Sylvie Durbec : 6 poèmes inédits

POÈME DES ÉLÉPHANTES ET DES VIEILLES DAMES

on lit dans le journal que des éléphantes sont devenues des vieilles dames
on lit aussi que de vieilles dames sont devenues des éléphantes
on regarde les cheveux blancs des unes et la peau ridée des autres
il y a une photographie c’est bien la preuve dit le journal
que les vieilles dames ont raison de défendre les éléphantes
que tout ça est un peu ridicule mais assez gentil
la vieille peau grise est douce à caresser
les poils blancs du menton aussi
et on ne sait pas qui est le plus malade
qui a la tuberculose qui contamine et tue les humains
qui a la vieillesse qui s’épidémie et  nous effraie
qui est ridicule et qui ne l’est pas
on ne sait pas quoi faire avec ça s’indigner rire et aller ailleurs
loin du zoo loin de ces regards de vieilles animales humaines
je sais que je suis à mi-chemin
pas très loin de l’éléphante
pas très loin de la vieille dame
pas très loin d’en rire
pas très loin de me dire
courons en Mongolie cacher notre ennui au sens classique du mot chères amies

 

***

 

LA FIN DU MONDE N’ARRIVE PAS

après la peur la radio dit la vie c’est un flux continu ça n’arrête jamais
alors on lit dans le journal
qu’avant la fin du monde les gens font des provisions de robinsons
les vieilles dames et les jeunes
et aussi ceux qui ont des sourires éclatants
et sont intelligents
mon fils me dit  qu’il a des angoisses de plus en plus fréquentes
nous les partageons un moment comme on boit ensemble
tous vivants
tous à dire la vie
tous à parler de tout de ce que nous ne savons pas
si difficile de parler de ce que nous savons de nous-mêmes
si peu pour résister quand la mort tombe du ciel ou des radios
ou des médecins
au loin corbeaux et voix radiophoniques
dehors et dedans
on se demande le monde
oublierait-il sa propre fin du monde

 

***

POUR LE SANS PATRIE

il faudrait un chat sur le papier
un pas d'oiseau sous le palmier
quelques frissons fous sur l'eau
l'odeur de la terre pourrissante
la haie coupée en feu un peu
de ciel bleu sur la colline
il faudrait les mains liées
par un serment d'amour
et non pas ce saccage du temps
il faudrait la rumeur ailée des insectes en été
le volcan noir sous les pieds la mer
ce que nous n'avons pas ce que nous avons
il faudrait ce qui fait danser le désir
sur le mur à aiser tandis que je dors
et que tout va son cours
dans le dehors
des jours

 

***

 

LE GOÛT DU POÈME DE PAPIER

la vie dans le ciel file en deux traits brillants
la feuille s'éclaire /enfin le matin très blanc
l'avion là-haut emporte plusieurs histoires
cousues de fil blanc et de papier d’argent
rien n'a changé depuis hier c'est demain
le chat se moque de toute fièvre il est bien
la vie là-haut a déjà fini sa course éclair

on ne voit presque plus rien de son passage
sa trace ressemble à un petit nuage fin et doux

dans ma bouche toujours ce goût de papier
quand on lèche une enveloppe pour coller
tous les voeux qu'on envoie au nouvel an
mon fils a dit les parents c'est important
en nous remettant ses cadeaux et a souri
c'est juste une histoire de noël un conte
où tout s'ajoute et rien ne s'enlève a-t-il
précisé et l'écureuil brillant de son frère
sur la table a son tour a dit oui oui oui

plus rien dans le ciel à présent que vide
bleu hiver d'une journée de décembre
entassement de papiers cadeaux en feu
prêts à s’emballer de rouge et de bleu
papier d’Arménie bateau sur Ararat
revenir à Marseille et flotter sur l’O

 

***

 

DEUX ÉTOILES S’EMBRASSENT CE MATIN

comme si le ciel au-dessus de la colline
était le ciel au-dessus de la Mongolie
tout est joyeux à la bonne place ici
même celui le sans patrie qui le dit
aucune violence du monde et là-haut
deux étoiles collées l'une à l'autre
je vais chercher mes lunettes
je n'y vois plus très bien je le sais
alors cette réunion de deux étoiles
une illusion une explosion une folie
deux étoiles s'embrassent ce matin
c'est tout les chasseurs continuent de tirer
sur le pigeon blanc tant aimé
sur la chatte noire
et l'écureuil
le vacarme du monde est en attente
seuls quelques coups de fusil
mais surtout ces deux-là deux amies
qui se serrent au ciel l'une à l'autre
une dirait font bêchevette
et brillent encore tandis que le soleil
au-dessus de la colline
jusqu'à la fin du poème

 

***

 

NOUVELLES DU MONDE

 

Six éléphants meurent dans un accident
un accident avec un train en Inde
pas ici ni à Rennes ni même en Mongolie
on ne sait pas si tous étaient masculins
si parmi eux des éléphants au féminin
en tout cas six cadavres au bord du remblai
à la peau grise de vieilles dames fatiguées
et plus loin c'étaient des gens
certains peau douce d'enfants d'autres on ne dit rien
dans le journal ils sont portés disparus
pour regarder l'année nouvelle dans les yeux
sous un déluge de feux d'artifice et de cris
certains sont morts écrasés piétinés
mais pas par des éléphants
sur les images on voit des chaussures perdues
comme les chaussettes célibataires
après la lessive
mais là définitivement égarées
ça se passait à Abidjan pas à Marseille
ni à Rennes on ne sait pas très bien quoi faire
avec ça mais ça reste c'est là dans un coin
de la mémoire en miettes oui ça reste
et on dit dans le journal
que tout s'oublie aussi
comme le reste

 

 

 

Présentation de l’auteur




5 poèmes de Barry Wallenstein

 

Touch

a gift for hunger
as well as loneliness,
a wafer pure and secular.
Loam crawls with life,
clean as the wish
to send innocent arms
around innocent shoulders.
Arms or shoulders are candid and pure.

Touch: the harbinger of union,
the enduring condition
of a practiced heart,
a tonic for insult and confusion.

#

 

Toucher

Un don pour la faim
comme pour la solitude,
une ostie pure et profane.
Le limon grouille de vie,
clair comme le désir
d'entourer de bras innocents
d'innocentes épaules.
Bras ou épaules sont candides et purs.

Le toucher: précurseur de l'union
pérenne condition
d'un coeur expérimenté,
un tonique contre insulte et confusion.

 
#
 

My Dog

Just now, after many years of bogus calm,
I’ve met my match in the shape of a dog,

an angry beast outside the barn I rent
just beyond the city lights.
This dog’s an amazing creature,
five feet tall and wider than reason
his jaw is tense and his teeth snap.
There’s no way to know – ever –
when he’ll relax or attack.

But I’ll tame that  creature before I die,
medicate him with whispers,
sweet promises of greasy bones
and kinder dogs to learn from.
I’ll lead him to fire plugs, places to aim at.
But, the guy who called me a dog
for some minor misdemeanor,
should step back –
and beware our fearful fangs.

 

#

 

Mon Chien

En ce moment, après bien des années de calme fictif,
j'ai trouvé mon égal sous la forme d'un chien,

une bête furieuse à l'extérieur de la grange que je loue
juste au-delà des lumières de la ville.
Ce chien est une créature extraordinaire,
cinq pieds de haut, plus large que de raison :
sa mâchoire est tendue et ses dents claquent.
Pas moyen de savoir – jamais -
quand il va se détendre ou bondir.

Mais j'amadouerai ce clébard avant de mourir,
le soignerai par des murmures,
de douces promesses d'os bien gras
et des chiens plus gentils desquels il apprendra.
Je le mènerai aux bouches d'incendie, aux endroits à viser.
Mais, le type qui m'a traité de chien
pour un petit délit mineur
fera bien de reculer -
et craindre nos crocs puissants.

#

 

The Finale

It’s not over ‘till it’s over
thinks the pitcher about to pitch
in the 11th inning –
the fat lady’s not even in the house,
and there’s time;
but
says the trumpet
in the middle of the cadenza –
“it’s oftentimes over long before it’s over,”
and the band plays on
and the ballgame bounces along
as if time itself could erase the finale
which had fallen on both a long time ago.

Sometimes it’s long past bedtime
before the child closes her eyes.

 

#

 

La Finale

Rien n'est fini tant que ce n'est pas fini
pense le lanceur prêt à lancer
dans le onzième tour de batte -
la grosse dame n'est même pas à la maison,
et on a le temps;
mais
dit la trompette
au milieu de la cadence  -
“c'est souvent over bien avant d'être over,”
et la fanfare continue de jouer
et le match se poursuit
comme si le temps lui même pouvait effacer la finale
dévolue à tous deux il y a bien longtemps.

Parfois c'est bien après l'heure du coucher
avant que la fillette ne ferme ses yeux.

#

 

Mastery

Unable, at the start,
to do the love thing right,
he practiced stroke by stroke
and melting into whoever was by
slowly – as slowly as one
tip-toes forward and around
dripped honey circles
on the way to the jar.
Some sweet danger in every drop
until he’s safe under the lid.

Unable, late in life,
to do the large thing right
he takes on the small
inch by inch – to do
dividing the inch by quarters,
eights, many times over
into minutia
Click by click of the needle
stitch by stitch by miniscule stitch –
then comes the day the fabric’s done.

#

 

Maîtrise

Incapable, au début,
de faire correctement l'amour,
il pratiqua au coup par coup
pour se fondre en n'importe qui, là
lentement – aussi lentement que l'on
tourne sur la pointe des pieds
autour de gouttes de miel
sur la route du pot.
Chaque goutte contient un danger sucré
jusqu'à ce qu'il soit sauf, sous le couvercle.

Incapable, plus tard,
de bien faire les choses importantes
il se charge des petites
pouce par pouce – pour
diviser le pouce en quarts,
en huitièmes, un grand nombre de fois
jusqu'aux petits détails.
Clic à clic de l'aiguille
point par point, à points minuscules -
puis le jour arrive où le tissu est fait.

#

 

A Leap Beyond the Tyrants

I‘m not the devil you imagined
under your sleeve.
One night, despite my sulfurous breath,
you’ll invite me in just on the off-chance
that we’ll understand all that’s malicious
about right-wing terror and defend against it.

We may be enchanted and able to construct
a wall against fire or breakers by the sea
to hold back the bloated tide.
Yes, this love, untested but burgeoning,
will override mere guess-work
and clear the smog belched by the Titans.

They have the cash, the script and the drive,
but our leap beyond stymies their moment,
as we reach for each other
again and again.

#

 

Un saut par-delà les tyrans

Je ne suis pas le diable que vous imaginiez
sous votre manche.
Une nuit, malgré mon souffle sulfureux,
vous m'inviterez juste au cas où
nous comprenions tout ce qui est nuisible
dans la terreur de droite, pour nous en défendre.

Nous pourrions être enchantés et capables d'édifier
un mur anti-feu ou des brise-lames en mer
pour contenir la grande marée.
Oui, l'éclosion de cet amour encore inexpérimenté
dépassera de simples hypothèses
effaçant le brouillard craché par les Titans.

Ils ont le cash, le script et la conduite,
mais qu'on saute au-delà contrecarre leur règne
tandis que nous nous rejoignons
de plus en plus.

 

traduits par Marilyne Bertoncini




4 poèmes

 

à l’heure où l’air
ne sent plus rien
que le pouls est
sur un bateau à
faire vibrer la voile
tout est à aplanir
à raser très lent
plus régulier qu’un
train au départ du
bout du monde et
à destination de
l’autre bout du
monde

les kilomètres

derrière la vitre
des voyages seul
avec pour unique
bagage une plaie
à refermer dans
un compartiment
prêt à imaginer

toute sa vie durant

 

 

***

 

 

il faut se refaire au goût
des visions imposées là
devant nous muettes de
façon à jouer avec sans
toujours bien les voir se
murger de cimetières où
les cadavres sont béats
le ciel et son chignon gris
a son tablier de grand
-mère appliquée à écraser
la soupe à penser invisible
dans les légumes aplatis
le jus des songes passe
les morts parlent sous le
toit et la coiffe de travers
se remettra toute seule de
ses émotions du matin une
suie tenace à la place du
cœur que les bocaux sur
l’étage font trembler des
cils et des mains froides

 

***

 

les ombres arrivent à leur terme
et c’est toujours très lent de sentir
leur disparition parce qu’elle
s’accompagne de traces sur les
murs que réveillé il faudra oublier
chacun pour soi en étant ensemble
les figurines partout dans le silence
rappellent les jeux d’enfant que nous
inventions parce que nous avions
peur de devenir des adultes efficaces
guerriers un flingue à la place des mots
des rots en guise de merci de cris pour
signifier la marée haute tellement haute
que les baigneurs périssaient en lisant leur
journal absorbés par l’actualité terrestre
la météo du vent et pourtant l’apocalypse
ils n’y pensaient pas comme ça tranquilles
seulement en trinquant entre amis sur la
plage où les châteaux attendaient d’être
pris en photo avec les pelles et les sceaux

 

***

 

le bois se casse
dans les yeux du
vieillard seul là
assis habillé sans
effet ni sourire
la tête déjà partie
les mains fatiguées
craquant l’horizon
à la moindre pensée
qu’il voudrait ne plus
avoir : elle l’empêche
de se lever mal dormi
il se prépare à rester
sur sa chaise : sait que
debout ce sera pire
il aura envie de
s’asseoir à nouveau
devant sa table à la
toile cirée silencieuse
et effrayante avec ses
couleurs que lui n’a
plus depuis longtemps
mais qu’il subira encore
faute de pouvoir en créer
de nouvelles pour la vie
il sent courir sur les
ganglions de ses fleurs
sèches la raideur du vase

 




Agnès Gueuret, Choix de poèmes

Fièvres

A nouveau la torpeur
de la fièvre qui frappe.
  Le gris au fond du ciel.
  Emmitouflée de vent,
  la pluie sur le basalte :
   j’ai fermé ma fenêtre.

Par le dedans, écoute
des soubresauts du monde
qui cherche à s’évader
des torpeurs insensées
où s’enlisent les hommes.

Descendre au plus profond
en quête de l’issue
vers le souffle vital
qui sait drainer son cours
dans les filons de l’âme
loin des voies en impasse.

Rejoindre calmement le point où monte en soi
le silence infini d’un amour en travail
plus certain que nos maux, nos essais, nos combats
tandis que nous allons sur nos chemins de terre.

 

Janvier 2014

 

 

Artisan

La mèche fume,
l’âtre rougeoie,
et tout autour le froid,
la neige pelletée
pour frayer le chemin.

Vie sous la cendre,
sang palpitant
en deçà des blessures,
au-delà des appels
qu’atténue la présence.

Écoute active,
compatissante
sans ôter le tranchant
de la décision ferme
à prendre pour renaître.

Sans concession
mais en aimant
en appeler à l’âme,
aux veines très profondes
où la parole invite.

Quand le soir tombe
après l’accueil,
l’étayage sans cesse
repris pierre après pierre,
puisse-t-il se poser

comme il fut dit
qu’aux premiers jours 
après avoir œuvré
l’artisan alluma
les lampes du sabbat.

Février 2014

 

 

« Saisons » d’après Vivaldi

Cours intempestif.
Ondes. Vibrations.
L’archet en main droite
montent les aigus,
descendent les graves.
Labour de la terre
après l’éclosion
des fleurs sur les arbres :
ainsi des saisons.
Cycles de vie pris
dans l’étau des fins
qui toujours s’avancent
pour mieux entrouvrir
la cosse durcie
d’où jaillit le fruit.

 

Après avoir écouté sur ARTE
une composition moderne,
sorte de traduction
des « Quatre saisons » de Vivaldi

Mars 2014

 

 

Où est la source ?

Frondaison  printanière
des tilleuls près des pins
des cerisiers en fleurs :
préludes du matin.

L’angoisse de la nuit
prégnante encore en moi
lentement se desserre
à respirer le vent
qui se fraie un passage
au milieu de l’allée
sortie il y a peu
du filet des ténèbres.

Dans le parc réveillé
par le chant des oiseaux
qui s’appellent l’un l’autre
sans presque le savoir
serpentent des sentiers
en montée, en descente,
en courbes ou en droites
croisées ou parallèles.

Les mouvements du cœur
de joie ou de tristesse,
d’assurance ou de doute,
à ces détours ressemblent,
même si, à la fin,
ils viennent s’abimer
au point où la conscience
les reprend en sa main.

Avril 2014
 

Sète

Le ressac sur le sable
Le vent pur de la mer
Les canaux vers l’étang
Les ponts, les quais, les voiles

Le cliquetis des mâts
Le cri des goélands
Sur la tuile faîtière
marche de tourterelle

Au loin dressées, les lignes
de pêcheurs immobiles
Scintillements des eaux
au zénith comme au soir

Le ton chantant des gens
répercuté sur l’eau
Civilité, sourire
Douce hospitalité

Au musée Valéry
Miro et ses éclats
de teintes et de lignes
étrangement jetés 

Les Alpes à l’orient
les Pyrénées à l’ouest
le Pic Saint Loup au nord,
l’Afrique au sud : estampes

La mer, le cimetière
Sur le toit d’une tombe
le pas d’une  colombe
et le soupir d’un foc

L’iode salée venue
imprégner toute chose
aux franges bleues des eaux
toujours recommencées.

Octobre 2014

 

Noir et blanc

La route où l’an dernier l’on montait aux herbages
Encombrée de rochers n’offre plus de passage.
La neige du printemps parsème de cristaux
Les lignes du granit cassées, dressées, abruptes.

Au fond de la vallée, l’écho de l’avalanche
S’est imprimé comme le négatif inscrit
La photo qu’il recèle : ils savent au village
Que le sentier n’est plus qui les reliait aux granges.

Le bâton à la main, cherchant dans sa mémoire
Les courbes du vallon, il se tient là debout.
Où déceler la faille en ce chaos de pierres ?

Un pas de bouquetin crisse sur le névé.
Sous ses yeux étonnés passe la harde entière
Qui vient d’écrire en noir le tracé qu’il quêtait.

 

Poème écrit à l’hiver 2000

 

 

Présentation de l’auteur




Cendre lissée de vent

 

(extraits)

 

« Le livre s’ouvre
La cendre est là lissée de vent ».

Alain Borne

 

 

Héritier du silence, du flamboiement de l’ombre, des horizons sans fin, il jette sur la toile la cendre créatrice d’un geste de semeur qui féconde la Terre.
Irréductibles paysages où le passé surgit dans l’étincelle qui enflamme la nuit. Des parcelles de songes nées d’une nymphe et du hasard abritent dans leurs ornières des silhouettes insoupçonnées. Le long de chemins oubliés, une pierre levée signale parfois la position de l’au-delà. La voix dynamitée, les nuages s’insurgent, éructant sous l’orage des propos incendiaires auxquels répondent les crépuscules en consumant le bleu comme autant de bûchers qui empourprent le ciel. 
Il ne signera pas. Son nom n’y est pour rien. L’essentiel est dans le mouvement perpétué de la main qui pose les pigments dans le dénuement de l’énigme.[…] Il jette sur la toile la cendre créatrice ignorant que sous le pinceau ardent se détachera la chair à vif du poème.

 

 

 

« Sur une peinture comme sur toute œuvre
vient se faire et se défaire
le sens qu’on lui prête. »

Pierre Soulages

 

« Seules les traces font rêver »
René Char

Au commencement
Le bleu
Un bleu rongé de noir
Un ciel de nuit
Peut-être.

Dans l’épaisseur de l’ombre
L’air craque et se fracture dans un fracas de foudre.
De la faille béante
S’échappe une lumière étincelante et blanche
Et froide comme un glaive.

Un ciel d’orage
Fendu de part en part.

Peut-être.

Il suffirait de passer outre
Le ciel et le bruit des nuages
Pour franchir l’outremer et plonger dans l’abysse.
Laisser le blanc muer en concrétion marine
Relief incandescent emprisonnant nos yeux
Dans le silence des abîmes.

Alors le ciel et l’eau
S’uniraient dans un regard
Peut-être.

 

*

 

L’aube.
Toujours.
À demi-mots.
Légère comme un oiseau au premier chant du jour.
Sa discrétion.
Sa clarté vaporeuse dans le froid de la nuit.

 

Aux abords du torrent
L’iris.
Le velours de sa chair 
Sature nos pupilles avides de bleu.

Un pas de plus et l’on pourrait sombrer
Tel un papillon ivre de couleur
Dans ce bleu délectable
Qui puise son parfum au milieu de l’enfance.

Qui sait, peut-être en ce jardin perdu
Où des iris en sentinelles
Contenaient la beauté frémissante des roses ?

Les jours couraient devant nous.
Nous étions immortels.

 

 

 

Le temps a emporté les iris et les roses
Violé les jardins et vidé les enclos
Ne Laissant au regard que parcelles d’absence
Cernées de cendres noires.

Un homme sans visage est assis dans le soir.
Sa longue silhouette se mélange à la nuit.

Un homme-paysage
Qui ne craint plus le vent
Ni le froid
Ni la pluie

Personne ne le voit.
Seul un chien efflanqué semble veiller sur lui.

*

 

Prendre appui sur le roc
Vigie solitaire dressée vers le ciel
Comme figure de proue.

Prendre appui
Ou bien se réfugier
Dans le berceau ancestral de sa brèche.

La pierre protège de l’oubli.

 

*

 

La rouille du soir consume les crêtes.

Sur le versant de terre et de cendre
On ne perçoit plus que ce geste de la main
Vers le plus haut sommet
Comme pour retarder le lent déclin du jour

Et ce rien
Qui invite au silence.

 

Immensité suprême devant laquelle infimes, misérables
Nous tombons à genoux.

Le crépuscule est un aveu.
L’humilité y a toujours le dernier mot.

 

*

Incertitude du ciel.
Azur taché de gris ou gris troué de bleu ?

À scruter ces nuages plus lourds que la pierre
On pourrait se laisser surprendre par la pluie.

Pourtant le bleu persiste.
Un défi.

 

*

 

Il faudrait aller au matin
Sur les hautes terres qui longent la falaise.
Juste avant que ne s’ouvrent les fleurs.

Les pensées s’y allègent.
Surtout le ciel y est plus grand
Comme à portée de main.

Enchantement de l’ombre où se pose le jour !

Quand le matin ouvre sa porte
Sur la brume
Vouée à l’éternelle errance.

Dès le premier soleil l’aurore
Succombe aux apparences
Et se livre à des jeux de hasard.

 

*

 

C’était près du volcan dans la forêt brûlée.
Le tracé des chemins se perdait sous la cendre.

Nous marchions dans un désordre de broussailles
Aux lueurs de brasier.

Entre les branches l’horizon
Surpris
Parfois nous regardait.

Puis l’ombre de la pluie a voilé la montagne
Et la nuit est tombée sur un ciel encore rouge
Des blessures du jour.
 




Marco Ercolani, Preferisco sparire, dialoghi con Robert Walser

Traductions : Sylvie Durbec

 

Ethique

 

Mon jeune ami,
si je me suis fait ouvrir les portes de cet endroit, c’est à cause justement d’un besoin moral irrépressible : je suis entré ici, presque sans m’en apercevoir. Oui, ma sœur était d’accord. Mais moi, plus encore.
Disparaître relève de l’éthique. Ne plus se trouver au milieu de gens qui se croient vivants. Et quel meilleur lieu que celui-là pour le dire de manière définitive, avec le consentement de votre science inutile ?
Maintenant je peux tresser des paniers et ficeler des paquets. Regarder défiler les saisons. Ecrire de la poésie et me réjouir de son inexistence. L’époque où je devais dire qui j’étais (et je me repens des monologues de Simon dans les Enfants Tanner, trop de mots, une suite de pages toutes pareilles) est passée depuis longtemps. J’ai eu trop de temps pour le dire, mais en ces temps les planètes tournaient en orbites gracieuses et je cédais à leurs caprices. Aujourd’hui je les sens immobiles et les regarde comme un seul point, je ne me vante pas d’elles ni elles de moi. Je regarde mes doigts, l’air qui les sépare, tellement d’air, trop, et qui vibre désagréablement dans les oreilles !

 

 

Rire

 

J’ai la nostalgie du temps où je recopiais des invitations à dîner et des ordonnances de docteurs, alors j’étais heureux comme un gosse, j’imaginais que mon écriture produisait des nourritures délicieuses ou soignait d’incurables maladies : choses que ma calligraphie rendait possibles à force d’arabesque précision. A présent je n’y crois plus. A présent j’ignore où va le monde, même si ici, à Herisau, il est facile de le prévoir. Observés par des visages atones, on se perd dans des yeux qui vont on ne sait où.  Un halo, un bruit de voix, un écho et puis le sommeil.
Pourtant aucune larme.
Au contraire, il faudrait rire et ne jamais s’arrêter.
Ici, à l’asile, il y a tant de théâtres que je pourrais écrire des comédies en un acte si seulement j’avais encore l’envie de tracer des merveilles sur le papier.

 

 

Imminence

 

Tu es né en Italie, même si ton nom est suisse. Alors je te répondrai avec les mots de Dante « Je dirai une chose incroyable et vraie ». J’ai des raisons de contredire le grand metteur en scène des cosmogonies, l’homme hésitant qui disparaît dans les enfers froids et brûlants. L’écrivain doit s’approcher de l’incroyable et le montrer comme vrai. J’ai beaucoup aimé les romans d’aventures à cause de ça, leurs héros et leurs auteurs, de Dumas à London, d’Aramis à Martin Eden. Il arrivait quelque chose de neuf dans la vie absurde du lecteur : il lisait des aventures de mousquetaires et de dirigeables, d’étonnantes aventures au centre de la terre, l’histoire de vagabonds errants parmi les étoiles en vivant plusieurs vies. Je ne savais jamais ce qui allait arriver dans le chapitre suivant. Peut-être la révélation de quelque chose d’inconnu allait arriver et ce serait la vraie magie : l’esthétique dont parlent les érudits. Une chose imprévue a ce pouvoir : elle t’entraîne dans le sommeil, t’apaise, t’attend de l’autre côté du rêve. Celui qui renonce au monde est dans la bonne disposition pour le comprendre. Seulement ainsi tout ce qui existe redevient vrai.

 

 

Amour

 

J’aime les brigands, ceux qui viennent la nuit pour tout te voler et te laissent la vie pour que tu puisses te souvenir d’eux. Mort, ce ne serait pas possible.  Les criminels sont rusés, ce sont des bandits de l’art, ils te bannissent du monde. Ils ressemblent à des dieux. La ressemblance entre un homme et un dieu est unique : l’homme ne comprend pas ce qu’il redoute ou qu’il aime, alors il l’appelle dieu. Et alors…O, dieu bandit !

 

 

Impénétrable

 

Difficile de te répondre. Je ne suis pas impénétrable. Je suis docile et réponds aux questions si ce sont de bonnes questions. Pour ma part, je ne peux poser aucune question, je connais déjà toutes les réponses. Ici, à Herisau, personne ne me demande rien. Personne ne sait que j’écrivais, personne ne dit le titre de mes livres. Si je devais conseiller une chose à quelqu’un, je lui dirai : écris pour toi et pour personne d’autre. Montre ton travail à quelqu’un, puis efface-le, oublie-le. Que signifie cette immortalité funèbre des livres, ces pauvres objets parfois laissés seuls durant des années dans les bibliothèques, recouverts de poussière tels des écrins sans trésor ? Les écrins sont ouverts et la poussière d’or dispersée sur les chemins !

Ce n’est pas vrai que je déteste les auteurs à succès, ils ne m’intéressent pas c’est tout. Je ne me sens ni  le père ni le fils de ceux qui écrivent. Je vis un syndrome de la fugue ? Je ne sais pas. C’est une question musicale, plus qu’une question d’innocence.  Les vainqueurs ne me parlent pas, ce sont des bronzes muets. A l’intérieur du paysage orageux de la ville en équilibre instable, les arcs de triomphe sont inutiles. Que veux-tu que je te dise ? Sous les arcs pissent les poètes et passent les gyrovagues. Comprends-tu à quel point je suis superbe ?

 

 

Schubert

 

Ta petite science, docteur Weiss…petite, trop petite, penser qu’elle pourrait devenir grande ! Vaste comme un panorama qu’aucune terre ne pourrait contenir. Mais vous ne savez que décrire vos propres peurs. Vous cherchez des solutions, vous n’êtes même pas surpris. Très mauvais, ça, et spirituellement pauvre. Le très doux Schubert, lui, était toujours dans l’étonnement. Sa musique, si pure, se dénoue prolixe et sublime dans les sentiers et les vallons, ses phrases ont toujours l’étonnement musical du wanderer  qui s’arrête dans une clairière enchantée de clarté : ce que vous n’avez jamais eu et que je n’oublie pas. Je vais, heureux marcheur, malgré mon âge. Les ciels d’orage m’émeuvent. Je crois qu’écrire vient de la peur de les regarder pour de vrai.

 

 

Décrire

 

J’obéis. Servant mon rêve de servir. Je le fais parce que les serviteurs choisissent leurs maîtres, et les maîtres, non. Et ainsi je suis libre.
Mais trop de fois j’ai décrit en détail mon rêve et dans trop de livres. Ce n’est pas bien. Que mes mots trop clairs existent encore me déplaît, et qu’ils continuent toujours à tourner. J’ai été un bouffon. Le rêve a besoin d’enfants taciturnes. J’étais un taciturne vaniteux de mots, gonflé comme un paon de tellement, tellement de mots.

 

 

Je préfèrerais ne pas

 

Toute ma vie vient d’une phrase de Melville.
Je préfèrerais ne pas.
Ainsi j’ai perdu ma vie. Dans ce « je préfèrerais ».
Je n’ai jamais dit : je préfère.
Je suis resté entre le oui et le non.
Si on m’obligeait, je copiais des lettres obséquieuses dans ma chambre.
Si on ne me disait rien, je fixais le mur, comme tant de Merveilleux Écrivains qui n’écrivirent jamais rien.

 

 

Montgolfière

 

Je suis fou parce que vierge ? Vierge parce que fou ? Être vierge n’est pas le pire des péchés, c’est la meilleure des défenses. Je laisse le monde à sa tranquillité. Je marche à côté. Je me promène, je vais, c’est ma manière d’aimer le monde. Si on peut aimer avec violence ? Non, pas du tout, avec la violence on ne peut que blesser et déchirer. L’amour est douceur, lenteur. Comme traverser la terre colorée en la contemplant depuis une montgolfière. Ces derniers temps, les mots me semblent faibles et sourds. Mais les chants des oiseaux, ceux que j’entends quand je suis là haut, dans le ballon, oh oui, comme ils sont clairs là haut ! Et quelquefois (mais ne le dis à personne, c’est peut-être un symptôme), je crois entendre les voix des chevaux. Comme me le chuchotait une amie enragée, je me souviens de son nom, Greta, elle voulait révolutionner le monde avec le style logique et barbare de ses yeux clairs. Peut-être Gulliver avait-il raison quand il créa le royaume rationnel et parfait des Houyhnhnm. Je ne crée pas de royaume, je caresse le papier qui renvoie les reflets d’un miroir, comme il brille…

 

 

Lutter

 

Je n’ai aucune envie de lutter. J’ai contracté une maladie incurable et je ne suivrai aucun traitement médical. Je me déshabillerai pendant une promenade, pour me faire gifler par le vent froid. Je veux aider la mort. Pourquoi avoir avec elle, que personne ne vaincra jamais, un rapport d’opposition, un rejet artificiel ? Je suis d’accord pour lui faciliter le travail, sûr d’être sa cible. Suivre simplement les sept règles du Silence : prudence, secret, simulation, songe, fantaisie, métamorphose, mélancolie.

 

 

Presque

 

Je ne m’éloigne jamais longtemps. Je ne veux pas jouer le privilégié. Je dois rentrer aux heures imposées. Manger et dormir avec tous les autres. A la même heure. C’est le contrat avec Herisau. Tu dois avoir lu mon dossier médical. J’imagine qu’il est presque vide. Genre : Robert Walser. Promeneur. Entend des voix. Voudrait être moins visible.

Presque est le mot juste. Il appartient à deux royaumes distincts. Il est presque beau, presque laid, presque sain, presque fou. Mais il n’est jamais l’une ou l’autre chose. Tu vois, c’est sans fin. Je marche dans les bois mais c’est comme s’il n’y avait plus d’arbres. Même les oiseaux ne chantent plus. Les chemins sont vides. Je me sens libre. Non pas presque libre. Mais libre.

 

 

Autobiographie

 

Bien sûr, je ne suis pas un écrivain qui va écrire son autobiographie. Dans un livre à la première personne, le je est un personnage modeste, ce n’est pas l’auteur. Si je commençais à parler de moi, je m’arrêterais au bout de cinq minutes. N’importe quel moineau gazouilleur en dirait plus que moi. Le fait de ne rien raconter ne me cause aucune douleur. Absolument aucune. Que je vaille moins que le nettoyeur de latrines d’un hôpital psychiatrique ne me fait pas souffrir. Ici je suis protégé. Imagine : personne ne pourra plus m’enfermer ici parce que je me suis déjà enfermé moi-même par ma propre volonté. Le reste des hommes oubliera les noms des aliénés d’Herisau, effaçant nos vies sans hésitation. C’est bien. Qu’on se souvienne de moi me décevrait. J’ai toujours aimé les Lotophages qui mangent la douce plante de lotus et oublient toutes les inquiétudes du monde. Heureux enfants, sur les rives de quelque océan oublié. Ils n’iront jamais à ces enterrements tristes où de vieilles tantes, derrière de petits cercueils blancs, se demandent encore quelle existence auraient eue ces petits corps qui ne respirent plus. A quoi bon y penser ? Pourquoi ensevelir les morts ? Il suffit de demeurer enfants et la vie ne s’écoule plus, telle une belle écharpe chaude. Prenez exemple sur les Lotophages, comme ne l’a pas fait Ulysse, navigateur trop rusé, et demeurez dans des îles, mais sans mémoire.

 

 

Héros

 

Je ne lis plus parce que je me souviens de tout ce que j’ai lu. Je ne lis plus parce que sinon je me retrouverais dans la situation où j’étais quand je lisais La loge invisible de Jean-Paul, m’enthousiasmant pour certaines phrases et ensuite tombant sur des forêts d’étrangetés, j’interrompais ma lecture : il me semblait que l’auteur s’adressait à moi dans une langue secrète que je n’étais pas en mesure de déchiffrer. Chaque livre appartient au dessein de la nature. J’ai tant écrit de livres et me demande aujourd’hui pourquoi. N’aurait-ce pas été plus juste de n’en rien faire ? Tant d’essais sur le non-être, pourquoi ai-je voulu les faire exister ?
A ma décharge, je peux dire qu’en ce temps-là j’avais beaucoup de temps libre et la meilleure façon de le perdre était de consigner des histoires que personne ne lirait.

 

Combien j’enviais les grands prosateurs de Dickens à Balzac ! Tous ces personnages si vrais, si riches de vie qui faisaient rêver les adolescents. Moi, au mieux, je m’occupais de saltimbanques, de clowns. D’êtres de passage.
Le monde a perdu ses héros. Depuis trop longtemps. Il reste des gens comme moi qui sourient dans un coin de rue quand ils voient passer des personnes bizarres, des femmes délicieuses, des gens du cirque. A présent, il ne passe plus personne. Depuis toujours je désirais que cela arrive. Si tu m’as bien lu, quand je commence à gazouiller des phrases, entends aussi mes silences et mes vertiges. On ne le dirait pas, mais j’ai lu Rimbaud.

 

 

Les choses

 

Je ne sais pas si tu le sais, mais mes yeux se glissent entre les choses. Ce que je n’aime pas dans les sciences mentales, c’est qu’elles veulent dresser la nomenclature de l’invisible. Pourquoi ? Que vaut le monument au chant de l’oiseau ? Et, quand j’aurai déchiffré les traumatismes d’un assassin,  sera-t-il moins assassin, sa victime moins morte, et moi, aurai-je davantage pitié de lui ?
La science devrait être comme une fleur qui s’épanouit au moment où elle est utile. Ensuite retourne fermer ses pétales. A quoi me sert la lecture des explications ? Je désire comprendre au moment où je respire.

 

 

Invisible

 

Naturellement. Comme personne, j’ai souvent changé d’adresse (quinze fois à Berne de 1921 à 1929). Je fuyais, tant que c’était possible, les mécanismes de la société : travail, identité, mariage. Maintenant je suis à l’intérieur de ces couvents modernes que sont les hôpitaux psychiatriques – Waldau de 1929 à 1933, Herisau dans le canton d’Appenzell depuis 1933. Et comme écrivain ? Oui, même dans mon œuvre je changeais de lieu ! Invisibilité ! Invisibilité ! J’étais tous les masques de mes personnages. J’étais nomades et vagabonds, hommes de la marge, comme Joseph Marti, qui acceptent de faire des travaux humbles et ne sont responsables de rien, dégoûtés par le pouvoir et le succès. Mais j’étais aussi le masque des grands écrivains du passé avec lesquels j’avais des affinités : Hölderlin, mais aussi Büchner, Bretano, Kleist, Lenau et d’autres encore. Mais sur un plan exclusivement littéraire, toujours le secret et l’invisibilité. D’ailleurs, nul n’a le droit de se comporter avec l’autre comme s’il le connaissait.
Et pour finir en beauté, je me cachais dans l’écriture et à l’intérieur de l’écriture. M’enfermer dans l’écriture avec un style gai et cérémonieux, me rappeler à un lecteur naturellement imaginaire, que je peux ainsi tenir à distance, est une chose belle et douce. Et pas seulement : me cacher quand je commence à développer un thème ou un argument et que régulièrement je ne développe pas, quand je me propose de rester fidèle à quelque thèse qui me semble décisive et que je change de discours et parle de quelque chose de complètement différent. Cette manière de procéder me rend invisible : elle me dispense de l’impératif d’avoir à dire quelque chose, de la mystication implicite qu’il y a à devoir dire quelque chose. « C’est le long des voies de traverse, et non sur la route principale, que se trouve la vie », ai-je écrit dans une de mes micro-écritures, non linéaires ! Comment pourraient-elles être linéaires, mon jeune ami ? Touche ton visage, tu ne vois pas qu’il t’échappe, ton nez est complexe, et tes oreilles et tes lèvres…
Oui, je me suis réfugié dans des feuillets très fins, écrits au crayon d’une écriture très petite, entre 1924 et 1936. Et puis, fin. La limite extrême du secret dépassée, seul le silence. (Mais qui peut t’empêcher de penser que je n’ai pas écrit des milliers de notes à Herisau, exerçant avec une maniaque précision le talent de les cacher ?)

 

 

Inaperçus

 

Non, non, ce n’est pas moi le patron. Les choses inaperçues, si on arrive à les apercevoir, échappent à l’attention.
Hier, j’ai lu un petit livre de Gotthelf, à mi voix entre moi et moi (quelqu’un l’aura oublié lors d’une visite, il avait quelques pages arrachées). L’écrivain se sert de mots que personne n’a trouvés avant lui : si particuliers, éclairés d’une lumière provenant d’on ne sait où, de sorte que, à certains moments, on s’étonne devant l’art de l’auteur qui parvient à être complètement lui-même dans sa pensée et sa formulation. Il faut lire ce qu’il dit. Personne n’est capable de l’exprimer avec autant de délicatesse. Dans ce récit, il y a un vieil homme qui ne se plaint pas de l’absence de larmes autour de lui. Autour de lui rient de nombreux enfants. Sa fille est sérieuse, impassible. Le vieillard veut qu’on l’emmène dehors et s’assoit au soleil, face à la maison. Il exhale son dernier soupir le regard tourné vers le paysage, au milieu des rires enfantins. Pendant que Gotthelf parle de manière si belle de cette mort, j’ai l’impression qu’il tient tout entre ses mains : le vieil homme, la maison, le monde, les enfants, comme s’il observait un jouet, avec une attention tendre. Beaucoup de vrais livres sont de parfaites mécaniques. Peu de gens liraient un livre si petit avec la même admiration que moi, fascinés qu’ils sont par des oeuvres plus vastes et morales, qui intimident et inhibent. Mais ici, il y a un écrivain qui sait voir les choses inaperçues et avec son récit, nous réveille et nous fait plaisir.

 

 

Nomenon

 

Ah, la cascade, la cascade de Nomenon ! La mienne, ma cascade ! J’étais petit, je jouais à mesurer ma taille sur les troncs des hêtres. Vingt-sept ans plus tard, je suis retourné dans ce lieu me mesurer à nouveau, appuyant ma tête sur le même arbre. La nuque correspondait à la même marque au même endroit. Je n’avais pas du tout grandi ! Comme je l’imaginais. Comme je le voulais. Ah, la magie de Nomenon ! Pourquoi serait-il si important de grandir ? Pour se souvenir du jour exact où Karl s’est marié et où a commencé la ruine de mon existence ? Pour me souvenir d’Ernest qui agonise après vingt ans d’asile ? Pour me souvenir d’Hermann qui se suicide à 49 ans ? A Lisa et Karl, disparus il y a quelques années ? On grandit pour compter le nombre des morts. Enfants nous sommes toujours protégés par les vivants. C’est beau de l’être, comme observer le coucher du soleil où la masse rouge et sombre ne descend jamais à l’horizon mais se transforme en un astre clair et rose et c’est ainsi que recommence le monde, en ignorant le royaume obscur de la nuit et des vivants.

 

 

Mythe

 

Docteur Weiss, je ne veux pas devenir un mythe.
Toi qui peux sortir d’ici, tu sais comment te comporter.
Je ne veux pas être un mythe. Pas même un mythe littéraire. Je me fous de la littérature si tu permets cette expression. Je ne veux pas que ton médecin chef mette à ma disposition une chambre, une table, du papier, une plume. Qu’en ferai-je ? Je suis un fou enfermé dans un asile.
Lis Tchekov, oui lis-le. Et tu t’apercevras que Tchekov n’existe pas. A la fin, il n’y a que les histoires. Ses histoires. Sans hystérie, commérages, idéologies. Des histoires, et ça suffit.
Si tu veux parler de moi, raconte que je n’oublie jamais de me promener. Seelig le sait. Tout Herisau le sait.
Je peux te faire un aveu ? J’ai horreur que la littérature continue sans avoir l’intensité des plus belles pages. Je veux la salle n°13 et que tout finisse.
Je préfère disparaître.

 

 

Les autres

 

Ma longue fréquentation de l’éloignement du monde m’a immunisé contre la douleur de sa fin. Je trouve insupportable, même si je suis schizophrène, d’imposer aux autres mes tragédies personnelles. Insupportable et stupide. Laisser des billets sous la neige est beaucoup plus magique. Les laisser vierges est certes un artifice, une plaisanterie, mais j’y ai pensé.

Pour écrire, j’ai toujours recherché le soutien des autres. Non, je ne les ai pas utilisés comme des miroirs. Me réfléchir, quel sens cela aurait-il eu ? Je me réfléchissais dans les autres en me changeant moi-même. Et enfin je regardais le soleil à travers la fenêtre de ma chambre, lisant les aventures des héros de roman, ou regardant les filles qui passaient dans les rues et chaque jardin était le jardin ombreux et touffu, les feuilles harmonieuses de la cime mouvante des platanes telles de très beaux masques verts, où, adolescent, j’avais rêvé de dormir dans un état d’extase, libéré de mon corps.

 

 

Confiance

 

Je suis vraiment libre. Vous, les psychiatres, l’avez compris. Vous avez compris que je ne veux pas m’enfuir. La porte de Herisau est toujours ouverte pour moi. Cette confiance me plaît et me console : c’est une vie parfaite. Avoir confiance en l’autre, en sachant qu’il ne t’agressera pas avec un couteau. Ne jamais fermer la maison puisque personne ne viendra te voler. Ici nous ne faisons aucun mal : l’ayant subi, nous restons proches les uns des autres, chacun comme il le peut, qui cuisine, qui nettoie, qui ficelle des paquets. Nous sommes réconciliés. Aucune douleur ne peut être plus grande que celle dont nous nous souvenons. Et nous ne redoutons pas la mort puisque, à notre manière, nous sommes déjà morts en vivant à la faible lumière de cette existence posthume de prisonniers.

 

 

Lecture

 

Je lis souvent à Herisau. N’importe quoi. Parfois certaines phrases dans un mauvais roman sont très belles, oh oui. Pendant la lecture la tête devient le lieu où tournent d’étranges pensées : les histoires vont et viennent. On n’est plus soi-même et c’est très beau. On pourrait presque dire qu’en lisant nous mourons et que quelque chose se met à germer en nous comme une vie nouvelle. D’autres fois, je ne lis pas mais me souviens de ce que j’ai lu. Thomas Mann, par exemple. Tonio Kroger et Désordres et douleur précoce (la première édition, celle avec les dessins de Karl). Norina, cinq ans, qui danse avec Max, son premier tourment, douleur absolue et sans remède. Tout un ruban de nuances, de tressaillements, de rougeurs comme des frissons sur la peau. Tonio qui regarde le monde vivre et danser, là, dehors, un monde heureux et beau ; dans la douleur, il le regarde depuis sa fenêtre. Je n’ai jamais compris sa douleur. Il aurait dû se sentir fier de se tenir là, à l’écart des autres. Que signifie être jeune et beau, se marier, avoir des enfants ? Etayer une illusion avec des poutres d’un millimètre d’épaisseur. Se condamner à des déceptions douloureuses et à des infidélités vaines. Utiliser un engrenage qui paraît avoir un sens. Voir celui qu’on aime tomber malade. Pleurer à l’idée de sa mort. S’émouvoir de sa joie. Que de peines !
Hans Castorp, au fond, était fier de vivre une existence en suspens  de malade tout en écoutant les mots de Settembrini. Alors, si tu veux vraiment le connaître, dans La Montagne Magique, tu trouveras mon secret. Peut-être aussi le tien, docteur, quand il est question de santé et de maladie. La maladie est un état magique, qui anéantit la douleur du temps, et permet de se dissoudre sans avoir à le décrire en se servant de l’écriture. Herisau n’est-il pas ce genre d’endroit ? Certes, sans le style de Thomas Mann, sans ses réflexions pénétrantes. Penses-y. Nous sommes tous à l’intérieur d’un livre. Puis nous en oublions le titre et ainsi nous croyons en la vie qui passe.

 

 

La langue des oiseaux

 

Hier j’ai fait un rêve. Tu ne me demandais rien, je ne te répondais rien. Nous étions si tranquilles, si sereins. En me taisant, je sentais que j’apprenais la langue des oiseaux. Mais, par chance, ne pouvant voler, je ne l’utiliserai jamais. Comme c’est beau ! Enfin, je me souviens d’un rêve. Depuis des mois, je fais des rêves très brefs, je m’éveille en pleine nuit et chaque fois je rêve d’histoires parfaites sans me rappeler aucun détail. Tous des mensonges, mes mensonges. Qui accompagneront (je l’espère) mon enterrement comme l’adagio de la Sonate pour piano de Franz Schubert.

 

Présentation de l’auteur




Abderrahmane Djelfaoui, l’insolation d’Empédocle

 

je l ’imagine solitaire ((philosophe et poète grec du Ve siècle avant J.C. Né et mort en Sicile.))
pieds sur le sable nus
écouter  battre l’ouïe des fonds

je l’imagine  se signer d’un doigt
aux mouettes, aux lèvres denses du ciel
observant l’aurore
Levant d’écailles merveilles

en alchimiste d’avant même
l’alchimie des vents
lui l’inspiré d’un bonheur

sans compagne
ni horizon

mais pouvait-il savoir
avant de plonger dans la gueule
de l’Etna

pouvait-il imaginer
pressentir même
qu’en deux millénaires d’instant

des désespérés
brûleurs de mer
consumant leur passé
oseraient affronter  l’inconnu terrible des détroits
que Lui  connaissait si bien

sur de dérisoires esquifs
à en laisser la mémoire de la mer aussi muette
que lave de volcan mal éteint  

aujourd’hui
n’aurait-il pas souci
que l’inattendue voracité
d’un moineau
pour d’illusoires miettes

(celles-là mêmes qui servent d’assise
aux plus vieux oliviers de nos ombres)

n’arriverait même pas à émouvoir
la plus minime parcelle
des îles, des plages
souillées de gas-oil
et contrebandes inavouables

en deçà de Messine dit-il

je ne suis  qu’Asie qu’Afrique
en leur détroit
bandant l’air qui me reste
enfilant un voile de souffre
fait de vagissement
de gémissement
et vertigineux ululement
des femmes

il aurait aussi pu dire

que les fonds des mers
des plus légers
aux plus lourdement dallés
semblent parfois
mais parfois seulement onduler
nuage au mascara

que la chance d’être ailleurs
ne recommencera plus l’être
ici

qu’un cri qui va se taisant
est vent dans sa nuit

que jamais la complaisance à l’obscur
ne permet  à l’œuf cru
de gober son écume

et murmurer

on frôle le mensonge                            
à chaque ongle du kalame
même si l’on continue à broyer
peau de cette vérité entre les dents

*

flagelle-toi d’air
en attendant de t’asperger
de cendres

fragments épars

mon destin est d’être une pierre
espoir de trop quand l’espoir  rase
semelle de sa poussière

*

la pitié de moi-même
est un souffle sourd qui va
tonnant l’inconnu

*

fils de l’anonyme
l’aède n’est que mer
en flux
enfermé pensée
dans sa conque percée
d’un fil d’aube

un détroit sans lune
un disjoncteur non fiable  

sous un figuier vert

monte un chant de cigales
brûlure d’une âme
qui s’en va feuille à feuille

la Méditerranée est cette insolation
d’ ombres et d’ hospitalité dans la douleur
que nos yeux sommeillent
et sommeilleront longtemps
au cou d’une étoile  

elle
énigme première et dernière
aux lèvres de l’aveugle

elle
filant feuillage au ciel
pour le plaisir des hirondelles

elle
mer cirrus que la langue
seule entend

Présentation de l’auteur




Brice Bonfanti, Homme foyer

 

I

 

Je suis l’Homme au Foyer.
J’entretiens le Foyer     et son Feu, le Foyer de son Feu, Feu du Feu.

Je suis l’Homme Foyer, Foyer fait chair, fait Homme, Âme en Feu qui fait foi par sa chair.

En Moi, tout converge, tout converge vers Moi, tout converge au Foyer, tout finit par y tendre, trouver son Toit, si tendre – après l’errance, les accidents, les divergences.

En Moi, tout revient, tout revient sous mon Toit, où tout commence et tout finit, Je suis l’Homme Foyer infini, suis l’Humain quand il rentre au Foyer, le Foyer de tout homme, de toute femme, de l’infini de chaque femme et de chaque homme,
Je suis l’Humain premier, où chacun naît tout ce qu’il est, où naît tout ce qui est, puis hors de Moi     devient ce qu’il n’est pas, et puis revient : redevenir     tout ce qu’il est, tout ce qui est.

Je ne fus pas, je ne suis pas ni ne serai, jamais, de ce monde, mais du milieu du monde :
Je suis Fidèle.

Je suis Fidèle à l’infini     du monde, au milieu infini de ce monde, ce monde     qui peut être Fidèle mais mal, malaisément, exceptionnellement.

Je le sais, mais je dois le nourrir le Foyer, et Je dois et Je veux : alimenter le Feu.

Fidèle à la Fidélité, bien soumis à sa Loi nécessaire de vie qui libère, à la Loi du Foyer que Je suis, Loi bâtie par une histoire intemporelle, que J’ai bâtie, qui m’a bâti,
J’hérite.

Je suis l’héritier de ma Loi, et héritier de ma Fidélité, héritier du Foyer que Je suis, Je dois et Je veux : alimenter le Feu, mon Feu, le Feu donné
à tout ce que J’aime.

 

II

Mais tout ce que J’aime
ressent un appel dans le monde au dehors, sort là hors, inéluctablement, et nécessairement.

Autour de Moi, ou hors de Moi, tout vit et meurt – en vain.
Moi Je demeure.

Et souffre
car tout ce que J’aime     sort là hors, vit et meurt hors de Moi.

Mais qui vient se chauffer au Foyer
aussi demeure
avec Moi.

Je ne suis pas en paix, jamais, car tout ce que J’aime     sort là hors.
Je ne suis pas en paix : Je suis la paix.

Et parfois me parviennent     de tout ce que J’aime : des mots, des lucioles parmi le chaos     du monde d’appétits, du monde appétissant qui rapetisse.

 

III

Parfois, par la foi et le feu qui s’imposent à Moi,
Je dois fermer toutes les portes du Foyer, toujours ouvert :
les fermer au chaos des faux mots, qui font les beaux ;
les fermer aux tourments divertissants, petits ou grands, toujours petits vus du Foyer, et tout jour plus petits.

Et une fois fermées     les portes du Foyer, Je me souviens : d’où vient la radicalité à la racine qui m’habite.
Je ne suis pas en paix, Je suis la paix, le papillon, qui aperçoit et qui devine là au loin : la brûlure des flammes du Vrai.
Et la brûlure, ultime, m’intime à la distance vis-à-vis de cette absence     de tout ce que j’aime – qui vit là et meurt là au dehors –, cette absence passée, présente, à venir
– pas finale :

La présence est la seule finale.

Et ainsi entre en Moi : le lien – entre Moi     et tout ce que J’aime :
Je Nous sais
et Nous espère Nous.

Et une fois fermées     les portes du Foyer, J’en reviens à Moi-même.
Et dans ma solitude, et dans sa solitude, dans celle-ci de celle-là, Je recherche la lumière du silence
que J’essaye de faire parler : Je lui donne mes mots à manger, Je lui donne nos mots à manger, pour voir ce qu’il me rend.

Les mots mâchés et digérés par le silence
sont un miracle
libéré des commerces, des communications, des opinions,
et proche enfin de la Parole du Foyer.

C’est la Parole du silence.

 

IV

Et Je suis fier
de tout ce que J’aime, qui vit là et meurt là hors de Moi, mais qui porte en son coeur au dehors le Foyer,
qui reviendra, inéluctablement, et nécessairement, renaître auprès de Moi.

Et Je suis fier de sa Promesse – qui est tenue, chaque jour, sera tenue, chaque futur, bien malgré ses détresses.

Car si tout ce que J’aime     sort hors du Foyer – pour le moment –,
tout ce que J’aime,     finalement comme au commencement, 
vient du Foyer
que Je ne suis pas seul à être et à nourrir,
que Je ne suis pas seul à être, mais que Nous sommes Nous, Moi et tout ce que J’aime, à l’origine, à l’avenir :

Le Foyer vient de Nous.

Mais si Nous se défait – pour un moment –
dès que tout ce que J’aime sort hors du Foyer,
si Nous se défait,
c’est Moi seul qui maintient le Foyer, alimente le Feu.

Mais quand Je sortirai, à mon tour, du Foyer,
c’est tout ce que J’aime
qui sera le Foyer
maintenant     seul le Feu
qui sera tout     ce que J’aime au Foyer
           qui sera tout     Foyer.

Présentation de l’auteur




Brice Bonfanti, Mais s’il surgit ?

 

MAIS S'IL SURGIT ? COMME UN VOLEUR DANS NOTRE NUIT ?

 

 

L’univers fait parfait     qui sera,
qui se sera parfait,
peut bien surgir à tout instant, voire à l’instant.

Mais s’il surgit ?
comme un voleur dans notre nuit ?
Il va falloir dès notre soir nous tenir prêts à l’accueillir.

Et si... nous ne sommes pas prêts ?
Nous ne le verrons pas.
Ou si nous le voyons, nous le malentendrons, ne le comprendrons pas, nous l’emprisonnerons, nous le pervertirons : sa perversion     sera notre prison
à nous, les pas encore humains, les pas encore nous.

Alors il partira,
l’univers fait parfait qui sera : l’Un divers,
lui qui ne voulait pas     nous forcer,
lui qui voulait coopérer
– opérer avec nous : son imminent avènement en nous.

Il partira.
Mais nous, nous le croirons demeuré là :
nous aurons maintenu sa grimace à sa place, nous croirons qu’elle est lui, et à sa place nous aurons sa grimace.

Pour fuir le pire, faire advenir l’ère à venir,
le seul choix est le bon :

Se tenir prêt, dès maintenant, à accueillir
l’univers fait parfait     qui sera
part faite tout, part enfin faite tout,
qui peut surgir à cet instant, ici et maintenant,
se tenir prêt à son accueil,
à l’accueillir, pour que lui nous accueille,
et préparés à être prêts nous l’appelons, avec sa volonté nous le cogénérons.

Mais d’ici-là
j’ai dit ce que j’ai dit,
j’ai annoncé non ce qui est, qui est sans importance,
j’ai annoncé ce qui doit être, qui est conforme à notre essence.
Ce que j’avais à dire, je nous l’ai dit : je ne peux pas nous dire plus, sauf à redire.
Je nous l’ai dit ce que j’avais à dire : je n’ai plus rien à faire là.

Mais d’ici-là,
d’ici que nous hominidés quittions nos préhistoires de débâcles,
d’ici qu’humains nous entrions dans notre histoire de miracles,
d’ici-là :         C’est tant pis pour les peu qui massacrent l’âcre masse
                      et c’est tant pis pour l’âcre masse qui se laisse massacrer ;
c’est tant mieux pour les peu qui espèrent l’avenir qui doit venir,
c’est tant mieux pour les uns rassemblés, l’Un pluriellé, la masse malheureuse qui enfin sera heureuse.

Honteux et lâches sont tous ceux
qui n’espèrent plus rien – ou qui espèrent sans agir, sans dire :
ceux-là peuvent s’évanouir, ils ne manqueront pas, au contraire.
Courageux et glorieux sont tous ceux
qui espèrent sans attendre – qui coopèrent par leur dire, leur agir, avec le Centre
pour qu’Il génère l’avenir qui doit venir :
ceux-ci peuvent grandir, ils nous apporteront le belvédère, le nouvel air.

Moi, je ne vivrai pas le début de l’histoire
mais je l’ai vu,     en l’espérant,     le sachant droit.

Et maintenant
débrouillez-vous sans moi         débrouillez-vous avec mes mots
et bonne chance                         – et surtout bonne volonté ! 

Présentation de l’auteur




Murielle Compère-DEMarcy : 3 poèmes

 

Dans un clin /
de lecture
Entre les paupières /
du soleil
Un battement de ciel
Une coccinelle
pointille tout un mot /
sur le recueil de poèmes
que j’effeuille à fleur /
de ta peau

Quelque part / dans un clin
de lecture
Des ailes
feront battre plus loin /
les clôtures
d’ombre du 
soleil.

 

 

***

 

 

IMPRESSION FUGITIVE

L’œil & le photographe
n’auront pas rejoint l’autographe
de l’insecte sur la feuille

Un poème réinvente le cliché
sur une feuille /
Instant recomposé

 

 

***

 

 

 

COUPURE D'ELECTRICITE

un fusible a sauté
dans la nuit de ma tête /
de ma tête-à-poèmes
2 heures après minuit ce n’est rien
le train-tram-rail des rêves
qui roule / Le Directeur du Réseau Central
déféré / dans ma tête qui roule
Sous les verrous / à des éclisses mal
resserrées  / des
kilomètres
des kilomètres de voies se serrent
des parallèles se joignent
à la barre la voix des ouvriers
sans voie déraille / Sang /
Convois de sang

La Grande Société se serre
les fers / Le Directeur
la ceinture / qui prend
ses sbires à témoin
mais il y a maldonne

Tu prends ton bonheur
en première classe / billet à l’œil
tandis
que dure l’Affaire / N’ont pas le temps
de contrôler
n’auront pas le temps
de tout contrôler / trop dur à faire

La faute à personne
La faute à personne

Voie extérieure
Extérieur-Nuit
l’herbe mange le rail
le ram-tram-rail
de la lumière tandis
que tu marches / tu marches
jusqu’à l’emblème une trace d’un peu d’humanité

 

Dans le ciel l’angle obtus d’un fuselage sonne
l’angélus / sept heures
dix-neuf-heures /  sur le cadran l’ombre
change d’heure / autrement / la même
toujours la même
La quête des prières gagne mains sonnantes
la paume des nuages
une ville un clocher la voix des gallinacés à partager
l’heure / pas de corde à balancer
plus le temps / pas de balancier
temps électronique programmé /
la ville affairée
tandis
que tu marches / tu marches
podomètre thermo-luminescent
collé à tes pas luisants / ascension / performance
Vers / Chute
assurée

mais c’est la faute à personne
mais c’est la faute à personne

Fitness du vers en pleine & belle forme
mais coupure d’électricité
un fusible a sauté
dans le boîtier miné

de ta tête-à-poèmes
un poème et / un poème/  et un poème

On inspecte la pyramide
la pyramide des responsabilités
Le Directeur avec / Le Directeur dirigeant
leurs chemins vers la mer avant
la Centrale thermo-lactique
de nos rêves
mais c’est la faute à personne
mais c’est la faute à personne

ou à celui d’en-d’ssous
                         juste en-dessous
                                    tout en dessous
                                                        à descendre
                                                                   en douceurs

toi tu marches / tu marches jusqu’à
la Galerie Nationale
la galerie nationale près de la cathédrale
des anges presque debout font l’ange et regardent
se compter l’heure / sempiternelle / sempiternelle

 

Le conférencier enfile la flûte
la flûte des visites
dans la trame tendue
retendue des regards
parfois des reflets brillent
Rentrer dans la galerie d’art
Intemporelle / intemporelle
en-dedans / tout-en-dedans
des choses à convoiter / en douleurs
des convois d’or
Des tissus t’enveloppent
t’imprègnent / t’impriment
jusqu’au sang
des recoins de lune
interlope
jettent l’extase obscure
sur la toile
Sur la toile
une étincelle parfois / une attention s’allume
denrée rare
3 mètres sur 3 mètres 8 ans de travail
3 de recommencés / les lissiers tissent la patience
dans l’espoir-Pénélope
tu pédales
tu pédales de bonheur
retrouvé c’est le métier qui rentre
au-dedans
sur le fil
fil de laine dans cette trame de soie / des draps de satin
la lumière vibre / sculpte la toile
étoiles de l’art dans les regards
loin loin loin / âme-tram-rails / des trains qui passent
parce qu’ils passent
eux / au loin / broutés
par le regard
euh… / bovin

On prend du plaisir
Le Directeur de la Grande
Centrifugeuse des Rêves –destination
mangues / ananas / palétuviers
s’est pendu mais
on se serrait la ceinture
c’est la faute à personne
surtout la faute à personne

Le Directeur s’est pendu / attention
Patrimoine à vendre / Art à vendre / Artistes
soldés
en solde de tout cœur
Send u$ your heart ! A vot’ bon cœur, m’ssieurs dames !
Bien National  / 350 euros/picture
pour la peine de ton rêve
ton rêve précaire
–pas cher, pas cher-
Pour une tapisserie, faudra bien voir
temporiser
art contemporanisé
-On préparera
Sciences Po’

Tout se perd & tout
est à vendre
Maman est morte & je ne sais
pour quoi
Il faut éliminer l’armoire / l’armoire-à
-glace qui déforme
sa pauvre image / sa pauvre image
C’est lui le responsable C’est lui le responsable
Maman est morte & je ne sais
plus quand
mais faut récupérer
récupérer le mobilier
surtout le mobilier
Noter
Récup’ Mobil-mother
Fouiller emporter / vite emporter
Pendant la coupure / la coupure d’électricité

Sous couvert de ta tête
coupure d’électricité
tournesols à l’envers
Break Heart Ange perdu dans ton sommeil
se ronge les ongles –ce sont les nerfs
ce sont les nerfs / tendus sous la peau
C’est la faute à la coupure
la coupure d’électricité
du réseau / des nerfs
C’est la faute à la mort de Maman
Faudrait dormir

Pas dans le poème de la nuit
les caténaires sont tombés
/ foudroyés
les lignes ont les basses tensions
et les éclisses assassinent
Il est six heures ici / midi à New York
Minuit dans le lit des Sex-appeal
Orphée frustré déraisonne
rêve Narcisse plutôt qu’Eurydice
Scoop-de-mytho’ au cœur de l’Info’/  qui sonne
l’angélus éteint pourtant qui résonne
deux fois par jour / pas humain
mais

c’est la faute à personne
c’est la faute à Personne
Orphée frustré cogne
aux portes éventrées
des Ego-systèmes / nos EGOs
-Système
de Beaux Gosses pas beaux

mais il n’y a personne
mais IL N’Y A PERSONNE
 

 

Présentation de l’auteur