Delphine Evano, Sédiment et autres poèmes

 sédiment

les marées inlassables
les ressacs
dénudent à nos gueules d'amour l'envers du décor
déposent à nos pieds les plages d'un peu plus loin

la mer s'en va

laissant derrière elle
par paliers par vagues successives
ses filets d'algues vertes
ses arabesques aux nacres de chair

les promontoires pour crabes et enfants
plongeoirs grotesques aux frondaisons de nos futurs bains estivaux
s'amoncellent en monticules

voici la nouvelle Ys

cité neuve surgie au bord de nos paupières
architecture renaissante de coquillages et d'ossements
aux sommets bientôt culminants par-dessus les terres

des formes humaines jamais repêchées
y sédimentent les grèves

transfert

ne pas devenir sale
de bouts d'idées cabossées

ni gueuler au parloir de la vie comme on frapperait dans ses mains par solitude
béatitude
ou désespérance

s'assimiler au monde faire siennes les palpations de mille chairs chaudes
intouchables

refuser les guenilles
apostoliques ou dogmatiques

elles tombent inutiles

une
à
une

lourdes
aux pieds comme au moment d'aimer

être nu

ce soir le monde a pris la forme d'un sein
sans autre embouchure que le désir plein
d'avoir tout entier le globe
en bouche

rognures

par remontées capillaires
les doryphores
enflent du bout de leurs ailes nos garde-manger
ce qui reste du pain brut de
nos justes coïncidences
nos différences

insectes de nuit rampants et fauves
il grignotent à brûle-gueule
l'autre venu d'ailleurs
avec lui
la jonction la chance des
partages

dans leurs rayures sans compromis de noir de jaune et d'ocre
ils mastiquent à brûle-foies
les détours les contours
invoquant
l'avenir de nos fils
la sueur de nos pères pourtant partout dans la glaise
mélangés

foulant aux pieds
le brassage naturel
des genres et des couleurs

croquemitaines des fabulettes d'autrefois
au cordeau des parallèles

ils avancent

pub

devant toi
gravelot mignon
faucheur de vers à sable

la voix monocorde des femmes
à l'air des inégales
sonne creux

aux écrans des abris-bus
les seins battent encore l'amble
à la cantine des hommes

comme des rames
comme des plats

des plics
des plocs
sur l'eau

Présentation de l’auteur




Róisín Tierney, The Finding et autres poèmes

Poèmes de Róisín Tierney traduits par Bernard Turle

The Finding

Look around when you have got your first mushroom
or made your first discovery: they grow in clusters.

George Pólya

He, though, had an almost melted look.
Too many years spent thumbing the ancient tracts,
fumbling with his crucible and pen,
trying to turn piss into gold. Pah!
He was nothing but trouble. The facts
do not uphold. Piss is what it is. How
his wife put up with the stink! Neighbours
grumbled, yet surrendered their pisspots,
afraid of his squinny, his mad blue stare.
Once he dampened some straw with the stuff,
let it rot down, set it alight. POUF!
That’s when we said it was time to stop,
but he kept on secretly, using his own dribble
and whatever other ‘streams of fortune’
came his way; the odd pedlar’s or wayfarer’s,
even his mares’ great gush, until one day
he noticed that a quantity boiled down
gave up not gold, but a ‘devilish light’.
We drove all three of them out of town,
the alchemist, his sad wife, their baby,
which had the most angelic face, dimples,
pink grin, the softest golden curls.

Découverte

A ton premier champignon, ta première découverte,
regarde autour de toi : ils ne poussent jamais seuls.

George Pólya

Il avait, c’est vrai, l’air quasi liquéfié.
Trop d’années passées à feuilleter les anciennes voies,
à fouiller son creuset, sa bauge,
à tenter de changer la pisse en or. Pouah !
Que des embrouilles. Les faits
le contredisent. La pisse, c’est la pisse. Et
sa femme supportait cette infection ! Les voisins
regimbaient, mais lui soumettaient leur pot,
craignant son regard de biais, bleu, de fou.
Un jour, il en imbiba la paille,
la laissa pourrir, l’enflamma. PFFUIT!
C’est alors qu’on dit : suffit.
Mais il continua en secret, utilisant son pipi
et tout autre « flot de fortune »
coulant par là : d’un colporteur, d’un cheminot,
jusqu’au pisse-dru de ses juments, jusqu’à ce qu’un jour,
il note que d’une quantité bouillie
n’émanait pas de l’or mais un « éclat diabolique ».
Alors, on les a tous trois chassés de la ville,
l’alchimiste, sa triste épouse, leur bébé
au visage si angélique,fossettes,
sourire rosé, si douces boucles d’or.

Pitchblende

How could Maria Skłodowska, as she was then known
when she first stepped from the Flying University

onto the streets of Paris, have guessed,
that her findings would one day set her lab aglow,

electrify the air, thin her blood fatally
as she lined her pockets with them:

radium, polonium? (This last named after her country).
How could she ever have guessed

that the burn from these would be so rare
that they would not only cauterise

my mother-in-law’s bladder, my father’s throat,
but so douse her manuscripts, her precious notes

that they would have to lie softly
at the heart of the great Bibliothèque Nationale

in a lead lined-chamber,
for a half-life of approximately

one-thousand-six-hundred years?

Uraninite

Comment Maria Skłodowska, de son nom d’alors, aurait-elle pu deviner,
quand elle débarqua de l’Université volante

dans les rues de Paris, qu’un jour
ses découvertes irradieraient son laboratoire,

électrifieraient l’air, fluidifieraient mortellement son sang,
quand elle en doublerait ses poches :

radium, polonium ? (ce dernier nommé d’après sa patrie).
Comment aurait-elle pu savoir

que leurs brûlures si particulières
non seulement cautériseraient

la vessie de ma belle-mère, la gorge de mon père,
mais encore imprégneraient tant ses manuscrits, ses notes précieuses,

qu’ils devraient reposer en douceur
au coeur de l’éminente Bibliothèque Nationale

sous une cloche de verre plombée,
pour une demi-vie d’environ

mille-six-cents-ans ?

Ataxia

Your first wobbles they put down to wobbliness
in general. Then your many falls and tumbles
raised the red flag for danger,
sent them hurtling for a diagnosis,
which took its time coming: Ataxia
– O elegant word! – from the Greek,
meaning lack of order (in your case, balance),
progressive, degenerative, part of you.

Your unsteady sway naturally caused problems
when it came to casting for the school play
(The Owl and the Pussycat, we were still primary),
until Mrs Galassy or Mrs Cox –
whose kindly stroke of genius was it? –
placed you upheld between two other girls,
each holding an arm, firmly,
all swaying in unison, as the West Wind,
and intoning the chorus
(something like ‘Blow wind, whoo HOO!’),
while we in the audience, your parents and sisters,
laughed at your shenanigans up on the stage,
rolled around in our laughter like a windswept sea.

Ataxie

Tes premiers trébuchements furent attribués à
ton roulis général. Puis tes maintes chutes et faux pas,
brandissant un fanion rouge, danger,
incitèrent à un diagnostic urgent,
qui fut long à venir : ataxie
– Oh, l’élégance du mot ! Du grec :
manque d’ordre (dans ton cas, d’équilibre),
évolutif, dégénératif, devenu toi.

Ton instable tangage posa bien sûr problème
quand on en vint à distribuer les rôles de la pièce de fin d’année
(Minette et Hibou prirent la mer – nous étions encore en primaire),
jusqu’à ce que Mrs Galassy ou Mrs Cox
– qui eut cet affable trait de génie ? –
te place épaulée entre deux autres filles,
chacune tenant un bras, fermement,
toutes trois oscillant à l’unisson, alisé
entonnant le choeur
(à peu près : “Souffle, vent, ffiou HOU!”),
tandis que spectateurs, tes parents, tes soeurs,
tous nous riions de tes facéties sur scène,
ballottés par nos rires comme une mer battue par les vents.

Lecture d'Ataxia par Roisin Tierney

The X-Ray Reporting Room

On every passing I can only stare
at the cage of bone hanging there
in chalky relief against a caul
of celluloid, up on the screen.

Lean in with me. You’ll see

a ghostly blanch, a Merlin’s kiss,
a moon-stain, a reverse-rendition
of clavicle, sternum, ribcage, the jut
and solder of a world of floating bone.

Here, a vessel, a cup a chalice:

the thoracic cavity, within it
just visible, and swathed in shadowy greys
like nimbus clouds or a descending fog,
the human heart with all its sorry griefs.

I feel your breath, moist against my neck.

Frau Röntgen threw her lovely bony hand
into the path of those Von Röntgen rays
and steadied there, to have the image taken.
On seeing it she swore she’d seen her death.

Pick up those files. Lean in.

See there a bruised mass, which could be…
anything. A blur, a chemical blotch,
ripe for misinterpretation, or even
something definite and true. Something worse.

Come closer. Put your arms around my waist.

Look at me. Stare straight in.
We are but nodding donkeys in the rain,
each of us hiding beneath our downy pelt
our brittle scaffolding, our cheery, rictus grin.

Clickety clack, we stumble towards our end,
stars in our very own danse macabre.
Our grande finale awaits. Take a bow!
Though it’s not the applause that matters then.

I feel your shoulders shake beneath my touch.

Your skin is warm. You are so very, very live.
I love you! Lean in. Like that.
Like that. Yes. This.

Dans la pièce d’interprétation des radios

A chaque passage, je ne puis détourner les yeux
de la cage d’os suspendus
en relief crayeux sur fond de coiffe
de celluloïd, là sur l’écran.

Penchez-vous avec moi. Vous verrez

blanc spectral, baiser fantomatique,
tache de lune, image inversée
de clavicule, sternum, cage thoracique, saillies
et soudures d’un univers d’os flottant.

Tiens, une coupe, un ciboire, un calice :

cavité tout juste visible à l’intérieur,
langée de gris ombreux,
nimbus ou tombée de brume,
le coeur humain et ses tristes peines.

Je sens votre souffle, mouillé sur ma nuque.

Frau Röntgen lança sa jolie main osseuse
dans le faisceau des rayons de son mari,
et s’immobilisa, afin que pût être saisie l’image.
En la voyant, elle jura avoir vu sa mort.

Prenez ces dossiers. Penchez-vous.

Voyez là une masse talée, qui pourrait être…
n’importe quoi. Un flou, un pâté chimique,
susceptible d’erreur de diagnostic, voire
une chose nette et bien réelle. Ou pire.

Approchez. Prenez-moi par la taille.

Regardez-moi. Ne détournez pas les yeux.
Nous ne sommes que mules branlant la tête sous la pluie,
chacun cachant sous sa peau duveteuse
son fragile échafaudage, son rictus joyeux.

Clic-clac, nous trébuchons vers notre fin,
étoiles de notre propre danse macabre.
Notre final attend. Saluez !
Même si les applaudissements, alors, ne comptent plus.

Je sens vos épaules secouées par mon toucher.

Votre peau est chaude. Vous êtes si, si vivante.
Je vous aime ! Penchez-vous.
Comme cela. Oui. Ceci.




Claudine Bertrand, La poésie s’abreuve

la poésie s’abreuve
à la cruche trouée
en gouttelettes de vie
chaque seconde

vie et mort toujours
sur le même sentier
collant à chaque pas
comme sable aux semelles

les peaux saignent
sur terre orange brûlé
ne respirant plus
entre chair et air

un vieillard tire sa révérence
c’est une bibliothèque
qui disparaît de l’humanité
de toutes mémoires

chacun ses musiques
ses temps primitifs
odes abandonnées
pulsation de la marche

faire le guet
sur la potence
révélation des sages
offrant certains mots

qu’on laisse sécher
deux jours deux nuits
s’il sont encore là
d’autres mots se déposent
pour un nouveau poème

confronté
à l’arbre fétiche
l’écrivain enfante
de grands bouleversements

Extrait de Émoi Afrique (s), Éditions Henry, 2017.

 

 

Présentation de l’auteur




Tristan Felix, Augures (extraits inédits)

à la vie, imprévisible 

 

 

 

En sous-titre de chaque poème,
une concrétion littérale des poèmes eux-mêmes, en italiques.

 

L’augure est l’alibi du poème 
son identité transfuge
Gwen Dhu
L’Albatroce

 

 

 

elle tenta la figure de l’oiseau
percutant le ciel

perdant tout d’elle
par morceaux
à genoux dans le vide
où tournoyaient des ailes

sans corps

(civid)

 

 

pris d’un doute
le vigile crève l'alvéole noire
d'un coup d'ergot, tac

 

qui demeurerait en sa larve
à touiller un sang d’encre ?

aussitôt elle s’envole, hilare
vers une cime d’air
avec sa mort acrobatique

(meurhil)

 

 

la pulpe d’horizon
une fois seule

s’ouvre à chair

aux hébétudes aussi
des berges où court un demi-chien
vêtu-vif

combien de bris de vie qui courent
ras la tranche
à demi vêtus-vifs !

(ubris)

 

 

flanque ta voix dehors

claque entre les pavés
où le sabot gelé trébuche
ton écho d’insomnie

quand ta viande ne pourra plus arquer
te viendra une mouche
brailler tes humeurs frelatées

des gueules de fleurs
figent en suc mortel
la sueur de la nuit

flanque ta voix dehors

(guehors)

 

 

elle est tu
d’une maison tout en paille

sous la grand’nuit d’été à respirer
trois fois les bois huants

prête à brûler quand midi
brandira la sentence

légère adossée contre un semblant
elle est têtue

(fédoss)

 

 

sans appui que l’air
la marche d’un cheval de biais

qu’en foraine idylle on surprendra
l’âme pincée

alors ne pas
dégringoler de l’arçon

revenir à tâtons
au point ferré d’oubli

(dydoubl)

 

 

dans l’antre aux aurochs

si cru de son corps
que dedans le roc
se griffe et récidive
en dix doigts écarlates

l’os pariétal cogne
se fêle et se brise
qu’il sache dedans lui
qui l’a orné de cornes

lui l’aurochs   le chantre

(rocorn)

 

 

au nœud des terres meubles
j’enfonce inexorablement

et loque à loque ruisselantes
défilent les Absentes  les Inouïs
et les Proies de la soif

que ralentisse la mort
couchée dans notre loup !

le bleu des écorces au crépuscule
quitte les bois et hisse aux cimes
une lumière prochaine

être loin de soi
où nuiter !

(rupucim)

 

 

 

revenue du pont suspendu
où l’insecte blanc se lançait dans l’éclair

e d’une poudre d’enfant
à la lisière de son incandescent suaire

un clown vague en sa grime

un vagabond assis par la stupeur

(nefansu)

 

 

— pourquoi tuer cet oiseau si petit ?

— il chantait dans les dunes, il frôlait de ses ailes l’écru du sable

— il n’avait pas le droit d’identifier ton désir de le savoir vivant ?

— son chant n’avait presque plus d’air, ses ailes que l’ombre pour agiter sa fin

— un oiseau t’a tué et tu ne sauras où il t’a échoué

— j’aurai donc dormi tant et tant

— à tire d’aile

(ombaile)

 

 

de ses yeux l’enfant-carbon tire
une colle noire

pâte à souiller les genoux
sculpter l’informe

il passe la nuit au bloc de sa falaise

et tout tombe au fond de soi
enraciné par les cheveux

(olloc)

 

 

on a froid vert
contre la pierre d’église

les fougères tiennent leurs crosses

et les vents de prière
paissent à mi - mots

la tiédeur de nos assassinats

(piross)

 

 

poisse et mouise en besace
tout luit hors du visible champ défécatoire

comment dire pétunia, courroux, mica

courir écervelée là-bas
brouiller sa forme
se perdre au mot

desserrer l’étreinte des joies feintes ?

(poinia)

 

 

un quart d’assise
un demi-ponton
un revers d’équilibre
cent fois la ligne de flottaison
moins la coque

la reine abyssale n’a pas quitté son roc
ni sa robe ôtée   elle pense dessous

invisible soit-elle
morte peut-être

notre hésitation juste
dans l’axe du corps défait un mystère

(ortyst)

 

 

Face
l’empreinte acéphale d’un lézard

Pile
la crête d’un roi

l’Idiot retrouvera une écaille de sa tête
entre ses doigts frotteurs d’écus

il en mourra de rire

(fadio)

 

 

entre les œillères brûlantes
sa tête cogne à sa carcasse

remorque de phrases d’abattoir
qui sonnent à cloche-fêlée

un âne blanc, hi ! la carriole pleine de têtes, han !
traverse la place à grand fracas

« cherche poète à main nue
pour taire un peu tout ça »

(pharriol)




Patricio Sanchez-Rojas, Un chapeau pour Jaroslav Seifert (et autres poèmes)

À Jean Joubert, pour son amitié et ses conseils.
Avec toute mon admiration et mon respect.

UN CHAPEAU POUR JAROSLAV SEIFERT

Les poètes meurent tôt, m’a dit un jour un magicien
que j’ai rencontré dans une rue de Prague
              il pleuvait des cordes ce soir-là dans la ville
et je voyais scintiller les lampadaires sur le miroir brisé
des pavés mouillés
nous allions manger des calamars dans un restaurant près
du Pont Charles
mais la pluie faisait frissonner les fenêtres des maisons pleines
de fumée et de daguerréotypes jaunis
l’horloge du clocher venait de sonner
il était tard à Prague ce soir-là
des mythomanes mélancoliques nous annonçaient la fin
du monde
et nous parlions d’un parapluie rouge qui s’était envolé
brusquement jusqu’à tomber sous un pont

Les prostituées nous regardaient étonnées tremblantes sous leur
manteau en fourrure
et nous cherchions ce parapluie rouge aux ailes de papillon
nous avions faim et froid dans les rues de Prague
la ville était triste comme un gant trop usé
nous voulions trinquer à la santé des clochards endormis
près des poubelles nauséabondes mais
                nos yeux se fermaient sous un rideau de pluie

Les yeux de la mort sont inscrits sur la pierre sombre
une voiture sans lumières traversait la ville : j’ai compris
que les rues étaient vides à mourir sans  pyromanes ni jolies filles
mais il fallait avoir l’espoir, il fallait avoir l’espoir

Devant une porte fermée un chien aboyait sans raison et avec haine,
les égouts distillaient leurs délices en-dessous de mes pieds
mais je passais en marchant doucement, et toi, tu passais dans
                                                                          cette ville
silencieuse car nous cherchions un restaurant où parler de la vie

Nous étions à Prague ce soir-là, debout, sur les pavés mouillés
pendant que les eaux de cette rivière nous emportaient à jamais.

*  *  *

LES DISCIPLES

Il y a longtemps, les troubadours, les poètes,
les ratés, les saltimbanques, les somnambules,
les pyromanes, les schizophrènes, les inventeurs
de tout
et de rien,
les apôtres, les disciples de Dieu (en quelque sorte)
allaient par des chemins interdits, ils allaient ouvrant
les bras (les disciples), ils allaient
sans savoir quand ni comment ni pourquoi, ils allaient
tout simplement ainsi en marchant, ils allaient
par des chemins de croix, il y a longtemps, longtemps,
ils allaient
comme si on allait
à l’abattoir, risquant leur vie chaque jour sur la corde
raide,
les troubadours, les poètes, il y a longtemps, allaient
par des chemins tracés par le vent, il y a longtemps,
le ciel comme chapeau, le soleil sous les nuages,
et tout cela sans rien dire, mais oui, sans rien dire
sur la corde raide, ils allaient
les troubadours, les poètes, les ratés, les saltimbanques,
les pyromanes, les schizophrènes, les inventeurs
de tout
et de rien, en ouvrant leurs bras, bien sûr, en ouvrant leurs bras.

*  *  *

MA VALISE

Ma valise connaît toutes les gares du monde.
Je la nettoie, je l’astique.
Elle est en cuir, en cuir
De Patagonie.

Elle m’accompagne dans tous mes voyages.
Un jour nous étions tous les deux,
Face à une rue de Valparaiso.

Je la reconnais à sa forme, à sa façon
De parcourir tous les chemins.
Elle aura bientôt une année de plus.
De trop.
Je n’en sais rien.
Elle m’accompagne depuis toujours.

Elle porte mes chemises,
Un vieux parapluie rouge,
Un chapeau offert en 1960 par mon oncle Dario.

Elle porte mes crayons et mes carnets de poèmes.

Deux ou trois souvenirs sans importance: un peigne
Et un foulard, et un vieux pyjama
Acheté un matin pluvieux au marché de Prague.

 

(Le Parapluie rouge, Domens, 2011)

Présentation de l’auteur




Hans Limon, Barbarygmes et autres bruits de fond

Traversé(e)

je suis de ceux qui foulèrent
le saint parvis
de la mosquée Omari
de ceux qui
passionnés
convaincus
remplirent les avenues
de mille slogans têtus
jeunes optimistes
démocrates utopistes
de ceux qui
révolutionnaires éphémères s’abouchèrent
et bouchèrent
les canons des blindés
qui recouvrèrent de fleurs idylliques
bucoliques
les métalliques chars de la terreur
fils de Deraa l’ancienne
nous étions
invincibles
indéfectibles
insubmersibles
nous portions dans nos âmes
et nos cœurs
la haine de l’infâme
et le droit vainqueur
fils de la liberté
nous fustigions
l’oppression
la corruption
nous réclamions
à cor et à cri
l’abdication
sans délai
du potentat zélé
fêlé
notre voix retentit
résonna
jusqu’à Homs et Hama
jusqu’à Banias et Kamichli
dans les détours du faubourg d’Harasta
notre voix traversa
les pieds secs
la rivière Barada
s’engouffra
sans crime
dans le vaste selamkik
du Palais Azim
nous étions les bourgeons confiants
d’un éternel printemps
nous fûmes décimés
par le Sort et l’armée
le pays tout entier
suffoqua
dans l’odeur des charniers
des hauteurs de Kerak
s’exhalèrent
des relents de cloaque
il fallait vivre
il fallut fuir
les chars et les Bachars
et laisser derrière soi
le tendre émoi
d’une mère en pleurs
mater dolorosa
il fallait cheminer
en terrain miné
Liban Turquie Égypte
déserts plaines et cryptes
passer du tendre émoi
d’une mère en pleurs
au pâle effroi
d’une mer de douleurs
mare nostrum
rejoindre Ankara
trouver un passeur
et pourquoi pas
tenter sa chance
et dans une juvénile ardeur
atteindre le rivage
de l’Eldorado France

puis tout se mêle
et s’emballe
tout se précipite
et me presse
et m’excite
et m’irrite
le temps l’espace
autour
le vent les traces
les vautours
tout se condense
et danse
et concourt
et conspire
à ma fuite
les agents de voyage
en dernière classe
les grossistes
en mirages
les marchands de soleil
en éveil
les pourvoyeurs d’espoir
les promoteurs
des quarts d’heure de gloire
les courtiers en espérance
puis
l’argent dépensé
l’essor des pensées
les rêves prodigues
brisant les digues
puis
les tentatives avortées
les projets emportés
les vedettes italiennes
à l’affût
telles des chiennes
encerclant assiégeant
le chalutier bondé
peuplé
de Syriens
d’Africains
d’Iraniens
jetés sur les flots
par la misère
et les maux
sans fin
tyrannies avanies
conscriptions abjections
pléthorique foule
malmenée par la houle

il fait noir
tout est noir
et sombre
tout n’est qu’ombre
et reflets d’ombre
quelques lampes de poche
dessinent des fantoches
des murmures obscurs
abscons
frissonnent
et se défont
dans le silence
sans fond
les vagues s’amassent
en montagnes
en masses
les hydres maritimes
guettent leurs victimes
l’embarcation d’infortune
tangue éperdue
perdue
sous un ciel sans lune
nous flottons
secoués par le vent
nous pleurons
survivants
nous prions tous les dieux
nous fermons les yeux
puis
survient la trombe
un homme
se cogne et tombe
est-il mort
le paquebot
pour tombeau
mausolée désolé
est-ce qu’il dort
la conscience
en partance
je crie je prie
dans mes litanies
vont et viennent
l’Italie
Vintimille
Alpes
et scalps
massacres et simulacres
je revois
Maman
les mains tendues
mon frère de sang
parmi les pendus
je tremble
de froid
de faim
de peur
l’angoisse m’étreint
m’embrasse
m’écœure
m’enserre les reins
alors
je grave
je trace
de mes ongles écarlates
je griffe à la hâte
mes initiales
sur un tabouret
bancal
le navire prend l’eau
ma raison chavire
des hélicoptères survolent
les passagers s’affolent
qui se souviendra
qui témoignera
qui racontera
dans un jour
dans un mois
le calvaire
le naufrage
dans quelques années
l’asphyxie
de nos vies
de nos âges
en pleine
Méditerranée

 

 

Alep

nous avons rafraîchi nos cœurs purs, nos fronts secs
sur les bords limoneux de la belle Quoueiq,
nous avons chuchoté les secrets de nos droits
sous les arcs bariolés des grandes madrasas
bien avant la curée, bien avant les rebelles,
nous avons bombardé les murs des citadelles
de nos joies désarmées, de nos éclats de voix,
de souvenirs charmés, de couplets maladroits
obstinés, laborieux, généreux, volubiles,
nos aïeuls ont planté sur les terreaux bénis
d’Abu Kamal, Tinnip Azaz, Zabadani,
les oliviers noueux, le coton qui s’effile

sueurs de chair
sueurs de temps
lueurs de terre
lueurs de champ

les yeux exorbités de terreur fascinée,
sous un ciel de mitraille opaque, à sec, à pic,
nous voyons s’exhaler la fumée dystopique
des mosquées calcinées, des vies déracinées
le sang des réfugiés se mêle aux eaux limpides
sillonnant les vallées, néants béants, sordides,
les oliviers dénoués jouent les épouvantails,
les moucherons diaprés gangrènent le bétail,
les espoirs éventrés saturent les trottoirs,
les monuments sacrés s’effacent des mémoires
et nos aïeuls nourris au blanc sein de la paix
s’endorment, consumés, sous les fleurs embaumées

fureurs de guerres
lutteurs de camps
tueurs de frères
buveurs de sang

Sous pieds Cythère

ouragan d’Ouranos ensemençant les ondes
sexe tranché des mains d’un Cronos à la ronde
l’écume amère et maculée s’offre à la mer
dans un glissement lent d’envolées éphémères

sidération des nues découvrant Cythérée
nue sur la pâle conque aux atours éthérés
souffle quelconque ouvrant la voix des plaisirs purs
depuis les bleus tréfonds griffonnés de guipures

sa peau de lait, son doux parfum, ses cheveux d’or
font tressaillir les dieux penchés sur les rebords
surdiadémeraudée d’accroche-coeurs légers
son corps de grâce émerge de la mer Égée

raz-de-marée d’amour accostant le rivage
pluie de zéphyrs sondant les animaux sauvages
perle de sexe ouverte aux membres déliés
Aphrodite applaudit : Cythère est à ses pieds

 

 

Exil

nous sommes les voix
qu’on n’entend plus
nous sommes les faces
de l’Inconnu
rois déchus
esclaves exclus
princes méprisés
nous sommes les capitales
de l’Innommable
les minuscules
incompressibles
nous titubons
sur les sentiers
de l’impossible
excommuniés
ostracisés
nous avons traversé
le massacre et l’horreur
nous avons survécu
aux râles de la terreur
nous semons nos destins
à tous les vents
à tout hasard
au gré des chemins
au fil des matins
les membres tendus
tordus
les lèvres fendues
spectres du passé
souvenirs effacés
nous sommes les témoins
oculaires
de l’ère
crépusculaire
nous sommes les victimes
résignées
de l’abîme désigné
les dépouilles opimes
du plus odieux des crimes
nous respirions l’air frais
des beaux jardins d’hiver
nous buvions la fournaise
du désert délétère
nous creusions les tréfonds
des glaciers des tourbières
nous avons gravi
les volcans ravis
arpenté les massifs
les syrtes
et les récifs
sondé les profondeurs
des océans trompeurs
nous avons partagé
les sommets enneigés
nos gosiers asséchés
ont bu à l’écuelle
le doux précipité
des flocons éternels
dans la jungle torride
sur les monts escarpés
de la grimée Tauride
au milieu des vallées
aux deux pôles renversés
nous avons répandu
nos haleines condensées
nos plus nobles transports
ont encerclé
les détroits et les ports
les deltas et les forts
où l’homme abonde
la bête seconde
où l’homme abonde
l’argent surabonde
ainsi va le monde
ainsi naît l’immonde
et surgissent
des cendres étouffées
de la primaire bonté
de l’antique probité
les terrains divisés
les parts subdivisées
la convoitise
attisée
la nature
pillée
défrichée
mortifiée
les frères brisés
les fers scellés
nous avons vu
nous avons su
nous sommes
la majorité
silencieuse
nous sommes
la minorité
sentencieuse
nos esprits animaux
nos paupières animées
considèrent l’insensée
sidération
de l’homme-loup-pour-l’homme
l’effondrement frondeur
du royaume des faucheurs
nous nous taisons
sages et brutaux
ecce homo
plus rien ne vit
plus rien ne bouge
quittons ce drame
quittons la scène
voici
l’homme rouge
voici
l’anthropobscène

 

 

Le bal des chats

sous la tenture des chapiteaux
s’éparpillent
subito
la valse des ronrons
le félin fandango
le mistigral tango
des chatons d’outre-peau
pattes-à-pattes rustres
à souhait
sous l’éclat ténu des lustres
matoutatoués
bâillant la lie des flots
luminoumineux
contenus
con moto

des gerbes de moustaches
rasotent et foulent des fils barbus-blés
bravaches
qu’elles emmaillotent
comme à cache-cache
comme à Mayotte
au loin des bâches
de sacrés numéros
ma non troppo
bubulles à quatre temps
bascules à contretemps
fibules jetées aux quatre vents
conciliabules entêtants
mousseux mouvements
des yeux bercés perçants
surpiquant les tapis soyeux persans
tout frisonne et ressent
tout s’étonne et redescend

la ritournelle des musiciens
roublards
s’en va puis revient
puis repart
les pas si forts tissutent les liens
les chats piteux potassent
et finalement
s’enlisent dans la mélasse
d’une pluie de poisse
nonchalamment
un pour les chiens
deux pour les cieux
trois pour les rats
quatre acariâtres
valets violâtres
narquois rabat-joie
vils abat-jours
billes de velours
sur leurs plastrons blasés
qui ne savent quoi tamiser
qui ne savent pas s’amuser
quittent leur bas bouge
et jouent
rusés roués
les matons mutins matois
la griffe plongée dans un bocal pyramidal
de boissons rouges
sans amygdales
des videurs siamois
sapés comme des sapeurs
dissipent les saouls buveurs
tout minoufés de bonnes liqueurs
les cabotins ne tiennent pas bien
les consacrés whiskies coquins

ça brûle et ça quadrille
ça cahote et ça brille
ça chatoie ça vacille
allegretto
les entrechats chahutent
les contredanses culbutent
sous les sifflets des sans-goût-chats
huant les vrilles de joie
mâles et femelles s’enlacent
le feu se mêle aux maracas
les frimousses tiquent écument
coincées dans leurs chapeaux de plumes
sur de larges litières
couronnées d’oriflammes
se pâment
d’émoi
de pâles Reines de sabbat
rescapées des sorcières
quelques matousalems
pépères tout blancs tout blêmes
chalands des oubliettes
lutinent des mistigrettes
que chipotent à tue-tête
les chats-trappeurs Davy-Croquettes

les coussinets dessinent
sur les pas vus pavés
de bon aloi
la ronronde chagrine
des esprits animaux
sans appui
sans aboi
les jeunes minois
de fin pelage
fricotent et s’asticotent
à l’ombre des papilles en fleurs
des gus tardifs ronfleurs
pardonnons-leur
c’est un peu l’âge

les murs de toiles s’étiolent
les Angoras maousses titubent
et miaulent
sur le chemin
des piaules
charpentées comme des cubes
le pointu plafond rigole
des chats-chats qui s’affolent
des fines babines
qui s’enfilent à la pelle
de grosses bibines
des brocs de gnôle
fortissimo
les tigres miniatures
hoquettent l’acide mixture
des vains spirituels
vérité pressentie
jamais démentie
ventre-saint-gris
après minuit
plus aucun bruit
les chagrins s’enfuient
mais tous les chats sont gris

 

 

Présentation de l’auteur




Patricio Sanchez- Rojas, Journal d’une seconde et autres textes

JOURNAL D’UNE SECONDE

 

1.

Je viens d’un pays
qu’on ne saurait
décrire sans
le regard du pélican.

 

2.

Un pays
où la nuit est
éternelle, ainsi que ses lacs
et ses montagnes.

 

3.

Un pays fait de lumière
et de pain frais,
d’arbres au visage
de colibri.

 

4.

Je viens d’un pays où
tout est arome,
bruissement des yeux
et volcans en furie.

 

5.

Un pays que mes mains
transportent comme
je transporte
la vie sur les carrefours de l’exil.

 

6.

Un pays de fleurs
et d’arbres
en feu.

Un pays
où les vagues de l’océan 
aimantent
le soleil à l’aurore.

 

7.

Un pays
en forme de poignard,
telle une braise
brûlante dans la poche.

 

8.

Je viens d’un pays
qui habite dans une montagne,
de cuivre et d’or frémissant.

 

9.

Je viens d’un pays
lointain
que seule ma voix
et mes tempes
pourront reconnaître.

 

 

 

PAQUEBOT DU PACIFIQUE

J’ai tout perdu
dans un grand paquebot du Pacifique :
un astrolabe, un cadran solaire, une poignée de pièces
en or,
ainsi que quelques lettres anciennes,
écrites par une femme
que je n’ai jamais oubliée.
J’ai aussi perdu une valise en cuir,
qui était presque une partie de ma maison,
mon ombre, celle qui ouvre mille portes
en même temps, la moitié
d’une couronne du soleil.
Aujourd’hui, il me reste le sable chaud
qui loge dans mes poches,
quelques cartes de navigation et
cette odeur d’iode que mes narines sentirent
–si je me souviens bien-, un soir
d'hiver
dans le port de Buenos Aires ou de Valparaiso.

« Terre de feu suivi de Nuages » (Domens, 2013).

 

 

PENELOPE

 Je te l’ai déjà dit,
tu possèdes les yeux
de l’hirondelle,

mais le monde
est bien plus lourd
qu’une guitare.

                       *

Il est dimanche
à cet instant précis,
les villes éternuent
dans les cloaques
invisibles de l’aurore.

Demain il fera beau
dans les pattes
de la mouche,

et mon amour
prendra feu
au seuil
de nos adverbes.

                       *

La mer a balayé les arbres
de cendre et les rochers
flottent maintenant sur les vagues

telle une pieuvre
dans les constellations
amères de nos doutes.

                       *

Je préfère oublier
les journaux
emplis de colère,

tandis que je vois passer
le tramway
dans le cercle
secret de ma névrose.

                       *

Un jour nous verrons
les places
vides où agonisent
les pélicans de sel,
heureux de ressembler
à un cadran immobile.

                       *

Il faudra essuyer nos chaussures
sur le paillasson
de l’aurore,
même si toi, Pénélope,
oublies
de tricoter un magnifique
pullover en l’honneur
de ma mélancolie.

                       *

Je reste donc ici
à feuilleter les annuaires
des pommiers
avec mon monocle en saphir
et mes cheveux de comète.

                       *

Cependant, tes mains
m’éclairent de camphre
lorsque le soleil murmure
sa musique d’horloge.

                       *

Je ne sais pas si le pommier
brûlera au fond des affluents,
mais il est temps d’ouvrir les portes
des anciens calendriers de l’équinoxe.

                       *

Les nuages ressemblent déjà
à une minuscule grappe de raisin.
Semblable à celle
que les acropoles ont érigée
sur les fenêtres d’Ephèse.

                       *

Je laisse ici les clés
de notre exil pour que
les apôtres ou les oracles
questionnent un jour
les miroirs à jamais vides.

                       *

Personne ne pourra
donc nous reprocher
d’avoir oublié les astres,

Les seuls
survivants de la mémoire. 

 

« Terre de feu suivi de Nuages » (Domens, 2013).

 

 

Présentation de l’auteur




Pauline Moussours, J’étais là et autres poèmes

J’étais là

J’étais là et j’attendais.
Qu’il ne se passe rien.
Que cela continue.
N’ai-je pas toujours attendu ?

J’étais là, pour une fois. Je relevais les yeux. Une fille fumait à la fenêtre. La
fumée bleue de cigarette se mélangeait au souffle clair de sa respiration. Il faisait
froid. Tout me semblait au ralenti.
Elle se montrait du quatrième, je distinguais mal son visage. Je lui donnais des
traits d’après ce qu’elle s’offrait à moi. C’est-à-dire pas grand-chose. À peine un
bout de main qui dépassait de temps à autre.

J’étais là et j’espérais.
J’espérais devenir, une seconde ou deux, le filtre orange dans ses lèvres.
M’éteindre dans sa clope, sur le rebord en pierre.
Un mégot.
Mais pas trop.

          À l’angle un peu, je me cachais pour être sûre qu’elle ne me verrait pas, bien
          qu’elle ne regardait qu’en face. Certainement pas moi. Ses cendres éparpillées
          dessinaient dans les airs des flocons minuscules.
          J’étais là, je les imaginais,
          Modifier, colorier,
          La texture de la ville.

J’avais l’idée du temps qui défilait en m’évitant pour n’exister que dans son geste.
J’étais là, je frissonnais. La cigarette s’achevait.

          Puis un camion passa masquant sa vue de moi depuis le bout de rue.
          La fille était partie.
          Ce fût le début de la nuit.

Alors j’ai su,
Comme ça,
Que le monde au coin de la fenêtre,
N’irait plus s’abandonner.  

 

 

Excusez-moi

Excusez-moi 
j’ai égaré
l’étui de mes lunettes
entre la supérette
et le restaurant japonais.

Excusez-moi
je rêvais
d’une femme nue
dessinée sur un livre
qu’on ne lirait jamais.

Excusez-moi
les phrases humides
ont coulé dans ma bouche
quand j’avais le vertige
jusqu’à la fin du quai.

Excusez-moi
m’avait-on dit qu’il fallait dire
lorsqu’on voulait sortir
à l’angle d’un endroit
sans bousculer personne.

 

 

 

Blouson noir

ouais l’odeur de ta douche dans la serviette humide que tu n’étends jamais

la vie change un peu jusqu’à la cuisine
il faut laver le sol
je suis seule
ébauche encore de mi-journée

          dans les nuages gris
          je vois des moments de visages qui ne ressemblent pas au tien
          d’ailleurs en as-tu un ?
          oui
          mais bof

je repense à l’orage du pays d’avant-hier
il faisait nuit l’après-midi
alors c’est vrai
que pour mieux dire
j’invente des silences

peux-tu n’être personne ?
et pourtant le printemps
sans savoir de qui je parle
peu m’importe
je ne t’écris pas bien

          un morceau de papier dans la poche intérieure
          voilà que tes yeux clairs
          dans l’appartement sombre
          n’ont jamais existé

          il manque une pièce après la chambre
          pour t’inventer correctement
          aussi pour que le temps s’assoit lorsque l’on se regarde
          où que je l’envisage

finalement
tu n’as jamais été un blouson noir

 

 

 

 

Le blues du blues

Avez-vous des problèmes sur le trottoir gris bétonné
dans la fin de saison
espérant acheter les dernières mandarines 
il y a du vent
du vent sous les arcades
je pense à la ville rouge en Italie
qui proposait dans chaque pas
un certain parfum de cinéma
il fait froid sur les terrasses entre les tasses de café
c’est plutôt série B
j’aimerais voler tous les sucres
pour les jeter sur les murs de ces immeubles anciens
encore une fois la ville
devient l’humidité d’un papier peint
il y a les bandes blanches sur le goudron noir clair
les voitures les vélos la chaussure d’un enfant
qui n’attend plus sa mère pour traverser
pour traverser la vie le plus vite possible
en courant d’air et que ça dure longtemps
dans la fin de saison
il y a du temps
du temps sous les feux rouges
comme dans cette ville en Italie
je me suis perdue dans une allée unique
d’un marché trop petit
je voulais acheter les dernières mandarines
sucrées sans les jeter
sur les gens de l’arrondissement
encore une fois la vitre
vient nous stopper de tout
je regarde les vitrines
je ne suis plus cette fille-là qui n’osait pas
rentrer dans les magasins pour dévoiler les choses qui me plaisent
comme les mandarines et les vestes en velours
ce n’est plus la saison 

il y a encore du vent
il y a encore du temps
il y a la vie et puis
merci de patienter quelques instants sur le trottoir gris bétonné
le monsieur de la rue voudrait chanter le blues du blues.

 

 

 

J’ai peur la nuit de nos photographies

J’ai peur la nuit de nos photographies
Contre le mur du fond
Tout tremblant
D’une lenteur imprécise

J’ai peur la nuit de nos photographies
Dans le cadre en bois
Fissuré côté droit
Où je me suis coupée

J’ai peur que les photos
Se réveillent soudain
Pour s’en aller
Demain
Je veux garder ton visage
au-dessus de mon lit
Ton visage qui crie
Demain

J’ai peur la nuit de nos photographies
Qui racontent un peu trop
Les formes floues
De nos deux ombres
Quand nous étions hier
Des films noirs
Sur les pellicules en couleur

J’ai peur la nuit de nos photographies
Blotties côté billets
De mon porte-monnaie
Minuscule et sali

J’ai peur que les photos
Disparaissent
Demain
Pour s’en aller
Demain
Contre la porte ouverte
De la salle de bain

J’ai peur la nuit de déchirer
Cette photo de toi qui traîne
Sur le zinc d’un buffet.

 

 

Présentation de l’auteur




Charles Akopian, poèmes extraits de L’Aube a cassé son ongle

 

C'est comme battre un cœur
En neige,

Il reste toujours la main

À rendre humaine,

Cette main à prendre

Ou tendre contre le malheur
Pour capter les coups de feu,
Détruire la fourmilière.

C'est comme un cœur qui bat
En guerre contre l'inacceptable.

 

*

 

Comment parler du regard,
De ce qui dure en lui,

De ce qui s’éternise en nous,
Lorsque ce regard,

Entre promesse et refuge,
Se fait l’écho d’un oasis

Que nous n’atteindrons pas,
Les yeux brûlés par le désert ?

Nous conjuguons l’intraduisible
Et la maîtrise du vertige

En regardant les fleurs s’ouvrir,
En dévoilant leur dictée.

L’oiseau en cage
Épuise les métaphores,

Comment dire d’un regard

Qu’il sauvegarde la coïncidence ?

 

*

 

Derrière une goutte,
Combien de profondeurs,
Combien de troupeaux,
De vols d'oiseaux blancs
Brisant la coquille ?

Flambée, dirait-on,
De forts tremblements
Ou bien de banquises
Livrés au regard

Privé de paupières.

Au cœur de la goutte,

Les nuées s'éveillent,

Des grains de mémoire

- Témoins ou doublures -,
Hissent le rideau.

 

*

 

Allées et venues sur scène,
Danses en cercles ou en rangs,

Quelque chose comme une mer
Regarde et lance la percussion,

Une fugue jouée dans le noir,
L'envie de tréteaux et de marches,

Est-ce le magma qu'un créateur piétine,
Ou simplement

La mécanique du vivre ?

 

*

 

Où commence la mise à flot,
Dans la tête ou sur la page ?

Dans l'eau puisée du désert
Ou dans ce temps où survivre
Défie les parages du vivre ?

Inhabitables sont les désirs

Qui veulent ressusciter les veilles.
À la frontière, la requête est veine.

La marge roule son tapis
Dès lors que le mot de passe
Se perd dans l'ombre.

Mais au-delà de l'incubation,
Comment dire la capture

D'un coup de vent entre les côtes ?

 

*

 

Inutile de laver les fresques,
L’amnésie chérit les voyages
En apnée.

Des pans de sève sommeillent,
Une fanfare cherche à fouler
Les planches,

Inutile de nier son moi,
Le papier absorbe le bois
De la charpente.

Pour un été de note claire,
Choisir la bergerie

Dont les pierres supportent
L’oubli.

 

*

 

La nuit,

Sur la terrasse,

Les distances s'égouttent,
Accrochent le regard

À l'éveil des étoiles,

L'absence de bruit ajoute

Au jeu de pistes

Une inquiétude comme un râle,

Les yeux déminent l'invisible,
Sans limites

Dansent les pensées,

Dans la nuit,

Repriser le temps maille la vie
Et n'a rien d'esthétique.

 

*

 

Pas d'écriture,

Juste un foyer de braise
Entre les lignes,

Place au corps, au drapeau
D'herbes et de lettres
Farcies de nuit.

Les feux de joie sautent
Les lignes et s'éparpillent
En énigmes,

Pour une voix

Qui lance ses anneaux,
Combien de galaxies
Livrant leurs secrets ?

 

Textes inédits extraits de « L'aube a cassé son ongle ».

 

 

 




Thierry Roquet, les jours d’enfance, confusément, etc.

 

1- les jours d’enfance, confusément
des êtres chers nous ont quittés
d’autres sont arrivés c’est ainsi
ils sont de plus en
plus lointains
ces jours d’enfance
il n’est nullement question de les lier
à un bonheur perdu - ce serait un mensonge
on les a longtemps
ignorés mis
de côté
cadenassés sûrement
croyant n’avoir strictement
rien à tirer
de ces jours-là
mon passé, ma mélasse
ma chambre à l’étage
haut cerisier du jardin
chemin poussiéreux
nos vélos sur les gravillons
deudeuche bleue de ma mère
regard froid de mon père
bouille cabossée de mon frère
les longs dimanches d’ennui
et tout le reste qui ne fait pas une vie
mais
le temps file à une allure
on a déjà vécu pas mal d’années
on sent confusément qu’il est peut-être temps
que quelque chose
des images parfois des sons ou des odeurs
peut-être aussi un peu de nostalgie
ce d’où je viens
contre l’inexorable
contre l’image en négatif
contre moi-même
ce n’est qu’une porte légèrement poussée
entrouverte
qu’une oublieuse mémoire peine
à retrouver
on se dit oui il le faut
pourtant
oui on peut y remettre
un peu d’ordre
à présent
avant qu’un cycle ne
s’achève
avant qu’il ne soit trop tard
tout simplement
mais ce n’est pas si simple
vraiment pas si simple
que ça

 

 

2- le sommeil est une solution comme une autre
elle aimerait dormir
ne rien faire d’autre
que dormir
me dit-elle
dormir toute la journée
et ne penser à rien
et disparaître sans faire de vagues
c’est une autre façon de dormir me dit-elle
car ces vagues ont
trop de nus vertiges
trop d’insistances
et trop de tentatives
me dit-elle
c’est comme ça que
son corps que
ses pensées se font douleurs
intimes
et c'est comme ça
depuis l’adolescence
vomir
depuis toujours
vomir
j’en ai marre me dit-elle
mais
elle nous aime
elle ne nous oublie pas
elle me raconte même parfois
un rêve érotique
dans lequel je la désire
encore
&
puis tous ces cauchemars
contre lesquels
je ne peux décidément
rien contre lesquels
elle n’y peut rien contre lesquels
la vie se contente trop souvent
du strict minimum
il faudra vous y préparer me dit-elle

 

 

3- le wagon de tête (décembre 2011)
Nous aurions un chien
ça n’irait pas plus mal
moi je me chargerais de le caresser
et tu pourras le faire aussi
lui se chargerait d’aboyer
on lui montrera comment faire
s’il ne sait pas
s’y prendre avec douceur
il viendrait se blottir près du lit
ah oui ce chien je l’imaginerais bien
au pied du lit
de ton côté ou du mien
c’est comme tu veux
bon ok plutôt du mien alors
pendant que je lirais quelques pages
d’un poète qui finirait
de me remplir d'amour
un truc qui y ressemble et rassasie
et tu t’endormirais
shootée comme à l’accoutumée
sans sexe ni tendresse
en rêvant dieu sait quoi
d’en finir
d’un ailleurs
de ton père
d’hommes plus virils que moi
d’une autre vie
en somme
depuis le wagon de tête de
l’Orient-Express
sans me dire si
j’y suis à bord

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur