PHILIPPE DELAVEAU

 

- Quel chemin vous a conduit à la poésie ?

Pour quiconque s’est découvert la vocation de poète (et je dis cela sans aucun romantisme, tout simplement parce qu’à mon âge on s’aperçoit qu’une vie s’organise autour d’un appel auquel on est ou non resté  fidèle), tous les chemins mènent au poème – et par-là même à la poésie, mot difficile, réalité encore plus complexe à définir.

En poésie, l’expérience des commencements est ainsi quelque peu banale : il s’agit toujours de l’acquisition d’un langage à l’intérieur de la langue, selon des étapes qui mènent de la fonction ludique à la fonction ontologique, je veux dire du jeu à la célébration.

Dès que j’ai commencé à être attentif au langage, puis à la lecture des livres, les mots m’ont frappé à la fois par leurs combinaisons, leurs ressemblances, les jeux auxquels ils invitaient, et plus encore par ce qu’ils laissaient supposer au-delà d’eux-mêmes, qui me faisait rêver. Mais entre cet intérêt pour les mots et l’artisanat du poème il y avait bien des obstacles à franchir ! D’autant que la bibliothèque familiale était très maigre en livres de poèmes.

Puis l’adolescence a suscité une réflexion inquiète sur le fait d’être un « être humain », qui m’a fait remplir bien des pages ! Existions-nous vraiment ? Tout cela était-il ? J’ignorais encore que cette interrogation bien naïve allait rencontrer celle d’une partie de la philosophie du XXème siècle.

J’ai vécu l’angoisse d’une relation au monde, la hantise de ce tremblement général des êtres et des choses, la fragilité des feuilles. Tout cela, les mots devaient s’en emparer. Ce que je prenais alors pour des poèmes n’était guère que l’expression d’un certain désarroi avec les mots des autres. Si un jour on découvre qu’écrire des poèmes est une des plus grandes joies qui soient, il faut avoir commencé par connaître d’abord l’enthousiasme un peu naïf, l’impatience et la déception. En somme, les gammes reprises sans fin jusqu’à la note juste nous révèlent que l’instrument ne sera jamais infaillible parce qu’il n’existe pas vraiment : il n’y a guère que notre façon d’être au monde à travers une transfiguration du langage selon des formes nécessaires, et la fusion de nous-mêmes avec ce langage dans une façon de vivre. Et vivre alors, c’est vivre à l’affût.

Voilà comment je suis venu à la poésie : au départ, je ne rêvais que de raconter des histoires. La poésie me semblait une activité parallèle, très estimable certes, mais moins puissante que l’aptitude à faire surgir des personnages et les imposer à l’imagination de ceux à qui j’aimais raconter de petites « fictions ». Alors que l’expérience du poème, puisque j’en écrivais beaucoup et très médiocres – , m’a fait mesurer très vite le piège d’un enfermement dans le seul langage, dans le narcissisme du langage qui se regarde lui-même dans le miroir plus ou moins satisfait de son agencement.  

Un jour, vers les vingt ans, j’ai tout détruit, déchiqueté, brûlé. Un geste sans doute idiot, et que je regrette. Mais j’étais furieux contre moi-même, je ne supportais pas de devoir relire des pages médiocres, qui devaient tant à Baudelaire, Rimbaud, Michaux, Saint-John Perse…

Alors j’ai recommencé à écrire de la poésie, après une crise de détestation, qui a correspondu aussi à une crise de la foi. Et j’ai eu la chance de ne pas publier de livre avant 38 ans. Un écrivain ne doit pas chercher à opposer aux autres l’écriture de sa singularité, mais à communier avec eux dans l’expérience de la différence. En sachant qu’il ne doit rien au public, mais tout à son art.

 

 

- Sans vous demander de définir votre poésie, vous avez fait le choix d'écrire, de composer et de publier votre œuvre. Elle contient donc pour vous des éléments qui renouvellent les voix antérieures à travers lesquelles vous vous êtes nourri. Quels sont selon vous ces éléments singuliers que porte votre parole poétique ?

Je crois qu’il faudrait rappeler l’époque dans laquelle nous nous trouvions alors. La référence demeure, d’une manière mythologique, mai 68, qui fait figure de date fondatrice. Bien qu’il y eût beaucoup à dire là dessus, mais ce n’est pas le sujet... On pouvait discerner deux grandes orientations alors, dans la vie culturelle : l’exigence exhaustive du tout politique ; l’exigence contraire du tout formel.

Je m’en tiendrai à la seconde. Liée à la prééminence non pas de la forme, ce qui allait de soi en art, mais du formalisme, celle-ci tenait à distance la démarche poétique proprement dite, dans sa relation à une fin. Combien de fois ai-je entendu répéter autour de moi cette citation de Hegel qui semblait légitimer, pour ceux qui la prononçaient, la disparition « historique » de la poésie : « L’art est mort, l’âge de l’esthétique est venu ». La rationalisation devait l’emporter aussi bien dans l’invention que dans l’interprétation, congédiant l’essentiel, l’irréductible part secrète qui irradie dans tous les arts.

Les structuralistes avaient raté la poésie, comme les écrivains formalistes qui entendaient réinventer le roman, du moins proposer, et rien que cela, un « nouveau roman ». Robbe-Grillet et le premier Butor, proposaient des voies qui pouvaient fasciner des étudiants, apprentis-écrivains plus prompts à rechercher des explications à partir de démontages ou de théories, où les choses s’avéraient aisément compréhensibles et susceptibles d’être reproduites, qu’à entrer dans le long et difficile apprentissage de la vie intérieure, en quête de formes nécessaires, ce qui n’est pas vraiment une mince affaire ! Pourtant, certains d’entre nous, les plus sceptiques, devaient très vite découvrir combien le personnage, qui participe du mystère même du roman, disparaissait dans ces constructions ambitieuses. Quand il n’est pas réduit à une ombre schématique dans la combinaison ingénieuse d’une architecture glacée. D’ailleurs beaucoup d’œuvres et de « théories » de l’époque étaient vouées à la glaciation, là où la poésie exige une forme de passion – du moins cette émotion qu’il convient de transfigurer. Vous voyez, je suis resté fidèle à Reverdy !

J’avais essayé d’écrire selon les normes du Nouveau Roman… avant de me lasser de ces tentatives. Et puis, dans le même temps, j’ai eu la chance de découvrir quelques voix magnifiques à travers des livres qui m’ont littéralement bouleversé. Ceux de poètes étrangers, à qui je suis demeuré fidèle par la suite. Mais aussi des Français : le dernier Max Jacob, celui qui ne joue plus mais qui devient un maître spirituel ; Follain, moins pour l’aspect rude, un peu dépenaillé de ses poèmes que pour l’extraordinaire souci de l’humain, et de l’humain le plus humble à travers les signes émis par les objets ; Dadelsen, à cause de son travail musical de la prose dans son vers ample ; Réda, dont les recueils me semblaient atteindre à l’équilibre le plus réussi entre une expérience humaine de l’émotion – une tendresse toujours discrète – mais aussi de la violence, et une forme de vers très souple, avec d’admirables coupes, des rejets, et une prosodie très plastique. Je lisais aussi, avec le même bonheur Jean Grosjean et Philippe Jaccottet.

Ce sont ces voix qui m’ont guidé, et quelques autres, de même que les conseils reçus de poètes bienveillants, puis amis comme Jean Grosjean (encore) ou Pierre Oster, lecteur attentif et de bon conseil.

Cela dit, l’exercice de l’admiration qui cause un tel bonheur parce qu’elle rend libre, nous fait aussi mesurer nos limites. Et puis était-ce raisonnable de penser que l’on pouvait ajouter quelque chose à tant d’œuvres remarquables ?

Mais vous avez raison d’insister sur ce point : il ne s’agit pas de suivre, ce qui s’avère bien difficile quand ce sont de grandes œuvres, des voix majeures. Seul importe de comprendre pourquoi certaines œuvres nous sont destinées, et la leçon ou les leçons que nous devons en tirer dans notre propre aventure.

Pour ce faire, il me manquait encore la découverte des poètes anglais contemporains (lus et/ou rencontrés), une réflexion sur leur pragmatisme par rapport aux objets du monde, et la comparaison entre le système d’accentuation de l’anglais (mais aussi de l’espagnol ou de l’italien) et celui du français, qui est une langue beaucoup plus terne, sans véritable accent – et avec la seule ressource de l’admirable « e » de retrait – qu’on nomme maladroitement « e muet », alors qu’il ne l’est pas. Comme avec la pédale de gauche du piano – dite « d’appartement » - il permet de créer un certain effet d’atténuation en détachant, et de créer une nuance d’intériorité par la suspension, partant un effet d’insistance sur les mots qui suivent.

Maintenant il faudrait définir ce que je tente de faire, mais j’en suis incapable. « Les éléments singuliers » ? Ce que je fais me paraît naturel et coutumier. Je suis donc mal placé pour vous répondre.

 

 

- Quel est l'enjeu du poème aujourd'hui ?

Je crois que l’on peut faire un certain nombre de constats, à commencer par celui-ci : nous ne sommes plus dans une période de combats théoriques, ni de tumultes novateurs. La recherche du « nouveau » pour le nouveau, les petits trucs ingénieux dans le dispositif sur la page blanche ont perdu de leur audace et de leur originalité, mais plus encore, leur raison d’être. Peut-être cette volonté de destruction était-elle plus jubilatoire à une époque heureuse et fortunée, ce que n’est plus la nôtre qui voit de tous côtés se profiler la catastrophe. Mais, à l’inverse, je comprends l’agacement de certains de ces poètes que je respecte et dont les recherches formelles m’ont paru intéressantes, face au retour du pathos, au danger de mollesse du vers, ou au lâcher de tel ou tel type d’écriture.

Cela dit, je ne suis pas sûr qu’il y ait encore un enjeu pour beaucoup de ceux qui écrivent des poèmes. Pour eux, la « poésie » semble aller de soi, et il suffit d’écrire au fil de la plume (ou de l’ordinateur). La recherche systématique de la petite découverte originale, tout ce qui pouvait casser le vers ou la langue, remettre en question le poétique lui-même, et ce qui pouvait causer une  (agréable ?) surprise dans certains cas, me paraît quelque peu révolu. Il semble aller de soi que le poème s’écrive de telle ou telle façon, la « modernité » commençant avec l’absence de ponctuation !

Est-il besoin de le rappeler ? les grands poètes de la tradition n’ont pas cherché en premier lieu l’ingéniosité pour elle-même, mais plus essentiellement la vérité humaine profonde, à travers l’invention de formes nécessaires, sans méconnaître aussi la part du jeu (songeons à l’invention et au perfectionnement du sonnet). Ce point de départ a imposé des renouvellements mais de l’intérieur, d’où les grandes œuvres, chaque fois d’une originalité prodigieuse, et les chocs qu’elle provoquent. Parce qu’elles proposent un ensemble achevé par la nécessité interne d’une unité formelle autant que visionnaire. On pourrait en dire autant dans l’ordre du roman.

La quête d’une nécessité reliant l’aventure des mots à l’aventure spirituelle de l’artiste n’est plus toujours vécue comme une exigence fondatrice. Et ne lui sert plus de boussole. Or la poésie est aussi un territoire qui s’étend entre les points extrêmes et opposés de la vie intérieure.

 Du coup, il manque à la fois l’expérience violente de l’émotion et sa métamorphose par la justesse des mots. Sans passion, la poésie n’est plus qu’un exercice. Et rien n’est plus commode que d’imiter la passion des autres (ou leur absence de passion), en reprenant leurs procédés. 

Peut-être est-ce par là maintenant que la poésie peut rejoindre son exigence fondatrice : par un surcroît de vie, mais de la vie sublimée par l’art du langage. Voilà ce que j’entendrais par enjeu. En somme, nous attendons toujours de rencontrer quelqu’un, et de rejoindre son expérience à travers un langage. Quelque chose qui donne le sens d’une expérience de vie, mais selon le mode de la nécessité. Ainsi le poème doit-il retrouver son origine ardente dans la vie du poète, ce lieu incandescent par quoi les mots acquièrent leur juste place. Alors un vécu particulier s’objective en expérience universelle. Dans la vie, c’est-à-dire en accord avec la vérité profonde de la personne, non pas dans les détails du singulier anecdotique.

La grande vérité de l’art, c’est toujours la transfiguration du commun – du lieu commun. Je veux dire ce qui est commun à tous. Mais le lieu commun – ce qui nous est commun – doit être renouvelé par la vigueur des images, par un certain travail du rythme et la combinaison des mots, eux-mêmes inscrits dans des séquences. Le commun n’a rien à voir avec le « stéréotype ». Plus largement, écrire, c’est toujours recommencer l’histoire d’une fondation, la fondation même de l’être et du langage, ce par quoi nous sommes différents et semblables, mais d’une manière nouvelle, à travers des formes nouvelles, en accord avec la Tradition, qui est la vie traversant la mémoire – non pas les traditions, qui sont des formes mortes, fossilisées. Et s’accorder à la Tradition, c’est prendre toutes les libertés avec elles, en tirer les moyens d’une reconquête de l’écriture pour affronter son temps.

 

  

- Vous publiez Eucharis en 1989. Ce livre marque l'histoire du poème en France tant il indique pour la parole, la pensée et l'inspiration une autre voie que celles empruntées par la poésie de laboratoire d'une part, nées de maniements de concepts formels, et la poésie universitaire, écrite par des professeurs d'université, et donc essentiellement théorique, à travers laquelle ceux qui se définissent comme des poètes s'insurgent contre l'image de « voleur de feu » attribué au poète. Pensez-vous, avec Eucharis, avoir ouvert une voie ?

D’abord, permettez-moi de dire qu’aucun livre qui compte – qui compte pour nous-mêmes, pour notre vie – n’est écrit « pour ouvrir une voie » ou participer à un débat théorique. La conséquence de l’apparition d’un livre, s’il est en accord avec une attente, se fait dans un second temps, sans que son auteur ait cherché autre chose qu’à ne pas mentir, à soi-même, au langage et aux autres, je veux dire à ceux qui seront ses lecteurs. Et finalement n’est-ce pas ce que nous attendons, même des auteurs de fiction, qu’ils soient en accord avec eux-mêmes, avec cette vérité au profond d’eux qui attend son expression formelle ?

En écrivant Eucharis à Londres, j’ignorais tout, en fait, des débats franco-français, des théories poétiques, de la violence assez surprenante avec laquelle ils se faisaient – je m’étais davantage intéressé, en lecteur enthousiaste, au roman, et particulièrement au roman anglo-saxon, que je trouve infiniment supérieur au roman français. C’est d’ailleurs pour cela que mes poèmes sont ceux d’un prosateur, et que le vers que j’essaie d’écrire est un vers de prose. Je déteste l’aspect « bibelot » de la poésie, la figurine précieuse à ranger pieusement dans la vitrine de la littérature. La poésie est une parole d’homme en marche. Et aussi la transcription maladroite d’une aventure spirituelle, une aventure pour laquelle les mots trop souvent font défaut. Et puis je ne sais pas aussi bien faire que ces poètes des formes brèves, dont la concision m’émerveille.

Par ailleurs j’ai toujours été surpris devant l’attitude de certains poètes savants, croisés ici ou là, qui pouvaient à la fois écrire et commenter ce qu’ils avaient écrit. J’en suis le plus souvent incapable. Cette sorte d’omniscience est éloignée de la division des tâches, en fonction des grâces de service. Je songe ici à ce qu’écrit saint Paul : certains prononceront, dit-il, des « paroles mystérieuses » et d’autres les interpréteront. Dans l’ordre de la connaissance, le critique, l’universitaire en savent bien davantage que le poète ; mais dans l’ordre du sentir, le poète, en tant qu’artisan, a l’intuition qu’il dispose d’un tout autre savoir, un savoir de réel : je veux dire une expérience du fait vécu, de la sensation, qui passe par l’intuition et qui requiert la précision du « geste artisanal ».

Bien sûr le poème exige un travail appliqué au matériau du langage, à l’alliage des mots, et un poème est d’abord un certain agencement des mots. Mais il ne faut pas méconnaître que la poésie est un agencement des mots en vue d’une fin (d’ordre esthétique et spirituel), mais aussi d’un effet.

Le langage qui est le matériau du poème, dans l’instant même où il subit la métamorphose, requiert trois fonctions inextricablement mêlées : désignation, convocation des êtres, de l’univers et les choses dans leur singularité ; communion, participation du lecteur par l’émotion qui fait de lui un poète à son tour ; contemplation, dépassement de la somme des parties par l’unité, pour tenter d’approcher l’indicible.  

Ces trois fonctions sont elles-mêmes ordonnées à la musique seconde, si difficile à définir mais essentielle, puisque c’est d’elle que résulte la transfiguration dernière. Tout cela, ce dosage si subtil, rend le poème fragile jusqu’au moment où il atteint à son amplitude maximale quand on sait qu’on ne peut plus rien changer. Il accède alors à cet état d’apesanteur que l’on connaît aux grandes œuvres d’art, à la fois lourdes de leur poids de réel et suspendues entre terre et ciel comme la libellule ou l’alouette du matin.

Le poème nous rappelle toujours que le langage a part avec le verbe, c’est-à-dire qu’il exprime la vie intérieure. Et la vie intérieure est cette expérience spirituelle par laquelle nous découvrons ce que nous sommes.

Enfin, permettez-moi encore cette remarque. Vous utilisez l’expression « voleur de feu », que l’on connaît bien, certes, et qui nous renvoie une fois de plus à Rimbaud. Mais l’expression, très belle certes, est contestable. D’abord parce qu’elle a été rabâchée au-delà du possible, et de manière, si j’ose dire, adolescente. Quand la formule s’élime à force d’être ressassée, finalement elle confine au cliché, et rien n’est plus contraire à la poésie qu’un cliché – alors que son terreau est le commun.

Ensuite, et c’est plus grave, pourquoi devons-nous toujours envisager la poésie comme une transgression, un acte rebelle ? N’est-ce pas d’abord ce par quoi nous nous accomplissons ? Pourquoi entrer dans la maison de l’être en position de « voleur » ? Le voleur – la forceur de coffres, à l’image de tant de « (anti)héros » de cinéma – , doit-il passer pour le modèle ? Je ne sais d’ailleurs si la figure de ce Prométhée modeste, qui joue son rôle à l’intérieur d’un contexte pas même mythologique, peut dire encore quelque chose du poète contemporain, même quand il allume en frottant son briquet la cigarette qu’il a roulée entre ses doigts habiles. Cet ennoblissement mythique, aussi désirable et valorisant qu’il paraisse, ne signifie plus grand chose, sinon la volonté d’auto-encensement narcissique d’un artiste aujourd’hui inaudible.

En outre, s’il fallait identifier ce feu dérobé -  mais dérobé à qui ? à Dieu ? aux dieux ? à la tradition poétique ? – le seul feu qui importerait ne serait-il pas celui de l’Amour ?  Je mets la majuscule en songeant au sens fort de ce mot chez les mystiques. Mais on ne voit pas comment on pourrait le dérober, puisque par nature il se donne. Ne s’agit-il pas alors de répandre le feu sur la terre ?

Plutôt que « voleur de feu », je préfère veilleur de feu – le feu guetté à la fin de la nuit, le petit jour qui vient, comme dans la Bible ou la pièce de Sophocle. Et tant qu’à faire disons que le poète est un veilleur – et, un veilleur amoureux.

Cette perspective est bien plus redoutable pour une époque qui interdit le jugement déviant et la vérité qui libère.

 

 

- La deuxième partie de votre livre Eucharis laisse entrer dans le poème la mythologie antique. Ce mouvement est-il né d'une nécessité du retour des dieux à travers un langage qui, dans ses héritages récents, les avait écartés, réduits à une forme symbolique, voire détruits ?

Eucharis a été d’abord l’aboutissement d’une expérience de vie, de tâtonnements en quête d’écriture et d’une recherche de la simplicité, tout cela mené hors de France, à Londres, pendant les années quatre-vingt. Au cœur de cette expérience, il entre ce que j’oserais appeler une série de semi-hallucinations, ou plutôt des rêveries récurrentes, qui se sont imposées au cours de marches ou de promenades, pendant plusieurs hivers.

J’allais souvent travailler à la British Library, profitant de ces journées d’étude pour retourner voir, à l’heure du déjeuner, les salles de sculpture grecque.

Puis, pour rentrer, j’aimais à descendre vers la Tamise par Southampton Row, ou marcher ici et là sur les berges de ce fleuve qui vit au rythme des marées : les docks près de la Tour, les quais ombragés autour de la Tate Gallery. De même que Londres est un mélange de ville et de campagne – les parcs, et même les squares privés –, Gracq a écrit là-dessus des choses magnifiques – ; de même, la Tamise est un mélange de grand fleuve – l’eau qui descend de manière inéluctable, comme l’ont répété Héraclite et Borgès – et de mer, de mer jaune ou vert sombre qui est la mer du Nord. D’où cette action vivante de la marée, promesse de recommencement mais aussi de surgissement : de l’ailleurs et de personnages de l’ailleurs – les voyageurs. Tout cela je l’ai vu, je l’ai senti le long des grandes barques couchées sur le flanc et des bateaux couleur d’anthracite au milieu du fleuve, tirant sur leur câble pour fuir vers le soleil.

C’est là que j’ai vu se révéler la désolation de ces « héros » des mythes, et mesuré l’étrange et inquiétante fascination qu’ils exercent. Car à travers la répétition sans fin de leur histoire, les héros nous condamnent à vivre leur destin, à le vivre avec eux, je veux dire à agréer à la réponse humaine face au mal, dans le désarroi de l’existence. Ainsi les poèmes appelés par ces moments londoniens n’avaient pas vocation à réintroduire la mythologie de manière métaphorique (Freud, Joyce) ou ornementale (G. Moreau) – mais à dire réellement,  et de façon apophatique quelque chose d’essentiel : la bonne nouvelle d’aujourd’hui, à savoir la sortie du mythologique. Le mythologique nous oblige à retourner dans le mouvement circulaire de ce qu’il ne cesse de répéter, parce qu’en fait il n’a rien à nous dire à part l’identité de la démesure dans les actes qui la recommencent : le mythe est une « parole » certes, mais non pas la Parole, je veux dire le Verbe, parole du Père, parole fondatrice et inchoative qui a pris chair. Et le fait de ce retour du même, avec la même absence de sens, en définitive, est source de nostalgie au sens très fort, la nostalgie d’un temps imaginaire où il ne se passe rien, sinon la répétition de la même parole, sur le modèle du serpent Ouroboros qui se mord la queue, promettant le retour du même dans la figuration d’un temps cyclique. En somme un retour vers l’ombre, avec pour aboutissement les cavernes sans soleil où Achille achève d’abrutir ses chevaux.

De fait, je me suis demandé ce que signifiaient ces mythes, par delà tout ce que l’accumulation de savoirs et de gloses peut nous en dire. S’ils sont parfois porteurs d’une immense douleur – celle d’Iphigénie par exemple, mais elle échappe heureusement à son « destin » ; celle d’Antigone, qui est poignante parce qu’elle est préfiguration dans la fiction d’une réalité, la réalité christique – ; mais aussi d’une extrême grandeur, mélange de dignité et de noblesse – ils ne peuvent pas nous dire ce que nous sommes. Il faut sortir du mythe pour entrer dans l’Histoire, parce que l’Histoire nous offre les aspérités du réel, et l’Histoire nous fait découvrir en dernière instance la dimension ultime qui est le mystère. Enfances, mythes, Histoire, mystère, c’est finalement le plan d’Eucharis.

En méditant sur ces mythes, sur ce qui était notre savoir ancien, venu des Grecs, j’ai pris conscience de ce que signifiait précisément la Bonne Nouvelle que nous offre le Christ, dans ce lieu même du mythe, assumé mais retourné : le christianisme – le fait de vivre dans la présence aimante du Christ – apparaît bien – et cette fois, au cœur de l’expérience culturelle – comme l’issue, la seule issue pour notre monde, et pour chacun de nous. Vous me direz que ce n’est pas un scoop ! Deux mille ans de christianisme n’ont cessé de le proclamer de toutes les manières possibles, mais nous avons peut-être perdu la dimension incroyablement novatrice du kérygme (je me refuse à dire révolutionnaire, tant ce terme a servi d’alibi aux actions les plus meurtrières) et dans un ordre particulier : celui de l’art et donc de la culture. D’autant plus que, sous couvert de modernité, celle-ci se laisse tenter, à l’image de la société entière, par des figures de la mythologie, et en particulier la fascination d’un âge d’or, un âge mythique, qui relève non pas du réel mais du désir.

La seule façon certaine d’échapper au cycle infernal du mythe – à son manège, et donc au destin, c’est encore et toujours le christianisme, prodigieux ferment de vraie libération de l’être et de la connaissance, dont nos contemporains n’ont même plus idée.

Cette découverte, dans l’ordre du savoir fut vraiment un coup de tonnerre qui m’a permis de lire ou de relire d’une autre façon les auteurs dont l’œuvre s’enracinait dans le christianisme d’une manière visionnaire. Puis ce fut la découverte beaucoup plus tard, de l’œuvre considérable de René Girard qui apporte au débat une réponse bien plus puissante, si ce n’est la réponse, en revivifiant toute la Tradition.

C’est ainsi que le mot Eucharis s’est imposé comme titre d’un livre à venir, qui réunirait les poèmes les moins insatisfaisants de ce que j’avais pu écrire depuis le début des années quatre-vingt. Eucharis, c’est le fait de rendre grâce, de remercier pour l’issue, le salut : enfin l’on sort, après l’enfance, de ce qui est la tentation du mythe, en découvrant que tout est histoire, et non pas cycle sans fin. On sort pour atteindre au mystère. Car vivre, c’est s’accorder au mystère. Et le mystère est le noyau ardent de la vie, à travers d’innombrables signes qu’il nous revient de lire. Et c’est par le mystère que la poésie redevient possible, à savoir la transposition de cet état particulier de l’être dans un équivalent qui soit un ordre fait de mots, ce qui fait le poème.   

J’ai compris qu’il fallait remercier d’abord – rendre grâce – pour la grâce à venir, la grâce de poésie, tout ce qui nous sera donné gratuitement et à quoi il nous reviendra de donner forme, la forme particulière de chaque poème. Par nous, j’entends tous les poètes, la grâce de poésie étant versée à chacun d’eux avec la même parcimonie, s’agissant d’un vin rare et non pas d’une piquette !

En fait la poésie est une anabase, une montée hors du cercle, hors de l’enfermement, la sortie du manège, ce manège fou qui nous propose ses vieux canassons fatigués mais repeints, les idéologies vers lesquelles il est si tentant de tendre le bras ou le poing pour en saisir l’anneau métallique. Et le manège alors épouse la forme symbolique du cercle, tournant sur lui-même à l’infini, offrant la promesse de son leurre. Si la poésie est une anabase, elle doit renouveler ses formes, elle doit éviter de se laisser enfermer dans de mauvais débats, comme celui qui résulte du « résolument moderne ». 

La poésie – je veux dire cette réalité impalpable qui transcende les poèmes, est bien la réponse humaine avec ses moyens propres à ce que nous vivons chaque jour – joies et peines, irrésolutions ou fausses certitudes. La poésie ne peut retrouver sa place, parmi nos contemporains, que si elle prouve – si elle (se) donne pour preuve – son étroite relation à ce que nous sommes dans l’exercice de l’exister, aujourd’hui même. Alors le langage en rythme les instants, et chaque instant appelle le poème comme achèvement musical offrant la bonne nouvelle du sens.

Eucharis pouvait alors « [me dire] que c’était le printemps… »

 

 

- L'auteur de la préface à l'édition du Veilleur amoureux paru dans la collection « Poésie/Gallimard », Michel Jarrety, évoque les mots « lyrisme » « sacré, chrétien » pour qualifier votre œuvre. « Sacré » est devenu une sorte de gros mot, ou de mot interdit, ne recouvrant plus de réalité pour l'époque de terrorisme intellectuel dans laquelle nous habitons en 2014, soit 25 ans après la publication de votre premier livre. Comment définiriez-vous le sacré de la parole ?

C’est une question difficile. Michel Jarrety, qui est fin lecteur de poèmes et à qui l’on doit une meilleure compréhension de Valéry, qu’il connaît mieux que quiconque, a eu la gentillesse d’accepter d’écrire une préface pour ces deux recueils réunis sous ce titre, Le Veilleur amoureux. Son analyse, je dois dire, m’a beaucoup apporté.

De fait il a utilisé le mot problématique de lyrisme, un mot inévitable dans les débats sur la poésie, mais qui met mal à l’aise. Pourquoi ? parce que c’est la définition d’une catégorie, et donc une étiquette qui fige en immobilisant.

Or si la poésie exprime la vie, comme je disais tout à l’heure, elle ne le fait pas dans le cadre des catégories, elle n’enferme pas dans un cadre imperméable. Elle le fait – rythmer la vie – dans son mode propre qui est l’accompagnement. Elle est l’expression de la vie, mais sur le mode de l’essentialité, à travers la médiation de sa musique seconde, et dans la profondeur du sens.

Je songe ici à Shelley : « Then what is life ? I cried » (« Alors, qu’est-ce que la vie ? m’écriais-je »). À quoi Shelley donne cette réponse magnifique : «amourous depth » (« l’amoureuse profondeur »). « L’amoureuse profondeur » est la désignation de la verticalité, mais définie par ce qui est l’expérience la plus haute, à savoir l’amour – pas l’amour « à portée des caniches », comme l’écrit Céline ! ni la « matrice » comme le note Stendhal en marge d’un roman. Mais l’Amour (agapê) dans sa dimension la plus haute, la plus attentive, qui rend dignes de respect le brin d’herbe, l’animal, et plus encore, bien évidemment, la personne humaine, tout ce qui relève d’une perfection ontologique. Alors on redécouvre le « lieu » de la poésie, qui est profondément ancré dans l’humain, et qui n’interdit pas, bien au contraire, l’utilisation d’un je, qu’il faudrait mettre à sa vraie place, le je de poésie. Parfois seulement sous-entendu, à travers l’humanisation des objets et des espaces, comme chez Follain. Ce « je » central visible ou invisible n’a rien d’une délégation orgueilleuse, solitaire – en un mot romantique. Mais il est l’expression de l’humanité universelle, la traduction reconnaissable de l’expérience d’exister, vécue par un seul, en tant qu’il représente la totalité – le poète ou son substitut, puis ceux que Patrice de la Tour du Pin appelait ses « confidents ».

Maintenant je n’irai pas jusqu’à dire que la parole poétique est sacrée. Sinon de manière métaphorique.

La parole poétique n’est pas une parole liturgique. Elle peut investir le sacré, désigner le sacré par sa quête, mais elle n’appartient pas à ce registre. Accaparer le sacré serait encore une démarche ou bien narcissique, ou bien mythologique. Sauf dans l’intention assumée d’instrumentaliser le poème pour servir le Verbe : « chantons pour le Seigneur un chant nouveau », dit le psalmiste au psaume 95. C’est ce que font de grands mystiques poètes, comme Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila. Mais quand Juan Gelman relit leurs poèmes et en tire des matériaux pour construire un livre, il marque une tension très haute dans son œuvre propre, belle et poignante, mais il n’écrit pas de poésie sacrée.

Pourtant si la parole de poésie n’est pas sacrée, elle n’en est pas moins différente de celle au moyen de laquelle nous communiquons. Elle relève d’un ordre très particulier qui se situe précisément entre la parole sacrée, la parole de Dieu, performative (Dieu dit… et cela fut… et cela était bon), et la parole humaine avec toute sa gamme de tonalités, de significations… Cette parole est en quelque sorte suspendue entre ce qui est la forme éphémère, parfois vile, parfois noble du langage ; et la forme la plus élevée, transcendantale, qui dit l’essence même de Dieu (« Je suis »). Son statut est un peu celui du vol de l’aigle, qui peut planer dans les hauteurs et fondre subitement sur sa proie. Elle parcourt dans l’instant même de sa profération l’immensité de cet espace, qui n’est pas seulement espace, mais, au sens bergsonien, durée.

 

 

- Quant au lyrisme, certains poètes parlent de « lyrisme aride » comme pour tempérer avec prudence ce mot d'un autre temps. Si on lit bien Michel Jarrety, votre lyrisme n'a pas besoin qu'on lui accole un adjectif pour servir le poème. Comment voyez-vous la réalité du lyrisme ?

Pascal évoque quelque part ces mots fondamentaux qui n’ont pas besoin d’être définis tant ils sont évidents. Il est vrai qu’il cite pour ce faire « homme, lumière… ». Lyrisme est un peu à part, mais tout spécialisé qu’il paraisse, c’est un mot fondamental en littérature, un mot qui nous dit quelque chose d’emblée, mais qui s’avère difficile à définir : c’est un mot stable qui désigne une réalité instable à travers le temps. Du moins nous rappelle-t-il à la fois une origine, qui marque donc une période plus ou moins longue de commencements, mais aussi un interdit, qui revient dans la modernité poétique et même qui la constituerait en France, grosso modo depuis Rimbaud.

L’origine du mot lyrisme renvoie à l’alliance heureuse entre les mots et la musique par le moyen des cordes pincées, qui font intervenir la dextérité des doigts et la mesure des nombres. Il faut ajouter que la musique passe par le son de l’instrument (la lyre), mais aussi par la voix humaine. La voix implique la présence de la personne à travers qui, par le moyen de qui (poète ou interprète) on accède au texte, c’est-à-dire à la mise en forme d’un chant. Ainsi, les commencements nous rappellent que la poésie est associée à la personnalisation (le timbre de la voix, la respiration, la dimension corporelle et donc rythmique d’une personne particulière), et à la représentation (mise à distance, théâtralisation et donc danger de posture).

La poésie est un acte qui engage la totalité du composé humain, en vue d’un langage. La poésie est naturellement lyrique, je veux dire expression de cette totalité. Ce qui varie, c’est l’intensité de figuration de la personne, du je à l’absence de je.

L’interdit à l’inverse signifie la privation, l’éradication des traits constitutifs. La réduction à quelque chose que l’on obtient par privation et par artifice : effacement de la présence de la personne, d’où souvent la menace du procédé et la ressemblance des textes écrits selon ces moyens. Les écritures à étiquettes, « réellistes, minimalistes », etc., ne sont que de petits sous-ensembles à l’intérieur de ce vaste fonds de la poésie (lyrique) mondiale, des îlots que contourne impassiblement le grand fleuve dans son mouvement large vers la mer.

Maintenant il est vrai que le lyrisme en tant que tel est passé par d’innombrables formulations, depuis les troubadours jusqu’aux poètes romantiques. Le lyrisme d’un Charles d’Orléans est en relation étroite avec la souffrance, très dignement vécue, de la captivité. Et que dire du lyrisme d’un Villon, si bouleversant dans l’expression de la pauvreté spirituelle ! En revanche, avec les Romantiques, on théâtralise, on gonfle, on surjoue, et il est bien normal que Baudelaire, puis Rimbaud aient manifesté leur refus devant les postures – et l’imposture. Le lyrisme satisfait d’un parler de soi est insupportable – « canaille » (Baudelaire) quand il résulte du déballage ou de l’étalage. Regardez à l’inverse combien le lyrisme davidien, dans la concision du psaume, est un élagage !

Le lyrisme des modernes est sans doute davantage gouverné par la modération, la retenue, voire en effet, dans certains cas, une forme d’aridité. On pourrait citer maints exemples de lyrismes, si dissemblables, de Dylan Thomas à Eliot, qui sont des maîtres du chant. Chez ce dernier, la transposition d’une expérience personnelle, quasi-privée, dans les admirables Quartets atteint à un chant universel, sans le recours au je. Mais dans ses premiers poèmes, Eliot avait été marqué par l’ironie anti-lyrique de Laforgue.

C’est pourquoi la notion de lyrisme est ambiguë et même insatisfaisante aujourd’hui. Et pour ma part, la question n’est pas de savoir si l’on est ou non lyrique, mais comment on peut prendre en charge, pour ce temps de désastre, la personne humaine blessée. Cette personne que la poésie a pour tâche d’affirmer face aux défis contemporains. Le plus terrible, dans cet univers d’images animées (télévision, cinéma, publicité, politique ludique, etc.), est d’un côté la dégradation de la langue, dans son aptitude à atteindre à la beauté pour témoigner du vrai ; et de l’autre, l’incroyable assurance des mensonges à venir pavoiser devant nous, au fond de nous, piétinant l’aire fragile où nous devons survivre. 

Heureusement, nous sommes les héritiers de Laforgue, de Baudelaire, Verlaine et Rimbaud – et des grands poètes du XXe siècle, qui ont connu déjà des situations analogues. Et la compréhension des enjeux véritables nous permet d’aimer des œuvres très différentes, parce qu’elles répondent, selon leurs moyens propres, à ce que nous pouvons déceler aujourd’hui. Admirer aussi bien Follain que Saint-John Perse, Akhmatova ou Mario Luzi... Parce qu’ils ont témoigné chacun à leur façon de la souffrance et de la dignité de la personne humaine.

Seulement, en comprenant ce temps où les choses s’aggravent, il nous reste à trouver « le lieu et la formule » pour recentrer la poésie sur l’instrumentalisation de la personne, sans verser dans les postures de l’individualisme, la satisfaction de l’ego, la naïveté complaisante, etc. ; ni davantage, en sens contraire, dans la sécheresse, l’ironie ou la dérision, modalités aussi néfastes à la stylistique du poème qu’à ce recentrement ontologique de l’être par le chant.

Tout est ouvert dans l’ordre de l’invention, et le chant est redevenu licite. Aride, mesuré,  fort ou ténu, et pourquoi pas aussi  joyeusement conscient de ses possibles ! C’est finalement de l’avenir de l’homme dont la poésie s’empare, ce qui lui interdit d’ajouter du désordre au désordre, des paroles vaines au grand désenchantement postmoderne, ni saupoudrer le malheur d’un nihilisme énervé ou tranquille.

Une fois de plus, l’aire de la poésie demeure étroit, comme le chemin de douaniers qui gravit les falaises avant de redescendre sur la côte, s’encombrant de galets et de ronces mais promettant l’horizon à nos yeux éblouis. Alors que barques et douaniers depuis longtemps ont disparu et que seule demeure la promesse d’une étrange contrebande, par quoi l’âme humaine peut retrouver, par la grâce du poème, la certitude de sa liberté.

 

 

- Pouvez-vous nous éclairer sur la fonction du rejet, qui est l'une des marques stylistiques de votre parole poétique ?

Le poème peut se fermer sur sa forme propre, ses strophes ou l’ensemble de ses vers, les aligner de manière graphique sur le blanc de la page, les uns après les autres, sans recherche de mouvement. Le danger toutefois peut être l’immobilisme. Car le texte se dépose dans une succession de formes inertes, qui prennent dans certains cas l’apparence de propositions découpées d’une phrase plus vaste, comme dans le démontage syntaxique préconisé naguère dans les écoles : chaque proposition est l’objet d’un modeste développement mis à la ligne, et l’on passe à la ligne suivante avec la proposition qui suit. Ainsi Étiemble avait-il reproché à Supervielle la disposition parfois artificielle de ses poèmes en vers libres.

Le rejet, en ce sens, permet au vers d’échapper à l’immobilisme. Il favorise un effet d’anticipation. Il fait intervenir une part de déséquilibre pour rappeler au poème son instabilité native, sa progression entre les deux abîmes, à la façon inquiète de l’aiguille qui pointe un doigt tremblant vers le jour froid du Nord. J’aime à introduire ainsi, par une nécessité de rythme – puisque le vers est toujours établi sur les saillies de l’accentuation – une rupture qui empêche l’arrêt, mais au contraire fait effet de relance.

De la même manière, le nombre de syllabes est chaque fois différent, ce qui permet de donner à quelques alexandrins soigneusement placés une signification particulière, comme s’ils étaient des pilotis plantés dans le sable et le miroir de l’eau (ce que fait la millarge de Touraine aux angles des murs de tuffeau tendre). S’il me paraît difficile d’écrire un poème selon les recettes anciennes (en alexandrins classiques par exemple), l’intrusion d’un alexandrin, en revanche, et un alexandrin déhanché, me paraît un moyen heureux de marquer une pause ou un palier, surtout quand il survient après un autre vers plus long, plus court, affecté d’une brisure interne.

Un tel mode d’enchaînement oblige la phrase à se plier à la forme du vers, et donc à refonder le poème sur le principe de la phrase et non du mot. Le vers, en acceptant des rejets ou des enjambements s’anime alors par dynamisme interne, de même qu’il reconnaît le principe d’accentuation qui différencie cette prose particulière de la prose de l’essai ou du roman, même si le roman, dans une tradition pas seulement française, participe de la poésie. D’ailleurs notre littérature témoigne de la réussite exemplaire des grandes élaborations poétiques dans la prose. C’est sans doute dans la prose, en France, que l’on trouve les pages poétiques les plus accomplies – Claudel avait raison de le remarquer – ce dont témoignent aussi bien Pascal, Bossuet ou La Bruyère, le Baudelaire de l’admirable Peintre de la vie moderne, le Montesquieu privé dont la phrase anticipe ce que sera celle de Flaubert. Il faudrait citer Proust et tant d’auteurs que je ne puis nommer.

 

 

- Dans quelles conditions composez-vous votre œuvre poétique puisqu'il n'existe pas de « poète professionnel » et  qu'il vous faut donc arracher au temps qui vous accapare pour subvenir à vos besoins primaires, ce temps du Poème ?

D’abord j’accepte la règle du jeu que vous connaissez comme moi-même : le poète ne décide pas, il fait certes des gammes comme le pianiste, mais la source comme le temps de la poésie demeurent hors du champ de sa volonté et de sa compréhension. Pourquoi sommes-nous invités à certains moments et abandonnés à d’autres ? Pourquoi, tout à coup, quelque chose vient-elle nous frapper vivement et nous impose-t-elle sa formulation de mots, sa mélodie et son rythme, sans que nous en sachions la raison ?

Ainsi la sollicitation poétique peut-elle intervenir à n’importe quel instant, et selon une fantaisie qui nous échappe. Alors il nous revient de répondre ou de nous abstenir. Cette irruption heureuse peut avoir lieu le matin tôt ou à d’autres moments du jour. Elle peut faire remonter quelque chose de très ancien, enfoui dans la mémoire, comme une source jaillit à un endroit inattendu. Et il est vrai que nous sommes parfois dans l’impossibilité d’être attentifs et susceptibles de recueillir ces formulations dont nous savons que faute d’être notées elles ne reviendront jamais, puisqu’elles sont rythme, images et non pas concepts.

Alors l’état poétique peut surgir dans les interstices de la vie active, en n’importe quelle circonstance. Il s’agit seulement d’être attentif au monde autour de nous et au fond de nous, dans une sorte de contemplation. Le poète est toujours relié à la vie intérieure, qui assimile le réel. Toutefois ces instants d’émotion poétique ne sont pas l’équivalent du travail du texte, dans l’atelier du poète – son carnet, son travail sur écran d’ordinateur : les notes, les séquences de mots, les pages recueillies de cette manière ne sont pas des poèmes, mais des matériaux dont il sera possible ou non de faire des poèmes. C’est alors qu’intervient le jugement intérieur qui aide au choix, en présentant avec une sorte d’évidence la solution à retenir.

Aussi, même si la notion de poète professionnel n’existe pas en France, nous devons néanmoins vivre la poésie comme une profession – je ne dis pas comme métier. Et la profession poétique est un état de perpétuelle disponibilité au monde et à soi-même à travers le langage.

C’est ainsi – et je réponds à votre question – que le poète peut travailler parfois pendant de brefs instants au café, dans le métro ou l’autobus ; ou longuement, dans le silence de sa pièce de travail.

 

 

- Quel est, dans votre œuvre, le poème vous ayant apporté jusqu'ici le plus grand contentement et pourquoi ?

Je crains d’être incapable de répondre à cette question, ou du moins me répèterai-je encore ! Beaucoup de poèmes m’ont causé un grand désagrément, parce que l’expérience trop fréquente de la poésie aboutit souvent à une sorte de désenchantement par rapport à un état existentiel antérieur que les mots ne parviennent pas vraiment à transcrire…

Si bien que le poème dont je serais le plus satisfait serait celui que je porte au fond de moi et qu’aucun texte ne sait dire, et qu’aucune suite de mots n’épuisera jamais.

Ce poème serait celui qui s’illumine d’une connaissance imprévisible, et qui accèderait à la plus grande pureté. C’est le poème que j’aurai peut-être la chance d’écrire un jour prochain, la main guidée par l’ange !

Les mots d’ailleurs souvent nous enchantent, nous égarent, et ainsi nous déçoivent. Regardez combien certains d’entre eux nous hantent alors qu’ils sont en décalage avec ce qu’ils signifient : l’aube, un mot magnifique, désigne un moment gris, bleuâtre, avec des brumes, un froid hostile. Alors que l’aurore est la belle irruption dorée de la lumière qui offre aux paysages la chance de l’harmonie. Mais aurore contient trop de « r » et s’approche de trop près d’horreur (ce sont là des réactions très personnelles !). Obscur renvoie à quelque chose d’insatisfaisant pour nous qui cherchons l’élucidation, et pourtant le mot nous fascine à cause des couleurs de voyelles emportées par le « r » ! et ainsi de suite.

La suite de mots, qui est faite de ces vocables usés à force d’être employés, peut s’avérer maladroite quand nous la relisons à tête reposée. Et vouloir ciseler à tout prix la trouvaille heureuse rappelle ce dangereux attrait des Parnassiens pour le beau vers final, souvent d’une grande réussite plastique mais dénué de profondeur.

Parfois, ce poème impossible effleure le dormeur dans l’instant qui précède le sommeil, ou plus encore il luit au moment du réveil, quand s’en estompe la « confusion morose » (Valéry). Il y a toujours au fond de nous ce sentiment du vide vaincu par la promesse de plénitude, l’annonce du plaisir esthétique et sa dissipation, mais dans un ordre qui n’est pas celui des passions, ni de la sexualité, ni des satisfactions sensorielles. Ce que nous nommons maladroitement inspiration est peut-être cet instant où le corps est comme transporté par une certitude bienheureuse qui force l’attention. L’assurance d’approcher l’illumination ontologique que promet tout à coup une formulation maîtrisée. Quelque chose déjà close sur sa propre évidence…   

Mais quand on relit les poèmes achevés, enfin, c’est mon expérience ! on est souvent déçu. J’explique ainsi le fait que nous reprenions sans fin les mêmes images, les mêmes chemins vers des lieux improbables, fixant toujours l’horizon qui s’éloigne.

Enfin, et ce n’est pas le moindre paradoxe, les poèmes les moins insatisfaisants sont parfois ceux qui ont été le plus largement donnés par la muse, comme dit Valéry, et donc le moins gâchés par un travail intense et laborieux !

 

 

- Dans votre poème "Scènes ordinaires", vous semblez définir le temps ordinaire, qui est le temps chrétien quotidien, comme celui de la nouvelle religion médiatique se nourrissant de faits divers. En creux, vous semblez indiquer que le poème appartient à un autre temps : extraordinaire ?

Un autre paradoxe de la poésie procède de cette rencontre apparemment contradictoire, en fait qui ne l’est pas, entre l’ordinaire et non pas l’extraordinaire, mais l’intemporel.   

Tout demeure de fait ordinaire : le poème provient d’une expérience du quotidien, avec ses relevés de réel, son robinet qui fuit, le bitume déchiré, la petite herbe qui tressaille, les gens qui passent dans la rue, les beaux visages anxieux ou attentifs, et ceux qui cèdent seulement à la fatigue…., tout cela appartient au vaste quotidien, au temps de l’ordinaire – le temps « ordinaire » de la liturgie !

Et ce temps de l’ordinaire est le temps de la circonstance  (ce qui se tient autour) : c’est à partir de la circonstance que nous essayons de remonter vers le centre, et passer de l’événement qui a déclenché le poème à ce que cet événement signifie. En ce sens, l’événement, le petit fait, l’objet déclencheur s’avèrent en dernier lieu un signe : tout nous fait signe, tout nous invite à remonter au centre depuis la périphérie. Et c’est en travaillant au poème, en tant qu’il s’efforce de résoudre formellement le dilemme, que nous pouvons accéder au sens caché, comprendre ce que la circonstance nous invite à déchiffrer pour nous-mêmes et pour les autres.

Si le mot extraordinaire peut être satisfaisant, c’est en ce qu’il insiste sur le fait que la moindre chose qui survient, le moindre accidit de la vie autour de nous est véritablement extraordinaire : tout est digne de susciter l’émerveillement. Et je crois davantage à l’émerveillement comme entrée en poésie plutôt qu’à la dérision, l’ironie ou la colère. L’émerveillement est l’acte par lequel nous admirons, et admirer consiste à reconnaître que quelque chose nous dépasse. Nous devons nous taire alors pour tenter de comprendre, d’abord avec le cœur, d’où le silence qui se fait nécessairement au fond de nous, succédant à l’émoi.

Mais le poème n’existe qu’en tant que forme. Le travail sur les mots implique la nécessaire adéquation des séquences (les unités qui composent les vers) à la transcription – la traduction – de ce qui est en train d’avoir lieu, ou qui s’est déroulé dans le passé, mais qui nous a marqués. Le poème est ainsi la traduction d’un signe qui nous est adressé. La poésie est une exégèse du réel.

A partir de la circonstance, de l’accidit, nous nous élevons avec le poème, ensemble de séquences destinées à fixer le transitoire. Dans son traitement d’un événement du temps ordinaire, le poème instaure une transcendance, qui touche à la fois au temps et à quelque chose qui dépasse le temps : hors du temps qui passe, il fait découvrir une réalité qui subsiste, une réalité qui donne au temps fugace sa signification à travers les êtres ou les objets. Ces moments, à travers les êtres, les ciels et les objets, correspondent à ce que j’ai appelé « petites gloires ordinaires ». Car chaque être, chaque animal ou chaque objet semble chercher à perdurer dans son être, à sauver son éternité, comme dit Follain.

Le poème n’appartient donc pas à un temps extraordinaire, car son assise est l’ordinaire – et dans ordinaire, je vois ordre, ordre des jours, ordre des mots, ordre des phrases. C’est à force d’être ordinaire, qu’il parvient à métamorphoser cet ordinaire en quelque chose qui demeure, qui est rendu visible, mais qui n’en est pas pour autant extraordinaire – au sens de Poe. Et qui n’est pas l’éternité, au sens théologique, mais une figuration terrestre, une sorte d’aperçu de cet état, mais dans la fragilité, le tremblement – et le poème alors n’est qu’un « instant d’éternité faillible ».

 

 

- Dans Eucharis se trouve le poème « Art poétique », dont vous donnez un prolongement dans Le Veilleur amoureux. Pouvez-vous nous parler de ce poème ? Comment l'avez-vous reçu ?

Je vais vous décevoir : je suis incapable de commenter ces deux poèmes. Tout ce que je puis dire, c’est qu’ils découlent d’une émotion devant un bois polychrome du Quattrocento.

En considérant le Christ sur un ânon, tel que le représentait le peintre, j’ai vu ce que pouvait être la hiérarchie des figures dans le tableau, et donc des significations dans l’ordre de l’exister.

D’abord, l’ânon, le petit de l’âne : un roi qui vient sur un âne pose un geste très fort dans le monde antique. Le roi monté sur un cheval entre dans une ville en conquérant, et donc avec une intention belliqueuse. Au contraire le roi monté sur un âne vient proposer la paix. A quoi répondent les palmes et les rameaux que l’on agite. Que peut être la fonction de ce serviteur quelconque qu’est le poète ? De participer à cette belle nouvelle de la paix, mais à sa manière. Et entendons bien qu’il s’agit de la paix absolue, dans un ordre ontologique, et non pas de paix mondaine, de paix précaire et relative – seulement historique.

Le poète ne saurait prétendre à l’état de prophète, à moins de vouloir passer pour un imposteur. En revanche, il y a toujours du prophétique dans la parole de poésie, ce qui n’est pas la même chose. Le poète n’est guère qu’un semeur de paroles, qui étale « à terre » ce sur quoi peut se répandre la promesse de la paix. Et ce passage si modeste, sur l’ânon, est pourtant une prodigieuse et déconcertante théophanie : car toujours le Dieu biblique se manifeste non par la violence, le grondement de l’orage, mais par cette incroyable douceur, signe de sa tendresse. La série de poèmes est une suite de manteaux sur la surface des choses, mais des manteaux vêtus de signes, pour rendre visible le passage de la Présence.

Voilà, c’est ainsi que, peu à peu, à la suite d’une série de méditations, les poèmes sont venus comme des réponses par la poésie à l’interrogation sur la fonction du poète : qu’est-ce que le poète, quelle est sa « mission », puisqu’il ne sert à rien et qu’il n’est pas plus utile à l’État qu’un joueur de quilles (Malherbe) - enfin quelle est sa place dans cette économie du réel, par rapport à la réalité la plus haute et la plus grande, qui se manifeste en retournant la hiérarchie des valeurs mondaines. Je n’en conclus pas à la nécessité d’un ton nécessairement irénique de tout poème, mais à ce que doit être la place de la poésie dans l’instauration de l’harmonie, si nécessaire au Bien commun. Et ce, par la musique seconde des poèmes. Du coup, le poète peut réfléchir aussi à sa manière de répondre à l’appel qui lui est fait.

En ce sens, la poésie, qui organise les séquences de mots sur la page, comme le peuple en liesse a assemblé les manteaux sur le sol, me semble alors avoir sa place dans ce qui est le concert,  dans l’ordre de l’être, et la célébration du monde. Ce qui permet au sens de traverser les contradictions de surface pour exprimer la vérité ultime.

 

 

- Lorsqu'on cherche à situer votre poésie, on vous place dans le sillage de grands aînés, tels Bonnefoy, Jaccottet, Oster. Dans cette génération, il y a aussi Réda. Dans votre génération, il y a Guy Goffette, André Velter, pour ne parler que des poètes dits « Gallimard ». Tous ces poètes sont issus d'une génération allant de 60 à 85 ans. Voyez-vous, vous qui avez des responsabilités au sein des prix majeurs de poésie en France, une relève dans la jeune génération ?

Vous me posez là une question délicate. Le Marché de la Poésie montre bien, à travers les écrivains présents, les éditeurs et le public, non seulement l’intérêt indéniable pour la poésie, mais aussi la présence de jeunes et moins jeunes écrivains. Et parmi les poètes présents il y a bien certainement de jeunes auteurs qui donneront à lire des livres essentiels quand ils auront achevé de conquérir leur voix.

La poésie, contrairement à l’idée habituellement reçue, n’est pas affaire d’extrême jeunesse ou plus encore d’adolescence, même si à ces moments de la vie on peut connaître à travers elle quelques unes des plus grandes émotions d’une vie d’homme. La poésie invite à une maîtrise de la langue dans la relation à une expérience mature de la vie, ce qui implique une croissance intérieure et corrélativement une meilleure maîtrise de la langue. Non pas pour en tirer plus de virtuosité, mais pour en exiger plus de justesse.

Je me souviens à ce propos d’avoir eu la responsabilité d’un atelier de poésie, dans les années soixante-dix, à destination d’enfants surdoués. Quelle ne fut pas ma surprise de voir qu’ils étaient certes capables de réussites époustouflantes en mathématiques – certains étaient capables de répondre à des questions du grand oral de l’X à 8 ou 10 ans, avec une extrême rapidité – on pouvait s’en rendre compte puisqu’on les chronométrait ! – ; en informatique, parce qu’on leur faisait construire leurs ordinateurs, et généralement dans tous les domaines qui faisaient intervenir une techné. En revanche, dans le domaine de la poésie, sitôt que l’on quittait l’expérience un peu facile des jeux sur les mots, pastiches ou cadavres exquis, on s’apercevait que ces enfants, incroyablement précoces, étaient quasiment infirmes dans leur aptitude à approcher consciemment ou inconsciemment, néanmoins à travers une compétence de langage, la moindre expérience du vivant, de leur moi, de la langue en tant qu’elle pouvait les convoquer et les révéler à eux-mêmes. Tout cela leur demeurait étranger.

J’en viens maintenant aux aînés, après les jeunes !

J’appartiens en effet à une génération qui doit beaucoup à un certain nombre d’aînés : Yves Bonnefoy, dont le questionnement sur l’être et la présence est fondamental ; Philippe Jaccottet, dans sa quête de la simplicité, mais aussi de la vérité de la parole poétique, en redécouvrant la réalité précaire et magnifique du territoire que nous foulons ; Pierre Oster, qui nous rappelle que la poésie est célébration de l’univers, et la nécessité d’une reprise de l’ouvrage jusqu’au moment de l’équilibre ; Jacques Réda enfin, qui, en pleine période hostile à la poésie, nous découvrait la possibilité d’un chant d’une extraordinaire liberté, sans jamais négliger l’expression de la fragilité de la vie humaine, comme j’ai dit ci-dessus.

Mais d’autres voix, d’autres œuvres, sont également présentes. Je me rends compte de tout ce que nous devons à Paul Claudel, Apollinaire et Reverdy – mais aussi à Cendrars. Et j’avoue mon attachement à la poésie de Schehadé !...

J’appartiens ainsi à cette génération qui a dû s’affirmer contre des théoriciens et chercher une nouvelle manière de dire la merveille de l’exister à partir du quotidien, en recourant à une  écriture plutôt ample, soucieuse d’accorder la forme du vers à un certain emploi de la prose. Peut-être y a-t-il ainsi une « écriture Gallimard » qui rapprocherait un certain nombre de poètes, comme ceux que vous citez, publiés par cette Maison d’éditions autour de Grosjean naguère, et de Jacques Réda.

 

- Dans votre dernier livre de poèmes, Ce que disent les vents, paru chez Gallimard fin 2011, il y a ce poème, « Voyage intérieur », qui commence ainsi : « La pièce qui me sert de bureau, peut être la cabine/d'un navire improbable sur les eaux de la plaine/pour affronter les rigueurs du poème et ses décisions :/il s'approche insuffisamment de la côte et nous escaladons/ensemble les enchantements du monde. Ses caprices ». Pouvez-vous nous parler des « rigueurs du poème » et de « ses décisions » ?

L’aventure spirituelle que nous vivons ressemble à un voyage, moins vers une destination côtière, ou un au-delà terrestre après la traversée des sables. Mais il y a pourtant de tout cela au fond de nous : l’océan, le désert – de même que la ville et la campagne verdoyante. J’emploie le mot « passion », qui nous renvoie au XVIIe siècle, mais y a-t-il encore des passions ? Y a-t-il encore de l’émotion chez l’homo festivus ? Quant au désert, on songe plus volontiers à la solitude des êtres, à l’inquiétude, à l’angoisse et surtout à ce relativisme généralisé qui semble être la marque ultime de notre époque.

L’aventure intérieure doit néanmoins s’accomplir dans de telles conditions peu propices à la poésie… Elle nous amène à vivre une autre sorte d’équipée, bien évidemment sans les risques que l’on court en voyage, mais avec cependant – mutatis mutandis – des découvertes insolites, parfois même des révélations qui nous surprennent, nous réjouissent ou nous atterrent. L’aventure poétique, par ses instants, nous fait mesurer ce qu’est vraiment la vie dans sa précarité, la nécessité de son dépassement, l’étrange lien qui la relie à la signification ou à l’absence de signification, pour tant de nos contemporains. Si notre texte débouche sur l’évidence (la mise en avant, sous les yeux) du sens, notre vie  doit chercher à découvrir sa signification, comme un texte à interpréter. Et nous rejoignons alors la fonction de la poésie.

De fait, c’est cela qu’elle s’efforce de recueillir, de déchiffrer et de déposer dans ses poèmes. Et dans cet acte elle agit dans le même temps qu’elle est agie.

D’où le double mouvement qui intervient dans l’écriture : Je est un autre, mais non pas dans le sens habituel que nous ne cessons de dire, en offrant à Rimbaud la paternité de cette élucidation – peut-être réductrice ? Qu’entendait-il par là ? Pour notre époque matérialiste, c’est le texte lui-même qui conduirait l’opération.

Rimbaud disposait néanmoins d’une culture religieuse trop solide pour n’avoir eu en tête que cette seule signification. Je est un autre fait bien évidemment allusion à la participation du poème, en tant qu’agent. Et le poème participe bien comme agent en tant qu’il est cause seconde de ce qu’il doit opérer pour exister en tant que poème (comme toute œuvre d’art, c’est-à-dire en unifiant et en dépassant tous les éléments qui interviennent dans sa mise en forme). Si bien qu’en effet, le poème impose un certain regard au poète au moment de l’acte d’écriture, au point qu’il semble doué d’autonomie et d’aptitude à la décision. De fait il semble exiger telle modification selon des raisons esthétiques et commander au poète d’assumer telle décision, tout simplement parce que le poète est lui-même instrumenté au moment où il écrit. Cette instrumentation semble s’incarner alors dans un double actif et efficace.

Mais pour Rimbaud, une telle formule rappelle aussi le passage de saint Paul dans lequel l’apôtre évoque cette présence active du Christ qui le conduit là où il ne serait pas allé. Peut-être pouvons-nous voir dans l’allusion à l’Autre, dans un ordre spirituel, la présence de quelqu’un qui viendrait guider le processus de l’écriture… le Christ – mais invisible, ou encore l’Ange. Ce qui donnerait un sens particulier à la notion de souffle – l’inspiration avant l’expiration, comme dit Claudel.

Mais si l’œuvre d’art est bien certainement exigeante, elle l’est néanmoins de manière seconde, et métaphoriquement, par rapport à la conscience organisatrice de l’artiste, qui soupèse et juge, parce que l’artiste éprouve alors selon l’intelligence artistique – non conceptuelle – ce qu’il a vécu dans l’ordre de l’émotion.

Il n’empêche, l’œuvre est toujours une « coopération » entre un esprit et la matière par le moyen d’une intention, et, si je puis paraphraser Balzac, une création métaphoriquement parlant, qui s’ajoute à la création.

C’est pourquoi le poème que vous citez précise aussitôt : « et nous escaladons/ensemble les enchantements du monde. Ses caprices. » « Nous escaladons ensemble » : le poète, en tant que marin de son aventure intérieure, s’élève et retombe avec son esquif. Je veux dire que cette « escalade », qui est un mouvement dynamique, fait comprendre de plus haut ce qu’il faut voir – le monde autour de soi et au fond de soi, avec cette part d’énigme difficile à résoudre, qui relève du « caprice ». Montée, élévation, à quoi succède le retombement…

 

 

- Dans la note finale de ce même livre, vous dites, à propos de ces poèmes : « J'ai connu alors cette ivresse enchantée, mais aussi malheureuse, ne sachant guère traduire et m'efforçant cependant de comprendre ce que les mots voulaient peut-être suggérer. Ce fut alors une obsession, comme un air de musique, guidant de sa lampe incertaine vers les portes secrètes, dans ces profondeurs spirituelles d'où tout procède ». Quels rapports existe-t-il entre ces « profondeurs spirituelles d'où tout procède », et la nécessité de traduire l'ombre, puisque le dernier poème se nomme ainsi « Sept traductions de l'ombre » ?

Si la vie spirituelle est reliée à l’ombre, à la traversée de la Nuit dans la quête de la lumière, il en est un peu de même dans la démarche poétique, lorsque le poème tâtonne sous la direction incertaine du poète vers sa mise en réel.

Car tout ce qui a lieu dans ce temps qui précède le poème, et qui est la lente transformation des matériaux en quête de la juste forme, des mots justes, de la musique nécessaire – nous fait mesurer notre maladresse et parfois notre inaptitude. Et pourtant, nous connaissons des moments de rencontre heureuse avec l’écriture.

De fait, il existe un certain état qui annonce la possibilité du poème. Nous éprouvons soudain une fébrilité liée à une nostalgie, mais aussi l’assurance d’une joie à venir, toutes sensations mêlées qui se traduisent par une sorte d’ébranlement de l’être. Cet état peut donner lieu à une ivresse – car l’écriture, je l’ai remarquée, suscite une ébriété semblable à celle que l’on connaît sur un bateau qui tangue. Bien entendu, il n’entre dans tout cela aucun moyen artificiel : l’invention seule et la vision qui s’ensuit arrachent le poète ou le romancier à la lucidité froide pour les plonger dans cette autre dimension. Comme si le fait de l’extrême acuité de l’imagination et de la mémoire rendait la terre mouvante sous les pieds du poème et sous nos pieds (je sais : on parle de syllabes !).

Nous devinons alors que nous nous sommes approchés de quelque chose qui passe par des formulations de mots parfois qui nous échappent, mais dans le même temps nous éprouvons l’incapacité des mots que nous utilisons, la pauvreté de nos moyens esthétiques, l’impossibilité d’écrire cette musique seconde qui est celle de la poésie. Si bien que l’ivresse heureuse qui semble nous délivrer son enchantement fait place à un état de déception où nous voyons la médiocrité du résultat, d’autant plus déplorable que nous entrons dans la phase de rature, de changement d’un mot pour un autre mot, et tous ces ajustements de séquences de vers à cause d’effets de nombre et d’accentuation.

En ce sens le travail poétique apparaît comme une traduction, le passage d’une langue obscure à la langue lumineuse, la langue éclairée, la langue qui permet de dire et de faire comprendre. Il n’y a pas d’idée qui préexiste au poème, rappelons-le, on se sent seulement appelé à quelque chose qui attend d’être amené ici, par la main qui travaille, qui trace les signes. Et cette mise en réel dans le poème est tellement impérieuse qu’elle apparaît comme une nécessité. On ne saurait se dérober à ce qu’on éprouve si violemment et que l’on désire si vivement rendre compréhensible et donc saisissable, même si une large partie de ce que l’on écrit échappe encore, comme je l’ai dit plus haut.

Pourtant, et j’achève par où j’ai commencé, quoi qu’on fasse, quelque discours qu’on tienne pour évoquer l’art du poème et toutes les conséquences esthétiques et sapientielles qui en découlent, la poésie – je reprends à dessein ce mot difficile – demeure une réalité indicible, et plus encore, avec toute l’ampleur de sens qui s’y manifeste, un mystère. Peut-être même, dans l’ordre de l’existence humaine, l’un des plus grands mystères.

 

© - Philippe Delaveau.

       Paris, Juillet 2014.




Rencontre avec Nohad Salameh

Comment définiriez-vous la quête poétique qui a jalonné votre vie ?
Il me paraît difficile, voire impossible,  d’ôter au Poème sa légitimité, laquelle se définit par l’authenticité. C’est à l’intérieur de cette sphère vitale que germe le texte. Hors de ce lieu de vie, toute écriture se réduit à un piétinement morne dans le règne du copié/collé et des métaphores gratuites. Quand on écrit, on s’écrit soi-même, devenant simultanément le moule et le contenu ; notre langage se développe alors au rythme d’une double pulsation : cérébrale et charnelle. Le poète habite ses mots et les irrigue en y incorporant la chaleur de son sang, toute la sève de son regard intérieur. En ce qui me concerne, je me suis efforcée, dès le départ, d’injecter dans l’encre l’essence de mon propre Moi, autrement dit de rester  le plus proche possible de ce que j’appellerai l’écriture du dedans.
Que vous a permis la parole poétique ?       
 Nous portons en nous-mêmes, à l’état embryonnaire, la marque en creux d’un appel.  Tout se passe comme si voie et voix se mêlaient pour dessiner le tracé du chemin à suivre. En somme, on naît poète ; on ne fait pas choix du poème, on le reçoit, héritier légitime habilité à donner forme et corps au dit, à étendre son royaume. La parole poétique, lorsqu’elle émerge  des profondeurs, nous autorise à bousculer les stéréotypes où s’emprisonne l’identité et à faire usage d’une grammaire renouvelée, en quelque sorte autonome.  
Si chaque individu reproduit, sur le plan biologique, des caractères acquis transmis de naissance en naissance, peut-être certains dons de l’esprit se communiquent-ils lorsque le terrain et les circonstances se révèlent favorables ? Le fait que mon père était lui-même poète ne m’a-t-il pas favorisé l’accès à  la parole poétique, fût-ce dans une  autre langue ? J’aime  cette idée d’un feu que l’on se partage entre fugitifs dans les forêts de la nuit.
Votre œuvre a été encouragée par Georges Schehadé. Quelle influence ce poète a-t-il eue sur vos poèmes ?
Dans les années soixante, le poète et dramaturge libanais Georges Schehadé occupait des fonctions au Service de Coopération culturelle et technique de l’ambassade de France, à Beyrouth. C’est dans son bureau  encombré de papiers et de livres qu’il me recevait de temps à autre afin de jeter un regard vigilant sur les poèmes que je lui soumettais et dont il évaluait les premières lueurs ; son œil  d’oiseau picorait les textes avec avidité avant de s’emparer d’un vers ou d’une métaphore heureuse, émettant parfois une suggestion de détail toujours élégante : « Vous êtes sur la bonne voie », me rassurait-il enfin. Aussi puis-je affirmer avec reconnaissance que Schehadé me  fut un guide éclairant et subtil, dont l’œuvre n’a pas cessé de rayonner malgré ses dimensions relativement modestes : un seul recueil augmenté d’un petit nombre d’inédits, d’année en année.
Quelque temps  après, lorsque je devins journaliste, mon lien avec l’épouse française du poète contribua  à sceller notre amitié : Brigitte dirigeait dans la zone ouest de la capitale libanaise un centre d’art d’avant-garde, lequel constitua bientôt une espèce de pont  entre Paris et Beyrouth. C’est en partie grâce à son esprit vif et inventif que le Liban connut alors une riche effervescence picturale.
Plus tard encore, lors d’un long séjour parisien, tandis que mon pays vivait les pires moments de la guerre civile, Brigitte me demanda de l’assister à sa galerie, rue des Tournelles, à Paris, me proposant le petit logement, proche du sien,  destiné aux amis…
Quand  il m’arrive de songer aux Schéhadé, une certaine tendresse s’empare de moi et ne me quitte pas de longtemps. S’y ajoute le bonheur d’avoir été, sans doute, l’unique journaliste libanaise à avoir obtenu pour mon journal Le Réveil une page d’entretien  avec le  très secret poète des transparences et de la métamorphose.
Vous êtes née et avez vécu au Liban puis à Paris. Vous interrogez la question du territoire dans votre œuvre. N’est-ce pas parce que la poésie a une dimension supérieurement politique que le monde-marketing l’ignore ?
N’est-il pas vrai que nous appartenons toujours à une géographie, à un lieu, à une Histoire ? Mais quel soleil, quel air respirons-nous lorsque nous sombrons, navire au fond du mot : est-ce l’oxygène de la terre d’origine ou celui du pays d’adoption ? Dans mon recueil Les Lieux visiteurs, le Nous de l’angoisse, face  à l’exil et à l’errance imposés par les mutations géographiques, se traduit par quelques interrogations majeures :
Où se situe le Lieu ?
Où commence et finit notre fuite vers le non-dicté
affiché aux portes de l’île ?
Où s’édifie la Résidence : sous la flèche de l’aube
qui déjà nous vit depuis des saisons
ou contre le mur lézardé lorsque le noir
se découpe en palmes bleues ? 
Cette préoccupation du territoire s’impose d’emblée à l’esprit de tout écrivain à double appartenance car elle s’investit de dimension identitaire. Toutefois, si nous partons du fait que toute poésie implique un engagement total, il convient d’y inclure l’acte d’assumer la part du politique -  à condition qu’elle concerne le destin foncièrement humain de chacun de nous.
En m’impliquant  directement dans le conflit libanais à travers la rédaction d’un journal de guerre, Les Enfants d’avril,  et mes chroniques parues à  Beyrouth dans le quotidien Le Réveil  lors des années d’occupation  syrienne, mon JE identitaire, fusionnant  avec le NOUS  collectif, demeurait fidèle à l’écriture du dedans :  le cri et l’écrit se rejoignaient pour devenir cri/écrit.  Au nom de l’inactuel, le poète résiste à la destruction du réel ; la poétique atténue les ravages du politique.
La poésie contemporaine se méfie du lyrisme. Certains affirment qu’il ne doit pas exister en poésie, d’autres qu’il faut user d’un « lyrisme aride ». Que traduit selon vous cette question du lyrisme ?        
Bien entendu,  nous condamnons  tout épanchement bavard né d’un débordement émotionnel gratuit, sans cohérence ni consistance, n’ayant aucune attache avec ce que les Andalous entendent par Canto Jondo, le chant profond.  Il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit de ce filet incantatoire fusant des entrailles du texte, que les poètes arabes nomment tarab  en raison de cette forme de volupté qu’il procure chez le lecteur. Car toute poésie dénuée de cet élément vital demeure désincarnée, vouée à la décrépitude et à une abstraction décourageante.   On comprend pourquoi en Orient la poésie, traditionnellement irriguée par cette luminosité du chant de l’origine, est parvenue à conserver  jusqu’à présent ses hauts  suffrages, tandis qu’en Occident, elle tend à  perdre son pouvoir de fascination.
Vous êtes une femme, orientale, et un poète (peut-être préféreriez-vous que l’on dise « une poète », « une poétesse » ?) Cette double condition a-t-elle été pour vous un combat ?
Je pense que le foisonnement de l’être ne saurait dépendre d’une syntaxe jouant sur les oppositions du féminin et du masculin. Pourquoi les articles le ou la modifieraient-ils un esprit vraiment créateur ? Par ailleurs, certains termes se révèlent usés, dépréciés, éventés, comme cette appellation poétesse dont le suffixe me semble receler, qu’on le veuille ou non, une nuance péjorative.
Quant à mon statut de femme orientale porteuse du don de poésie, il n’eut jamais rien d’écrasant: j’ai  grandi  et  évolué  dans  une métropole qui fut toujours la plaque tournante du Levant, le point de mire du monde arabe environnant. Beyrouth  est l’unique capitale orientale qui ait choisi  – sans tourner le dos à ses racines – de se nourrir du meilleur de la civilisation occidentale : l’impact et l’influence de la présence française au Liban jusqu’en 1945 furent considérables pour le développement d’une culture alternative. Personnellement, j’appartiens à la génération des écrivains femmes  qui a laissé loin derrière elle les temps d’obscurantisme où le Moi féminin de l’écriture ne pouvait émerger sans se heurter aux limites des interdits et des tabous sociaux.
Vous êtes la femme du poète Marc Alyn, et avez composé une œuvre  en  parallèle de la sienne propre. Cependant, est-ce tellement « en parallèle » ?   Vos œuvres et vos poèmes se marient-ils aussi ?
D’emblée, Marc Alyn s’est employé à sauvegarder la singularité de mes écrits en m’encourageant à préserver couleurs, parfums et rythmes de mon paysage natal et mental. Il est vrai que je porte constamment en moi l’Orient dans toute sa dimension mystique ; l’évoquer, c’est effectuer un retour à la mémoire de l’enfance sans pour autant créer une distance infranchissable avec mon quotidien d’écrivain français vivant à Paris.
Assurément, on ne vit pas avec un homme de haute culture littéraire, lecteur de fond, sans partager quelque peu sa curiosité intellectuelle. A son contact, j’ai élargi le champ de mon savoir sans perdre ma spontanéité. Conjuguer la rigueur et la présence n’est pas une entreprise de tout repos. L’essentiel consiste à habiter chaque texte de manière incontournable au lieu de n’y apparaître que de loin en loin, ainsi qu’un fantôme invisible. J’espère posséder ainsi en permanence la conscience du mot juste ou de la métaphore en péril.
Quant à nos œuvres respectives, elles demeurent fort  nettement différentes dans la forme, les thèmes, le mode d’approche des idées ; cependant, il nous arrive de nous rejoindre grâce à la similitude d’expériences partagées que je traite, pour ma part, dans l’optique de la vie quotidienne, tandis que Marc cherche plus volontiers le fil occulte reliant choses et gens selon une perspective métaphysique.
Que pensez-vous de la situation du Poème aujourd’hui en France ?
Le Poème souffre actuellement  d’une fondamentale difficulté d’être en raison des interdits qui le frappent : c’est un acte gratuit dans une société où la finance fait la loi.  Sa situation dépend étroitement de celle des éditeurs, de plus en plus menacés, et des libraires indépendants en voie d’extinction. Cet état de fait conduit à remettre en question la longévité du recueil de poèmes papier, à la fois concurrencé et peut-être  prochainement sauvé par l’édition électronique. Déjà,  grâce aux multiples sites, aussi bien en France qu’à travers le monde, nous assistons au sacre du visuel et à l’universalisation du mot écrit. Mais ce procédé de diffusion contribuera-t-il pour autant à l’extension du nombre des lecteurs du fait qu’ils bénéficient  à présent  de la gratuité et d’une facilité  d’accès à la poésie en train de se faire? Ma réponse sur ce plan se traduit par l’affirmative - et peu importe où niche la poésie, du moment qu’elle conserve sa faculté d’envol !  
Je cite ce poème que j’aime tant :
La douleur : notre fruit
plus écarlate que le sel.
Nous aimions comme on pleure en rêve
absents
et le cœur posé à côté de nous
sur la margelle.
Nous fûmes chute inopinée
peur merveilleuse
avec les pieds par-dessus tête :
flamme florale
saisie dans toute sa splendeur.
D’autres annonciations viendront
quand se rétrécira le monde
et que retentira l’ordre
de s’effacer ensemble
sans masques ni parures
échappant à nos chairs
tel un feu à l’envers.
Quelles annonciations prévoyez-vous puisque ce vers donne son titre à votre dernier livre paru au Castor astral ?   
Ceux qui ont eu l’occasion de lire mon florilège, D’autres annonciations, notamment le prologue, savent que le titre ne s’investit d’aucune signification d’ordre religieux bien que mon prénom soit celui d’une des rares prophétesses citées dans la Bible, Noadia… Certains prêtent à la poésie des origines magiques, ce qui expliquerait l’irrévélé  de certains textes.
Au seuil de ce choix de poèmes allant de 1980 à 2012 - c’est-à-dire, tout au long des mutations de mon Moi littéraire et conceptuel  -  j’ai  déployé  ce titre-espace  susceptible  d’accueillir mes métamorphoses intérieures tout en demeurant ouvert à des évolutions ultérieures. Le lecteur attentif notera le mouvement de balancier de ma courbe lyrique orientée vers un espace (Beyrouth), un temps (la guerre civile), puis dans la période d’après 1980, vers  le retour au lieu natal (Baalbek) : le Poème tapi en moi se régénère avec suffisamment de force pour rompre le cordon ombilical  et progresser, libre, dans une nouvelle vie.
Merci Nohad Salameh.




PASCAL BOULANGER

 

Vous publiez votre premier livre de poésie, Septembre, déjà, en 1991. Vous avez 34 ans, et de multiples publications en revues. Qu’est-ce qui vous a mené à la poésie ? Quels étaient les enjeux de ce premier recueil ?

Rien dans mon éducation familiale et scolaire ne m’a encouragé à lire et à écrire. La pauvreté spirituelle de mes origines a bien été ma chance. Après les métiers pénibles, l’errance de ceux qui n’ont même pas leur baccalauréat en poche, je deviens, en 1980, bibliothécaire à Bezons, ville de la banlieue parisienne que Louis-Ferdinand Céline, dans sa préface au livre d’Albert Serouille : Bezons à travers les âges (Denoël, 1944) a évoquée ainsi : (...) La banlieue souffre et pas qu’un peu, expie sans foi le crime de rien (…) Chanter Bezons, voici l’épreuve ! Voici le génie généreux. Attraper le plus rebutant, le plus méprisé, le plus rêche et nous le rendre aimable, attachant, grandiose (…).

Autrement dit, j’ai grandi là, à l’ombre du docteur Destouches, le médecin des pauvres ! Et j’ai lu sans orientations précises, sans apparente logique, d’abord des essais historiques et politiques (je suis, de 16 à 20 ans, un militant communiste soucieux d’un changement de société) puis des grands romans. J’ai lu avec le désir tenace d’échapper aux pesanteurs familiales et sociales, de dépasser les limites du banal. Dans une totale solitude, je lis, je m’informe, j’opère des choix, j’intègre, je m’attache à quelques singularités et je rejette. Je construis ma propre bibliothèque, crayon en main. J’ai tout à faire, tout à comprendre et à saisir. Des questions naissent, des affinités s’affirment. Je romps avec la vision progressiste de l’histoire, je n’oublie ni Marx ni Antonio Gramsci mais je m’intéresse à la Bible, aux théologiens, aux romanciers et aux poètes chrétiens et c’est en 1978 que je me convertis, secrètement et par athéisme social (mais j’y reviendrai si vous le voulez bien), au catholicisme. A cette époque pour moi (mais ça n’a pas changé) l’urgence est d’échapper au dressage social. Car je saisis que là où la littérature et l’art sont dérisoires, la société est une communauté d’amis du crime, les hommes y vivent en enfer et y meurent ensemble. Je sais déjà, pour la traverser, ce qu’il en est de la servitude volontaire, de ses aménagements et de la résistance qu’il faut tenter de lui opposer. Résister « aux passions tristes » ne peut s’affirmer que dans le retrait. N’est-ce-pas la radicalité même de ce retrait qui a toujours fait, pour moi, actualité dans les œuvres lues ?

Je puise donc dans la bibliothèque et m’intéresse, dans les années 80, à la poésie. Je passe vite, après ma lecture déterminante de Baudelaire, de Rimbaud et de Lautréamont aux livres des surréalistes qui ne m’ont jamais séduit (sauf Nadja d’André Breton). Je suis alors sensible aux poètes qui refusent les dérives platoniciennes et idéalistes. Je ne me lasse pas de lire et de relire Aragon, Pierre Jean Jouve, Pierre Reverdy, Paul Claudel et Jean Follain. Mais c’est ma lecture des premiers recueils poétiques de Marcelin Pleynet (que j’ai toujours lu en relisant, dans le même temps, Rimbaud) qui me motivera pour, moi aussi, entrer dans ma propre voix dissonante et dans un silence capable de donner naissance à des formes.

Septembre, déjà s’inscrit dans ce contexte. Ce premier recueil adopte une forme métissée (j’ai, du reste, toujours souhaité mêler dans un même recueil, poèmes versifiés et poèmes en prose). Pourquoi ce titre Septembre, déjà ? Cela sautait pourtant aux yeux : L’automne, déjà ! – Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, - loin des gens qui meurent sur les saisons.

Ce recueil, comme tous les livres édités, a une histoire. J’avais, avant sa parution, publié quelques articles dans des revues (notamment dans la revue Poésie 1 que dirigeaient Jean Breton et Jean Orizet). J’appréciais beaucoup Jean Breton et Guy Chambelland, ces deux poètes étaient d’une disponibilité qui paraît incroyable aujourd’hui, chaleureux et toujours ouverts au dialogue. Mais leurs éditions respectives (Saint Germain des près et Le Pont de l’épée) pratiquaient le compte d’auteur. J’ai préféré attendre 3 ou 4 ans avant d’en proposer la lecture à Jacques Gaucheron qui s’occupait de l’élégante collection « Europe/poésie » aux éditions Messidor et qui a bien voulu éditer ces poèmes.

J’ouvre une parenthèse… J’ai eu la chance, dès cette première publication, de pouvoir faire lire mes manuscrits à quelques attentifs aînés : ce furent Jean Breton, Guy Chambelland, l’oublié André Marissel (qui dirigeait la revue Les Cahiers de l’archipel), puis Pierre Oster et Marcelin Pleynet (deux grands poètes si différents, nés tous les deux en 1933 et qui, j’en suis persuadé ne se lisent pas mais lisent, sans le savoir et dans le même temps, les premières versions de mes textes).

Ces premiers poèmes enfin témoignent. Et témoignent de mes lectures sans aucun doute (la prosodie de Jean Follain est très présente, le vers plus lyrique et tendu de Jouve également). Et de mes origines culturelles auxquelles je rends hommage (les poèmes en prose titrés 1936, Génération, Les exilés, Le voleur de bicyclette ou encore Le sang du siècle évoquent des figures familiales, mes grands et arrières grands parents notamment, d’abord ouvriers agricoles d’Auvergne et pêcheurs de Bretagne puis ouvriers dans l’industrie, exilés en banlieue parisienne, à partir des années 1920/1930). D’autres séquences sont plus personnelles même si, déjà à cette époque, je refusais la poésie subjective. J’ajoute que contrairement aux professionnels de l’ineffable, je pense, comme Aragon, que toute poésie est de circonstance.

 

 

Justement, ce premier livre contient des poèmes intimes, de vos origines. Dans quel contexte familial avez-vous grandi ?

Je suis né en 1957, un an donc avant le retour du Général de Gaulle et onze ans avant les événements de Mai 68, qui marqueront un bouleversement libéral/libertaire dont nous mesurons, aujourd’hui, les multiples dégâts. Mes parents, socialement modestes (mon père a été ouvrier avant de devenir dessinateur industriel, ma mère est une femme au foyer), vivent en banlieue parisienne. Je grandis à Sartrouville, avec d’un côté la rue et les terrains vagues (à cette époque on n’emprisonnait pas encore les enfants dans les musées, les bibliothèques, on ne les gavait pas de loisirs et de propagande materno-sociale) et de l’autre côté, l’école.

Comment ai-je vécu cette école obligatoire et laïque ? Comme un trauma. Etait-ce parce que je suis un gaucher contrarié ? Probable. Je garde le souvenir, en effet, d’épuisantes séances de rééducation (je devais avoir trois ou quatre ans) : main gauche attachée, je devais accueillir, avec la main droite, la petite balle qu’on roulait sur le sol. L’exercice, me semble-t-il, se prolongeait des heures. L’apprentissage (à l’orthographe, au calcul) a été une difficile épreuve et j’ai réagi violemment à l’enfermement scolaire.

Mes études au collège puis au lycée n’ont guère été plus brillantes. En classe de Terminale, je sèche les cours (sauf ceux donnés par mon professeur de Lettres – sartrien – qui me  fait découvrir quelques romanciers, parmi lesquels Balzac, Baudelaire, Boris Vian, Camus, Sartre… (Le roman L’étranger que je considère toujours comme un très grand livre, me bouleversera, je m’identifie alors à Meursault, personnage hors-sol, étranger à son époque et au monde). Puis, je déserte vite le lycée et milite aux jeunesses communistes et au P.C.F avant d’être exclu de ce parti pour activités fractionnelles.

Mes parents étaient trop désunis pour former une famille, si bien qu’à dix sept ans, je suis indépendant. Je vis à Paris, dans une chambre de bonne, et gagne ma vie en acceptant tous les boulots que l’on me propose. Si j’ai grandi sans aucun livre dans la maison familiale, je lis, à cette époque, un livre par jour (ou par nuit). Je prends tout, découvre les romanciers russes, américains, français, les poètes de la modernité (Baudelaire, Rimbaud et Apollinaire accompagnent mes déambulations dans les rues parisiennes). Les avant-gardes littéraires me fascinent, je plonge dans la lecture de Tel Quel et de L’internationale situationniste…

De mon enfance, je garde de nombreux souvenirs auxquels je reste attaché. J’avais beaucoup d’admiration pour un oncle et pour un grand-père, ouvrier communiste, qui incarnait cette culture populaire que je n’ai jamais reniée. Je sais l’ambivalence de cette notion, mais pour moi, elle évoque les loisirs simples comme la cueillette des champignons, la chasse, la pêche, les chansons (celles de Trenet, de Brassens, de Brel, de Ferrat que nous écoutions les dimanches matin), les films (avec Chaplin, Arletty, Gabin, Delon) mais aussi la solidarité syndicale, le savoir-faire, la dignité… et une série de détails (odeurs, gestes) gravés dans ma mémoire (ah cette gamelle que ma grand-mère préparait à l’aube pour son mari, cette Simca 1000 briquée de la jante au pare-choc chaque dimanche après-midi) … C’était avant l’industrie touristique, avant que l’identité ouvrière ne soit remplacée par le devenir petit-bourgeois du consumérisme.

J’ajoute que, sans que nous soyons pauvres, les fins de mois à la maison étaient parfois difficiles… Ma mère nourrissait ma sœur, mon frère et moi de pain perdu, de crêpes, à notre grande joie d’ailleurs. Et ce qui m’a frappé à l’époque, dans ma sensibilité d’enfant, c’est le courage des mères, de ces mères et grands-mères au foyer (comme on disait), assurant toutes les tâches ingrates… Le poème La manne dans mon recueil Septembre, déjà est un hommage à ces femmes dignes et courageuses, toujours étrangères aux plaintes.

 

 

Vous faites mention de votre engagement dans les jeunesses communistes. Vous faites aussi mention de votre conversion, quelques années plus tard. Le christianisme est présent dans votre premier livre, de manière discrète. Comment avez-vous concilié ces idéaux politiques et religieux ?

Durant ces années là, disons entre mes 16 ans et mes 22 ans, tout va très vite, tout se désaccorde, tout se contredit. Je suis très seul et très malheureux et je suis aussi empêtré dans des problèmes sociaux (travail, logement). Je me détache, après lecture des principaux théoriciens matérialistes et marxistes, de l’idéologie communiste. Inscrit à l’Université de Paris VIII Vincennes, j’assiste au cours des hégéliens progressistes Jacques Julliard, Jean Elleinstein, Madeleine Rebérioux (une femme d’une honnêteté intellectuelle exceptionnelle), de Nico Poulantzas (il se suicidera en 1979, date qui marquera la fin de la pensée critique, celle qui s’était imposée à travers le marxisme, le structuralisme) et de Henri Weber, bras droit de Krivine, qui était devenu un ami. Tous ces intellectuels m’apportent beaucoup mais voilà, je découvre, parmi d’autres, Bernanos (son Journal d’un curé de campagne est mon livre de chevet), Claudel et ses Cinq grandes odes, Léon Bloy, André Suarès, François Mauriac, les œuvres de Dostoïevski, Les Ecrits corsaires de Pasolini et son film l’Evangile selon saint Matthieu.

Je lis le Nouveau testament (je lirai l’Ancien plus tardivement). Je comprends alors, sans pouvoir le formuler, qu’en niant la profondeur du mal et le monde déchu révélé par le Dieu biblique, la pensée moderne s’est livrée, dès la Révolution Française, à une véritable guerre de religions, d’où souvent son antisémitisme et son anticléricalisme radical. Autrement dit, je saisis que plus l’aspiration au progrès est forte, plus les meurtres de masse s’imposent.

A une physique de la finitude, il faut opposer une métaphysique de la sensation, je la découvre, d’abord en Israël durant un assez long séjour puis à Rome à travers l’art baroque. Ma conversion au catholicisme s’appuie donc sur un récit, que je crois vrai, et dont les représentations (littéraires, artistiques) me procurent une autre gravitation – lumineuse, joyeuse – celle qui convoque, ici et maintenant, l’enfer de ce qui se dévoile et aussi le paradis qui oppose l’amour au nihilisme.

Je ne choisis donc pas de concilier mes idéaux politiques avec ceux du christianisme (la rupture entre eux est philosophiquement et esthétiquement radicale) mais je tente de me confronter (et de m’y confronter poétiquement, dès la rédaction de mon recueil Septembre, déjà) à l’affirmation de Rimbaud : Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes. Et d’y répondre sans emphase, sans mollesse saint sulpicienne.

 

 

Dans votre période communiste, écriviez-vous des poèmes ou la poésie est-elle entrée en vous avec votre conversion ?

N’oubliez pas qu’à cette période, j’ai pris beaucoup de retard dans mes lectures. J’ai perdu un temps fou – sans regret d’ailleurs – à me plonger dans Marx, Lénine, Trotsky, Gramsci (que je continue de lire), Rosa Luxembourg, Lukacs… Je connais toute l’histoire du mouvement ouvrier européen, je suis imbattable sur les internationales socialistes. Henri Weber, aujourd’hui sénateur fabusien, enseigne à l’époque à Paris VIII Vincennes. Nous devenons amis. Il pille tous les travaux du drôle d’étudiant que j’étais et me dédicace, en 1978, son étude : Changer le PC ? Débats sur le gallocommunisme, publiée aux éditions PUF : A Pascal Boulanger, eurocommuniste de choc, en souvenir de nos débats, et dans l’espoir que du dedans et du dehors, on finira tout de même à changer le PC… Amicalement Henri Weber. Changer le parti communiste ? Changer la vie ? Tout ce qui ressemble à de l’espoir ne constitue-t-il pas le signe que le présent et l’exercice de la vie ne vont pas de soi ? Je ne resterai pas longtemps ami des ligues, ne laissant mon devenir qu’entre les mains du Verbe. Le monde n’est-il pas une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ? (Shakespeare).

Je ne resterai longtemps qu’un lecteur, noircissant des cahiers (une façon de réécrire le livre que j’ai sous les yeux) assimilant ou rejetant fébrilement les textes lus. Que je lise des romans, des essais ou des poèmes, j’ai toujours eu une sorte de rapport névrotique avec le livre, ne cherchant ni le sens ni le son objectivement donnés, mais le transformant, le récupérant, l’inventant subjectivement. La lecture comme exercice (ou combat) spirituel en quelque sorte. Si bien que je n’oserai écrire que tardivement, riche déjà d’une traversée (politique, spirituelle, amoureuse – et dans l’ordre que vous voulez). Et mes premiers poèmes ne seront écrits qu’en tremblant, car enfin nos maîtres, quels qu’ils soient (et pour moi ce furent Baudelaire, Rimbaud, Reverdy, Follain…) nous impressionnent tant qu’un sentiment de honte et d’impuissance nous habite devant nos brouillons.   

 

 

Je crois percevoir des allusions à l'arrivée socialiste en France, celle de Mitterrand, dans vos poèmes "Printemps 81", "Génération" et les images polysémiques de la rose, dans votre premier livre Septembre, déjà.  Est-ce une clef de lecture consciente ?

Je commence à écrire des poèmes en 1985/86 et certains seront inclus dans ce premier recueil. A ces dates, j’ai définitivement rompu avec l’idéologie socialo-communiste ! J’ai voté François Mitterrand en 1981 mais je considère ce geste comme une faute. Car je revisite, au même moment, toute l’histoire de la France contemporaine. Le gaullisme (et notamment le gaullisme social qui sera incarné par Philippe Séguin) obtient mon adhésion. Je suis, depuis lors, sans doute un des rares poètes français à ne pas voter à gauche.

Aussi, ne cherchez aucune allusion à l’arrivée des socialistes au pouvoir (mais Mitterrand était-il socialiste ?) dans Septembre, déjà. J’ai toujours écrit de la poésie intégrant le politique (et l’historial) mais jamais de la poésie politique et militante. Le poème que vous évoquez : Printemps 81 doit être lu littéralement. Il s’agit bien d’une histoire d’amour qui finit mal entre une jeune femme et moi, le séducteur Mitterrand n’en est pas responsable. Quant au poème Génération et ceux qui suivent, ils ne conservent des événements que l’éthique qui les a sauvée de l’ignominie. Je ne dessine, dans ces textes, que d’humbles figures héroïques : celle du chômeur et de son fils qui m’avait tant impressionné dans le film Le Voleur de bicyclette, celle du prêtre espagnol refusant de bénir les fascistes durant la guerre d’Espagne. La rose enfin – je vous le confirme – est débarrassée de ses épines mittérandiennes.

 

 

Avec le recul, comment percevez-vous ce premier livre, Septembre, déjà ?

Il y a dans ces poèmes un humanisme qui n’est pas encore passé au tamis de la critique, un sens trop univoque et une simplicité de ton et de sonorité qui n’intègre pas toutes les données du réel. J’ai pourtant le sentiment d’avoir maîtrisé le vers libre, grâce notamment à ma lecture de Jean Follain, de Pierre Reverdy et d’échapper à la fois au formalisme (qui s’impose ces années là) et à la poésie subjective qui s’incarne dans les divers manifestes de la poésie pour vivre. Je tente de mêler l’éthique à l’esthétique, l’autobiographie à la poésie, le vécu à la rigueur formelle.

Ma lecture des futuristes russes (Maïakosvki, Khlebnikov) et ma découverte des objectivistes américains (William Carlos Williams, George Oppen…) ainsi que les amples mouvements prosodiques de Cendrars, de Claudel mais aussi de Pleynet (dans Stanze) et de Sollers (Paradis est un livre que je ne cesse de lire et d’écouter et qui me marque profondément) vont bientôt m’ouvrir un monde dans lequel je trouverai un point d’appui pour faire résonner ma propre voix avec celle de l’histoire monumentale.

 

 

Vous dites écrire de la poésie intégrant le politique et l'historial. On trouve, dans votre premier livre, une figure de style qui sera développée dans les autres livres de poésie publiés plus tard, comme Tacite ou Au commencement des douleurs. Cette figure de style, qui est votre voix, procède de l'accumulation. Accumulation d'assonances. Elle relève, selon moi, et je me situe dans la lecture qu'a donné Matthieu Baumier de Le lierre la foudre, du "prolongement en nous et autour de nous du réel de l'Enfer". Depuis Septembre, déjà, qu'avez-vous creusé, qu'avez-vous approfondi, de poème en poème, sur ce terrain ?

Vous avez sans doute raison de parler d’une figure de style procédant par accumulation, même si je préfère utiliser le terme d’intégration. Je tente, en effet, dès l’écriture de Martingale, mon deuxième livre, de mettre en place un dispositif d’intégration maximale. Cette notion, je l’emprunte à un essai de Guy Scarpetta : L’impureté publié chez Grasset en 1985 et qui émet l’hypothèse qu’il existe une autre voie littéraire et artistique que celle des avant-gardes exténuées ou celle d’un retour aux formes anciennes. Cette voie fondamentalement impure croise les registres d’écriture et mélange les genres. Le livre modèle pour moi, c’est Carrousels que Jacques Henric publie en 1980 dans la collection Tel Quel. Trente trois ans plus tard, conscient de ma dette à son égard, je publierai un livre d’entretien avec lui : Faire la vie (Editions de Corlevour). Comme quoi, et contrairement à une certaine légende, j’ai de la suite dans les idées !

Carrousels rappelons le, est le contraire d’un roman à thèse. Carnets de voyage, poèmes, journal : tous les récits s’intègrent et s’emboîtent en mêlant aux effondrements du siècle une débâcle intime. Il y a là un savoir fondamental, celui du corps, dont le témoignage est toujours sûr et qui prouve, une fois encore, que la littérature n’appartient pas à l’université mais à la démesure d’une parole qui cherche et trouve sa résonance. Martingale s’approche, bien maladroitement, de cette perspective. Car, durant sa rédaction, je me pose ces questions : la poésie est-elle capable d’intégrer une critique d’ordre social sans jouer pour autant le primat des effets de représentation sur la tenue de l’écriture ? Est-elle capable de condenser des informations sur le monde à l’intérieur même d’une dynamique de langue ? Je sais que dans ce débat pèsent la tradition réductrice de l’engagement et du Grand réalisme (Lukàcs), mais est-ce une raison suffisante pour céder à la pure et artificielle abstraction, pour camoufler le réel ?

Martingale inaugure ce constant dialogue avec le réel. Tous les livres qui suivront dévoileront eux aussi le roman collectif, autrement dit la grande fosse remplie de morts. Je n’ai cessé de traverser ce cauchemar qu’est l’Histoire, sans m’y arrêter, sans complaisance ni fascination et sachant que l’abolition de la violence est une vue de l’esprit. J’ai en tête, dès que je commence à écrire et à publier, cette phrase de Joyce dans Ulysse : L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller. Dans Martingale, j’avais inscrit ceci de Nietzsche : car si le mal est profond, plus profonde encore est la joie. La joie, en effet, est une approbation de l’existence (et mon existence quand je publie Martingale puis Tacite est particulièrement radieuse – ma compagne, la naissance de mes deux filles – tout me réjouit et me rend à la fois inquiet et heureux). Mais cette joie est paradoxale car elle se confronte au tragique. Ainsi mes poèmes partent d’une connaissance du pire sans pour autant refuser, au contraire, le chant de l’affirmation. Ils passent, dans Martingale, par le corps assassiné de Pasolini et par l’amen illimité du cantique de Guillén, par le rapport clinique et le chant de l’approbation.

Une anecdote concernant la publication de Martingale… J’avais envoyé le manuscrit à quatre éditeurs : à Louis Dubost des éditions le dé bleu, à Jacques Darras pour In’hui, à Dominique Grandmont qui dirigeait la collection « Lumière ouverte » chez Messidor et à Yves di Manno pour la collection « Poésie » chez Flammarion. J’ai reçu, et ce fut bien la première et sans doute la dernière fois, quatre réponses positives ! J’ai choisi Flammarion et l’argumentaire d’Yves di Manno ne pouvait que me flatter : (…) Nous sommes à cent lieues, avec ce recueil, d’une « engagée », se contentant d’énoncer quelques vérités cruelles (fussent-elles fondées) sur les travers de l’époque. Bien au contraire, par sa retenue formelle, par son exigence éthique (la dernière séquence est une sorte de médiation sur l’œuvre philosophique de Clément Rosset) Martingale ouvre dans le discours poétique français une brèche où, jusqu’ici, seuls quelques rares poètes étrangers avaient réussi à s’engager : on songe notamment à la rigueur de forme et de pensée de George Oppen, l’objectiviste américain (…)

 

 

A quoi faites-vous allusion quand vous dites : "Comme quoi, et contrairement à une certaine légende, j’ai de la suite dans les idées !" ?

Il s'agit d'échapper à toutes les représentations. Ce fut et ça demeure une ligne de conduite essentielle dans ma démarche de poète et de critique, comme d’ailleurs dans ma vie personnelle. Echapper à la représentation que l'on se fait de vous n'est pas trahir l'émotion qui met en mouvement la parole poétique. Certains (éditeurs, critiques, « amis » du milieu) ont voulu m'enfermer dans une esthétique ou une idéologie. Ils ignoraient que, enfant déjà, dans un espace fermé, je louchais systématiquement vers la sortie ! J'ai souvent pris la porte, de gré ou de force. Le dégagement a toujours été ma ligne de conduite. Aussi, certains m'ont identifié comme l'auteur d'un livre unique, qu'il aurait fallu répéter. Ou bien comme le poète d'une revue, d'un réseau (de nombreux malentendus ont surgi avec la publication de mon anthologie sur "Action poétique"). Ma fidélité n'a jamais été vécu comme une soumission et j'ai horreur de ce qui fait nombre et masse, consensus et servitude. Jacques Henric ne pouvait pas me faire de meilleur compliment en écrivant, en postface à mes chroniques rassemblées dans Fusées et paperoles : Il fallait, pour mener au mieux une telle tâche, un homme libre d'attaches idéologiques et institutionnelles, ouvert à des expériences d'écriture parfois à l'opposé des siennes (...) doué d'une mémoire historique, résistant aux oukases, aux dogmes, aux divers terrorismes et aux lancinants chants des sirènes nihilistes de son temps. Pascal Boulanger est cet écrivain et cet homme-là.

 

Après Septembre, déjà, vous publiez Martingale. Quel chemin vous mène de l'un à l'autre ? Et pourquoi ce titre ?

Le chemin reste le même : une danse sur les ruines et les plaies ! L’histoire, en effet, continue et tous les métiers du monde sont pénibles. Autrement dit, j’essaie de faire entendre les déchirures des consciences contemporaines, livrées à la surveillance et au jugement permanent. J’essaie de trouver une dialectique d’intégration et de mise en résonnance des données objectives, des faits historiques. En même temps, et comme l’a souligné Claude Adelen dans son très bel article publié dans la revue Action poétique (numéro 141, hiver 1995/96) je reste à égale distance des lyrismes et des objectivismes, des nostalgies de boire et de la sècheresse minimaliste. Aperçus d’holocaustes, hantises de la guerre… Martingale (comme Tacite plus tard) mêle la langue du témoignage à la langue de tous. Je maintiens une respiration d’enfance (d’enfance retrouvée à volonté) au milieu de l’irrespirable quotidienneté de la réalité. Pourquoi ce titre ? Initialement, j’avais choisi Histoires, titre trop général, explicite. Une martingale a une multiplicité de sens, c’est une courroie qui empêche le cheval de donner de la tête (et évite l’emphase), une sorte de demi ceinture placée dans le dos de certains vêtements (une virgule si l’on veut) et surtout un système de jeu qui assure un bénéfice : la poésie en somme ! Et puis, n’entend on pas, dans Martingale, le mot gale et ses démangeaisons contagieuses qui infestent les sillons de l’histoire ?

 

 

La 5ème partie de ce livre en 6 parties intègre dans le poème la langue scientifique et économique et ses conséquences épouvantables, liberticides. Nous sommes comme dans un livre de science-fiction, par le ton et l'idée qu'on a de la science-fiction. Pourtant, cette partie, époustouflante, semble être la réalité d'aujourd'hui  et quelle est l'influence des objectivistes américains dans ce livre ?

Je m’entends très bien avec ceux qui ont une vision paranoïaque de l’histoire et n’oubliez pas le dicton : la réalité dépasse la fiction. La séquence que vous évoquez a été construite à partir de rapports précis et officiels (notamment américains) sur l’asservissement de nos sociétés aux nouvelles techniques de surveillance et de répression. La surveillance électronique, le contrôle des déplacements, le stockage des informations, les simulations virtuelles, les données transmises aux ordinateurs… je n’invente rien, je me contente d’évoquer. Nous sommes au début des années 90, et reconnaissons que depuis, la terreur et ses aménagements n’ont cessé de progresser. Les nouvelles agitations criminelles et le lien de plus en plus étroit entre les mafias et les Etats dits démocratiques se sont multipliés. Je suis, du reste, très attentif aux livres que publient Maurice le Dantec et Volodine qui lui édite ses premiers récits et notamment Biographie comparée de Jorian Murgrave, un chef d’œuvre, dans la collection « Présence du futur » chez Denoël. Ces territoires des bas-côtés, ce n’est hélas pas la poésie qui les intègre. Et pourtant, quand j’écris Martingale, mon objectif est bien d’intégrer, dans des registres concrets, les ambivalences et les violences de l’histoire en train de s’écrire, ici et maintenant, sous nos yeux. Ma présence à l’écriture ne consiste pas à m’évader du réel. Il ne s’agit donc pas de s’incliner devant les faits mais de les regarder en face jusqu’à ce qu’ils laissent apparaître le monstrueux.

Quant aux objectivistes américains, ils participent à une poétique de l’événement qui fuit toute complaisance subjective. Ils sont dans le « réel existant » (Kierkegaard), mais pour ne pas sombrer dans le réalisme (et encore moins dans le réalisme socialiste) il faut souligner que le modèle n’est pas la chose. Il y a toujours apparition / disparition du réel dans la représentation qu’on s’en fait. C’est l’idée de montage qui alors m’interpelle chez les objectivistes. Car si la            poésie objectiviste relève du constat, le chant entend bien ne pas s’enfermer dans ce constat.  Il faut occuper tout le terrain, celui de l’histoire (de l’HYStoire comme l’écrit Sollers) et celui de l’intime. La traversée du pire ne s’oppose pas à l’affirmation du Royaume. Un Royaume qui emprunte au sermon sur la montagne son dégagement et son retrait. Le témoignage, autrement dit l’apocalypse, par pléonasme, révèle. Et elle révèle aujourd’hui la déculturation de masse, les dépressions et les convulsions. Poète du réel, je ne me satisfais pas des berceuses, je voyage dans les coulisses de notre théâtre. Les poèmes de Martingale s’inscrivent dans la chute des décors.

 

 

Pouvez-vous nous dire le rôle de Clément Rosset dans le final de votre livre ?

Une vie et une poésie ambitieuses veulent voir derrière les décors et les murs, là où se cachent le grotesque et aussi l’inattendu et le merveilleux. Je n’adhère pas au ressentiment aveugle, au grand cimetière de ceux, qui, ignorant leur langage, servent les idoles. Le réel tragique n’enseigne pas la résignation et l’acquiescement ne peut surgir qu’en dehors de l’oppidum, dans un hors-temps, dans l’instant qui échappe à l’histoire. Quand je rencontre Clément Rosset, en 1993, pour un entretien qui paraitra dans le journal de la bibliothèque municipale qui m’emploie, j’ai lu tous ses livres inclassables et je sais déjà que pour lui, le seul problème philosophique c’est le réel. Est-il athée ? C’est fort probable et ça tombe bien, moi aussi, comme chrétien, je suis un athée social, autrement dit, je ne crois ni au travail ni au capital ni à la propagande de l’égalité et de la fraternité (Sollers aura une brillante formule pour déjouer l’humanisme claironné : Droits de l’homme en surface / virement bancaire sous la table).

Clément Rosset, à l’époque, est très isolé. L’université (entre les mains des structuralistes, des hégéliens, des marxistes ou encore des heideggériens) l’a déporté à Nice. Et la dernière séquence de Martingale lui est, en effet, dédiée. Et notamment pour rendre hommage à cette incise qu’il signe :  Tout reste pensé, tout cesse de peser . Clément Rosset, c’est le philosophe du tragique et de l’allégresse, c’est celui qui accueille l’offrande du réel, le don toujours renouvelé de la présence et qui, d’un livre à l’autre, déjoue la pensée systématique promettant une vie meilleure, différée, illusoire. Or, le philosophe ou le poète du réel est quelqu’un qui voit, dans le quotidien et le banal, voire dans la répétition elle-même, toute l’originalité du monde.

 

Pourquoi Tacite ?

A la fin des années 90 et au début des années 2000, je mène de front une activité d’écriture et de critique et avant la publication de Tacite, je publie, chez Flammarion, Une action poétique de 1950 à aujourd’hui. Cette anthologie était précédée d’un essai de 130 pages. Les comptes rendus ont été nombreux, dans toute la presse (de L’Humanité au Monde des livres en passant notamment par La Quinzaine littéraire et Le Matricules des anges), et ces critiques saluent, dans l’ensemble, mon travail. A l’inverse, quelques longues dents poétiques grincent, elles auraient aimé que je fasse de ce gros livre une arme contre… les revues Tel Quel et L’Infini ou que je m’en prenne à la formidable étude que Philippe Forest venait d’éditer sur l’histoire de Tel Quel. Mais à cette époque, les ouvertures sont multiples : j’écris et je publie où bon me semble et Yves di Manno, qui dirige et relance avec brio la collection Poésie aux éditions Flammarion, m’accorde sa confiance. Evidemment, dès que vous obtenez un succès (pourtant très relatif dans les domaines poétiques et critiques) ça s’agite autour de vous ! Je suis, très rapidement, mis sous surveillance. On m’épie, me jalouse, me flatte… J’ai souvenir d’un excellent poète ainé, reconnu par tous, me téléphonant à pas d’heure du jour, et surtout de la nuit, pour vanter mon génial travail critique et poétique. Ne suis-je pas un ami de l’influent Yves di Manno ?  Je ne suis pas dupe et je m’empresse de dissiper tous malentendus. D’ailleurs, après la publication de mon anthologie critique, les malentendus seront vite posés sur la table.

Quand paraît Tacite, j’ai pour adversaires ceux qui croient que le progrès existe en art et dans l’histoire. La poésie de ce recueil est violente. On peut penser, en effet, que Tacite n’est qu’un historien latin. Or, il est avant tout un prodigieux écrivain baroque qui a su décrire un monde rongé par le négatif. Le titre Tacite joue, bien entendu, sur les ambiguïtés. Tacite, c’est aussi ce qui ne se dit pas, ou ce qui ne peut se dire. Mais l’écrivain Tacite, c’est aussi bien Baudelaire, Georges Bataille, René Girard… une même vision sans concession sur le crime que les sociétés produisent et répètent. Dans ces pages, on ne trouvera pas de pensée du déclin – et encore moins de progrès – de l’humanité. Chrétien, je pense que la Chute a bien eu lieu et que l’histoire c’est toujours la reconduction de l’enfer. J’ai toujours lu aussi en établissant librement toutes les correspondances possibles entre les écrivains et il faut lire ces poèmes, je crois, comme une série de visions empruntées (il y a beaucoup de citations dans ces textes) et perpétuellement décalées par rapport aux pulsions de mort qui rythment chaque époque. L’histoire qui se dessine et qui s’énonce dans Tacite est historiale. Je me contente, en effet, d’écouter et de restituer la parole venant d’un passé lointain. Mais rien de nihiliste dans ma démarche, la mise en scène du négatif n’est pas elle-même une adhésion au négatif puisqu’elle tente, par le montage et le démontage, de le traverser et de le surmonter par la parole poétique.

 

 

Sur la 4ème de couverture, vous parlez de "l'oubli de l'être" et de la "fraternité et la terreur toujours complices". Pouvez-vous éclaircir ces propos ?

L’oubli de l’être est un emprunt à Heidegger que j’essaie de lire (et de comprendre) ces années là. Il s’agit, en effet, de garder la mémoire, la mémoire de la poésie et de la pensée, afin de méditer l’oubli. Vous savez que la question déterminante du nihilisme se pose pour Nietzsche et pour Heidegger lisant Nietzsche et que sous le masque de la fraternité la terreur s’aménage. Méditer l’oubli, c’est rendre contemporains les vainqueurs romains, les conquistadors européens, les communistes ou les nazis, bref, la barbarie aux multiples visages. Le nihiliste ignore toujours la loi de sa propre aliénation, il fonde l’Empire (qui s’oppose radicalement au Royaume) et passe de l’arrogance à la peur, de l’actif à l’inactif, du lien bavard à la dépression et au soliloque. Ni moi ni personne n’échappons à cette contagion sauf que nous pouvons tous refuser d’être chassés de notre propre souveraineté qui n’a de compte à rendre qu’à Dieu. Il s’agit bien de vivre au monde, avec le monde en n’étant pas du monde. N’est-ce pas Jean-Louis Houdebine qui, dans un article que je cite de mémoire, rappelle que dans la tradition et la définition rabbinique, Dieu se dit maqom, autrement dit que Dieu est le lieu du monde et que le monde n’est pas son lieu ?  Pour quelqu’un qui essaie, tant bien que mal, d’habiter poétiquement le monde, que lui reste-t-il sinon la perspective du poème pour supporter l’insupportable vision de la condition humaine dévoilée ? Tacite fait un travail de relevé violent à travers des citations, des faits historiques et construit une sorte de sémiologie de la réalité à travers un mouvement de la parole et un mouvement des noms propres. Pour autant, il n’y a rien à comprendre dans le tumulte répété et insensé de cette histoire. Une joie sauvage semble y régner.

 

 

Dans ce livre, chaque vers fait référence. Expliquez-nous de quelle façon et en quoi le nihilisme est-il le moteur de l'histoire monumentale ?

Qui parle dans Tacite ? Quelles sont ces voix graves, tendues qui subissent ou négocient leur esclavage ? Et pourquoi l’écriture de ce recueil est-elle si impersonnelle ? L’époque est à la confession, à l’aveu, au jugement, à la délation, au remord, à la culpabilité, à la haine « civilisée », bref à l’exhibition de sa misère subjective. La poésie doit assumer le doute et la détresse mais aussi une histoire marquée par la Rédemption. Comme dans Martingale je suis dans l’approbation de l’existence même si je tiens celle-ci pour tragique. On le vérifie chaque jour, la conscience malade a un intérêt capital à ne pas sortir de sa maladie et face à l’ignorance encouragée, il faut être à l’écoute d’une parole parlante – celle qui fait référence justement – et non pas se plier à l’incessant et monotone babil de la communication forcée et conviviale. Je tends l’oreille et j’ouvre les yeux, d’où l’usage dans mes recueils (et particulièrement dans Tacite) de la Bibliothèque. Comment vivre et écrire ? Machiavel : Dans l’expérience des événements modernes et une continuelle lecture des Anciens. Penser d’après moi, c’est passer d’un texte à l’autre, c’est interroger, dépasser, contredire un ordre. Il faut faire tenir ensemble l’expérience de sa propre liberté, telle qu’elle se vit au quotidien, et la pensée écrite de ceux qui nous précèdent et nous accompagnent. Chacun de mes livres est un travail de lecture, une façon de sauver de la débâcle ambiante quelques singularités noyées par l’usage du faux. Tacite enfin essaie de poser la question du sens. Du sens à donner aux problématiques de l’histoire monumentale, celle qui écrase l’homme et face à laquelle Nietzsche oppose l’art anhistorique. Mais Nietzsche lui-même, en louant les fleurs noires de Dionysos, refuse d’admettre que le Dieu chrétien ne s’occupe pas des affaires humaines et qu’il parle au cœur. Le Christ n’est nulle part plus puissant que dans l’impuissance de la Croix. Il faut donc, sans cesse, tout reprendre en sachant qu’il faut du temps aux actes historiques, mêmes lorsqu’ils sont accomplis, pour être vus et entendus. Tout reprendre afin de se délivrer des idoles (et de l’histoire comme idolâtrie) et afin d’accéder à la question du langage, comme premier pas, et le seul fécond, pour un véritable dépassement du nihilisme. Je revisite, après beaucoup d’autres, le cauchemar en acte qu’est l’histoire, dans le refus et de l’humanisme (de ses crimes « progressistes ») et du nihilisme qui coïncide avec les objectifs actuels du libéralisme économique et sociétal.

 

 

Pouvez-vous nous parler du poème de la page 16, superbe poème, énigmatique aussi ?

Ce sont trois poèmes en prose de trois lignes chacun… Que puis-je en dire sinon que, d’après moi,  la haine de soi, la haine de Dieu fondent dorénavant le réel des choses mais que c’est en étant le contemporain de Tacite, des évangélistes, de qui vous voulez, que l’on peut inverser la perspective ?

 

 

Votre chemin, depuis Septembre, déjà, vous conduit à publier vos deux derniers livres chez Corlevour, dont le dernier : Au commencement des douleurs. Ce livre emprunte le sillage tracé par toute la lignée de vos livres précédents, comme une sente inépuisable. Que précise-t-il ou que prolonge-t-il particulièrement ?

De 1991 à 2014, je publie 18 livres. Parmi ceux-ci, je compte 5 ouvrages critiques : Une action poétique de 1950 à aujourd’hui, Le corps certain (sorte de cueillette en cours, de prélèvement d’écriture qui rassemblaient, de 1990 à 2000, 36 recueils poétiques choisis parmi ma bibliothèque), Les horribles travailleurs (qui publiait ma conférence à la Sorbonne sur Rimbaud et Pleynet), Fusées et paperoles (qui reprenait tous mes articles, chroniques et entretiens) et enfin le livre d’entretien avec Jacques Henric : Faire la vie.

J’insiste sur ces essais car ils sont, à mes yeux, aussi importants que mes 13 recueils poétiques. J’écris, en effet, une poésie du politique qui mêle chant et critique. Et j’essaie d’écrire des critiques qui mettent en valeur les enjeux poétiques d’une œuvre.

Nous nous étions arrêtés à Tacite. Deux ans plus tôt, Djamel Meskache (les éditeurs de création  ont des noms propres, on ne dira jamais assez ce que je leur dois), publiait mon recueil Le Bel aujourd’hui (dédié à Marcelin Pleynet) et un an plus tard L’Emotion L’Emeute. Les poèmes réunis dans ces deux recueils sont sans aucun doute les plus apaisés et les plus détachés des rumeurs mondaines (même si elles résonnent toujours) de tous ceux que j’ai publiés. Ou plutôt, ces rumeurs apparaissent et sont très vite, par l’utilisation d’un vers décalé sur la page, congédiées. Et elles le sont au profit d’une traversée subjective et sensible, celle d’une étendue musicale qui me fait vivre, et écrire, au-delà du désenchantement général. Je n’ai plus besoin de chercher ce que je croyais perdu ou impossible, le réel de la vie m’apparait immédiat et accessible. Cet accès au bonheur et cet accord avec moi-même et avec mon quotidien, je le dois essentiellement à mes filles que je vois grandir et s’épanouir. Etre père m’a rajeuni d’un coup et mes enfants m’invitent à une logique d’enthousiasme.

Jongleur, qui paraît en 2005 dans un contexte pénible et aux conséquences douloureuses, rassemble des poèmes écrits de 2002 à 2004. C’est un livre hétérogène qui mêle trois séquences très différentes. Je n’ai plus en mémoire le détail de la chronique que Claude Adelen a écrite dans Action poétique, mais je me souviens qu’elle m’avait bouleversé. Il est en effet troublant et très rare d’être éclairé si parfaitement sur son propre travail par un critique qui cible ce qui, jusqu’à lors, demeurait dans l’obscurité. J’ai été, à l’inverse, peiné par la critique de Pierre Le Pillouër sur le site Sitaudis. Je l’avais trouvée, en effet, injuste comme si ce n’était pas vraiment ces poèmes qui étaient passés au tamis de sa critique mais moi, comme personnage « public » d’après lui surévalué. Mais il faut du temps, souvent, pour que les êtres se rencontrent et se lisent et je crois que nous nous respectons, aujourd’hui, mutuellement.

Je passe vite (même si je tiens énormément à ces recueils) sur le diptyque publié par Charles-Mézence Briseul des éditions Le Corridor bleu : Jamais ne dors et Un ciel ouvert en toute saison. Le premier marquait un changement formel dans mon travail. Si, jusqu’à présent, je travaillais le vers libre et le poème en prose, Jamais ne dors (qui revendique un lyrisme amoureux) prenait appui sur le vers ample et le verset.  Un ciel ouvert en toute saison est une adresse à mes filles adolescentes. La prose, comme l’a écrit Gilbert Bourson, se faisait ici prudente, se sachant épiée par des enfants encore fragiles face à l’inconnu. C’est la prière d’un père (et la prière est toujours un merci) à ses enfants, un manifeste aussi pour ne jamais désespérer, puisque le pire n’est jamais sûr (Claudel).

Puis en 2009, sera publié, grâce à Claude Ber, Cherchant ce que je sais déjà, de sombres poèmes à l’image d’une situation personnelle difficile (la séquence Les ruines de la ville en témoigne) et dont, dans cet entretien, je ne dirai rien.

J’en viens aux deux recueils publiés par Réginald Gaillard aux éditions de Corlevour. Vous évoquez le dernier : Au commencement des douleurs. Prolonge t-il tous mes livres précédents ? Oui et non. Oui si l’on considère que chaque auteur à des fixations qui ne cessent de se décliner d’un livre à l’autre. Non si on pense qu’il faut écrire à partir d’une vérité étroitement liée à des expériences, ou des lectures, abruptes. Aussi, ce n’est pas moi qui explore de nouveaux territoires, ce sont de nouveaux territoires qui s’invitent en moi. J’écris des manuels de survie, là est sans doute l’essentiel de ce que je tente de vous dire, depuis le début de notre entretien. Ces manuels de survie me permettent de rester éveillé. Ils ont pour mission de dévoiler, ils ne soigneront rien. Au commencement des douleurs prolonge Tacite dans ce qu’il dévoile les ruminations, les négations, les convulsions folles et fermées du monde. Je veux montrer l’envers du temps et son effrayante sauvagerie. Et je veux le montrer à travers une écriture qui, contrairement à celle de Tacite, ne se prive pas d’un élan tragico-jubilatoire (qui est celui, par exemple et systématiquement, de Christian Prigent).

Mais avant ce recueil, toujours chez Corlevour, Le lierre la foudre, proposait une fresque qui allait au plus profond de ma pensée (y compris de ma pensée politique). C’est sans doute la raison pour laquelle ces poèmes ont été accueillis (quand ils ont été accueillis), fraichement par certains. Le fond de leur jugement politiquement correct a été très bien résumé dans le numéro 23 du Cahier critique de poésie (publié par le Centre internationale de poésie Marseille) par un article insidieux, voir crapuleux, signé Tristan Hordé, dont l’œuvre poétique, par ailleurs, tarde à venir.

 

Que peut le poème aujourd'hui, dans la déconsidération dans laquelle certains le tiennent ? Et qu'espérez-vous de lui ? 

Encore faudrait-il s’entendre, cher Gwen, sur les mots poème, poésie, prose. Vous savez que j’ai toujours souhaité dépasser ces clivages mais que j’en suis surtout bêtement hermétique. J’ai beau avoir suivi, dans les années 90, la plupart des débats formels (la revue Action poétique en était friands) j’ai beau avoir lu des essais, notamment celui de Jacques Roubaud qui faisait autorité : La Vieillesse d’Alexandre… C’est à pleurer, je n’y comprends goutte ! Mais enfin, ne classons-nous pas arbitrairement par genres ou par formes ? Et d’où vient cette classification, en quoi parle-t-elle ? J’ai été marqué par les notions de « texte » ou « d’écriture fragmentaire » qui étaient de coutume d’évoquer dans Tel Quel mais aussi chez des écrivains comme Emmanuel Hocquard, Il y a pourtant, d’après moi, une notion poétique qui se révèle dans la radicalité du retrait – dans le trait – et qui s’oppose à l’horizontalité du nombre et de son reflet dans les effets de la représentation. Il y a la vision du temps (linéaire) propre aux romans, celle d’un temps prophétique (ou épiphanique) propre à la poésie. Bref, le discours des experts sur les formes ne m’a jamais marqué.

Pour ma part, je laisse jouer le désordre et le disparate dans mes lectures et dans mon écriture. S’imposent à moi des poèmes concis ou longs, des vers décalés sur une même page, des poèmes titrés ou sans titre, des blocs de prose non ponctués ou ponctués… C’est l’oreille qui décide, à travers le remarquable « gueuloir » flaubertien et aussi à travers le silence et le néant qui doivent intervenir entre un et deux, pour laisser la colonne (le caillou jeté dans la prose) tracer son ascension et sa chute.

Mon poème se nourrit (y compris formellement) de la Bibliothèque comme de l’événementiel, de l’altérité comme de ma propre traversée. Je ne spécule pas à partir de sommets conceptuels mais à partir de mon expérience vécue (et vécue aussi dans mes lectures). Et puis, je le répète, j’aime les livres inclassables… Salammbô de Flaubert, La Croisade des enfants de Marcel Schwob Paterson de William Carlos Williams, Paradis de Sollers : poésie ? Prose ? Ce sont des œuvres, voilà tout, qui mêlent et qui visent, par l’audition et la vision, à la formation de la plus grande mémoire possible. Elles parlent, ces œuvres là, du « déjà-là » du monde et de sa misère surmontée par la parole. J’appelle, pour ma part, poésie ces textes qui fondent l’histoire et tenter une fondation poétique de l’histoire, avec ses débâcles et ses joies intimes, c’est ouvrir un monde – un présent du monde – qui marque un acte de rupture avec la logique meurtrière des sociétés.

Aussi, ce n’est pas particulièrement le poème qui est déconsidéré. Ce sont toutes les existences et les oeuvres isolées qui le sont. Isolé et censuré celui qui montre la mimesis sacrificielle et le nihilisme contemporain, qu’il utilise la figuration ou l’abstraction, le poème ou le récit, qu’importe. La poésie, celle qui demeure inadmissible, tente de supporter et de dépasser l’inacceptable de la vie en société en relançant l’existence simple et forte – son noyau d’enfance – que la servilité n’a pas encore détruite. Dans cette affaire, j’entends plus que j’attends. 




Rencontre avec Gérard Pfister

 

propos recueillis par Jean-Claude Walter

 

Poète, traducteur de Maître Eckhart et de tant de poètes, éditeur de nombreux mystiques rhénans dans votre collection des Carnets spirituels, vous faites référence à leurs écrits dans votre roman Le Livre des sources. Pourquoi cet actuel retour aux textes mystiques du XIVe siècle ?

Maître Eckhart représente l’accomplissement de ce que le Moyen Âge a apporté à la civilisation. Son œuvre réalise une géniale synthèse des courants philosophiques et spirituels les plus divers, du néo-platonisme à l’aristotélisme redécouvert à travers les textes conservés par la tradition arabo-islamique. C’est un esprit ouvert sur l’universel, épris de liberté et, en même temps, profondément enraciné dans une expérience intense et singulière. Sa pensée dépasse les clivages entre philosophie et spiritualité, Occident et Orient, action et contemplation, et on peut se prendre à rêver ce qu’il serait advenu si la condamnation de 17 propositions extraites de son œuvre ne l’avait tout entière reléguée dans l’ombre jusqu’au siècle dernier. Nietzsche énumérait toutes les chances manquées qui ont conduit l’Europe à s’enfermer dans des névroses nationalistes dont on a vu encore au XXe siècle les conséquences meurtrières et dont elle n’est aujourd’hui pas vraiment sortie. L’occultation de la pensée de Maître Eckhart est certainement la première de ces occasions ratées. Là précisément se situe le point de départ de mon roman. 

 

 

On trouve dans votre livre, selon vos propres dires « documents, lettres, témoignages » entretiens et citations. Pourquoi avoir choisi d’écrire ce roman – imposant par sa vision, son érudition et sa dimension (425 pages), si ce n’est pour favoriser l’accès aux grands mystiques des lettres européennes ?

Choisit-on vraiment d’écrire ce qu’on écrit ? Le premier texte que j’ai publié était un long poème, intitulé Faux. Dans cette suite de distiques brefs et heurtés étaient mis en relation la fausseté de notre rapport au monde – et à la langue même – et la faux sans cesse suspendue sur le fil de nos jours. D’autres formes d’écriture poétique sont apparues ensuite, en vers ou en prose. D’autres genres se sont présentés comme l’essai ou le théâtre. Avec Le grand silence, oratorio (2011), puis Le temps ouvre les yeux, oratorio (2013), une expérience très inattendue s’est fait jour, un mode de composition typiquement musical ouvrant à la langue de nouvelles possibilités d’exploration de notre présence au monde. Écrire, c’est découvrir sans cesse des formes, des rythmes neufs. Mais l’homme ne change guère, ni ses obsessions. Ce Livre des sources, est-il dans son secret propos si différent des premières lignes publiées en 1975 ? Eckhart, Tauler et les mystiques rhénans sont avant tout pour moi les figures d’une réflexion qui concerne notre époque, cette terrible et passionnante fin d’un monde à laquelle nous assistons, et participons.

 

 

Vous montrez, textes à l’appui, cette double utilisation d’un même langage : d’une part les écrits des Sages du XIVe siècle, authentiques et confirmés, sur lesquels repose votre démonstration ; d’autre part ce qu’en a fait la propagande d’intellectuels inféodés à la politique du pire – celle de Hitler. Comment cela fut-il possible ?

Les écrivains sont bien placés pour savoir l’extraordinaire plasticité de la langue, et particulièrement les poètes dont l’oreille est attentive aux infinies possibilités de chaque mot, chaque phrase – connotations, références, accentuations, sonorités – et qui, d’en faire usage avec lucidité, aident leurs lecteurs à en prendre conscience et en désamorcer les maléfices. « Donner un sens plus pur aux mots de la tribu » : c’est ainsi que Mallarmé voyait le rôle du poète. On en voit aujourd’hui plus que jamais l’urgence, dans une société où la langue est à tout moment prostituée au service des idéologies, des religions, des groupes de pression et de tant d’entreprises qui ont des produits miracles à nous vendre… On a vu bien des fois au cours des années récentes de solides intérêts économiques se parer de justifications humanitaires. Mais le pire est atteint, on le constate aujourd’hui à nouveau, lorsque des visées politiques se masquent d’un langage religieux. Car sont touchés alors des ressorts psychiques  tellement profonds que tous les fanatismes apparaissent possibles. 

 

 

Entre la communauté du Haut-Pays, et les mystiques, les manuscrits du philosophe Serge Bermont – personnage central de votre récit – et les commentaires de sa veuve, servent-ils de guide et de relais entre Histoire et fiction ?

Où est l’Histoire ? Où est la fiction ? On a pensé pendant des siècles que la communauté des Hautes-Terres avait réellement existé et, du jour au lendemain, sur la foi des travaux d’un philologue de la fin du XIXe siècle, on se convainc que tout cela n’a pas eu lieu Après la bulle pontificale de 1329, la philosophie d’Eckhart est oubliée pendant des siècles, et lorsqu’elle réapparait au XXe siècles elle est presque aussitôt récupérée par des idéologues totalitaires. Chaque époque écrit son présent et réécrit son passé selon l’image qu’elle souhaite avoir d’elle-même, et l’ « Histoire » n’est que la somme de ces constructions et ces réécritures. En mai 1968, je venais d’avoir 17 ans et j’étais au Quartier Latin comme tous mes camarades : qu’en ai-je vu de plus que Fabrice à Waterloo ? Le regard est partiel et passionnel, les souvenirs imprécis et biaisés, les documents douteux et lacunaires. Événements, légendes, fictions se mêlent de manière inextricable. Et, à tout prendre, sans doute le « mentir-vrai » du romancier, en montrant comment se tissent les récits, permet-il de mieux comprendre les frontières dangereusement mouvantes entre ce qui fait le quotidien et ce dont l’Histoire se souvient.

 

 

Et l’Ami de Dieu ? A-t-on des textes, preuves de son rayonnement ? Et Rulman Merswin ? Vous soulignez l’ambiguïté du personnage… Peut-on se fier à ses écrits, en particulier son Livre des neuf rochers que vous avez publié, traduit du moyen haut-allemand, dans les « Carnets spirituels » ?

Le corpus littéraire que nous ont laissé l’Ami de Dieu et Rulman Merswin est abondant et accessible. Il  a eu au XIVe siècle un bien réel et très large rayonnement. J’en donne la liste complète en annexe de mon roman. Une partie de ces textes a été traduit en allemand moderne. Seulement deux d’entre eux ont été traduits en français, grâce au Jury du Prix du Patrimoine Nathan Katz, qui a attribué sa Bourse de Traduction 2010 à Jean Moncelon et Éliane Bouchery pour l’édition française du Livre des cinq hommes, de l’Ami de Dieu de l’Oberland, et du Livre des neuf rochers, de Rulman Merswin. L’ensemble des textes de l’Ami de Dieu est actuellement en cours de traduction et sera publié en un seul volume à la fin de l’an prochain. Sur la base du travail accompli, il sera possible alors de mieux comprendre ce qui s’est réellement passé et quel a été le rôle de l’étrange banquier Merswin dans cette aventure. Mais, là encore, il est probable que la part de réalité, de légende et de fiction reste longtemps indémêlable…

 

 

A travers ce foisonnement de personnages – réels ou fictifs – que vous animez ou à qui vous donnez la parole, citant les textes et les commentant, peut-on dire du Livre des sources qu’il s’agit d’un roman historique ?

Tout roman est historique. La Princesse de Clèves (1678), qui se passe à la cour d’Henri II, est un roman historique. Et La Chartreuse de Parme (1839) tout autant, dont l’action  se déroule entre 1796 et 1815. Et pareillement La Recherche du temps perdu, même si le temps de l’action et le présent du narrateur finissent par se rejoindre. Tout roman est nécessairement inscrit dans une époque, ancienne, récente ou contemporaine, qui lui donne forme et couleur. Dans le Livre des sources, les personnages appartiennent à trois époques très différentes, dont le contexte politique et social est à chaque fois évoqué de manière bien précise. D’une époque à l’autre pourtant, les lieux sont les mêmes, dans une lumière inchangée, et les destins des personnages présentent souvent de telles similitudes que l’histoire semble bégayer. Comme le rappelait le neveu du prince Salina dans le Guépard de Lampedusa, « il faut que tout change pour que rien ne change ». Les cavaliers de l’Apocalypse parcourent l’Histoire en semant la frayeur et la mort, mais sur leur pesant heaume est posé immobile un oiseau bleu. C’est le sens que je donne à l’image de couverture représentant le minnesänger Goesli d’Ehenheim (aujourd’hui Obernai), si fameux en son temps et aujourd’hui oublié…                                                                                                                                                            

Dans votre « Note finale » vous posez la question : « Ont-ils existé ces hommes des Hautes-Terres, ou ne sont-ils que la projection de notre désir ? Ont-ils habité ces lieux terribles, ces repaires de solitude et de splendeur, ou bien les avons-nous rêvés pour eux, pour nous, comme un choix nécessaire, l’horizon inaccessible du livre ? »  Par votre vision, érudition, écriture poétique, connaissance des textes fondateurs, vos personnages mis en scène et cet entraînant tempo romanesque, votre Livre des sources apparaît comme un guide indispensable pour affronter tant de problèmes en nos sociétés inquiètes, en ébullition ou profondément désorientées.

                                                          

Gérard Pfister, Le Livre des sources,
éditions Pierre-Guillaume de Roux, Paris, 2013.

 

Entretien paru dans la Revue Élan, 3e Trimestre, septembre 2013, Strasbourg.

 

Jean-Claude Walter a publié des romans et récits, des recueils de poésie ainsi qu’une étude sur Léon-Paul Fargue (Gallimard, 1973). Il a récemment donné un essai intitulé Le Rhin : un voyage littéraire de Jules César à Guillaume Apollinaire (Place Stanislas, 2011). Cofondateur de la Revue Alsacienne de Littérature, il est l’auteur de trois anthologies sur les poésie alsacienne d’expression française. Il a reçu de nombreuses distinctions parmi lesquelles les prix Charles Vildrac et Cesare Pavese. 




La vie lointaine de Jean Maison

Peu à peu, la voix de Jean Maison s’impose dans le paysage poétique actuel, et surtout au cœur de la poésie contemporaine. De celui qui fut ami proche de René Char ont paru il y a peu deux recueils, Le Boulier cosmique (Ad Solem, 2013) et La vie lointaine (Rougerie, 2014), dernier ensemble qui nous intéresse ici. Dans son récent « regard critique sur la poésie française contemporaine » (Au tournant du siècle, Seghers, 2014), Jean-Luc Maxence écrit que Maison est de ces poètes qui ont aujourd’hui « la nostalgie du sens ». Cela est indéniable. Il y a cependant diverses sortes de nostalgie. Des nostalgies qui sont regard sur le passé, « réactionnaires » à ce que l’on dit parfois, souvent ancrées dans des dogmes, parfois religieux. Maison n’est pas fait de cette herbe médicinale là. Le poète n’a pas été proche de Char pour rien, cela marque une existence et un parcours. Jean Maison, poète nostalgique du sens, oui, mais poète qui regarde en direction de « la vie lointaine ». Qu’est-ce à dire ? Que le regard porté en apparence vers le passé est en réalité action sensée en direction de ce qui vient. Qui ne saisit pas cela ne peut comprendre combien la position et la poésie de nombre de poètes profonds du temps présent sont essentiellement révolutionnaires. C’est de situations dont nous parlons. Et comme il est d’usage en cette époque un tantinet sombre, on donne des noms d’oiseau à ce que l’on ne comprend pas. On pense que ce que l’on ne comprend ou ne connait pas n’a pas de réalité, summum de la prétention égotique. C’est pourquoi il arrive à des lecteurs pressés d’écrire, dans La Croix par exemple, dont le supplément livres semble atteindre un abîme de médiocrité, que Jean Maison serait un « poète chrétien ». Cela n’a évidemment aucun sens et il y a fort à parier que le poète ne se reconnaisse aucunement dans une telle « appellation ». Notre époque binaire a des difficultés à appréhender ce qui écrit, vit, agit en dehors ou au-delà du peu qu’elle perçoit de la richesse de la manifestation. Alors, Jean Maison, poète nostalgique du sens ? Oui, bien sûr. Si l’on en croit tant et tant de philosophes, de poètes, de mystiques, de penseurs divers, d’Ellul à Maritain, en passant par Jonas, Heidegger, Char, Plotin, Debord, Hannah Arendt, Breton, Castoriadis, Artaud, Daumal ou Guénon, sans oublier ce Christ que certains voudraient accaparer (car le Christ est philosophe contemporain), cette quête du sens « d’hier » est appel lancé à la renaissance de la vie de demain.

Renaître dans le Poème.
Tel est le « projet ».
Et cela est politique.

Il n’est donc guère étonnant que Jean Maison soit poète marchant dans la nature et qu’il consacre sa vie au lien entre nos âmes et le végétal. C’est ici que se tient la vie lointaine du poète, au centre de la croix, comme une rose, mais au centre d’une croix qui paradoxalement n’est pas perceptible comme exclusivement chrétienne. Ce serait limiter un tel symbole, trahir tant et tant de recherches minutieuses, ainsi celles de Charbonneau-Lassay, que de vouloir circonscrire le symbole dans une tradition donnée. Non, Maison est de l’eau de ces poètes qui inscrivent leur encre dans la Tradition. Il y a de la vie là-dedans, et c’est cela qui choque (qui « file un choc ») à trop de commentateurs pressés du Littéraire. Il faudra tout de même que l’on en revienne à un minimum de culture dans le monde de la Culture, si l’on a la prétention de parler de poésie. Et ce n’est pas un hasard si le premier texte de ce beau livre s’intitule « Ce qui adviendra », ni si ce même volume se termine par un ensemble titré « Vivre dans le langage ». Car c’est précisément ici que, pour le poète Jean Maison, se joue ce qui se produit en notre époque chutée.

 

Il n’y a de mots
Qui ne puissent nous atteindre
 

La parole s’érige
A la mesure du pardon

 

Le poète ne craint pas les majuscules, faisant fi des petites triturations formelles aussi vite affirmées qu’oubliées. Le formalisme quand il se présente en tant que lettre avance souvent sous le visage d’un adversaire de l’esprit.

C’est la pratique naturelle de l’anti poésie.
 

Le temps vient cependant où :

 

L’essence du verbe versé
Comme un nard
Cède la place de l’âge au poème
 

Un temps, comme ceci :

 

Notre langue
Notre résistance
Filles du temps

 

L’époque n’est pas soft, contrairement aux apparences et aux illusions. Elle est d’une violence inouïe, violence vécue dans le cœur même de ce qui fait l’homme, la langue.

La Parole.

Tout se joue maintenant dans le Poème.
Bienvenue, et merci Jean Maison.
Car

 

Il demeure des mots
Pris au désœuvrement
Par des pas immobiles

 

La poésie de Jean Maison est nostalgique de ce sens, l’ouverture vers l’espérance :

 

Ce que j’ai vu dans ce refuge
S’illustrera demain dans la patience

 

  Lire Jean Maison dans Recours au Poème

 




Hommage à Pierre Garnier

 

Le cimetière est situé entre les dernières maisons et le bois
il a la forme rectangulaire d’un petit port
chaque tombe dresse un mât.

N’euche point peur thiote gàrnoule
el Mort ale ét laù.
n’aie pas peur, petite grenouille,
la Mort est bien là. (1)

Le cimetière s’étend à l’horizon,
là où ces derniers temps il y avait encore des fleurs

« Chut, fait mon père.
Quand nous entrons dans le cimetière,
on ne parle pas ! »
Il en va de même dans le poème. Chut !

« Laisse la porte ouverte ! », criait ma mère
morte il y a cinquante ans ;
« Par la porte ouverte tu vois le ciel étoilé
il va passer, il passe ».
C’est ce qu’on écrira sur ma tombe

au village les morts vont seuls au cimetière
avant de mourir ils portent leur squelette dans leurs bras

Je suis dans l’autre monde, pense le vieil homme,
revoyant la maison, le jardin, le ruisseau, Ilse.

Monsieur Gambiez, l’instituteur qui jouait
le chant de Solveig sur son violon
n’avait
– comme lui, eux, nous –
fait que passer –

Que savait-il de ce qui lui était arrivé ?
– Rien – ou à peine.

Quand le vieil homme pensait à la mort, il souriait :
de cette chose énorme que sentirait-il ?

un point peut-être.

Elle est arrivée soudain
comme ce rouge-gorge qui sort soudain du buisson.

« C’est un poème », disait l’instituteur.
« C’est un ensemble d’échos et de reflets »
pensait le vieil homme.

Et en arrière brillait la toujours étoilée.

 

Pierre, ton « poème c’est une nativité »,
avec sa lumière, son étoile, ses étoiles.

Il y eut, pour l’enfant, Noël 1933 au sapin « couvert de cheveux d’ange ».
Il y eut Noël 43 autour de Stalingrad.
Il y eut « Noël toute l’année » en ces temps où l’oncle Léon
(Léon , le mot noël à l’envers) cuisait son pain dans son four.

Il y eut Noël 1994 où tu écrivis les derniers mots
d’Une Mort toujours enceinte.

Il y eut Noël 2013, un petit Noël humide,
Un Noël clandestin.

Et puis ce 1er février 14
où tu as décidé de prendre « l’âge du soleil »,
décidé de te croire « cinq milliards d’années à vivre »
décidé de demeurer chrysalide suspendue
dans l’attente de l’éternelle nativité.

 

Pierre Garnier/Jean-Louis Rambour

Note.
1. Les deux derniers vers du quatrain sont la traduction des deux premiers écrits en picard. Ce quatrain rappelle aux lecteurs que Pierre Garnier fut un Picard convaincu. Parmi sa bibliographie :

- Poèmes spatiaux picards ( Eklitra, 1966),
- Ozieux (Eklitra, 1967),
- El tère à bètes (Le Jardin Ouvrier, 1996),
- El tère, el tète (Le Jardin Ouvrier, 1998),
- Ech Catieu d'Pinkigni (Secondes éditions du K, 2003),
- Ech Biœ tenp (L'Enfance, 2005).

 




Pierre Garnier

Hommage au poète Pierre Garnier, qui vient de nous quitter, par Lucien Wasselin. Nous republions cette semaine l'entretien qu'il nous avait accordé en 2013.

 

Pierre Garnier nous a quittés sans souffrance, brutalement dans la matinée du 1er février 2014. Né en 1928, il fut, après des débuts placés sous le signe de l'École de Rochefort, le créateur du spatialisme en France avec Ilse, son épouse ; un spatialisme que les deux complices ne cesseront d'illustrer par leurs productions communes ou personnelles jusqu'à aujourd'hui…. Puisque en octobre 2013, les Éditions L'Herbe qui tremble publiaient (louanges) de Pierre Garnier, un  recueil où coexistaient poèmes linéaires et poèmes spatialistes.

   Pierre   Garnier a été inhumé le mardi 4 février 2014 au cimetière de Saisseval dans la Somme. À cette occasion, plusieurs allocutions ont été prononcées. Jean-Louis Rambour a dit un poème écrit à l'occasion de la disparition de Pierre : montage d'extraits de 9 recueils de Pierre Garnier et conclusion personnelle (à partir du moment où Pierre est interpellé) de Jean-Louis Rambour.  Avec l'accord de ce dernier, nous le proposons aux lecteurs de Recours au Poème, à la suite des poèmes de Pierre Garnier

 

Lucien WASSELIN

 

 

 

***

Deux articles à lire sur Pierre Garnier :

La spatialisation du texte poétique dans quelques ouvrages significatifs de Pierre Garnier, par Martial Lengellé

Poésie spatiale : une anthologie, Ilse et Pierre Garnier, Editions Al Dante, par Lucien Wasselin

Ainsi qu'un choix de ses poèmes

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ENTRETIEN AVEC PIERRE GARNIER (avril 2013)

En 1962, il y a donc de cela 50 ans, vous écrivez le Manifeste pour une poésie nouvelle visuelle et phonique. Dans ce Manifeste, vous dites des choses fondamentales : "L'expérience humaine a dérivé peu à peu hors de toute poésie ; la poésie ne peut plus atteindre l'homme".
Qu'est-ce qui, en 1962, vous confirmait dans l'affirmation de ces propos ?

En 1962 avait lieu une révolution - c'étaient les débuts de cette mutation de l'humanité qui atteint maintenant son sommet - LA CRISE = 1962, c'est le début de l'aventure spatiale, en URSS et aux USA. C'est le temps de Gagarine et des débuts de l'aventure spatiale. Il se produit en outre une révolution dans tous les arts : l'op-art, le pop art, la musique électronique, la musique concrète, etc... etc... Et avec ces arts objectifs qui apparaissent, apparait aussi la poésie concrète (en allemagne dès 1953 - au Brésil dès 1954 - il s'agit là d'une rupture, due aux nouvelles techniques à la nouvelle technologie, à la "disparition des idéologies" - à la naissance d'un monde nouveau - idéologique et mécanique. En ce qui me concerne, je connais Henri Chopin et lui m'oriente vers la poésie nouvelle qu'il appelle "AUDIOPOESIE" - il travaille la langue au magnétophone, le poème au magnétophone. Travaille aussi Bernard Heidsieck qui créé ses poésies-actions avec également le magnétophone. C'est cette révolution dans son ensemble. C'est cette rupture avec la poésie traditionnelle - un "détachement" de celle-ci.

 

 

Ce Manifeste entendait déjouer ce mouvement qui empêchait la poésie d'atteindre l'homme, et vous proposiez la poésie visuelle et phonique : "La phrase brouille les mots ; elle favorise la coulée plutôt que la durée. Les mots doivent être vus. Le mot est un élément".
A la suite de quoi est née la poésie spatialiste. Cette poésie a-t-elle permis à la poésie de ré-atteindre l'homme ?

Moi, tout en travaillant avec le magnétophone avec ma femme Ilse, je proposais une poésie fondée sur les mots isolés. Le mot se dit et dit le monde. La phrase, ce sont les enchainements. Proposer le mot isolé pour représenter les choses et les êtres, c'était en quelque sorte présenter la lumière en dehors des écheveaux de la plume, du phrasé. C'était présenter un monde lumineux, un monde heureux.

Evidemment cette poésie spatiale n'a pas permis d'atteindre l'homme. Mais, comme le montre l'exposition Dynamo, actuellement au Grand Palais, elle a permis de rendre un monde heureux. C'était notre façon à nous, nos mots aussi étaient devenus lumière et vécu, cinétisme et jeu, mes poèmes pendant longtemps ont été libérés des idéologies, et ce fut une libération joyeuse, un monde joyeux, "exceptionnel" en ce temps.

 

A travers ce Manifeste, vous revendiquez une autre aventure pour la poésie, celle de se détacher de la phrase ancienne (comme l'avait jadis revendiqué Apollinaire), et de travailler le mot, les mots, de façon à ce qu'ils retrouvent leur énergie première. Aventure passionnante, qui pouvait avoir à voir avec les avant-gardes artistiques de l'époque, Fluxus par exemple.
Cependant, vous y mettiez une charge spirituelle, lorsque l'époque d'alors la bannissait. Pourquoi ?

Ce n'était pas une charge spirituelle mais plutôt une décharge spirituelle. C'était là aussi créer un monde heureux, une joie (voir les multiples poèmes sur le mot "soleil"). Il s'agissait de "dépareiller" la poésie de la phrase, de libérer les mots. Il y avait eu déjà dans l'expressionnisme allemand des poètes qui avaient donné la prédominance au substantif. Mais pas d'une façon systématique. Il y avait une prédominance du substantif. C'était le cas aussi pour les poètes concrets. Je n'ai fait que rendre systématique cette tendance : faire une poésie des mots sans articulation, qui cependant restent articulés. Dans mon premier poème spatial, l'accumulation du mot "soleil" correspond au titre "grains de pollen" (l'observation dans un microscope, adolescent, m'avait semblée évidente : les grains de pollen ressemblaient au soleil). Et vice versa. Donc il restait des relations et des structurations-articulations. Bien sûr qu'il y avait une charge spirituelle, une espèce de "correspondance" ; une dernière nécessité du poème. Le ciel aussi est bel et bon. Les mots sont spirituels ; l'AGNUS DEI est spirituel comme l'est l'Agneau de la Brebis.

 

 

Dans le constat que vous faites sur la phrase, le lecteur de l'époque a dû croire que vous alliez abandonner la poésie linéaire. Or il me semble que vous ne l'avez jamais quittée. Le radicalisme de la démarche spatialiste par rapport au passé ne voulait rien abandonner des possibilités de la poésie ?

Au fond je ne vois pas de différence entre la poésie spatiale et la poésie traditionnelle : elles restent l'une comme l'autre une production du romantisme : il y a simplement une distance dans la production, mais le poète reste le même, c'est là l'essentiel. La poésie traditionnelle est plus intérieure, tournée vers le sujet, la poésie spatiale est plus extérieure, tournée vers l'objet. Il n'y a donc pas contradiction, mais pour le poète c'est selon le temps, selon la saison, selon ce qu'il veut "dire".

Je n'ai jamais abandonné la poésie linéaire, simplement parce qu'elle ne se composait pas dans la même "zone" que la poésie spatiale : la linéaire se compose avec la vie intérieure, la zone interne où la vie personnelle à une vie prépondérante. C'est une poésie qui met les points sur les i (intérieur). La poésie spatiale se veut plus objective, la part des mots y est prépondérante. Bref, quand j'ai envie de me dire et de dire à travers moi le monde, je "prends" la poésie linéaire. Quand j'ai plus envie d'un art de montage, je prends la "poésie spatiale". Il n'y a, d'ailleurs, aucune contradiction, c'est une affaire de graduation, de zones, de matériaux aussi : dans la poésie visuelle, le mot joue le grand rôle ; dans la poésie linéaire, le moi joue le grand rôle.

 

 

Dans Le presbytère de Saisseval, l'un des derniers poèmes du troisième volume de vos Oeuvres poétiques publiées aux éditions des Vanneaux, vous terminez ainsi :

 

"le vieil homme va mourir
mais ce qu'il a vécu est immortel
(le silence de ses poèmes)"

 

Vous associez le silence au poème et les projetez dans la dimension immortelle du vécu. Cette parenthèse finale conjure-t-elle définitivement la mort ?

Bien sûr, écrire des poèmes, c'est conjurer la mort. Chaque poème m'a toujours semblé être une stèle. J'ai tant et toujours écrit contre la mort. Dans l'humanité d'abord, dans la nature ensuite. J'ai toujours pensé que le poème s'étendait à la nature, à la forêt, pour conjurer la mort des êtres. J'ai toujours pensé que la disparition de n'importe quelle espèce animale était la disparition d'une petite ou grande civilisation. La poésie est comme la foi, elle est aussi croyance, et j'ai eu toujours conscience que cette croyance était fausse, mais la croyance est comme les vagues, elle continue bien que fausse. On sait que c'est la lune qui les crée et on continue à entendre leur chant. Mais finalement ni les vagues, ni les poèmes ne conjurent la mort : elles sont des stèles. Mais la mer continue de travailler les silex et de les moudre en sable doux.

 

 

Au fil de votre œuvre, nous croisons régulièrement Jésus, le Christ, Marie. Dans une France qui s'enorgueillit d'avoir congédié ces présences, pourquoi traversent-elles votre œuvre ?

Je ne suis pas croyant, je ne suis pas baptisé, n'ai pas communié, je suis cependant de la civilisation gréco-chrétienne, j'y tiens de toutes mes racines. Et j'en suis venu à la conception que le Christ, Marie, les Apôtres, étaient passés, ils ont laissé des traces, et j'ai toujours marché dans ces traces. J'ai passé mon enfance à Amiens, ville détruite en mai 40, mais à la cathédrale intacte, enfant je me suis imprégné de cette cathédrale. J'ai beaucoup lu, les livres chrétiens, j'ai fait mes études en Allemagne après 46, j'ai vécu le luthérianisme, je suis souvent allé en Grèce, je suis allé travailler en Galilée etc... Tout cela forme des strates en moi, et je suis allé à la rencontre de tous ces personnages qui sont passés. Plus tard, le christianisme a fait alliance en moi avec le communisme. L'un et l'autre ne pouvaient être atteint par les "hommes", qui sont des singes, et non des fauves, et qui continuent aujourd'hui à se battre pour récolter en haut du plus grand arbre, les plus belles noix de coco, l'argent.

 

Pouvez-vous nous parler de ce poème litanique merveilleux : L'Immaculée conception, daté de l'année 2000, qui se termine ainsi :

 

"le vieux est assis au bord de la neige
il n'a jamais été si loin
il recherche le temps où il était proche
l'enfance l'occupation l'adolescence le parti

il n'a fait que parcourir des chemins
qui ne mènent nulle part

maintenant il regarde la neige

il fait un bonhomme de neige éternelle"

 

Elle ne conjure pas la mort, elle intègre la mort. Tout est contenu dans "neige" et "neige éternelle".

La mort devient préoccupante. Elle consiste au passage de la neige (auprès de laquelle le vieux s'assied) à la neige éternelle ou vit le monde et son oubli par le monde même. L'infini qui oublie le fini et l'infini, et qui demeure infini, l'éternité, le monde et sa négation qui est le monde, le oui, le non, le oui, le oui dans le non, cette limite : non pas to be or not to be, mais to be and not to be. C'est dans cette affirmation/négation que maintenant je vis en poésie, assis aux limites de la neige éternelle.

 

 

Vous êtes né en 1928. Vous avez 85 ans. Quel regard portez-vous aujourd'hui sur la poésie, à travers votre œuvre, bien sûr, mais aussi à travers les œuvres des autres ?

Oui, 85 ans. Je ne comprends plus, mais plus du tout, l'humanité où nous vivons. Cette mutation qu'ils appellent crise, et qui est un bouleversement de la vie humaine. Je ne me suis pas mis à l'ordinateur, à internet, etc... etc... et je le regrette. Je ne me suis pas mis du tout au règne non partagé de l'argent, et cela je ne le regrette pas. Je suis très content aujourd'hui d'avoir travaillé ma vie entière en poésie sans être payé - ou si peu (j'avais évidemment un métier : j'étais prof d'allemand). Mes poèmes arrivent à leur fin : ils se composent surtout de quelques mots qui discutent avec une figure, genre un cercle et écrit à côté "eau", le cercle devient eau, l'eau devient cercle.

 

Dans le livre que Cécile Odartchenko vous a consacré aux éditions des Vanneaux, vous dites :

"Le temps réclamait, exigeait une autre poésie - je quittai le Parti, et me consacrai définitivement à la poésie, d'abord expérimentale, puis spatiale (...) Ce fut un grand temps, quelque chose de très changeant - une espèce de conquête du monde - autour des années 60 (...) On peut dire que ce fut la première "mondialisation" en poésie.

N'y a-t-il pas, Pierre Garnier, deux veines en vous : cet acteur conscient de la première mondialisation en poésie, et le poète qui chante l'alouette, aujourd'hui presque disparue à cause de ce que l'on a tendance à nommer "la mondialisation", c'est à dire le fruit du libéralisme ?

Bien sur il y a une espèce de contradiction : mais la "mondialisation" en poésie n'a rien a voir avec la mondialisation qui tue les alouettes, les abeilles. Ce qui tue les abeilles et les alouettes, c'est le "tout pour l'argent", le fondement même de l'homme, les singes, les fameuses noix de coco. La mondialisation était un espace qui se donnait aussi aux alouettes et aux abeilles.

 

"On ne peut écrire de poèmes que si on se sent, si on se sait en accord avec les étoiles - avec les insectes, avec les oiseaux - il s'agit de penser que le mot, les mots, représentent le monde - que les mots sont le monde comme le chant des oiseaux et le chant des étoiles - il s'agit de faire son possible de poète pour marquer cette alliance", dites-vous dans le livre que vous a consacré Cécile Odartchenko.
Vos thèmes sont l'enfance, le vieil homme, la craie, les oiseaux, Saisseval, la toponymie.
La poésie, dans ces choses dites "passées", est elle l'avenir permanent du monde ?

Ce fut l'avenir du monde. Mais qu'est-ce que ces hommes qui se prennent pour le monde, et qui se créent des dieux tutélaires. Il faut que les hommes aient un sacré orgueil pour créer des dieux qui leur ressemblent, en qui ils croient. Même le "bon Dieu" et leur imagination/leur imaginaire.

 

 

Propos recueillis par Gwen Garnier-Duguy, avril  2013




Rencontre avec Gilles Baudry

Cher Gilles Baudry, merci d'accepter cet entretien depuis ce lieu de silence et de prière qu'est l'Abbaye de Landévennec dans laquelle vous vivez. Vous êtes moine. Vous êtes poète dont l'œuvre est publiée presqu'exclusivement chez Rougerie, sauf votre dernier opus édité par Ad Solem. Et la première question que l'on peut se poser vous concernant est celle-ci : écrire de la poésie, pour un moine obéissant à l'ordre des Bénédictins, n'est-ce pas entrer en contradiction avec la parole de Jésus transmettant le Notre-Père comme prière suffisante pour parler à Dieu ?
La prière du Notre-Père est centrale dans la liturgie ; elle est au cœur de l'Eglise, son cœur battant puisque la seule prière de Jésus transmise à ses disciples ! Une prière qui va jusqu'à nous faire entrer dans la prière même de Jésus. Tant de commentaires ont été écrits et l'on ne peut en parler qu'en retirant ses sandales...
Mais votre question semble remettre en cause la légitimité de l'écriture poétique. Au fond : que sont les mots en regard de l'unique Parole ? En effet n'était l'Incarnation où le Verbe n'a pas pris d'autres mots que les nôtres (au risque des malentendus !), toute poésie (mais aussi toute théologie, toute exégèse) serait incongrue.
Mais ce serait oublier que toute la Bible est à la fois parole et écriture humaine et divine ; que Dieu, qui a fait alliance avec l'homme ne cesse d'appeler. La prière, c'est toujours un "répons", donc. Le poète croyant ne peut être qu'un serviteur de la Parole, humblement et jamais à la hauteur de la page blanche. Toujours balbutiant, débutant permanent. Le théologien médiéval se penchait avec amours sur la "pagina sacra". Quand l'écriture lui faisait signe, jamais il ne séparait les lettres d'avec l'esprit. Malheureusement, nous avons versé dans l'hyperconceptualisation. Or, les mystiques d'Orient et d'Occident pratiquaient conjointement théologie, spiritualité et littérature.
La poésie est un tropisme d'intériorité et celle-ci est mise à mal aujourd'hui. D'autre part, la foi réduite à un "intellectus" perd tout contact avec la vie. Aussi ai-je émis le souhait, en notre époque de désymbolisation, que la poésie soit un contrepoint à la rationalité théologique... Dans un dernier opus, aux éditions Ad Solem (Demeure le veilleur) voulu et préfacé par Nathalie Nabert, je désirais que le poème se fasse offrande et le poète, prière afin que plus rien ne s'interpose entre le secret de la poésie et le mystère de Dieu. Y suis-je un peu parvenu ?... Parole et silence, visible et invisible, prière et poésie se pollinisent...
Vos publications sont régulières. La règle bénédictine à laquelle vous obéissez semble très stricte, depuis les heures matinales jusqu'aux dernières prières du soir en passant par vos obligations de vie en communauté. Dans quelles conditions composez-vous votre poésie ?
Votre question rejoint ma propre interrogation, étonné que je suis d'avoir page à page, recueil après recueil, élaboré organiquement et avec cohérence ce qu'il faut bien appeler "une œuvre", comme à mon insu et sans préméditation. Du moins à l'origine j'étais dépourvu de cette ambition-là. Je n'ai fait que creuser un sillon pour accueillir et ensemencer les mots offerts.
Quant au temps consacré à soi (qui ne saurait être confondu avec l'oisiveté) : l' "otium litteraturae", il ne m'est accordé que par surcroît. Pourtant, ce sont des moments, rares, retirés à l'écoulement des heures... Sous la lampe et à ma table d'écoute, j'écris adossé à mon âme. Il s'agit de trouver l'adéquation entre le monde et soi sous la dictée de la voix cachée.
Votre poésie est en rapport constant à la transcendance. La vie régulière permet-elle un rapport au temps humain ordinaire ?
C'est surtout le temps ordinaire des petites heures notre lot. La quotidienneté qui n'est pas pour autant incolore. Pour ce, il faut habiter le temps, retrouver le sens de la durée. Notre rapport au temps est inhérent au sens donné à l'existence. C'est le "Présent intérieur" (l'un de mes titres) que nous avons à conjuguer, non le "présentisme" actuel qui rend le passé dépassé et l'avenir incertain. L'immédiateté fébrile, la tyrannie de l'urgence, le culte de la vitesse sont néfastes. On ne vit pas, on est vécu...
Dans la liturgie des heures il y a un "mystère du temps" : Dieu lui donne une qualité. D'où la nécessité de demeurer constamment en éveil car il ne cesse de passer, de venir. C'est parce que notre Dieu est l'Eternel qu'il a pouvoir de nous venir en aide chaque jour. Maître des temps, il est contemporain de tous les âges. Et nous n'existons vraiment qu'à cause de l'éternité de cet amour. Loin de nous évader dans un futur utopique ; loin de nous enliser dans un passé mythique, nous avons à vivre cet "entre-temps", cet équilibre dans un "déjà-là" et un "pas encore". Car l'au-delà, nous le portons au plus intime de notre cœur. "Le temps a cargué ses voiles pour entrer au port d'éternité", selon l'image marine de St Paul (1 Co 7,29).
Votre parole ne se départit jamais de la simplicité. Elle est dense, profonde, et les titres de vos recueils le disent : Nulle autre lampe que la voix, La seconde lumière, Présent intérieur, Invisible ordinaire, Versants du secret, Demeure le veilleur. Est-il fondamental de puiser son inspiration à la contemplation de la nature, et d'en faire un rapport avec le cosmos intérieur de l'être humain ?
Avec Plotin, il faudrait vivre, être dans l' "épistrophè", l'âme faisant peau neuve, retrouvant sa véritable nature en contemplant la beauté sensible. Et le mystique irlandais du IXème siècle Jean Scot Erigène voyait dans le cosmos une théophanie du Dieu caché. La nature était pour G.M Hopkins, selon Kathleen Raine, le "Corpus Christi, l'Hostie partout consacrée".
Pour ce qui me concerne, mon amitié-complicité avec les arbres, l'estuaire, les ciels de Bretagne, le miel de la lumière baignant les paysages... ne fait que croître. Louer devant la création - 5ème Evangile - constitue un prélude à la vision. Bénédictin, ma porte est franciscaine sur ce plan-là et je me sens en accord majeur avec la pensée d'Eloi Leclerc.
Le titre de l'un de vos recueils interroge : Nulle autre lampe que la voix. Le Christ disait : "La lampe du corps, c'est l'œil". Vous semblez lui répondre avec malice ?
La contradiction n'est qu'apparente car le Christ se dit aussi la "voix" (du berger) et la "voie" vers le Père. Et Claudel parle de "l'œil qui écoute". Rétrospectivement, j'ai le regret de n'avoir pas lu à temps cet aphorisme de Pierre Dhainaut : "Pour toute lampe notre écoute" et d'en avoir fait un titre. Le poète écrit comme on écoute. La page, il se la joue à l'oreille. Le poème comme une partition s'adresse à des lecteurs-auditeurs.
Quel medium que la voix, la vive voix, l'acte de lire, sans quoi l'écriture serait orpheline... Art délicat de dire un texte sans dramatisation outrancière, sans exagération... et sans minimisation plate non plus. "Une lente lecture, disait Bachelard, donne à l'oreille tous les concerts". Toute langue n'existe-t-elle pas que prononcée ? Notez que "Mikra" désigne la Bible ainsi que "lecture à haute voix"... Il faut respirer les mots en respectant la ponctuation et habiter le texte : seule clé pour trouver le ton juste, les inflexions qui touchent. En résumé : le silence serait la basse continue ou la fondamentale ; la voix, le chant de l'être, H.G Gadamer dit : "la lumière qui donne reflet à toute chose, c'est la parole".
Vous êtes un homme reclus, dans une société totalement extravertie. Ce qui vous parvient des métamorphoses du monde influence-t-il votre inspiration ?
"Reclus, c'est beaucoup dire. Si j'ai fait vœu de stabilité je ne suis pas "assigné à résidence". Le monastère est un enclos ouvert et, comme l'écrit Guillevic, "les vrais murs sont en nous". Le pèlerin sédentaire n'est pas vraiment si immobile que cela... La marche quotidienne - fut-elle limitée - m'est nécessaire, féconde pour la prière comme pour le poème. Elle permet la concentration dans la détente, la méditation sans tension.
Quant à ce qui influence mon écriture, sauf dans les notes de mon carnet et en des cas assez rares (cf. le génocide du Rwanda, l'assassinat des moines de Tibhirine...) je laisse aux journalistes, dont c'est la vocation, le soin de relater "l'écume des jours". J'essaie comme d'autres poètes, de déceler une minuscule odyssée dans l'existence la plus terne. Rien n'étant insignifiant...
Beaucoup de vos poèmes évoquent l'ombre, la nuit, la mort. Est-on poète, est-on moine, pour apprivoiser le moment décisif de la mort ?
C'est bien possible, au moins inconsciemment. Depuis plusieurs années, je tente de me constituer une anthologie personnelle des plus beaux poèmes à lire. A ma surprise, la plupart "tournent" autour de la thématique de la mort. Si oubliée par les médias, la poésie s'avère paradoxalement l'ultime recours testamentaire lors des sépultures.
Dans son dernier livre qu'il vient de me faire parvenir ("Cinq méditations sur la mort", Albin Michel) François Cheng exprime la vue profonde selon laquelle c'est la fin, la mort qui est en mesure d'éclairer la vie. Bénéficiant d'une double culture et convoquant Rilke, Shelley, Fondane, Hugo, Bergson, Wang Wei, il témoigne d'une vision de la vie en mouvement ascendant qui renverse notre perception de l'existence... Rien ne s'achève. "Sic transit..." Tout passe, tout est périssable, et la mort aussi ! La mort n'a pas le dernier mot. Le premier-né de nos tombeaux, par sa résurrection, fait de nos cercueils des berceaux en quelques sorte. L'enfance éternelle est devant nous. Mais le grain doit mourir en terre pour porter fruit. Nul autre sommeil que le repos dans la lumière. Cet horizon derrière l'horizon est l'éternité qui nous attend et nous convie... Mourir, c'est réaliser enfin qu'on a plus sa vie en mains, et consentir alors, comme le Christ, à remettre notre esprit entre les mains du Père de qui tout vient, vers qui tout va. Dès lors, la mort n'y peut rien. Quand elle arrive en charognard, il ne lui reste que les restes. Que la "carcasse". L'essentiel est Ailleurs...
Comment le poète Gilles Baudry perçoit-il la notion de paradis aujourd'hui ?
Loin de moi l'idée d'évoquer les fallacieuses "arrières-mondes" dénoncés par Nietzsche. D'autant que la spiritualité monastique parle plutôt de "vie éternelle". Un au-delà qui est un au-dedans, univers caché déjà présent au cœur du monde. Plus qu'un ciel à mériter, un Royaume à accueillir, donc. Le paradis : moins un lieu qu'un état. Et comme l'écrit J.Cl. Renard : "Un monde infiniment plus beau que son attente".
Et poétiquement parlant, qui ne désirerait à travers ses vers cette "musique du paradis" qu'un Dylan Thomas voulait faire entendre ? Cette musique affiliée au silence et à la lumière (comme chez Dante) ne nous offrirait-elle pas - en prélude - l'image sonore de la grâce ? Le pressentiment du paradis, il m'arrive de l'avoir en des moments rares à vous éblouir l'oreille lors de concerts, d'écoute de telle cantate de Bach, de tel motet de Tallis, de Victoria... Ils me "transportent" et m'arrachent des larmes comme ce fut le cas au Togo ces danses au son du tam-tam ou, plus récemment la voix cristalline de Divna, le violon virtuose de Natacha Triadou.
Beaucoup de vos poèmes, discrètement, humblement, traduisent une connaissance profonde de l'invisible, ce que le commun des mortels perçoit rarement sauf à vivre ce que l'on nomme philosophiquement une crise. Pourtant, il me semble que votre poésie est moins une parole de connaissance qu'une parole d'espérance. Notre temps aurait-il davantage besoin d'espérance, et donc de charité, que de vérité ?
Avec la crise, tout l'avenir est à l'avenant ! Et par gros temps, il ne faut pas démâter l'espérance. La crise des illusions est si forte que l'espérance n'a pas bonne réputation. A cet égard, St Augustin mettait en garde en se méfiant de deux choses : le désespoir sans issue, l'espérance sans fondement. L'authentique espérance est le contraire de "ces illusions consolantes" dont parle Elias Canetti. Le contraire des anesthésiantes promesses électorales, de la méthode Coué, des faux-fuyants. Lucide, l'espérance n'est en rien l'optimisme béat. Elle est courage d'être, en dépit de tout. D'autant plus invincible qu'elle a la fragilité du cristal et qu'elle connait les larmes. En plaine nuit, l'espérance anticipe l'aube pour deviner la lumière qui vient...
Face à la désespérance postmoderne de l'Occident, un écrivain d'Haïti (pays pauvre entre tous les pauvres), Daniel Maximin s'insurge : "Tu écriras loin de tout désespoir, qui est le luxe des peuples nantis."
Pouvez-vous nous parler de vos influences poétiques ? Quels sont les poètes que vous lisez et vous inspirent ?
J'éprouve toujours quelque perplexité à l'égard de ceux qui déclarent ne devoir rien à personne ou - plus fréquemment bien que moins péremptoires - ceux qui ne fréquentent pas la poésie. Pour ma part j'éprouve une grande gratitude envers mes pairs et m'avoue d'abord et avant tout "lecteur" ; secondairement et corollairement "auteur", ayant toujours le crayon à la main...
Bien sûr, mes lectures buissonnières d'anthologies (celle de Seghers ou autres) m'avaient fait découvrir la poésie française de Villon et des troubadours jusqu'à Apollinaire en passant par Verlaine, Baudelaire. Mais c'est à l'âge de vingt ans que tout a commencé lorsqu'un ami me mit entre les mains les textes de René Guy Cadou et l'admirable essai à lui consacré de Michel Manoll dans la collection "Poètes d'aujourd'hui". Ce fut une nuit blanche à la lanterne magique.
Bien plus qu'une simple réminiscence, cela reste, quarante ans après, l'expérience lumineuse et germinale à même de féconder ma quête, d'orienter mes lectures ultérieures : Milosz, Schéhadé, Reverdy, Follain, Malrieu, Novalis, Rilke... et surtout Supervielle dont la voix m'est si intérieure.
J'ajoute que seul me touche le chant profond étant comme l'émanation de l'être. Je vous fait grâce donc d'un fastidieux florilège de mes "délectures) (néologisme de Guy Goffette). Seulement que parmi mes correspondants : (Pierre Gabriel, Michel Manoll, Hélène Cadou, Anne Perrier, Jean-Pierre Lemaire, François Cheng) bien des pages me furent des "partitions" exemplaires. Je suis plutôt éclectique bien que j'aie - comme tout un chacun - mes répulsions et mes coups de coeur. Ainsi, depuis quelques années, ma pente va vers mes poètes "chambristes", mélodistes, tels Gérard Le Gouic, Lionel Ray, Jean-Yves Masson... Le lyrisme d'intériorité apporte un surcroît de sens.
J'ajoute enfin qu' "influence" ne doit pas rimer avec "dépendance". Il s'agit de trouver "sa" voix, la sienne, unique.
Merci Gilles Baudry




Rencontre avec Balthus de Matthieu Gosztola

 

Matthieu Gosztola nous offre une Rencontre avec Balthus, poème d'un seul tenant paru dans les belles et simples éditions La Porte menées par Yves Perrine. Le livre est de petit format. Il tient dans une poche. C'est une idée formidable car avec cette collection, Yves Perrine invente le poème compagnon. A l'heure où l'on dit que la poésie ne se vend pas, pour quelques euros, vous voilà portant un poème par devers vous.

Le poème de Gosztola commence le plus simplement du monde : il visite une personne à l'hôpital et apporte des brouillons de poèmes qu'il laisse à lire. Scène réelle ? Allégorie ? Qu'importe : dans le poème loge la guérison de l'homme. Or il se trouve que cet homme, dans cet hôpital, est une femme. Le poète apporte sa robe d'enfance à la malade, celle brodée de promesses et d'avenir offert. Elle faisait danser les saisons depuis sa robe d'été. C'est ainsi que le poème de Gosztola chante la femme en lui et ouvre une danse annuelle qui ressemble à une conversation intérieure.

Le poème se poursuit, et cette conversation, faite de silence, de souffrance rentrée, d'absence, se rend attentive aux signes du dehors, qui sont peut-être des intersignes du dedans.

 

Un merle sautille sur la pelouse
J'ai tourné la tête au bon moment
Pour entendre les quelques notes
De la mélodie de son geste
Mais pas toi
 

L'attention aux gestes, la prévenance envers l'autre grandit chacun dans ce duo ne formant plus qu'un être, un être fait d'empathie, un être fait d'amour.

 

Puis je te brosse les cheveux
En faisant très attention
Pour que tu n'aies jamais mal
Pendant que s'ouvre (pour nous contenir)
Silencieusement
Le poème

 

La patiente demande alors au poète de lui ramener ses livres sur Balthus et le concert des regards, des contemplations, unit ces êtres de fraternité.

Le poème fait alors affleurer des citations du peintre qui se confondent au poème, lui-même étant l'émanation de l'ensemble fraternel qui tient alors lieu d'amour. "Je cherche à m'approprier la part d'ombre/D'un chemin dénué de tout".

Est-ce Balthus qui parle ? Est-ce Gosztola ? L'art lie, unit, marie.

 

Juste avant que Balthus ne meure
L'ensemble des êtres
Vivant dans ses tableaux vivants
S'est réuni à son chevet
 

Et chacun a posé ces mots
Sur son front brûlant
Pour atténuer la brûlure de la perte
Devenant peu à peu elle-même
Par une lente métamorphose
Du silence au silence
 

"La mort ne garde rien pour elle
 

Elle souffle les sourires des morts
Dans la bouche des enfants"
 

Au chevet de la patiente, il y a la peinture de Balthus, il y a la pensée du poème, il y a la leçon du peintre entendue par le poète :

 

Peindre pour
Faire tomber la vie dans la vie
 

Mais dans la vie originelle
Qui est frémissement
D'un presque silence
Contenant pourtant tout l'espace
 

Rencontrer Balthus, c'est rencontrer le corps de la peinture, à l'instant où celui de la sœur mystique vacille. A l'heure du corps présent demeurera les preuves du passage : le poème, habité de gestes naturels, geste d'amour de tout renouvellement du monde.

 

 




Rencontre avec Aaron Shurin

Interview with Aaron Shurin

Poet Aaron Shurin lives in San Francisco, California, and is the author of over a dozen books, both poetry and essay collections. He cofounded the Boston, Massachusetts-based writing collective Good Gay Poets, and was the director of the Master of Fine Arts in Writing program at the University of San Francisco.

Shurin’s newest book is Citizen (City Lights Books, 2012). The poems in this collection started as a response to a Martin Puryear sculpture exhibit at the San Francisco Museum of Modern Art. Shurin explained, “I started writing down words that I saw as his materials, from the museum tags describing the pieces. It could be wagon—there was a wagon, cedar—which the wagon was made of, yellow—the color something was painted. . . . I felt like for this show, that my response was that I would write poems using the same materials that he used, except that my materials were the words of his materials.” To get a feel for how Shurin turned his notes into poems, listen to Shurin read “Gloria Mundi” from Citizen here:

http://w3sidecar.tumblr.com/private/46441808566/tumblr_mkc51sjUlO1rb5twt.

In the following question and answer set, Shurin elaborates on the structure of his new book, what readers might take away from Citizen, and his thoughts on the writing life.

 

Do you have a philosophy for why you write?

Poetry is attention, and it is the means of attending experience. Attention is the key word both for what it requires and what its nature is.

 

How does the structure of a piece influence your work? What’s the relationship between content and form?

Structure is just process, it is the way that I compose. Because topically Citizen is about anything, I wanted it to have coherence. I threaded it with a few operative structural elements to give it a sense of unity, rather than being a random collection.

 

There are contributory figurative elements that are dynamic in Citizen—the constant restatement and its incessant use of dashes and ellipses. I wanted there to be a sense that language was shimmering, which is to say it could always be restated. Language was never permanent and that kept the world in flux, and perhaps more lifelike.

 

I’m also constantly proposing little collided pairs of words that re-shift the focus, and restate the shift. It was easy to collide words in unusual pairings, little “scintilles,” to use the French word that describes the sparkles from fireworks. The pairs are little scintillations that erupt in the middle of the poem as it shifts.

 

There are about half a dozen things that were simultaneous thematic or structural cohering points in Citizen. The first was the process, the second was the use of ellipses and dashes, the third was these colliding pairs of scintillations. Then there were the thematic phrases that appeared: “Perhaps it is,” “It is or it isn’t,” “It may well be.” Those become motifs, as does “Once I was,” and then there a number of poems about the sky. I didn’t start out with all of those, but did attend them. As some came up, I realized that I wanted them to reappear. “The beautiful nights dance like bears,” comes up, and it is actually stolen from a poem of mine from a book written almost twenty years ago.

 

What do you hope readers will take away from Citizen?

I hope they take extreme pleasure in the sensual and intellectual synthesis of language at play. I’m not sure I can say much beyond that.

 

Well, I’ll tell you a little bit more about the background of Citizen. There were several threads within the book, and one was the structural one I just described. Another was that I wanted it to be permeable to the world, as narrative is inclined toward the world. I was traveling a bunch, mostly to Mexico and some to Arizona, and so I made the decision to let the sights, sounds, artifacts, and experiences of my travels come through. As for what people take away, everything that I put in, I wish for them to get—the meeting point of the imagination and the world.

 

One of the things that I talked about with my publisher is the title, and it has occasionally given some readers trouble. Some people had pre-formed ideas of what a book called Citizen should be in this climate. In my view, Citizen had multiple layers. It was also situating myself as a citizen of the imagination, which seems to me the primary locus of poetry, and also as the cover suggests, that I am a citizen of the book, of the language of poetry. I would love for all of those layers to be active for readers.

 

What do you find most challenging about writing?

Challenging in the sense that one wants a challenge? So, what is that: the art.

 

What’s the best advice you’ve been given as a writer?

The best advice I was given as a writer was not verbal, but modeling. I had the great fortune of having stupendous friend/teacher models: Robert Duncan, Denise Levertov, Diane di Prima. It was their practice that is the best advice that was ever given to me. Their combined authority and figure of how to live a life as a poet was the richest information that could have been departed to me. It was a touchstone all my younger years. To have them as models both for teaching and for writing, models of poetic integrity—that meant everything.

 

 

About Aaron Shurin

Poet and essayist Aaron Shurin was born in Manhattan, New York, and grew up there, in eastern Texas, and in Los Angeles, California. He earned a BA at the University of California, Berkeley, where he studied with poet Denise Levertov, and an MA in Poetics at the New College of California. Influenced by Robert Duncan and Frank O’Hara, Shurin composes lyric poems that explore themes of sexuality and loss. 

 

Shurin is the author of more than a dozen books, including the poetry collections The Paradise of Forms: Selected Poems (1999), a Publishers Weekly Best Book; Involuntary Lyrics (2005); and A’s Dream (1989), as well as the essay collections King of Shadows (2008) and Unbound: A Book of AIDS (1997). Shurin has won fellowships from the National Endowment for the Arts, the Gerbode Foundation, the San Francisco Arts Commission, and the California Arts Council. He cofounded the Boston-based writing collective Good Gay Poets and was the director of the MFA program at the University of San Francisco. 

 

(Biography source: http://www.poetryfoundation.org/bio/aaron-shurin.)