrin

 

6

Qui vient là soudain dans mon sang comme un poème qui ouvrirait ses mains sans faire tomber de cendres?

L'enfance s'assoupit dans une herbe fertile.

Le cœur à regret puise les mots avec une pelle toute déchiquetée qui les laisse filer.

La neige vient souvent, et la pluie, et les larmes, mouiller d'ombre la plus petite lumière.

 

7

On n'en croyait pas ses yeux, plein de larmes.

Les crues avaient empli les cœurs, et les jardins, et toutes les alertes avaient eu beau jeu, Marne, Yonne, Seine ne formaient plus en certaines zones décousues que de larges bassins d'eau qui avaient tout couvert jusqu'aux plus simples souvenirs, mêlant photos, barrières, plastiques, troncs d'arbres, jouets d'enfants désossés, pelures des rives, jaune sale des limons arrachés.

On voyait le matin, après le désastre, quelque pêcheur tentant de retrouver la rive, un enfant ramasser avec son père qui l'éloignait des rats quelques détritus à fourrer dans un sac.

Le ciel n'était plus le ciel, et la mémoire débordait de tout ce que les pauvres gens avaient perdu, murs, lisières, confort, habitudes des tracés, comme une souvenance éperdue, débondée.

 

8

On est sous tant de couches qu'on se cherche sans bras, presque sans voix. Le temps ce linge pesant a trop souvent pesé sur la pulpe des paupières. On a vécu sans doute comme d'un oubli moins pur.

Tant de noms venus nous caresser d'enfance!

Et puis les mots ont tout enfoui de ce désir qui frôle le nomade et son cours. Peu de sable sinon. Peu de sang sans couture.

On vit d'ombre, s'entend.

Quand il faudra heurter les plus sombres marches, il y aura un peu d'air pour faire fi de l'effroi, un peu de baume sur les mains du temps.

 

 

9

Lèpre

 

On est la lèpre

pour le genre sain

la crevasse

si c'est plaine

la bure pour cacher le moineau

la drôle de vérité sans demeure probe

dans l'interdit

la sombre rumeur

celle dont on coud les poches

dans l'opprobre

on migre à reculons

comme l'être

 

10

Je vais jusqu’au bord de ma tristesse

pour boire

je sais que chaque vers tisse

un peu plus

cette espèce de consolation fade comme l’herbe

je vais vers le jardin en quête d’eau

pour essayer une larme

moins vive

qui coupe moins la ride.

 

11

L’oubli comment ne pas

l’avoir éprouvé

souvent

on a quitté le bord

on a senti la marge

on s’est trompé pour soi pour vous pour l’autre

on a cru à une sourde

menace

qui ne vouait pas de coup

à cette audace de vivre

L’oubli je le ramasse

à chaque coupe de ciel

je l’éteins je l’étreins

d’un seul vers

de beau temps

sur la fenêtre

je passe le plus clair de ma tempe

à réfléchir pour rien

pour la mémoire obscure

d’une nonchalance éparse

au travers de la nuit

on m’oubliera pour sûr

je ne crains rien

dans le garni enfoui des vieux livres qu’on froisse

parfois il est un vers qui sourit qui grimace

entre deux poussières

cette seule image vit rit

au fronton de l’oubli

je ne crains rien

le sourire du vent a très souvent soufflé

sur la buée

du temps

(12 février 2018)

 

12

Pour l'ami Armand Guibert (1906-1990) :

Vers le soir vers la ville

-------------------------------------poème

 

à force d'écouter dans le noir

la lumière se frôle

"à travers les terres

habitées"

quand aux terrasses du soir

viennent boire quelques étoiles

ou quelques éteules d'une mer de blé

quand les apôtres s'enivrent

loin des solitudes

et qu'un vin âpre s'esseule

dans les jarres

à travers quelques âmes

c'est tout le peuple qui s'élève

dans le murmure des colombes

dont le gris s'agrège au sombre étal

des lampes murmurantes

et parfois l'oiseau du cœur chante

vers le désert

et appelle des vœux de pain

de partage et de ciel

(samedi 3 mars 2018)




Sophie Braganti, CE QUE LE BLEU SOULÈVE

Par quoi sommes-nous dans ce face à face retenus effrités seules quelques paroles qui n'ont plus de ciment tu veux partager ce qui nous départage ce qui nous départit ce qui fuit dans nos mains alors que je viens juste de me refermer sur Werther juste après Tristan et Iseult

laisse-moi fixer mes dents sur quelques paroles s'il me plaît empiéter déborder tu
me rappelles que comment je m'appelle je ne sais plus comment

 

je prends à peine la place d'un gourmand sur un tronc pendant que se secouent les feuilles je hume il vaut mieux se taire sous l’ombre se faire petite un moment et pas plus j'attends le corps à crocs d'un jour avec l'orage pas le temps de déguster avec l'orage pressé mais s'il revient s'il se retourne c'est jamais au même lieu jamais là où on l'attend comme un poème

 

des regards de biche tu n'en veux pas tu as raison on les chasse et leurs yeux de se fermer n'ont pas le temps

 

j'entends une flûte c'est pas une pastorale
dans mes tempes se percutent des cuivres et des marteaux

 

tronc blessé par la roche acérée avec mon œil je le gravis je me glisse dans sa faille m'y frotte je deviens bête croire me laisse lasse je t'invente sous le cadran solaire sine sole sileo sans soleil tout se tait je traduis pour toi

 

je me perds encore quelquefois dans les yeux du chasseur

 

on m'attrape par le cou exactement comme on fait au chaton après la bêtise aux bords des lèvres il y a un reflet quelque chose d'ironique avec du citron

 

du bleu jusqu’à par-dessus la tête s'invite il s'impose quand on voudrait toucher la couleur de la pluie et que la buée sur la vitre en prive par-dessus la tête même s’il décline se dégrade jusqu'aux doigts de l'ennui puis rien à cultiver

 

sinon le culte du rien étalé sur le champ des brumes chroniques les folles herbes ne barrent pas la route elles brouillent les pistes saupoudrent les anciens chemins de l'oubli qu'il faut deviner à présent comme tout ce qui pousse dans les ruines pousse les ruines ou pousse vers le grand bleu faute de le trouver il faut en inventer un chemin tracé à sa mesure ou peut-être un simplement bien large pour laisser passer les idées

 

tout ce que je vois dans ce paysage de papier je le vois avec tes yeux à toi je suis toi qui loges en moi pensionnaire de passage

 

si les feuilles regardent les yeux tombent

 

les fleurs jouent aux cartes un enfant pousse avec ce qu'il arrose le soleil se fane le printemps se couche sans hasard
on ne dit rien de ce que nous pensons

 

ça doit taper là derrière la tête toc-toc je cogne c'est moi coucou ça pourrait s'écrire comme à la fin d'une lettre de jeunesse discret en bas de page sur les montagnes où tout glisssssse avec les mauve c’est comme ça que je le dirais tout glisse infiniment avec la gamme des bleus c'est ici que le soleil emporte la lumière et de la journée les derniers hématomes

 

plus rien à te dire aujourd'hui tu es trop là à m'envahir in absentia

 

m’envoler vers le bleu en plongeant dans ses entrailles

 

le temps se détend le vent se distend le temps s'étend et je m'étire dans le vent tu
ris pour cette pirouette de la langue toi qui lis
moi pas

 

double salto l'enfant veut des crêpes il saute il faut y aller presto sans se retourner s'accorder se réaccorder avec les œufs le lait la farine et la fleur d'oranger c'est le bouquet

 

je froisse les herbes derrière moi les arbres on dirait qu'ils chuchotent les sapins une langue les mélèzes une autre concerto pour le pas se pose tellement haché que l'on se mettrait à compter à battre la musique avec les mains mais qui dit que la poésie n'est pas dans le vent qui ose dans la forêt entre les branches tressées le dos courbé

 

marcher sans chercher à redresser la tête à puiser la lumière que les nombreuses
cimes épuisent sine sole sileo pas de soleil je me tais

 

dans l'album du bleu le blanc est un nuage qui balance avec le blues

 

le ciel rassemble ses moutons l'œil faible du soleil paupières baissées attendre une bête explorer son territoire pour faire connaissance la surprendre laisses traces à quatre pattes doigts poils duvet ou plumes ou poing

 

je ne vous chasse pas je m'éloigne
ancolie oui mélancolie non

 

sur la neige les étoiles traînent pour ne pas regagner la nuit je guette tant le renard que je crois le voir je le vois ça y est je le vois je vous dis je me le suis si raconté comme dans l'enfance les fantômes qui flânent jusqu'à midi

 

c'est toujours par la cuisine sa fenêtre que les mots arrivent du lointain avec les bêtes et sans un bruit c'est toujours de la musique tu dis

 

attendre l'anima l'attendre au tournant comme cet étrange soi-même que l'on
cherche ou que l'on fuit

 

s'il n'est pas là le soleil tout meurt sine sole sileo

 

dans le bleu de la fin des nuages il y a des lettres des mots entendus dans le sens giratoire et ascensionnel ou linéaire des transparences d'adjectifs comme ceux que tu voudrais m'inventer en boucles en voie d'effacement où les corbeaux laissent tomber quelques virgules ils sont dans l'espace aérien les points qui se déplacent dans la phrase impossible comme si en prononçant bleu tu entendais jaune

 

l'herbe et la mer ici sont à l'unisson ondulent sous l'injonction du vent claquent piquent lèvres sel et poivre la mer sans réticence à rouler des hanches quand l'herbe apporte la mer à la mémoire on oublie le bleu du ciel

 

tu tires la couverture des brumes mais le paysage ne dormira pas

 

qu'a donc à dire mon baromètre intérieur quand la météo n'y parle pas qui a peint le trop plein de bleu le trop bleu du ciel celui qui résonne en mon noir le si bleu insupportable pour qui voit l'au-delà du bleu et le sous-bleu qui a peint le puits des couleurs devine le sur-bleu réveille mon sur-noir si sournois là où je m’engouffre

 

enfin

 

le bleu arrive là où je m'étais accrochée aux nuages suspendue à un cheveu d’azur et sur le sol herbleux porter en l'air le plus clair de la terre

 

le bleu se déroule il ne reste rien de l’arc-en-ciel dans lequel j’étais assise pas la

 

moindre cicatrice les coups d’en haut peuvent encore pleuvoir mais à cette heure ils sont loin derrière seule une vieille souche sur laquelle je m’assois à moins qu’elle ne s’effrite sous l’acide lumière il est midi
enfin

 

sine sole sileo
sans le soleil silence mais il est là
à brûler
les paroles qui ne sont pas dites
et sous les langues mille fois tournées
elles fondent

 

et tes yeux pardonne-moi je ne les ai pas bien regardés
ils ont si peu de bleu au fond
que je me l’invente