Murielle Compère-Demarcy, Trois chevreuils noirs…

© Jacques Cauda

 © Jacques Cauda

 

 

 

Trois chevreuils noirs
 sortent du bois du sommeil
L'alouette rouge fuse
dans la plaine intérieure
L'espoir allume
sur ses miroirs de plume
les ailes de l’ailleurs

avant la brume
aux naseaux des aumailles
avant
l'endormissement
de la sève au bord du sevrage
hivernal

L'hiver amorphe rêvera-t-il ?

Qui fera feu de tout bois
dans l'âtre veilleur
couché comme un chien prêt de s'ébattre
sur le seuil aux abois

Quand,
l'affût
marquera-t-il l'arrêt ?
Quand ,
s'activera
l'instinct prédateur ?

La montée de sève débourre déjà
ses velours mauves éclos en écailles

Passée, l'hibernation automnale
Levé, le philtre des bois dormants
Réveillée, la respiration endormie
Le sommeil tente ses premiers pas
à la descente du nid

De quelles forces d'être
de quel rougeoiement d’altitude
le printemps explosera ?

Le chien bleu rieur, la chienne rouanne
mon épagneul picard,
flairent avant l'heure
les odeurs
printanières

À Balkis

La buse miaule
le chevreuil aboie
mon petit chat crève
Je feule, je crache, je meurs

de mon petit chat mort
comme une Bête
Tandis que l’aube lève

s’impatiente
sort les griffes
de ne trouver parole
 l’affût rêve
par l’ombre féline
un peu de lumière

Petit chat
mon petit chat mort
je te ressuscite, te hèle, et je te ronronne
te cheville
à cœur-caresse
Je te parle
Tu renais
dans ce qui respire
de ce qu’il me reste
de ce qui me traîne
Je hurle
derrière mes yeux de Bête
ton cri fauve de chat sauvage                                                                                                                                          

La nuit se dilate
upilles désailées
Je plante mes canines
peine sourde, cri des larmes
rentré,
dans les plumes de ton sommeil                                      

 

La vipère du désir s'active
 ensorcelle la broussaille du soir
 jusqu'à son nid d'étoiles             
où les oiseaux de l'aube
reviendront boire

 bientôt le jour
 les langues de venin
noueront le sang
suffoqué sous l’épiderme

 

 

La fatigue dégonde
une fenêtre dans le crâne

dormante sur l'épaule

Plein vent un pic-vert ricane
envol ondulé sous le velum
des idées qui s'écharpent
La volière des pensées est vide

La tenaille du soleil retire
une écharde
rire rouge flamboyant
entre les dents
de ta migraine qui cogne

Derrière le rideau qui gondole
un oiseau est rentré
dans le ciel éventé de ta tête
il tisonne l'alerte
dans le feu fané des décombres
où dorment fleurs de cendre
les arachnides du temps 
que la mort tisserande déchire
La cage est ouverte

Sous le manteau des coups de lames
feux sanglants de la veille
s'activent
esquivent dans le foyer décomposé
les gestes courts
les paroles torves paradoxales

celles qui font mal

Reposée la fatigue
déposera
sa mue dans l'âtre
jusqu'à
la prochaine attaque

de quelle nouvelle créature hybride
de quel nouveau monstre du Langage ?

© Jacques Cauda

 © Jacques Cauda

Présentation de l’auteur




Dominique Bergougnoux, En bas dans le square…

En bas dans le square on entend
Des pétards
Des brisures
De voix et de verre blanc
Une flasque se brise
Les baisers ont roulé sous un banc sale
Canettes de bière tas de mégots 
La fête est finie

Dans l'écorce impassible
Un cœur brut
S'écorche

Sous le couteau rouillé
Des amours anonymes

 

 

* * *

 

 

Avant la cendre
Il y aura eu la pesée des bûches dans l’âtre
Le tango nu des flammes à talons ardents
L’ondoiement vif du rouge entre les plis
Des crépitements tendres
Des feulements souples
Et l’abandon hypnotique du bois
A sa chute moelleuse…
Destin de fumées, de poussière et d’écorces
Douceur du gris
Des cendres
Tout
Consumé

 

 

* * *

 

 

Oh ! être un oiseau bleu
Se blottir dans l’or fauve des feuilles
La tête dans le doux et la tiédeur des plumes
Fermer les paupières du jour

Oublier le froid qui mord
Le vent qui ploie
L’arbre et le nid

Etre
Un reposoir d’ailes à déployer
Un rêve d’ailleurs d’îles sous le vent
Une boule de vie duveteuse
Un atome léger et dense
L’esquisse d’un destin migrateur
Tracé dans la fulgurance du ciel

Un envol en suspens
Entre deux mondes…

 

 

* * *

 

 

flèche d’un vert cru
fend le matin morne et gris
– l’envol des perruches

 

 

* * *

 

 

Là, sous mon pied
Au clair de la lune improbable
Et d’un réverbère jaune
Dans un carré de vert urbain
Rencontre insolite
Métaphoriquement assortie
Un hérisson tout apeuré
Et mon chagrin en boule
Bardé de piquants.

Présentation de l’auteur




Laurent Maindon, cinq poèmes bilingues, traduits par Sabine Huynh

Là où ciel et sente se fondent

Ondulant avec science et ardeur

Tu embrases les songes

Et flûtes les heures jusqu’à l’abandon

 

 

*

Quand glisse érudite la sueur sur ton cou

Salée de tes secrets les plus secrets

Une parhélie du désir prend feu

Consumant horloges et dettes à venir

 

 

*

Persistance de l’écho au réveil

Qui alimente l’illusion d’un firmament

Ton image se dédouble à l’infini

Dans la constellation du désoubli

 

 

*

Un chaloupé envahissant finit par l’hypnose

Une prophétie sans controverse

Ruine toute tentative de résolution

Et toi de t’évanouir sans traces ni ruines

 

 

*

Un feu follet irrésistible ment

Les mots alors chahutés

Virevoltent et s’entrelacent dans un soupir

Ci-gît la rémanence du désir

 

 

 

*

Where the path blends into the sky

Undulating with learning and with passion

You set dreams ablaze

Before yielding the hours sing like a flute

 

 

*

When sweat knowingly glides down your neck

Made salty by your most hidden secrets

A halo of desire catches fire

Burning the clocks and burdens to come

 

 

*

Upon waking the echo lingers

Creating the illusion of a firmament

Your image splits ad infinitum

Within the constellation of memories

 

 

*

An invasive hip swing ends in hypnosis

Indisputable prophecy

Ruining all attempts to resolve

And you vanish without leaving tracks nor ruins

 

 

*

An irresistible wisp deceives

Thus the spilled words

Twirl and hug with a sigh

Here lies the afterglow of desire

 

 

 

*

Présentation de l’auteur




CeeJay, 655 Angélus.

Les oiseaux font silence
Devant le visage du couchant
Les brisures de crépuscule
S'épanouissent lentement
Au ras des pâturages
Un mirage de bonheur
S'efface adagio cantabile
La rivière suspend son cours
Et se tait
Ni ennui
Ni espérance
Une sorte de paix majestueuse
Qui rode
Et s'étend comme un brouillard
C'est l'heure de l'esprit
Et des pensées fécondes.

Présentation de l’auteur




CeeJay, 697 Ce que je sais 

Que savons-nous des larmes de l'arbre
De la couleur du sang de la pierre
Les âmes des corps célestes sont-elles éternelles.
Que savons-nous du désir des trous noirs
De l'épuisement de la terre à la tâche perpétuelle
Les mystères sont-ils des entités.
Que savons nous vraiment de nous
De notre présence les uns auprès des autres
Y a-t-il une ligne qui relie toutes nos existences .
??? ???
Moi je sais les pleurs des animaux
La sensibilité extrême des végétaux
La souffrance des montagnes à émerger.
Je sais que le papillon ignore qu'il était chenille
Que les maisons gardent nos traces dans leur murs
Le voyage hors des corps pour un dernier adieu.
Je sais que la mer est vivante
Que les vents ensemencent les terres
L'esprit capable de mille fois plus de pouvoir.
!!! !!!

Présentation de l’auteur




CeeJay, 691 Le passé reste à venir

Me secoue le ressac des mers anciennes
J'entends Homère dire ses immortels vers
Vraiment écrire laisse des traces indélébiles
Balayées par les faisceaux du phare d'Alexandrie.
Cette mer de poésie submerge les âges
Et les monts de la terre sans cesse labourés
Par quelques millénaires géologiques.
Les baisers de Platon effleurent mes deux tempes
Les lauriers de Sophocle viennent me ceindre le front
Ces visites ont sur moi l'effet d'un chant de sirène
Symbole de l'âme des morts
Fille d'Achéloos qui a tenté Ulysse
Et je suis moi aussi aspiré par ce trou dans le temps
En danger de succomber à la mélopée du poème
D'en rester prisonnier à jamais sans plus écrire un mot
Dans ce passé du temps qui reste à venir.

Présentation de l’auteur




Guy Ferdinande , Demain la veille ! et autres textes

« Je parle pour dans dix siècles »
Léo Ferré
« Je l’affirme et je signe »
Jean Ferrat

Demain la veille !

 

— Quand les caribous reviendront, les caravanes reviendront, les hiboux reviendront, pour la frime, pour la forme, pour la rime, les lilas blancs des frimas surgiront, et les giroflées emmitouflées, et les bougainvilliers et les bayadères enamourées, tout ça. Oh, le ramdam !

Quand les caribous reviendront, les beaux jours reviendront, les esturgeons remonteront à nouveau le cours de la Deûle. D’un bruit sec dans les courées du passé les inquiétudes tomberont comme les chiffes molles qu’elles seront devenues, et les crabes, et les dettes, alouette…

— Ah, Lou, êtes-vous bien sûre de ce que vous me promettez-là ?

— Quand les caribous reviendront, les guimbardes reviendront, les kazoos reviendront et les grigous (vieilles badernes !) et aussi les sagouins sécheront sur pied, je tiens ça de bonne source.

Quand les caribous reviendront, les journées reviendront, rondes, pulpeuses, juteuses, sucrées, comme tout ce qui est rond pulpeux juteux et sucré se doit d’être sous peine de faire mentir les caribous qui, quand ils reviendront, auront à cœur de débusquer la carabistouille dans le marc du café matutinal.

Quand les caribous reviendront les nochères vibreront à nouveau à la nuit tombante, — car les nuits reviendront, et, ce faisant, les jours — alors les damnés de la terre et les hymnes poudreux qui s’enflamment comme de l’amadou à la nuit tombée reviendront (dirons-nous de l’amadou du caribou et des cors aux pieds que l’un va à l’autre comme la carpe au latin ? Et pourtant ite missa est.).

Quand les caribous reviendront, les Algonquins reviendront, et les Hurons, et la langue verte des Algonquins, et celle écarlate des Hurons, et celle tête-bêche des poteaux. Les caribous ne font pas peur, nulle crainte à avoir : chaque soir sera piste aux étoiles filantes... quand ils reviendront !

Car ils reviendront les chers caribous de nos bonnes pioches, et avec eux accourus d’Australie les dingos, accourus d’Aix-la-Chapelle les travailleurs du chapeau, les têtes de linottes, les zozos, accourus de Nonochie les Nonoches, accourus de Babachie les Babaches, nos frères en fariboles, et aussi les Ostrogoths, les Burgondes, les Bigoudens, les Burnous, les Clafoutis, les Tintouins, les Millepertuis, tous plus caribous les uns que les autres.

Quand les caribous reviendront, les colchiques redeviendront visibles derrière équarrisseurs et oligochètes appointés, et aussi et encore les caribous, car en effet quand les caribous reviennent tous les caribous reviennent, absolument tous, ce qui visiblement semble leur règle.

En quelques mots comme en cent : quand les caribous reviendront les caribous reviendront, ce sera fête alors ; l’aire du taon ne sera plus d’aucun fond d’ère, nous serons vernis, et comme nous en aurons soupé de toute cette poussière nous ne serons plus tenus d’opposer munitions à punitions, pouvoir à possibilité, sucre à pince ou, comme l’exige la chute, pince à linge.

 

 

 

Le Paradoxe de la p’tite bête

(Tombeau de Qala Mara)

 

Où donc est passé le temps à corps perdu de la petite bête ? La petite bête qui montait, qui montait, n’était pas de celles qui ont aujourd’hui cette apparence de pou que d’aucuns se plaisent à chercher comme la toison d’or afin d’en découdre, pas du tout ! La petite bête qui montait, qui montait, avait l’opiniâtreté des héroïnes des fables de La Fontaine — grenouille, tortue, araignée, mouche, puce, cigale, fourmi —, elle qui saupoudrait de septième ciel tant de mirettes et que nul jamais ne put décrier. L’été profus perdant son aiguillon dans la botte de sept lieues, la simple félicité champêtre s’ouvrait à lui à l’égal du premier bouton de rose. Le temps battait la campagne alors. Et puis, quand bien même ne l’aurions-nous pas connu, ce faune primesautier, malandrin des fourrés, suborneur des fenils, au moins l’aurions-nous sucé de notre pouce. Une saison durant, l’été fut en effet le temps de l’être, mais c’est l’hiver, l’hiver dont les yeux rougis n’ont gardé du soir qu’un impassible souvenir, qui est resté pour enrichir l’uranium et financer l’industrie des mouvements de masse. C’est comme ça que la vie a viré de bord. La vie !... Comment pourrions-nous être en retard sur elle alors qu’avec la fin des grands mammifères c’est elle et non le marché noir du CO2 qui fut refoulée très loin au-delà du périphérique. Abeilles, coquelicots, criquets, mer d’Aral, lac d’Ourmia, s’ensuivirent. L’air n’est plus que fumée opaque et négoces humanophages. La vie !... Sa facétieuse jacasserie passée de mode, ne restent plus que les peaussiers du dimanche pour peigner la rigueur boréale. N’est-il pas plus pratique que vivre ne soit pas une pratique, demande le Sphinx ? On se trompe, bien sûr, on se trompe continuellement, surtout quand on écrit ainsi que je suis en train de le faire. Vivre c’est se tromper. Écrire c’est se tromper. Et c’est pour cela qu’on écrit, pour tenter de repasser par le chemin qui ne nous a pas emmenés dans l’île fantôme que nous crûmes après coup avoir désiré gagner. Quand les poux se dressent sur leur séant pour bannir le bleu des foins, sommes-nous les chiens de nos ailes ?

 

 

 

Seule demeure

Il faut quatre murs pour faire une maison. Quatre murs. Il se trouve que quatre murs, c’est justement ce dont ma maison s’enorgueillit : quatre murs, quatre murs de bonne brique avec porte, fenêtres, chambranles, solives et sur chaque mur le cadran solaire en terre cuite de la Guilde des Briquetiers du Grand Matin.

Remarquez, on peut aussi faire une maison avec trois murs, la forme des commodes ne s’accommode guère de trois murs mais avec l’invention prochaine des incommodes à angles aigus ça va s’emboîter aux petits oignons. Je dis ça parce que ma maison n’a pas quatre murs mais trois. Trois murs. Si une maison à trois murs est une maison, alors ma maison en est une.

Je viens de dire « trois » ? C’est fort étrange. J’ignore comment ça m’est venu. Je ne connais pas le chiffre trois et je n’ai même jamais su compter jusqu’à trois. Je sais compter jusqu’à quatre : un premier mur, un second mur, un quatrième mur, mais je ne sais pas compter jusqu’à trois. Mieux vaut abréger alors.

Ma maison a deux murs. Deux murs. Ma maison est le couloir qui, l’heure venue, me permettra d’accéder à ma maison. Il faut deux murs, deux murs de bonne brique pour faire un couloir. Plus tard, ce sera une maison mais pour l’instant il faut un début à tout. Jadis ma maison a dû avoir trois ou quatre murs, je ne me rappelle plus, seulement avec les bombardements c’est devenu un couloir, un bon couloir bien aéré. S’il ne faut que deux murs pour faire un courant d’air, réciproquement un courant d’air est nécessaire et suffisant pour faire un couloir. Ce couloir est prémonitoire : ce sera une bonne maison, c’est déjà une bonne maison.

Mais ce sont des histoires tout ça, ne m’écoutez pas ! Il n’y a plus eu de bombardements par ici depuis perpette. N’empêche que s’il y en avait eu le résultat serait le même.

À la vérité, il ne faut qu’un seul mur pour faire une maison. Un mur non pas de brique, et pas plus de placoplâtre ou de bambou, un mur en papier. Un mur en papier est bien suffisant pour faire une maison. Que j’écrive sur ma maison et voilà ma maison. Le papier sur lequel j’écris sur ma maison c’est ma maison, ma maison d’être.

Alors, donnons-nous en à cœur joie : il faut sept cent soixante-treize murs pour faire une maison, une maison de brique rouge des plus chic. Sept cent soixante-treize murs, pas un de moins ! Personne dans aucun quartier aisé ne pourra jamais en dire autant. Si vous en supprimez un, un seul petit mur ! Elle n’a pas besoin de s’écrouler pour que ce ne soit plus une maison : sept cent soixante-douze murs et ce n’est plus une maison.

Maintenant, si vous tenez absolument à ce que votre maison n’ait que sept cent soixante-douze murs — c’est une économie de bout de chandelle ! — il vous faut en ce cas remplacer le mur manquant par un poème. Profitez-en, les poèmes sont vraiment pour rien en ce moment ! Mais si la question qui se pose à vous est réellement d’économie, alors il importe de remplacer chaque soustraction de mur par une addition de poème. Au prix où sont les poèmes, l’économie sera substantielle.

À terme, si comme moi vous vous satisfaites d’un mur — maintenant que nous avons vu qu’il ne suffit que d’un mur pour faire une maison, une maison bien épaisse —, il vous faudra en ce cas écrire sept cent soixante-douze poèmes. Mais vous avez le temps, la vie est vraiment pour rien en ce moment, il faut en profiter.

Présentation de l’auteur




CeeJay, 586 La Chute dans l’Abîme..

Le côté sombre de l'ombre
Cynique de ce siècle
Nous atteint
En plein cœur dévasté.
Au commencement
Était le rêve
La paix a passé son tour
Dans la mélancolie
La tristesse a pris sa place
S'est installée
Sans cesse à la recherche
De celle ou celui
Qui fermera nos yeux.
Nous subissons la vie
Comme des infiltrés.
Enserrés de barbelés
Les paumes calcinées
Aux écorces des arbres
Chauffés à blanc
Les yeux crevés
Aux horreurs des visions
Hérissés de sueur froide
de sang et de larmes.
Le Je rêveur et son double
Le dormeur 
Happés tous deux
Dans le vertige de l'incertitude
Empreints de gravité
Traversent la souffrance
Du monde où l'on plonge.
Comme on chute dans l'abîme.

Présentation de l’auteur




Marilyn Hacker, Calligraphies : IV

Poèmes traduits par Jean Migrenne

 

Huit heures du matin.
La vieille au bout du couloir  
passe du Fairouz.

Il pleut en gris sur nos toits en pente.
Beyrouth est sous les tempêtes de sable.

L’ivrogne supplie
la jolie fille de sa voisine
de ne pas l’oublier

dans les paroles de la vieille vedette.
Dans le couloir, le chant se dévide.

 

*

 

Couloir aux portes fermées
à clef sur des possibles,
miroirs déformants,

face à grotesque face.
Retour à des frontières

closes de barbelés.
À la langue de mon grand-père et
celle que j’écoute,

à leurs invectives, leur mutuelle
incompréhension. Glaces, portes.

 

*

 

La glace au matin
donne sur la pluie —
début octobre

comme en hiver dans cette ville.
À écrire, en pyjama,

désolée devant toi-même,
dictionnaire ouvert
sur de vains désirs,

tu poses un mot, fermes les yeux,
entends des pas, de moins en moins.

 

*

De moins en moins de jour —
encore nuit à six heures, à la demie,
derrière les rideaux de tulle beige.

Le café est éclairé
comme cinq heures plus tôt.

Demi-heure de lecture
au lit, ou prendre un pull,
se faire un bain moussant,

avant le café, les journaux qui voient
les jours en noir, de plus en plus.

 

*

 

Des femmes de plus en plus vieilles,
toutes, c’est ce que voit mon ami chauve,
qu’elles aient son âge ou plus,

qu’elles écrivent, enseignent : ses collègues.
« Elle a au moins quatre-vingts ans. »

« Non, soixante-huit,
ça change quelque chose ? »
« Non, pas soixante,

cinquante-quatre, comme toi. »
(Il vit avec une de vingt-deux.)

 

*

 

Deux sous-titres sur l’écran,
anglais et français. Les acteurs
jouent en arabe

le sac d’Ur : scribes, tablettes,
martyre du savant

qui les déchiffrait, les traduisait.
Rasha connaît la moitié d’entre eux,
revient à la réalité, à la vie

de gongs, de lamentations,
de résurrection d’un verbe assassiné.

 

 

*

 

Résurrection du jour —
fins d’après-midi de juillet
en promenades à reconsidérer

l’inachevé, le non commencé,
aller jusqu’au canal.

Encore trois heures de jour :
de quoi commencer ; de quoi terminer...
C’était avant ; maintenant il fait nuit

avant sept heures et les après-
midi fondent au noir.

 

*

 

Après-midi d’automne,
pour descendre à la Mairie porter
un sac de serviettes,

de T-shirts, trois sacs à dos,
à la collecte des réfugiés.

Des cachemires de deux ans, on
n’offre pas ça à des amis.
Au café, ils ne veulent pas

que tu paies l’addition, que tu leur dises :
«On se voit l’année prochaine, à Damas... »

 

*

 

À ce moment-ci de l’année,
c’est la rentrée, nouveaux
étudiants, nouveaux profs, épreuves

à relire pour les parutions de printemps,
numéro d’automne tout frais à poster.

Moi, émigrée,
je pointe les saisons sans
permis de travail. Me revoici

étudiante, à traduire en triangle,
toujours nouvelle.

 

*

 

Nouvelle un jour,
absente aujourd’hui.
Je me ferai à la quinzaine d’années

de repas partagés, à son esprit
éteint à quatre-vingt-dix ans ;

amours de ma vie qui
ont changé d’avis, différentes
maintenant, amours mortes...

yeux noisette ou verts d’hier,
avenir d’hier aujourd’hui passé.

 

*

 

Aujourd’hui figues en salade
en émincé, figues au labneh,
figues vertes d’Italie,

et figues de Provence bleu-foncé
achetées à l’étal des trois frères.

Souvenir de branches
de figuier par-dessus des murs
de pierre, ou du temps

où par l’échelle on grimpait sur le toit
cueillir les figues tardives de Vence.

 

*

 

Septembre à Vence :
sur la terrasse avec Marie
à écouter le torrent

murmurer son prélude et fugue
à nos lapidaires petits déjeuners —

café, pain, confiture.
Elle avait cinquante-neuf ans.
J’en avais trente-sept.

Quasiment le même âge pour
passer à notre journée de travail.

 

*

 

Le sonnet passe
de l’affirmation à l’interrogation,
du panorama au gros plan,

La consultation chez le médecin,
passe de la corvée au verdict.

Le bébé passe sa première semaine
protégé par son berceau de bois,
sur un tapis kurde tissé

d’une plume de cigogne qui lui dévide
sa lointaine berceuse tout le matin.

 

Présentation de l’auteur




Thibault Marthouret, Qu’en moi Tokyo s’anonyme (extraits)

/nous sommes faits

 

nous sommes faits d’ombre et d’écrans                                                                                          we look like modern day ghosts

nos bouches ne réchauffent rien de vivant                                                                                 ghastly, gone

nous dormons sur le dos comme les mouches mortes
retournés par nos rêves d’intemporalité
retournés sur nos ailes froissées
mouches pharaoniques                                                                                                                                     not to be opened

nous nous partageons sans donner                                                                                                     we are done
nous nous sommes ouverts en public                                                                                        not to be opened
déversés en privé
nous n’avons eu de cesse
de nous claquemurer les côtes
les côtés du carré                                                                                                                                             not to be opened
les chambres du cœur
sont capitonnées                                                                                                                                                  locked in echo

des vents violents nous meuvent et nous façonnent                                                                circle line
nous sommes faits
nous appelons encore visages ces rasoirs
ces lèvres                                                                                                                                                                    not to be opened

chaque usager possède un petit pistolet glissé dans une blague                                          a brain
                                                                                                                                                                                          with a gun in it
il le dépose, une fois rentré, sous l’oreiller
ou dans un coffre-fort noir
derrière des codes, des loquets, des murs
enflammés                                                                                                                                                                 we are done

le fil de nos visages suffit pour tenir à distance les funambules                                             not to be opened

nous courons de nuit par milliers nous jeter dans la mer                                                         with open arms

do you mind me asking?                                                                        vous pouvez tout me demander

comment faire taire le bébé à peine embarqué ?
la bête dans l’habitacle ?
la peine charriée de longue date?
le funambule dans le coffre ?                                                                                                                           do you mind?

How long this howling at the moon business?

 

 

> A écouter ici <

 

 

/à destination

 

Coulisse. Claque. Une porte. Une tête. Passe.

Nous traversons une forêt de pins rouges et écorchés.
Nous circulons actuellement avec un retard d’environ.
La tête heurte le porte-bagages à chaque fois que le train penche.

Claque. S’approche. Flotte. Nous surplombe —

je suis fatiguée
je m’essouffle quand je fais le ménage
j’ai des extra systoles, je lui ai dit

Le service de vente ambulante la chasse de l’allée centrale.
Le retard d’environ traverse toujours les pins blasés.

Une mère — c’est dégoûtant ! — arrache de son siège le repose-tête,
carré de tissu vert acide, vert électrique, statique, le velcro crache.

Mes cheveux et le haut de ma nuque ne répondent pas :
ma tête est-elle calée sur un carré de tissu scratché et de quelle couleur ?

Je n’ose pas la tourner, me trouverais — dégoûtant !
nez à nez avec l’appuie-tête.

Le 15h55 transporte exclusivement des séniors encartés et de jeunes mamans.
Des mains sortent des banquettes — dégoûtant !

Coulisse. Claque. Le loquet se désenclenche. Coulisse. Claque.

Les appuie-têtes démangent et grésillent.

Les usagers partis en masse aux toilettes ont tous repris leur place.
Personne n’erre dans les couloirs en quête de la voiture bar.
Vingt minutes avant l’arrivée, je mets ma main à couper —

Coulisse. Claque. —

qu’ils vont y retourner

je lui ai dit que je m’essoufflais, que j’avais mal aux seins
que ça faisait comme des décharges
il m’a dit de me tranquilliser

La voiture 15 regarde la tête revenue se balancer tandis que les vessies s’emplissent
et que je cherche cette teinte de cheveux dans les bleus de mon nuancier.

Nous creusons autour d’elle une douve de silence.

Les extra systoles y frétillent comme des têtards.

 

 

 

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Wasting time.

Toi dont le crayon avait ouvert une brèche dans la grisaille,
te revoilà. Pourquoi toujours à mon côté, jamais de face ?

Disparaît tout ce qui n’est pas la chaleur de ton épaule, l’ocre des feuilles
dans les arbustes et les buissons filant à notre hauteur.

L’interespace s’évanouit dans l’intercité lancé à toute vitesse.
Ta chaleur remplace ma concentration. Même état profond.

La couverture cartonnée me glisse des mains. Même sas.
Tu ne dessines plus. Tu somnoles.

Une aiguille à tricoter brandie par une main passagère se lève, désigne
le ciel offert, tapote la vitre du train, guêpe en quête de K.O..

Quel effort titanesque pour se rendre compte qu’il fait beau.
Quel effort titanesque pour voir, simplement voir, les taches violettes de l’hiver sur l’or.

Watching him.

Le soleil se mire dans ta montre d’explorateur.
Impossible de lire l’heure. Je ne saurais plus.

L’automne est une couleur qui s’ouvre dans le vert et le dévore.
L’hiver est-il cet unique ongle noir sur la main vernie de cette femme qui passe,

majeur masqué parmi les carreaux, diamants rouges,
acrobate vengeur sur le repose-tête.

Quel âge avais-tu quand tu t’es cassé le nez ? Te l’a-t-on cassé ? Avais-tu chuté ?
Ton bras tressaille et mon regard s’envole, se pose successivement sur

des baies empoisonnées, des ronces, du poil à gratter, Poitiers.
Le jeune homme blond sur le siège d’en face écrit dans un carnet, cache ce qu’il écrit —

des secrets, de mauvaises vérités — mordille son crayon entre deux phrases,
il ressemble à quelqu’un qui d’habitude porte des lunettes

et devait se ronger les ongles.
Une étrange cicatrice sur son front m’arrête.

Writing the time I waste.

> A écouter ici <

 

 

 

/au matin inachevé

 

Quel bleu ? Turquoise ? Cobalt ?
Canard ? Taupaze ? Cyan ?
Dragée ? Polaire ? Paon ?
Un choix est fait, un pot de peinture acheté,
entamé, rangé à moitié plein dans le débarras.

Il faudra ramasser ton verre.

Crémaillère. Vous n’auriez pas dû.
Elles sont splendides.
Je vais prendre ta veste.
Le bouquet disparaît en évidence sur l’étagère
à côté de la collection de coquilles vides.

Un fond de verre s’évapore dans le salon éteint.
Autour d’une langue violette, des dents grincent.
L’alcool assèche la nuit qui sent la peinture fraîche,
aplanit les rêves en trompe-l’œil.

Plutôt Médoc ? Plutôt Graves ? Foxé ou suave ?
Margaux ? Pomerol ? Charpenté ? Sur du
fruit, du galet, du caillou, de la bête
rouge ? Débouché. Versé. Senti. Bu.

Tu n’aurais pas un peu de peinture qui traîne ?
Sur l’étagère, le bouquet a depuis longtemps viré
au pot-pourri à côté des coquilles vidées
du souvenir de la mer.

Le couvercle colle, va chercher le tournevis —
déconvenue : le bleu a tourné violet, a tourné
dense et mou comme une langue exsudant.
Serre les dents. Tout ce gâchis. Quelqu’un n’a pas fini
son vin. J’avais pris ta veste.

Entre deux plis de silence, un fil lâche.
Une syllabe craque. Se découd. Il fait froid.
J’enfile ta veste pleine de trous, ta voix
ne coule plus, elle se déchire à chaque geste.
Comment te mouvais-tu ?

Mauvais pantomime puant l’antimite,
je ne retrouve pas ton corps, ta langue,
retourne tes poches, rien n’en tombe.

Le matin dans le verre s’est éventé. Je le jette
dans l’évier. Le filtre à café le rejoint,
échoue sur le flanc, masse médusée aux entrailles
retournées, écloses, explosion de roses noirs
sur la plage d’inox.

Il faudra sécher ton verre.
Ne pas l’oublier sur l’égouttoir.
Effacer les traces.

 

 

 

/dénouement et deux lithographies

 

 

rappelle-toi tu avais étiré

ici

les cordes d’un violon
retombées inertes sur le sol

juice them up !

la musique n’avait pas pris
tu les retrouves aujourd’hui
roulées en boule
dans un coin de la pièce
où les visiteurs
ne s’aventurent pas
rêches
raidies
comme des troncs de hêtres
emmêlés

fuck me fuck you tree’

fuck you fuck me tree’

le même silence lithographique
et embrouillé
sec
comme des cheveux
coupés
une pelisse

pour personne

ratures recroquevillées
dans un coin de page
tu essaies de séparer
les racines

des vermicelles

les pattes de mouche

des poils de verrat

de débrouiller les écheveaux
fils de fer
nerfs
amorces de sons
de les tendre

entre deux poteaux

télégraphiques

le violon d’Ingres s’étire

en pont

de singe

en poème

corde à linge

où perchent les étourneaux sansonnet

still voice

pas d’électricité

don’t apologise for what you didn’t say

puis la voix mort-née ressuscite
dans l’enfilade des becs alignés
noire et statique
voix du poème vengé
capable d’imiter
cris d’oiseaux
d’humains
bruits domestiques
clefs dans la porte
porte qui grince
sonnerie du téléphone

answer it !

un étourneau
imite John Cage
à l’autre bout du fil

décroche !

un étourneau imite
un étourneau imitant
John Cage imitant
un étourneau
à l’autre bout de la

ligne

noue

l’extrémité du lacet
pour qu’il ne sorte pas de
l’œillet
l’œil est
eye am
l’œil est
le nœud
de la voix

eye am knot an eyeball

tu la baisses
ou l’élèves
en tournant
les chevilles
et en battant
des cils
tu accordes
ton violon
sa voix juste
relie

une rive

et un éther

 

the end

 

of my tether

un étourneau lézarde

la vitre

 

 

 

Présentation de l’auteur