Estelle Fenzy, Norwegian Wood

La forêt en son sommeil se rassemble après toi. Son œil fugitif mord les cimes. Superpose les rayons.
Ce sont de muettes effusions. Dans une lumière en sourdine.
Et tout à coup – la nuit.
La forêt pleine à nouveau. Unie, mousse et rideau. Espace éperdu, écheveau de légendes.
Comme, au fond de soi, l’entière origine du cœur animal. Délesté de ses peurs.

 

*  *  *

 

Automne indien.
Comme elles sont hautes les fougères. Vagues rousses, mille doigts. Danse du sang.
Comme tu es petite mon enfant. Naufragée docile dans ton châle de laine. Tu n’es pas perdue – ou c’est sans un cri.
Tu as la forêt à vivre. Qui doucement te mange.

 

*  *  *

 

Tu te caches les yeux avec les mains. Existe-t-il un mot pour ce geste ?
Tu gardes le monde à l’intérieur. Bleus, les yeux le monde, sous les mèches de cheveux qui bougent.
Tu sais déjà les défauts de présence. Le vent qui court à sa perte. La lumière arrêtée dans les choses. Les longs abîmes où le corps tombe en s’endormant.
Tu dis c’est dans le noir les plus belles rencontres. Puisque tout est fragile à présent.

 

*  *  *

 

Après la neige – à peine.
A vingt centimètres du sol, des champs de lunes consumées. Crépuscule accroché aux aigrettes.
Déjà les prés bruissent. Les petites bêtes de la nuit s’ébrouent.
Patrie du souffle au bout des doigts, tu fais des vœux d’étoiles filantes. De boutons d’or.
L’asile, la fête. Une explosion de lucioles, de fleurs traversées.

 

*  *  *

 

Ma douce ma joliette, pourquoi couds-tu ta robe sur ta peau transparente ? Tu te tiens close. Ton visage se tait.
Il y a pourtant comme un bruit de porcelaine. De tasse ébréchée dans l’évier. Est-ce ta collection de coquillages, remuée sur le couvre-pieds de laine ?
Ou tes plumes d’argile blanche, tombées une à une sur le carrelage et tes pieds nus.

 

*  *  *

 

Présentation de l’auteur




Christian Monginot, L’Avaleur d’échanges et d’usages — extrait inédit

Quatre poèmes extraits d’un recueil en chantier intitulé : L’avaleur d’échanges et d’usages

1. L’arrachement

Il faut,
Ici,
La plus grande précision,
Choisir
Chaque mot, chaque virgule, chaque silence
Comme si
Ton souffle, ton équilibre, ta vie-même
En dépendaient ;
Tu te tiens légèrement en retrait du lieu
Où pourrait se dessiner
La rencontre
Ou plutôt
L’icône intérieure de chaque détail

De cette rue étroite avec
La trace et l’émotion qui lui sont attachées ;
Tu ne dois en aucun cas céder
Sur le principe de naissance que chaque phrase
Est faite pour trahir, nier, renvoyer aux calendes :
Regarde l’espace s’ouvrir devant toi,
Il est aussitôt porteur de murs, de tuiles,
Porteur de grilles, de balcons,
Et là tu reconnais le minuscule jardin
Dont les arbres
Aujourd’hui
Dépassent les maisons ;
La vérité et la richesse de l’instant
Tiennent
À ces jeux,
D’opacités et transparences,
D’accrétions et poudroiements,
De persistances et dérobades,
Par lesquels
Chaque chose s’offre à toi dans un arrachement ;
Bien des années avant,
Dans le petit jardin,
Une enfant de ton âge
Jouait, chantait, riait,
Tu la regardais faire depuis
Ton balcon,
Elle, ne te voyait pas mais te faisait partager
Le plaisir de courir, sauter, danser,
À l’ombre de ces arbres ;
Il y a là,
Devant toi,
Une immense accumulation
De surprises,
Un dehors très dense et pourtant
Vaporeux
Que des besoins ou des désirs de toute espèce
Segmentent et font scintiller
Dans une nuit infiniment criblée
De soleils plus vivants
Que nature ;
Serait-ce
Une nouvelle façon d’être parmi les mots et au-delà
Que tu cherches,
Une façon de courir et tenir à la fois,
Une façon tout autre et inédite de « demeurer » lorsque le vent
Disperse et efface les vies, les choses, les visions,
Serait-ce là ce que tu cherches
Dans les fissures de ce rêve et les reflets charnels qui en font
Plus qu’une vérité ?
De ce côté du miroir s’alignent
Les chiffres et les noms qui permettent,
D’une porte à l’autre,
De s’ancrer dans le partage et la séparation
Des matières, des formes, des corps, des histoires,
Mais le sable
Ne cesse de couler sous les signes
Si bien
Que tu ne peux
Voir à travers eux qu’un nuage, une vapeur,
Un essaim vibrant d’actes orphelins et trop vifs
Pour devenir
Ceux de quelqu’un ou de quelqu’une ;
L’enfant de ton balcon,
Voyageur clandestin des états présents de ton rêve,
Voyait parfaitement,
Quant à lui,
Depuis l’autre côté du miroir,
L’épanchement gazeux de sa fable et les volutes du plaisir
Qui lui donnaient la clef magique
Du bonheur, des jeux, des rires d’une autre vie,
Ondoyante,
Tournoyante,
Dans son minuscule jardin et parmi
Les secrets affolants
De son corps rose et blanc ;
Parfois,
Dans un nouvel arrachement,
La chair et l’esprit délogés de leurs bornes
Et de leurs croyances grammaticales,
Tu t’assures que cette clef est toujours là,
Dans ta main,
Qu’elle tourne bien dans les serrures mouvantes
Du nouveau jour et te permet
De sortir de toi-même pour te reconnaître
Dans l’inconnu qui passe sur le trottoir d’en face ;
Oui, il faut,
Ici,
La plus grande précision
Et surtout
Éviter
Toute redite, toute omission, toute tiédeur,
Qui pourrait compromettre
Ton évasion,
Ton inversion,
Ta naissance hors de toi ;
Ta course par les venelles du hasard
N’a rien de vague ni d’indécis,
Mais
L’inéluctable retournement des corps, de la terre, du ciel,
Qui préside à chacune
De ses rencontres,
Te jette
Dans la plus vive fluidité du sens et le plus clair aveu
De l’extraordinaire ruissellement d’échos
Dont tu viens
Et qui fait de ta vie
Ce simple influx poétique têtu propulsé parmi
Les mille noms de l’impossible…

2. Chute

Rien ne tombe jamais,
Ni la pluie, ni les corps, ni les mondes,
Sans que ta chair soit prise
Du même vertige,
De la même fièvre de transparence, d’émiettement, d’échos,
De la même émotion liée
À ces fluides labyrinthes de bruits
Aussi divers
Qu’indiscernables ;
Non,
Rien ne tombe sans que vibre en ton corps
Ce nœud de silence où convergent
Tous les pans d’un roman que le vent a taillé
Dans la soie du vivant et de ses
Nébuleux confins ;
Il y a, ainsi, ce ciel qui se perd dans le ciel,
Ces nuages qui n’ont
Plus de contours et saupoudrent les rues
D’une monotonie opaque,
Dont
Le corps ne sait comment faire saillir
La moindre pointe de désir,
La moindre arête de pensée ;
On dirait que le temps se charge,
Pour les abolir,
De toutes les scènes passées et de toutes
Les nuances présentes, afin
Que le fond de tout remonte à la surface et offre
À chacun une page
Infiniment blanche ou s’écrive en lettres d’eau
Le secret mouvement de marée
De sa vie, de sa chair, de sa fable ;
Transcription musicale,
Langage chiffré,
Tu cherches de nouveaux moyens d’expression
Pour noter cet idiome fluide, neutre, inéluctable,
Si proche du rêve et si éloigné
D’un usage tempéré des images, des bruits, des saveurs ;
Ici,
Ton visage subit son invisible force,
Et la torsion des traits lui fait quitter
Les symétries trompeuses,
Les régularités dociles d’un monde livré aux lois
Du quotidien effacement
De ce qui bouge et veut bouger hors de toute
Redite ;
Là,
Ce sont,
De part et d’autre d’un étroit couloir bleu,
Les pans nuageux d’une seule nappe de ciel
Offrant au regard l’étrange aventure
De ses nuances et de ses actes tournés
Vers une tache aveugle dont la nuit appartient
À quiconque veut bien
Donner corps à ses mots ;
Il y a,
Dans les allures très diverses,
De cette seule et même chute d’un univers vaporeux,
Tantôt en fins rideaux discontinus,
Tantôt en draperies opaques,
Tantôt en longues tresses agitées par on ne sait quel vent,
La cruauté indécise d’une incomplète liaison avec
La réalité du jour, la réalité sinueuse,
La réalité qui ruisselle et s’écoule entre les mots,
Entre les impatiences, les regrets, les désirs ;
Il s’agit toujours,
À chaque pas,
De changer le point de départ et les lois
De cette affirmation chancelante et nécessairement
Fautive
Que rien ne saurait contenir, accepter, racheter,
Sans que brûlent
Les tréteaux sur lesquels elle exerce
Son pouvoir en demi-teinte et perpétuelle
Gestation
Qui te retient au bord,
Tout au bord,
D’une négation sèche et sans espoir ;
Face à l’incalculable vélocité de l’évidence,
S’expérimente à travers corps
La calculable incertitude
De la marche et de la parole,
Car les mots ni les pas ne veulent
Toucher réellement
Le but qu’ils se sont fixé, mais toujours et seulement
Délivrer l’écho des stases du silence
Et des longs figements mystiques de l’horizon…

 

3. L’avaleur d’échanges et d’usages

La nuit se fait,
Ta nuit,
Celle des corps, des saveurs,
Des échanges, des usages,
La nuit comme une ingestion continue
D’astres, de chair, de signes,
Comme une façon de disparaître sous l’âpre trésor
Des fluidités, des formes brèves,
Des échos lointains,
Des chants indéfinis ;
Dans ces visages si proches de l’os,
Ces sourires grignotés par le noir,
Tu cherches les traces
De cette force stupéfiante avec laquelle
La lumière débusque l’innocence et lui impose
L’étrange idée d’une loi qui lui fera pourtant
Toujours défaut,
C’est bien en vain qu’elle rêvera
De s’y soumettre ou brûlera
De la défier ;
Du ciel au ciel,
De la violence à la violence,
Du désir au désir,
Ta nuit est celle des labyrinthes,
Des chemins électriques empruntés par les morts,
Des forêts légendaires où le simple et le vif
Se donnent l’un à l’autre
Pour enfanter le monde
À la façon
D’un salubre et vigoureux blasphème ;
Ici,
Au fond de toi,
Tombé du noir,
Tel dieu d’avant les dieux,
Torturé,
Insomniaque,
Épuisé par l’effort proprement titanesque
De démêler le ciel de la terre, et
Rendu fou par sa trop longue privation de mort,
N’entreverra d’autre remède à son tourment
Que d’avaler l’un après l’autre
Ses propres fils ;
Si tu fais silence en toi, tu peux encore
Entendre l’écho
De la vieille manducation divine,
Cela ressemble à s’y méprendre au bruit que fait
La pensée sous les mots
Lorsqu’elle
Voit
Ou entrevoit
La démesure de son parcours et la puissance contenue
Dans sa propre fragilité, ses défaites,
Son irrépressible et polyphonique innocence ;
Mais,
Qui donc a voulu cette histoire,
Ce basculement de tout dans le trou de l’esprit,
Cette chute affolante des choses
Vers leur lumière propre,
Vers leurs dix-mille morts musicales dédiées
À cette simple corde qui les relie et vibre
De façon obsédante ?
Pour la chanter mieux,
Plus sereinement,
Faudra-t-il vendre ta voix à cette part muette
Qui flotte autour de toi comme un habit trop grand ?
Pour en prolonger la puissance et le choc
Faudra-t-il t’envoler, te disperser,
Te dissiper avec
La poussière des soleils éteints et voyager ainsi
Vers de nouveaux buissons ardents ?
En attendant,
Au gré des collines brunes, sous un ciel métallique,
Tu suis l’interminable procession des aveuglés :
Ils n’ont
Pas d’yeux,
Mais un regard aimanté par ce point de l’espace où s’écoule
Goutte à goutte
Le trop plein de leur vie,
Pas de bouche,
Mais des mots qui brûlent leur chair et des chants
Hérissés de silence ;
Pigiste de l’infime et du négligeable,
Rêveur interstitiel,
Tu notes dans tes carnets
Tout ce que taisent ces longues théories,
Tout ce qu’elles n’inventent pas,
Tout ce qui rend, sur ces chemins,
Leur marche incertaine ;
Avec leurs cris, leurs plaintes, leurs larmes,
Avec leurs rires, leurs joies, leurs indécences,
Avec leurs voix embarrassées,
Tu tisses,
Entre leurs ciels et le tien,
Une échelle de Jacob inédite et tout aussi
Improbable
Que le modèle original…

 

4. Alien

On vit au bord
De quelque chose,
Tu le pressens quand tu te lèves,
Quatre, cinq heures,
Rarement six,
La ville est toujours endormie,
Aux intervalles du roulage, tu peux savoir,
Exactement,
L’heure qu’il est et les étoiles disponibles
Dans le carré de ta fenêtre ;
Entre deux bruits de moteur,
Il y a
Une respiration,
Un souffle exhalé par la pierre, le bitume,
Les rêves où chacun s’en est allé
Réparer, colmater, lisser,
Les fissures,
Les fentes,
Les brèches,
Occasionnées dans l’opacité quotidienne
Par l’insidieuse limpidité
De l’écho ;
La croyance du vivant à la vie,
À ce qu’elle incarne d’elle-même
Pour elle-même,
Ce trop bref,
Ce trop précaire,
Ce réel creux,
Ce trou maudit,
Tache aveugle entre les reflets,
Indisponibilité secrète et coupable des corps
À quoi que ce soit d’autre que
Leur tout,
Cette croyance ne s’est pas
Usée,
Vendue,
Perdue,
Elle s’est juste vaporisée parmi
Le luxe inouï des accrétions, métamorphoses, mirages,
Dont le roman d’après les jours
Se nourrit au jour le jour et relève
Les saveurs contingentes ;
Entre l’instant où tu t’éveilles
Et celui où tu reprends
Ta place parmi
Les objets qui t’entourent,
Il y a
Ce flottement dans lequel
Rien n’a vraiment
Un nom,
Une importance,
Un sens,
Et dans lequel, toi-même, tu ne peux
Dire qui est
Le passager qui circule à ta place
Dans les couloirs de ce vaisseau spatial
Que tu prenais pour ta maison ;
Tout te revient au compte-goutte,
Tu te souviens,
C’était…
En 2122,
Un printemps lâché dans les étoiles
À 39 années-lumière de la terre ;
La jeune femme mal réveillée
Que tu croises dans le vestiaire et qui enfile
Son scaphandre,
Se nomme
Lieutenant Ripley,
Ellen
De son prénom,
Comme toi, elle a la gueule de bois et sort
Lentement
De sa longue biostase ;
À l’heure qu’il est,
S’il y en a une,
Votre vaisseau s’est enfoncé comme une aiguille
Dans sa gigantesque meule
D’ondes,
De particules,
D’espace-temps,
De sans pourquoi ;
Tu reconnais
L’une après l’autre
Ces petites douleurs qui te font,
Pas à pas,
Réintégrer ton corps :
Carpes, métacarpes, phalanges,
Scaphoïdes,
Trapèzes,
Tes os craquent, grincent, gémissent,
Tes mains émergent du brouillard,
Tarses, métatarses, astragales,
Cuboïdes,
Sésamoïdes,
Ton squelette s’ébroue,
Tes pieds reviennent mal en point de leur nuit ;
Quoi qu’il en soit,
Te voici de nouveau prêt à laisser
À travers corps
Danser les gouffres, les paillettes
De cette fête sans personne que le hasard
Se donne à lui-même en attendant
De devenir, s’il plait à Dieu,
Quelqu’un, quelque chose,
Peut-être même,
Ce serait inattendu et pour tout dire
Ébouriffant,
Toi,
Cet impensable, invivable, indécidable
Toi ;
On vit au bord de quelque chose,
Tu le pressens quand tu hésites
Entre deux mots,
Entre deux actes,
C’est un imperceptible glissement qui fait de toi
Ce passager
Imprévu, incongru, mal venu,
En équilibre sur le bord
De son propre langage et de sa propre
Volonté,
Ce passager
Toujours un peu monstrueux
Pour les autres voyageurs
Et jamais très rassurant, au bout du compte,
Pour lui-même ;
Au bord de quelque chose,
Oui,
D’une vie, peut-être, qui serait un trou,
Ou d’un trou qui serait une vie,
Tu ne sais
Comment le dire ni
Quoi en faire,
Mais
Le voyage, depuis toujours, s’est inventé
Ce visage inverse, avec
Ce semblant de persistance alimenté par la lumière,
Il s’est inventé lui-même et s’est fiché comme une flèche
Au point de convergence de tous
Les échos possibles,
Et
Pour la commodité du roman
Il s’est fait
Homme, voyageur,
Toujours plus ou moins clandestin,
Alien,
Usant pour cela des ressources
De multiples sortes de bords et de trous ;
Tu avances
À tâtons,
Les yeux mal décollés du dernier rêve,
Tu te brosses les dents sans penser à tes dents,
Flottes dans l’espace sans penser à ton corps,
Allumes ton écran sans penser à rien :
L’ordinateur te souhaite
La bienvenue,
Les icônes s’affichent avec
Une lenteur et des soubresauts inquiétants ;
Les images, les mots tournent dans ta tête,
Rongeant leur frein,
Te jetant très vite et sans ménagement vers
La page d’accueil et vers
Tous ces tours, détours, retours pour dire
Cela
Sans le dire
Tout en le disant,
C’est énervant, excitant, fatigant ;
Plus jeune,
C’étaient des cahiers,
Des piles entières,
Couverts de petites lettres noires,
Enfant,
C’étaient des jeux,
Des forêts de sensations,
Des labyrinthes d’images,
Alors
Dans le silence qui se défait
Tu ne peux
Que
Continuer,
Persister,
Signer,
Mais de quel nom ?
Ta planète est si loin,
Si proche,
Si douce et âpre dans l’innocente fluidité de la chair…

Présentation de l’auteur




Claudine Bertrand : Deux poèmes sur l’Afrique

On ne sait quand commence le voyage peut-être était-il déjà amorcé avant de fouler la terre Afrique mais on sait qu’il est contenu dans chaque seconde comme une attente.

 

 

Le tissu de nos vies
file sans reprise
ouvre un espace
où s’y glisser
comme les mots
qui défilent à la queue leu leu
en débâcle en orage
ou flambée de sons

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

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Présentation de l’auteur




Michelle Hourani, Au bord du ciel, un chemin

Venue de loin

 

Les fenêtres de la ville se coiffent pour la nuit
Le silence se lève sur la pointe des pieds
Seule, je veille et m'enferme
Dans ton sommeil
Ici, tu oublies tes habits de sang
Les morsures de ton visage
et ce long tunnel
d'où tu es sortie fragile.
Désormais l'obscurité est décapitée
incrédule mais reconnaissante,
Je bois la lumière d'une source de vie
Qui chante fraîche,
debout à travers toi.

 

 

La nuit

 

Un lit entre deux dormeurs

L’aube sur le lit

Le lit près de la fenêtre

La fenêtre sous l’arbre

Un nuage au-dessus de l’arbre

Un songe dans les nuages.

 

 

Désespoir

 

On a brisé la boule du bonheur
Où l’on vivait comme dans un rêve
Une fille aux grands yeux de fée
Etait ensanglantée
Tournée vers les murs sombres de son cœur
Jeunesse défigurée dans un été pâle
Sourires oubliés dans les bras du tressaillement
Que faut-il pour devenir fragile ?
Un brin imperceptible du destin
Qui change de voie
Et s’oriente vers les ténèbres d’à côté
Des sources inquiètes montent en moi
Et j’y trébuche en plein jour
Dans ce sentier exécrable
Où même l’écho est décoloré
On ne nous reconnait plus
Car même nos ombres
Ressemblent à des loups de rancune
Hurlant chacun seul dans la nuit.

 

 

Petit bateau

 

Un bateau en papier
Dort sur le lit d’une rivière
Il pêche
Les songes
En regardant
Les poissons
En forme de nuages.

 

 

 

Violence

 

Le vent gifla la mer
Qui se souleva, se cambra
Puis s’abattit d’un coup

La vague se pressa et mordit
De ses milliers de dents
Le rocher

          Il s'effrita sur la grève
          En d'infinis galets

          Les sanglots d'un espace lointain
          Retentirent sur les rives de l'horizon

          Et le temps qui regardait ces instants
          Sombres de violence
          Pressa la marche morbide du temps

          Le soleil coula dans son disque sanguin
          La lune épousa sa lumière de froidure

          Que les lâches n'ignorent pas la loi des ténèbres
          Gravée dans la sentence de nos Destins.

 

 

Communion

 

Le soleil se lève tranquille
Chapeauté d’un nouveau jour
Je le salue
D’un signe de main,
Il me répond à sa façon
Une dernière étoile à disparaitre
Avant le matin,
Clignote timidement
Dans le bleuissement
De mes yeux.

 

 

L'accident

 

Du haut de la vallée
Elle ne vit que sa peur
Elle eut beau hurler
Tout passa telle une lueur

          La chute se fit rapide
          Mais elle put apercevoir
          Derrière la vitre limpide
          La mort habillée de noir

          Effrayée elle ferma les yeux
          Puis lança désespérée
          Un cri qui troua les cieux
          Déconcertant la mort qui souriait

          Quand on la retira d'en bas
          On ne vit pas que gisaient là
          Deux ailes blanches ensanglantées
          Repliées, paisibles de l'avoir sauvée.

 

 

Jeunesse d'aujourd'hui

 

Le visage ganté de confiance
Elle a des répliques de silex
Les mains aux abois
Des orages dans ses rires
De la poussière dans ses rêves
La chair crevée de désillusions
Une ombre gavée de stupéfiants

          Et l'ennui meurtri qui
          La poursuit de ses griffes.

 

 

Présentation de l’auteur




Damien Paisant, Une part d’embryons poétiques

 

Harmonie

Depuis ce matin
Je ne vois rien
Qui brille,
Pourtant le soleil
Me regarde,
Ses rayons me parlent
Mais je n’écoute pas...
Je ne fais qu’entendre
Le tonnerre
Et la foudre d’hier
Qui ont frappé
Sans prévenir
A ma porte grinçante ;
La nuit arrive,
C’est une occasion
D’approcher le chaos
De mes jours sans
Et d’y découvrir
Ses riffs
D’espoir et de désespoir
Toujours en accord ;
Ainsi je ferai en sorte
Demain
De voir enfin
Le soleil
Et de lui répondre
Par un sourire.

 

 

 

Toujours

Rien ne ronfle
A part l’espoir
De ton retour,
Tu ne reviens pas
Mais nous te devinons
Quelque part
Dans notre mémoire,
Jusqu’à ce que
Ton image
Nous trouve
Loin du mirage;
Respirons
Ce parfum d’angoisse
Pour n’en tirer
Que l’essence
Ou plutôt l’audace
Des fleurs sauvages
Qui poussent
Sans eau,
Même en pleine sécheresse.

 

 

 

Prochaine fois

Nuit-éclair
Je n’ai vu de toi…
Qu’une suite de dioramas
Déjà oubliée;
Tu es arrivée
Comme un train
A grande vitesse
Que j’ai attendu
Et qui ne s’est jamais arrêté;
Ce matin je ne retiens
Que ton absence
Mais je n’oublie pas
Que tu existes;
Nous nous sommes ratés,
Ce sont des choses qui arrivent;
Demain nous ferons mieux
Que de rattraper le temps perdu,
Nous en inventerons un nouveau.

 

 

 

Nuit blanche

Plus rien ne scintille
Dans ses yeux,
C’est un soir de brouillard
Au visage masqué
Qui dissimule ses étoiles
Derrière une fumée rouge;
Le ciel fait ressortir
Des éclairs de colère,
Ses veines gonflent
Jusqu’à l’éclatement de la foudre
Sur un chêne à bout de forces;
Rien ne dort
A part le spectre
Du mort
Qui m’a donné
Vie;
Il est temps de rallumer
Le flambeau de mes rêves,
A nouveau
Le phénix pourra se réveiller.

 

 

 

Détaché

Tout dort
Dans ma chambre noire,
Tout dort
A part les rayons blancs
D’un ciel qui se lève;
Je me réveille,
C’est un matin d’hiver
Au vent furieux
Qui frappe à ma fenêtre
Jusqu’à mes oreilles;
Sifflement
Le disque céleste
Ne tourne plus
Comme avant,
Même les oiseaux chantent faux;
Chut
Lentement
Je me dépouille
De toute nostalgie
Comme l’arbre
De ses feuilles
Aujourd’hui mortes,
Enfin libre.

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Alain Brissiaud, Le long remords (extraits)

 

Quand tu me tends un rein de désastre
comme si cela pouvait composer
notre vie
de rien
ou si petite
que j’en oublie le mensonge vrai

celui d’une autre rive jamais atteinte
en ce lieu
où nous marchions alors

alors oui
une troupe d’amour nous encercle
et nous allons ainsi courbés

rassurés

 

*

 

Ta poitrine vogue
légère
au-delà du toit
où soupirent tes amants de braise

ta main fait le signe de l’ombre
pour que tous s’écartent

écoute leurs chants d’écume
leurs pitreries

tu secoues tes yeux comme si
tous ces fantômes
venaient dormir sur la couture de tes lèvres

mais vite tu te lasses

épuisée
par trop de querelles

 

*

 

Toi perdue sur le chemin d’eau
toi
des brasses s’amoncellent

tu n’es déjà plus ce flot courant

bras et jambes tendus
tu joues une autre musique
que la tienne

perdue d’étouffements secs
viens
le souffle te guidera
vers moi

sois désireuse ô ma protégée

 

*

 

Tes bras que je baisais à l’heure de minuit
alors que nous allions
vêtus d’indifférence
tenue pour  vérité

que je baisais
protégé du grand vent
durant la nuit d’ici

c’étaient eux seulement
c’était toi
ivre de mer aux lèvres de soupir
d’une tendresse renouvelée

et nous tombions

déshabillés de nos colères
pour autant

démunis

 

*

 

Cette chanson chapardée
à ta lèvre
tu ne la donnes plus d’autres
l’ont détournée

ils ont chaussé jusqu’à tes bruits
tes frissons
embarqué ton ombre

amie
tiens-tu comme hier ce journal de démence

ouvre-le à la page restée blanche
ce qu’il te faut
écrire
t’appartient peut-être
encore

 

*

 

Il y avait aussi la lumière de tes yeux
dans le rire de l’homme
sur le ponton
j’aurai tant voulu m’y éblouir
m’y noyer

je te vois t’éloigner
comme un sage dépouillé de sa vie
sans visage
habillée par l’ombre
de ceux qui passent dans le silence

seule cette lumière demeure de ce temps
où tout est confondu

l’aile du ciel frôle encore ton visage
je le sais
pour l’avoir rêvé

et m’y être englouti

 

*

 

Il fait froid dans la maison
comme un empêchement

d’autres
ont-ils  survécu
à l’abîme des nuits
ont-ils posé le front sur le muret
derrière la maison

pas de signe
le ciel est sans parfum

ô rester vivant
fumer l’ombre du corps et se donner
le temps venu

las
crispations engourdies
au matin

pour un réveil
sombre

 

*

 

Le vagabond entre dans la lumière
ses pas tracent une ligne
intime

ignorant du chemin
il songe à ces choses
lui pour qui
le passé a cessé d’exister
il va
seul au monde
de vallées en collines
avec sa foi pour tout bagage

feuillages derrière et devant
bruissent dans sa conscience
il mange l’heure de sa vie

nu dans son royaume

ce soir
une ombre silencieuse vêt celui
qui demeure

 

Présentation de l’auteur




Guillaume Siaudeau, Nous 3 sur le lit, et autres poèmes

Nous 3 sur le lit

Deux rayons
ont franchi la fenêtre
ont atterri
sur mon lit
Nous sommes désormais
3 sur ce lit
moi et les deux rayons
Je suis
du genre partageur
alors je ne vois
aucun inconvénient
à ce que
ces deux rayons
restent avec moi
sur le lit
jusqu'à la tombée
de la nuit

 

 

Chaussure à son pied

 

C'est une fille
sans surprise
mariée à un type
qui ne fait pas
de cadeaux

 

 

Tenir bon

 

Il faut
tenir le coup
on s'accroche
à ce qu'on peut
en ce moment je suis
suspendu à
ton sourire

 

 

 

Présentation de l’auteur




Yves Roullière, Un Chêne et autres textes

Un chêne

A peine avais-tu fui qu’un chêne te stoppa net. Son cœur était ouvert, luisant d’une blancheur de chair noueuse, de fibres déchirées. Il suintait à grosses gouttes. Sublime. Obscène. Son écorce craquelée de toutes parts disparaissait presque à vue d’œil.

 

C’était grand jour de fête au village. À chaque coin du parc, ça tirait, pétaradait, s’interpellait. Ça sentait partout la satisfaction du devoir accompli s’octroyant au soleil un peu de bon temps. Visiblement à l’aise, ton père, visage gonflé à l’extrême, paradait, notabilité oblige, de stand en stand, de petit verre de blanc en petit verre de rouge. Sans ta mère. Sans toi. Sans ton frère ni ta sœur. Il vous avait déjà tous condamnés, au grand jour, à l’isolement le plus absolu.

 

Un ring avait été disposé au beau milieu de l’étang ‒ ce qui obligeait les catcheurs à prendre une barque pour l’atteindre. Dès qu’ils y entraient, chacun tentait de déséquilibrer l’autre pour le faire tomber dans l’eau. Ah, que c’était drôle.

Entre les cordes, toutes raclées, chutes, éructations semblaient assourdies par la souveraine indifférence du plus haut des cieux. Sur la rive, l’écœurante odeur d’herbe fraîche coupée, piétinée, trempée de graisse et de suie, occupait tout l’espace. Frites et côtelettes à gogo. Haut-parleurs crépitants, têtes de Turcs abattues entre deux rires et tout le tintouin... Chercher la mort sans jamais la trouver.

Aux premiers tremblements, tu compris que cela commençait à t’envahir. Il te fallut alors décamper au plus vite, rompre avec éclat toutes les barrières sur ton passage, rejoindre une trouée où cacher tes trésors de guerre, où trouver en plein bois le repos.

 

Le chêne s’avançait vers toi à l’aveugle. Qui aurait pu l’esquiver ? Il régnait ‒ magnifiquement, douloureusement ‒ avec toi seul pour témoin. Malade, pustuleux, il jetait ses ultimes forces dans ces instants solennels. Alentour, plus un souffle de vent. Plus le moindre bruissement d’insecte. Un silence. Obstiné.

Et c’est là. C’est là que tu t’es senti pour la première fois regardé, écouté ; c’est là que tu as cru, comme si c’était la dernière fois, regarder, écouter ce qui ne peut se voir, se dire, s’épeler.

 

Pourquoi as-tu toujours pensé que ce chêne ‒ depuis longtemps coupé sans doute, jeté au feu ‒ t’avait sauvé la vie ?

 

 

 

 

 

Profession solennelle

À Marguerite Baudry
In memoriam

 

 

I

 

Tout était fait pour que cette cérémonie fût l’acmé de cette kyrielle de minutes insoutenables que t’avait réservées cette année-là. Chaleur poisseuse, promiscuité, soumission mécanique aux rituels en vigueur, obéissance aveugle à des ordres venus d’en haut devant lesquels systématiquement tu te cabrais. Mais tout arrive. Quelques jours plus tôt dans une sacristie, un frère, votre instituteur, vous avait affirmé comme la chose la plus naturelle au monde : « Lorsque le prêtre étend les bras sur le pain et le vin, il fait un miracle. » Il n’y avait pas à en douter, et toi qui alors doutais de tout jusqu’à la nausée, tu avais tressailli ; en tes entrailles cela prit force d’évidence, quoi qu’il dût arriver. Ce n’était déjà plus toi qui vivais.

Les jours suivants, on te trouva étrangement doux, affable, angélique…Ce dont surtout tu te souviens, c’est de ta crainte à devoir passer par ce moment dont tu pressentais qu’il allait être unique ‒ le seul depuis longtemps que tu n’aurais pas à faire tomber dans l’oubli.

 

Quelque chose, néanmoins, eût pu tout gâcher, et à jamais : le récit de la vie de Jésus par un autre frère, estropié lors d’on ne sait quelle guerre, capable de tenir en haleine une salle bondée de jeunes turbulents, à peine sortis de l’enfance. Dans cette même salle, vous aviez vu l’avant-veille un de ces films franchouillards auxquels vous conviait l’école, et le contraste était saisissant.

Le mime de la passion te parut durer des heures.

À la fin de chaque station, ponctuée par le choc de sa jambe de bois sur le parquet, le frère suppliait de ne surtout pas l’applaudir, quoi que vous en eussiez. De part et d’autre des rangées, il guettait cependant les signes d’acquiescement réprimés à chacun de ses foudroyants triomphes.

Fallait-il en passer par là pour vous faire prendre conscience que ce récit était bien en dessous de la réalité, que la passion que ce naïf histrion essayait de rendre sensible à vous autres gamins ‒ tout pénétrés d’histoires de cow-boys et d’Indiens ‒ était la porte étroite de la vérité ? Il le fallait, au moins pour toi. Et depuis lors tu n’as jamais pu lire, écouter, prier les douze stations sans que te reviennent aussitôt les expressions grotesques, tragiquement grotesques, qui les entourèrent. Le Christ pouvait commencer à vivre en toi.

 

 

II

 

Cortège interminable de cierges. Amas de blancheurs amidonnées. Chants de joie véhémente. Perles de sueur en cascade. Parfums de lis et de cire mêlés. Haut-le-cœur. Hoquets.

L’évêque t’appela par ton nom. D’un pas somnambulique tu t’avanças et offris ton cierge « comme pour confier à l’Église », était-il annoncé, « ma foi encore fragile ». « Fragile » ? « Fragile » ? Non ; seulement, à l’heure de l’affirmer aux yeux de tous, tu tremblais de te voir déjà happé par ce que supposait impliquer cette foi : une entrée dans l’inconnu tellement désirée, mais inséparable de l’adhésion au monde adulte que tu défiais par de constantes attaques en sous-main.

En ce magnifique dimanche de mai, l’église n’avait jamais été aussi comble, et toi jamais aussi pleinement seul. Comme si le monde entier, sous le regard du Christ, t’accordait définitivement de vivre en solitaire le long combat qu’il te restait à mener contre les forces de mort qui, de nuit comme de jour, ne manqueraient pas – et n’ont pas manqué – de t’assaillir.

 

Tu appris alors que ce point dans l’univers auquel tu te résumes est aimé par bien plus haut, bien plus large que l’univers lui-même. Que tu t’assoies ou que tu te lèves, le Christ en gloire pénètre tes pensées, envahit ta chair, sonde tes os. Ce n’est plus seulement toi qui vis.

 

Une main qui t’est infiniment chère t’offrit sur le parvis ce que tu avais demandé : une bible. Elle est toujours là.

 

 

 

 

La récitation

 

À Christophe Langlois

 

Il s’en est fallu de peu. De vraiment peu : expulser C’est un large buffet de tes lèvres. Cependant, avec ta langue collée à ton palais puis à tes dents de devant cerclées de fil de fer, cet effort apparaissait tellement démesuré. La suite s’enchaîna, fluide, et de la plus belle des manières visiblement :

 

… sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants…

 

Tu avais trouvé la voie. Plus rien ne serait comme avant.

Dès la fin de la première strophe, il se fit un silence dans la classe. Tous écarquillèrent les yeux, les tournèrent vers les tiens, comme s’il était clair soudain que tu avais uniquement vécu jusqu’alors pour être à la hauteur de ces quelques minutes. Comme si se jouait là ton destin. Tu ne dominais rien, même pas ta voix. Timbre grave, plus grave que jamais, accordée à tes cordes vocales cassées depuis six mois déjà, scellant ta mise à l’écart du chœur des anges. Mais le frère instituteur – encore lui ‒ t’avait désigné. Avec autorité, son regard te confirmait qu’ici plus qu’ailleurs tu étais à ta place.

De la première à la dernière seconde, le frère, dans son enseignement, offrait sa vie à ses élèves ‒ qui n’en demandaient pas tant. Rêvasser, siffloter, échanger des niaiseries en aparté, lancer ni vu ni connu des boulettes en papier aux premiers rangs, stopper en songe un tir splendide, faire nonchalamment crisser ses billes au fond de ses poches, tout, pour tuer le temps, semblait permis.

 

Naturellement, tu étais le pire des élèves. Je ne dis pas cela pour te flatter, pour honorer je ne sais quel héroïsme à rebours dont tu aurais été le parangon. Mais il est vrai que, par principe, par esprit de résistance à tout et à n’importe quoi, tu en faisais avec un soin rare le strict minimum. Et sans doute tes ficelles se révélaient-elles trop grosses car tes maîtres, chaque année, te repêchaient au nom d’une bienveillance que tu te glorifiais de vomir, toi qui ne souhaitais rien tant que l’on te passât par-dessus bord, et vite. Le frère t’avait, sans en avoir l’air, percé à jour. Il avait deviné combien âpres, humiliantes, ruineuses, pouvaient être tes journées posé là, à distance respectueuse de ce qu’il expliquait au tableau comme des réponses de tes camarades. Irais-je jusqu’à dire qu’il t’admirait ? En tout cas, il devait estimer l’endurance du petit gars tenant tête ainsi au monde entier.

À la fin, tu n’as pas eu le réflexe de t’asseoir aussitôt. Un silence étrange – attentif – s’était installé une fois récité

 

… et tu bruis
Quand s’ouvrent tes grandes portes noires.

 

Les yeux bleus profonds du maître se plissèrent légèrement, son visage s’illumina. Ce que tu essayais de cacher – il l’avait compris – n’était pas vain. C’était ce papillon qui partout cherchait une issue dans l’angoisse de ne pas mourir à l’air libre.

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Nicolas Waquet, Paroles de la nuit et du jour

 

la nuit parle

des mondes qui tombent
et s’entrechoquent

pourtant les verbes dorment
planètes autour desquelles gravitent les phrases

comment puis-je dire alors
que je n’ai rien à dire

de plus beau
que le silence d’un visage 

 

                                                                                                                       *

 

l’amour a le goût clandestin de la nuit
nébuleux et secret

tant de soleils craintifs
voltigent au loin comme des lucioles

les anneaux de Saturne tintent froids
aux poignets des amants

ils dorment
les mains dans des rivières d’étoiles

leurs doigts ne démêleront jamais les
eaux rebelles de leurs songes

 

*

 

la lune soudain
écarquillée
nous cloue dans sa lumière

ton corps se fige
sur le lit
brutalement étranger

honte
regret
ton cœur se glace

le mien je sais
ne bat plus dans ta poitrine

 

                                                                                                                    *

 

réveil au vitriol
ô ce brusque sursaut de nos sens
où l’amour se suicide

mire-toi
fixe encore mon regard cristallin
avant d’y lire l’absence

avant que la beauté
– brûlure acide –
ne me déchire les yeux

 

                                                                                                                   *

 

 

les mots vont
viennent
navettes de l’esprit

tissent
entre les choses
le voile de la connaissance

ce voile si fin que le poème déchire
lacère
d’images acérées

il n’en laisse plus que des lambeaux de sens
des idées décousues

offrant la nudité du monde
brutale

splendide au regard qui s’éveille
sans verbe
au pur langage de l’étreinte  

Présentation de l’auteur




Beverley Bie Brahic, Il neige et trois autres poèmes

 

Snowing

It’s no-ing, my girl calls. Half-cupfuls
whisk across the pane.
It’s snowing when I look up
from my load of socks and shirts, white
wash and dark. I track flakes’ paths
across the sky, trunks
of trees, milky lichens
spilled down oaks. Lichens, mother said
grow where air is clean, moss on the north
side of the trees. Remember that,
she said, reading some Grimm tale,
if ever you get lost.

Strange our cells don’t learn
war has no happy ends. Snow—
palpable the hush. When I turn
the key too soon
my frightened child protests: Stop the murder
I haven’t got my seat belt on.

 

 

 

 

First Snow

Tonight at dusk as the hills
shy off and the flakes

start to whirl
we watch our boundaries fade

with a sharper sense
of the unknown. Something

blurry crosses our field
of vision and enters the stand of trees,

aspen and wild
animal lope and the cold

that draws its cave of memory
like a skin around us

 

*

 

And what to say
about this mountain ash along the drive,
whose red berries
are glazed in frost

and hang
stunned into silence
in a ruff of
brown paper leaf?

 

*

 

Our boots tromp a path
through silence
the magpies watch, one

from the top of each spruce
in its quilt of snow.
Magpies—

mechanical birds,
three tin cut-outs
like vanes on the peaks of a trio

of spruce. Violin, alto, wind.
Dapper
in their starched shirts

and metallic blue tails
they rail at us,
us or the dogs

or the untidy world at large.

 

*

 

A patch of ice
shines at the edge of house and wood.

I go out.
Polar light behind the glacial hills.
The top rail of the new fence glitters.

Snow has erased each accident.
No need

to apologize now
small creature who ventured forth
before dawn

and left us
the small print of your tracks.

 

 

 

 

Madame Martin and I

Madame Martin will throw back her shutters at eight
one arm will scoop up sun
she will brush her hair on the stoop using a small pane
           as a mirror
cap of hair like a well-scoured pot
bobbing a little
like the branch the goldfinch swooped off

Monsieur Martin died last summer no
last last summer
a quiet man
who liked to do chores round the yard
spray the roses
who liked to paint his garden gate green
every summer
leafy leafy forest green

She’ll rake the gravel—he would do that—and pull some weeds
peg white sheets across the yard
like a seascape with sails
          to pull the eye deeper in
she’ll tie an apron about her waist
fingers doing that brief couple dance
over and under and bow to your partner

He was sick all of a sudden
he was dead
and now he's gone
she says she thinks she hardly knew him. 

 

 

 

 

The Hotel Eden

after Joseph Cornell

Against survival. Against feathers. Against corks-in-bottles. Against the pathos of stuffed birds. Against against.

Profoundly silent, the taxidermist’s shop.

“If only,” thinks the bird. If only what?

For her apricot-colored push-up bra. The fish smell of her sex. The fabulous erections.

Contingent but press on.

There’s a key to it somewhere. Break the glass?

From laughter to slaughter the house of objects
is repossessed—table, chair, spoon, cork—the flint flakes remember the knife.

Why we sleep with the light on.

 

traduction de Marilyne Bertoncini

Il neige

Des flacons de neige, s'écrie ma fille. Des demi -tasses
fouettent la vitre.
Il neige à gros flocons quand je lève les yeux
de mon tas de chaussettes et chemises, blanc
et couleur. Je suis la trajectoire des flocons
dans le ciel, les troncs
d'arbres, de laiteux lichens
répandus sur les chênes. Les lichens, disait ma mère
poussent là où l'air est pur, et la mousse, sur le flanc
nord des arbres. Rappelle-toi cela,
disait-elle, en lisant un conte de Grimm,
si jamais tu es perdue.

C'est étrange comme nos cellules n'apprennent pas
que la guerre ne finit jamais bien. La neige
silence qu’on touche. Quand je tourne
la clé trop vite
apeurée elle proteste : Arrête le menteur
Je n'ai pas mis ma ceinture.

 

 

 

 

Première Neige ((poème inspiré par “La Grande neige” d’Yves Bonnefoy))

Ce soir au crépuscule quand les collines
se dérobent et les flocons

commencent à tournoyer
nous regardons s'effacer nos frontières

avec une perception plus vive
de l'inconnu. Quelque chose

de trouble traverse notre champ
de vision et pénètre l'angle des arbres,

Trembles et bêtes
sauvages s’enfuient et le froid

qui tire sa caverne de la mémoire
comme une peau autour de nous

 

*

 

Et que dire
du sorbier le long de l'allée
dont les baies rouges
sont lustrées de givre

et pendent
dans un silence sidéré
au coeur d'une collerette
de feuilles de papier brun?

 

*

 

Nos bottes se fraient un chemin
à travers le silence
les pies observent, une

au sommet de chaque épicéa
dans sa couette de neige.
Les pies—

des oiseaux mécaniques,
trois silhouettes de fer-blanc
comme des girouettes à la pointe d'un trio

d'épicéas. Violons, alto, vent.
Élégantes
dans leur chemise amidonnée

et leur queue bleu métallique
elles nous invectivent,
nous ou les chiens

où ce monde négligé en général.

 

*

 

Une plaque de glace
brille à l'angle de la maison et du bois.

Je sors.
Lumière polaire derrière les collines glaciales.
Le haut de la nouvelle clôture scintille.

La neige a effacé chaque détail.
Plus besoin

de t'excuser
petit créature partie à l'aventure
avant l'aube

nous laissant
l'empreinte légère de tes traces.

 

 

 

 

Madame Martin et moi

Madame Martin ouvrira ses volets à huit heures
un bras prendra le soleil
elle brossera ses cheveux sur le perron et un petit carreau 
           servira de miroir
casque de cheveux en marmite bien décapée
se balançant un peu
comme la branche à peine quittée par le chardonneret

Monsieur Martin est mort l'été dernier non
l'été avant l'été dernier
un homme tranquille
qui aimait bricoler dans le jardin
arroser les roses
qui aimait peindre en vert la porte de son jardin
chaque été
un vert forêt bien dense

Elle râtellera le gravier —lui le faisait — et arrachera quelques mauvaises herbes
étendra des draps blancs dans le jardin
comme un paysage marin avec voiles
           pour capter le regard plus loin vers la profondeur
elle nouera un tablier autour de sa taille
ses doigts dansant brièvement en couple
par-dessus par-dessous et saluez votre partenaire

Il était tombé malade brutalement
il était mort
et maintenant il est parti
elle dit qu'elle pense l'avoir à peine connu.

 

 

 

 

L'Hôtel Eden

d'après Joseph Cornell

Contre la survie. Contre les plumes. Contre les bouchons de liège.
Contre le pathos des oiseaux empaillés. Contre contre.

Profondément silencieuse, la boutique du taxidermiste.

“Si seulement”, pense l'oiseau. Si seulement quoi?

Pour son soutien-gorge à balconnet couleur abricot. L'odeur de poisson de son sexe.
Les fabuleuses érections.

Accidentelles mais il faut persévérer.
Il y a une clé quelque part. Briser la vitre?

De rire en crime la maison des objets
Est saisie —table, chaise, cuiller, bouchon—l'éclat de silex se souvient du couteau.

C'est pourquoi nous dormons la lumière allumée.

 

Présentation de l’auteur