Poèmes

Manifeste Orphique

 

 

 

 

 

Convoquer les lieux, les ancêtres
glisser le long des fleuves
défier l'immobile, déplacer des montagnes
partir in petto vers les confins du cosmos

Frapper d'un coup sec et précis
ce qui dans l'ordre du pouvoir enferme
s'affranchir du savoir obligé
de la pesanteur qu'on nous impose

Ouvrir des échappées si belles
qu'elles sidèrent le défricheur
ôter les œillères, les bâillons
les brûler avec le goémon

Inventer des noyaux durs
qu'on avait pas su prévoir
faire subir au mental
une brusque poussée de bas en haut

Habiter le monde sans le détruire
lever des cantiques des plaines, des brousses
se frotter au bidonville, faire de l'eau neuve
retrouver le fil de l'histoire

Errer dans les jours aplatis
en exprimer le fabuleux
prendre un éclat de lumière
allumer une idée comme un feu

Métisser la chaîne et la trame
de tout ce qui tombe sous l'œil
dans l'oreille sous la main
frôler un précipice sans fin

En ressortir plus pur, plus vrai
abolir l'obéissance docile
anéantir indifférence et mépris
se montrer patient
avec la manifestation de la vérité

D'un mot faire sauter les entraves
qui encore nous retiennent
se déshabiller de la peur
qui encore nous enclave

Ne plus mettre de barrières
entre les peuples
abandonner le pigment de la peau
pour dire qui on est

Driver les aléas intérieurs hors du corps
ne pas hésiter à louer la beauté
la chercher où elle est insoupçonnée
la trouver là où on pense qu'elle n'est pas

Reléguer la surface des choses
pour l'attirance du reflet
– la conserver pour les caresses –
s'engouffrer dans les profondeurs toutes proches

Ne pas se laisser enterrer avant l'heure
danser les funérailles quand elles sont là
ne pas oublier les prisonniers
prier si ça aide

Tailler les mots dans le diamant
couler le poème dans le flux
les cataractes, les torrents et les houles
veiller à ce que les feuilles soient vivantes au matin

Surveiller les fontaines pour les faire boire
et l'inconnu pour qu'il flamboie
pondre un œuf de temps en temps
mais pas trop souvent

Dézinguer le mensonge comme il vous dézingue
se mêler au troupeau mais rester franc-tireur
faire la sentinelle pour ceux qui dorment
renaître à loisir de ses cendres

S'ébattre sur des grèves
qui ont vu des hommes
mourir pour des guerres
qui n'étaient pas les leurs

Quitter les rails, traverser les impasses
faire proliférer les mots qui embrasent
rêver tout haut, ne pas s'effrayer de la dérive
en apprécier toute la vélocité

Briser coque, gangue, cosse, cabosse
faire du poème une énergie renouvelable
frapper la note juste pour une juste cause
faire fructifier les visages de l'amour

Naviguer de la chair à l'esprit
ou de l'esprit à la chair
de la musique à la pensée
du silence à l'invention des âmes

Allumer des ravages
dans le silence des choses tues
brandir un tison et réduire l'esclavage
exhumer un secret, exulter sous la pluie

Avec les femmes, partir planter
80 millions de palétuviers
ouvrir sa gorge comme on ouvre un calice-liberté
venir au monde, y rester, dans sa nudité

Allumer l'obscur
annuler le gène de la barbarie
trouver la veine, la percer
ne pas hésiter à frayer avec l'ombre

Suivre les voies de Vénus
goûter son écume
conjurer les désastres
nourrir son âme de fulgurance et d'infini
boire le ciel

Balbutier les matins de barreaux
ouvrir toutes les cages
répertorier le rythme de chaque être, de chaque chose
en épouser la respiration jusqu'à l'extase

Naviguer en aveugle vers une côte
où se pressent des pirogues peintes
où les enfants sillonnent
entre les tambours chaloupés et les filets

Faire pousser la musique
dans les caves et dans les champs
célébrer la splendeur de la lande
démesurément

Quitter la réclusion volontaire
lancer un regard incendiaire
à ce qui nous a brisés
d'un geste, rendre les briseurs obsolètes

Alors, on pourra entrer en rébellion ouverte
remettre l'imagination en selle
à chaque moment du jour et de la nuit

Alors, on verra les jeux de mots
pousser sur les arbres
avec à chaque nœud, de chaque branche
un charbon ardent

On verra partout le soleil à minuit
la braise couvrira la surface des lacs
on ira pleurer de joie
devant la candeur des jardins.

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

(ou bien)

 

 

 

 

 

1

 

 

 

Pour être libre
je me fonds à la brume
ainsi peut-être, inch’allah
je passerai de nébuleuse à planète

A la recherche d’un rivage
pour célébrer les vagues
qui se déroulent
sans témoin

je chanterai vos rêves égarés
oscillant tout le jour
entre deux sommeils diffus
refusés par votre nuit

sans jamais rompre le lien
de contempler la mer
pour que la vie revienne
dans le morne de vos yeux

et raviver le cœur
empli d’ombre de ceux qui ont perdu
jusqu’au souvenir de leur voix
noyée par tant de cris.

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

2

 

 

 

Pour Brigitte Maillard

 

 

 

La chambre scellée
laisse passer les oiseaux
ainsi l’extérieur s’invite encore en moi.

L’absence d’horizon
ouvre toutes les perspectives
un coin de nuage figure l’univers.

Fenêtres closes, je vois le monde, sa splendeur
et celui que l’homme en son horreur
fait virer à sa perte.

L’acharnement d’êtres chers,
le fil d’une lame
la lente et sure diffusion du poison.

C’est de là qu’au sortir des tempêtes
après le ravage du ciel et des flots
dans le calme de la nuit finissante

le flou du matin qui frissonne
des cicatrices miraculeuses couvrent mon corps
la faculté d’oubli si fertile.

C’est ainsi que parfois, je sais
réduire le mensonge et pour un bref moment
recoudre le ciel et la terre.

Un œil lavé, un corps léger, un sang neuf et clair
de cette brèche s’élèvent
de nouvelles musiques

Sans partition, sans métronome
une coulée de mots s’écrit seule à plein flot
à la fois source, chute et envol.

 

 

 

 

 

3

 

 

Pour Paul Dirmeikis

 

 

 

Ma pensée au ciel s’allonge
la lumière monte dans les nuages glacés
pour suivre les flots de l’air.

Ainsi ma pensée, à peine un murmure
entre la mémoire de l’avant
et l’image à venir.

Parfois, le bonheur d’une voix ténue
perce le ciel jusqu’à des hauts-fonds
de réseaux inespérés.

Plus d’abscisse, plus d’ordonnée
juste l’incertitude
d’une ouverture sans borne

comme un banc d’oiseaux
se dissipe et se rassemble
à la pointe du jour.

Entre la mémoire et l’imaginé
se tressent dans le ciel
des résilles incalculées.

Rien que le flux, invisible à l’œil nu
de ce qui met la pensée
en transe.

Des veines de sang rosé
de lait bleuâtre
irriguent ma tête et les nuées.

Dans le ciel glisse un chant
une louange, un esprit, un ange
un poème fantôme.

Aux berges effacées
le silence devient prière
dans cette grâce, les larmes du sacré.

 

 

 

 

 

4

 

 

 

Mort de Julien Gracq

 

 

 

 

La ville que j’ai délaissée, tentacule
le monstre inachevé
fut rasée par un rayon.

La presqu’île
pour toujours flétrie a sombré
dans les eaux de pestilence.

Pourtant la route exaltée résonne
comme un chant et la forêt lancinante
se prend d’un envol brutal.

Pas à pas la rivière si difficile
à percevoir dévoile ses racines
et se met à mourir sous mes yeux.

A découvert, un château aléatoire
se recule à l’infini
un balcon fragmentaire s’ennuage.

A l’envers de mon œil, l’océan
danse sur la corde raide
le rivage en gloire monte au ciel.

 

 

 

 

 

5

 

 

 

Sur le chemin, au-dessus du chemin
sous la falaise et sous la glaise
sous le feu nourri d’une géante rouge
ou d’une super nova

l’instant se compacte et remplit tout l’espace
j’éteins l’obscur et me retrouve partout
vaporisée en grains de poussière
dans les particules de l’air.

Je parle une langue inconnue
mais transparente
les mots sont des graines, des ferments
des levains, des racines plongeantes, des filaments

Une langue de lumière surgie
d’un trait obscur dans le ventre du ciel
comme un amour éclose le clair
sous les arches de la nuit

Car les amants du soleil filtré ou de l’aube
qui savent s’ouvrir à l’univers
au-delà même
de toute mémoire

éprouvent l’espace
comme un corps sans limites
par cette flamme qui nourrit nos langues
au lait de l’invisible

Cet instant où tout à la fois
– parturiante de l’infini –
on vient, on est au monde
on accouche de mondes inédits

lorsque la nuit n’oublie aucune enclave
s’élance vers un nouveau jour, plus véloce
éblouit sans détruire
au seuil d’un être dont on ne sait rien

Il suffit d’un mot, d’un germe
un lieu, un dieu qu’on n’a pas convoqué
d’une question immense
qui ne trouve pas de réponse

dans un brusque changement
de l’espace et du temps
baignée par la nudité du rivage
cette flamme explique la nuit

comme une âme.




Les Radeaux bleus et autres poèmes

 Les radeaux bleus

 

 

Il est des heures, Il est des cris,
Il est des jours, Il est des nuits
Où le sang revient à ses rêves de mer,
A ses sèves célestes enfouies,
Pour nous offrir des parchemins
Qui redonnent leurs couleurs
A nos baisers, à nos cœurs, à nos mains
Et, à nos caresses, leurs fruits
De pinceaux en fleurs,
En échos d’appels à nos amours bleuies,
En rouleaux d’immenses cieux
Tantôt joyeux, tantôt meurtris,
Tantôt radieux, tantôt gris
Où se retrouvent les pleurs
Et les rires de nos yeux,
Entre enfer et paradis,
Entre agonie et tableaux bleus,
Radeaux de survie !
Il est des heures, Il est des cris,
Il est des jours, il est des nuits
Où le sang revient à ses rêves de mer,
A ses sèves terrestres enfouies,
Où les couleurs, pour le grand bleu,
De mille feux, rechantent la vie !

 

in " Le souffle des ressacs "

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

Morte étoile

 

 

 

Ce jour-là,
Les vagues rejetèrent la palette.
Seule la dune bougea,
Offusquée.
Les barbares rirent
Et crachèrent
Les dernières étoiles
Comme des dents ensanglantées.
Les rivières des souvenirs
Charriaient leurs mort-nés
Enveloppés de haine et de couteaux.
Les leçons des méandres reprirent
Sous les mottes des glaises
Et les mots d’amours suspendues
Aux hanches de nuits
Aux origines des pas
Reprirent les couleurs des regrets,
Squelettes sifflant d’azurs las
Et d’ouragans fanés.
Lunes écossées,
Jours déshabillés de solaire solitude,
L’incarcération de l’incinérée toile,
Morte étoile !

 

 

in " Le souffle des ressacs "

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

Fusion

 

 

 

Je marche vers toi,
Sur le tapis de cendres
Des pigeons sacrifiés.
Je tends ma main avec toi
Vers le nombril éteint de la lune éclatée.
Je viens à toi
Pour fondre dans les flammes de nos soleils
Grimpant
Jusqu’à la dernière goutte de sang de nos rosées.

 

in " Arpèges sur les ailes de mes ans "

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

Femmes !

 

 

 

L'impossible ne peut être femmes!
Nous aurons toujours la taille de nos rêves !
Nous rejoindrons, de notre florale impatience,
Dans la lumière de nos espérances,
Le suc flamboyant des étoiles
Et le rire assourdissant des dansantes comètes !
Nos fièvres habillées des houles des naissances
Nous offriront, comme toujours, tout ce temps
Pour tisser, dans nos profondeurs ailées,
Tous ces fruits volants de l’amour
Qui naissent et s’abritent au creux de nos reins,
En amples saisons tracées au miel des matins,
S’élevant des caresses de nos mains !
Femmes !
Flammes d’amour et de paix!
Ecrites par tous les éléments,
Nous réchauffons, de nos racines,
Toutes ces tiges d'or qui poussent
Couronnées, dans la mousse de nos rêves,
Par les ascendantes douces gerbes ailées de notre sève!
Femmes!
Le possible est aussi femmes!

 

in " Le souffle des ressacs "

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

Arbre ! 

 

 

 

Tu es toujours là où se confondent 
En verticalité sonore, 
En horizontalité ailée, ton or 
Et l’air donné à la feuille de vie nécessaire, 
Extension vitale pour les pas de nos envols, 
Fraîcheur de tapis déployée en arcs d’accueils 
Où médite l’oiseau 
En ses retours stellaires de danses 
Pour que l’eau puisse encore germer, 
Dans ses silences multicolores, 
Au parfum de nos rencontres. 
Arbre ! Tu nous offres toujours 
Le sang de tes souvenirs 
Et tes nerfs dans les cieux de tes soupirs !

 

 

in " Le souffle des ressacs "

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

La symphonie errante

 

 

 

Je cherche mes rallonges telluriques,
Mes incommensurables sphères
Dans les dilatations de l'exil,
L'ombre ivre de ma soif
Dans la sècheresse de l'arôme somnambule.
Je cherche mes imprécations
Creusant les sillons du retour
Contre les serres des vautours,
Ton ombre aux aguets
De cet éveil cinglant
Erection du soleil
A la symphonie errante du dromadaire !
Je cherche le râle éclaté
De mes vertèbres lyres en délire,
S'étouffant de leurs notes déportées,
Mes soupirs tonnant de bleus fuyants
Dans l'inatteignable voyage
De ce papillon qui s'éreinte
En poursuites trébuchantes,
Au-delà de ses rêves brisés !
Je rêve de comètes,
D'astres flamboyants,
De méduses lunes
Ouvertures transparentes
Des inextinguibles profondeurs !
Je rêve, muet,
Dans la soif de tes pas,
Sur les sables du voyage
Auquel je t'invite vers les prairies rouges
Et leurs feux bleus !
Ô muse de mon départ !
Astre scintillant
Sur les lèvres ouvertes des vagues !
Il n'y a plus de toits !
Pluie d'encens rouge
Sur tes seins embaumés
Dans le linceul de l'extase des rencontres crépusculaires !
Viens de mes reviens fatigués !
Je te prêterai les ailes immaculées
De mes Icare exilés.
Je te montrerai
L'axe de l'impact pluriel,
L'agonie du cogito carnivore,
Ce manteau d'erreurs spectrales !
Viens !
Accroche-toi aux tiges sans amarres
De cette forêt éclatée !
Reviens de mes viens
Qui valsent dans l'aube
Des intraduisibles fermentations !
Nous écrirons la grandeur du menu moineau
Echeveau des sens triangulés !
Cet azur qui nous appelle
Nous retrace dans nos fibres de nouveau-nés !
Reviens
Au commun des immortelles mésanges assoiffées.
Je te composerai,
Sur le clavier des escaliers,
Une symphonie qui te mène
Jusqu'à mon perchoir d'exilé.

 

 

in "Arpèges sur les ailes de mes ans"

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

Promesse

 

 

 

De mes veines,
Mon ami l’oiseau,
Je te construirai une cage
Sans porte ni barreaux
Où, librement, tu chanteras
Tes chaudes mélodies !
Je t’offrirai de vastes champs fleuris
Arrosés de douces flambées de soleil
Qu’aucune serre de vautour n’effraye
Et tu passeras,
Libre, fier et fort,
Sous l’arc-en-ciel multicolore,
Pour danser, jusqu’à l’aurore,
Sur les rythmes de mes veines-lyres
Qui t’apprendront à rire
De tous les tyrans et leurs sbires !

 

 

in "Arpèges sur les ailes de mes ans"

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

Roses des bivouacs

 

 

 

Sauras-tu être ce pont de lumière
Où étincellera l’étoile des amis,
Pour réveiller en chant
Ce feu d’amour qui, sans cesse, en toi, luit
Mais que, toujours, hélas, tu fuis ?
Jette donc cette horrible chaîne de haine
Qui te souille, à la rouille de l’oubli !
Tu ne t’envoleras jamais, ami,
Si tu ne sais qu’être ennemi !
Sauras-tu libérer les roses des bivouacs en rires
Pour laisser les anges de l’aube fertile frémir
Et planter les champs solaires
De milliers d’arbres frères ?
Leurs racines ont soif de danses.
Chante leurs fruits en transe,
Apprends, de leurs longues nuits,
Comment offrir, à la paix, les nids
D’où s’élèveront, radieuses à la vie,
Les sèves des plus belles symphonies.
Ecoute-les dans le vent te libérer, toutes ravies,
Des épines de la haine qui te crucifient !

 

 

in «Le souffle des ressacs»

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

Les obscurs

 

 

Paix aux âmes des victimes de l'obscurantisme

Ils ont cousu des linceuls aux mots 

Et tendu leurs pièges aux chants des oiseaux 
Passeurs de lumière.

Ils ont coupé les ailes des étoiles,
Pour en faire des fouets
Contre les cris vrais.

Ils ont taillé les ronces les plus folles
Pour ensanglanter, avec, l’aube des voyageurs
Et crucifier leurs danses d’amoureux.

 

 

in "Le souffle des ressacs"

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

Retisser mon cri

 

 

 

Ton absence ! 
Mon éternel destin ?

Comment déchirer le miroir
Pour réunir nos deux rives ?
Quelle étoile
Saura retisser mon cri
Pour te dire mon visage
Et toutes les questions de mon voyage
Vers toi ?

Quand cueillerons-nous ensemble
Cette fleur céleste
Qui nous nourrira de son lait vrai ?

Ton absence !
Quand nous réveillerons-nous
Au creux de la même barque,
Sur la vague d'un même rire sans fin ?

 

 

in "Le souffle des ressacs"

 

 

 

 

 




Christian Monginot, 5 poèmes

UNE SI DOUCE ABSENCE D’ESPOIR

Ce sera,
Dans l’ambiguïté d’un nouveau soir,
Cette hésitation,
Dont on ne sait la véritable
Cause ;

Est-ce le ciel qui trébuche
Au bord du noir ?
Les frondaisons qui se confondent avec
La silhouette charbonneuse
Des nuages ?
Un peu plus de perplexité accrochée
À ce que fut ce jour ?

Rien n’avance de façon certaine et pourtant
Dans le murmure des arbres,
Dans la respiration des pierres,
Dans le silence des corps,
S’écoule une même transparente façon d’aller,
Une si douce absence d’espoir…

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

L’ESCALIER INVISIBLE

Ce carré d’herbe autour de ta maison,
Ces quelques fleurs malmenées par la pluie,
Ces bruits de moteur clairsemés dans la nuit,
Le sommeil de ceux que tu aimes ;

Ce sont les marches d’un invisible
Escalier qui s’enroule dans ton cœur et s’élève
Vers le silence promis à ta soif, le simple silence
De la vie revenue à sa pulsation première ;

Cela s’ouvre dans ta chair au moment même
Où la musique naît de l’effacement familier
De ta volonté comme de celles qui dessinèrent
Les formes du jour passé, nourrirent sa rumeur ;

Tu es seul face à la nuit qui va et multiple pourtant
Puisque l’instant brille encore des feux
Qu’allumèrent en toi, de regards en regards,
Les merveilleux désirs nés de la lumière…

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

DIRE L’ARBRE

De cet arbre il faut d’abord
Dire l’homme,
Le dire et recueillir
Comme un gemmeur recueille la résine du pin ;

Dire comment
Le bois cherche son corps
Dans la rêverie ligneuse
De cette chair ;

En dire la puissance vacante,
Le calme froid tenu jusqu’au frisson,
La nuit rugueuse se faisant
Dans la paume de cette main ;

C’est une imperceptible ascension,
Une folie immobile, une sorte
De corps à corps transparent
Entre ciel et terre ;

Le sommeil s’y montre aussi nu
Que la vie en son premier trébuchement,
Aussi peu soucieux de lui-même
Que le rêve sombre de l’humus ;

Monter ou descendre ainsi
Dans les plis charnels de ta nuit végétale te mène
Aux portes de silence d’on ne sait quelle
Incandescence ;

De l’homme que tu es,
Alors,
Pourrais-tu, les franchissant,
Dire l’arbre ?

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

OUVRIR LES YEUX

Tu dois d’abord ouvrir
Les yeux,
Les ouvrir dans le noir et écouter
Dans ce coin de nuit
La pulsation
Presque inaudible de ce qui n’est
Pas encore un désir mais déjà plus
Cette dérive étrange
De l’innocence parmi les impalpables
Concrétions lumineuses
Du rêve ;

Tu suis un instant les veines
De cette roche obscure
Pauvrement infiltrée de lumière
Et de conscience,
Ce sont
Des traînées indécises, de vagues striures
Dont tu n’as pas encore la force
De démêler ni même
De différencier
Les résonances intérieures et la pure
Obstination sensible ;

Il y a là
Comme un miracle âpre
Auquel,
Matin après matin,
Tu te serais habitué,
Mais
Dont la puissance familière menace chaque jour
De te faire glisser
Hors
De toi-même ;

Pour retrouver un semblant d’équilibre,
Tu dois convertir cette énigme,
Cet embryon informe,
Cette abrupte et confuse réapparition matinale
De l’être,
En un premier oui
Arraché
À ton corps endormi, à ta fatigue,
À cette somme de petites crispations
Qui lient déjà ta chair
Au monde qui s’éveille avec toi
Et en toi ;

Quelque chose peut commencer,
Commandé par la lumière naissante
Et tissé de tous les regards
Qu’elle réengendre et aiguise contre la pierre
Du souci,
Tu appelles cette chose jour,
Puis tu précises : bonmauvais, passable,
Mais pressens que tu n’es pas
Quitte
Pour autant
À l’égard de ce qui, en elle,
Vient de s’ouvrir à la façon
D’un corps plus ample, d’un corps
Miraculeux,
Insoutenable,
D’un corps parfaitement coupable et innocent
Espérant
Par la force d’un mot devenir
Le corps de ce qui va
Parfois
De la part de nuit d’une chose
À sa part lumineuse…

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

DU BALCON

Du balcon,
Ton regard suit
Les premières voitures,
Des lumières constellent les contreforts
De la montagne proche
Dont le corps enneigé émerge avec
Une secrète puissance
De sa gangue de nuit et de silence ;

Rien ne dit plus que cela,
Plus que cette opacité brune et ces lignes
Qui commencent à se dessiner ainsi,
Sur la soie d’un plaisir inexplicable ;

Te voici pourtant,
Sans qu’il advienne quoi que ce soit
De particulier ni
De remarquable,
Au point de rencontre d’une infinité de fils
Tendus entre tous les points de cette sphère obscure
Dont la surface gravit imperceptiblement
Les degrés du petit jour ;

Minute après minute,
Les roches, les arbres, les maisons, les rues
Reprennent lentement les chemins du gris, du blanc, du vert,
Et la neige, plus loin, plus haut, là-bas,
Quitte l’ambiguïté qui la mêlait à l’encre bleue
Du ciel et aux blancheurs fantomatiques
Des nuages ;

Quelque chose est venu à toi ainsi,
Par l’union matinale
Et sibylline
De ces vies qui s’éveillent et se hâtent
Avec
La vigueur inquiétante et merveilleuse
De cette sphère innocente
Dotée
De pouvoirs monstrueux et incommensurables ;

Quelque chose qui n’est
Ni une pensée,
Ni un rêve,
Ni une attente,
Mais qui contient probablement la clef musicale
De tous tes désirs…

Présentation de l’auteur




La dernière oeuvre de Phidias, Les noms d’Isis (extraits)

 

 

LA DERNIERE OEUVRE DE PHIDIAS (extrait)

 

 

 

Phi-dias

 

Dans l'îlot clair découpé par la lampe

au creux de la ténèbre où ma pensée te cherche

Je trace       la caresse

de ton nom

 

Ombre face à la mer

chaque fois que je t'aperçois

dans le ciel palpitant

tu es le cœur d'une rose immense

qui s'abreuve dans l'eau

puis s'engloutit

 

Les ombres s'allongent et la sourde rumeur

des vagues

ronflant comme à l'oreille émerveillée

contre la bouche de porcelaine

marine

est résonnante tempête au creux

de ma tête

 

Puis un vacarme de sonnailles

les aigus cris des pâtres

      oiseaux ébouriffés

s'envolant en rires d'hirondelles

par-dessus le sec martèlement

des cailloux       du chemin

 

A l'heure où rentrent les troupeaux

Phidias

Tu es cette ombre immense

qui submerge le ciel

puis la mer

et mon âme

 

 

 

#

 

 

Phi-dias! Phi-dias!

 

Chantante et pure et claire

la voix d'un enfant s'élève dans le soir

 

et les deux syllabes de ton nom s'élancent  -

glissement de plumes semblable aux ondes

en surface des eaux

que cingle la mouette en son vol prédateur.

 

Phi-dias! Phi-dias!

 

Au fil de la voix qui chantonne

enfin tu t'es pris

et lent        lentement        tu remontes

de l'ombre       de la mer

vers la maison

 

 

 

#

 

 

 

Phidias

 

Te prendras-tu au piège

des signes que je trace

mailles d'encre tissées à l'heure où je

disparais

hantée de choses indistinctes

qui s'entremêlent      se confondent

- diaphanes et poreuses

avant d'absorber les marges

de la nuit

qui peu à peu             les alourdit

et ferme       sa paupière

 

 

 

#

 

 

 

LES NOMS D'ISIS (extrait)

 

Dans les limbes du temps

suivant

le vain et fluvial ondoiement

du Nil

elle cherchait

sparsiles graines étoilées dans le chaos des mondes

ses membres

dispersés

 

*

 

Au limon où vacantes

les formes s'anihilent

elle inventa alors

ce qui manquait au nom

 

O

siris

 

la ronde outre d'où croît

filial et coalescent

le grêle iris

 

ou

 

Rien

 

signe à l'état pur

 

Abîme

sans principe ni fin

miroir au fond duquel

 

oiseau-pélerin

 

tu comprends que ce nom

était déjà

 

le Tien

 

 

 

*

 

 




Giovanni Pascoli, Gog et Magog

 

I

Gog et Magog

En troupeaux, comme font les ânes sauvages,
vainement allait et revenait en vain
Gog et Magog avec ses noirs charriages ;

et la montagne les voyait dans la plaine
errer, et entendait parmi les tourmentes
les claquements de leurs fouets portés au loin ;

et un braiement parvenait, de ces nations
de Mong, comme une humble rengaine d’hyènes,
à l’infrangible Porte de l’Occident.

II

Car entre deux monts était, grande, de rouge
bronze une porte ; si grande que son ombre
se projetait, vers les heures du couchant,

jusqu’au milieu du val. Le fils d’Ammon-Zeus
la fixa sur ses gonds contre les immondes
peuplades, et les noirs groupes de bisons ;

il la barra serré. Mais resta en haut
des monts : une claire clameur de trompettes
descendait des deux Mamelles d’Aquilon.

III

Là était le Bicornu... Et les derniers
qui avaient entendu, enfants, retomber
la masse sur les clous étaient gris et vieux ;

et Lui ne partait pas... Et leurs fils, géants
aux yeux de flammes, aux langues toutes noires,
ou nains hirsutes aux mobiles oreilles,

étaient morts ; et de chacun d’eux des milliers
étaient nés, nombreux comme les étincelles
d’un tison : mais le Bicorne était là-haut.

IV

Tout en haut, à la garde de l’Erguené-
coun ; et le son au réveil de ses dianes
faisait rouler avalanches et moraines.

Chaque matin le ciel s’emplissait de buses ;
et la Horde, en bas, comme nuées au son
de l’orage, noire se serrait au Khan :

c’étaient des chariots roulant depuis le cône
des montagnes, un soudain barrissement
d’éléphant, une voix comme le tonnerre...

V

Mais moins s’entendait dans le jour ce tumulte
là-haut : dans le jour aussi les gens parqués
rugissaient, s’arrachant le manger, des ongles.

Le cri de là-haut s’effaçait dans l’aboi
de leur faim. C’était, durant le jour, tout pour
le sang, Alan et Aneg, Ageg, Assur,

Thubal, Céphar. Davantage on l’entendait
dans les longues nuits, quand concevaient des fils,
enfants de Mong-wu, leurs femmes sous la yourte.

VI

La lune montait en suivant les bords jaunes
de nuages fuyants ; autour d’une intacte
neige se tenaient des troupes de chevaux :

les têtes rentrées, immobiles restaient
sur ce blanc ; avec de temps à autre un bref
hennissement, un soudain bruit de sabots.

Toute la montagne solitaire encore
mugissait. Et même la lune, craintive,
en l’air se haussait, de nuage en nuage.

VII

Ou resplendissait sur l’infini murmure
pendante. Couronné de lierre et d’acanthe
le Héros, ôtant les torches du banquet,

parcourait en fête la côte éclairée
et là-bas, depuis l’ombre courbe des pins,
la Horde écoutait de longs aériens chants,

entendait de longs gémissements marins
des conques, et, mêlés au son des cithares,
timbales sourdes, cymbales argentines.

VIII

Gog et Magog tremblait ; et ses femmes dirent :
“N’a-t-il pas de mère, Lui, auprès de qui
il soit doux de retourner, lourd d’ambre et d’or ?

pas d’enfants, de bétail ? pas d’épouses belles
à côté de qui, las de narrer, se couche ?
Peut-être est-il repoussé, d’être bicorne ?

Alors pourquoi ne descend-il pas du mont
pour prendre l’une de nous entre les hordes,
qui soit sa bête, parmi Gog et Magog ?”

IX

Gog et Magog tremblait... Or l’un de ses nains
prudemment alla trouver les géants sots.
“Nous mourons tous, géants, et lui ne meurt pas.

Moi qui meus mes oreilles comme les chiens,
j’ai entendu des choses. Là Zul-Qarnayn
n’est pas toujours. Parfois il était à Rûm.

Il part avec le jour. Il va à la source
d’étoiles liquides, bleue. Avec ses mains
jointes prend la vie. Tous les cent ans un peu.”

X

Mais Lui, un jour (la Montagne paraissait
plus proche, morne, et montrait comme un squelette
ses blancs ossements de pierrailles éparses)

à travers l’ombre, où l’on ne savait quels doigts
soulevaient des lampes errantes d’argent,
par l’ombre il allait à la source de vie.

Plus de sonneries sur les pentes, le vent
soufflait en vain. Et la grande Porte un peu
vibrait, par à-coups, comme une poussée lente.

XI

Gog et Magog trois jours, veillant, attendit,
trois nuits attendit, et n’entendit, le soir,
que de temps en temps la Porte vibrer, lente.

Il n’était plus au mont !... Et la Horde prit
le chemin des monts. Elle allait, noire Horde,
fourmillant à l’encontre de la tourmente.

À l’aube, lugubre, meugla un bison,
hennit un cheval, la troupe se rompit...
Une sonnerie courait de mont en mont.

XII

Et les femmes dirent : “Oh homme de rien,
Zul-Qarnayn ! Tu es revenu bien vite ! Ou
n’y avait-il pas à la source une fille

seule ? une de tes sœurs qui le seau peut-être
abandonna vide à la source, et courut
hors d’haleine jusque chez ta mère vieille ?

Alors, divin bélier, fais donc résonner
les trompettes ! Au son de cette fanfare
notre homme se réveille, et puis ne dort plus.”

XIII

Et les hommes hululèrent : “Il a bu
en Rûm à la source des étoiles bleue !
Zul-Qarnayn est toujours celui-là qu’il fut.”

Et ils eurent en haine toute autre vie,
et le fruit de tout ventre autre ; et le sang rouge
trait aux bisonnes, aux zébus ils le burent.

Ne résonnait plus au val un beuglement.
Ne sonna plus, Gog et Magog, que le cri
sans fin hurlé de tes infinies tribus.

XIV

Pourtant il partit, Zul-Qarnayn, dans le feu
d’un couchant : sur le mont étaient étendues
les pourpres sombres à franges de crocus.

Dans son char d’or il monta, étincelant,
le Héros ; dans l’ombre il s’éloigna parmi
un joyeux éclat de béryls et turquoise.

Un bref scintillement de pointes d’acier,
un écho d’hymnes qui en tremblant se perd
çà et là... Enfin se tut l’âpre glacier.

XV

Trois ans attendit le Tartare, trois ans
il guetta l’arrivée des mêmes dragons
aux yeux d’or dessus la crête des montagnes

muettes et nues. Le Tartare voyait,
sans plus de crainte, et sentait encore plus
sa faim et sa rage, et d’une main d’ours, là

il cassait des bouleaux, arrachait des aulnes.
Enfin il vit les yeux des mêmes dragons
la troisième fois, et vint à la montagne.

XVI

Au pied des deux Mamelles de l’Aquilon
ils arrivèrent prudents. Et le vieux nain
malin se hissa, pieds et mains, sur les tufs.

Et il vit au sommet un grand pavillon
comme d’une trompe, et s’y glissa muet :
souffles perçut, et vit des yeux de hiboux.

Un nid immonde remplissait tout le creux
de cette trompe. Un grand hibou immobile
s’y tenait, deux touffes dressées, tel un roi.

XVII

Il prit deux plumes, le vieux nain, et se mit
sur un escarpement, agitant les plumes
et appela la Horde, qui attendait :

“À moi, Gog et Magog! à moi Tatars! Ô
gens de Mong, Mosach, Thubal, Aneg, Ageg,
Assur, Pothim, Céphar, Alan, à moi tous !

Il a fui à Rûm, Zul-Qarnayn, ses ferrées
trompettes laissant sur les Mamelles rondes
du Nord, ici. Gog et Magog, tous à moi !”

XVIII

Ô stupides ! Ces trompes n’étaient que terre
concave, par où le vent occidental
tirait, en haletant, des clameurs de guerre.

Ils les brisèrent, méprisants, de la pointe
de leurs coutelas, et des trompes brisées
sortaient des hiboux aux silencieuses ailes.

Ils rirent matois, et vagants par les grottes
burent le sang. Au-dessus d’eux un muet
vol de songes vains, et les cris de la nuit.

XIX

À la grande Porte s’arrêta la foule :
entre le couchant et eux était le bronze.
Gog et Magog le heurta d’un effort seul.

La barre se plia après une longue
torture : la Porte longtemps grinça, dure-
ment, et s’ouvrit dans un clair vacarme d’or.

La Horde approcha du seuil, et vit la plaine,
les cités blanches sur les rives de fleuves,
et blondes moissons, et bœufs au pâturage.

Elle entra, bramant : le monde fut son pain.

(1895 – dans Poemi Conviviali, 1904)
Traduction :  J.-Ch. Vegliante) 

 

Présentation de l’auteur




Jean-Claude Goiri, Aux charnières de l’utile

… notes sur une gestuelle

Et je ne sais que chanter les éloges du vent aux charnières de l'utile. Mais je rêve d'oreilles. Je rêve de pouvoir aider. Jusqu'au bout du crâne, j'en rêve. Juste aider. Aider juste.

***

Premier mouvement

Ce qui bruisse…

***

Aujourd’hui (et encore aujourd’hui), j’ai eu l’envie de planter un clou. Cela n’était d’aucune utilité. Mais comme je suis poète, je l’ai planté quand même. Pour voir…

Pourvoir à l'inutile... l'utilité étant une obligation sociale, le geste inutile devient ainsi un mouvement de l'intime, donc utile.
En fait, on s'évade avec l'inutile, on sort de cette prison de la fonctionnalité.

***

Tout d’un coup ce matin mes filles étaient si belles
C’était à n’y pas croire, à n’y plus rien comprendre
Non pas que d’habitude elles ne le soient pas
Mais là c’était trop Il y a des limites à tout
J’ai dû ouvrir la fenêtre pour respirer un peu
Et là je me rends compte qu’elle est magnifique
Un bois exceptionnel Vraiment époustouflant
D’un arbre d’au moins mille ans si ce n’est un peu plus
Je me suis servi un verre d’eau pour calmer mon émoi
Et quand j’ai vu le verre j’ai failli m’étrangler
Un verre de première main soufflé à la bouche
Par un homme sans doute qui n'est qu'un demi-dieu
J’ai dû prendre une serviette pour essuyer ma bouche
Et les bras m’en tombèrent quand je vis ce chef d’œuvre
Ce n’était plus une serviette c’était de l’Art Total
Un résumé du monde en trois coups d’aiguilles
Je la déposai sur la table et quand je vis celle-ci
Je ne peux pas vous dire l’émotion qui me prit
Je versai une larme de la voir si splendide
Mais toujours à quatre pattes pour pouvoir me servir
En essuyant la larme que j’avais fait tomber
Je me rendis compte d’un coup comme le carrelage était
Quelque chose d’hors-norme qu’on ne devrait pas faire
Et je pris la décision de ne plus marcher dessus
Je sortis de la cuisine pour aller n’importe où
Une fois dans le couloir je fus bien perdu
Tout était si beau que c’en était impossible
J’arrivai même à marcher c’est pour vous dire un peu
Je suis resté comme ça dans le couloir sans jamais bouger
Quand celle qui m’accompagne est rentrée du travail
Je lui ai tout raconté sur les beautés du monde
Elle m’a prise dans ces bras puis m’a aidé à marcher
Un peu jusqu’au lit puis beaucoup allongé
Elle m’a parlé beaucoup de quelque chose de très simple
De je ne sais plus quoi Sa voix était trop belle
C’était quelque chose d’inhumain tellement profond et tout ça
Elle m’a tellement comblé que je me suis endormi.
Et des rêves si beaux ont envahi mes paupières
Que j’ai refait le monde juste un peu partout
La terre était si ronde qu’elle tournait sur elle-même
Et l’Homme se mit à faire exactement pareil. 




Jérémy Taleyson

Jérémy Taleyson, né en 1980 à Libourne (Gironde), il entre à l’École des Beaux-Arts de Bordeaux en 1998 et y développe, autour d'une pratique plastique et photographique, un travail d'écriture. Diplômé en 2003, il fonde l'année suivante les Editions de la Cabane pour publier de la poésie contemporaine et des livres d'artistes.

Il est également professeur d'arts plastiques et d'arts appliqués à Bordeaux.

Il publie dans différentes revues (Rehauts, D'ici là, Paysages écrits...)




Sandra Lillo : 5 poèmes

 

Il ne s'agit plus

Il ne s'agit plus de tenter d' oublier
ce qui s'attarde dans la mémoire,
les copeaux de sable de nos miracles,
ce qui nous a jeté à genoux,
cois dans le silence, pleurant plus tard
devant des audiences invisibles. 

Il s'agit d'après- midis trop vastes
où l'on comprend que la vieillesse
se tenait aussi au pommeau des chevaux de bois, 
que son visage se reflétait sur la vitre des trains de nuit.

On sait quand l'après- midi nous dénude
que nous perdons du terrain devant ce qui nous affecte,
soucieux d' être estampé du plaisir de vivre
derrière les voiles épurées du vent,
derrière l' épaule de l'humanité qui se continue.

Il ne s'agit plus de lier ou de défaire.
Il s'agit de s'arrimer au passage noble des oiseaux,
aux fleuves charriant la boue et les lettres du monde.
Il s'agit de rester à n'en savoir qu'en faire.

 

 

***

 

Voyageurs

Combien de paysages traversés
entre tuiles d'ardoise et de brique,
de rues piégées dans les faisceaux du train?

Combien de paroles chapardées
liant nos sorts en un,
de pensées tues aux lueurs fragiles
de matins pluvieux, brumeux ou ensoleillés?

Combien de fous meurtris par trop de lois,
arrogants dans leurs broussailles,
affaissés, grimaçant, dans le wagon?

Combien d'amoureuses laissées au petit jour
que les voyageurs regardent
en se vouant au même mal,
de solitude, de prières dans nos yeux
quand le rire de deux enfants
fait sursauter le grincement chuintant du train?

 

 

***

 

 

Mon amour

 

Mon amour est avec moi
à l'heure où la nuit engloutit
les lumières ténues de la raison.
Il est la lune pleine dans mon ventre,
l'étoile du berger de mes pupilles.

Mon amour est entre le monde et moi,
vagabond crédule des berges d'Utopie,
vieillard sage dont je suis la fille.
Lorsque l'obscurité bat contre mes tempes,
il est la clarté effleurant les lacs brumeux,
l'intemporel dans ma mémoire
et ses pauvres souvenirs.

Nos âmes se couveront encore du regard
dans le train qui survole après la mort
les troupeaux laineux avançant busqués
sous la verve froide des vents du nord.

Nous dirons au- revoir
aux vagues sous leur cloche d'opale,
aux temples élevés sur leur trois- mâts.
Nos gestes réunis, nos bouches dévastées
déchireront la nuit polaire
de ce que nous étions la veille,
de ce que nous étions dans la mémoire
des villes traversées.

 

 

***

 

 

Un autre été

L'été a un déhanché de gitane,
la ville découvre ses cuisses
encore crémeuses de l'hiver.
Des vapeurs d'alcool descendent
de l'alambic cuivré du ciel,
pénètrent les naseaux des plus sages.

Le désarroi, la peine errent
entre les chemins de vallées
étrangères.
A la mi- jour on s'adonne à la sieste
sous des feuilles de peupliers
psalmodiant le prénom des saints,
sous des toits d'ardoise brûlants,
l'âme silencieuse, dans un corps                                       
qui n'est plus qu'offrande
à la coulée lourde des heures.

A minuit, sur les lèvres, des mots de faiblesse
convient les étoiles à étreindre les regrets
et la fièvre, de tout emporter, pour et par le vide.
Seul, sur la crête des vagues, voguent
des voiliers de passage,
sous le regard jaune des mouettes, des pélicans.

 

 

***

 

 

Où ?

 

Où s'en vont dormir les oiseaux
Quand la nuit dans un battement d'ailes
Eteint la lumière floconneuse des fleurs
Tait la tirade enfiévrée des voix andalouses

Où s'en vont les étoiles
Quand le jour avance à petits pas d'espion
Sur le bord des rivières
Sur la couronne brique des toits

Où s'en va Paris
Quand les projecteurs du monde
Eclairent d'autres villes amoureuses
De l'écoulement oisif de leur fleuve,
De la résille de leurs rues

Où s'en vont les vertes années
Celles qui savaient nos habitudes
Qui aimaient l'ombre musquée des bois
La tiédeur dorée des levers d'autrefois

Où s'en vont les souvenirs
Quand il ne reste que le présent
Ses taches d'ombre et de vin
Sur le plat d' une porte fermée

Présentation de l’auteur




Adeline Baldacchino, Treize petits tableaux diogéniques

 

Tableau n°1 / Seule
(« Il faut être seul pour être grand. Mais il faut déjà être grand pour être seul. » – René-Guy Cadou)

 

Elle est là, femme et corps, corps de femme, juste nu, lambeaux de chairs,
ne dit rien, ne sait pas,
gisante
et puis violente,
murée dans sa colère, enfoncée dans le temps,
rageuse, belle et
survivante.

 

 

Tableau n°2 / Sisyphe
(« …aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n'a pas de fin, il est toujours en marche » - Camus)

 

Elle est épuisée, lasse de tant d’indignations, misère, effroi
sans regards jetés sur elle, n’avance plus, ne renonce pas
juste sauvage,
désunie d’elle-même,
féroce et qui n’attend rien pourtant
ne veut que porter ce caillou, qui retombe
le rocher roule encore.

 

 

 

Tableau n°3 / Une souris
(« Respecte dans la bête un esprit agissant…/ Tout est sensible – Et tout sur ton être est puissant » - Nerval)

 

Elle déchiffre l’éclair, un instant lumineux, vertical et dense
une souris qui surgit de nulle part
la voici qui fonce, va sous le pont, grise, impalpable, joyeuse presque
grignotant des restes de pain, festin, bombance,
la voici qui frémit de délices
ne plus désirer – juste obtenir
d’exister encore.

 

 

 

Tableau n°4 / Simourgh
(« que nos lèvres sont les plages et que nous sommes la mer. » - Attar)

 

Elle ouvre son sac, trouve un bol, il faudrait boire, elle ne boit pas
se débarrasse de l’écuelle
superflue se dit-elle, marmonne, fouille, jette
des choses autour d’elle, se lèche les paumes, longuement
retrouver le sel de sa propre peau
longtemps boire de l’eau devenir sa propre fontaine
trente oiseaux qui se regardent dans le miroir.

 

 

 

Tableau n°5 / Absence
(« J'ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité. / Est-il encore temps d'atteindre ce corps vivant... » - Desnos)

 

Elle empoigne son ombre, elle s’égare se déchire se contemple
qu’il fait froid dans la nuit bleue
ce serait son visage d’avant, là-bas qui regarde
l’envers du temps, l’écart entre ce que le cœur désirait
et ce qu’il a obtenu
il n’y a plus de promesse qui tienne plus de caresses
rien que souvenances – remembrances.

 

 

 

Tableau n°6 / Mrs Hyde
(« C’étaient de très grands vents, sur toutes faces de ce monde. » -Saint-John Perse)

 

Elle tâtonne, serre ses mains sur sa poitrine,
contorsionnée, désarticulée, furieuse
cherche frénétiquement le noyau d’elle-même
s’agrippe aux barreaux de la cage intérieure,
se rassemble, se ressemble
palpe son double intérieur, de l’autre côté du miroir
qui la contemple, sereinement, amoureusement.

 

 

 

 

Tableau n°7 / Impérieuse liberté
(« Je mangerais toute la terre, je boirais la terre entière. » - Pablo Neruda)

 

Elle gronde comme un chien gronde à la mort
renifle des chiffons qu’on lui jette, déchets débris défaite
reste à se frayer une voiX dans le mépris
cheminer dans l’invisible
habiter l’exil ne pas dépendre
puissance sans indifférence
casser l’amphore, sortir du tonneau.

 

 

 

Tableau n°8 / La lanterne
(« La flamme est une verticale vaillante et fragile. Un souffle dérange la flamme, mais la flamme se redresse. » - Gaston Bachelard)

 

Elle n’a plus peur de l’obscur
attrape une lanterne, allume la mèche
elle cherche la Femme comme on cherchait l’Homme
il n’y a pas d’essence des choses
il fait feu dans son âme,
elle se consume elle-même
elle serait flamme, elle s’élève dans la nuit, vacillante.

 

 

 

Tableau n°9 / Devenir
(« Peut il y avoir une lumière née du soleil et de l'usure. » - Philippe Jaccottet)

 

Elle glisse désormais, se détache
quelque chose d’elle qui flotterait loin d’elle, déjà
tête coupée, membres épars,
elle est pleine d’atomes qui se décomposent
dans un rayon de lumière plus vive
elle se voit se dé/lier, tente avec ses mains
de cerner des formes dans la poussière.

 

 

 

 

Tableau n°10 / Funambule
(« La lucidité est la blessure la plus proche du soleil » - René Char)

 

Elle est fascinée, quelque chose de l’ordre de la sidération
la douleur n’a plus de prise, plus de tentacules viscérales
puisqu’il suffirait de ne plus respirer
comme on vérifie qu’on existe
au bord de l’étrangeté, sur la ligne de crête
elle atteint bientôt le juste versant
luisant, tissé de silences.

 

 

 

Tableau n°11 / Révolution
(« Ne hâte pas cet acte tendre / Douceur d'être et de n'être pas. » - Paul Valéry)

 

Elle tend les mains vers des passants impossibles
quelqu’un s’arrêterait
ce serait elle-même, sortie de son miroir
qui se pencherait vers elle, douceur,
collerait sur la chair blessée des voiles
un tissu de mots
de gestes à panser les écorchures.

 

 

 

Tableau n°12 / Carnaval
(« Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse » - Friedrich Nietzsche)

 

Elle danse au bord d’un puits, farouche
margelles du vertige
elle s’apprête à sauter, se ravise
enfile un masque, des masques, des collants, des sacs,
s’étouffe presque, éclate en sa propre joie
puis dépose le fardeau, enlève tout, lâche tout, se découvre
se déshabille.

 

 

 

 

Tableau n°13 / Ame sentinelle
(« Ame sentinelle/Murmurons l'aveu/De la nuit si nulle/Et du jour en feu. » Arthur Rimbaud)

 

Elle rit, elle rit d’un rire un peu fou
ni mécanique ni machineries
un rire qui transperce les rouages du désir
la renaissance entière
elle dit j’ai retrouvé
quoi : l’éternité, c’est la mer allée avec le soleil
ce peu de jubilation dans le vent qui se lève.

 

 

2014

 

Présentation de l’auteur




Christophe Bregaint : Poèmes

A la confluence
Des ruines

Route tracée à
La désolation

Hors de la lumière
Peut-être étreindras-tu
Peau couverte
De mémoire
Cette voie où
Celle-ci

Comme pitance de l’exil

Puisqu’il te faut aller
Où les vents enivrent

 

 

 

 


A bientôt
Dis-tu
A chaque escale

Avant de partir
Pour une autre

Sur ton itinéraire
Imprécis
Nomade

De gare en port

Tu descends
Sur une  terre temporaire

Pour donner forme
A ton errance

 

 

 

 


Ce jour
Est particulier

Plus noir que jamais

Le crépuscule
Discute
Avec la mort

Dans l’intimité de la désolation

Une tranchée s’est ouverte

Adieu
Les discours
Peuvent encore mentir

Te souviens-tu que
Nous savions

 

 

 

 


Gratter la surface
Des ténèbres
A suffisance
En cet endroit

Pour trouver plus de sombre
S’il en est besoin

La disgrâce
Fait fleurir
Plus qu’un naufrage

A l’orée
De l’indéfini
Tremblement

Il semble que
La pluie est attendue

 

 

 

 


A l’autre bout de la ligne
Tes yeux
Ne portent plus le ciel

Sous tes cheveux

Tout est devenu
Tellement vulnérable

 

 

 


De ce qu’il te reste
De ce que tu n’as plus
Encore une fois

Tu refais l’inventaire
D’une vie
Foutoir

 

 

 


Parfois
Tu te retournes

Vers là-bas

C’est un jour d’hiver
Qui donne refuge
A ta peine

Ce ciel transi

De temps à autre
Il reste plus longtemps
A tes côtés

 

 

 

 


Que faire
Ce jour
Te demandes-tu
A chaque mouvement
De l’ennui

L’étreinte d’une interrogation

Retranche
Une clarté à ce qu’il te reste
Comme souffles

En sursis

 

 

 


Qui que tu sois
Jusqu’à l’ivresse
Par la souffrance

Tu concasses
Les os
Des faux soleils

Pour retrouver
Espace vital
Ne serait-ce qu’un court
Instant

Qui referait
Lumière

 

 

 

Lire À l’avant-garde des ruines, le premier recueil de Christophe Bregaint

 

Présentation de l’auteur