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Nina Cabanau, Un coup de feu à Mogadiscio, et autres poèmes

Waxaan maqlay xabbad (j’ai entendu un coup de feu)
La basilique de mes rêves s’est illuminée
Les nuages ont pris feu au-dessus de Mogadiscio
Mes larmes sont les rivières fantômes de Somalie

Webigaan meelna ma tago (cette rivière ne coule nulle part)
Elle n’existe que mes yeux fermés 
Et la ville glisse de mes mains
Comme une pierre transformée en poussière

Qosolkaagu waa diyaarad (ton sourire est un avion)
Et je vole comme un aigle au-dessus de l’océan Indien
Mogadiscio est devenu sourde à mes pleurs
Les guerriers shebabs se sont arrêtés de tirer

Waxaad maqli kartay taah habeenka (on entendait la nuit soupirer)
Le bruit d’un gadget électronique,
Deux hommes se sont serré la main dans la pénombre
Le vent souffle sur un millier de rochers

Buurahaas ma Ilaah baa jira? (Y-a-t-il un Dieu sur ces collines)
Les arbres égratignent le sable
Je t’attends dans les ruines du palais du sultan d’Adal

Mes larmes sont les rivières fantômes de Somalie

∗∗∗

BARF / LA NEIGE (Brahoui du Pakistan)

Î nê-ân bâz nârâz ut (je suis en colère contre vous)
Adossée au puit dans le verger, j’ai longtemps prié
Dans Kalat les saisons éclosent comme des fleurs de mai
Le lapis lazuli des montagnes dans le dos
Le col de Bolan frémit sous un murmure et le vent siffle
Assise près d’un genévrier j’ai embrassé la terre rouge
Dans les hautes terres j’ai couru jusqu’à Jhalawan
Un vieil homme essayait de déclamer une poésie
Une vache est passée devant le sourire du soleil sur sa nuque
Je me suis endormie sur une broderie qui étincelait
Un qawwali résonne dans la plaine, mon Coran me tombe des mains
Je vais partir à l’aventure chercher l’obscurité au milieu de la foule
A Saindak dans les mines de cuivres je murmurerai votre nom
En récitant la fâtêhâ (première sourate du Coran) devant un précipice ombrageux
Dans la nuit de Quetta sous un million d’étoiles
Un aigle de Kalat m’a invitée dans une forteresse en ruine
Observer le lever du jour, et le soleil trempé de pluie
Allahghâ sipârânut nê (que Dieu vous protège)
J’ai vu votre silhouette s’évanouir dans mon sillage rouge
L’Océan Indien gelait sous vos regards de glace
M’avez-vous tendu la main ? --  Dâ jwân mafaro (ce n’est pas convenable)
Nî antae ishtâfî ut (pourquoi êtes-vous pressé ?)
Allons marcher ensemble jusqu'à entendre le chant des aigles
Bâz barf taming-ân shâr-tî kasark band marêra (de fortes chutes de neige bloquent les rues de la ville)
Avez-vous rendez-vous avec le vent ?
Kanâ ust khalt kanning-atî ê (j’ai une douleur au cœur)
Dâna ant ilâj maro ? (quel est le traitement ?)
î zargar-nâ dukân-ân tchalav-as jorh karefiva (je ferai faire une bague chez le bijoutier) alors 
Darwâza-e mal (ouvrez-moi la porte), là où je suis partie
Silâ-ghâtâ halling bâz âsân ê (les armes sont faciles à acheter)
Nana warnâ nasha kêra (quelques jeunes prennent des stupéfiants)
La fumée de l'opium transforme les nuages en exaltation
Πnê-ân bâz nârâz ut (je suis en colère contre vous)
Ce pistolet que j’ai acheté à une zebâghâ masir (jolie jeune fille)
Je vais m’en servir pour fusiller le temps 
Bâz barf taming-ân shâr-tî kasark band marêra 
(de fortes chutes de neige bloquent les rues de la ville)
I avlîko darja-tî safar kanning khwâva (je veux voyager en première classe)
M’envoler vers le revers de la manche de la nuit du Pakistan.

∗∗∗

PENDANT LA FÊTE DE BHARATAM (Tamoul utilisé par les Dalits)

Pendant la fête de Bharatam
L’odeur de la sphoerante (plante aromatique qui sert à se noircir les cheveux)
Se respire jusqu’à l’océan
Mes bijoux aux reflets d’or,

Je les ai fait briller dans l’eau froide
Un joueur de théâtre de rue
La main en visière masquant le soleil
M’indique le chemin de l’ur (village hors hameau des intouchables)

La cendre et la chaux ont été mélangées
Le renonçant a blanchi son front
Dans le céri (hameau des intouchables) nul bruit
De la fumée, du feu peut-être

Un viran (guerrier, esprit, héros) m’a rendu visite cette nuit
Mon front en sueur palissait, la lune
S’était glissée par la fenêtre entr’ouverte
Ecoute ! La fête vient juste de commencer

Le visage peint en rouge
Un homme porte des ailes comme le Dieu oiseau Garudan
On l’a attaché par six grosses cordes
Tenues par trois personnes de chaque côté

Il incarne les démons du hameau
Derrière le temple, près de l’étang
On lance le riz maculé de faux sang
Les dévots l’empoignent à pleines mains

Un homme est venu lire le Bharatam
Tous le monde s’est assis pour l’écouter
Le soir on a allumé la lumière
Puis la foule s’est dispersée

Le drapeau fut hissé deux jours plus tard
La musique de l’orchestre des paria
Se mélangeait à la musique du temple
Les musiciens ouvraient le chemin

Les villages voisins accouraient
La divinité écoutait le tambour
Le barbier pleura un peu
On entendait la fête de loin

La troupe d’acteur mâchait du bétel
Et dormait dans la cour du temple
Un gamin fit exploser un pétard
Les adolescents courtisaient les filles

Pendant la fête de Bharatam,
Le mariage de Draupadi
Fut mimé par un acteur en sari rouge
Le char des perles traversa l’ur (village hors hameau des intouchables)

Le dernier jour de la fête
Il m’a fallu marcher sur le feu
Les corps recouverts d’un tissu blanc
Me battre avec des branches de margosier

Et le prêtre lisait son livre
Près du temple de Murugan
Les pèlerins s’approchaient du feu
Les dévots firent vœu de chasteté

La bouche bâillonnée
Un homme descendit le premier dans le feu
Suivi par une dizaine de dévots
On entendit le fouet claquer sur leur peau brillante

Les paria ne faisaient que regarder
Des fleurs dans les cheveux, le regard dans le feu
Une longue file de femme descendue jusqu’à l’étang
Un enfant fit claquer un pétard

Pendant la fête de Bharatam...

∗∗∗

CENJELA / FAIS ATTENTION (BEMBA DE ZAMBIE)

Cenjela (fais attention), les mouches ont envahi la capitale

Elles murmurent sous la lumière des étoiles une complainte infernale

Isa kuno (viens ici), ikala tondolo (ne fais pas de bruit), prends ma main

La nuit nous pourchasse depuis notre arrivée en ville ;

Endesha (dépêche-toi), les boules de feu maculent l’obscurité

Fukama (agenouille-toi) devant la nuit, demandons-lui pardon de l’avoir souillée

Partons rejoindre le crépuscule en empruntant la lumière d’une étoile

Lolesha kuno (regarde par ici) laisse-toi emporter par l’océan de braises de mon regard

Mwisakamana (ne t’inquiète pas) je tiens l’avenir dans le creux de ma main,

Un peu de thé ? je vais faire bouillir la pluie qui dégouline sur mon visage

Je ne suis pas certain que tu m’aimeras un jour, mais les étoiles sont revenues

hanter le ciel

Waliyemba (tu es belle) et cette nuit semble ne pas vouloir cesser d’exister

Marchons dans les rues de Kitwe, les portes de l’église se sont ouvertes à la volée,

Entends-tu l’explosion dans les mines d’émeraude du nord-ouest ? L’odeur de brûlé

Est venu hanter nos narines,

Un écolier est sorti en courant de l’école

Son uniforme avait pris la teinte du ciel du matin

Qui se déshabillait devant les yeux d’un oiseau bleu rougis par l’insomnie

La rivière Kafue a éclaté de rire devant notre manque d’audace,

J’ai pris ta main devant l’étal d’un marchand de tabac,

Mfukatila (embrasse-moi) pendant que l’averse dissimule nos corps aux curieux

Je ne suis pas certain que tu m’aimeras un jour, mais le soleil est revenu hanter le

ciel

Mwisakamana (ne t’inquiète pas) je tiens l’avenir dans le creux de ma main,

Partons rejoindre le centre-ville en empruntant la grande route de Kitwe

Isa kuno (viens ici), ikala tondolo (ne fais pas de bruit), prends ma main

Cenjela (fais attention), mes pensées ont envahi la capitale

Elles murmurent ton nom, enveloppé dans la lumière du matin

∗∗∗

LE VIEIL HOMME NÉALAIBH / LE VIEIL HOMME DANS LES NUAGES (MANNOIS)

Le vieille homme habite le sud-ouest d’Ellan Vannin (l’île de Man)

Le soir il verse de l’eau salée sur le coghal (centre d’une blessure) de sa mémoire

La mer d’Irlande tire les rideaux océaniques aux quatre points cardinaux

Les toastracks (trams) tractés par des chevaux l’amènent jusqu’à la mer

Il regarde les navires chargés de hareng repartir vers l’aley (zone de mer agitée et fructueuse)

Puis à Crookhaven dans la prairie, il a rencontré un prêtre

Un paon s’est invité dans leur entrevue

Il venait de la keyll (forêt) sous le soleil glacial

Le jouyl (diable) riait au-dessus de son visage ridé, mais il a chuchoté au prêtre :

« Qu’importe si je meurs bientôt, qu’on disperse mes cendres sur le mont Sniall (Snaefell) »

Ma maison restera toujours debout après moi

Auprès de la rivière Glass et de ses flots ténébreux »

Un kayt (chat) joue avec le fil de mon rouet

Moi qui suis le maître du temps, j’en reprise la couverture effilochée

Avec la laine brune des moutons loaghtan

Tandis que l’âme du vieillard d’Ellan Vannin monte néalaibh (dans les nuages)

« Mes enfants prendront soin des keeills (croix celtiques) a-t-il confié au prêtre

Mais déjà voilà que j’entends l’eean (oiseau) des morts »

Il s’est penché avant de mourir. Il a cueilli un genévrier

« J’en ferai du gin pour mes enfants et moi »

Présentation de l’auteur




Lauence Bouvet, Le quai et autres poèmes

Il est des regards que nul destin n'atteste
Nous étions belles de plus loin que
De nous-mêmes      libres
Penchées sur l'instant
Au versoir de la nuit métallique

Deux passerelles entrelacées
Ondulaient légères avec la Seine
Dans nos yeux d’arondes
Bordures du ciel à découper
Selon les pointillés... Aux heures
Béantes du soir nous dansions

Un pêcheur d'étoiles à nos pieds

L’heure du thé

Tout le poids du monde
A basculé dans cette tasse de thé
Que vos doigts en faisceau
Dérobent au regard

Souvenez-vous
Il s’agissait du premier pas
Vers plus d’infini
Le suivant devait être le bon

Mais ce que la main écarte l’esprit
Le retient sur la plus haute marche
Gerbe d’écume ou de flammes
Venue de l’enfance à franchir

Tout le poids du monde
A basculé dans cette tasse de thé
Et si de l’eau seul
L’envers était au ciel

Vous n’en pourriez saisir que le souvenir
Et sa traîne de miroirs obligés

Le témoin

Si Dieu était une femme
Les oiseaux de leurs ailes à revers
Baiseraient au front les hommes
En habits noir et les enfants précoces

Le silence ne dirait rien de ses bords
De l’intuition sous la lampe
Où le réel se raffermit du péril
Sous l’escorte d’une présence-sablier

in « Traversée obligatoire », l’Harmattan, Poètes des cinq continents

En allant se coucher 

Belle mort beau visage

N’a pas souffert on dit     bien reposée

Comme on dirait

Comme si dormir

Comme si c’était possiblement comme

Ta mèreest     morteta     mèreest morte

Façon serviette enfant trop sage

Belle tenue beau pliage

En rêve sur le fond d’un ciel gris elle

Se demande elle la morte

Si elle l’est vraiment car

Rien ne prouve qu’elle le soit

On le dit mais on nous ment tellement

Dans quelle ville ?

Dans quelle rue ?

De quel jour s’est-elle défaite

Mon endormie s’est-elle dissoute ?

Pourtant j’étais riche

Rondeurs des bras rondeurs des seins des hanches

Rondeurs des joues

J’avais une mère

Rondes heures de mon enfance

Ce qui de l’épaule sur sa peau fraîche

Ce qui de l’expression insistant

Dans mes veines sang de son sang

Fière du rouge à ses lèvres

Fière de sa beauté zyeux verts

C’est-à-dire que ton rire rit en moi 

Que ton sourire sourit en moi

Que ta voix est ma voix

Ce mal je m’y pique d’un seul mot cette démarche

Être ce sablier cette fissure je m’y glisse

C’est-à-dire que tu es ce par quoi du sel

Sur la plaie

Du désordre de la vitesse

Sur les éléments épars de ma nature particulière

De l’affolement

C’est-à-dire que ton rire rit en moi

Que tes pleurs pleurent en moi

Qu’il a plu d’un ciel sans nuage

Des lambeaux insoupçonnés

Que ton pas ô rythme de mes pas sur cette neige

Ôtant au décor et l’époque et son âge

Les pleins et les creux courant sur ton visage

L’oiseau noir mesure matin borgne

Le dernier de tes soupirs

Mais la terre délicate

Te prolonge de ses encres déliées

C’est-à-dire que ton rire rit en moi

Que ta mort mord en moi

Qu’il est des moments où je voudrais t’imiter

Mais à moins de mourir chacune à mon tour

Celui-ci n’est pas joué

Déjà ton air roulant sur ma peau d’herbe et de vitre

Ton reflet s’y accorderait

Si les lunes pleines des légendes

Et pour vivre ce que vivent les fantômes

Quand se taisent les loups

Cet arbre je m’y colle      

Puis j’avance augmentée du silence végétal

Où les solitudes ne sont pas de celles

Qu’il suffit d’effeuiller

Cette marche je m’y tiens

Non pour l’épreuve mais pour les traces

J’avance courant d’air mais le vent doit m’y pousser

 

in « Comme si dormir », éditions Bruno Doucey

Je rêve que je désire écrire

Une petite table en un lieu inconnu. Peut-être une maison. Assise à cette table nue, tête 
penchée, j’attends. L’attente semble être ce pays de la peine. Je suis donc penchée dans la 
posture du saule muet livrant à la rivière les pleurs qu’elle connaît.

Dans la perplexité de l’instant, mes pensées vont aux circonstances de la mort de Mère.
Une rumination sourde dessine une moue sur mon visage.
Mère passe près de moi. Elle est vivante. Elle est jeune. Elle passe ou plutôt elle glisse.
Elle glisse c’est-à-dire qu’elle fend l’air rendu plus lourd de sa présence énigmatique.
Elle a mon âge, là, au moment même du temps où je la perds.
Elle passe. On la voit être dans un petit couloir.

Rien ne s’écrit dans l’espace du rêve, sur la table traçant une frontière entre Mère morte 
déambulant et l’endormie qui interroge.

C’est l’ivresse des retrouvailles avec l’enfance. L’ivresse des possessions jalouses. Sans 
partage. Ce vertige du retour à la source, qui demeure un parfum, une paume, une épaule pour 
la douceur.

L’espace que j’emprunte est ce que je nomme interstice   

L’écran blanc du rêve est le monde.

La mémoire peut chasser l’habitant et garder la maison. 

Il suffit à Mère de m’être présence. Une traversée libre de la grammaire du temps.

in « On ne sait pas que les mères meurent », éditions unicité

Vous faites comme si

nous ne savions rien de la peur

 

de cette lumière sur l’étagère

de ce frémissement d’herbe à nos tempes

rien du vertige à l’échancrure soudé

rien de ce martèlement contre les murs

quand les rires ont cessé

  ∗

Discrets et dénoncés

à nos joues les contours

 

nos nudités ne savent plus

quoi de la langue ou du visage

choisir la courbe

le retrait ou l’avancée

l’augure ou l’outrage

le corps étranger trop près

étrangle loin

la prochaine gare est un silence

Partons tels que nous sommes arrivés

scande l’écho au bout du couloir             

∗                               

J’ai du avoir quinze ans 

dans ce présent de sève et de feu

être pauvre de cette pauvreté d’ânesse

sur un chemin de montagne

à fleur de sol du sel sous la semelle

et d’eaux profuses

qui ruissellent à flanc de nos os :

rêver d’être le chemin

d’être la montagne

l’Edelweiss sur la rocaille

et d’être poète

sans avoir à pleurer

Des jardins arrondis très bas 

cueillent notre surprise

c’est dire que le désir est bleu

comme ne peut l’être un ciel d’été

La distance entre nos cuisses

est la distance d’entre nos cuisses

première et dilatée

la nuance un aveu      l’aveu un constat

ce fruit divisé

dans la moiteur de nos paumes

Flocon pour sa douceur

 morsure pour son sang

 

le premier baiser pendu

au cou de la fenêtre coule

sur les parois de falaises

fortes et faibles

comme nous

qui sommes faibles et forts à onze heures

sur notre visage de silex et de craie

in A hauteur du trouble, éditions unicité

Femme sans écriture sans mémoire

Vous penchez ce qu’il faut de nerfs

Vers les voleurs de souvenirs et versez

Aux jours filants vos heures cathédrales.

Sous cet air de marbre blanc votre cri

Est une clé dans un trousseau     cri-douleur

Cri à la criée votre cri d’orfraie brisant

Vos os de dépouille en sursis votre cri

Comme une craie usée contre un tableau noir.

Vous dites :

Tous les matins sont morts

Rien de ce qui est inhumain ne

M’est tout à fait étranger

Ne rien désirer

Pas même le silence

Le trottoir se dérobe sous vos pas

Avant que la chute ne précise sa pente

« J’ai tout perdu, rien ne me manque ! »

Criera le mensonge du fond de son impasse

Votre charme c’était votre solitude     et votre style

La preuve de l’existence de Dieu

La forme finale non spécifiée

in « Unité 14 », L’Harmattan

Lèvres qui tremblez

Je n’irai plus par vos quatre chemins

La guerre n’est à personne elle m’appartient

Les voyages n’y feront rien

Les regards bleus non plus

Qui insistent quand je m’échappe

Comme la mer échappe au point final

De la phrase toujours échouée

A se casser un talon sur les pavés disjoints

De la vérité qui insiste

A demi-mot même la grâce

N’y peut rien

Enchâssée dans le leurre du verbe

La coupe est pleine au seuil

Qu’il faut boire

Sous le réverbère

Peu importe d’où vient la nuit

Le soleil n’attend pas

De connaître le nombre des étoiles

Pour briller

L’univers se déploie

Mieux que tes mains caressant

Une boule de cristal

J’ai vu pour preuve

Une âme en toute chose

Comme l’aura d’une flamme

Que l’on fixe

Sans pouvoir l’approcher

in Dans le tremblement du seuil, éditions unicité

Adagio

La ville s’est arrêtée de respirer

Elle a suspendu son souffle au front des étoiles

On dirait qu’elle attend

Bouche bée

Que le jour décline

Les rumeurs, les lumières, les éclats de voix

Affluent en fragments épars

La ville s’est arrêtée de respirer

De grandes artères étirées comme des rayures

Convulsent  jusqu’à l’heure de l’aube

Débarrassée de la pesanteur du tracé

L’absinthe dans les veines

Du rêveur sans sommeil

Quand l’infiniment petit rejoint l’infiniment grand

A l’instant précis du passage

La ville s’est arrêtée de respirer

Elle a suspendu son souffle à la tempe du dormeur

Et répand la nouvelle :

La ville s’est arrêtée de respirer

Depuis le martèlement de ses atomes

Sur ma poitrine

Elle n’a jamais retrouvé le battement du monde

in Melancholia si, Hélices, collection Poètes ensemble

Laurence Bouvet, poèmes, lecture par l'auteure.

Présentation de l’auteur




Cécile Oumhani, Les vivants et les morts

Des collines vert foncé ondoient
des rivières tourbillonnent
dans de vastes étendues boisées

pierre terre eau et feuillages
couleurs et nuances inconnues et familières

l’avion touche le sol à l’aéroport de Cochin
un matin de juillet
              la tête me tourne
là où je ne suis jamais venue
ils ont vécu ici –il y a plusieurs dizaines d’années
les vieilles photos qu’elle gardait dans son album
ou ce qu’elle nous a raconté de ses parents
à Kodaikanal ou à Trivandrum ?

un jeune garçon se fraie un passage
à grands coups d’éclaboussures
sur la chaussée inondée
des écolières attendent
le ramassage scolaire sous leurs parapluies
des rideaux de pluie s’écrasent
sur des constructions imaginaires
et me laissent admirer
              des présences au présent
la vie des vivants
et je descends les rues escarpées

la ville m’enveloppe
dans sa rumeur et dans ses rythmes
               des présences au présent
la vie des vivants
la tasse de chaï beige
repose dans ma main

à l’infini sa saveur forme
et reforme les perspectives
sur ce qu’on ne perd pas
mais ne fait que changer
sans fin
tissé et détissé
pendant que nous allons notre chemin

Extrait de Passeurs de rives, éditions La tête à l’envers, 2015

Saison de neige

l’aïeule taille mes draps
dans l’étoffe du ciel
remue mes rêves
avec la braise
et met le jour à lever
dans la cuisinière

tôt le matin
elle lave à grande eau
les ombres sur ses photos
en garde la paisible clarté
et l’énigme de ces noms
que j’égrène
avec des baies de sureau

sur son tablier
blotti contre le vieux chat tigré
le monde ronronne
entre ses doigts de lait

dehors
ivre de silence

la neige boit les collines
à perte de vue
et je cherche à mes pieds
où pourrait finir demain

je ne sais pas
que la neige brûle
au bout de ses gants troués

Extrait de Passeurs de rives, éditions La tête à l’envers, 2015

Des voix du passé

nous marchons dans l’obscurité
sans relâche elle défait le passé
comme avec les pages d’un livre usé

de grands arbres chuchotent
au fond du jardin
nous effleurons du bout des doigts
des écorces parfumées et d’épais feuillages
en quête de poèmes
épelés dans un alphabet perdu

des voix d’adultes résonnaient tard dans la nuit
nous berçaient vers un sommeil confiant
nous ne comprenions pas toujours

les mots portés par la brise
depuis une véranda vide
comment les oublier
alors que le présent s’éloigne

une promesse à tenir
et une énigme à résoudre

Extrait de Mémoires inconnues, éditions La tête à l’envers, 2018

Quand j’étais jeune je restais des heures, allongé sur le dos à regarder le ciel, et puis je rentrais à la maison et je les peignais.
J.M.W Turner

La démesure de l’espace et de la lumière   
l’apprendre
à l’aune du corps étendu sur le sol
boussole affolée entre terre et ciel    

sans se lasser  interroger le monde
ébahi du fil de tant d’heures limpides
et boire à larges goulées
l’incessante mouvance  ce vertige muet
où glissaient les couleurs happées
toujours plus loin et plus haut
dans l’énigme du reflet

et la soirée ne suffisait pas
à épeler la langue secrète des choses

Extrait de La ronde des nuages, éditions La tête à l’envers, 2022

Délié de toute pesanteur    le pas
cherche à rejoindre l’impatience de l’œil
les bribes s’évanouissent aussitôt qu’aperçues

et le jour s’esquive engouffré derrière la nuée
couve puis surgit  à nouveau pâle incandescence
au fil de son odyssée silencieuse

sourds battements du cœur
en écho avec ce qui cogne le chemin
très loin vers ses marges limpides

assoiffées de clarté les paupières
s’étancheront-elles à la source des nuages
apaisées le soir à la lueur des pages
et de ce qui court au feu des doigts

Extrait de La ronde des nuages, éditions La tête à l’envers, 2022

Flux de lave dans l’obscur des veines
le poignet tressaille
le pouls s’emballe en ce point
où le jour s’attache au couchant

combler ce qui manque
et déchiffrer le sourd alphabet
d’une langue ravie au soleil
syllabe par syllabe

là où s’étoilent nos nuits
au cadran d’un autre ciel

Extrait de La ronde des nuages, éditions La tête à l’envers, 2022

 

Présentation de l’auteur




Victor Malzac, La javel

je n’aurais pas dû te cacher

non, que j’étais comme

comme un immense puits,

une très longue douche froide, qui

n’aura jamais guéri de ça,

pas un jour n’aura guéri de ça,

une douche pas chaude et qui ne guérit

rien, strictement rien, rien de ce jour, de quand,

quand j’ai déménagé

du corps, dans les cartons mon corps, le pull, dans le camion,

mon chien le chien d’amour, ma chienne mon unique

nervure, mon amie, mon poteau,

qui n’aura jamais non plus guéri de ça,

ce jour, ce changement, le linge de ma mère,

de mon père debout, gentil, vivant, gentil,

et ça, ce ça, cette tendresse pour les autres

et les garçons

I

la javel

mercredi

comme une immense douche

 

tu sens comme ça sent moi la javel une très longue douche

pas chaude et qui ne guérit rien.

 

mais j’ai lavé mes draps

pourtant. lavé mes draps pour

qu’on ne sente rien, pas mon odeur.

l’urine et les médicaments, moi j’ai

 

raccommodé des bouts de linge, ça sentait mauvais

ces gens.

 

II

quand je pense à ces gens la vase

monte

 

monte à contresens je me

je me souviens du pire tu as vu

tous les ans pour mon anniversaire personne

 

ça sèche oui voilà mais quand elle arrive la vase

en nombre, en boucle et trop vite aux narines

je peux te dire

 

c’est ça qui rend qui donne

à mes lessives ce parfum de rongeur

 

des piles de lessive tous les jours non

mais ma mère avait pour coutume de jeter le matelas.

cela ce n’est ce n’est pas tout à fait la vase mais les restes

sur les draps oui par exemple tout jeter tout vendre mais qui

qui peut qui oserait acheter ça non me sentir

 

III

et ces gens

tous ces gens dont je n’ai pas fait

le décompte ou le tri

 

hein

 

froids froids les jambes les pieds les genoux les avant-bras

l’atroce froid comme un très long dimanche sous la douche un jour

ma peau sent si mauvais l’odeur

l’odeur du linge un jour

sans force ou pain sans pain sans plaisir les mêmes

pas les mêmes les autres les gens tous la même nourriture le repas mauvais j’ai commandé

sans désir sans argent sans volonté sans rien ces bras

 

trop durs ces bras les bras des gens les gens violents

jamais vraiment gentils d’ailleurs cachés

voulant mes draps mais non pas toi ton poids.

 

les gens ces gens ont les bras pleins les bras remplis

d’hormones d’hommes de suçons peut-être moi pas moi tous ces coups ces corps

ces corps qui faisaient trop et déjà rien ces corps

à qui j’ai donné ma chemise

 

et mon pain mon tricot

 

et tout l’argent de mon salaire

 

et tout le contenu de ma valise

 

et pour qui j’ai fait la vaisselle

 

et dormi

 

et pour qui j’ai voulu dormir

 

sans politesse qui m’ont vu dormir

 

plus ou moins nue plus ou moins moi dormir

 

hein

 

ces gens qu’on raccompagne en voiture

à l’entrée de chez eux la nuit le soir la mort

l’orgasme nul la mort mourir d’ennui ces gens

qui ne veulent pas qu’on dorme là

qu’on dorme là

 

juste là non sinon dans l’hôtel à

à la porte là juste la porte d’à côté

ces gens qui veulent qu’on dorme dehors

ou dans un autre lit par terre loin

qu’on aille à mille kilomètres d’eux

 

IV

ces gens je les déteste oui ces gens

qui ne sont pas à la gare quand je rentre

quand je reviens ces gens que je dépose à la gare

 

au dépose-minute et forcément

oui qu’on serre fort très fort pourtant qu’on serre à contre-cœur

et dont on porte à bout de bras la valise

 

oui la grande valise de ces gens qu’on raccompagne

avant de retourner dans la vase lente et les mains vides

 

V

de quoi parler de quoi maintenant ah oui

ma mère ? son linge qui sentait mauvais. c’était

un drame un rejet salutaire mes liquides

gaspillés par terre ou dans un sac un sac à la poubelle jaune

ma mère disait souvent tu sais tu seras toujours seul elle

avait tort je n’étais même pas seul j’étais rien du tout.

pas seul je suis certaine oui qu’elle avait tort mais nous ne savions pas

ni coudre ni blesser personne pas mon père ou le voisin ou les hommes.

 

VI

mais elle avait mis sa mère dans un carton l’urne par terre

par terre devant la maison la cendre et moi deux euros tout.

 

tout même ma peluche d’enfant

                       laide,

et mon lit mon livre mes premiers draps de prince mon premier

premier amour c’était personne il avait trop mauvaise odeur.

 

cette personne, ma dinette,

ma dinette dure tout était mauvais dedans.

 

VII

et alors nous avions ce ballon cette chienne et ce jardin pour tout

 

tout mon plaisir était dedans ce carton de deux euros

dehors par terre la dinette mère le petit prince mon épée ma tunique mon petit jouet qui sourit
ma console

ma chienne en rongea les rebords elle mourut

MAMAN J’AI PRIS

D’ENORMES RISQUES

EN RECULANT. TU NE SAIS PAS

TU NE PEUX PAS SAVOIR

MAMAN.

MAMAN TU NE SAIS PAS

TOUT CE QUE J’AI COMPRIS

DE L’HOMME

OU DE MA CHIENNE

EN RECULANT.

DE L’HOMME ET DE LA FEMME

QUI SE FRACASSENT SE DISLOQUENT

ET CREVENT SEULS PAR TERRE

EN NOUS LAISSANT DE PAUVRES RUINES

QUAND ON RECULE A PEINE UN PEU.

Présentation de l’auteur




Dana Shishmanian, Brahma… extraits de Fruit Obscur

 

Brahma

Il dort
il sommeille sans rêves
il veille en rêvant
il s’éveille en deçà de son rêve
il amarre ses complaintes aux rives sans espoir
il retourne les cris de joie dans leur tombe
il redresse le cadavre exquis du marquis
il rebrousse chemin sans pieds
s’envole sans ailes plonge sans nageoires
glisse entre le plus haut et le plus bas
au point de réversibilité il s’efface
de toutes les dimensions
il s’enfonce sans fin dans la profondeur du point
suspendu dans l’immobilité
il s’avance sans bouger
s’approche en diminuant
en rétrécissant
disparition infinie

ce qui commence commence toujours
ce qui s’achève ne s’achève jamais

Révélation

personne n’est lié personne ne se libère
juste la compréhension d’un instant
que tu laisses là dans l’abîme
suspendue
sans toi
tu n’y seras pas
tu souffriras ton martyre dans ta chair
sans aucune issue
seulement tu sauras
et c’est cela le salut –
il n’y a pas de sauvé pas de sauveur
seulement le savoir

Retournement

L’unique instant où tout converge
plus de tiraillements
de contradictions
ni faute ni vertu
une absolution de personne
par personne
tu n’es plus
pourtant rien oublié
juste l’instant
libéré
de toi

Le renoncement de Prakriti

Je dépose tous mes artifices toutes mes armes de séduction
je me retire de tous mes visages
j’assèche les racines de mes actes
je plante mes pieds dans le vide
dans ma tête s’enfonce le pilier de reconnaissance
de la vérité première

Définitions

Le royaume est le nirvana
le nirvana est le royaume
la voie est la suppression du chemin
la vie est la vie
la mort est une noyade
le néant est pure conscience

 

Présentation de l’auteur




Roselyne Sibille, L’ombre est une ligne de crête

L'ombre est une ligne de crête
fissurée de lave et d'impossible

Elle griffe son appui illisible sur le ciel écorché

Pour acheminer le noir
         – sa partition verticale –
un pont craquelé enroule écailles et copeaux

L'autre moitié de l'ombre est granulée de neige bleue

Dans ce livre de cendres
aucune parallèle n'attend le ressac

Tu sais le gouffre derrière l'œilleton
      suspends ta signature
      au liseré des lèvres de l'ombre

 

The shadow is a ridgeline
splintered by lava and impossibility

It scores its illegible brace on the grazed sky

To transport darkness
           – its vertical screen –
a splintered bridge reels in shells and shavings

The other half of the shadow is grained with blue snow

In this book of ashes
no meridians await the surf

You know the chasm behind the peephole
         Dangle your signature
         to the edges of the shadows’ lips

Traduction Karthika Naïr

Présentation de l’auteur




Tristan Felix, Augures (extraits inédits)

à la vie, imprévisible 

 

 

 

En sous-titre de chaque poème,
une concrétion littérale des poèmes eux-mêmes, en italiques.

 

L’augure est l’alibi du poème 
son identité transfuge
Gwen Dhu
L’Albatroce

 

 

 

elle tenta la figure de l’oiseau
percutant le ciel

perdant tout d’elle
par morceaux
à genoux dans le vide
où tournoyaient des ailes

sans corps

(civid)

 

 

pris d’un doute
le vigile crève l'alvéole noire
d'un coup d'ergot, tac

 

qui demeurerait en sa larve
à touiller un sang d’encre ?

aussitôt elle s’envole, hilare
vers une cime d’air
avec sa mort acrobatique

(meurhil)

 

 

la pulpe d’horizon
une fois seule

s’ouvre à chair

aux hébétudes aussi
des berges où court un demi-chien
vêtu-vif

combien de bris de vie qui courent
ras la tranche
à demi vêtus-vifs !

(ubris)

 

 

flanque ta voix dehors

claque entre les pavés
où le sabot gelé trébuche
ton écho d’insomnie

quand ta viande ne pourra plus arquer
te viendra une mouche
brailler tes humeurs frelatées

des gueules de fleurs
figent en suc mortel
la sueur de la nuit

flanque ta voix dehors

(guehors)

 

 

elle est tu
d’une maison tout en paille

sous la grand’nuit d’été à respirer
trois fois les bois huants

prête à brûler quand midi
brandira la sentence

légère adossée contre un semblant
elle est têtue

(fédoss)

 

 

sans appui que l’air
la marche d’un cheval de biais

qu’en foraine idylle on surprendra
l’âme pincée

alors ne pas
dégringoler de l’arçon

revenir à tâtons
au point ferré d’oubli

(dydoubl)

 

 

dans l’antre aux aurochs

si cru de son corps
que dedans le roc
se griffe et récidive
en dix doigts écarlates

l’os pariétal cogne
se fêle et se brise
qu’il sache dedans lui
qui l’a orné de cornes

lui l’aurochs   le chantre

(rocorn)

 

 

au nœud des terres meubles
j’enfonce inexorablement

et loque à loque ruisselantes
défilent les Absentes  les Inouïs
et les Proies de la soif

que ralentisse la mort
couchée dans notre loup !

le bleu des écorces au crépuscule
quitte les bois et hisse aux cimes
une lumière prochaine

être loin de soi
où nuiter !

(rupucim)

 

 

 

revenue du pont suspendu
où l’insecte blanc se lançait dans l’éclair

e d’une poudre d’enfant
à la lisière de son incandescent suaire

un clown vague en sa grime

un vagabond assis par la stupeur

(nefansu)

 

 

— pourquoi tuer cet oiseau si petit ?

— il chantait dans les dunes, il frôlait de ses ailes l’écru du sable

— il n’avait pas le droit d’identifier ton désir de le savoir vivant ?

— son chant n’avait presque plus d’air, ses ailes que l’ombre pour agiter sa fin

— un oiseau t’a tué et tu ne sauras où il t’a échoué

— j’aurai donc dormi tant et tant

— à tire d’aile

(ombaile)

 

 

de ses yeux l’enfant-carbon tire
une colle noire

pâte à souiller les genoux
sculpter l’informe

il passe la nuit au bloc de sa falaise

et tout tombe au fond de soi
enraciné par les cheveux

(olloc)

 

 

on a froid vert
contre la pierre d’église

les fougères tiennent leurs crosses

et les vents de prière
paissent à mi - mots

la tiédeur de nos assassinats

(piross)

 

 

poisse et mouise en besace
tout luit hors du visible champ défécatoire

comment dire pétunia, courroux, mica

courir écervelée là-bas
brouiller sa forme
se perdre au mot

desserrer l’étreinte des joies feintes ?

(poinia)

 

 

un quart d’assise
un demi-ponton
un revers d’équilibre
cent fois la ligne de flottaison
moins la coque

la reine abyssale n’a pas quitté son roc
ni sa robe ôtée   elle pense dessous

invisible soit-elle
morte peut-être

notre hésitation juste
dans l’axe du corps défait un mystère

(ortyst)

 

 

Face
l’empreinte acéphale d’un lézard

Pile
la crête d’un roi

l’Idiot retrouvera une écaille de sa tête
entre ses doigts frotteurs d’écus

il en mourra de rire

(fadio)

 

 

entre les œillères brûlantes
sa tête cogne à sa carcasse

remorque de phrases d’abattoir
qui sonnent à cloche-fêlée

un âne blanc, hi ! la carriole pleine de têtes, han !
traverse la place à grand fracas

« cherche poète à main nue
pour taire un peu tout ça »

(pharriol)




Louise Dupré, Plus haut que les flammes

 

Ton poème a surgi
de l’enfer

un matin où les mots t’avaient trouvée
inerte
au milieu d’une phrase

un enfer d’images
fouillant la poussière
des fourneaux

et les âmes
sans recours
réfugiées sous ton crâne

c’était après ce voyage
dont tu étais revenue

les yeux brûlés vifs
de n’avoir rien vu

rien
sinon des restes

comme on le dit
d’une urne
qu’on expose

le temps de se recueillir
devant quelques pelletées de terre

car la vie reprend
même sur des sols
inhabitables

la vie est la vie

et l’on apprend à placer
Auschwitz ou Birkenau
dans un vers

comme un souffle
insupportable

il ne faut pas que le désespoir
agrandisse les trous
de ton cœur

tu n’es pas seule

à côté de toi
il y a un enfant

qui parfois pleure
de toutes ses larmes

et tu veux le voir
rire
de toutes ses larmes

il faut des rires
pour entreprendre le matin

et tu refais ta joie
telle une gymnastique

en levant la main
vers les branches d’un érable
derrière la fenêtre

où une hirondelle veut faire
le printemps

il y a cet enfant
que tu n’attendais pas

arrivé avec ses bronches
trop étroites
pour retenir la lumière

cet enfant né de la douleur
comme d’une histoire
sans merci

et tu le regardes caresser
un troupeau de nuages
dans un livre en coton

en pensant
aux minuscules vêtements
des enfants d’Auschwitz

à Auschwitz on exterminait
des enfants

qui aimaient caresser
des troupeaux de nuages

leurs petits manteaux, leurs robes
et ce biberon cassé
dans une vitrine

cette pauvre mémoire
à défaut de cercueils

et les visiteurs
en rang serré
sous l’éclairage artificiel

tandis que tu attendais

le corps ployé
comme si le monde tout à coup
s’appuyait sur tes épaules

avec ses biberons cassés

car les enfants d’Auschwitz
étaient des enfants
avec des bouches pour la soif

comme l’enfant
près de toi

sa faim, sa soif
et des promesses que tu tiendrais
à bout de bras

s’il ne s’agissait que de toi

mais ici c’est le monde
et sa folie

puanteur de sang cru
et de chiens lâchés
sur leurs proies

même quand tu refais
ta joie
telle une gymnastique

ou une prière
sans espoir

il y a des prières
pour les femmes
sans espoir

 

 

Montréal, © Éditions du Noroît, 2010
© Éditions Bruno Doucey, 2015  




Nohad Salameh, Le mandala et autres poèmes

 

Lorsqu’on a la maladie du lieu
on perce un trou quelque part en son corps
et l’on y pénètre
n’ayant pour halte qu’un totem
en forme d’astérisque
alors le dedans se réduit au mandala
avec des parois en peau
et la pendule qui se remet en marche
remontée par le bec d’un oiseau.
Aussitôt on cesse de déchiffrer les mots
que l’on prononce à son insu
afin de gommer les impuretés d’un dehors
daté de l’an zéro de l’Hégire.
 

∗∗∗

Celle venue d’Orient
escortée de ses phénicies
ses alphabets
et ses dieux d’outre-ciel
arbore la fracture de la terre
et la déchirure de vos regards.

Celle surgie des vergers d’Ève
avec ses oracles
ses nostalgies douloureuses
et la fureur des songes
progresse d’un pas de désert
vers le Centre
où se concentrent
l’exil et la mémoire de la rose.

La voyageuse de minuit
qui pose ses ailes sur vos aubes
toute entière tannée par les couchants
incante en vos sommeils
un chant d’espace
par excès d’errances
et appel d’air.
 

∗∗∗

D’un vol preste de cigogne
je reviens tenir compagnie
à ceux qui dorment, les mains nouées
sous les jardins de l’épouvante.

De transparence en transparence
je patine vers mon halo premier.
Sans fracas
ni brisure
je chute dans la durée paresseuse du sable.

Je m’endors sous la trame des bouvreuils
- tout mon souffle pour lisser la pierre
et je m’écris au hasard sur les lentes parois
d’où se penche le temps.

Revenante
de mer en mer
d’absence en absence
les chevilles ravivées de soleil et d’encens.
J’enjambe pêle-mêle des fortifications
d’absinthe et de ronces
afin de devenir l’épiphanie du retour.

 

∗∗∗

Lorsqu’on a la maladie du lieu
on perce un trou quelque part en son corps
et l’on y pénètre
n’ayant pour halte qu’un totem
en forme d’astérisque
alors le dedans se réduit au mandala
avec des parois en peau
et la pendule qui se remet en marche
remontée par le bec d’un oiseau.
Aussitôt on cesse de déchiffrer les mots
que l’on prononce à son insu
afin de gommer les impuretés d’un dehors
daté de l’an zéro de l’Hégire.
 

∗∗∗

La douleur : notre fruit
plus écarlate que le sel.
Nous aimions comme on pleure en rêve
absents
et le cœur posé à côté de nous
sur la margelle.

Nous fûmes chute inopinée
peur merveilleuse
avec les pieds par-dessus tête :
flamme florale
saisie dans toute sa ferveur.

D’autres annonciations viendront
quand se rétrécira le monde
et que retentira l’ordre
de s’effacer ensemble
sans masques ni parures
échappant à nos chairs
tel un feu à l’envers.
 

Présentation de l’auteur




Dominique Hecq : Archive Fever / Mal d’archive et autres poèmes

Archive Fever Making Tracks

the arkhē appears in the nude Jacques Derrida

You are I am a tracker bent crouched close to the page ground looking
for traces and signs that sense you has have passed this way

You sniff sniffing for the scent of absence you
but above all feeling
for the gap in your my life
that wants to fill this page
alone


The air is incandescent


The white page track glows

Emptiness talks back talks back talks back
to the heat that cracks open the world ground


This is a land of surfeit and lack
of hardness and clarity of image
of absence that opens out
or closes up the world
and sometimes the heart

Derrida, J 1998 Archive Fever: A Freudian Impression.
Chicago: University of Chicago Press. Trans Eric Prenowitz, p. 92.

Mal d’archive

l’arkhē apparaît à l’état nu — Jacques Derrida

Traqueur, tête penchée sur la page, yeux avides
de traces et de signes témoins de sens

Tu recherches l’odeur de l’absence
mais par-dessus tout
c’est le vide dans ta vie que tu désires sentir

L’air est incandescent

La page blanche s’embrase

Et le vide se fait l’écho écho écho
de la chaleur qui fracasse le monde

Cette terre d’excès et de manque
d’images à la fois dure et claires
d’absence agrandissant
ou refermant ce monde
et parfois aussi le cœur

Derrida, J 1995 Mal d’archive: Une impression freudienne. Paris: Galilée, p. 98

Hushed

Light pours down
the unrelenting sky
to earth ribbed and ridged
with the tough stroke
of Drysdale’s brush

I track down words
for hues and shades in books
envy the skill of artist-explorers
who forged new ways of seeing

The cries of crows fall

Through blues onto rusty ochres
pulsing with raven dust

This place stills my tongue

Stupeur

La lumière coule à flots
d’un ciel implacable
sur la terre ridée et striée
d’un coup de pinceau
dru à la Drysdale

Je traque des mots voisins
D’ombres et de teintes dans mes lectures
enviant l’adresse des artistes-explorateurs
qui forgèrent de nouvelles façons de voir

Les cris des corbeaux tombent

Au travers de bleus sur des ochres rouillés
palpitant de poussière de jais

Ce pays me coupe la langue

Fire relies on the leaves of gum trees

No sound fits this spectacle No sound
but the hiss of fire bark grass
searing your world into sheer whorls
of alliterations Hallucinations
of words resounding with nothing

Following faultlines a gorge aflame
furrows erased in granite and sandstone
lines of scribble gums forever
receding The gorge
               barring you

Now how could I speak again
when syllables shatter on my page
turning words inside out
when letters hover in the air
like the smell of your burning skin?

We were discussing poetics
on our mobiles How we didn’t need
manuals for wordsmiths
preferred to work words as an end
in itself make a poem fulfilled

in its enaction look inwards
to the materiality of language
on the page and in the mouth
stress the event not the effect
                 You said good bye

And now I dream that you flit
out of my skin your voice
lettering me Poetic enjoyment
perhaps as if to resist
the etiolation of language

Don’t put individual utterances on show
you say Perform their moves
of repetition re-use reiteration
             show your reader the absurd
desire to contain ( )

For here is the gum and its inferno remains
the grave among blistered roots
the mouthless earth lulling one to leave

                  If it could speak it would say
here is the silence here is the question

Le feu s’élève des feuilles d’eucalyptus

Aucun son ne rend compte de ce spectacle Aucun son
hormis ce sifflement feu écorce herbe
donnent de ce monde la brûlure le tourbillonnement pur
des allitérations Hallucination
des mots qui résonnent de rien

Suivant les fissures une gorge enflammée
creuse secrète le granit le grès
avale des lignes d’eucalyptus
à jamais Cette gorge
qui te nie

Comment réapprendre à parler
quand les syllabes se fracassent sur ma page
mettent les mots sens dessus dessous
quand les lettres flottent dans l’air
comme l’odeur de ta peau qui brûle ?

Nous parlions poésie
sur nos portables Comme nous n’avions nul besoin
de manuels pour faiseurs de phrases
et préférions le travail des mots comme fin
en soi accomplir le poème

son passage à l’acte pénétrer
la matérialité de la langue
sur la page dans la bouche
privilégier l’événement non l’effet
                 Tu m’as dit au revoir

Et maintenant je rêve que tu m’échappes
que tu quittes ma peau ta voix
gravée en moi Jouissance poétique
peut-être comme pour résister
à ce qui s’étiole dans la langue

Ne te mets pas en scène
dis-tu Joue de ce qui se déplace
dans la répétition le réemploi la réitération
                  montre à ton lecteur l’absurde
désir de maîtriser ( )

Car voici l’eucalyptus et sa dépouille infernale :
tombeau parmi les racines boursouflées
terre sans bouche qui nous invite à la quitter

                  Si elle pouvait parler elle dirait
voici le silence voici la question

Catch

Smell the rain on the breeze
down at the river mouth
where fishermen stand
in the swirl of incoming waters
Feel the first drops on your skin
where the mystery of the ocean
draws away from salt spray
and the chill of the west wind
Ribbons of kelp sway in the deep
Refracted light dapples your face
as the child comes up for air
Your hands, useless
against the sky
Arms, broken wings
skeleton dust
Osprey kestrel tern skua shearwater sandpiper swift

Pêche

Hume la pluie dans la brise
à l’embouchure du fleuve
là où les pêcheurs se tiennent
dans le remous de la marée montante
sens comme les premières gouttes sont douces
là où le mystère de l’océan
se retire des embruns salins
comme le vent d’ouest est frais
Des rubans de varech s’enroulent dans l’eau profonde
Des taches de lumière miroitent sur ton visage
quand l’enfant fait surface
Tes mains, inutiles
contre le ciel
Bras, ailes cassées
poudre d’épave

Paul Klee on the beach

Yellow major swells and heaves
beneath abstracted skies where
angels float across the horizon
casting shadows in the foreground
between you and the sea afire
Textures ebb and flow, ebb and flow
exposing scoured and scarred surfaces
as if time had scraped the body
of the world clean, leaving
filaments of salt in the cracks
You can feel the white hot thing
moulding itself into shape, thrusting
its arms and legs into the corners
of the dissolving canvas, glazing
your eyes and the sand in your soul

Paul Klee à la plage

Crescendo de jaune majeur
sous des cieux abstraits là où
des angles flottent ver l’horizon
insérant leurs ombres au premier plan
entre ta silhouette et la mer embrasée
Le flux et le reflux des textures
expose des surfaces raclées et mutilées
comme si le temps avait récuré le corps
du monde à mort, abandonnant
des filaments de sel dans les cicatrices
On sent la chose chauffée à blanc
se mouler en une figure, fourrant
ses bras et ses jambes dans les coins
de la toile qui fond, vitrifiant
tes yeux et ton âme ensablée

Les poèmes ci-dessus sont extraits de Tracks (inédit).

Excepté "Le feu s’élève des feuilles d’eucalyptus", dont la version française est de Claude Held, les traductions des textes rédigés en anglais sont de l’auteure.

Les poèmes suivants ont été publiés auparavant :

  • 2016 — Archive Fever, In S. Holland-Batt, The Best Australian Poems. Melbourne: Black Inc., p. 88.
  • 2015 — Archive Fever, Axon.
  • 2015 — Mal d’archive, La Traductière, Revue internationale de poésie et art visuel, 33, 121.
  • 2008 — Fire relies on the leaves of gum trees / Le feu s' élève des feuilles d'eucalyptus. La Traductière: Revue Franco-Anglaise de poésie et art visuel, 26(June), 96 - 97.

Présentation de l’auteur