Rencontre entre Serge Nunez Tolin, Marc Dugardin et Jean-François Grégoire

Recours au Poème  propose aujourd'hui à la lecture la version écrite inédite d'un entretien tenu le 27 novembre 2010 à la Librairie "Quartiers Latins" à Bruxelles. Il s'agit d'un "Coup de coeur" à la faveur duquel deux livres furent présentés à leur parution. "Voyageurs que nous sommes" aux éditions La Ravine de Muriel Claude, photographe et Marc Dugardin, ainsi que "L'ardent silence" aux éditions Rougerie de Serge Núñez TolinL'échange avec les auteurs a été conduit par Jean-François Grégoire, lecteur.

Nous publions ici les réponses de Serge Núñez Tolin.

 

I. / Questions posées à Marc et Serge

 

1°)   « Ainsi la réalité trouvée dans le poème, surgie de lui, est-elle avant tout une heureuse surprise, venant à la fois du dehors et du dedans », écrit Jean-Pierre Lemaire (« Marcher dans la neige », p.28)… Le poète toujours en quête des minutes heureuses dirait Georges Haldas. On parle aussi du bonheur d’expression de certaines formules poétiques… Quel serait pour vous le rapport entre la poésie et la joie – de se retrouver, p.ex., d’être ensemble, de favoriser la « commune présence » (Char) ?

 

La poésie est d’abord une solitude. Cependant, très vite –presque simultanément- elle postule la présence des autres. C’est ce que je nomme actuellement le « tutoiement ».

 

La joie, non je ne peux faire usage de ce substantif s’agissant du rapport à ma poésie. Mais je reçois fort bien cette impulsion en elle qui, me poussant à écrire, me pousserait à favoriser la « commune présence ».

 

&

 

2°)   Jean-Louis Chrétien, philosophe-poète, pense que ce qui caractérise la joie, c’est son inclination à dilater – le cœur, l’univers, les liens. La joie augmente. Pour Reverdy, la poésie « apparaît chaque fois que l’auteur se fait une révélation au-dessus de lui-même. » On pense à Pascal et à son affirmation selon laquelle « l’homme passe l’homme »… Quel « territoire » cherchez-vous à accroître en écrivant des poèmes ?

 

Son livre « La joie spacieuse » chez Minuit est une excellente nourriture spirituelle.

 

Bien en accord avec la phrase de Reverdy. Mais cet instant au-dessus de soi-même  –et il est vrai : fugacement, survient une sorte de joie au ventre, littéralement physique–  cet instant de dépassement donc donne la sensation d’une amplification de l’être que l’on sait aussitôt illusoire face au réel. Toutefois, rien du réel, même le pire de l’homme, n’empêche l’écriture (l’histoire littéraire existe aux côtés de la permanence des guerres, crimes contre l’humanité, génocides, etc.) Il en va de même des arts en général.

 

Rien en tous les cas n’empêche d’écrire, avec parfois dans son flux, la sensation de se croire plus présent. Ni la conscience de la teneur illusoire de cette amplification.

 

3°) Personnellement, j’aime bien imaginer la poésie comme une forge à images, à métaphores. Comme l’atelier où se concoctent les « métaphores vives » (Ricoeur). Or, étymologiquement, la métaphore, c’est ce qui déplace – le point de vue, la vision du monde, les idées. Poète créateur, bien sûr – et créateur de nouveauté(s). Il y faut du courage : quelle tonalité donneriez-vous à cette espèce de courage : laborieuse, légère, surprenante ?...

 

Cette écriture dans mon cas a toujours pris une tonalité laborieuse. A savoir, pourquoi l’écriture plutôt que le silence ?  J’ai toujours éprouvé des doutes quant à ce qui fonde le fait de s’adonner à l’écriture. J’ai profondément en moi, la notion de la dimension collective qui serait plus légitime que le fonds individualiste. Mais il s’agit d’un problème mal posé. En effet, l’individu peut ne pas exclure l’autre. De même, le plus grand nombre ne doit pas écraser l’émergence du singulier.

 

L’écriture est immanquablement surprenante ; c’est ainsi que l’on éprouve cette « joie spacieuse » de Jean-Louis Chrétien ou cet « au-dessus de soi-même » de Pierre Reverdy.

 

 

&

 

 

4°)   La poésie, prétend Reverdy, c’est le lien entre moi et le réel absent. C’est cette absence qui fait naître tous les poèmes.  « … tout nous résume en nous absentant », écrit Serge (p.41) Dans la bible, l’homme créé par Dieu se distingue par sa compétence à nommer les choses, les êtres. Mais ce travail ne le rend pas heureux : pour être heureux, il lui faudra trouver une aide, à côté de lui, qui ne soit ni ange ni bête, mais un(e) partenaire susceptible de lui permettre de fournir une substance au mot « je ». Est-ce la quête de ce « tu » jamais vraiment disponible qui nous résumerait ?

 

Cette recherche du « tu » : oui ! C’est également, « le néant fertile » qui nous conduit au « tutoiement ». Sortir de soi, ce n’est pas se contenter de cette sensation d’amplification dont l’écriture peut être l’occasion. Ecrire donc, qui revient à sortir de soi, c’est suivre sa piste –un sentier muletier–pour en arriver au développement d’un grand paysage que l’on peut comparer au tutoiement.

 

II. / Questions posées à Serge

 

 

1°)   Dans le fabuleux livre qu’il a intitulé « Qui/ si je criais… ? » où il parcourt des œuvres-témoignages, Claude Mouchard cite un texte du poète russe/soviétique Aïgui : « Plus ferme/ que la fermeté/ fondement du silence/ le plus pur. » Comment comprends-tu cette fermeté du silence (qu’on aurait tendance, souvent, à qualifier d’évanescent), toi, qui en as fait le motif/moteur de ton dernier recueil ? Aurait-elle à voir avec l’ardeur dont tu qualifies le silence dès le titre du recueil ?

 

Le mot « pur » est bien un terme, une notion dont je ne crois pas avoir jamais fait usage dans mes livres, ni dans la vie… ! De même que celui d’absolu –si ce n’est pour le dénier.

 

Le dernier –l’ultime– état du silence, le premier, le dernier : celui du néant, ce silence du néant, je le reçois, l’accueille, comme un silence fertile qui me pousse. Je dirais qu’il me conduit au réel. Et c’est en cela que ce mouvement ne peut être qu’ardent. Comme est ardente la vie. Peut être pas nos vies mais la vie, elle-même.

 

Je conçois bien le « silence » comme une réalité ferme ; je ne le vois pas autrement. Certainement pas comme évanescent, cela je ne le comprends pas.

 

 

2°)   Le romancier Michel del Castillo affirme volontiers que toute parole naît du silence. Mais on comprend que ce silence n’a rien à voir avec le silence « vide » qui a rendu fou certains mystiques ! C’est un silence habité, en quelque sorte : un silence qui écoute, ou pour écouter… Est-ce bien ainsi que tu verrais les choses, toi aussi ?

 

Un silence qui écoute : je ne crois pas. Je reçois ce silence plutôt comme l’indifférence du réel, l’indifférence naturelle à l’égard de notre présence. Ou la vie comme indifférente à nos consciences.

 

Mais un silence pour écouter : oui. Pourtant, il n’y a rien à écouter dans le silence si ce n’était ce « néant fertile » car si l’on entend en soi (l’oreille profonde) ce qu’il y engendre, nous décidons  –un acte de notre volonté–  de nous avancer ici et maintenant, dans ce monde où nous sommes présents, présents à la vie.

 

 

3°) Puisque je viens d’évoquer les mystiques, en voici un, et non des moindres : Eckhart, évoquant le silence comme « voie d’accès vers le lointain intérieur et la chambre secrète où s’épaissit le mystère » – qu’on rêve de rendre présent dans le langage. Se risquer à la lisière du mystère, est-ce le risque que tu prends en écrivant ?

 

Plus maintenant. Il est sans doute vrai que marchant aux limites du langage (les 4 Silo), je découvrais la tautologie, l’enfermement, la limite de la conscience humaine et l’écriture comme métaphore de cette tautologie.

 

         Quelques livres après Silo, la courbe partie des mots s’est infléchie vers les choses, courbe aussi du silence vers la présence, du je vers le tu : soit dans chaque situation : voie de l’acquiescement à la vie, par là, la difficile acceptation de l’impermanence et de la mort.

 

Aujourd’hui, je prends plus le risque de l’autre, le tutoiement. J’éprouve une réticence au mot de mystère car je le crains quand on en fait usage  pour barrer celui de conscience. J’admets fortement que nous sommes tant dépassés par le fait qu’il y a quelque chose plutôt que rien. Tellement, limité dans l’illimité. Mais je n’éprouve pas à partir de cela la nécessité personnelle ou collective d’une transcendance qui serait, par exemple le « mystère ».

 

 

&

 

 

4°)   Dans un livre remarquable qu’elle a intitulé « L’œil de l’âme », Jeanne-Marie Baude prétend que « dans la période de dépérissement spirituel que nous traversons, il nous faut sans doute sortir du silence. » Le penses-tu aussi ou, au contraire, aurais-tu tendance à dire qu’il s’agit plutôt d’y demeurer et de le creuser ? Et est-ce qu’on pourrait dire qu’à certains moments le silence est assourdissant – et qu’il faut en sortir pour s’entendre ou se comprendre encore ? C’est un peu la question du « pourriture du silence » (p.63) qui se pose ici peut-être…

 

 

Je ne sais trop comment « demeurer dans le silence et le creuser» n’empêche nullement de parler. Je pencherais même que, ce faisant, il y aurait comme une obligation vitale à en sortir une parole. Le silence nous pousse littéralement à prendre conscience ici et maintenant.

 

5°) « Atteindre l’ignorance qui nous devance, écris-tu p.44 (…) L’ardent silence qui manœuvre dans ma langue, est comme l’évidement du  je pour ne laisser de lui que ce qui y manque. »

« Effacement », suggère Jaccottet. Tsim-Tsoum disent les Juifs quand ils parlent de la manière don Dieu créa le monde – en s’en retirant. Qu’est-ce qu’on vise à travers ce retrait ? Le rien ? La simplicité ?

 

Si  l’on se laisse fasciner, subjuguer par la question que pense-t-on le silence nous poserait, le silence est effectivement « assourdissant ». Il empêche de revenir en soi, au silence de « l’oreille profonde » vibrant de la même vibration que le silence du monde. Cette identité des vibrations résulte aussi d’un acte de notre volonté.

 

Cette ignorance qui nous devance, c’est sans doute, la capacité à se délester de la raison tyrannique propre à la tradition occidentale. Cette raison qui si souvent despotique s’impose en imposant le « je » comme son bras armé et violent, faisant violence au véritable moi, celui qui s’efface pour mieux s’ouvrir au réel, à la vie, au tutoiement.

 

Il faut se retirer pour être présent.

 

 

&

 

 

 

6°)   « Je suis paysage dans le paysage », écris-tu p.12 Cette affirmation consonne pour moi avec cette suggestion de Jacques Reda : « Car s’il est vrai qu’on apprend à mieux se connaître quand on voyage, on fait aussi l’expérience d’une certaine dépersonnalisation, comme si l’on se transformait en un libre espace dont celui qu’on explore devient à son tour le promeneur. » Dirait-on que le silence nous découvre ?...

 

 

Magnifique l’écho que tu m’offres, ce « libre espace » que l’on peut induire en soi dans la marche. Oui, le silence nous découvre ; comme le paysage et comme le silence du paysage, aussi nous découvrent.

 

 

&

 

7°)   « Chaque chose est pierre d’achoppement, non pas pour les laisser derrière soi mais pour les traverser. » La pierre d’achoppement, c’est le scandale (en grec) : c’est ce qui fait chuter. Quelle serait ta « philosophie » du scandale ? Et comment s’y prendre, le cas échéant, pour le traverser (plutôt que le contourner ou l’éviter) ?

 

 

Si le scandale est le fait que rien ne nous est donné du sens de ce monde où nous sommes, si le scandale est le fait qu’il n’y a pas de sens à la présence du monde ainsi qu’à la nôtre, à la vie (et dans son cas, le sens est la vie même), la pierre d’achoppement est doublement le « néant » et le « réel » : les traverser nous  revient. Effectuer ces traversées, revient à admettre ce que nous sommes et ne sommes pas, ne pourrions pas être, accepter notre « ici et maintenant ». Le réel (néant inclus) nous conduit vers son immanence, et ainsi, cette immanence du réel, nous la sentons nôtre.

 

 

&

 

 

8°)   Affût, vigilance, attente, patience, (espérance ?)… Etre poète, c’est être veilleur, guetteur (« ardent, ce guet ouvrier toujours à ses commencements », p.40) Guetteur d’aube, comme le moine ? Guetteur obsédé comme le militaire dans « Le désert des Tartares» de Dino Buzzati ?  En attente de quoi ?

 

En attente de rien. C’est une attente sans objet. Une attente qui n’a pas de but. Quoi que, cette attente soit la mise en disponibilité de soi à ce qui pourrait arriver et que l’on ignore. Mais cette attente n’a pas la révélation du sens comme résolution : il n’y a pas de réponse à la question.

 

L’attente est une tension dynamique de l’intérieur de l’être vers son extérieur. L’attente, c’est, en effet, guetter l’aube pour y puiser l’acquiescement en une sorte d’immobilité active.

 

 

&

 

 

9°)   « L’emprise du silence sur le langage, la supériorité de la patience sur l’attente : jeunesses permanentes de la simplicité. » (p.33) Que peux-tu nous dire de cette patience ?

 

Cette patience serait une sorte de confiance dans l’attente, en laquelle nous trouverions l’acquiescement au monde.

 

 

&

 

 

10°)   « Celui-là même enfin, ce silence, qui à perte de vue s’est soumis à un imprenable ‘il y a’ » (p.22) « Formes accomplie du silence, ce qu’il y a, pollen, qui propage une même persistance des lieux. » (p.28) Je pense à ces réflexions d’Emmanuel Lévinas à propos du fond de tout : cet « il y a », précisément, qui n’est pas silence, à proprement parler, mais murmure vaguement inquiétant… Cet « il y a », toi, comment le ressens-tu ? Que te « dit »-il ?

 

 

Cet « il y a » ne m’inspire pas l’inquiétude, l’intranquilité certes, mais avant tout, il ne faudrait peut être pas utiliser l’adjectif démonstratif « cet » qui établit un face à face. Or nous sommes partie de l’« il y a ». En ce sens, il n’y a ni espérance ni désespérance, l’ « il y a » est. Il n’appelle pas de sens puisqu’il ne pose pas de question.

 

« Il y a » est le lieux où par un acte de notre volonté, nous pouvons rallier « cette chambre d’où nous ne sommes jamais sortis » en tentant d’y rejoindre ce que nous y sommes et comme nous en sommes.

 

 

&

 

 

11°)  Car tu notes ailleurs (p.43) : « Le silence détaché de ses sources défait ce qui l’approche… » Pour éviter le chaos de la destruction (voire de la violence), sur quelles sources peut-on compter ? Sur quelque chose qui serait à voir, comme les fameux « éclats » de lumière chers à André Dhôtel ?... « Il y a une commune présence du silence et de la lumière, écris-tu par ailleurs. Ils forment cette plaine de la réciprocité où l’on trouve que l’un continue l’autre. » (p.51) Comment interpréter cette continuité ?

 

 

Toute la vie sociale repose sur cette idée de source. En effet, sur quelle source nous fondons-nous pour éviter le chaos, la destruction, la violence ? Quelle transcendance ou catégorie supérieure de la pensée, quel universel ?

 

Aujourd’hui, en nos XXème et XXIème siècles, je pense que nous sommes, quels que soient les transcendances, face à des récits. L’homme, la société, l’histoire nous l’ont montré.

 

La source où je considère que l’on peut, une fois encore –si ce n’est la dernière–  chercher des fondements à notre conduite, c’est précisément cet « il y a ». Cet « il y a » duquel nous pouvons tirer les leçons qui sont d’abord en nous (ne pas oublier que nous sommes partie de cet « il y a »). La vie qui s’entend avec elle-même. La plante qui poursuit la lumière.

 

La continuité répond dans mon esprit à l’absence d’unité. Il n’y a pas d’unité en ce monde pour l’homme. Dieu n’en est pas une, la science n’en est pas une (et avec elle la ratio comme surplomb sur l’homme) : il n’y a pas de transcendance. Il n’existe aucun surplomb sur l’homme.

 

L’immanence –ici et maintenant– est cette continuité entre l’ici et le maintenant, entre l’homme, la vie et la mort. La continuité est ce qu’il résulte de l’opposition des contraires. La continuité m’est inspirée par l’ « il y a » et le rapport où je me perçois avec le monde. La continuité est un acte de volonté. C’est une discipline intérieure qui me porte au-dehors. Ce n’est pas exactement une éthique, ce n’est certainement pas une morale. C’est, je dois bien l’admettre, une conduite –une discipline intime– dont le fondement est encore à l’état d’intuition. Cependant, je ressens ce fondement, comme vrillé au ventre tel une intuition animale.

 

 

&

 

 

12°) « La question du silence est absurde, ayant pris au silence sa propre absurdité, comme il serait absurde de ne pas poser la question du silence. » (p.55) Comment comprendre cette espèce de paradoxe ?  Comme l’expression de la limite de la pensée ? Ou comme le point de levier qui permettra de basculer vers un ailleurs de la pensée : cf. « Dire dans le silence : ‘la pensée n’éclaire rien, ni même, ce rien qu’elle laisse devant elle’. »

 

 

Expression de la limite de la pensée et comme point de levier qui conduit vers un ailleurs de la pensée. Se poser la question « pourquoi nous sommes là ? » n’a pas de sens. Comme poser cette question au silence même. Ne pas se la poser serait une inconséquence grave car nous sommes des êtres de profondeur ; sinon que faire de la conscience et de la pensée ? Toutefois, la réponse à cette question qui ne connaît pas de réponse ne doit pas attendre de la raison la résolution qu’elle appelle.

 

Cette résolution  –qui n’est pas réponse–  nécessite de se laisser porter par l’ « il y a ». Nous devons nous effacer et surtout mettre en retrait cet occident de la raison. Notre corps peut rejoindre le corps du monde. C’est peut être ce qu’il appelle le plus profondément et nous entendons mal cet appel, pensant qu’il est nécessité d’une transcendance. Le corps réclame de nous une émancipation de l’homme.

 

 

&

 

 

13°) « Le silence, c’est le langage du monde à venir », affirmait le moine Isaac le Syrien. Pourrais-tu faire tienne cette affirmation ?  Et que serait alors le silence de l’écriture – ou le silence écrit ?...

 

Si le silence est le partage, la commune foulée avec l’ « il y a » que je nomme souvent « le paysage », je peux effectivement faire mienne cette phrase d’Isaac le Syrien. Le silence de l’écriture serait une écriture qui ne recourrait plus au récit pour se développer.

 

&&&

 

 

Pour finir en ne finissant pas…

 

 

Jean-François, maintenant que j’ai répondu à ces questions si riches,  –bien que ce soit là des questions auxquelles nous n’avons jamais fini de répondre…–, il faut tout de même écrire ici que le poète a tout dit de ce qu’il peut dire dans la poésie qu’il écrit. Il faut dire que le poète est sans système.

 

Si le poète ajoute à son texte, c’est qu’il a pu dire tu à celui qui l’a interrogé et que ces mots de plus sont essentiellement l’exercice du tutoiement.

 

 

Jean-François, je t’adresse un très grand merci pour le travail que tu as fourni. Très stimulant. J’espère que ce que cela a déclenché en moi est à hauteur de ta profondeur.

 

 

Serge

 

 

 

&




Transcender les frontières

Ce qui suit est tiré d’une rubrique mensuelle spéciale de la revue littéraire américaine en ligne The Bakery, éditée par le poète Albert Abonado. Cette rubrique s’intitule Writing from Israel: Poets, Poems, and Translations, “écrire en Israël : les poètes, les poèmes et les traductions”. La discussion suivante, intitulée orginellement Transcending Boundaries: A Conversation on Contemporary Israeli Poetry, a été menée (et éditée) par la rédactrice invitée Sarah Wetzel, entre les poètes et traductrices littéraires Dara Barnat, Jane Medved, Joanna Chen et Marcela Sulak, qui vivent toutes en Israël. Les sujets abordés sont : l’état des lieux de la poésie israélienne, la nature et la nécessité des traductions, et l’importance des communautés littéraires, à la fois locales et globales.

 

Cette discussion a été traduite de l’anglais par Sabine Huynh, qui connaît bien les poètes en question, car elles participent ensemble aux mêmes soirées littéraires en anglais, durant lesquelles elles échangent sur leurs travaux en cours. En tant qu’auteure et traductrice littéraire basée à Tel Aviv, elle apportera également son grain de sel à cette discussion passionnante. 

 

*******

Introduction, par Sarah Wetzel

 

Les quatre poètes de langue anglaise qui ont pris part à cette discussion, Dara Barnat, Joanna Chen, Jane Medved et Marcela Sulak, ont toutes immigré en Israël pour des raisons différentes, ayant à voir avec la famille, un mariage, la carrière ou peut-être même l’idéologie. Mais au-delà de leur langue maternelle commune, elles sont liées par la littérature. Elles partagent non seulement la même passion pour la poésie, mais elles sont aussi profondément impliquées dans la littérature du lieu où elles se trouvent. Nous avons discuté en ligne de ces sujets ainsi que d’autres, un peu en vrac.

Leurs mots expriment si bien la difficulté et la beauté qu’il y a d’écrire dans un pays secoué par tant de turbulences, et pourquoi elles se sont tournées vers la traduction. Elles expliquent aussi pourquoi elles ne peuvent dire avec certitude qu’elles sont des poètes israéliennes, même après avoir vécu en Israël pendant de nombreuses années,. Leurs mots (et leur travail) disent combien le déracinement peut servir de catalyseur à leur propre écriture poétique.

Les quatre poètes qu’elles traduisent forment également un groupe assez varié. Agi Mishol est l’une des poètes israéliennes les plus connues et les plus récompensées actuellement. Elle a probablement reçu tous les prix littéraires en cours et publié une douzaine de livres. Orit Gidali et Gili Haïmovich appartiennent à ce que l’on pourrait appeler la nouvelle vague de la poésie israélienne. Elles sont saluées unanimement et ont publié à elles deux plus de sept livres en hébreu. Dan Pagis faisait partie d’une génération de poètes israéliens qui ont révolutionné la poésie hébraïque, et il reste, plus de vingt-cinq ans après sa mort, une référence littéraire israélienne incontournable.

*******

Discussion entre Sarah Wetzel, Dara Barnat, Joanna Chen et Marcela Sulak

 

Sarah: Dara, Jane, Joanna, et Marcela, vous vivez et travaillez toutes en Israël et vous avez la nationalité israélienne. Pourtant, vous venez des États-Unis, ou, dans le cas de Joanna, d’Angleterre, et l’anglais est votre langue maternelle. Au vu de cette toile de fond, vous considérez-vous comme des poètes israéliennes ?

 

Marcela: Je ne suis pas très à l’aise avec l’appellation “poète israélien”, vu que je ne vis ici que depuis deux ans et demi. J’ai passé autant de temps en République Tchèque et au Vénézuela, et quand je travaillais là-bas, ainsi que quand je travaillais en Allemagne, je vivais et travaillais dans les langues de ces pays : tchèque, allemand et espagnol. En Israël, je travaille en anglais. Israël est le seul endroit où j’ai vécu dont je ne connaissais pas du tout la langue en arrivant.

 

Joanna: Écrire en anglais alors que vous êtes entourée d’hébreu et, dans une moindre mesure, d’arabe, est un défi. Je suis une novice dans le monde de la poésie, contrairement à Marcela, à Jane et à Dara, et je me suis sentie un peu isolée et déconnectée du monde poétique global, à la fois en Israël mais aussi dans le reste du monde. Il m’arrive de me demander ce qui me manque. Cependant, grâce aux réseaux sociaux, j’ai l’impression que cet écart, au lieu de se creuser, commence à se combler. La distance géographique ne vous coupe plus forcément du reste du monde si vous fournissez les efforts nécessaires.

 

Jane: Je ne suis pas sûre de savoir si je me considère comme une poète israélienne. Je ne suis pas sûre en fait de ce que je suis. Je crois que je suis un hybride bizarre, mais ce n’est pas très grave. Comme l’a souligné Joanna, l’internet permet de réduire les distances et même de les abolir presque totalement. J’ajouterai que même si les mondes poétiques de langues différentes se chevauchent rarement, il existe certainement une vie littéraire dynamique en Israël, et aussi vivace certainement du côté arabe et russe, bien que je n’aie aucune idée de ce qui s’y raconte.

Dara: Je me vois comme une Américaine, bien que j’aie vécu à Tel Aviv pendant une décennie, depuis l’âge de vingt-deux ans. J’adore Tel Aviv, mais j’ai l’impression que je n’ai pas vraiment d’atomes crochus avec la communauté littéraire hébraïque. Je crois que cela est dû à la langue, mais aussi au fait que j’ai fourni très peu d’efforts pour aller vers cette communauté. Je pense qu’en fait le sentiment de déracinement que j’éprouve en vivant à Tel Aviv me force, et même, plus crucialement, me donne la permission d’écrire. Je suis en train de terminer la rédaction d’un recueil de poèmes sur la mort de mon père.  J’ai trouvé que de vivre loin du lieu de sa mort m’a aidée à la digérer et à y réfléchir. Je ne suis pas une poète “du lieu”. En fait, très peu de mes poèmes mentionnent Tel Aviv ou Israël.

Je voudrais aussi ajouter que les écrivains qui écrivent en anglais (et dans d’autres langues, comme le français ou le russe) et vivent en Israël, peuvent être confrontés à des difficultés frustrantes, liées au fait que leur travail n’est pas perçu comme étant “authentiquement israélien”. Je ne partage pas leur frustration cependant, car je ne recherche pas ce genre de reconnaissance et d’inclusion.

 

Joanna: Il est possible que la question de distance dont Dara parle s’applique aussi à mon cas. Comme je me définis comme étant britannique, j’ai tendance à prendre du recul par rapport à ce qui m’entoure. Je crois que je me mets en quelque sorte dans la peau d’un témoin, d’un observateur. Cela m’a permis de circuler aisément parmi les différents peuples qui vivent ici, dans le Moyen-Orient : les Israéliens, les Palestiniens, les Juifs, les Arabes, les Chrétiens. Je ne m’identifie à aucun de ces groupes mais je ressens certainement de la compassion pour eux.

 

Jane: En réponse à Dara et à Joanna : il est difficile d’écrire sur le lieu où vous vous trouvez actuellement. La distance géographique vous procure une certaine liberté de mouvement. Je trouve que plus j’écris sur Israël, Jérusalem, les sources juives, etc., plus je dois laisser le matériel “déraper”, sinon cela peut prendre la forme d’une diatribe. Et puis un grand nombre de poètes israéliens ont déjà écrit sur ces sujets avant moi, y compris Yehuda Amichaï, Dalia Ravikovitch, Rifka Miriam et Shirley Kaufman, qui vivait à Jérusalem mais n’écrivait qu’en anglais. Son travail est remarquable, il me rappelle grandement celui d’Amichaï.

 

Marcela: Joanna, je me demande comment c’est pour toi : tu es venue d’Angleterre en Israël quand tu étais encore au collège, et par conséquent tout ce que tu as écrit, tes articles de presse et tes poèmes, tu l’as écrit en tant qu’expatriée. Il est évident qu’avec Newsweek tu avais un lectorat international et c’est peut-être pour cela que ton travail et les sujets auxquels il touche semblent plus “internationaux” que nationaux. Est-ce que tu as l’impression que ta demeure poétique, ton foyer poétique, se trouve dans un lieu particulier ? Ou s’agit-il seulement de la langue, et comment le vis-tu ?

 

Joanna: Alors... laisse-moi te répondre en te fournissant la toile de fond de tout cela. J’ai passé un an et demi dans une école anglaise, en plein milieu du désert. Il n’y avait pas du tout d’hébreu, donc pas d’échanges avec les enfants israéliens de “l’autre école”, à qui l’on faisait croire de toute façon que nous étions pratiquement des délinquants. Ce n’était pas vraiment le meilleur endroit sur terre pour apprendre l’hébreu. J’ai donc vécu dans ma bulle anglaise pendant assez longtemps. Mon foyer poétique, si j’en ai un, se trouve dans ma tête, mais le matériau que j’utilise provient de ce qui m’entoure, et qui se trouve en dehors de ma zone de confort. C’est pourquoi je lis beaucoup en hébreu mais je réponds en anglais, toujours en anglais. Si tu me demandes où se trouve mon foyer poétique, il est au sein des gens qui m’entourent, pas dans un lieu géographique particulier. J’ai essayé d’écrire en hébreu, mais je m’exprime toujours mieux quand j’écris en anglais.

Marcela: J’aime bien l’idée évoquée par Joanna du foyer poétique se trouvant au sein des gens qui nous entourent et qui nous sont proches. Cela me semble être une idée diasporique du foyer, ainsi qu’une idée d’immigrant. Cela me ramène à la question posée par Sarah : je ne me sens jamais partie intégrante d’un pays et de sa culture si j’y vis sans en connaître la langue et la littérature. À mon avis, la littérature d’une nation est sa culture, son histoire (dans tous les sens du terme), son cœur, son humour, ses préjugés et son idée d’elle-même.

 

Sarah: Nous pouvons donc rebondir sur le sujet de la traduction, puisqu’elle intègre deux éléments qui vous sont importants en tant que poètes de langue anglaise vivant et travaillant en Israël : l’hébreu, et la littérature d’Israël. Pourriez-vous me dire comment vous êtes venues à la traduction et quelle poésie vous traduisez ?  

 

 

Marcela: En arrivant en Israël, j’ai été extrêmement déçue par le fossé, et parfois on peut même parler d’abîme, existant entre les groupes parlant des langues différentes. C’est l’une des raisons principales qui m’ont poussée à traduire. Et c’est aussi pour cette raison, Sarah, que cette rubrique de la revue The Bakery me plaît tout particulièrement, car elle contribue au travail d’inter-pollinisation. En écrivant cela, je me rends compte que le terme contient un joli jeu de mots : pollinisation au sein des nations littéraires.

 

Jane: Franchement, je me suis tournée vers la traduction parce que j’ai réalisé que tous les poètes sérieux traduisaient, et je me suis dit que ce processus devait renfermer quelque chose de formidable, quelque merveilleux secret de créativité pour les écrivains. Je me suis tournée vers Dan Pagis sur les conseils de Linda Zisquit (une autre merveilleuse poète israélo-américaine), avec qui j’ai étudié. Au départ, j’avais pensé traduire un poète contemporain (qui s’avérait être mon voisin), mais elle m’a encouragée à traduire quelqu’un de vraiment très bon, en me disant que si j’allais passer du temps dans la tête de quelqu’un, il valait mieux que ce soit la tête de quelqu’un d’extraordinaire. J’adore le travail de Pagis et j’y ai trouvé beaucoup d’atomes crochus. J’ai donc naturellement continué dans cette voie.

Marcela: Quant à moi, j’ai pensé, en passant cela dit, en ce qui concerne le fait de traduire de la poésie israélienne dans le but d’apprendre l’hébreu, que je voulais traduire quelqu’un d’assez jeune, et qui soit une femme aussi (car en dehors des poètes que nous avons mentionnés ici, la majorité des poètes israéliens qu’on peut lire en traduction sont des hommes d’un certain âge). Un jour, une amie, Maya Lavie, m’a fait lire un poème écrit par son amie Orit Gidali. Le poème s’intitulait “Did you pack it yourself”. Il ne contenait que quelques vers, écrits dans une langue à l’apparence fort simple. J’ai trouvé ce poème pertinent à mon objectif d’apprendre l’hébreu (à cause de l’emploi du vocabulaire en rapport avec les aéroports). Il s’est avéré que ce texte témoignait d’une grande intelligence de la part de son auteure, puisqu’il utilisait un certain nombre de registres d’hébreu différents et jouait avec les différents sens de chaque terme. Il renfermait un cours d’hébreu à lui tout seul. J’ai aussi beaucoup aimé la sensibilité, l’esprit et l’humour qui s’en dégageaient.

Jane: Pour moi, traduire les poèmes de Dan Pagis a également constitué un apprentissage. En fait, mon frère, qui un spécialiste de la Torah, m’a beaucoup aidée, car Pagis fait énomément référence au Tanakh, et parfois il reprend même des lignes entières du Deutéronome, par exemple. Son travail présuppose que les sources ne nous sont pas inconnues et il se permet ainsi de jouer avec les significations. Par conséquent, ce qui est important dans ce cas particulier n’est pas seulement de traduire de l’hébreu vers l’anglais, mais aussi de comprendre les références de Pagis.

 

Dara: Je suis d’accord avec le fait qu’on arrive à mieux comprendre une culture à travers sa langue et sa littérature. Toutefois, j’ai voulu traduire parce que je considérais que le travail de Gili Haïmovich méritait un lectorat plus large (au-delà de la sphère des personnes qui parlent l’hébreu). Je suis heureuse de travailler avec une poète contemporaine dont les sujets de prédilection sont le déracinement et la confusion culturelle. Gili vient juste de rentrer en Israël, après avoir passé plusieurs années à Toronto. Certains de ses poèmes explorent cette expérience ou y font allusion.

Je voudrais ajouter que nous menons ensemble un dialogue très agréable et poussé sur la poésie et la traduction. Je crois que Gili a été la première à traduire en hébreu quelques poèmes de mon livret Headwind Migration. Ces traductions ont été publiées dans la revue israélienne Shvo. J’ai alors décidé de traduire quelques uns de ses poèmes en anglais. Le processus s’est enclenché. Nous nous envoyons des brouillons de nos poèmes, avec des suggestions, des commentaires, des explications, des arguments et des questions. Je pense que Gili serait d’accord avec moi sur le fait que nous nous sentons responsables des poèmes que nous traduisons, même s’il se déploie beaucoup d’échanges et de compromis tout au long du processus.

Joanna: Pour ma part, traduire de la poésie hébraïque vers l’anglais est une chose que je trouve assez naturelle. Après avoir passé tant d’années en Israël, je suis au diapason avec le contexte culturel et ceci est plus important, à mon avis, que de juste traduire des mots avec un dictionnaire. On m’a demandé l’autre jour s’il me restait encore du temps pour écrire des poèmes alors que je traduisais tant. J’ai répondu que justement, j’en écrivais, des poèmes, puisque j’en traduisais.

 

Marcela: Je renchéris avec ce que Joanna dit. Récemment, les littératures dites hybrides ont fait l’objet de beaucoup d’attention ; ces littératures de genres différents qui se nourrissent mutuellement, tout comme celles qui proviennent de langues et de lieux différents. Non seulement je trouve que ces littératures injectent de la vitalité à ma propre écriture, mais j’aime aussi lire de la littérature qui dialogue avec le monde, même si elle se bat pour survivre, et je pense à Taha Muhammad Ali, traduit récemment par Peter Cole, ou à des textes que j’ai traduits et qui provenaient du Congo et du Zaïre, ou d’écrivains de langue tchèque vivant sous la domination des Habsbourg.

 

Joanna: Il existe tellement de jeunes poètes très doués écrivant en arabe et en hébreu ici. Je ne suis pas sûre que toute cette poésie soit accessible aux lecteurs anglophones, mais il est certain qu’il y a une très grande quantité de choses extraordinaires qui n’attendent que d’être traduites. Par exemple, je surveille actuellement le travail d’un merveilleux poète: Nadav Liniel. Sa poésie est à la fois très intime et extrêmement israélienne.

Jane: J’ai commencé à me demander pourquoi certains poètes israéliens jouissent d’une renommée internationale (comme Leah Goldberg, Yehuda Amichaï, etc.), alors que d’autres comme Pagis, et le merveilleux poète mentionné par Joanna, ne sont absolument pas connus dehors d’Israël. J’ai compris que cela dépendait de qui les avait traduits. Si un poète connu de langue anglaise décide de traduire quelqu’un, les projecteurs se tourneront vers lui. Sinon, dommage... C’est pourquoi je vois le traducteur comme une espèce d’ambassadeur, quelqu’un qui pousse une porte et permet aux textes de passer d’une culture à une autre. J’adore lire ce qui provient d’autres pays et traquer les différences et les ressemblances. Je suis donc d’accord avec Marcela sur le fait que l’on n’arrive vraiment à comprendre une culture que si l’on en parle la langue.

 

Marcela: Personnellement, j’espère qu’en ce qui concerne le travail poétique d’Orit Gidali, je suis plus que quelqu’un qui pousse une porte. Je viens de finir de traduire son premier recueil, Twenty Girls to Envy Me, ce qui m’a permis d’en apprendre beaucoup, à la fois sur le Tanakh, et dans le domaine lexical de la cuisine, des appareils ménagers, et tout ce qui est du vocabulaire de base pour quiconque réside dans une municipalité israélienne. Ces traductions commencent à être acceptées et publiées par des revues américaines. Je suis en train de traduire son second livre, dont le titre peut être glosé par les mots “état de construction”, ou “proximité”, et il me permet d’apprendre tous les termes dont j’ai besoin pour élever ma fille en Israël. Je ne plaisante qu’à moitié. Le livre d’Orit traite aussi de la maternité, en plus d’être politique, humoristique, honnête, créatif... En un mot, il mérite certainement qu’on apprenne l’hébreu pour le lire. Il constitue également une fabuleuse introduction au quotidien israélien.

Jane: J’envie cette possibilité d’échange avec un poète contemporain. En traduisant les poèmes de Pagis, j’ai essayé de respecter sa voix sans rien ajouter qui viendrait de moi. J’étais désavantagée car si j’avais traduit un poète encore en vie, nous aurions pu en discuter (pour le meilleur ou pour le pire). Pagis a aussi déjà été traduit, ce qui a compliqué les choses. J’ai pris le parti de ne lire aucune des traductions de son travail pendant que je le traduisais, mais elles existent, à l’arrière plan, et rebondissent pour parfois faire surface.  

Joanna: Pour clôre cette discussion sur la traduction, je crois que l’élément le plus important dans le choix d’un poète à traduire, qu’il soit en vie ou non, est d’aimer ses poèmes. Élire un poète juste parce que vous voulez traduire n’est pas une bonne raison. Je suis tombée sur un mince recueil de poèmes écrits par Agi Mishol il y a quelques années. Il se trouvait chez moi, sur une étagère. Je ne l’avais jamais remarqué, mais quand j’ai commencé à le lire, je suis tombée sous le charme et j’ai eu envie de découvrir son travail. J’ai fini par traduire presque tous les poèmes de ce livre, j’ai commencé à correspondre avec Agi Mishol et j’ai eu le plaisir de la rencontrer en personne. Jane a parlé d’une vie littéraire israélienne dynamique, je suis curieuse d’en savoir plus sur ce sujet.

 

Marcela: En tant que mère célibataire et maître de conférences (bientôt titulaire !), et directrice du programme Shaindy Rudoff de création littéraire de troisième cycle à l’université Bar-Ilan, mon univers poétique anglophone trouve ses sources au sein de ce contexte-là. Bar-Ilan rassemble des écrivains et des poètes du monde anglophone pour des lectures et des cours, et s’évertue à leur faire rencontrer des poètes, écrivains et traducteurs locaux. Ainsi, nous servons à la fois nos étudiants et le public anglophone.

Joanna: En tant qu’ancienne étudiante au sein de ce programme, je peux attester du fait qu’il procure un lieu unique dans lequel je pouvais m’exprimer et écrire de la poésie avec des personnes qui pensaient comme moi, et ce dans une langue qui après tout est ma langue maternelle. Beaucoup plus de personnes qu’on ne le croit sont passionnées par la poésie en anglais en Israël, et Bar-Ilan lui fournit une excellente tribune.

Marcela: L’université de Tel Aviv, où Dara étudie et enseigne, fournit également un endroit fabuleux pour les auteurs de langue anglaise et un certain nombre de poètes célèbres y ont été accueillis, au sein d’une série de conférences et de rencontres, comme Rachel Zucker, et aussi Mark Strand, avec lequel l’événement a été particulièrement touchant, puisqu’il rassemblait une dizaine de ses traducteurs israéliens. 

 

Dara: Comme le souligne Marcela, beaucoup d’écrivains illustres viennent en Israël. Je dois avouer que j’ai de la chance d’évoluer dans un milieu qui soit tellement “inter-nations” : je traduis de l’hébreu, je finis une thèse sur Walt Whitman et la poésie judéo-américaine, je participe à des lectures et à des colloques en Israël et aux États-Unis, et je jouis d’échanges avec un grand nombre de poètes, écrivains et traducteurs du monde entier. 

 

Jane: Je crois que le moment est venu de parler de la revue The Ilanot Review, qui est la seule revue littéraire en ligne en Israël. Elle paraît deux fois par an et contient de la poésie, de la fiction, de la “non-fiction”, et des traductions provenant du monde entier. La revue travaille en tandem avec des cours, des lectures et des ateliers pour incarner du mieux possible l’idée de “mots sans frontières”. 

 

Marcela: Absolument ! La revue The Ilanot Review est née de l’initiative de Janice Weizman, une Canadienne qui a passé plus de la moitié de sa vie en Israël et qui a étudié dans le programme Shaindy Rudoff. Jane et moi éditons également la revue en ce moment, et pour l’été 2012, nous avons aidé à composer un numéro entièrement focalisé sur la traduction et dans lequel nous avons publié des poètes locaux (Translation/Transformation “traduction/transformation”). Ce que je préfère dans mon travail avec cette revue (dont Sarah a été la rédactrice invitée pour la partie poésie du numéro Foreign Bodies “corps étrangers”) est l’idée que nous pouvons créer une revue internationale qui transcende les frontières (alors que passer physiquement des frontières est encore impossible pour un grand nombre de gens). Je trouve aussi très intéressant le fait que des textes provenant en majorité de pays anglophones constituent le numéro Foreign Bodies. J’aime beaucoup la façon dont ces corps deviennent par la suite “étrangers”. J’aime le binarisme renversé que cela implique.

J’aimerais aussi ajouter que nous essayons d’attirer dans notre cercle des librairies et des groupes locaux pour enrichir les échanges. Par exemple, avec l’intermédiaire de la librairie telavivienne Sipur Pashut, Mira Rashty et moi tentons d’organiser une série de lectures impliquant des traductions. La librairie Adraba, à Jérusalem, est aussi un endroit où les langues se chevauchent et se mélangent. Là-bas, Rachel est la personne à laquelle je m’adresse si je veux organiser des éénements littéraires rassemblant des personnes et des groupes parlant des langues différentes.

Donc, pour revenir à la première question que Sarah nous a posée, bien que je ne me considère pas comme une poète israélienne, ce qui m’enthousiasme en tant qu’enseignante, poète, critique littéraire et traductrice vivant et travaillant en Israël est de découvrir pour moi-même et pour les autres les littératures locales d’Israël, et, en même temps, les inclure à une discussion internationale en anglais.

Dara: Je peux certainement m’identifier à ce que tu dis. La production littéraire et poétique en anglais est accessible en dehors du monde littéraire israélien, mais j’ai tout de même énormément bénéficié de la communauté littéraire anglophone du pays, qui est forte et vivace. Et n’oublions pas nos soirées littéraires, qui ont vu le jour il y a environ deux ans et qui ont lieu tous les mois. Marcela, Joanna, Jane et moi faisons partie de ce groupe qui va en s’étoffant, et Sarah se joint à nous quand elle est en Israël. Marcela nous reçoit chez elle en général et il faut dire que son ragoût à la citrouille est à tomber. 

 

*******

Le grain de sel de Sabine Huynh

 

 

Lorsque Matthieu Baumier, le rédacteur en chef de Recours au poème, m’a demandé il y a quelques mois si je pouvais lui écrire un article sur la poésie israélienne contemporaine, je lui ai répondu que je le ferais un jour, mais pas dans l’immédiat parce que cela pouvait me demander beaucoup de travail, et à l’époque le temps me manquait cruellement. Peu de temps après, cette discussion littéraire menée par Sarah Wetzel a été publiée dans la revue The Bakery... J’ai dit à Matthieu que c’était exactement ce qu’il nous fallait. Rien n’aurait pu me faire plus plaisir que de traduire en français cette conversation passionnante entre des poètes et traductrices pour lesquelles j’ai beaucoup d’estime et d’amitié, d’autant plus que la poésie israélienne et sa traduction est un sujet qui s’adresse directement à ma vie en Israël, vu que je suis moi-même poète et traductrice littéraire.

 

Avant de poursuivre, j’aimerais préciser que contrairement à ce que Jane a dit, The Ilanot Review n’est pas la seule revue littéraire israélienne en ligne, puisqu’il y a également une revue qui s’appelle The Writer’s Ink, née en 2008 au sein de l’université hébraïque de Jérusalem. Il s’agit d’une revue internationale qui rassemble des auteurs dont le travail est vraiment intéressant (je fais partie du comité consultatif de rédaction).

 

Pour ce qui est de la traduction de poésie, en plus de traduire des poètes anglais, américains, iraniens, italiens, etc., je traduis aussi de la poésie israélienne en français pour des revues littéraires auxquelles je collabore régulièrement. J’ai traduit des poètes israéliens morts mais incontournables, comme Leah Goldberg et Yehuda Amichaï, dont j’adore la poésie, que j’ai toujours trouvée très moderne. J’ai aussi traduit des jeunes poètes contemporains, comme Lyor Shternberg, qui est né en Israël en 1967 et qui vit à Jérusalem. L’un de ses recueils a été publié aux éditions françaises Gros Textes. J’ai traduit quelques poèmes intéressants de la poète Sigal Ben Yaïr, pour une soirée de poésie israélienne qui s’est déroulée l’an passé à l’Institut Français de Tel Aviv, et où j’ai pu rencontrer le poète israélien Amir Or, qui dirigeait encore à l’époque la revue littéraire Helicon, dans laquelle un de mes poèmes écrits en hébreu a été publié.

 

Le fait que je maîtrise à la fois l’hébreu, le français et l’anglais, entre autres, me place au sein de possibilités de lecture et de traduction grisantes. J’ai appris l’hébreu en arrivant en Israël en 2001, dans des cours du soir d’abord (parce qu’en journée je travaillais et faisais une thèse), puis sur le tas, dans la vie et à l’université, où je suivais des cours en hébreu. Pour obtenir ma thèse de doctorat en linguistique de l’université hébraïque de Jérusalem, il a fallu que je réussisse un examen sur table de cinq heures en hébreu avancé (hébreu universitaire). La préparation à cet examen avait contribué à propulser mon niveau d’hébreu vers des hauteurs étourdissantes. Depuis, j’ai un peu perdu la main, mais l’essentiel est certainement là.

 

J’ai toujours écrit et traduit de la poésie, pour moi-même, avant de songer à me faire publier. Je me traduisais moi-même d’une langue à l’autre, je traduisais des poètes que j’aimais, pour l’amour de la tâche, pour le plaisir de relever des défis. Vivant ici en Israël, j’ai trouvé qu’il allait de soi que je traduise des auteurs israéliens que j’aime, pour qu’ils puissent être lus par des personnes qui ne connaissent pas l’hébreu. Cela dit, je ne traduis pas uniquement de la poésie israélienne, ou de la poésie tout court, même si celle-ci constitue l’essentiel de mon travail de traductrice littéraire. J’ai traduit des recueils du poète juif canadien Seymour Mayne (des sortes d’apophtegmes se présentant sous la forme de sonnets d’un mot par vers) ; Mayne a lui-même été traduit en hébreu par le poète et traducteur israélien Moshe Dor. Actuellement, en plus de traduire de l’anglais un recueil de poèmes du poète britannique Richard Berengarten, Le Papillon bleu, sur les massacres nazis perpétrés dans les Balkans en 1941, je traduis aussi, de l’hébreu, un récit autobiographique écrit par l’auteur israélien d’origine polonaise Uri Orlev, Les Soldats de plomb. Uri Orlev est un auteur et traducteur dont j’ai traduit il y a quelques années un recueil de poèmes qu’il a écrit dans le camp de Bergen-Belsen et qui a été publié en France par les éditions de l’éclat, sous le titre Poèmes écrits à Bergen-Belsen en 1944 en sa treizième année. Force est de constater que je traduis majoritairement des auteurs et des poètes juifs, et cela est sans doute dû au fait que je vive en Israël. Le thème de la Shoah semble également récurrent et parfois même central à mon travail, ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où il est une composante importante de la culture, de l’histoire et de la littérature de ce pays. Il occupera toujours les esprits à mon avis, ou du moins je le souhaite, car je trouve que le devoir de transmission et de mémoire est essentiel.

 

J’aimerais essayer de traduire d’autres poètes “classiques” que Leah Goldberg et Yehuda Amichaï, comme Nathan Alterman et Haïm Nahman Bialik, des références israéliennes que personnellement je trouve très modernes, très révolutionnaires en quelque sorte, mais ils ont déjà été beaucoup traduits. Dans les poètes illustres encore en vie, j’aime beaucoup la poésie d’Aharon Shabtaï (né en 1939 ; encore un vieux poète mâle, dirait Marcela ; certes, mais sa poésie est loin d’être vieillotte, elle est au contraire très épurée et très expérimentale), mais elle a déjà été traduite en français, comme l’est celle de ces deux poètes contemporains que j’admire : Israël Eliraz (publié en France chez Corti) et Ronny Someck (publié en France chez PHI et chez Bruno Doucey). Parmi les femmes, le travail très sensuel de la poète Haya Esther m’attire également (elle a été traduite en français par Esther Orner, une auteure franco-israélienne vivant à Tel Aviv).  

 

Finalement, j’aimerais préciser qu’il m’est aussi arrivé de traduire des poètes israéliens qui n’écrivaient pas en hébreu, mais en français, comme Colette Leinman, poète d’origine française ; ou en anglais, comme Iris Dan, poète d’origine roumaine. Iris Dan est également traductrice.

Parmi les poètes israéliens contemporains qui sont aussi traducteurs, il faut mentionner entre autres le nom de Karen Alkalay-Gut (elle est israélo-anglo-américaine, écrit en anglais et j’aimerais la traduire en français quand j’aurai un peu de temps), ainsi que de Pnina Amit, spécialisée dans la poésie des Indiens d’Amérique, et de Marlena Braester (qui traduit beaucoup de poésie roumaine et israélienne en français, et qui enseigne au Centre de Recherches sur la Poésie Francophone Contemporaine de l’université de Haïfa, qui malgré son nom, ne s’occupe pas que de poésie francophone puisqu’il contribue aussi à faire connaître la poésie israélienne, juive et arabe). N’oublions pas non plus le travail du poète Dory Manor : il a traduit Baudelaire et Mallarmé, entre autres poètes français, et il édite la revue littéraire Oh!. Enfin, tout récemment, grâce à mon ami Moshe Ron, écrivain-traducteur formidable qui écrit aussi parfois des vers, et éditeur au sein de la maison d’édition Am Oved (fondée en 1942), j’ai découvert le travail du poète et traducteur israélien Rami Saari, qui vit aujourd’hui à Athènes. Son travail me plaît énormément et je pense le traduire bientôt en français.

 

Et puis il y aussi les poèmes du poète druze de Galilée Naïm Araidi, que j’aime beaucoup (il est traduit en anglais par Karen Alkalay-Gut). Nous avons engagé une brève correspondance qu’il faudrait que je ravive. Bref, il y a vraiment de quoi faire dans le domaine de la traduction de la poésie contemporaine israélienne, mais l’important est déjà de la lire, de savourer tous ces vers qui nous sont offerts, et j’ai conscience que ce que j’en ai déjà lu ne constitue que la pointe de l’iceberg, comme on dit. C’est là que le travail du poète-traducteur s’avère crucial, puisqu’il s’agit d’un travail de passeur de poèmes, l’un des plus beaux qui soient, à mon avis. Quelle chance j’ai de pouvoir le faire presque quotidiennement ! On ne répétera jamais assez ces mots de Paul Celan : “Les poèmes sont aussi des cadeaux – des cadeaux pour ceux qui sont attentifs. Des cadeaux qui amènent avec eux le destin”. 

Sabine Huynh, Tel Aviv, 10 mars 2013

 

www.sabinehuynh.com




Rencontre avec Cécile Guivarch

Entretien de Cécile Guivarch avec Matthieu Gosztola

 

Matthieu Gosztola : – Peux-tu nous parler de la façon dont l'écriture s'est imposée à toi ? As-tu des souvenirs précis ?

 

Cécile Guivarch : – Quand j’étais enfant, en classe de CM1, la maîtresse nous avait demandé d’écrire une rédaction. Quand je l’ai rendue, quand elle l’a lue, je ne sais pas si sa réaction a été démesurée ou pas mais elle s’est exclamée tout de suite, l’a lue à toute la classe, est allée trouver sa collègue dans la classe d’à côté se gonflant d’éloges et disant que pour une enfant de cet âge c’était vraiment bien écrit, etc. Cette même maîtresse m’a ensuite beaucoup encouragée dans la voie de l’écriture, me faisant écrire des poèmes, des petits contes pour le journal de l’école. Je me souviens aussi d’un jour, un inspecteur des écoles est venu dans la classe, et ce qui est marqué à vie dans ma mémoire, c’est qu’elle m’a présentée à lui en lui disant « Voici Cécile, plus tard elle sera écrivain ». Avait-elle senti là une sorte de vocation ? En tous les cas, ces mots-là sont restés en moi, ne m’ont jamais quittée. Ensuite, j’ai poursuivi ma scolarité, sans forcément écrire en dehors de mes rédactions, et pourtant j’avais toujours la meilleure note et je ne me souviens pas d’une fois où ma rédaction n’avait pas été lue devant toute la classe. L’écriture s’est vraiment imposée à moi lorsque je suis rentrée dans la vie active et que j’ai commencé à lire de la poésie contemporaine. Il y a eu alors là comme un déclic ou plutôt un choc. J’ai mesuré qu’écrire, et surtout de la poésie, me permettrait d’exprimer ce que j’avais au plus profond. 

 

– Quels sont les premiers poètes, les premières poétesses qui t'ont marquée ?

 

– Roberto Juarroz est le poète qui m’a fait prendre conscience qu’il y avait autre chose dans la poésie que ce que l’on nous avait appris au lycée, c'est-à-dire une poésie rimée où tout avait une signification mais qui n’était pas forcément la perception que chacun d’entre nous pouvait avoir. J’ai suivi la filière économique, cela explique sûrement la raison pour laquelle le programme « poésie » était si basique. Mais toujours est-il que lorsque j’ai lu Juarroz, cela m’a profondément remuée et j’ai eu le désir, la soif de découvrir plus encore de poètes contemporains. A l’époque, au début des années 2000, cela m’a été facilité grâce à l’anthologie poétique qu’avait initiée Florence Trocmé sur le site zazieweb et aussi grâce au site de Silvaine Arabo. Après est venu remue.net et beaucoup d’autres sites.

Après Juarroz, c’est Fabienne Courtade, Denise Desautels, Antoine Emaz, Jacques Ancet, André Du Bouchet, Ludovic Degroote et Thierry Metz qui m’ont vraiment marquée. Je les relis régulièrement. Et aussi Amandine Marembert dont j’avais lu des extraits dans un numéro de Contre-allées http://contreallees.blogspot.fr/ acheté par hasard dans une librairie, car à l’époque je n’étais pas au jus de toutes les revues qui existaient. J’y ai vu alors quelque chose de différent par rapport à la génération antérieure. Des poètes du monde m’ont aussi marquée ou touchée profondément, comme Nazim Hikmet, Mahmoud Darwich, Alejandra Pizarnik et Marina Tsvetaeva (notamment ses correspondances et ses carnets).

 

– La poésie a-t-elle surgi dans ta vie immédiatement comme une nécessité ? Qu'en est-il de la prose ?

 

– La poésie comme nécessité ? Oui, très certainement. En fait au départ j’avais surtout envie d’écrire. J’ai commencé par la nouvelle. Puis j’ai commencé à lire de la poésie alors j’ai essayé et je m’y suis sentie plus à l’aise. Peut-être car elle est devenue une façon pour moi de vraiment exprimer ce que j’avais au plus profond. Et puis la poésie, n’est-elle pas tout autour de nous, dans toutes choses ? La prose, je ne la dissocie pas vraiment de la poésie. La poésie, elle n’a pas vraiment de limite pour moi. Je ne sais pas trop distinguer entre les deux. L’écriture du roman ou de la nouvelle, je tente de temps en temps, mais c’est toujours de la prose ou des poèmes qui me viennent. J’en suis comme intoxiquée et ne sais pas m’en défaire. Peut-être qu’un jour j’arriverai au roman. Mais sera-t-il vraiment un roman ?

 

– Ta poésie donne vie de très belle façon à un goût prégnant pour l'oralité. Est-ce façon de faire du poème un poème à deux battants qui battent sans cesse pour que la vie entre enfin en lui ? Pour que la vie en lui soit cette pulsation qui vient du plus profond, et du plus commun, et du plus habituel, et du plus rare aussi de nos vies ?

 

– Sûrement est-ce lié à tous ces moments que j’ai passés pendue aux lèvres de ma mère ou d’autres personnes, à écouter des récits de vie et surtout ce qui s’est dit. Ma poésie je la veux et je la sens proche de tout cela. Ces langues aussi de ma vie. Entre patois normand, espagnol et  galicien. Des chocs entre ces langues. Alors la langue, l’oral, viennent se choquer dans mes poèmes qui sont aussi une façon de se vouloir au plus près de nos vies. Je ne veux pas que mes poèmes soient hermétiques ou précieux, je veux qu’ils soient vie ou histoires de vie et que chacun puisse les lire, se les approprier, entrer dedans. C’est pour cela que l’oralité prend sa place. L’oralité, chacun peut la comprendre. L’oralité c’est aussi un ancêtre de la poésie avec les troubadours… 

 

– L'écriture a très fortement partie liée chez à toi avec la filiation. Écrire, est-ce d'abord reconnaître une filiation ? Ne jamais cesser de l'établir ?

 

– Je ne peux écrire sans revenir à la filiation. Ma filiation c’est un ensemble d’histoires de vies qui m’ont toujours bouleversée. Un grand-père jamais connu mais vivant à Cuba après avoir fui le franquisme, une tante en Argentine qui a fui le franquisme, une mère élevée par sa grand-mère et non par sa propre mère et qui a fui ses terres pour travailler autre chose que la terre, un père fils unique après avoir perdu sa petite sœur, un nom breton alors qu’on ne connaît rien de la Bretagne, une double nationalité et moi dans tout cela, je suis là. Et je suis là à me demander d’où je suis vraiment. Alors, reconnaître une filiation, certainement. Mais la fouiller, ça c’est sûr. Coups portés paru chez publie.net http://www.publie.net/fr/ebook/9782814502284/coups-portes, Le cri des mères paru chez La Porte http://www.e-litterature.net/publier3/spip/spip.php?page=article5&id_article=327 et Un petit peu d’herbe et beaucoup d’amour à paraître aux éditions L’Arbre à paroles en mai 2013 en sont les témoins (des extraits sont parus sur remue.net ). Mes chantiers d’écriture en cours sont également de vastes fouilles sur la filiation et tous ces gens dans notre sang et qui nous habitent (voir sur Sitaudis http://www.sitaudis.fr/Poemes-et-fictions/vous-etes-mes-aieux-extrait.php, Recours au poème  http://www.recoursaupoeme.fr/c%C3%A9cile-guivarch/que-vous-t-fait-mes-a%C3%AFeux et Incertain regard).

 

qui vous dira mes aïeux
« n’avons cessé de penser à vous »

vos silences écoulés de cœur en cœur
vos sangs mêlés de rivières

vous reteniez votre souffle

vous n’avez jamais été aussi proches
à frémir ainsi sur nos épaules

vous êtes nos morts
le ciel vous empêche de glisser

Un petit peu d’herbe et des bruits d’amour

*
**
*

 

cette nuit vous êtes venus me voir
je dormais j’ai fait semblant de rien

vous m’avez soufflé vos malheurs
j’ai tendu l’oreille je n’ai rien compris

vos langues anciennes
vos langues chargées de langues
de vos bouches des flots de paroles

dans vos voix j’ai entendu la terreur
je me suis blottie un peu plus

le matin vous étiez partis

*

c’est ainsi que je vais dans votre sillage
les foins sont coupés les rats sont partis

je marche le longs d’allées anciennes
la même terre toujours sous mes pas

elle aurait un peu durci
elle craque par endroit

j’y vois vos visages

*

vous me venez par bribes

je me souviens enfant
des lèvres de ma mère
en ce temps là

*

vous me paraissiez loin alors
vous êtes comme arrachés

nous avons quitté vos terres

comment revenir à vous
maintenant que nous nous sommes perdus
que nos langues ne vous disent rien non plus

Vous êtes mes aïeux, inédit

 

– L'écriture est-elle un geste à jamais recommencé d'enracinement ?

 

– Oui, l’écriture permet ce geste de recommencer toujours à fouiller dans les racines, qui pour ma part sont toutes à recoller car enracinement, je ne sais pas si c’est de cela dont il s’agit, ce serait plutôt une sorte de déracinement ou alors un gros fouillis de racines à remettre en ordre pour y voir clair dans les choix, les paroles et les silences de ceux et celles qui m’ont précédée. J’accompagne l’écriture de vieilles photos, vieux courriers et aussi de recherches dans mon arbre.

 

– Ton écriture a, me semble-t-il, des liens très forts avec l'enfance. En quoi écrire est-ce retourner la terre de son enfance ? Revenir à ce geste très lent d'être dans une quête éblouie qui s'ignore elle-même, quête toujours actualisée des premiers instants sans contours, des premiers instants à jamais premiers instants ?

 

– Cela a été un véritable choc de quitter l’enfance pour moi et de ne jamais pouvoir y revenir. Je pense que beaucoup sont comme moi. J’ai eu une enfance comblée. Sans grands soucis mais avec des histoires de famille à écouter. L’enfance, malgré tout, c’est une lumière. Elle m’habite au quotidien. Mes enfants me permettent de la revivre intensément.

 

– L'écriture est-elle toujours façon de naître ? De naître à soi ? De naître au monde ?

 

– Oui, l’écriture c’est une formidable naissance. Déjà par la naissance des textes. Toujours la joie de les voir arriver au monde, de les découvrir car ce que l’on écrit nous prend toujours au dépourvu. Parfois, je me relis et je me demande si c’est bien moi qui ai écrit tel ou tel texte. Bien sûr, l’écriture me permet également de mieux prendre conscience de certaines choses qui se passent dans le monde ou qui se sont passées. Un beau texte sur la naissance c’est La tendresse de Jacques Ancet http://www.publie.net/fr/ebook/9782814504042/la-tendresse. Je ne saurai peut-être jamais l’exprimer mieux que lui.

 

– Comment est né le site Terre à ciel  http://terreaciel.free.fr/ ? Comment s'est ressentie la nécessité qui a préludé à sa naissance ?

Terre à ciel est né car j’ai moi-même passé des heures sur le net à la recherche de poésie contemporaine et du monde entier. Comme je l’ai dit plus haut, il y a eu un moment où j’ai eu envie de connaître la poésie. Enfin quand je parle d’envie, cela serait plutôt une soif. Alors j’ai rassemblé sur un site le fruit de mes recherches. Mon idée : permettre à d’autres d’accéder à la lecture de poètes, donner des liens vers d’autres sites pour que l’internaute puisse en découvrir encore plus. Comme j’avais fait du bénévolat auprès d’un atelier d’écriture nantais (Coq à l’âne http://www.ouest-france.fr/actu/actuLocale_-Coq-a-l-%C3%82ne-l-atelier-d-ecriture-grandit-_44109-avd-20121001-63703193_actuLocale.Htm), j’ai pu bénéficier de quelques heures pour comprendre comment créer un site Internet et je me suis lancée toute seule dans cette aventure, créant le site de toutes pièces. Au départ j’étais seule. Puis des auteurs ont commencé à m’envoyer des contributions. Enfin, Sabine Chagnaud et Sophie G. Lucas m’ont demandé si elles pouvaient m’aider. J’ai alors ouvert Terre à ciel aux personnes motivées et ayant une vision de la poésie proche de la mienne. Maintenant, Terre à ciel, ce n’est plus seulement pour y lire des grands noms de la poésie d’aujourd’hui, mais aussi pour y donner à découvrir des voix nouvelles.

  

– Peux-tu nous parler de la façon dont Terre à ciel se construit mois après mois ?

 

Terre à ciel se construit au fil des rencontres que je fais moi-même ou que les membres de l’équipe  http://terreaciel.free.fr/angedemons/angesdemons.htm font. On reçoit aussi des contributions dans la boîte email que nous discutons entre nous. On m’envoie aussi des livres en service de presse ou directement venant des auteurs. Chacun, dans l’équipe, propose des notes, des dossiers, des traductions. Chacun au gré des envies et de la disponibilité. Nous proposons une nouvelle édition par trimestre. Cela permet entre chaque numéro de faire ce travail de recherche, de rédaction ou de traduction et surtout de faire les mises en page que je fais seule et qui demandent beaucoup de temps et d’attention. J’aimerais beaucoup trouver une personne qui m’aide sur ces mises en page.

  

– Terre à ciel est ouvert à la poésie contemporaine française mais aussi étrangère, au travers de belles traductions. Peux-tu nous parler de cette ouverture au monde qui caractérise Terre à ciel, dans la droite ligne de l'entreprise également sans cesse recommencée de Recours au poème ?

 

– La poésie n’est pas seulement française, et il y a de très belles voix dans le monde. La traduction elle-même est pour moi une activité poétique et finalement de création à part entière. Il y a aussi cette relation entre poète et traducteur que je trouve magnifique. La voix peut ainsi trouver résonance dans une autre langue et cela c’est important. Je suis attentivement les voix étrangères qui sont publiées sur Recours au poème et même il m’arrive de leur demander quelques contacts. A une époque, avant Terre à ciel, j’ai fait beaucoup de recherches sur la poésie de la négritude, la poésie palestinienne, roumaine, espagnole, inca, berbère, etc. J’animais alors un groupe yahoo, Voix du monde  http://fr.groups.yahoo.com/group/voixdumonde/?yguid=132401013. Puis je suis moi-même un petit mélange franco-espagnol, cubain, breton, argentin, normand, ce qui doit forcément avoir un lien avec mon attirance pour les voix du monde.

 




Conversation avec Jean-Marc Sourdillon

 

Second entretien entre Mathieu Hilfiger et Jean-Marc Sourdillon, auteur de Dix secondes tigre :
Naissance discontinue

 

 

1/ Le temps, la naissance

 

Mathieu Hilfiger : J’aimerais maintenant t’entretenir un peu de la question du temps. Le temps trouve une place bien singulière dans ton texte ; les marques du temps sont nombreuses, mais sa lecture reste complexe, je dirai pourquoi à mon sens.

            Tout d’abord ce que l’on découvre en progressant dans la lecture, c’est le grand cycle annuel que tu peins sur les pages de ton livre, qui se déplie saison après saison. Le cycle naturel offre certainement un ancrage important pour le poète, surtout pour celui comme toi qui entend parler de naissance. L’ensemble donne la sensation d’un chemin initiatique parcouru au fil de la plume, de pas qui déposent leurs empreintes délicates sur une voie qui doit conduire vers la naissance, vers sa meilleure compréhension, d’abord simplement car c’est elle qui donne vie, mouvement, et constitue alors le fil directeur de ton écriture. Tu es parvenu finalement à donner un dynamisme interne très profond à ton poème, une direction unifiée alors que c’est le plus fragile, le plus risqué qui est approché : la vie même.

            Ainsi, le poème qui ouvre ton livre s’intitule « Le poème du Nouvel An ». Il inscrit d'emblée dans le recueil l’image de la naissance, ses modalités fragiles : croissance, mouvement, transfiguration vers l’âge, souffle, etc. Puis tu évoques l’hiver dans le poème « Dix secondes tigre », au cœur duquel luisent d’autant plus intensément le pelage et l’œil du félin. Puis vient le « Ciel de mars », qui intime, presque menaçant, à revenir en pensée et en acte vers la belle saison. Le printemps jaillit ensuite avec le long poème « Forsythias », qui n’est donc pas le temps exclusif de la naissance, puisque les êtres ne l’attendent pas toujours pour venir au monde. Le mois de mai se lève dans les couleurs et les reflets de « Juste avant l’eau ». Puis déjà les premiers signes de l’automne, les prémisses de la mort dans « Ce que septembre déclenche », qui est autant l’annonce d’une nouvelle naissance, septembre, mois tout de mouvement comme le titre le rappelle, aux cieux variables et souvent mystérieusement beaux, et « l’été tout entier qui penche et qui bascule ». L’hiver enfin n’aura plus qu’à gagner le reste des territoires.

            Les yeux ouverts, abattant les calques et les cadres de la raison, tu as voulu suivre la trame de tes sensations. Celle-ci naturellement a été tissée par la main du temps, d’un mouvement universel, de (re)naissance. Parviens-tu à découvrir la naissance même au cœur de l’hiver ? Le monde ne serait-il justement pas, pour tout poète, une grande âme, à laquelle Platon donnait comme définition élémentaire celle de « principe de mouvement » ?

 

Jean-Marc Sourdillon : L’écriture est elle-même une initiation. Elle avance sans le chercher par étapes et dégage dans une vie le fil d’or qui l’unifie souterrainement et lui donne sens, ou la conduit. Suivre ce fil, sans idées préconçues, en se laissant guider par le seul sentir, presque fermant les yeux, faisant confiance, c’est cela, pour moi écrire, une sorte de risque intérieur, une façon de vivre à découvert, volontairement désabrité, vulnérable pour consentir, de ce « consentement insupportable et dur qui anime la passivité » comme dit superbement Lévinas, à ce que la vie nous propose. Accueillir les nouvelles que la vie nous donne d’elle-même et pour y parvenir déchiffrer ce que sans cesse les sens nous apportent sous la forme d’événements, micro-événements affectifs ou sensibles. Jean-Pierre Lemaire est parmi les poètes que je connais, celui qui incarne le mieux cette posture si difficile à tenir. C’est pourquoi, j’ai voulu placer son nom au centre du livre, à l’entrée du poème qui s’appelle « Dôme ». Le fil, les morceaux de fil qui ainsi se découvrent, lorsqu’ils se sont mis à scintiller dans ma nuit, se sont d’abord présentés à moi sous la forme d’une « déhiscence », c’est le nom qu’ils sont allés trouver dans la langue : c’est-à-dire ce moment où le regard du tigre, nécessairement primaire, prisonnier d’une vision unitaire et solipsiste, parvenu au bout de sa course, se brise, s’ouvre sur le plusieurs, la dissonance, la polyrythmie, la naissance plurielle et en tous sens. Le temps de la semence et de l’ouverture au devenir, de l’apprentissage de la danse… Il a fallu, pour cela que le tigre se découvre proie et se mette à saigner abondamment. Hémorragie d’être. L’issue était dans la blessure. On pouvait voir à travers. Puis, à l’étape suivante, le fil a pris un autre nom : la naissance. Petite révélation personnelle, presque une conversion, ce jour où l’événement de la naissance de mes enfants a retenti après coup dans mon imaginaire, dans mon histoire, dans le grand paysage ouvert des Cévennes, trouvant l’accès aux mots pour se dire. J’y suis encore, même si les choses de nouveau bougent.

 

M. H. : Et nous retrouvons de nouveau le mouvement infini, le voyage inachevé du vivant, quelque chose comme la foulée des pas qui se supportent l’un par l’autre.

 

J.-M. S. : Que ce mouvement approché, pressenti, suivi intuitivement dans une vie, dans ce qu’elle a d’unique, de plus singulier, rejoigne le mouvement d’autres vies, et même les mouvements qui parcourent le monde, son souffle, c’est ce que j’espère et que j’ai essayé de dire dans le dernier poème du livre « Le chemin de Gabriac ». Il était donc « naturel » que la découverte des saisons (ou plus précisément des mois) vienne s’inscrire dans le prolongement de ce chemin. Alors oui, il y a de la naissance même au cœur de l’hiver. Cela, quelqu’un l’a très bien dit : Walter Benjamin. « L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin. »

            Ta lecture vigilante tombe particulièrement juste. Tu as l’art de mettre l’écriture des autres en valeur.      Je voudrais juste souligner ce fait que s’il y a du symbolique dans cette pratique de l’écriture, il est secondaire. Ce qui vient en premier, ce sont les sensations, les expériences. Il ne s’agit ni de voir les choses pour ce qu’elles sont, comme dans la démarche réaliste, ni de retrouver en elles les grands symboles, les grands archétypes qui structurent notre esprit (même si, évidemment, il faut les accepter lorsqu’ils se rencontrent), mais de voir à travers elles, leurs rapprochements, d’y lire en transparence notre vie telle qu’insoupçonnablement elle devient, de faire de la vie un vitrail où elle se révèle elle-même.    

 

 

2/ Retour sur le temps du tigre

 

M. H. : Je voudrais maintenant progresser dans la question du temps, mais en la reliant à notre échange sur celle de la prédation qui en était le coeur. Je parlais d’une idée complexe du temps, très intéressante dans ton texte : si le temps est un mouvement perpétuel de naissance et de mort, il se déploie par le truchement des seuils, de moments clés, de bascules, entre des périodes plus statiques et lentes.

Les « secondes tigre », ce sont d’abord ces instants d’intensité unique dans une vie, où le temps apparaît comme syncopé. Le premier mouvement du poème « Dix secondes tigre » nous dit ainsi : « Soleil d’hiver derrière les feuillages à l’instant de disparaître. » Puis : « D’un coup il a été sur nous. Sans un bond. » (p. 15). C’est une compression du temps, un écrasement sur lui-même ; le tigre brûlant c’est la combustion spontanée du temps, comme dans l’instant sublime, dont le paradigme serait peut-être la chasse prédatrice. Cela me fait penser au proverbe « Le lion ne bondit qu’une fois », dont Freud a affirmé la lucide vérité. Tu écris pour ta part : « Quand le tigre bondit, c’est une décharge. » (p. 17) ; puis nous lisons une autre comparaison : « Tonneau de poudre qui explose, se recompose » (p. 19) ; tu parles également du « ressort trop tendu » (p. 18, puis p. 20), comme si ce qui donnait l’impulsion à l’acte prédateur n’était pas (seulement) le muscle, mais une tension excessive dépassant la volonté animale, une mécanique pulsionnelle incontrôlable. L’esprit ne doit pas manquer le kairos, l’occasion opportune d’intervenir par la parole sur un objet, l’interprétant et lui donnant un nouveau contour conceptuel ; le corps ne doit pas la manquer afin de saisir sa chance : bondir sur sa proie à l’instant critique, ou faire le saut de côté pour éviter « la gueule hurlante, hérissée de dents et de crocs » (p. 17, que j'ai déjà citée).

            Ce temps syncopé produit une seconde sublime qui n’est peut-être qu’un instant. Pourtant, cette fraction sera déterminante pour l’être, positivement ou négativement ; en tous les cas elle le changera profondément. Il y a d’autres instants sublimes que tu évoques : certains états de la lumière dans l’œil, l’inflorescence printanière, l’amour, etc. Dirais-tu comme moi que l’instant ‘’tigre’’, ‘’l’instant T’’ dirais-je, est un temps sublime ? A moins que ces dix secondes-là soient précisément celles où l’on « cesse d’être une proie » (p. 21), où serait exceptionnellement suspendue la prédation universelle, l’immense chasse qui définit la relation dans le règne prédateur (auquel l’homme appartient). Je pense également ici à un fragment de Char : « Etre du bond. N’être pas du festin, son épilogue » (le fragment n°197 des Feuillets d’Hypnos qui me sont chers).

 

J.-M. S. : Question parfaitement posée, à laquelle il n’y a pas grand-chose à ajouter. Instants sublimes, oui, au sens où ils valent pour leur intensité, nous font faire un bond au-dessus de l’ordinaire, à côté du biologique, dans la clairière, visant autre chose que l’art, ou que le beau…. La poésie, ou plutôt la vie poétique, me semble-t-il, est faite de ces instants. « Minutes d’éveil », disait Rimbaud, « instants pulsatiles », disait Bachelard, si rares, où nous sommes présents au présent, éveillés pendant l’événement, suprêmement attentifs, où nous vivons en conscience. C’est là, en eux, quand ils s’ouvrent dans notre vie que nous rejoignons le courant discontinu de notre naissance (tu dirais peut-être, l’origine ?). Il faudrait ajouter que chacun d’eux exige de nous une totale présence, que nous allions jusqu’au bout d’eux-mêmes, de ce qu’ils nous proposent, que nous nous y accomplissions jusqu’à l’épuisement. Ce que traduit à mon sens la métaphore du bond. Le tigre est celui qui s’éveille au sommet de son bond et s’y découvre chevreuil, fontaine, oiseau, l’habitant d’un autre règne, étranger à la logique de la prédation.

Je ne te suivrai sans doute pas quand tu dis que l’acte poétique, dans sa visée interprétative, cherche à produire de nouveaux concepts. J’ai suivi les cours d’Yves Bonnefoy (que tu as interrogé) au collège de France, il m’en est resté quelque chose. Plus profondément, Jaccottet et María Zambrano m’ont appris à regarder. L’acte poétique, pour moi, n’a pas son modèle dans l’acte cognitif (l’acte de connaissance), mais dans la relation intersubjective. La question que pose la poésie n’est pas « qu’est-ce que c’est ? Quel est le sens ? », mais, comme le dit Jean de la croix au début du Cantique spirituel : « où t’es-tu caché », ou encore Rilke dans la première de ses Elégies : « Qui si je criais, m’entendrait donc ? ». Autrement dit, elle n’est pas la question que se posent les savants, les philosophes, tous les hommes avides de connaissance (on est encore dans la prédation) mais la question que posent les amis, les amants, les orants, les amoureux. Aussi, dans le poème, ce qui se dérobe à la saisie par le verbe, ne devient-il pas concept mais figure, apparition disparaissante, de la vie qui palpite encore dans les mots qui la désignent, qui cherchent à la dire. Et ce à quoi aspire du plus profond de lui-même celui qui écrit, ce n’est pas tant à concevoir, serait-ce pour y voir plus clair, qu’à être lui-même conçu, (ce qui sans doute lui permettra de voir autrement) ; bref à naître plutôt qu’à se rendre maître.

  Me touche beaucoup le fait que tu cites ce fragment de Char. Je l’avais appris par cœur dans mon adolescence (avec le n°5 des mêmes Feuillets d’Hypnos – qui vaut bien, en intensité sentie, celui de Chanel) et oui, il est derrière les Dix secondes tigre. Tu as visé juste.

 

M. H. : Certes la poésie n’est pas du côté de la pensée conceptuelle, mon ami Yves Bonnefoy nous l’a si bien rappelé et enseigné, maître au désamorçage des automatismes de la langue pour mieux débusquer les sources symboliques où s'abreuve naturellement le poème. Cependant, il me semble que la poésie reste une visée, au télos impossible, car nous perdons tout de même l’essentiel de l’objet dans le dire, malgré cet extraordinaire effort que produit la poésie, qui est le poème même. C’est en ce sens que j’osais le terme « concept » : je crois que le poète ne doit pas oublier que lui aussi, finalement, passe par les ciseaux des mots, qui ne sont rien d’autre que des concepts, des reflets des choses enserrées dans des grammes. Devenant langage, l’expérience fait sens, apporte sa pierre à l’élucidation de l’existence, mais s’est éloignée de la saveur éprouvée. Et malgré tout le poème est à l’œuvre, encore et encore, « quelque part dans l’inachevé ». Paradoxe du poète : s'enfoncer dans la langue mais pour mieux s'en arracher.

           

J.-M. S. : Ciseaux, oui, mais oiseaux parfois aussi, les mots, quand ils migrent ensemble, portés par le mouvement de la parole, vers la chose à dire sans être sûrs de pouvoir l’atteindre. J’établirai d’abord une distinction entre le concept et l’image. Le concept, comme le dit le mot allemand Begriff saisit selon la logique de la griffe ou de la prédation. Définir, c’est mettre un terme (un mot et une fin), tracer des contours, enfermer dans des limites, faire du langage une grille ou une cage. Connaître, c’est coloniser, maîtriser, rassurer, exercer un pouvoir. Ce qui est bien sûr nécessaire. L’image, à la différence du concept, n’enferme pas les choses dans leur définition, elle, ne cerne rien, ne captive rien ; au contraire, elle ouvre la cage, elle est du sens à l’état naissant. A l’image, dans l’usage poétique de la langue, s’ajoute le rythme qui est inscription de la présence vivante, singulière de celui qui parle dans les mots. L’essentiel n’est pas perdu dans le poème mais désigné dans le proche ou le lointain de l’expérience vécue. La lecture serait cette capacité de refaire en soi l’acte ou le geste de la désignation qui est dans le poème et de le poursuivre le plus loin possible, d’accompagner le mouvement de la parole (ou de la poésie) traversant les signes en direction de la chose à dire pour la laisser vivre.

            On peut distinguer deux rapports au langage qui dans la théorie s’opposent mais dans la pratique ne cessent de se mêler : l’un met l’accent sur les mots, ce qu’il y a de plus statique dans le langage (même si, quand on écrit un mot, on traverse plusieurs couches de significations et se relie par signifiants et métonymies interposés à tous les mots environnants qui se mettent à clignoter) ; d’une certaine façon, le mot immobilise la pensée, le regard, l’imagination dans une représentation arrêtée du réel. L’autre met l’accent sur la phrase, le discours, la parole en tant qu’elle est visée, mouvement, traversée des signes en directions de ce qu’il y a à dire.

            Moins mots que gestes qui désignent, pris dans le mouvement du vers, de la phrase, du rythme qui organise le mouvement de la parole, la poésie, sans être la musique elle-même, est du langage en dérive vers la musique. C’est de musique que parlait Rilke dans cette magnifique formule que tu cites, et que Jankélévitch avait choisie comme titre à ses entretiens.

 

 

3/ Genre(s)

 

M. H. : Tu me disais que de tout ce que tu as écrit, Dix secondes tigre est ce qui ressemble le plus à un livre de poèmes, et ce, même si de nombreux passages en prose y trouvent place. Dans les textes que j’avais pu lire de toi, en particulier ceux que tu m’avais donnés pour la revue Le Bateau Fantôme, nous retrouvions cette caractéristique, et il est évident que les appréciations formelles t’importent peu. Et finalement, il en résulte une impression de grande liberté expressive. La prose se mêle à la poésie, le visible à l’invisible, le concret au transcendant.

            Dix secondes tigre est sans aucun doute un texte de poésie, un long poème. Je pourrais dire aussi : un conte philosophique plein de poésie ou un récit poétique, celui racontant l’expérience initiatique d’un homme tâtonnant dans la vaste jungle du Bengale des sensations et des correspondances, à la recherche des perles de verre de ces sensations et de ces correspondances, l’œil en avant, attentif à tout sur les pistes bariolées d’animalité, incendiées de couleurs, vers une probable libération de son âme. Quelle relation entretiens-tu avec le genre du conte ?

 

J.-M. S. : Oui, un seul poème. C’est vrai, croisant poésie et prose.

            J’aime bien ce que tu dis des « perles de verre » (Hermann Hesse pas loin), d’autant plus que la lumière quand elle se pose sur l’œil du félin le transforme en bille de verre, le rend fluorescent.

            C’est peut-être moins le genre du conte que celui de la nouvelle qui m’est proche. J’écris surtout des poèmes et des nouvelles, de longs poèmes et de courtes nouvelles, croisant les genres. Baudelaire avait remarqué combien ces deux formes étaient voisines.

 

M. H. : La pensée philosophique nourrit-elle ta poésie ?

 

J.-M. S. : La pensée philosophique constitue un support irremplaçable lorsqu’il s’agit d’interpréter des textes ou de s’expliquer avec son héritage ; mais dans la mesure où elle est conceptuelle, elle bloque plus qu’elle ne nourrit l’activité imaginante de l’écriture qui nécessite une sorte d’indétermination ou de flottement dans les contours que María Zambrano appelait « la pénombre ». Les pensées d’Emmanuel Lévinas ou de Michel Henry, par exemple, dont je me suis senti proche parce qu’elles m’éclairaient sur les préoccupations qui sont les miennes, restent en dehors de l’écriture. Les choses ont été parfaitement nommées et n’ont donc plus besoin de l’être. En revanche, des pensées « poétiques », c’est-à-dire demandant intentionnellement à être complétées, ouvrant sur la vie en tant qu’elle est vécue singulièrement par chacun d’entre nous, sont au cœur de la pratique de l’écriture. C’est le cas par exemple de la pensée de Joë Bousquet, cette façon qu’il a d’envisager l’événement. C’est le cas aussi de la pensée de María Zambrano. J’ai rencontré son œuvre tardivement mais au moment où j’étais prêt pour l’accueillir. Cela a été un éblouissement. Elle était alors peu publiée en France et j’ai entrepris de la traduire pour moi-même, pour entrer dans son secret. Les amis à qui je la faisais lire refermaient souvent vite le livre en disant qu’ils ne comprenaient pas. Je dirais de cette pensée ce que Georges Perros dit de la poésie : qu’elle n’est pas obscure parce qu’on ne la comprend pas mais parce qu’on n’en finit pas de la comprendre. Ecrire a été parfois une sorte de va-et-vient entre cette œuvre et ma vie. J’allais, avec mes mots, au devant d’un double mystère vivant, l’un éclairant l’autre dans une même pénombre, « avec des repères éblouissants ».

 

 

 

Dix secondes tigre, L'Arrière-Pays, 2011.




Pierre Dhainaut

DE JOUR COMME DE NUIT

Extrait de l'entretien de  Pierre Dhainaut par Mathieu Hilfiger,
à paraître aux éditions du Bateau Fantôme.

 

Mathieu Hilfiger : Mon cher Pierre, dans notre correspondance de ces dernières années, il me semble que des thèmes ont émergé, avec une certaine régularité, et, ce faisant, une certaine cohérence : des points d’achoppements finissent par se préciser, et ainsi cristalliser une interrogation commune. Cependant, leurs contours véritables – ce qu’ils signifient pour chacun de nous, dans nos accords comme nos différences – ne laissent pas d’être flous ; c’est ainsi que le désir de préciser les choses avec toi et de mieux connaître ta pensée s’est finalement concrétisé dans la proposition de cet entretien que tu as acceptée. Et puis bien entendu, le questionnement constituant l’origine et le moteur de la réflexion, tes réponses – tu le disais toi-même – répondront à mon désir (de comprendre ta pensée) autant qu’au tien (de la préciser).

Ces thèmes, tu les connais, je pourrais les nommer : la nuit, l’enfance, l’écriture, la chambre (bureau de l’écrivain, chambre à coucher ou chambrette de l’enfant).

Aujourd’hui, au seuil de ce travail, un doute inattendu (mais tout de même prévisible ?) me serre, me freine : et si ces thèmes, dans leur existence conceptuelle, ne recouvraient finalement aucune réalité concrète ? Car certes ils détiennent jalousement une réalité, objective, idéale (j’allais écrire, en platonicien, « idéelle »), contre laquelle Yves Bonnefoy nous a souvent mis en garde, finalement dès son Anti-Platon. En tant que purs thèmes, ils nous laissent aisément au bord de la route, du chemin de sens et de dialogue, de méthode. Or, nous sommes appelés par notre vocation à penser en poètes, c’est-à-dire à donner écho à ce qui nous traverse de manière originale, à inventer une langue capable de transmettre quelque chose de la singularité d’une expérience, à l’écart de la disposition à la définition propre au monde intelligible.

Nous ne pouvons souscrire à une langue désaffectée. A contrario, le rôle du poète serait de réaffecter la langue, afin de lui rendre une part de vérité. Qu’en dirais-tu pour ta part ?

 

Pierre Dhainaut : Quel est le rôle du poète ? Nous n'en avons jamais fini avec cette question comme avec celle de l'origine du mouvement qu'il anime et qui l'anime, elles sont solidaires : essayons d'y répondre, lucidement et passionnément, faisons en sorte néanmoins que nos explications ne soient pas des justifications. Si le poète avait honte, il donnerait raison à tous ceux qui prétendent qu'écrire des poèmes ou en lire est une activité caduque. Depuis longtemps, certes, il a cessé de croire en la toute-puissance de la parole qui crée et qui guide, mais il continue, en dépit de la surdité générale, d'affirmer l'existence de cette parole, serait-elle vacillante ou plutôt parce qu'elle est vacillante, la seule à témoigner d'une vérité ou, si ce mot paraît trop fort, d'une dimension qui transcende ce que nous disons et le rend nécessaire. Que le poète ne ressente aucune honte, qu'il soit à la fois sans orgueil : à sa place, singulière et discrète, son rôle n'en sera que plus vif.

            Tout de suite, mon cher Mathieu, tu vas à l'essentiel en rappelant que si nous écrivons des textes qui sont plus que des textes, que l'on nomme poèmes, alors qu'il serait préférable de les laisser humblement dans l'anonymat, c'est dans l'intention, même si au début elle n'est pas explicite, de réaffecter la langue. La langue que d'ordinaire nous employons ou qui, à notre insu, nous emploie, comment nous y fier ? Elle est tellement abstraite et sèche, désaffectée, en effet, comme ces bâtiments devenus hors d'usage où par habitude, par paresse, nous restons cependant : nous croyons parler, nous répétons, pas plus que nous les mots ne respirent. Parfois nous le pressentons, ce que nous voudrions dire, qui est confus encore, ou bien ce qui voudrait être dit ne peut se frayer un passage à travers cette langue apprise, asservissante, car elle n'obéit qu'à des fins utilitaires, elle n'a pas d'horizon, et de plus en plus nous en prenons conscience : ce qui lui manque, il revient aux poèmes de le découvrir. N'est-ce pas ainsi que s'éveille une vocation que l'on qualifiera justement de poétique ? Elle naît du malaise. Nous ignorons d'abord quel désir nous brûle, nous porte, le saurons nous un jour ? Nous savons pourtant qu'il faut nous arracher de ce qui nous étouffe et nous entrave, la langue morte et avec elle nos comportements avares et nos pensées sans substance. Les poèmes, quels qu'ils soient, sont des protestations. À peine les mots s'unissent-ils, qu'importent leurs gaucheries, nous assistons à un soulèvement. Pour lui rester fidèles, pour ne pas avoir recours trop vite à des formules convenues, qui correspondent à des idées toutes faites, ne nous plaignons pas s'il nous semble qu'une vie ne suffit pas. Écrire des poèmes, entrer dans une voie qui ne connaît pas de terme, où d'avance nous refusons de nous accommoder d'un résultat. Dès qu'ils s'ébranlent, dès que nous nous mettons à leur service, c'en est fini des certitudes rassurantes, l'ordre se disloque, que maintenait la langue.

            Ces mots qui frémissent dans les poèmes, les reconnaissons-nous ? Ils appartiennent, Proust l'avait remarqué, à une langue étrangère. Écrire, en fait, leur offre une patrie. Que cherchent les poèmes, sinon l'inconnu ? Mais l'inconnu ne se trouve pas hors de l'espace et du temps : notre ici, notre maintenant, un mauvais usage de la langue nous les dérobe, les voici restitués à leur plénitude offerte. Au bord de la route, sur le chemin du sens, nous n'avons pas sursauté en heurtant une pierre, par exemple, ni écouté les arbres tressaillir au moindre vent. La vertu de patience aurait permis le saisissement, la rencontre, mais nous ne sommes que trop les proies de ces conduites fuyantes qui ne font que redoubler notre continuel bavardage. Et si nous disons pierre, arbres, nous nous contentons le plus souvent d'identifier ce que ces mots désignent, nous n'avons rien dit. Or les mots des poèmes ne définissent pas. De la discordance à l'accord, grâce au rythme ils prennent chair et ils s'aèrent, ils résonnent et ils rayonnent, et nous voici dans l'espace et dans le temps où les choses, les êtres, nous apparaissent en leur aura initiale, nous ne sommes plus devant eux, mais avec eux, tels que nous étions, enfants, quand nous touchions une pierre, quand nous levions les yeux vers la cime d'un arbre. Ces mots-là sont libres et légitimes. Les poèmes n'ont pas, comme je l'ai cru après bien d'autres, à saccager la langue, ils la réinventent en la déliant. Lorsque nous reprochons au vocabulaire et à la grammaire leurs artifices, nous oublions que les poèmes, loin d'atténuer nos émotions premières, les recréent, ils nous convient par leur vivacité à de nouvelles approches.

            Ils nous débarrassent du savoir contre lequel Yves Bonnefoy nous a mis en garde, le savoir conceptuel qui s'interpose entre le monde et nous, nous trompe, nous isole en son langage. Mais si l'auteur d'Anti-Platon a déploré la perte de la relation sensible, il nous a constamment incités à la retrouver à l'aide enfin des mots qui s'ouvrent. Il n'est pas le seul, tous les poètes que j'aime l'ont dit et redit, souvenons-nous de Rilke : « Nous qui sommes ici, peut-être est-ce pour dire : maison, / fontaine, porte, pont, cruche, verger, fenêtre », je cite la neuvième élégie de Duino d'après la traduction de Jean-Yves Masson, et il ajoutait : « mais pour dire, comprends-tu, / ah, dire avec tant de ferveur que les choses elles-mêmes en secret / n’ont jamais pensé être autant. » Nous qui sommes ici, ne rêvons pas d'un ailleurs : quelles que soient les circonstances de notre vie, nous avons ce devoir de « dire » ainsi, et les poètes, n'allons pas leur imaginer un autre rôle, nous offrent leur secours.

            Aussi la nuit, l'enfance, l'écriture, la chambre, ces mots sur lesquels portera notre entretien, ne crains pas, mon cher Mathieu, qu'ils deviennent des thèmes inconsistants. Il n'y a que dans les manuels scolaires que la poésie développe des thèmes. Elle n'exalte les mots que dans la mesure où elle ne s'y confine pas : les siens font appel en nous au plus intime comme au-dehors au plus large, l'intime et le dehors se régénèrent. Tant que les poèmes sont présents, la réflexion reste sur le qui-vive…

            À l'instant même où je le dis, c'est le matin, des cris prolifèrent, des mouettes s'envolent du toit de l'immeuble en face de la maison, et je sursaute, je ne les verrai pas, je ne ferai que les entendre : je m'avise d'un coup que cette première réponse est bien longue, trop pesante. Il y aura toujours des mouettes pour me ramener dans l'espace aimanté des poèmes : je n'écris que la fenêtre ouverte.

 

 

M. H. : En ces temps de doutes qui furent miens dernièrement (l’inquiétude restant habituelle, mais le fond d’angoisse, lui, plus insolite), finalement c’est autour de l’espérance que j’aimerais discuter avec toi nos chers « thèmes » ; c’est-à-dire en fin de compte, ce que nous pouvons espérer de la poésie, comme acte d’écriture et comme acte de lecture, en création comme en réception – à moins que ces frontières elles aussi ne sachent se confondre ou se retourner.

C’est le sens de la dernière lettre que je t’adressai, évoquant les épreuves et la souffrance. Car le poète est un homme, par conséquent il souffre – et cela n’a rien à voir avec une pose spleenienne –, et peut-être davantage que le commun de ses semblables : car son rôle n’est-il pas de catalyser les émotions et de les restituer dans le plus grand effort de vérité ? Que dirais-tu de la position éthique du poète vis-à-vis de la souffrance (la sienne, celle de ses semblables) ? Doit-il effectivement « gratter la plaie », comme tu le suggères dans le poème « Manière noire » (dans L’Âge du temps), reprenant le geste inlassable des anciens graveurs préparant patiemment leur plaque et, partant du noir profond, retrouver dans l’effort une forme de lumière au milieu de la « nuit d’encre », constellation fragile au firmament nocturne ?

 

 

P. Dh. : Tes questions se ramifient : pour commencer à y répondre, je partirai du mot dialogue que tu avais du reste employé une première fois en l’associant à celui de sens. Ni l’écriture ni la lecture ne sont des activités solitaires qui nous retiennent dans la sphère des livres. Quand nous lisons, un dialogue s’instaure, où les frontières tendent à s’abolir entre les langues, entre les époques, comme entre les morts et les vivants : Bashô et Hölderlin sont parmi nous puisque nous n’avons pas épuisé leurs bienfaits. Chaque jour, nous pouvons renouveler le miracle de leur résurrection, et nous aussi nous renaissons. Ils nous font honte d’écrire si pauvrement, ils nous communiquent surtout cette « ferveur », comme disait Rilke, qui exige de nous que nous nous comportions différemment. Les poètes, indépendamment de ce qu’ils expriment, apportent une lumière qui n’est pas séparable de l’intensité de leurs mots, mais qui, au-delà d’eux, se prolonge : à nous de ne pas la quitter, à nous, par son intermédiaire, de délivrer nos existences de l’opacité qui nous fait croire qu’elles n’ont pas de sens ou, ce qui revient au même, qu’elles en ont un, établi. Un sens est possible, un autre, toujours.

            Et s’il faut des preuves, pensons à ces prisonniers des camps nazis et soviétiques qui ne savaient pas s’ils survivraient, ils nous ont donné une leçon que nous n’avons pas prise en compte puisque nous en sommes à douter de l’art, en particulier de la poésie, voire à souhaiter sa fin : ils se récitaient des poèmes, quelques fragments suffisaient à les redresser. Qui oserait les accuser d’illusion ? Qui, après cet exemple, affirmera que la poésie est vaine ? Plusieurs fois, je me suis retrouvé dans des couloirs d’hôpitaux où j’attendais que l’on me fasse entrer dans la salle d’opération : je revoyais des visages aimés, des vers me revenaient, tu sais, de ces vers que nous n’avons pas à apprendre pour les retenir, « Le pâle hortensia s’unit au myrte vert », pourquoi Nerval alors, Nerval de préférence ? C’est aux visages que j’en faisais le présent, plus proches. Une confiance, malgré l’angoisse, m’était rendue. Je ne remercierai jamais assez les poètes dont les vers retentissent ainsi. Les remercier, vivre moins mal.

            De même, il n’est pas vrai, comme le déclarait Mallarmé, que « quiconque écrit intégralement se retranche ». Un poète n’a pas à songer au public, il se voue exclusivement à ce qui surgit sur sa page : qu’il le fasse être, il ne peut agir autrement. Mais le plus isolé des artistes, ceux que l’art brut a mis en valeur, n’est pas à ce point captif qu’il ne puisse nous alerter. Des pires conditions matérielles, dans les asiles psychiatriques, de l’extrême souffrance, nous sont parvenues des œuvres d’une extraordinaire richesse, plus fortes que toutes les clôtures. C’est aussi, pour moi, une leçon, et c’est aussi un miracle de pouvoir partager, un peu, ce qui a permis à Wölfli, à Aloïse, de renverser les murs. À côté d’eux, je ne suis qu’un privilégié : qu’ai-je fait de ma liberté ? Wölfli et Aloïse ne pensaient pas à nous, et cependant ils s’adressaient à nous. Le monologue absolu est impossible.

            Cela dit, je suis bien obligé de constater qu’une œuvre n’est pas toujours capable d’arrêter pour son auteur la pulsion de mort. Je ne connais pas d’œuvre plus limpide que celle de Nerval : ces vers ou ces phrases de lui qui me visitent, qui m’allègent, ne l’ont pas visité, allégé, durant « la nuit noire et blanche » de son suicide. La poésie ne l’a pas sauvé. C’est un mystère qui ne cesse pas de me troubler, il remet en cause cette foi qui me vient des poèmes, selon laquelle rien n’est perdu, rien n’est stérile.

            Citons de nouveau Bonnefoy, le début de cet essai qui m’a tant frappé quand je l’ai lu autrefois, « L’acte et le lieu de la poésie » : « Je voudrais réunir, je voudrais identifier presque la poésie et l’espoir. » Il m’a frappé parce qu’il allait, du moins en France, à l’époque, 1959, contre la plupart des idées reçues, et je n’avais pas l’âge d’en saisir la portée.

            Peut-il y avoir des poètes ou des lecteurs de poésie strictement nihilistes ? Certains se disent tels, mais ils s’abusent. Écriraient-ils, liraient-ils s’ils n’étaient parcourus par un élan qui les dépasse, qui nie, dès qu’ils y cèdent, la misère où ils croient se trouver ? Aux premiers vers, à la première phrase, elle n’est plus irrémédiable, la confiance se ravive, une confiance à défaut d’une espérance, nous soutient, nous engage, un horizon s’entrevoit : « La poésie se poursuit dans l’espace de la parole », il est vrai, « mais », ajoutait Bonnefoy vers la fin de son essai, « chaque pas en est vérifiable dans le monde réaffirmé. » En règle générale, nous considérons le poème achevé une fois la page ultime écrite ou lue, achevée donc notre tâche, nous refusons d’accomplir les pas qui le réaliseraient, qui prouveraient qu’il n’y a pas de page ultime.

            Ne l’ai-je pas toujours cru ? Il faudrait que je revienne en arrière : pourquoi le livre qui fut celui de ma naissance à la parole, au monde, comme dirait Bonnefoy, s’intitule Le Poème commencé, pourquoi également j’ai remis en cause la ferveur initiale, ce serait trop long à expliquer. « Manière noire », le poème auquel tu te réfères, doit dater de 1980, où en étais-je quand je l’ai écrit ? Son titre est emprunté aux graveurs dont tu définis précisément la technique, qui est exemplaire, puisqu’elle correspond à toute démarche qui consiste à faire que de la nuit une lumière émane, elle n’est pas seulement celle de l’art, elle est celle de la vie cherchant son sens. Il y avait aussi dans le choix de ce titre un jugement adressé à tous ceux qui privilégient le négatif, le noir, qui s’y tiennent et se complaisent ainsi dans une manière : dans Au plus bas mot qui précède L’Âge du temps où figura la séquence de « Manière noire », je n’avais pas échappé à ce danger. Sauf à quelques-uns, très rares, en des siècles révolus, la lumière n’est pas donnée comme une grâce et elle ne demeure pas continûment, elle est gagnée ou, pour mieux dire, puisque nous ne sommes pas des conquérants avides de victoires, elle se forme selon un rythme qui lui est propre, toujours le même mais ingouvernable, où ne sont plus adéquates les catégories de vitesse et de lenteur, au cours d’un processus auquel nous participons entièrement, avec le corps comme avec le cœur, avec la mémoire comme avec l’imagination, un processus, une genèse, une œuvre, selon l’acception alchimique du terme. Gratter la plaque, gratter la plaie… préparer le terrain où poindra le jour. « Manière noire » n’a eu d’intérêt à mes yeux que parce qu’il a pris place dans un ensemble qui annonce ce jour. Nous ne devrions pas détacher un poème du recueil où il s’insère, nous ne devrions pas non plus envisager les recueils isolément, ils se contestent et ils se complètent : le sens, ici encore, ne dépend que du dialogue. Et ce dialogue ne se limite pas à l’auteur, l’auteur n’est pas seul.

            Ce n’est qu’après L’Âge du temps, l’âge où je n’ai plus renié le temps et la terre, que j’ai pu affronter enfin, dans Terre des voix, la vieillesse et la maladie et l’agonie de quelques-uns de mes proches. Je n’étais pas auprès de Jean Malrieu, mon très cher Jean, quand il mourut, sa mort a ravivé, si je puis dire, celle de mon père à laquelle j’avais assisté. Que serait la poésie si elle se détournait de la souffrance ? Soudain je me suis reproché de ne célébrer que les arbres, les vents, les plages : trop facile, le pur enchantement. La position éthique juste consiste à ne rien renier, la poésie n’a pas à choisir parmi les visages, elle les dit tous, sans exception, sans restriction, ceux des amants, ceux des mourants, ceux des enfants. Mon père est mort alors que venait de naître mon premier fils, d’autres morts plus tard allaient coïncider avec la naissance de mes petits-enfants : de ces événements tragiques et heureux, les poèmes se devaient de s’inspirer. Dire, interroger, comprendre inlassablement, vivifier, espérer, aller plus loin que le constat… Si le regard de la poésie n’est pas ample, son regard, son écoute, elle n’est qu’un exercice de rhétorique, elle est inutile.

            Le poète qui refuse les séductions de l’art, le « vrai poète », dit Bonnefoy, ne pense pas à lui, il se donne, il nous fait un « don », « Et dans la pauvreté, demeure son bien », quoi qu’il arrive.

 

 

M. H. : Dans un discours sur la fonction du poème (1972) présenté dans Le Nuage Rouge, Yves Bonnefoy évoque le processus créatif dans des termes d’épiphanie incertaine, de rapport plein de doutes à la nuit : « J’écrivais […], je voyais prendre forme une économie de mots, je coordonnais des images, j’étais le moi second qui se cherche et se trouve dans cette élaboration d’une langue – mais brusquement quelque chose de noir, de plombé, s’amassait dans cette clarté relative, et quelques mots nouveaux s’imposaient à moi, qui déchiraient, semblait-il, le parti premier d’écriture. En fait, il s’agissait, il s’agit toujours (car ces moments de rupture me sont encore habituels) d’associations obscures, par métaphores ou métonymies […], ou d’énonciations presque brutales de faits […]. Une telle effraction, suivie d’une restructuration tout aussi prompte, a causé le premier poème qui ait gardé sens à mes yeux […]. » Que penses-tu de ce double mouvement constituant l’écriture poétique que Bonnefoy décrit, « effraction » puis « restructuration » ? Dirais-tu également que le rapport à l’écriture est un rapport à la nuit, comme le graveur en manière noire faisant naître la clarté de la nuit totale ?

 

 

P. Dh. : Par quelles étapes les poèmes sont-ils passés avant d’atteindre leur version définitive ? Publiés, on dirait qu’ils ont jailli d’un seul élan sans ruptures, et l’on est surpris en examinant les manuscrits lorsqu’ils subsistent, corrections et variantes ne se comptent pas : leur épiphanie a été laborieuse, voire dramatique. En fait, les meilleurs poèmes laissent percevoir la tension qui les a créés, qui souvent a failli les détruire, qu’ils ont réussi à dominer, de peu d’ailleurs, ils n’imposent pas l’image de la perfection froide, l’épiphanie n’est qu’un équilibre précaire. Nous les aimons pour cela, par exemple ceux de Douve et d’Hier régnant désert

            Ces étapes, il est possible de les reconstituer, comme le fait Bonnefoy dans Le Nuage rouge, après coup : tant que nous sommes au travail, nous avançons à tâtons dans le noir, les éclairs sont rares et rarement compréhensibles, nous affrontons des forces contraires : qui se vante de les maîtriser, soyons-en sûrs, leur restera un étranger. Les poèmes pour grandir, pour mûrir, ont besoin d’une épreuve, qui réclame un comportement particulier, assurément scandaleux si nous le comparons à la plupart de nos comportements, la lucidité cette fois ne peut venir que de la soumission, la lumière que de la nuit. Ce que rappelle Bonnefoy ne le concerne pas exclusivement, j’y retrouve une démarche dont je ne dis pas qu’elle soit la seule authentique : je ne l’ai pas choisie, je l’ai acceptée.

            Les premiers mots d’un poème ou d’une suite de poèmes se pressent, écririons-nous sans cette pression ? (Quelle est leur origine ? Nous aurons à revenir sur ce problème.) S’ils me sont obscurs, je n’en ai pas moins le sentiment qu’ils vont vers une « clarté », mais « brusquement quelque chose de noir » les arrête : dans le meilleur des cas, « quelques mots nouveaux » les raturent, qui me réorientent quand ils ne m’égarent pas ou qu’ils ne me font pas régresser ; dans le pire, l’interruption entraîne la chute dans le mutisme, pour combien de temps ? Des heures ou des semaines durant lesquelles il serait illusoire de recourir au savoir-faire, jusqu’à ce que des mots, vraiment nouveaux ceux-là, veuillent bien mettre fin à la crise et entrouvrir des perspectives inattendues, la trame se recompose, le travail se poursuit… Au jaillissement doit succéder la rupture, l’ « effraction », elle intervient d’elle-même, la « restructuration » indispensable, hélas, n’intervient pas toujours. Tant de poèmes sont restés à l’état d’ébauche. Ai-je manqué d’attention ? Rien ne m’assure que je ne les reprendrai pas, le moment venu. J’aurais souhaité la certitude, je n’aurais pas écrit de poèmes. Avec les années je n’ai acquis aucune expérience : le souvenir des poèmes que j’ai déjà écrits ne m’aidera pas à traverser celui-ci. De ne pas ignorer les différentes étapes par lesquelles ils passent n’enlève rien à la difficulté du travail, de sa mise au monde. Elle en est même accrue.

            Une épreuve, je voudrais retirer à ce mot la grandiloquence, elle nous demande constamment l’humilité. Quoiqu’il en soit, quand il m’est arrivé d’être le secrétaire d’une voix qui me semblait dicter un poème, j’aurais dû me sentir comblé, j’aurais dû voir dans le jaillissement continu une garantie de sa vérité, puisque, sous peine de n’être qu’un divertissement, la poésie n’évite pas la question de sa vérité, mais, même à l’époque où je me recommandais du surréalisme, la spontanéité de l’automatisme me paraissait insuffisante. Le comportement le moins faux est double, paradoxal : la plus grande lucidité inséparable de la plus grande soumission. Nous ne serons actifs que si nous sommes passifs. Ne hâtons rien, ne précipitons rien, ayons la passion de la patience. Seules des figures de ce genre qui réunissent des contraires, les oxymores, sont capables d’exprimer ce genre d’état. Écoutons et sachons que nous le faisons, l’écoute est plus sûre que le regard, elle l’aiguise, et peu à peu nous admettrons que nous guide, cet oxymore est célèbre, l’obscure clarté. Que pourrait nous apprendre un poème de premier jet ? En profondeur, il ne nous change pas. Féconde, l’écriture qui engage toutes nos facultés, toutes nos ressources, elle nous métamorphose. L’épreuve importe davantage que le résultat auquel nous aboutissons. Elle ne s’y attache pas, elle persistera de poème en poème, de livre en livre, elle engage la vie entière.

            Ce qui m’a surpris dans cette page du Nuage rouge que tu m’as invité à relire, c’est le rapprochement qu’elle permet d’établir entre le poète et l’alchimiste. On a déjà comparé l’expérience du poète et celle du mystique, la comparaison avec l’alchimie me semble également pertinente. Bonnefoy, qui se réfère volontiers aux mésaventures des chevaliers de la quête du Graal, aux pièges que certains n’évitent pas, de la curiosité dangereuse ou de la parole trop tôt proférée, ne dit rien, à ma connaissance, de la quête du Grand Œuvre, une autre initiation. Et pourtant la page du Nuage rouge résume, presque point par point, les phases de l’opération alchimique qui obéissent à ce principe, « Solve et coagula ». La première, la désintégration, la putréfaction, s’effectue dans les ténèbres du deuil, de la tristesse, de la mort. « Cette putréfaction est toujours indiquée par quelque chose de noir dans les ouvrages des Philosophes. » Je cite le Dictionnaire mytho-hermétique dans lequel on trouve les allégories fabuleuses des poètes, de Dom Pernety : « quelque chose de noir », Bonnefoy lui a-t-il emprunté cette formule ? Il n’est pas indispensable de fréquenter assidûment les ouvrages des alchimistes pour nous rendre compte que leurs pratiques ont découvert des vérités générales dans l’ordre symbolique, il suffit de transposer leur langage : « si tu ne noircis pas », poursuit Dom Pernety, « tu ne blanchiras pas ; si tu ne vois pas en premier lieu cette noirceur avant tout autre couleur déterminée, sache que tu as failli en l’œuvre, et qu’il te faut recommencer ». Dissoudre, accomplir l’œuvre au noir : ne maudissons pas la nuit, elle n’est une fatalité que pour ceux qui refusent de l’assumer. Coaguler aussi (« restructurer »), la nuit est un passage, le poème est un passage, mort et renaissance.

 

[…]

RÉFÉRENCES DES ŒUVRES CITÉES DE PIERRE DHAINAUT

L’Âge du temps, Sud, 1984.
Au plus bas mot, J.-M. Laffont, 1980.
Le Poème commencé, Mercure de France, 1969.
Terre des voix, Rougerie, 1985.

 

            Pierre Dhainaut est né à Lille en 1935. Avec Jacqueline, rencontrée en 1956, il vit à Dunkerque (où s’effectuera toute sa carrière de professeur).

            Après avoir été influencé par le surréalisme (il rendit visite à André Breton en 1959), il publie son premier livre, Le Poème commencé (Mercure de France), en 1969.

            Rencontres déterminantes parmi ses aînés : Jean Malrieu dont il éditera et préfacera l’œuvre, Bernard Noël, Octavio Paz, Jean-Claude Renard et Yves Bonnefoy auxquels il consacrera plusieurs études.

            Déterminante également, la fréquentation de certains lieux : après les plages de la mer du Nord, le massif de la Chartreuse et l’Aubrac.

            Une anthologie retrace les différentes étapes de son évolution jusqu’au début des années quatre-vingt dix : Dans la lumière inachevée (Mercure de France, 1996).

            Ont paru ensuite, entre autres : Introduction au large (Arfuyen, 2001), Entrées en échanges (Arfuyen, 2005), Pluriel d’alliance (L’Arrière-Pays, 2005), Levées d’empreintes (Arfuyen, 2008), Sur le vif prodigue (Éditions des vanneaux, 2008), Plus loin dans l’inachevé (Arfuyen, 2010, Prix de littérature francophone Jean Arp) et Vocation de l’esquisse (La Dame d’Onze Heures, 2011). Ces recueils pour la plupart sont dédiés aux petits-enfants.

            Il ne sépare jamais de l’écriture des poèmes l’activité critique sous la forme d’articles ou de notes : Au-dehors, le secret (Voix d’encre, 2005) et Dans la main du poème (Écrits du Nord, 2007).

            Nombreuses collaborations avec des graveurs ou des peintres pour des livres d’artiste ou des manuscrits illustrés, notamment Marie Alloy, Jacques Clauzel, Gregory Masurovsky, Yves Picquet, Isabelle Raviolo, Nicolas Rozier, Jean-Pierre Thomas, Youl…

À consulter : la monographie de Sabine Dewulf (Présence de la poésie, Éditions des vanneaux, 2008) et le numéro 45 de la revue Nu(e) préparé par Judith Chavanne en 2010.




Entretien avec Jean-Charles Vegliante

Gwen Garnier-Duguy s'entretient avec Jean-Charles Vegliante à propos de la récente parution de La comédie de Dante Alighieri...

 Jean-Charles Vegliante, la collection poésie, chez Gallimard, vient de faire paraître votre nouvelle traduction de La [Divine] Comédie, de Dante. Projet exceptionnel pour une œuvre monumentale. Pouvez-vous nous raconter l'histoire de ce projet ?
 Votre question concerne moins la chronologie – hélas plutôt longue – que les motivations de cette entreprise, je suppose. Celle-ci a commencé bien avant l’accueil amical d’un responsable d’édition auprès de l’Imprimerie Nationale, d’où vint la parution du premier volume, Enfer, en mars 1996 : très beau livre, composé aux plombs, illustré d’une miniature française (œuvre du maître de Coëtivy), laquelle correspondait curieusement au choix que j’avais fini par privilégier en français pour le terme « dificio » appliqué par Dante à l’effrayante apparition du mal absolu au centre de notre monde (à savoir : construction de type moulin, rouages et murs mêlés, massive et mouvante à la fois, d’où le mot ‘machine’ : « il me sembla voir alors une machine », p. 421 de cette première édition).
"La Comédie (Enfer. Purgatoire. Paradis)", Dante Alighieri, Edition bilingue, présentation et traduction de Jean-Charles Vegliante, NRF Poésie/Gallimard, 1248 pages.

La Comédie (Enfer. Purgatoire. Paradis), Dante Alighieri, Édition bilingue, présentation et traduction de Jean-Charles Vegliante, NRF Poésie/Gallimard, 1248 pages.

Une absolue inhumanité, tellement inconcevable que le voyageur ne parvient pas à interpréter ce qu’il voit devant lui : et splendide métaphore secrète du défi à la raison raisonnante que constitue cette poésie – cette pensée en poésie –, donc a fortiori la traduction d’une telle poésie, toujours au bord de l’impossibilité « radicale » (comme disent les logiciens), ou du paradoxe d’un véritable act of trust sémantique (et donc traductif) préliminaire, comme je préfère dire en forçant un peu l’optimisme herméneutique de George Steiner par exemple (mais, plus généralement, Greimas nous avait appris qu’un monde ne peut qu’être, pour nous, signifiant). Par ailleurs, je le dis en passant, la grande maison que fut l’Imprimerie Nationale accepta de prendre le risque, à l’époque, d’indiquer Dante ALIGHIERI comme auteur, et La Comédie comme titre de l’ouvrage (sur la couverture ainsi illustrée), ce dont apparemment certains distributeurs et certains critiques journalistiques ne se sont pas remis.
Pour répondre plus précisément à votre curiosité concernant l’histoire du projet, il me faut remonter encore en deçà, jusqu’aux premiers essais d’appropriation d’une langue non maternelle mais élue – le français – à travers une remontée aux sources karstiques de mon besoin d’écrire (j’ai essayé de l’exprimer bien plus tard par le poème géographique Source de la Loue, dans Rien commun, Belin 2000), tâtonnante expérimentation de rythmes impairs et de récritures d’une sorte de malgré tout ‘origine’, le grand Livre de l’Alighieri justement, laquelle devait aboutir finalement à une plaquette au titre transparent Vers l’amont Dante (L’Alphée 1986, Avant-propos de J. Risset). Dans l’alternance, à cette hauteur, de vers de 9 et de 11 syllabes, je cherchais le mètre dont une nouvelle traduction (après la voie ouverte par celle de Risset), un texte poétique capable de ‘tenir’ et se transmettre en français du XX-XXIe siècle, une traduction-texte à la hauteur d’intentions – sinon de résultat – de son texte originaire, avait d’abord besoin. Tout recommence toujours par la respiration. Par exemple, très clairement :

Alors la peur s’apaise un peu dans le lac
nocturne, le cœur que fait bruire la mé
moire écrite infinie. Il entend…
Et comme celui, à bout de souffle,
qui presse le sol au sortir de la mer,
tourné en s’apaisant vers l’eau périlleuse,
ainsi mon âme […] etc.

(Pour recommencer, 1984-86)

Cette forme d’enchaînement par alternance, appelée à s’infléchir au cours des essais de traduction précis du texte, allait me fournir enfin la clef dont j’avais besoin : un mètre, je l’ai dit, qui ne devait plus varier (sinon bien sûr par son rythme interne et environnant) au long des 14 233 vers que compte l’œuvre. Le reste fut affaire d’amour et de longue patience.
Vous évoquez la dénomination de l'œuvre : non plus La Divine Comédie, acception jusqu'ici commune en France mais La Comédie. En quoi ce choix est-il pertinent ?
Tout d’abord, il faut rappeler que les ouvrages anciens ne portaient pas à proprement parler de titre. On les désignait généralement par leur matière (mot à mot : ‘Traitant De…’), et plus souvent par leur début ou incipit, du reste souvent latin même quand l’ouvrage était rédigé en langue vulgaire. Dans le cas présent, Incipit Comedia Dantis Alagherii (‘La Comédie’, donc, avec parfois simplement : Capitolo primo del libro di Dante etc.). Même après que Boccace eut inventé le syntagme à succès « Divina Commedia » pour ses propres copies, la première édition imprimée (Foligno, 1472) portait encore un sobre fronton Comincia la Comedia di dante alleghieri di Fiorenze. Ensuite, chaque fois que notre auteur nomme son œuvre, à l’intérieur de son propre texte, il emploie le terme de Comédie, ou de Poème Sacré – ainsi que je l’ai indiqué non pas sur la couverture (déjà chargée) de la présente édition, mais au moins sur la page de titre : La Comédie, Poème sacré. Je pense que c’est le titre qui convient le mieux à ce pur diamant de la Littérature universelle, que l’Alighieri compare aussi au chant religieux biblique ou Théodie (un sous-titre possible aussi, mais moins compréhensible de nos jours), sur le modèle de « l’humble psalmiste » David.
Reste la question de la ‘comédie’ comme genre, sur quoi des livres entiers ont été écrits. En bref, la comédie n’est pas une tragédie (à fin âpre, négative) et n’exige pas un ton – voire un style – uniformément haut ; dans la célèbre lettre, en partie apocryphe, à son protecteur Cangrande della Scala, seigneur de Vérone, vicaire impérial, chef reconnu des Gibelins partisans du pouvoir temporel de l’Empereur, auquel il dédie le Paradis, Dante ajoutera qu’un langage simple et varié est aussi le moyen d’être entendu du plus grand nombre. En fait, proche au début d’un chant villageois, son parler vulgaire est idéalement celui dont usent entre elles les femmes du peuple, pour s’élever peu à peu vers le passage du Purgatoire et puis vers sa partie la plus parfaite, en Paradis justement (et donc en une fin heureuse). Au passage, je souligne qu’une certaine forme de sourire médiéval, sinon de véritable comique au sens où nous l’entendons, n’est jamais absent de cette œuvre. On le voit, ces options rendent d’emblée cette œuvre ‘inqualifiable’ (la dimension romanesque, pas plus que le dialogisme n’en sont absents, par le biais de la ‘comédie’). Pour nous, dans la langue autre de traduction, l’essentiel était donc de préserver l’extraordinaire diversité, parfois l’hybridation linguistique – sur un socle, certes, de florentin illustre, sensible en particulier par la syntaxe et dans certains discours directs particulièrement soignés – jusqu’aux dialectalismes, aux inventions, aux néologies : création libre et souveraine, par laquelle s’est construit d’un même jet le Livre et constituée la langue italienne naissante, en l’absence (faut-il le rappeler) de toute forme d’État central.
Vous parlez de "pur diamant de la Littérature universelle". Posons la question simplement : en quoi cette œuvre est-elle un chef d'œuvre inépuisable et quels enjeux se sont-ils joués depuis qu'elle existe et à partir d'elle sur le plan universel ?
Je sais que je me suis un peu trop avancé sur un terrain mouvant, contesté, à l’évidence relatif, tant au plan historique qu’à celui de la culture (y compris en ses manifestations religieuses) ou du gender comme on aime à dire maintenant. Si Béatrice Portinari avait écrit sa version de la Vie nouvelle – rencontre avec un petit garçon à peine plus âgé qu’elle, prénommé Dante etc. etc. – il en serait allé tout autrement j’en suis bien persuadé. Et nous aurions sans doute un tout autre texte (même chose, a fortiori, si tout cela s’était passé en Amérique pré-colombienne ou dans l’Asie du sud-est). Cependant... peut-on prétendre que cette rencontre amoureuse, l’exaltation, les souffrances, l’espoir, la sublimation et la promesse de ne jamais se résigner à la disparition de l’être unique-pour-soi et au néant d’un peu de terre gâtée eussent été radicalement différents du point de vue féminin, ou caribéen ? Il faudrait pour m’en convaincre de longues et sérieuses études d’anthropologie comparée, démontrant qu’un tel cas de figure – et le récit qui pourrait en être fait – serait absurde voire inconcevable sous d’autres latitudes et dans des cultures radicalement différentes. Que donc le texte qui en est issu, puis s’est transformé et amplifié jusqu’à dire de cet être unique-pour-soi « ce qui jamais ne fut dit d’aucun(e) » (telle sera La Comédie), à travers un individu pensant nommé Alighieri, serait radicalement intraduisible (il s’agit là, comme l’on sait, d’une aporie logique aussi incontestable qu’indémontrable). Or la traduction n’est pas, ne doit pas être « radicale », mais au contraire relative, transformative, vivante c’est-à-dire bien sûr inventive et tournée vers la transmission ; elle est, je veux croire, et parfois avec des difficultés incroyables, toujours possible. D’autant plus possible que l’œuvre originaire est plus haute, exigeante, appelant ses toujours nouvelles « traductions », comme œuvres destinataires de cet appel à être traduite. C’est à travers le voile déformant, heureusement déformant de la version étrangère, écrivait à peu près W. Benjamin il y a près d’un siècle, que s’entrevoit le fantasme de la langue parfaite. Je l’ai entrevu derrière La Comédie de Dante Alighieri, tout en sachant la contingence de maint détail, de telle croyance, évidemment de toutes les illusions politiques du citoyen poète, parfois si envahissants il est vrai que Saint-John Perse a préféré parler de chef-d’œuvre occidental – ce que j’ose contester. Mais bien sûr, le “pur diamant” n’était là qu’une métaphore (j’ai insisté autant, à l’inverse, sur le caractère hybride et pluristylistique de l’expression dantesque), nous pouvons mettre “fruit merveilleux” à la place, si vous préférez… Pourvu que l’on accepte de donner, en particulier pour ce qui est de la sacralité déclarée de ce Livre, la primauté absolue à sa poésie.
Vous dites avoir entrevu la langue parfaite derrière La Comédie. Pouvez-vous nous dire plus précisément ce que vous avez concrètement entrevu ? Et préciser pourquoi vous contestez la parole de Saint-John Perse sur la dimension uniquement occidentale de l'œuvre de Dante ?
Je crois avoir entrevu le “fantasme” de la reine Sprache benjaminienne, car il s’agit d’une forme rêvée de langue unique (alors que – Mallarmé – les langues imparfaites en cela que plusieurs exigent justement d’être infiniment traduites), au fond la langue de la poésie même, non pas derrière La Comédie mais derrière le travail de traduction d’un texte qui échappe à sa propre intention, à son temps, aux genres (cette fois au sens rhétorique traditionnel), à la langue « municipale » de son auteur au profit d’une création linguistique dont les différentes régions de la péninsule italique – je dis, dans ma version, les Ytailles – seront pour des siècles tributaires et subjuguées (les italophones peuvent encore, à peu de chose près, lire ce texte aujourd’hui, sept siècles après sa rédaction). À sa tension théologale enfin, puisque je crois qu’un athée peut le lire aussi profondément et légitimement qu’un croyant chrétien – ou d’autre foi. En un mot, il s’agit d’un texte à ce point ouvert dans une infinité de directions, horizontales et biaises et abruptement dressées, que le simple jeu des déplacements / compensations / récritures en traduction donne au moins une image de ce paradis de vérité que serait la langue parfaite.
En introduction au troisième livre, du Paradis, je cite Saint-John Perse quand il reconnaissait à Dante le génie colombien, pourrait-on dire, d’explorateur d’espaces inouïs, absolument vierges (en même temps qu’infiniment savants), tel un ouvreur « occidental » de nouveaux mondes. C’est sur cette détermination particulière, songeant aux avancées maritimes impressionnantes de voyageurs chinois (Tchang Heu) ou arabes (Ibn Battuta), ou encore aux voyages orientaux de Marco Polo ou d’Ibn Khaldûn que j’ai voulu nuancer tout à l’heure la formule suggestive de Saint-John Perse. Il m’a semblé, si nous revenons un instant sur votre question précédente, que le pôle « occidental », quelle que soit objectivement sa puissance d’attraction progressive – et ce, au moins de 1492 aux dernières années du siècle à peine écoulé (disons par exemple 1991 ? un demi millénaire serait un chiffre bien intéressant) –, cette aimantation dominante, donc, reste encore un axe réducteur eu égard aux potentialités concentrées dans l’œuvre qui nous occupe. Autrement dit l’ampleur universelle visait davantage dans mon esprit cette capacité à se renouveler et à s’éployer, par d’infinies nouvelles lectures, que dans un vague universalisme dont nous savons à présent, un peu tard, toutes les limites culturelles, cette fois, oui, occidentales.
Depuis votre première lecture de La Comédie jusqu'à votre traduction de celle-ci, qu'avez-vous découvert dans cette œuvre ? Qu'avez-vous découvert pour vous-même, c'est à dire en quoi son approfondissement vous a-t-il été bénéfique, mais aussi qu'avez-vous découvert des secrets de cette œuvre, car La Comédie, si elle est une œuvre populaire, contient une dimension profondément ésotérique ?
  Pardon, mais je n’ai jamais cru à la dimension ésotérique de La Comédie ; c’est curieux, d’ailleurs, que vous me demandiez cela, car ma première approche non scolaire de Dante fut pour répondre à une très généreuse offre de collaboration faite par René Nelli, sur la poésie du Dolce stil nuovo (Cavalcanti, Lapo Gianni, Davanzati, Cino, Dante…), et justement orientée vers l’idée d’une sorte d’école de “Fidèles d’Amour” plus ou moins sectaire. J’obtins du grand occitaniste que le titre fût infléchi finalement en “Poètes de l’amour et de l’obscur”, que la revue Sud publia en effet (nous sommes là en 1974 et Saint-John Perse était également au sommaire) ; pour mon adolescente incroyable fierté, inutile de le dire – à l’époque, la parution sur papier était sentie comme un vrai privilège. Encore s’agissait-il du jeune Alighieri, entouré de ses amis, et plus largement de ceux qu’il appelait lui-même « tous les fidèles d’Amour » (où l’adjectif “tous” semblerait surprenant s’il s’était agi d’une secte, comme dans le cas peut-être d’une branche du soufisme), dans le plein bouleversement de la découverte amoureuse existentielle et intellectuelle : la lecture des troubadours occitans en l’occurrence, et indirectement de la poésie amoureuse des Arabo-Andalous (le rapprochement entre la Vie nouvelle et L’interprète des désirs d’Ibn ‘Arabî a été bien sûr souvent fait – voir du reste http://autresvoix.blogspot.fr/2009/11/desir-et-elevation-de-ibn-arabi-la-vita.html ). La Comédie, œuvre de pleine maturité, si elle échappe – encore une fois – à toute contrainte autre que celles de la poésie, est bien trop contrôlée, en tout cas au niveau conscient, construite et structurée jusque dans le moindre détail, soucieuse de son “utilité” pour le lecteur immédiatement impliqué (incipit célèbre « À la moitié du chemin de NOTRE vie »…), qu’elle doit aider concrètement sur la voie du salut, et attentive à la vérité dénotative des faits rapportés (c’est son niveau littéral, à prendre toujours au sérieux) pour se permettre si j’ose dire un quelconque ésotérisme. Pour Dante, au contraire, tout homme est « citoyen » du monde (Paradis, VIII) et doit pouvoir – savant ou ignorant, à la limite même païen – être sauvé. S’il/elle le veut.
Vous évoquez la lecture des troubadours occitans. Pouvez-vous nous parler de l'influence d'Arnaut Daniel, que Dante reconnaissait comme le "meilleur", et quelles influences dans La Comédie l'inspiration d'Arnaut Daniel et la sextine eurent-elles ?
  Vaste problème ! Toute la poésie européenne d’une certaine façon a été précédée – sans oublier pour autant la tradition arabo-andalouse, les premiers Minnesänger et les plus anciens trouvères – par celle des troubadours, en particulier occitans, et influencée par elle en ses différentes expressions (lyrique amoureuse, mais aussi guerrière, élégiaque, etc.) : ainsi, pour ce qui concerne l’aire italique, des troubadours tels Lanfranchi da Pistoia, Sordello da Goito (que l’on trouvera en Purgatoire VI-VIII), Lanfranco Cicala ou ses compatriotes Doria, mais aussi des isolés comme l’auteur anonyme de la canzone Quando eu stava in le tu’ cathene… (fin du XIIe s. – voir par exemple http://nositaliesparis3.wordpress.com/2012/06/27/frontiere-marches-8/) ou encore les poètes de l’école sicilienne autour de l’empereur Frédéric II, parmi lesquels fut inventé le sonnet (sans doute à partir de Io m’aggio posto in core… de Giacomo da Lentini) ; dans l’Enfer, nous faisons mieux connaissance avec l’un des plus importants d’entre eux, Pier della Vigna, notaire impérial. La langue poétique italienne, issue d’une koinè elle-même mixte à partir des formes les plus nobles du sicilien, naît en cohabitant parfois chez le même auteur avec le latin, les langues d’oil et d’oc, et des variantes archaïques de l’italien. C’est dire à quel point, bien avant l’effort d’unification toscan – dont les textes les plus aboutis sauront s’affranchir à nouveau, par l’ouverture à d’autres régions de la Péninsule et aux registres les plus variés, comme dans La Comédie qui nous occupe –, et bien loin de la relative normalisation future du Pétrarque vulgaire, le paysage littéraire était accueillant, divers et contrasté en Italie. Dans ce cadre, Arnaut Daniel est admiré et pris pour maître, désigné à l’attention de Dante (le voyageur de l’au-delà, et l’écrivain Alighieri aussi bien) par celui justement qui venait d’être reconnu comme exemplaire modèle, Guido Guinizelli – l’autre Guido, par opposition à l’ami de jeunesse Cavalcanti. Le poète Guinizelli, vrai précurseur donc du Doux style nouveau (et une autre grande figure d’amoureux, un troubadour encore, sera Folquet de Marseille rencontré au Paradis), confie à celui qui se déclare son disciple :
Ô frère, dit-il, celui que je t’indique
du doigt – et il montra un esprit devant –
du parler maternel fut meilleur maître.
Soit vers d’amour, soit prose de romans,
tous il surpassa ; et laisse dire aux sots
s’ils croient que le Limousin vaut davantage.
Ils prêtent l’oreille au renom plus qu’au vrai
et forment ainsi leur opinion avant
que l’art ou la raison soient écoutés.
                                                              (Purgatoire XXVI, vers 115-23)  
Au passage, sont égratignés les critiques un peu trop sensibles à l’opinion – nous dirions médiatique – de l’époque (le Limousin nommé était Giraut de Bornheil, Maître des Troubadours) ; la raison est une fois de plus mentionnée aux côtés de l’art (surtout d’harmonie), et l’excellence du « parler maternel », sans particularisme ni exclusion, à nouveau exaltée. Arnaut Daniel, considéré auteur difficile par ses contemporains, artisan de rimes rares et de romans raffinés (tous perdus), domine nombre d’imitateurs par la richesse de son inspiration : il perfectionne la forme noble de la canzo, souvent enrichie de rimes intérieures, et en développe une configuration singulière, où les mots-rimes de chaque strophe se retrouvent dans un ordre fixe (de rétrogradation circulaire) au long des six retours – plus un envoi final où ils se concentrent en trois vers seulement – de la sextine ainsi constituée. La permutation vertigineuse des 6 ´ 6 (+ 3) a été qualifiée de métaphysique et suscité des essais d’émulation jusqu’aujourd’hui (Ungaretti, Fortini, le catalan Brossa) ; Dante n’en a usé qu’une fois (Al poco giorno…), sur le modèle de Lo ferm voler d’Arnaut, mais la considère, avec ses « stances sans rythme » (à savoir sans rimes) comme la plus haute des canzoni concevables. Il semble toutefois s’en être un peu éloigné, après la fin extrême du XIIIe siècle ou le tout début du XIVe auquel appartient cette sextine ; en faisant parler le personnage d’Arnaut Daniel en provençal, il lui rend un dernier hommage dans le chant du Purgatoire cité, en mêlant d’ailleurs des stylèmes d’Arnaut et d’autres de Folquet.
Chez Pétrarque, huit sextines plus une double (rendues récemment disponibles en français dans la belle traduction de François Turner) vont asseoir la prédominance de cette forme dans la très longue période du pétrarquisme européen, et au delà. Par exemple, encore chez W. H. Auden aux États-Unis. Il faut remarquer pour finir que la tierce rime, choisie finalement par Dante pour son grand œuvre, est par nature dirigée vers l’avant – ou l’en-avant, comme dira Rimbaud –, avec un pas marchant infini, et un élan comparable à celui de la prose, structure aussi ouverte que celle de la sextine est close : forme fixe et perfection d’un côté, poésie narrative en mouvement, libérée de tout “genre”, de l’autre.
Votre traduction de La Comédie ne comporte aucune note, à l'inverse de la traduction de Jacqueline Risset parue chez Flammarion. Pouvez-vous nous expliquer ce parti pris, qui est un choix très fort, comme si nous entrions nus dans une forêt, ainsi que d'autres choix pour lesquels vous avez opté pour accomplir votre traduction ?
 Vous aurez remarqué que la première nouveauté de cette édition est de figurer dans la collection NRF de Poésie, généralement dépourvue de notes, et non, mettons, dans Folio classique qui m’avait également sollicité : il était fondamental, pour moi (et je pense pour André Velter qui la dirige), de réinscrire le grand Livre, parfois ressenti comme intimidant, réservé aux spécialistes, dans le flux vivant de la poésie de tous les temps, magnifiquement représenté par cette collection-là. Dès les premières lignes de la première des courtes préfaces (à l’Enfer, donc, mais aussi à l’ensemble de l’entreprise), je précise d’ailleurs avoir travaillé au jour le jour non pas sur la monumentale édition critique de Petrocchi en quatre forts volumes, mais sur le seul texte qui en a été repris dans une édition de poche sans notes, chez Einaudi. Autrement dit, le texte originaire peut être diffusé et lu sans notes ; pourquoi pas le texte destinataire, si la traduction “tient” dans la langue d’accueil ? Je n’ai pas à en juger bien entendu, mais les lecteurs nous l’indiqueront. Ensuite : prenez l’édition que vous citez, ou d’autres encore plus fournies de notes infra-paginales (celle de Pézard par exemple, pour moi exemplaire, dans la Pléiade) et trouvez une Note du Traducteur réellement utile – ne disons pas indispensable – : j’ai quelque doute, si nous parlons bien de ces fameuses NdT et non de précisions para-textuelles ou philologiques sur le texte originaire (celles-ci figurent bien dans les brèves notices et leurs gloses, en tête de chaque chant de mon édition). Mais pour ces dernières même, il faut savoir se limiter et ne pas alourdir l’objet de plaisir que doit être aussi une œuvre poétique : je m’en suis tenu strictement, en ce qui me concerne, à l’espace circonscrit d’une page, en tête de chaque chant. Pour les autres, un exemple suffira, chez Pézard justement, envers lequel on ne me soupçonnera pas d’irrespect. L’allégorie, dite du grand vieillard pleurant (statue figurant la décadence des époques de l’Histoire humaine), s’achève par la description des larmes qui s’en écoulent,
le quali, accolte, fóran quella grotta
à savoir finissent par percer la grotte qui abrite la statue et, à la fin de leur parcours souterrain, par former les fleuves infernaux immondes. Tout le malheur du monde finit dans le royaume du mal absolu dont nous avons déjà parlé. Or Pézard – qui traduisait d’après la leçon la plus répandue [questa grotta], à laquelle revient par exemple l’édition récente de Lanza – a cru bon d’ajouter la NdT suivante : « on voit ici que l’enfer est une profonde caverne (mais Dante ne dit pas caverna en ce sens), et que toute la première partie du poème est une vaste “allégorie de la caverne” renouvelée du mythe platonicien » (Pléiade, p. 968) ; ce qui ne peut qu’accroître la perplexité du lecteur, lequel ne sait plus s’il faut entendre la grotte de la statue (en Crète) ou la vaste grotte de l’Enfer où se trouvent à ce moment du récit Dante et Virgile. Que l’on choisisse quella “celle-là” ou questa “celle-ci”, celle dont on vient de parler, il s’agit bien de la grotte crétoise – les éditeurs alternatifs comme Lanza le précisent d’ailleurs –, et le rapport à la caverne platonicienne ne va pas de soi (il y faudrait alors une autre note). Vous voyez combien le problème est complexe, et peut-être sans réelle nécessité à cette complexité…
Au chant XI d’Enfer, le personnage Virgile explique à son élève que le Cercle de la violence (le 7e) est divisé en trois « gironi » (mot à mot “grands tours”) ; le mot se retrouvera du reste au second livre, pour les corniches entourant le mont Purgatoire. Il contient donc indifféremment les sèmes /convexe/ et /concave/, ou saillant et rentrant. L’habitude a été prise, en français, d’utiliser le calque “giron”, qui rend nécessaire une NdT, et éventuellement une autre encore lorsqu’un autre mot « grembo » sera rendu, plus loin, par l’exact “giron” (aussi bien “la pente fait d’elle-même un giron” que “viennent du giron de Marie” : Purgatoire VII, 68 et VIII, 37). Un sens approchant, en français, de ce “giron” abusif pourrait être la partie des marches d’un escalier qui, pour tourner, sont coupées en trapèze – voire en triangle – entre deux contremarches : ce qui, sans doute, par son caractère spécifique (ou sectoriel), nécessiterait derechef une nouvelle NdT pour les lecteurs non experts en menuiserie. N’est-il pas plus raisonnable, alors, d’essayer de trouver des termes différents, aptes à éviter cette impasse, du genre de “anneau”, “vire”, “enceinte”, etc. ? C’est ce que j’ai toujours tenté, de même que – pardon pour la comparaison indue – l’avaient fait Klossowski pour L’Énéide (Gallimard 1964) et Chouraqui pour La Bible (Desclée de Brouwer, 1989) : celui-ci avec de rares indications philologiques ou de renvois internes, celui-là sans aucune note ni notice ni glose (je ne suis pas allé jusque-là). J’aime terminer par cet hommage à deux modèles idéaux pour moi, mais je répète que Pézard est constamment resté, lui aussi, sous mes yeux : et il a été, tout de même, le dernier et quasiment le seul occupant d’une chaire d’italien au Collège de France, nous ne l’oublions pas ; et il ne fut pas très élégant (mais très parisien), il n’y a guère, de prétendre le liquider aussi vite.
Reste une perplexité, je suppose : ne vaudrait-il pas mieux, du point de vue de la cohérence lexicale, conserver un seul et même terme “giron” (le calque, et l’autre) en face de girone ? J’ai beaucoup réfléchi à cette question, étant en général très attentif précisément à une telle cohérence, bien souvent seule garante de la constitution en texte de la version étrangère proposée, garde-fou à la dispersion incohérente de nombreuses traductions. Les instruments informatiques, désormais, nous y aident puissamment. Pourtant, ainsi que j’ai essayé de le dire il y a longtemps dans mon D’écrire la traduction (PSN, 1996) au titre assez explicite, il y a toujours priorité du texte destinataire, avec son inscription possible dans une Littérature d’accueil et sa nécessaire autonomie sémantique. Les langues « doivent » exprimer des réalités différentes, même si – au prix de petits coups de force à la marge, sans doute – elles « peuvent » tout traduire (je cite scrupuleusement Jakobson) : la traduction se meut courageusement entre cet impératif et cette totale disponibilité. Elle ne saurait, à tout le moins, être si peu que ce soit terroriste. 
Dernière question, cher Jean-Charles Vegliante. Au sortir de cette version - mais peut-on sortir d'une telle entreprise ? - vous avez traduit La Comédie à travers laquelle Dante traduisait autre chose, la Poésie elle-même, peut-être, pourrait-on dire. Cela fait-il de vous un autre Dante ? Nous voulons dire : La Comédie, dans le corps à corps que vous avez joué avec elle en la réécrivant, a-t-elle agi comme une échelle paradisiaque ?
 Voilà qui risque de me mener tout droit parmi les orgueilleux de la première corniche, là où Dante lui-même craignait de se retrouver (il répond à une femme envieuse punie, elle, dans la deuxième : « plus grande est la peur qui tient mon âme / en suspens pour la peine expiée dessous, / dont je sens déjà la charge m’opprimer » – Purgatoire XIII, 136-38) ! Mais je ne puis supposer que vous me tentez, cher ami interlocuteur : aussi vais-je vous répondre très simplement oui. Ce travail, cette joie de plus de dix années, ont été une montée presque constante, malgré quelques moments d’abattement et de fatigue, certes : un exercice (ascèse) d’ascension en effet, non pas de retrait du monde et de ses laideurs mais au contraire de compréhension et de tolérance, et d’un certain détachement aussi, suivant le sourire médiéval de “comédie” au sens que nous avons partagé plus haut. Je vous avoue d’ailleurs que plus le texte est riche et beau, plus sa traduction est en réalité facile, car offerte à d’infinies possibilités de recréation. Et puis vient le partage (pour la Vie nouvelle, nous avions travaillé d’abord collectivement, en séminaire à la Sorbonne Nouvelle). Mon entourage, mes étudiants, quelques vrais amis m’ont beaucoup aidé ; les plus jeunes, qui voient devant eux tellement de difficultés s’amonceler, sont merveilleux. Quant aux aigreurs dont j’ai laissé entendre un pâle écho dans la réponse précédente, le bon guide Virgile aurait dit : « Viens après moi et laisse dire les gens » – ce à quoi le disciple répondrait pour nous : « Que pouvais-je redire, sinon “Je viens” ? » (Purgatoire, chant V). Donc, vous le voyez, l’échelle paradisiaque est encore loin ; mais, en traducteur avisé, j’essaie de rendre le moins pour suggérer le plus.

propos recueillis par Gwen Garnier-Duguy 

 




Rencontre avec Sheida Mohamadi

Interview With Writer Sheida Mohamadi

By Marissa Bell Toffoli

An introduction to Iranian journalist, poet, and novelist Sheida Mohamadi. For almost a decade Mohamadi has made her home outside of Iran, ever since investigative journalism caused her to lose her job and have her own life threatened. No longer feeling safe to fight for women’s rights through writing in Tehran, where Mohamadi was born and raised, she has since rebuilt a life for herself in the US, where she is free to write about the issues that are important to her. Mohamadi’s most recent collection of poems, Aks-e Fowri-ye Eshqbazi (The Snapshot of Lovemaking), was published underground in Tehran in 2007. Giving a voice to women’s rights issues has roused many people to respect and appreciate Mohamadi, but others wish to tame her into silence.

Living in the US means battling censorship from abroad to continue to reach a Farsi-speaking audience in Iran. There is the double-edged sword of translation when marketing Mohamadi’s poetry to non-Farsi readers—it may reach more readers while sacrificing some poetic language. Fellow writer Mehrdad Balali described Mohamadi’s poetry as deceptively simple, and challenging even for Farsi speakers:

“Her language is very fluid, and it keeps changing shape. It throws words and expressions at you in way that you haven’t thought of before. That’s really the magic of her poetry—it brings out something new in you; it propels you into a new realm. It is so intelligent, but at the same time so simple.”

Sheida Mohamadi Photo By Marissa Bell Toffoli_0
Quick Facts on Sheida Mohamadi
Sheida Mohamadi’s website: http://www.sheidamohamadi.com
Home: Monterey, California
Top reads: My favorite books and authors change all the time because they depend on my mood, the books that I am reading, and my own writing. However, there are authors whom I admire and enjoy regardless: Rumi, Hafiz, Omar Khayyam, Charles Bukowski, Sylvia Plath, Milan Kundera, Jorge Luis Borges, Forough Farrokhzad. My favorite books include modern collections of poems, and The Little Prince by Antoine de Saint-Exupéry.
Current reads: The Best Poems of the English Language by Harold Bloom
What are you working on at the moment ?
I have suspended the publication of my fourth literary work, a collection of poems, for two reasons: The first is that I am still in the process of editing it, something that I haven’t really done before with my other works. I want to make sure to get the best result. Secondly, I haven’t been able to find the publisher I want. This book cannot be published in Iran due to its erotic content, and also because of its feminist undertone. A couple of literary houses in Iran offered to publish it a few years ago, but they later chickened out for political reasons, in the wake of the massive crackdown on free speech that followed the disputed 2009 presidential election in Iran. Since then, most independent publishers have gone out of business or slipped underground. In the present climate, no one is willing to take the risk of publishing such a controversial book that deals with the taboo subject of sex.
Moreover, I’m reluctant to have the work published only outside Iran because I would not gain as wide a readership. So I am in a state of limbo now, until I finally make a decision about publication.
What would it mean to publish your work under censorship ?
An interested publisher has asked me to revise the book manuscript and let some poems go because they can’t get permission to publish the collection as is. I have to wait and see for sure how many poems or lines the potential publisher wants to delete. I know myself, and if they want to make big changes, I’d prefer not to publish my poems yet.
What kinds of poems are you being asked to remove from the book ?
The poems that have erotic imagery or talk about societal issues. Anything about the woman’s body, or if the poem explains or imagines lovemaking. It seems with anything that comes from love or femininity they’ve asked me to change the point of view, the narrator, or how it reads. Those topics are seen as too dangerous, and the publisher cannot get approval to print these things. But for me, love is everything. Without love, life is empty.
Do you believe writing can affect change ?
Yes, I believe literature is important and can change people. Right now in Iranian universities and schools, the government has cut classical poetry with even mild themes of erotic love from the curriculum. I think it’s because they are afraid of a literature that liberates. Poetry can be revolutionary—think of the Beat Generation poets in the city of San Francisco. The literature of every country is what makes the culture of that country.
Over time, how do you feel the threat of censorship has changed your work ?
When I lived and worked in Tehran they censored all of my work—my short stories, my novel, my poems. But I kept writing. When I came to the US, I felt freer. That’s why in my first poetry collection most of my poems are feminine, erotic, and socially conscious. I don’t care about making political judgment. I write the things I feel strongly about. This is something that I owe to my parents. Both my parents are very open-minded, and they taught me and my sister to be strong and independent-minded. They shielded us against the prejudices of our society, a society that teaches children from early on that female is the inferior sex. But millions of other girls in that country are not so lucky.
Do you have a philosophy for how and why you write ?
There is a thought behind every piece of writing and that is something that gives impetus to the author. What looms large in my work is the woman. I come from a land where being a woman is in itself a liability. It is the censored gender, conveniently repressed. The laws of this land openly seek to hollow women out of their spirit, and mold them into obedient matrons.
In general, every poem I write springs from my subconscious mind. It happens in a flash and then suddenly goes dark. More often than not I try to reconnect with that mystical moment, but it cannot be done through conscious effort. It is hard to go back and find the poet Sheida and her mood in that fleeting moment. For me, it is a third world, somewhere between the inner and outer world. I do not make conscious decisions what to write about, even if it deals with some social or political issue that preoccupies me—famine and starvation in Africa, the massacre of children and innocent people in wars, or the plight of women in the Third World. For me, poetry is about pain and longing. The two together make a recipe for that delicate moment when I become overwhelmed with the need to write.
When and why did you leave Iran ?
I left Iran in 2003 and came to the US in 2004; and I have not been able to go back ever since. My name is on the blacklist as a result of my journalism. When I started my career as a journalist, I discovered that my passion was with Iranian women’s trampled rights. I especially felt for runaway young girls from the countryside. They fled their oppressive small town lives in search of a dream, but most ended up on the street and eventually dead, either from murder or suicide. These were the subjects that I was interested in, and that’s why I decided to become an investigative journalist. But the Islamic republic is not a place for that kind of thing. I was thrown out of one newspaper after another for trying to write about these women, and eventually had to flee the country.
Before I left Iran, when I was publishing those stories about abused women, the censorship department of the culture ministry called me three times, seeking an explanation for my work. One day, I arrived at my office and found all of my things packed and stacked up by the elevator. When I asked what was going on, nobody would tell me anything. Finally, at the end of the day I was told, “We don’t need a women’s page anymore.”
Anonymous people from the government even called some fellow journalists to ask about me. They warned if I continued to publish my articles my family would find my dead body out in a forest. I was seriously alarmed. At that time my sister was living in London, and she was able to get a visa for me to visit, thinking it would be a good idea for me to leave Iran for something like three weeks, and then when things quieted down I would go back. So I left in a hurry, without even saying goodbye to my family or my friends, not knowing I wouldn’t be able to return. The pain of separation was too much, and it was only two months ago when my parents were finally able to get a visa to come and visit me in the US.
What do you hope readers will take away from your work ?
I believe poetry is for enjoyment. It is meant to induce a deep inner pleasure in the reader, and uplift their spirit. It has the potential to awaken a previously unknown, novel feeling in the reader—a feeling of love, pain, loss, or whatever it is that prods one to action. For me, reading a good poem is always marked with a new dawn, a great sense of satisfaction.
Who do you picture as the ideal reader of your work ?
There was a time when I had a limited readership among merely the literati, but now my poems are reaching a wider audience. When a poem comes out, it takes its own independent identity and I, as the poet, like to stand back and watch how it affects the reader.
What is the translation process like from Farsi to English ?
Poetry, like jokes, does not cross over. Poetry is the most condensed expression of a land, pulsating with all its music, color, and cultural nuances. It is tough to bring off this whole experience in a new tongue. When I write, for example:
My husband
who is the husband of the world’s roofs
every night sleeps with the sky at the
             other end
             of my window
and in the morning
spreads the smell of onion, perfume and 
             my roommate
My husband
whose understanding of Islam only is
             its four wives
and from Judaism, Men’s left rib
and from Christ
the purity of the virgin
for all of the neighboring women
elementary school friends
and my office co-workers
he has full attention
devotes time
and talks about the beauty of their eyes
and breasts
and every time he shakes the leftovers
above my head
He says :
“This Spring, you need to be with child!”
This draws upon the native culture of a land where a woman is prone to be humiliated for her infertility by allowing her husband to take more wives.
But sometimes poetry can be universal, like:
Nothing matters outside this flowerpot  
Not the brushfire in Malibu
Neither the slogans on the walls of Kandahar
Nor the sizzling corpses of Bagdad
Oh my love!
If the meaning comes through translation accurately, do you mind if the sounds are different? How much do you worry about translating the music of your work ?
The sounds of the lines and the music are a translation problem. I use a lot of sounds together on purpose, and with repetition, so they sound pleasing in Farsi. It creates internal rhyme. Sometimes I include sounds that aren’t really words, but are a commonly understood sound or song in Iran, and there isn’t necessarily an equivalent in English. It’s hard to recreate that part of the experience of the poem in another language and get the exact meaning in the translation. Here’s an example of one poem in English and in Farsi:
The sun moves slant (Poem by Sheida Mohamadi, Translated by Sholeh  Wolpe)
Too late now,
too late to undo your buttons
and let loose my liquid blue fingers
on your chest,
to turn the lock in my throat
and hear the halla halla halla
of your coming
from among apples and lemons.
Your shadow moves slant through mine.
Why is it that your kisses no longer leave
their mark on my purple dress?
Why is it that your body’s tangerines
no longer swell from sucking my breasts?
Your voice no longer sends frogs
crrrrrrrrrrrroaking along my thighs.
Now, each time your voice grows cold-blue,
you snuff out your cigarette in my eyes
and half the clock’s circle face
sinks to sleep in the ashes of my hair.
رفتن اریب آفتاب
دیگر دیر است
برای باز کردن دکمه هایت
و خنده انگشتان آبی ام بر سینه تو
و چرخیدن قفل
در حنجره من
و هلا هلا هلا
در آمدن میان لیمو و سیب ها
و سایه ات که
اریب می رود از سایه من.
چرا دیگر بوسه ات بر پیراهن بنفشم لک نمی اندازد؟
و نارنجی های تنت ازمکیدن پستانهایم
باد نمی کند ؟
دیگر صدایت
قورباغه ها را در ران هایم  غو غو غو غوک نمی
حالا هر وقت
صدایت کبود شود
سیگارت را در چشمان من خاموش می کنی
و نیم دایره ساعت
در خاکستر موهایم
به خواب می رود.
شیدا محمدی
نوامبر 2006
 
For now, I think maybe the mood and meaning of the poem is more important to me in translation than the exact words or poetic language. But it is hard to sacrifice one for the other. This is a difficult issue for me; I have heard some people say that a bad translation can be worse than not being translated because it can generate a false reputation for my work. People may not want to read my work if the translation is poor or ineffective.

 

Do you ever write poems or stories in English first ?
No, only some haikus in English.
Where and when do you prefer to write ?
I don’t like to be grounded. I like to be always on the move, to explore and make new discoveries; and my best writings come out when I am mobile. My mind is more fluid when I’m on the move, whether driving, flying, or riding in a train. I have composed many of my poems while driving. But I also must have my privacy, and it is in my room that I feel most at peace.
Where would you most want to live and write ?
As I said, I am a gypsy girl. If I stay in one place for too long, I get bored. I prefer to travel. Moving has helped me to write a lot of poems. But, I would love to live in a place with a mix of Eastern and Western cultures, the best of the two worlds.
What advice would you give to aspiring writers ?
Just as I am not a follower, I do not like to have a cult of followers. I just tell aspiring writers to follow their dreams and their hearts, and to also be aware that creative writing is a painful process.
What is the best advice you were given as a writer ?
To edit my work before submitting it for publication.
Is there a question you find surprising that people ask about your work ?
What used to surprise me and doesn’t anymore is that many of my readers mistake the poet with the narrator; and since my work contains erotic elements, something that Iranians’ puritanical mindset is not used to, they often become shocked by the directness of my language. There have been few erotic works in Persian literature and almost none by a woman until Forough Farrokhzad broke big taboos with her daring poems back in the sixties. It was an exercise in rebellion by a free spirit feeling suffocated in a deeply traditional and male-oriented culture, a society where women were assigned a set role to play and were not allowed any spontaneity.
For me as well, erotic poems are an attempt to break free, and reveal that restless side of my soul. I want to freely express myself, and if I end up shocking or angering some prudes, then let it be.
What do you find most challenging about writing ?
Finding the discipline to write.
When you are not writing what do you like to do ?
I live.

 

About Sheida Mohamadi

Sheida Mohamadi is a journalist, poet, and writer of fiction born in Tehran, Iran in 1975. While living in Tehran, Sheida edited and wrote for the women’s page (Safheh-ye Zanan) at Iran newspaper in 2002-2003, and at Farhangestan-e Honar Monthly Review in 2003. She published her first book, a work of poetic prose titled Mahtab Delash ra Goshud, Banu! (The Moonlight Opened its Heart, Lady!) in 2001, and her second book, a novel titled Afsaneh-ye Baba Leila (The Legend of Baba Leila) in 2005. Her third book was Aks-e Fowri-ye Eshqbazi (The Snapshot of Lovemaking), a collection of poems published underground in Iran in 2007. In 2010, Sheida Mohamadi was a Poet-in Residence at the University of Maryland. Her poems have been translated into different languages, including English, French, Turkish, Kurdish and Swedish. She has lived in the US since 2004, and continues to maintain her weblog, www.sheidamohamadi.com, which she launched in 2001.

Source

Toffoli, Marissa Bell. "Interview With Writer Sheida Mohamadi." Words With Writers (August 24, 2011),
http://wordswithwriters.com/2011/08/24/sheida-mohamadi/




Björn Larsson, “Les poètes morts n’écrivent pas de romans policiers”

Lecture et entretien 

Le titre du roman de Björn Larsson attire le regard, éveille la curiosité. Comment ? Il serait question de poésie dans un roman ? Aujourd’hui ? Pincez-moi, je dois rêver !
On pénètre dans le bureau de Karl Petersén, le directeur littéraire d’une prestigieuse maison d’édition suédoise.
« Vous connaissez bien sûr Yan Y Nilsson.
– L’un des plus grands poètes de notre pays, dit Berg.
– Mais aussi l’un de ceux qui ont le moins de succès sur le plan commercial, ajouta Sund. […] »
Petersén se lance alors dans une longue diatribe dans laquelle il condamne la tendance des éditeurs à accorder trop d’importance au succès commercial et prononce des mots que ceux de la profession devraient se répéter en boucle chaque matin, au saut du lit :
Publier à grand renfort de publicité des livres qui ne sont pas à la hauteur, c’est saper la confiance du public et, au bout du compte, creuser notre propre tombe.
N’avez-vous pas, vous aussi, dans vos tiroirs, une liste rouge d’éditeurs qui ont consacré trop d’énergie à faire venir dans leur écurie telle actrice, tel présentateur de journal télévisé ? Nous sommes nombreux je crois. Nombreux à être convaincus de ce que dénonce Petersén et désolés de voir arriver chaque année sur les tables des libraires les mêmes historiettes sans intérêt, les non-livres. Car, malheureusement, il en est beaucoup d’autres qui continuent à acheter en masse ces produits frelatés, ce qui encourage les éditeurs à poursuivre dans cette voix qu’avec Petersen nous savons sans issue.
La littérature était devenue un produit de consommation, avec date de péremption, comme la viande et les légumes des supermarchés. Même les bibliothèques avaient commencé à faire le ménage sur leurs rayonnages pour privilégier les nouveautés que tout le monde lisait.
Quelques éditeurs parisiens, ceux qui sont issus de la publicité ou ont je ne sais quel diplôme lié au commerce – et auraient pu vendre des voitures, des produits surgelés, des séjours à Majorque –, sortiront de cette lecture avec quelques égratignures à l’âme. Car ce qu’ils ont fait à l’édition, en plaçant au centre l’image médiatique, est à plusieurs reprises sévèrement et à juste titre critiqué. Il se peut aussi que ces éditeurs n’éprouvent aucune honte.
Petersén se lance sans doute dans une croisade perdue d’avance. Il s’est mis en tête de relever le niveau d’un genre littéraire en demandant à un poète d’écrire un roman policier.
La poésie n’a pas été choisie par hasard. Elle est sans doute ce qui, dans le champ littéraire, se tient le plus catégoriquement aux antipodes des impératifs commerciaux. Elle place au centre le sens de la parole alors que le commerce se moque du sens, se pose seulement la question de l’efficacité et de la rentabilité.
Voici un extrait d’un courrier d’universitaire (l’auteur lui-même peut-être) :
La poésie est capable de tout bouleverser. « Je ne suis pas vide, je suis ouvert », dit Tranströmer, à la fin d’un de ses poèmes. Cela peut servir de devise pour l’être humain curieux, réceptif et disposé à transgresser les limites, mais difficilement pour celui qui tient dans sa main les rênes du pouvoir pour se protéger de l’humain, de l’ouverture, du changement.
Le roman de Björn Larsson n’est pas seulement un roman policier. Il est même avant tout un manifeste. « La poésie n’est pas simple ornement » nous susurre-t-il à l’oreille. Elle nous emmène sur des chemins de traverse, nous transforme, nous oblige à poser sur le monde un autre regard… L’enquête policière est un prétexte pour dire sa grandeur.

Très vite, nous quittons l’éditeur pour rejoindre le poète, apprenons quelle existence – misérable, en apparence – il a eu, à ses débuts, comment les premiers vers sont nés…

Un livre de Rilke l’accompagne.
« Nous savons peu de choses » avait dit Rilke dans ses Lettres à un jeune poète, posé en permanence sur sa table de chevet, « mais il est une certitude qui ne nous quittera pas, c’est que nous devons nous en tenir à ce qui est difficile ; il est bon d’être solitaire, car la solitude est difficile ; qu’une chose soit difficile doit être pour nous une raison de plus de l’accomplir ».
Le poète a accepté la proposition de son éditeur à contrecœur, parce qu’il n’a pas osé l’envoyer promener, puis il s’est pris au jeu, après avoir trouvé son angle d’attaque : la finance internationale. Cela bouscule ses habitudes. Car ce qui le passionne depuis des années est sans lien avec les gros titres des journaux. Il tente de saisir ce qui est insaisissable, la beauté de l’aube. Il vit – plus pour très longtemps – dans un port. Un autre poète – complètement méconnu celui-là – exerce la fonction de commissaire au même endroit et c’est lui qui sera, tout naturellement, chargé de l’enquête, quand Jan Y Nilsson sera retrouvé pendu dans le carré de son bateau de pêche.
Le roman dans le roman est une attaque frontale contre le monde de la finance internationale. On y croise quelques voyous se prenant pour des princes. Et pas seulement dans la finance. Quelques autres reçoivent, en passant, un ou deux coups de dents : les magnats du pétrole, quelques chefs d’Etat (à la tête desquels Berlusconi), les PDG auxquels on offre de jolis parachutes dorés… Le roman dans le roman propose une liste de noms, dans laquelle un Français a l’honneur de figurer (il était PDG de Elf en 1999).

Les poèmes attribués à Jan Y sont tous d’Yvon Le Men, un poète breton. Moins connu que le PDG de Elf, je le crains… Il vit à Lannion et publie des livres depuis 1974. Une trentaine de recueil ont été édités chez Gallimard, Rougerie, Flammarion, La Part Commune... Pierre-Jean Oswald, l’éditeur qui a publié son premier recueil, dit de lui : « Yvon n’est que poète. Il vit sa poésie et c’est très rare ». «Joyeux compère au regard noir, ajoute Fabrice Lanfranchi (dans un article paru le 6 décembre 1997 dans l’Humanité), Yvon Le Men trimbale ses années de galère en bandoulière. Pas de plainte, juste quelques anecdotes, pour rire, sourire.»
Le poète du roman de Björn Larsson lui ressemble beaucoup.

 

Rencontre 

Björn Larsson, bonjour. Vous êtes l'auteur d'un roman policier que plusieurs rédacteurs de Recours au Poème ont  lu avec grand intérêt, Les poètes morts n'écrivent pas de romans policiers, à travers lequel vous laissez entendre que la poésie se tiendrait à la marge du commerce littéraire. Un recueil de poésie, en effet,  n’a pas la possibilité de devenir un best-seller, faute de lecteurs. La poésie serait pour vous plus authentique ?

Absolument pas. Une pièce de théâtre ou un roman peut être aussi « authentique » qu’un recueil de poésie (d’ailleurs, il faudrait s’entendre sur ce que signifie « authentique »). Il faut se garder de mettre un genre littéraire intrinsèquement devant un autre. Il y a autant de mauvais poèmes que de mauvais romans ou des mauvaises pièces de théâtre. Dante serait-il plus authentique que Cervantes, Baudelaire plus authentique que Balzac, Ronsard plus authentique Montaigne, Prévert plus authentique que Camus ? Évidemment non. Tout dépend de la qualité du texte, non du genre en soi.

Il est également faux qu’un recueil de poésie ne puisse pas devenir un best-seller. Même avant de recevoir le prix Nobel, les recueils de Tomas Tanströmer se vendaient par des dizaines de milliers d’exemplaires. L’autre immense poète suédois, Harry Martinson, également prix Nobel, avait vendu plus de cent mille exemplaires de son épopée spatiale, Aniara, tout en poésie. Il y a quelques années, un éditeur a publié l’œuvre poétique complète d’un des poètes les plus aimés du Danemark, Benny Andersen, qui a dépassé cent mille exemplaires de vendus en quelques mois. N’oublions pas non plus que Baudelaire, Rimbaud, Rilke, Yeats et d’autres grands poètes se vendent et sont toujours lus.

Vous avez raison, le “genre poétique” n’est pas plus authentique que le théâtre ou le roman. D’ailleurs, Rimbaud définissait Les Misérables de Victor Hugo comme un fantastique poème. Cependant, les exemples que vous donnez marqueront nos lecteurs français, car aucun poète vivant, en France, ne vend autant que Tranströmer, ce qui donne une idée du lieu ou est reléguée la poésie hexagonale. Vous qui connaissez bien la France, et le reste du monde, avez-vous des pistes pour expliquer cette particularité française ?

Non, pas vraiment. Je ne sais même pas s’il s’agit d’une particularité particulièrement française. Quelle est la situation de la poésie en Russie ou au Japon par exemple? Je l’ignore. Il faut toujours se garder de juger l’état d’une littérature au seul niveau national. Aujourd’hui, par exemple, il y a des écrivains en France qui déclarent allègrement que ”le roman est mort” sans se rendre compte qu’il s’agit là d’une myopie nationale, si encore cela est vrai. Ce que j’ai senti dire, cependant, c’est que le genre de poésie pratiqué par des poètes comme Prévert et Yvon Le Men, par exemple, c’est-à-dire une poésie existentielle sans jargon et allusions intellectuels, est assez peu représentée dans le paysage poétique français actuel, que la poésie en France est donc généralement élitiste. Est-vrai? Est-ce cela qui empêche la poésie de trouver un public plus large? Je ne sais pas. A vrai dire, vous êtes mieux placés que moi pour  répondre.

Vous écrivez : "La littérature était devenue un produit de consommation, avec date de péremption, comme la viande et les légumes des supermarchés. Même les bibliothèques avaient commencé à faire le ménage sur leurs rayonnages pour privilégier les nouveautés que tout le monde lisait." N'est-ce pas contradictoire avec le fait de publier un roman policier, genre hyper commercial aujourd'hui ?

Cela le serait peut-être si j’avais écrit un policier qui respectait les règles du genre, ce qui n’est pas le cas. Le défi que je me suis lancé est en plus de faire lire quelques beaux poèmes à des lecteurs qui sinon n’auraient peut-être jamais ouvert un recueil de poésie. Mais aussi de leur poser les questions suivantes : Pourquoi lisent-ils ce que tous les autres lisent ? Pourquoi ne partent-ils pas à l’aventure pour découvrir des écrivains et des textes dont personne, ou peu s’en faut, parle dans les médias ? 

Ce qui nous a beaucoup plu et interrogé est justement cette danse entre le sommet où certains de vos personnages placent la poésie, et la dévaluation littéraire contemporaine. Vous mettez en scène un poète assumant la misère pour vivre pleinement en poésie, à qui son éditeur propose d'écrire un roman policier. Le poète finit par accepter, attiré entre autres choses par l'aisance financière que cela lui apportera. Mais ce poète - Jan Y - se trouve une bonne justification pour écrire son polar : il va taper là où ça fait mal, il va écrire contre la corruption financière du monde. En acceptant d'écrire ce polar, le poète accepte de n'être plus incorruptible. Il va mourir au début du livre, et son roman, inachevé, va pourtant paraître. Qui gagne dans cette danse, la figure du poète assassiné, ou le romancier que vous êtes ?

Qu’entendez-vous par « gagner » ? Je peux vous rassurer sur un point: mon genre de policier ne sera pas un best-seller. J’ai eu la chance d’avoir écrit quelques long-sellers, mais les tirages n’ont rien à voir avec ce qu’on appelle d’habitude des best-sellers. Mais au-delà de cela, je vous demande de remarquer que les trois personnages qui représentent et défendent, chacun à leur manière, la bonne littérature, celle qui n’est pas écrite à des fins commerciales, à savoir le poète, l’éditeur et le romancier, finissent tous par succomber. Ce n’est pas un hasard bien sûr, mais n’a rien à faire avec le genre ou le métier qu’ils exercent. Il existe toujours des éditeurs courageux à conviction, tout comme il existe des écrivains – poètes, romanciers et dramaturges – de toutes sortes qui écrivent sans lorgner le marché du livre et des modes (d’ailleurs, votre propre action pour la poésie en est un exemple !). Disons donc que ceux qui perdent dans mon roman sont précisément ceux qui persistent à croire que la bonne – ou la grande – littérature a une valeur irremplaçable dans les affaires humaines, tout à fait en dehors du genre. J’ajouterai qu’un écrivain de policier comme Stieg Larsson, avec sa trilogie Millénium, n’était aucunement un écrivain corrompu par le désir de vendre ou d’avoir un succès commercial. Quand son premier policier a été publié, de manière posthume, il était un illustre inconnu comme romancier, et un journaliste courageux qui luttait contre les extrémismes et les néonazis. Ce n’est donc pas « de sa faute » si ses romans se sont vendus à des dizaines de millions d’exemplaires. Je ne place donc pas la poésie sur un quelconque sommet de la littérature, mais je dis que la poésie a son mot à dire qui n’est pas très écouté ces jours-ci. On peut se demander pourquoi cependant. Les écrivains, que ce soient des romanciers ou des poètes, qui ne trouvent pas un public, même restreint, ont tendance à d’abord accuser les acteurs sur le marché du livre, les éditeurs, les libraires et les critiques en premier lieu. Je pense cependant que parfois les écrivains auraient intérêt à s’interroger eux-mêmes sur ce qu’ils écrivent. Si, par exemple, on écrit une poésie à des années lumière d’un Prévert ou d’un Yvon Le Men, c’est-à-dire une poésie intellectuelle, remplie d’allusions érudites et parlant des préoccupations d’une petite élite de convertis, pourquoi devrait-on s’étonner que le public ne répond pas?

Dans notre magazine Recours au Poème, nous distinguons la Prose du Poème. La Prose, pour nous, englobe le roman actuel, mais aussi la finance que vous attaquez dans votre roman, et tout ce qui empêche l'homme, dans le monde d'aujourd'hui, de se rapprocher du Poème, c'est-à-dire de la porte basse le faisant entrer dans le Réel que l'homme actuel déconstruit.
La Prose participe de la fabrication de l'humain en tant que code barre, le Poème est le lieu permettant à l'humain de jouer sa marche vers la réalité de la vie. Les superbes poèmes de Jan Y, dans votre roman, sont écrits par Yvon Le Men, poète se définissant comme professionnel. Votre roman se met-il ainsi au service de plus grand que lui : le poète ?

J’avoue ne pas souscrire du tout à l’opposition que vous posez entre le poème et la prose, au détriment de cette dernière. D’abord, c’est comparer les pommes aux poires. Le poème doit être comparé, plutôt qu’opposé, au roman et à la pièce de théâtre. Je n’aime pas non plus que vous écrivez poème avec majuscule, comme si le poème était un genre supérieur aux autres genres littéraires. Il ne l’est pas. Chaque genre a ses qualités et ses limitations, et tous sont nécessaires, même le roman policier, quand il est bien fait.

Ensuite, l’idée de mon roman – et d’ailleurs du projet commun avec Yvon Le Men tel que lui le raconte dans son dernier livre Existence marginale mais ne trouble pas l’ordre public (Flammarion) – est d’essayer de trouver une forme qui relie la poésie et la prose romanesque, pour un profit mutuel. Ce n’est pas facile, mais nous sommes convaincus que les lecteurs auraient tout intérêt à ne pas seulement lire des poèmes ou des romans. Yvon s’y est essayé depuis des années. Il a inséré des poèmes dans ses récits de prose et il a écrit des poèmes qui racontent une – petite – histoire. Votre généralisation au sujet de la prose, à mon avis, n’est pas seulement erronée, mais elle est en plus dangereuse. Pour vivre dans le monde réel, nous avons tout autant besoin de vérité que d’imagination. Ce n’est pas un hasard, par exemple, que les tyrans font assassiner les journalistes, les scientifiques et les écrivains quand ils arrivent au pouvoir. On ne peut semer ou se révolter, éduquer les enfants ou construire des maisons avec des poèmes, après tout, pas plus qu’avec des romans. 

Nous avons écrit Poème avec une majuscule, mais aussi Prose avec une majuscule. Par Poème, nous entendons tout ce qui contient l’esprit poétique, c’est à dire la capacité de construire le monde et de ne pas détruire l’homme. Cela est lié au Réel, c’est à dire ce qui se cache derrière les apparences trompeuses du monde, derrière le voile. Bien sur, le Poème peut être un roman, un livre de philosophie, une peinture, un film, une politique même sans doute etc. Par Prose, nous entendons aujourd’hui l’objectif consumériste faisant loi de tout, l’esprit nihiliste de notre époque.

Je pense là qu’il s’agit d’une manière de détourner la signification des mots et des concepts qui risquent de vous éloigner encore plus du commun des mortels. C’est, pour moi, une rhétorique qui ne servira pas la poésie que vous défendez avec ténacité et honneurs. À la rigueur, votre usage des mots pouvait se défendre s’il y avait un consensus assez large sur ce que constitue concrètement l’esprit poétique. Cela n’est pas le cas. La seule manière de défendre la poésie - et la littérature – et d’écrire et de faire connaître de beaux textes, pas d’en parler, et encore moins d’opposer un genre à un autre, un discours à un autre. Je répète: il y a de la prose qui n’a rien à voir avec le commercial et dont nous avons pleinement besoin pour vivre bien en communauté, la prose scientifique par exemple, qui explique comment nous pouvons profiter de l’énergie renouvelable, comment résoudre les problèmes de la faim dans la monde, comment lutter contre l’effet de serre. La poésie et ce que vous appelez l’esprit poétique, même si je ne sais pas bien en quoi il consiste, est nécessaire, mais cela ne suffit pas.

Il y a un autre poète dans votre roman, c'est le commissaire qui va résoudre l'enquête. Cet homme rapproche son travail de policier de l'exigence de la bonne poésie. Bon policier, il écrit pourtant des poèmes médiocres, ce qui induit ainsi une hiérarchie littéraire. Ce commissaire semble rêver d'une autre vie, n'avouant à aucun de ses collègues son goût pour la poésie. Il vit la poésie comme inavouée, à l'instar d'une personnalité schizophrène oscillant entre deux pôles. Croyez-vous que le "rêve de poésie", comme "rêve d'absolu", soit la marque schizophrénique vécue par nombre d'humains aujourd'hui, étouffés par les conséquences de la finance internationale ?

Non! Le rêve d’écrire de la littérature a toujours existé, depuis au moins deux mille ans au moins. C’est d’ailleurs là l’un des mystères de la création artistique en général, pas seulement de la littérature, de savoir pourquoi tant de gens rêvent de devenir artistes. Un sondage récent avait montré que quatre Français sur dix rêvaient de devenir écrivain ou de publier un livre, non pour l’argent, mais pour le prestige attaché au rôle de l’écrivain. J’aimerais bien savoir d’où vient ce prestige, difficile à expliquer et, me semble-t-il, complètement exagéré en France où l’écrivain est trop mis sur un piédestal. La littérature doit être prise au sérieux, c’est sûr, mais l’écrivain non.

Vous avez obtenu le prix Médicis étranger, pour Le capitaine et les rêves. Que pensez-vous des prix littéraires ?

Cela dépend entièrement du jury. Je fais actuellement partie du jury du prix Nicolas Bouvier - Les étonnants voyageurs pour la littérature du voyage au sens large du terme. Et je peux vous assurer qu’il s’agit d’un jury honnête qui lit, qui ne tient aucunement compte des pressions éventuelles des éditeurs et qui choisit librement le lauréat du prix. Nous avons ainsi donné le prix à des écrivains complètement inconnus, même pour un premier livre, ce qui a représenté non seulement un grand encouragement pour l’écrivain, mais également quelques milliers d’euros qui pourraient lui permettre d’écrire plus. En plus, l’argent vient d’un sponsor extérieur à la littérature: ce n’est donc pas de l’argent volé aux autres écrivains, tout autant méritoires. Dans de telles conditions, je suis pour le prix littéraire, même s’il faut toujours rappeler que la littérature n’est pas une compétition. Malheureusement, il y a beaucoup de jurys – et j’en ai fait l’expérience – où certains membres ne lisent pas, où leur vote est stratégique, voire pécuniairement intéressé. Là, bien sûr, je suis contre. En ce qui concerne le Médicis étranger, je n’en sais pas assez pour juger. On m’a dit que le Médicis étranger est moins soumis aux pressions des éditeurs, étant donné que c’est un prix qui se vend moins et ou les membres du jury votent selon leur conscience. Je l’espère. En tout cas, j’étais heureux de recevoir le prix, tout en sachant que cela appartenait à l’éphémère.

Vous enseignez la littérature française à l'Université de Lund. Pourquoi cette vocation de la littérature française, et quel est votre domaine de prédilection ?

Un peu par hasard. Je suis parti à Paris à l’âge de 19 ans pour réaliser mon rêve romantique de devenir écrivain, dans le sillage de tant d’autres: Hemingway, Miller, Strindberg, Orwell, Marquez. Je les avais tous lus et pensais naïvement qu’il suffisait de s’installer à un café pour écrire et que le reste du temps serait consacré à des rencontres avec une foule d’artistes et de bohèmes intéressants. Cependant, j’avais compris – entre autres pour justifier mon séjour à l’étranger auprès de ma mére – que je devais faire quelque chose de sérieux à côté. Rien de plus normal que de commencer à étudier le français à l’université, par correspondance en fait. Mais ce n’est qu’arrivé à la fin de ma licence, d’anglais, de philosophie et de français - chez nous on étudie plusieurs matières avant de se spécialiser – que j’ai découvert la richesse de la littérature française. Non dans le sens où la littérature en langue française - il ne faut pas oublier le Maghreb et le Québec par exemple – est plus riche ou plus « grande » que d’autres littératures, par exemple celle suédoise ou russe. Mais simplement parce qu’en creusant plus profondément dans une matière, on découvre toute la complexité existentielle - et esthétique – de la vie. Il faut préciser d’ailleurs que ma recherche et mon enseignement ne portent pas seulement sur la littérature en langue française, mais également sur la langue. J’ai publié deux monographies dans le domaine de la sémantique et de la philosophie du langage, et plusieurs articles de linguistique.

Sur la 4ème de couverture de votre roman, il est dit qu'avec ce roman, vous signez un "genre de roman policier". Pouvez-vous nous expliquer ce qu'est un "genre de roman policier" ?

Un genre de roman policiers est un policier qui rompt avec et détourne les règles stéréotypes du genre, pour le renouveler et pour l’interroger, un peu comme je l’avais fait avec le roman de pirates dans Long John Silver. Déjà le fait qu’on trouve dans mon roman une vingtaine de poèmes, pas seulement de la main d’Yvon, mais également des prix Nobels Harry Martinson et Tomas Tranströmer, est une infraction aux règles du genre, tout comme le fait que le roman finit par un meurtre, sans que l’assassin soit arrêté et condamné. Je n’ai pas non plus joué la carte du suspense à fond.

Vous êtes un navigateur chevronné, et le poète, dans votre roman, est un homme vivant sur un bateau à quai. Vous voyagez. Votre poète ne voyage pas. Enfin, pas de la même manière. Pourquoi ce choix de le mettre à quai, entre la terre, et l'eau ?

Je pourrais répondre simplement en disant que le poète du roman, Jan Y Nilsson, n’est pas moi ! Mais il ne faut pas y voir un symbolisme caché, plutôt une expression de la fascination exercée par les ports industriels, rarement visités dans la littérature et le fait que le port de Helsingborg est à deux pas de ma maison.

Dernière question, cher Björn Larsson : pourquoi avoir choisi les poèmes de Yvon Le Men ?

La première réponse serait parce qu’il a gentiment voulu me les prêter et parce qu’il est le seul poète parmi mes connaissances qui est aussi un ami proche. Mais il est évident que l’autre raison est que je considère Yvon comme un très bon poète, parfois même un grand poète. Puisque Jan Y Nilsson, le poète du roman, est dit l’un des meilleurs poètes suédois contemporains, il fallait bien sûr des poèmes qui soient à sa hauteur.

 

 

Björn Larsson est né en Suède en 1953. Il est professeur à l’université de Lun (Suède). Il a écrit plusieurs romans. En 1999, il a été récompensé par le prix Médicis étranger pour "Le capitaine et les rêves".

Les poètes morts n’écrivent pas de romans policiers. Roman de Björn Larsson, traduit du suédois par Philippe Bouquet, en collaboration avec l’auteur, Editions Bernard Grasset, 2012, 492 pages, 22 €.




Conversation avec Jean-Marc Sourdillon

De la prédation à la déhiscence

1/ La prédation

 

Mathieu Hilfiger : Jean-Marc, ce sur quoi je voudrais m’entretenir en premier avec toi, concerne la figure du tigre. A la vérité, c’est cet animal coloré et quelque peu exotique, d’une rare beauté mais aussi fascinant et effrayant, qui m’a d’abord attiré, conduit à m’interroger sur sa présence dans ton recueil Dix secondes tigre. J’ai voulu, peut-être imprudemment, suivre sa trace dans la jungle claire de ton livre, tout comme lui l’aurait certainement fait avec une proie. Mais il est vrai qu’à l’abri des pages et de ta voix douce, je ne risquais pas que le tigre se retourne et me fixe de ses yeux implacables, exigeant du temps restant de ma vie – car sa gueule est mortifère – une intensité qu’elle n’aurait peut-être jamais connue. En outre, cette figure de pure violence rejoint les travaux que je mène sur les questions de la violence prédatrice et de l'origine – nous y reviendrons peut-être.

Quel est ce tigre dont tu parles ? Tu lui donnes présence dans le titre même de ton ouvrage, Dix secondes tigre, formule extraite des Poteaux d’angle de Michaux, que tu cites en épigraphe : « Qui en toute sa vie eut seulement dix secondes tigre ? » A la lecture de cette question de Michaux et des premiers poèmes du recueil, nous pensons assez naturellement au poème The Tyger de William Blake, dont je rappelle la première strophe : « Tyger ! Tyger ! burning bright / In the forests of the night, / What immortal hand or eye / Could frame thy fearful symmetry ? ». En effet, le tigre que tu dessines lui ressemble comme deux étincelles : il est lui aussi « burning bright », « brûlant brillant », lui aussi sa « terrible étreinte » (dread grasp) demande qui pourrait oser « enclore ses mortelles terreurs » (its deadly terrors clasp). Tu écris ainsi : « Ton cri, son hérissé de flammes et de vent, grand paon enflammé dans sa cage, c’est toi, tigre, dans ta nuit triste – ton annonciation. » (p. 16), ou « la fureur dans la fourrure, la terreur sur fond obscur », « gueule hurlante, hérissée de dents et de crocs. » (p. 17). Lui aussi rôde et feule dans la nuit, « son ombre mélangée à sa flamme » ; « C’est cette nuit, n’est-ce pas, qui te tient et pour qui tu chasses. Chien de la nuit. » (p. 18).

           

Jean-Marc Sourdillon : Merci, Mathieu, de m’offrir l’occasion de m’expliquer avec ces Dix secondes tigre. Il ne s’agit pas pour moi, bien sûr, de proposer un commentaire ni de dire quelle signification ce texte aurait pour moi, mais de répondre à tes questions de façon à approfondir avec toi le mouvement qui nous conduit l’un et l’autre, sans doute d’une manière différente, vers l’écriture : sa « voix d’expérience » pour reprendre ton expression, ou, « sa voie basse » comme on dit dans les salles de travail au moment de l’accouchement.

            Tout part toujours de ce qui se vit. C’est la première, la primordiale leçon de Philippe Jaccottet et de María Zambrano. Au commencement de ce texte donc, comme des autres, quelque chose de très concret, une sensation, un heurt bref avec le réel, un micro-événement qui déclenche le geste d’écrire. J’étais avec mes enfants, très jeunes (deux, trois ans), un soir d’hiver à Thoiry dans la région parisienne. Il y a là, comme chacun sait, un espace protégé où les animaux sauvages vivent en semi-liberté. On peut parcourir cet espace en voiture. Mais il y a, également, un zoo traditionnel situé dans le parc du château. Nous revenions du zoo, en remontant vers la sortie. C’était un très beau crépuscule d’hiver, le parc, des allées, la pelouse, les statues étaient déjà plongés dans l’obscurité. Nous étions les derniers visiteurs, les gardiens nous avaient pressés mais les petits enfants, tu le sais, marchent lentement. Nous longions une haie près du château quand soudain à côté de nous, mais vraiment tout proche, de l’autre côté de la haie, nous avons entendu un hurlement. La suite, tu la connais, elle est dans le texte. Je tenais chacun de mes enfants par la main, tous les trois nous n’avons plus été qu’un seul sursaut, qu’une seule stupeur en suspension dans la nuit. Je me suis senti dans ce cri aussi petit, aussi vulnérable qu’eux ; pour le dire autrement, je me suis senti très exactement proie.

            Pendant ce bref instant (après il a fallu rassurer et montrer ce qui se cachait derrière la haie), le réservoir depuis longtemps refermé des terreurs d’enfance s’est rouvert. L’écriture est venue dans le sillage de cet événement, me plaçant simultanément sur ses deux versants : l’adulte et l’enfant, la proie et le prédateur.

 

M. H. : Je me suis justement rendu à Thoiry l'été dernier, et il était frappant de constater que les félins opéraient de loin la plus forte attraction. Une sorte de passage en verre de forme ronde, alors encombré de personnes fascinées – adultes comme enfants –, traverse leur territoire : il est ainsi possible de voir des lions rugir, jouer, s'accoupler, se nourrir des quartiers de viande qu'on leur lance (moment particulièrement attendu de la foule), et surtout de ressentir le frisson devant le bond d'un animal sur la nef transparente, le regard fixé sur vous, ou le coup de patte sur la paroi. Les spectateurs se rendent acteurs du jeu ancestral de la prédation, ils approchent l'instant critique dont nous devrons reparler, celui où la vie est en jeu, instant fait d'effroi et de fascination. Mais bien sûr, sans le danger critique : il s'agit encore d'une mise en scène domestiquante, où l'animalité carnassière garde à la patte la chaîne invisible de l'homme ; et cependant, il semble que l'instinct prédateur subsiste (désirs et réflexes de chasse), soit plus fort que le conditionnement aux habitudes alimentaires (la viande servie d'elle-même à heures précises par les maîtres). Je vois encore ces jeunes femmes, le regard fasciné par les parties génitales du lion dressé au-dessus d'elles sur le dôme de verre… Peut-être les prédateurs se reconnaissent-ils entre eux, ou bien l'homme recherche le frisson de la chasse (ou de la proie ?) qu'il a abandonné quelque part dans une steppe néolithique. Ou bien, nostalgique, il observe à travers les attributs primordiaux son animalité perdue.

 

J.-M. S. : Voilà pourquoi l’événement a eu lieu dans l’ouïe et la presque nuit, c’est-à-dire dans le totalement inattendu, le non programmé. Ce n’est que là que la sauvagerie féline pouvait se déployer intégrale, intacte, comme, peut-être on l’appréhende dans la jungle ou la savane.

 

M. H. : Ton tigre semble tenir de Michaux et de Blake. Il tiendrait de Michaux, qui entreprend une tentative, radicale et dangereuse, pour réapprendre puis enseigner la fulgurance animale que l’homme a perdue, qui chemine sur la voie d’expérience (experire : l’épreuve, le danger) devant mener à une renaissance, à une nouvelle appropriation pleine de soi-même. Il tiendrait de Blake par les couleurs de son pelage, par l’enseignement de la place toute singulière que tient le regard dans la relation prédatrice, par l’enseignement également de l’instinct, cette force supérieure qui pousse la bête à exercer la prédation la plus radicale ; « Proie toi-même », écris-tu (p. 18), « Fauve libéré par son bond, que sa cage reprend » (p. 19) : tu pressens que le tigre ne serait que l’agent ou le ministère d’une énergie archaïque plus forte que sa musculature et sa volonté, une forme d’instinct, la part pulsionnelle peut-être. Est-ce que les lectures de Blake et de Michaux ont alimenté ton texte ?

 

J.-M. S. : Ce ne sont ni Blake ni Michaux qui se sont présentés dans le courant de l’écriture, même si Michaux a beaucoup compté pour moi, mais des histoires venues du profond de l’enfance. Ce sont elles principalement qui ont fourni les images nécessaires à la configuration de l’expérience. Je voudrais évoquer au moins l’une d’entre elles qui n’appartient pas à la littérature enfantine (Le Livre de la jungle…) mais à la mémoire familiale. C’est une histoire que j’ai entendu raconter souvent par des voix familières et dans des versions différentes. Elle est arrivée à mon arrière-grand père, Edouard Saladin, ingénieur des mines en mission au Tonkin. Lors de l’une de ses prospections, les habitants terrorisés d’un village lui avaient demandé, à lui et à l’ingénieur qui l’accompagnait, de tuer un tigre qui ensanglantait la région. A l’endroit qu’on lui avait indiqué, Edouard s’était accroupi, son fusil chargé entre les mains pour guetter le tigre. Celui-ci a surgi dans son dos, bondissant sur lui, littéralement le terrassant sous son poids. Edouard n’a eu que le temps de lui fourrer le fusil dans la gueule (comme dans Tintin). Un coup est parti, inutile. Son ami étant posté aux aguets de l’autre côté du fourré, il s’est retrouvé seul, le tigre sur lui, qui mordait la crosse de bois et le lacérait de ses griffes. Alerté par le coup de feu, l’ami a fini par arriver et loger trois balles dans la tête du tigre. La plus petite erreur d’appréciation, au moment du tir, aurait été fatale à Edouard. J’ai toujours vu au cou de ma grand-mère l’une de ces griffes que mon arrière-grand-père avait fait monter en pendentif : énorme pour mes yeux d’enfant. Il existe une version de cette histoire rédigée par Edouard pour la revue de l’Institut National de Géographie. Je n’en ai eu connaissance que très tard, après avoir écrit « Les dix secondes ». Les images nées de ce récit s’étaient durablement déposées dans la mémoire de l’enfance et attendaient la première occasion pour ressortir.

            L’extraordinaire « Tyger, tyger » de Blake n’appartient pas à ma culture. D’autres références auraient été plutôt les miennes, mais je ne sais pas si elles ont joué au moment de l’écriture : Rilke et Borges (peut-être est-ce lui qui a inspiré Michaux), les chasses aux tigres de Delacroix ou « Le Vieux qui lisait des romans d’amour » de Sepulveda.

            Ce sont donc plutôt les images venues de l’enfance qui ont permis de donner forme à l’événement qu’explorait l’écriture et de l’évoquer avec cette voix douce, si tu veux, ou peut-être « sourde » (à cause de mon nom).

 

 

2/ Origine et violence

 

M. H. : Que pourrais-tu dire au sujet de cette violence et de son origine ? Joue-t-elle pour toi un rôle dans l’acte poétique ?

 

J.-M. S. : A l’origine de l’acte d’écrire, dans ce texte, il y a bien, comme tu le dis si justement, cette rencontre originelle avec la violence, sa propre violence, la fin de l’enfance, « le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle », la découverte effarée de la puissance pulsionnelle qui constamment nous rejette dans l’archaïque. Tout part de là. C’est à partir de cette découverte, contre elle, pour s’expliquer avec elle qu’il a fallu écrire. Et pas seulement ce texte. Tout ce qui s’est écrit depuis le début. C’est pourquoi tu ne pouvais trouver meilleure première question. Sans doute parce que c’est aussi, par d’autres voies, d’autres événements, ton expérience (?). Ecrire, cela a d’abord été débattre avec « ça », qu’on sent en soi et hors de soi, ce trouble à l’origine de soi (« l’origine rouge » comme dit si parfaitement Valère Novarina), qu’au départ on est pour soi, qui nous sculpte de l’intérieur, effaçant le visage de l’enfance, littéralement nous défigurant. Le premier texte « achevé » que j’ai écrit (à 20 ans) s’appelait « Feulements » et était déjà une sorte de débat avec « ça », le feu, la brûlure, l’urgence de bondir. Mais il fallait sans doute une certaine maturité, la distance et les instruments nécessaires pour reprendre le débat et le porter plus loin.

            Il y a du tragique là-dedans ; peut-être ce texte a-t-il été une façon d’essayer une écriture tragique aujourd’hui (mon histoire personnelle, mon héritage, me conduisent du côté du tragique et de l’humour alors que l’époque préfère la mélancolie et la dérision), d’interroger ce qui pourrait rester dans nos vies d’une certaine forme du rapport au sacré.

Tu cites dans ta question ce passage qui évoque « la nuit triste » du tigre. Cette expression, « la noche triste », est le nom que les compagnons d’Hernan Cortés avaient donné à l’une de leur défaite. Les Espagnols avaient profité de la nuit pour fuir Mexico mais certains des leurs avaient été faits prisonniers par les Aztèques et offerts en sacrifice par leurs prêtres au dieu Huichilobos. Après les avoir fait danser, on leur avait ouvert la poitrine avec des couteaux de pierre et arraché le cœur et les entrailles pour les présenter au soleil au-dessus des autels. La peau de leurs visages, avec les barbes, avait été transformée en masques et leurs chairs dévorées.

            Ce qui est ressorti de l’écriture de ce texte, c’est d’abord une conviction. La conviction qu’il ne faut pas craindre d’aller remuer le trouble au fond de soi, parce qu’il se peut qu’il y ait, mêlé à ce trouble, quelque chose qui, bien que lié à lui, n’est pas lui, et peut-être n’est même pas soi mais qui est le plus précieux et qui éclaire. Il faut, pour parvenir à le voir, opérer une décantation. C’est à cela qu’une « figure de la pure violence », en tant qu’elle est figure, peut aider. Mais on court le risque de se laisser emporter par la parole et la pulsion qui la guide, de ne pas sortir du désir, de la projection, de cette façon de tout ramener à soi, d’assimiler, d’absorber, d’effacer ou de réduire. Pour sortir du solipsisme, il faut aller jusqu’au bout du bond en se faisant prédateur et se débarrasser du prédateur en se faisant proie, ou plutôt en le faisant proie, en lui rappelant qu’il n’est lui aussi qu’une proie, la proie de cette puissance, instinct, pulsion qui le gouverne. La violence, sa violence, il est le premier à la subir et il ne peut rien sur elle s’il ne lui donne pas la parole. Et lorsqu’il la lui donne, il découvre que sa voix, sa propre voix devient pareille à celle de sa proie. Que se passe-t-il alors ? Ce qui advient et s’explore dans le reste du livre : la puissance de projection une fois neutralisée par la parole qui la dit, la vision s’ouvre – et même se fend, douloureusement, se déchire - sur cette révélation de ce qu’on ne voit jamais parce qu’il est trop fragile ou vulnérable pour être discernable : le naissant. Par la violence de notre désir nous nous le cachions, faisant sur lui de l’ombre avec notre moi, notre appétit, le transformant en proie. Il fallait donc briser cette image comme on le fait d’une noix pour qu’à l’intérieur se lève un « toi » : quelqu’un paraît sur le pas de la porte, avec des yeux très clairs et, dans un souffle, avant de se retourner, simplement dit : « allez, viens ! » Au bout du bond, s’il est suivi fidèlement jusqu’à son terme, le désir de prédation se renverse incompréhensiblement en désir de protection. Alors qu’on était sur le point de fondre sur l’autre, nous voici d’un coup en train de fondre devant lui, de craindre pour lui comme si constamment il était menacé. Retournés comme un gant, toutes entrailles dehors, le désir renversé, nous sommes tout entiers traversés par cela, ce mouvement : le besoin de protéger. Nous naissons de là. Toute parole ne peut plus être désormais qu’adressée, on sort du « je », d’un état premier du lyrisme pour passer au « tu », à l’appel, à l’adresse, à la prière, à d’autres formes d’intensité moins hallucinées peut-être. Tel est cet instant que j’appelle « la déhiscence », qui se confond tout simplement avec la découverte de l’amour comme on peut le lire dans « Le Poème du Nouvel an » ou « Ciel de mars », par exemple. Ecrire le tigre a donc consisté à chercher dans la figure de la force, l’amoindrissement, le lieu possible de l’effondrement de la force.

            Il faut avoir intensément désiré pour en arriver là. Ce n’est que du sein du désir, du désir traversé, que peut naître un regard qui ne juge ni ne dévore. Une certaine force, celle qu’avec toi j’appellerai « douceur » (on peut la découvrir en posant la main sur la fontanelle d’un enfant), est nécessaire pour assumer sa faiblesse. C’est le don de la maturité à l’adolescence, la main qu’elle lui tend pour qu’elle se transforme sans renoncer à ce qu’il y a de plus pur en elle, l’intensité de son désir, qui n’est autre que la très profonde aspiration à naître, la forme singulière que prend pour un individu, dans son destin, le désir que la vie a d’elle-même.

 

M. H. : Tu parviens ici, très justement je crois, à rendre manifeste l’articulation occulte entre l’enfance ou le naissant et la prédation. Nous vivons accompagnés de la dépouille infante : l’enfant que nous étions, et au-delà, l’arrachement à la sécurité maternelle, la blessure rouge incicatrisable, et la liberté naturellement attachée à la vie animale. Epoque non datable, archaïque, qui appartient de ce fait (hors du temps humain calendaire), à l’enfance : infans en latin, c’est la vie pure sans parole, pré-scripturaire, pré-familiale, pré-nationale ; c’est le tonus (tu parles de « ressort ») à l’origine du bond, c’est le bord perdu duquel l’homme a bondi vers le bord adulte, sans retour possible, avec l'apprentissage de la parole ; c’est, certainement, notre origine commune au règne vivipare. Il me semble que l’acte de la création, ce sont ces sursauts bondissants issus de cet âge enfoui, et dont il ne reste que des traces en nous. En cela, la création a trait à la prédation, elle procède d’elle. Ce qui peut paraître paradoxal si l’on n'y regarde qu’avec la lunette morale, puisque l’art exprime ou reflète ce qu’il y a de plus profondément humain en l’homme. Créer aussi, c’est retrouver un peu par miracle ce fond de liberté en acte qui est propre à l’enfance avant la domestication familiale et nationale. En littérature, cette origine infante de la création me semble particulièrement propice à être devinée : pour créer, l’écrivain doit opérer un « éloignement du monde » (dirait Bobin), un retrait du social, un pas de côté (un bond de côté ?), et se retirer dans les contrées balayées de silence de son être, en somme « disparaître » (dirait quant à lui Quignard). Ce n’est que là que peut ressurgir les figures qui reviendront ensuite dans le champ de la parole – mais par cette porte du silence, par l’écriture.

            Tu précises à très juste titre je crois qu’une manière de jeu de cache-cache se met en place entre soi et le fond prédateur. Il faut traquer le prédateur, comme il nous traque, et en cela nous sommes également partie prenante de la relation prédatrice. Dans mon texte Nuit Primitive auquel je mets les dernières touches, il est question de tout cela, de ce fond de violence, du rapport à l’enfance, du fond nocturne de l’animalité vivipare. Dans ce « fond trouble » que tu évoques, je vois à l’œuvre une fonction psychotique, une hallucination parfois vécue dans le réel (dans les actes prédateurs) et propre au rêve. Le chapitre intitulé « Prédateurs proies », par exemple, commence ainsi : « Echapper au rêve sans trêve, terrassé par l’effort pour le fuir.

            On ouvre les yeux, plein de l’angoisse de la proie, et l’on ignore que l’on passera le jour à chasser ; le jour sera jour pour le pouvoir au soleil aride et nuit pour la douceur. On ouvre des yeux débordants de la violence du prédateur, et l’on ignore que l’on passera le jour à fuir ; le jour sera nuit pour le corps transpirant, et jour pour la douceur.

            C’est la relation prédatrice qui se joue dans cette course réversible. Victime et bourreau échangent les rôles selon les circonstances. Le chasseur trébuche, donnant au chassé l’occasion d’extérioriser la violence qu’il a intériorisée. Je crois qu’il existe peu de vérités aussi insupportables.

            Nous devons trouver le courage d’envisager, en opposition avec une philosophie éthique humaniste, d’abord que l’homme est l’animal devenu animal humain, ensuite que l’Autre n’est pas d’abord l’alter ego, le semblable, mais l’étranger, le différent. Si le Visage (Lévinas) existe, ce n’est peut-être que dans le désir de parer à la survenue de l’effroi qui assigne le corps à la blessure et la mort. Il est possible que notre rencontre avec autrui passe premièrement par la violence. Aucune idéalisation ne devrait nous interdire a priori de penser la nature prédatrice du psychisme humain, et donc des rapports humains. Une philosophie de l’instinct peut-elle s’imposer sur l’agora ? »

 

J.-M. S. : Oui, tout à fait d’accord avec toi quand tu décris les moments de création comme des surgissements de l’origine. Je ne suis pas sûr que la liberté soit attachée à la vie animale, entièrement déterminée par l’instinct – en revanche, oui, la vie animale peut, dans l’ordre de la représentation et du symbolique, figurer pour nous ce que nous entendons ou voulons entendre par « liberté », le dégagement des contraintes sociales ou culturelles, l’oubli de la mort, la plongée dans l’ouvert.

            Ton texte est très beau, il dit quelque chose de vrai, qui rappelle Nietzsche, en jouant sur les antithèses, mais avec tes mots, donnant une existence physique aux idées. Par ton écriture, ce que tu penses est incarné dans une présence…

            Il me paraît nécessaire que des écrivains, aujourd’hui comme avant, accompagnent le bond, cette possibilité du bond – l’instinct prédateur –, qu’ils sentent frémir en eux, par leur écriture – là où l’on ne tue personne. Mais il faut aller jusqu’au bout de ce bond. On peut envisager deux manières d’accomplir le bond : l’une est de le suspendre ou de s’en extraire à sa cime, l’autre est d’aller loin au-delà de lui, trop loin ou trop tard et de s’en apercevoir une fois que les choses sont faites. La première, la compassion, est pour ceux qui ont la chance d’avoir suffisamment d’imagination pour anticiper la suite et « se sentir dans l’autre ». La seconde, qui passe par le meurtre, c’est-à-dire la pulvérisation réelle ou symbolique de l’autre, son assimilation au moi, est la culpabilité, le retentissement dans la conscience de l’irrémédiablement accompli sur le mode du trop tard. C’est l’horreur, le véritable Enfer dont on ne sort que très difficilement, comme l’a montré Camus dans La Chute. C’est ce qu’il y a aussi peut-être dans l’histoire du Graal : la souffrance de ne pas pouvoir remonter le long du bond pour le suspendre là où il le fallait.

            Cette cime du bond, je la retrouve dans cette scène hyper célèbre du Kid de Charlie Chaplin, où l’on voit son personnage de vagabond, assis sur un trottoir, au-dessus d’une bouche d’égout, hésiter : y jettera-t-il ou non le bébé qu’il tient dans les bras et qui lui est littéralement tombé du ciel alors qu’il n’en voulait pas ? La logique de la prédation voudrait qu’il s’en débarrasse : donner cette bouche à nourrir à la bouche d’égout pour ne pas être englouti soi-même. Pourtant il y a hésitation, suspension de l’ordre naturel. Egalement dans cette anecdote, moins connue, que l’on raconte à propos de Kafka, tout à fait à la fin de sa vie : cette rencontre qu’il fait, dans un parc de Berlin, d’une petite fille qui pleure parce qu’elle a perdu sa poupée. Il lui donne rendez-vous le lendemain pour lui donner des nouvelles. Et chaque jour, pendant plusieurs semaines, il retrouve cette petite fille, au même endroit dans ce parc, pour lui apporter une lettre de sa poupée, rédigée par lui la veille. Ecrire sert à cela : à protéger et non à dévorer, parce que le désir de dévorer a été surmonté, traversé, laissé de côté. Parce que l’on a su projeter sa crainte d’être dévoré dans ceux que l’on s’apprêtait à dévorer. Il y aurait d’autres exemples à donner chez Dostoïevski, par exemple. Je me souviens aussi de ce professeur de philosophie, excellent grimpeur qui avait abandonné tout ce qui faisait sa vie, philosophie et montagne, pour venir vivre aux côtés de son fils handicapé à l’hôpital Raymond Poincaré, à Garches, où j’enseignais alors. Mais peut-être, celui qui a le mieux su saisir l’endroit où dans le bond, il faut s’extraire pour ne pas tomber dans le festin, c’est Rimbaud :

            « Moi, moi qui me suis dit mage et ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre. »

            Pour en arriver là, Rimbaud avait compris que ce qui fait le bond n’est pas une simple translation (un saut dans l’espace ou le temps), mais une transformation. Nous ne sommes pas les mêmes au début et à la cime du bond. L’essor n’est que la forme ou l’effet d’une profonde métamorphose intérieure (comme la fusée ou la navette spatiale qui se détache de certaines de ses pièces et se transforme au fur et à mesure qu’elle progresse dans l’espace) et pour cela il faut se travailler le long du bond, se hisser le long de son désir ou de sa pulsion en leur résistant. Est-ce un tel trajet que propose ton texte « Prédateurs proies » ? Tu n’en cites que le début.

            Lévinas, que tu nommes (mais pour t’opposer à lui puisque pour lui le surgissement du visage d’autrui, dans le concret de la rencontre, est immédiatement – avant toute pensée – perçu comme absolu, c’est-à-dire premier, inconditionnel et incontournable), évoque une faim qui se nourrirait, s’augmenterait d’elle-même et non d’une nourriture, sujet transformé en objet, toi en proie… Artaud dit qu’il préfère les poèmes de la faim aux poèmes de la nourriture. C’est cette faim d’où naît le poème qui à la fois nous fait bondir et écrire, non ? Que dis-tu dans la suite de ton texte ?

 

M. H. : L'appel à l'humanisme résonne d'autant plus fort lorsque le temps démontre l'extraordinaire capacité humaine à réaliser des actes barbares envers lui-même. Cela est bien naturel, et nécessaire. Cependant, cette tradition humaniste à laquelle je faisais référence, cette correspondance hyper-civilisée des lettrés où s'inscrivent sous formes de lettres et de signes sophistiqués le désir d'arracher l'homme à la sauvagerie, semble manquer le fond radicalement pulsionnel de l'homme : l'homme est un animal, même si on lui ajoute la raison (animal rationale) – jusqu'à ce que, dans le discours humaniste, la ratio prenne le dessus sur l'animalitas… En cela, l'humanisme serait proprement une disposition littéraire : l'éternel et impossible mouvement "d'humanisation" de l'homme, c'est-à-dire d'apprivoisement. L'humanisme manquerait le coeur instinctif (ou pulsionnel) de l'homme, son fond prédateur. Mais je fais l'hypothèse que ce travail permanent des lettres qui ont manqué leur destinataire (l'Homme), définit l'humanisme, et au-delà, la littérature. Ne s'agit-il pas toujours de détourner la libération pulsionnelle de l'homme vers une direction moins sauvage ? Concernant Lévinas, sous la forme du visage, l'être-pour-l'autre délivrerait de l' "il y a", l'effrayant phénomène de l'être impersonnel : je pose qu'il faut oser envisager que c'est non pas le visage, c'est-à-dire précisément la relation éthique (une parole ordonnant "tu ne tueras point" dans son dénuement), qui définit premièrement la relation interpersonnelle, mais plutôt l'étrangeté de l'étranger, quelque chose plus proche de l' "il y a".

            Presque phylogénétique, mon travail consiste en effet, pour reprendre tes termes, à descendre le plus bas possible le long des trames pulsionnelles, des réseaux de nerfs, vers ce fond archaïque de l'homme où vibre le "ressort" qui fait "bondir". Nuit Primitive est cette première tentative, littéraire et "méta-littéraire" puisqu'il s'agit également de dire le bond comme tel, correspondant tout à fait à la première « manière d'accomplir le bond », que ta formulation propose. J'y hallucine même un rêve paléolithique au titre éponyme. La suite du chapitre évoqué dit, après une étoile : « Il n’y a que des nuits et des veilles de nuit, soirs tourmentés par le vol de charognards patients comme l’agonie.

  Les lueurs nocturnes (étoiles et lune, lucioles et vers luisants, minerais phosphorescents et reflets aquatiques) ne servent pas les prédateurs dans leur chasse. Elles rappellent à ceux qui prennent sereinement le temps de voir passer le temps (les contemplateurs) que c’est la nuit, et que la nuit est une longue veille. Lumière comme ponctuation du temps. (Et puis, dans le monde moderne, le loisir de contempler constitue un luxe antique, alors que le pouvoir s’exerce jusqu’à la mi-nuit de la réflexion. Nous retrouvons alors dans la constitution du savoir lui-même l’exercice du pouvoir. N’y a-t-il pas là un savoir-faire de la prédation – une téchnè qui est une mètis, une intelligence de la ruse ?).

*

  Le règne animal seul est à la mesure de l’instinct chasseur. La chasse ne connaît pas plus de suspens que les quelques reflets qui parsèment le champ de la nuit. L’innocence est l’éphémère, c’est-à-dire la somme des instants que met la lumière du soleil à parvenir sur la noire paroi de notre pupille. Existe-t-il quelque part une pupille mammifère qui s’ouvre plutôt qu’elle ne se ferme devant la lumière qui la pénètre ? »

 

 

3/ Terrible tigre

 

M. H. : Le tigre est une puissance ambivalente : pure violence (« gueule hurlante ») et pure hétéronomie (« Proie toi-même »). Il représenterait pour l’artiste la terrible exigence de l’absolu : ni le surmoi, ni Dieu, ni le temps s’écoulant, ni un Malin Génie, ni le Beau, mais peut-être l’image de l’indicible douleur d’exister qui reste pourtant toujours encore à dire. Qu’en penses-tu ?

 

J.-M. S. : Je l’ai cru… L’absolu dans la figure de la violence, du déchaînement de la puissance, la projection de la pulsion. Cette image est à traverser. Elle est peut-être un leurre pour nous conduire là où il faut. Elle cache en fascinant, c’est-à-dire en coupant le souffle, la circulation du sens et de la pensée, ou de l’imagination ; l’absolu véritable est celui qu’on n’arrive jamais à voir parce qu’il est toujours trop loin, trop vulnérable et imperceptible et qu’il faut passer par une kénose pour le voir. (On se construit dans la résistance à la pulsion, à ce mouvement qui emporte et qui fascine, parce qu’intuitivement peut-être – c’est déposé en nous – nous savons que c’est contre elle, au-delà d’elle que se fera la véritable révélation : le fait que l’autre existe et palpite indépendamment de nous, selon lui et non pour nous, toi et non proie). La beauté et la fragilité vont ensemble, la blessure et la splendeur, c’est par la blessure qu’on voit. C’est ce que j’ai essayé de dire dans « Les chevaux du plan de Fontmort ». Toute la difficulté est de maintenir le souffle dans la fascination, l’amour dans le désir ou la terreur, l’imagination active dans le figement de l’image ou de l’imaginaire constitué. L’écriture aide à cela : à contempler la fragilité de la beauté dans la terreur. On est là tout près, dans l’expérience, de quelque chose que l’on pourrait appeler de ce mot perdu : miracle. Je me souviens de cette image prise par le couple de vulcanologues Katia et Maurice Krafft, la dernière qu’ils aient prise. Ils sont sur une île au sud du Japon. Le mont Unzen est entré en éruption. Ils sont face à la montagne, le dos à la mer et filment une immense coulée de nuées ardentes en train de glisser silencieusement vers eux. Les pentes de la montagne sont d’un vert intense, le nuage est gris avec des reflets roses, orangés, et en avant du nuage, sur la route, un camion rouge vif se dirige vers la mer. Devant, lui ouvrant le chemin, un homme en combinaison d’amiante court en agitant les bras. Et eux, ils sont là, ils voient cela, ils savent qu’ils vont mourir. Sans doute ne sont-ils plus là exactement, derrière la caméra, mais elle continue de filmer. Et nous, voyant l’image comme si nous étions à leur place, nous respirons, nous n’avons pas peur puisque nous sommes protégés, nous regardons à l’intérieur de la terreur et nous nous disons qu’il faudrait atteindre à cela, cette sérénité dans un pareil moment : nous voyons que c’est très beau, ce phénomène naturel, que cet homme qui court, le conducteur du camion, Maurice et Katia Krafft eux-mêmes sont très fragiles, très vulnérables, et intensément vivants à cet instant, que leur vie est incroyablement belle comme ces gouttes d’eau qui se sont déposées à la surface de l’objectif, ou comme un filament de tungstène dans une ampoule de verre, qui s’allume, qui s’éteint, qui continue de brûler même quand l’ampoule se brise.

 

M. H. : Evoquant finalement la relation au tigre, tu nous dis : « Et si le beau, comme on l’a dit, est vraiment le commencement du Terrible, alors, Seigneur, tu en es la suite, la suite irrévocable ? Le feulement dans sa langue le dit mieux que nous : Etwas schrecklich. » (p. 23) Nous retrouvons semble-t-il ici une autre réminiscence freudienne et de sa pensée du Schreck. La langue allemande reste-t-elle la langue du Terrible, des bourreaux, pour toi comme pour Celan et d’autres, la langue où la poésie cherche à faire émerger une « contre-langue » ?

 

J.-M. S. : Comme toi sans doute, je ne crois pas que le nazisme soit inscrit en creux ou programmé dans la langue allemande. Goethe, Hölderlin, Rilke, Kafka, Musil, Walter Benjamin, Hannah Arendt ont écrit en allemand. Mozart parlait en allemand. Wim Wenders a fait des films en allemand. Que de douceur dans cette formule, « ich liebe dich », faite pour être chuchotée au creux d’une oreille. Heureusement pour moi, l’histoire de Paul Celan n’est pas la mienne. Je ne peux pas juger. Simplement faire ce constat qu’il y a dans les langues étrangères certains mots pour dire les choses qui sonnent plus juste que ceux que nous propose la langue française. Par exemple, je trouve beaucoup plus beau le mot « violence » quand il est prononcé en anglais. Le mot « tyger », également, a beaucoup plus de détente, d’étendue sonore que le mot « tigre » (le rock s’en est servi : « Eye of the tyger »). En espagnol il existe des verbes, c’est-à-dire des mots chargés d’énergie, pour dire le lever du jour (alborear, amanecer) qui manquent cruellement en français, où l’on est obligé de passer par la pesanteur des substantifs. J’aime ces mots aussi, « lost in the translation » : désengaño, madrugada, neidich… Ce n’est pas original. Rimbaud, Baudelaire, Verlaine, Apollinaire ont utilisé des mots étrangers, et Paul Celan aussi, du yiddisch, de l’espagnol, du grec, du latin : « unde suspirat cor »…

 

 

4/ Inflorescence, malgré tout

 

M. H. : Après le surgissement du terrible, tu évoques, dans le poème « Forsythias », celui de la beauté naturelle. Pour cela, tu choisis l’arbre à fleurs le plus commun, mais aussi celui qui offre aux regards et aux abeilles les fleurs parmi les plus précoces : l’inflorescence du forsythia, c’est le début du printemps. Cet arbre se retrouve dans les haies, les parcs, les cours des immeubles. Dans ton poème, c’est la banlieue parisienne que tu décris, souvent associée à la morosité et à la répétitivité quotidienne du labeur et des transports en commun. Le poème commence ainsi : « Dans la géométrie lâche des villes / dans l’ébranlement des trains, du R.E.R, / avant d’aller au travail, / avoir vu, juste avant de partir, / là, sur le balcon, dans un jardin / dans l’ouverture des stores / la trace de la blessure, / l’essor de la journée. » (p. 31). Même au cœur métallique de la ville trouve sa place la mécanique naturelle, la naissance dont les signes nous touchent et nous soutiennent dans nos luttes ordinaires. La naissance gagne-t-elle un supplément de vérité au sein de ces environnements plus froids, de réputation moins poétiques ?

 

J.-M. S. : Je crois que je ne me pose pas la question ainsi. La poésie, plutôt qu’un lieu approprié, nécessite un milieu qui lui soit propice. Ce milieu ne saurait être que la vie de celui qui écrit, quel que soit l’endroit où il se trouve : la vie telle qu’elle s’invente ou se découvre, produisant sous la forme d’événements sensibles les signes par quoi elle se révèle et se relance. J’ai passé une grande partie de ma vie en banlieue et j’aime ces paysages. Combien d’heures passées sur les quais de La Défense à me sentir exister par le frôlement de tous ces gens qui passaient autour de moi en murmurant au pied des tours. Il faudrait passer une journée entière dans la station des Halles pour y noter tout ce qui s’y passe : gestes, regards, croisements, passages, bribes de conversations… Peut-être, oui, voit-on mieux dans l’architecture froide et nette de ces décors ce qui balbutie, en train de naître, et qui nous conduit ailleurs, dans un autre paysage, intérieur cette fois où il nous est demandé de naître nous-même et tout à fait.

 

M. H. : « Forsythias » est ton poème de printemps, de la renaissance. Paradoxalement, ce que l’on ressent à sa lecture c’est, davantage qu’une lyrique joie vivaldienne, un recueillement à la tenace nuance mélancolique. Tu écris par exemple : « Et si ce qu’on avait oublié / là-bas de nouveau naissait ? » (p. 48), ou encore, « Ils sont morts / il y a bien longtemps / Et toi, qui viens après, / tu ne sais pourquoi /tu te sens à leur côté / plein de joie. » (p. 50). Tu précises que le poème a été écrit en mémoire de tes grands-parents et de ceux qui les ont cachés et sauvés, en 1942. Le printemps, ce « premier temps » du cycle naturel, est-il propice à la réminiscence du passé, à la remémoration des temps et des êtres révolus, de ce qui a connu son dernier temps ? Le poème s’achève ainsi : « Forsythia, / le don d’une force : / un je gréé de nous, / l’énergie venue des graines / pour qui depuis toujours / se désintègre / et qui s’aliène. » (p. 54).

 

J.-M. S. : Il est vrai qu’un poème comme « Juste avant l’eau » qui a pour cadre le mois de mai explore un sentiment proche de la mélancolie : la possibilité de renoncer à naître, ce que Kafka avait résumé ainsi dans son journal : « Ma vie est hésitation devant la naissance ». Cela dit, je n’associe pas dans mon esprit, du moins pas consciemment, un contenu symbolique particulier à tel ou tel mois de l’année. Par exemple, pour le texte intitulé « Forsythias », c’est ce printemps-là, ce forsythia-là, de cette année-là. Nous venions d’emménager dans notre petite maison et nous avons découvert deux grands forsythias en fleurs dans le jardin. Pour la première fois de ma vie, j’ai fait attention à cette plante que je n’avais jamais vraiment regardée et je l’ai retrouvée à peu près partout, comme les éclats d’une bombe explosée, dans les jardins de banlieue et le long des lignes de train ou de RER. Par elle, j’ai pu m’inscrire dans une certaine durée, dans un temps plus long que le seul instant présent qui est celui de l’écriture, et être raccordé à d’autres temps, d’autres personnes qui m’avaient précédé dans le temps, mes grands-parents, ou qui allaient devant moi vers l’avenir sans que je connaisse leur visage. C’est ainsi, grâce au forsythia, que j’ai pu relier la naissance toute récente de mes enfants avec cet instant incroyable où mes grands-parents ont décidé, dans la minute, de tout quitter, tout ce qui faisait leur vie à Paris, pour sauver leur vie et celle de leurs enfants, et avec ce geste tout aussi incroyable de ces gens ordinaires, en Corrèze, qui sans rien savoir d’eux, les ont accueillis, protégés au péril de leur vie. Au moment de leur arrivée, par exemple, le maire du village a séance tenante déchiré leurs papiers officiels (qui portaient la mention « juif ») pour les remplacer par des faux, où mon grand-père prenant le métier d’agneleur (il était ingénieur) devenait indispensable à la vie du village. Ces gestes-là, ces instants-là, de pur risque, éclairent, donnent envie de vivre.

            Tout le travail de l’écriture est de tenir ensemble la blessure et la naissance, la blessure (le plus souvent narcissique) permettant la naissance, la naissance réparant, justifiant la blessure et la transformant en fenêtre (qui fait tout ensemble naître et voir ce qu’est le fait de naître).

 

 

5/ Blessures

 

M. H. : Tu cites Kafka : j'aime à croire qu'il trouva dans les dernières années de sa trop courte vie, en particulier dans sa rencontre avec Dora Dymant, ce qui lui permit de dépasser cette hésitation qui fut à la fois je crois une blessure profonde, morbide, et une capacité d'amour extraordinaire (évoquant certaines scènes du Procès, Max Brod écrit : « Seul celui qui aime la vie du plus profond de son être peut conter de la sorte. »). Avec combien de nuances apparaît le naissant à l'homme blessé !

            J’ai remarqué que ce motif de la blessure se trouve dispersé dans tout le livre. Par exemples, dans « Forsythias » encore, la trace de la blessure jaune des fleurs dont je parlais déjà ; dans « Dôme », le verre qui se fêle ; dans « Juste avant l’eau », les failles, et de nouveau cette fêlure du verre ; ou encore, dans « Le mutisme des moutons », les gorges et les entrailles des bêtes sous le couteau. Ces lézardes des corps, elles sont tremblantes et incertaines, fragiles et mutiques ; ce sont elles que tu suis tout au long de ton poème, elles semblent symboliser les sensations dans leur terrible (de tremere : trembler) réalité insaisissable, menaçant toujours de se briser. Mais c’est apparemment ainsi que tu conçois la naissance elle-même, comme nous le disions : l’émotion par laquelle nous venons à nous-mêmes, mais qui comme telle ne dit rien de nous ; ce qui dans le poète attend d’être recueilli et comme poursuivi dans l’écriture. N’y a-t-il pas là une poétique déterminante, la tension au cœur de la pratique littéraire, cette vibration à l’intérieur du fragile dôme de cristal de l’esprit ?

 

J.-M. S. : Oui, on naît, me semble-t-il, par ses propres blessures qui sont des brèches faites dans la fermeture du moi, les contreforts de l’être. C’est de cette façon que l’autre nous entre dans le corps, se rappelle à nous et, ce faisant, nous appelle à naître. Les yeux sont comme des blessures. Nos joies, elles-aussi, sont comme des blessures. Il faudrait constamment s’inventer d’autres yeux, d’autres joies pour naître encore et pour cela accepter de s’exposer, d’endurer la passivité, se faire volontairement vulnérable.

            Un de mes cousins hante régulièrement les brocantes pour y trouver des verres dépareillés. Chaque verre qu’il rapporte est unique et tous présentent des défauts : ébréchures, fêlures, irrégularités diverses. Il les range dans une grande armoire en bois dont la porte est vitrée et qu’il a conçue spécialement pour les accueillir. Quand il reçoit un invité il lui propose d’aller choisir son verre pour le dîner.

            J’imagine cette armoire de verre les jours de grand vent, les soirs d’orage ou simplement quand le plancher de la maison pour telle ou telle raison se met à trembler… Quel extraordinaire instrument de musique ! Tous ces verres si différents se mettant alors à vibrer ensemble chacun avec sa taille, son volume, ses fêlures, émettant un son à lui, bien particulier. Un orgue de verre. Je me figure la poésie comme cet instrument : un assemblage de fêlures et de blessures dans la chair et le verre de l’expérience devenue langage… La transparence des mots blessés par la vie. Il faut que ça tremble quelque part dans sa vie pour qu’aussitôt l’instrument se mette à vibrer, à chanter dans le silence, à dire quelque chose de nouveau, à faire exister ce qui n’était plus entendu ou qui n’avait pas encore été dit. « Il y a le destin / Ce qui ne tremble pas en lui n’est pas solide » écrivait le poète tchèque Vladimir Holan.

 

 

6/ Voyage

 

M. H. : Conduit par un souffle, grand vent du Temps ou bourrasque de l’éphémère, ta poésie chemine, de lieux en lieux, de saison en saison, de seuil en seuil. Les mots se déposent sur ta page comme le pollen, fécondant la suivante et ainsi de suite, dans une découverte sans cesse renouvelée des formes variées de la naissance. Dans une dialectique avec les choses, c’est-à-dire avec les sensations qu’elles provoquent, l’écriture elle-même devient l’instrument privilégié de la naissance, et finalement une expression de la naissance.

Il existe cependant des failles, des douleurs, donnant ainsi la double sensation de la rencontre, gardée authentique par le truchement du hasard, et de l’initiation, elle aussi préservant la saveur des êtres. Mais finalement, ce voyage aboutit-il ? Ne se confond-il pas avec le temps de la vie, pour finalement ne jamais aboutir ?

Les paysages des Cévennes, ta région mentale, que tu as découverte à l’âge de quinze ans, surgissent au dernier détour de ton livre. Ils témoignent d’un pôle l’attraction, d’un lieu non pas idéalisé, mais qui donne direction, perspective. « Peu importe d’ailleurs / que l’on arrive / ou qu’il y ait une destination / pourvu qu’on passe par lui / et qu’on soit au bord / d’y parvenir, que cela / ne soit plus une question. » (p. 99). Ce lieu-là donne-t-il effectivement un élan à ta marche, une perspective à ton temps ?

Remarquons que les Cévennes, c’est une beauté simple et cachée, mais aussi vertigineuse parfois et faite des obstacles des failles. La beauté gît-elle dans ou derrière les failles ? Peut-on jamais savoir ce qui se tient au-delà de la fameuse faille des Cévennes ?

 

J.-M. S. : Oui, tu décris parfaitement à mes yeux le caractère de suite de ces poèmes où l’on progresse de deuils en seuils. Je m’étonne qu’on veuille parfois ajouter à tout prix un complément au verbe naître, « naître à soi-même », comme si le verbe « naître » ne pouvait plus s’employer absolument après le jour de la naissance, ou comme s’il ne portait pas en lui cette question infiniment déclinable en fonction des dispositions et des histoires personnelles : « naître à quoi ? ». Ne pas aboutir n’est pas un objectif en soi ; c’est une manière d’être fidèle au mouvement en nous de la naissance, au développement de cette question qu’il porte.

            Quant aux Cévennes, elles se sont révélées pour moi comme le pays où naître. Paysage réel, qui a cette particularité de correspondre point par point, ou peu s’en faut, avec mon paysage intérieur – sans doute parce j’ai eu cette chance que sa découverte coïncide avec mon adolescence et que depuis ce temps, je l’ai choisi, j’ai voulu qu’intérieurement il me façonne. Je ne suis pas Cévenol, je suis entièrement libre à l’égard des Cévennes, c’est un paysage, un tremplin d’adoption. Les décrire, les observer, les parcourir, c’était, c’est encore me découvrir, m’aventurer plus avant par toutes sortes de circulations, dont l’écriture, dans l’événement de ma naissance. Qu’il faille passer par des obstacles, des déceptions, des fêlures, des joies, des blessures, et se transformer à mesure pour découvrir en advenant ce qu’il y a au bout, tout au bout de l’événement, c’est très certainement ce que signifie le mot poésie. « On apprend à naître sans cesse, à trouver sa pente, à la dévaler ; à connaître la nostalgie d’autres pentes, plus lointaines, ailleurs (où ?) et d’un dépassement qui serait sans retour. Certains appellent cela la poésie. » Henri Michaux (encore lui).

 

 

 

Dix secondes tigre, L'Arrière-Pays, 2011.




Portrait de Ricardo Paseyro

Parmi mes amitiés, Ricardo Paseyro représente un cas à part. Car je ne comprends toujours pas comment, en seulement deux ans — nous nous sommes connus en 1998 —, il est devenu l’une de ces rares personnes avec lesquelles on a la sensation que l’on peut s’abandonner sans restriction, en toute confiance, au flux des mots et des idées, sûr qu’il va toujours nous saisir, même lorsque l’on ne parvient pas à formuler ce que l’on ressent. Comme ce sentiment est le propre des vieilles amitiés, j’en suis venu à penser que Ricardo Paseyro possède l’art exceptionnel, paradoxal, de transformer un ami récent en vieil ami, de conjuguer, presque miraculeusement, la fraîcheur de la nouveauté avec la maturité de ce qui a été éprouvé au long des années.
Nous nous sommes rarement vus, mais nos conversations ont toujours été longues et intenses. Ricardo raconte toujours des choses (et comme il sait bien les raconter !) qui ne laissent personne indifférent. À son écoute, on ne sait qu’admirer le plus : sa passion, cette passion qui n’exclut nullement le plus soigneux discernement, ou son intelligence, une intelligence qui va toujours plus profond. Si sa capacité pour le dialogue a eu la vertu de me le rendre aussi proche, la lecture de ses poèmes m’a fait entrer par la grande porte dans le cercle de son intimité.
Ricardo Paseyro est aussi un cas à part parce qu’il réunit en sa personnalité une série de qualités qui ne vont guère ensemble. Il concilie en lui la réflexion et la vivacité avec lesquelles il parvient à déchiffrer le sens des étranges évolutions du monde qui nous entoure, la force de la passion et une exquise modération, que seule une pratique des formes poétiques — unique enseignement authentique pour Ricardo — a pu lui concéder. Mais ce qui brille plus haut chez Paseyro, c’est son sens de la liberté et de la civilisation ; de la liberté contre toute forme d’oppression — y compris ces formes, subtiles et non moins onéreuses, qui se dissimulent sous la rhétorique de prétendues libérations —et de la civilisation contre toute forme de fanatisme. Dans un monde où tant de ceux qui passent pour grands — je me réfère surtout aux écrivains — ont courbé la tête devant des pouvoirs dont la monnaie courante est et était l’oppression, l’intolérance et même l’extermination du dissident (je pense à des phénomènes comme le stalinisme, le maoïsme et ses luxuriantes séquelles) jusqu’à vendre leur âme pour une poignée de propagande, Ricardo Paseyro a gardé l’esprit libre, sans pour autant perdre son intégrité d’un iota. C’est à la seule clarté de ses idées ou à son seul art poétique qu’un tel miracle peut être attribué.
À Paris, en juin 1963, Carlos Edmundo de Ory est parvenu à attraper avec le prénom et le nom de Ricardo Paseyro, en seulement quatre vers, une ressemblance qui vaut bien mieux que le portrait le plus expressif. Qu’on me permette de me l’approprier, car il synthétise fort bien ce que je ressens moi-même :

Ricardo ardente ardeur
Paseyro passe
passe vite et sans t’attarder
vers ton autre demeure.

C’est bien cela. Il y a chez Ricardo Paseyro, dans ses vers comme dans sa personne, une sorte d’ardeur incessante, comme si sa propre substance distillait, à la manière du phénix, un combustible qui toujours se renouvelle. Cette ardeur, aussi tendre que le bois du chêne — car, chez notre poète, rien ne résonne au crépitement des bois spongieux —, est due, je pense, à un intime besoin de traverser légèrement le monde, d’arriver vite, sans tarder, à ce lieu mystérieux et attrayant comme un aimant au pouvoir infini qu’Ory appelle « son autre demeure ».
Ce que je viens de dire a un air mystique, et je ne le nie pas, bien qu’il s’agisse d’une mystique à part. Dans un poème intitulé « Annonce » (1998), Paseyro dit avec un sens de l’humour qui ne cache pas la profondeur du concept :

Je me présente en mystique
d’un Dieu tout néantistique.

  (Pièces d’échecs)

Ou, mieux encore, disons-le avec ces deux vers, de 1965, intitulés « Art poétique », qui reflètent, outre cette disposition, le sens peut-être le plus intime de sa poésie :

Du vertige de l’eau
tout à coup s’élance une mouette blanche.

  (Dans la haute mer de l’air)

Est-il possible d’exprimer avec moins de mots, avec d’aussi simples mots, suggestifs, exacts, inépuisables, inattendus, le sens profond de la poésie ?
Poète de la condition humaine, Ricardo Paseyro, en de nombreux vers, se dépeint comme un nomade, un passant, un rapide visiteur de ce monde, et nous ne tardons pas à découvrir la plus radicale condition de l’homme, son destin. Nous en avons un bon exemple dans le poème intitulé « Je suis un visiteur » (1965), où nous l’entendons dire :

Que la Terre ne sache pas que je vis !
Qu’elles ne sentent pas, les mers, que je navigue !
Qu’il ne comprenne pas, le ciel, que je le regarde !
Qu’à son horloge le temps ne me découvre pas
ni que l’air ne s’agite, si je respire !
Je suis tout juste un visiteur, je ne reste pas,
je quitte le monde sans y être venu...
Mais c’est en vain : le soleil frappe mon corps
et mon ombre lui sert de témoin.

                                     (Mortel amour de la bataille)

Cette manière inébranlable d’être un visiteur du monde prend parfois des caractères métaphysiques, comme dans ce poème de 1956, qui porte le titre de « L’âme et son visage » :

Nous sommes en Dieu
des feux vagabonds, des étincelles d’un instant :
dans notre fond d’air
pèse un destin, un axe cherche le centre
qui gouverne et le soumet à sa domination.
Dehors,
clarté désordonnée
quelque chose apparaît, brille, agite le temps.
Et ce qui vit est ce qu’on ne voit pas.

                                                 (Le flanc du feu)

Il suffit de ces vers pour montrer que Ricardo Paseyro est un poète affamé de mondes invisibles, qui se trouvent au-delà, toujours au-delà, sans pour autant cesser d’appartenir au coeur de notre propre monde ; un poète, donc, de la condition humaine, mais cette expression, qui pourrait avoir l’air trop emphatique ou ampoulée — rien de plus contradictoire avec la poésie et la personnalité de Ricardo —, se tempère par le fait que notre poète semble vivre dans une dimension où les choses peuvent se défaire, s’écrouler, au moindre frôlement. Celui de Paseyro est un monde de choses qui ne se touchent pas, qui sont seulement caressées par un regard compréhensif et éclairé ; un monde de choses au-dessus desquelles nous devrions circuler en état de lévitation contemplative, comme cette « marche de la fumée » que Paseyro voit « tel un oiseau lent sur les montagnes » (« Prière pour les choses », Rome, décembre 1949).
Ceci dit, on comprendra pourquoi, pour aller plus avant, je dise à présent que Ricardo Paseyro est aussi — et peut-être surtout — le poète des profondes écoutes, de ces appréhensions abyssales sans lesquelles la voix poétique ne pourrait être proférée, comme on le voit dans ces vers de son Poème pour un bestiaire égyptien, dans lesquels le désert et le dépouillement des yeux sont la préparation, le viatique, pour les plus hautes contemplations  :

Et j’écoute déjà le désert abandonné,
mes yeux se dépouillent : je suis seul.
Aucun corps ne pèse sur aucune herbe.
Et je suis seul dans un désert lent
tandis que la foule des étoiles tourne.

À ces vers de 1950 semblent faire écho ces autres vers, écrits neuf ans plus tard dans Musique pour hiboux :

... la transparente
compagnie du soleil semble éternelle
tandis que la mort dans ses quartiers sommeille.

Dans son exploration de la condition humaine, faites de coups de pinceaux aussi légers que les couleurs sont profondes, brille de sa propre lumière « L’histoire », poème appartenant au livre Pour affronter l’ange (1993) :

Naître, pleurer, dormir, grandir, aimer,
en terminer et revenir seul au début,
telle fut, telle est, telle doit être l’histoire
des heures passées sur la Terre.
Avant et après, absorbée en elle-même,
l’éternité ne ressemble à rien.

C’est-à-dire le temps avec ses histoires, avec ses tenaces analogies et métamorphoses, face à l’éternité, qui transcende tout, absorbée, abstraite du monde.
Ces dernières années, l’anxiété, le pessimisme, l’amertume envers le destin de la civilisation, de l’humanité, qui, avec de sombres tonalités depuis l’observatoire privilégié de Paris, a creusé dans la poésie de Ricardo Paseyro des galeries de plus en plus profondes, souterraines, comme on le voit dans ce poème, intitulé « Avenir », écrit au cours de ces deux dernières années, où nous assistons à une singulière répartition des rôles, comme si l’Auteur de l’oeuvre représentée dans le grand théâtre du monde avait décrété des mutations qui, sous une apparence humiliante, offrent de nouvelles opportunités à une Humanité éblouie :

Les arbres parleront des poètes.
Les poissons peindront les peintres.
Les éléphants, de leurs fines trompes,
écriront les notes du solfège.
De leurs trous, les taupes transies
éclaireront le ciel cendré.
Et les hommes ? Après avoir médité,
ils reviendront à la forêt originelle.
Peut-être qu’à force de ronger des racines
ils réapprendront à avoir une âme.

Parfois, ce n’est pas le pessimisme qui assaille le poète, mais une vision, blessante et perplexe, de cet étrange monstre qu’est l’homme, comme on le voit dans le poème qui clôt ses Poésies complètes et qu’il m’a fait l’honneur de me dédier :

Le meilleur monde est celui de chacun !
Cette fleur exhale son parfum,
le cactus du désert aime les dunes,
le crabe se plaît avec ses pinces,
le requin cultive des dents saines.
Il est revenu à l’homme, par bonheur,
de posséder un cerveau embrouillé
et l’âme divisée en mille morceaux.

Ricardo Paseyro appartient à la race de ceux qui ont regardé le démon en face, sans sourciller, sans faire un pas en arrière, sans perdre contenance, sans renoncer aux grandes et aux petites valeurs qui donnent du prix à la vie. Et il l’a vu sous les formes terribles, sinueuses, paralysantes avec laquelle on l’a rendu si fréquent, si létalement fréquent, dans ces cinquante dernières années. Sa voix s’est élevée contre l’hypocrisie et le cynisme de tous ceux qui ont fait de grands et misérables commerces avec la rhétorique — la rhétorique de la cause du prolétariat, la rhétorique de la libération des peuples, la rhétorique de la solidarité humaine, la litanie est interminable —, rhétorique qui a seulement servi à ce que les plus féroces tyrannies oppriment des centaines de millions d’êtres humains sans déranger la conscience des tyrans et de leurs serviteurs. Ricardo Paseyro n’a jamais été du côté des bourreaux, aussi déguisés qu’ils aient pu se présenter sur les scènes du pouvoir ; il n’a jamais été non plus l’un de ces poètes courtisans, si primés, si récompensés, si invités, parce que pour lui la fonction de la poésie, de l’écriture littéraire, n’a jamais consisté à orner de plumes d’autruche, avec des lambeaux de rhétorique, un aussi macabre office. Et c’est pour cela, pour cela surtout, que, comme Fernando Arrabal nous le rappelait il y a quelques jours, Ricardo Paseyro a subi « le harcèlement de la meute (jusqu’aujourd’hui !) : durant plus d’un demi-siècle de persécutions, de vetos, aucun absolu ne fut harcelé par d’aussi horribles calomnies. (...) Paseyro fut victime de ceux qui comptent sur la ruine de la dignité et sur des fantômes tyranniques et titaniques. Sans rappeler les assassinés, les muselés, il écrit avec une infinie discrétion: “Cela fait déjà tant de siècles et de morts / que je salue et bénis les étoiles” ».
On comprend qu’un poète qui, d’Istanbul, un mois de janvier d’il y a cinquante ans, osait dire : « Donnez-moi la lune et son vaisseau d’argent », ait été la cible des flèches de ceux qui n’ont pas hésité à mettre la liberté et l’intégrité sous la botte des Titans.
« La beauté du monde — dit Paseyro — est un cadeau / et la contempler me coûte la vie. » Qui dit cela ne peut que bien savoir ce qu’il dit et avoir atteint le fond des choses.

Ignacio Gómez de Liaño
Madrid, 9 mai 2000.

 

Traduction Yves Roullière.

 

La conférence ici traduite a été prononcée à l’occasion de la sortie des Poesías completas de Ricardo Paseyro, puis publiée dans Poesía, por ejemplo, Madrid, n°13, été 2000.
Elle a ensuite fait l'objet d'une publication dans le 5ème n° de la revue NUNC.
Recours au Poème remercie Réginald Gaillard, Franck Damour et Yves Roullière pour leur aimable autorisation.