Conversation avec Jean-Marc Sourdillon

De la prédation à la déhiscence

1/ La prédation

 

Mathieu Hilfiger : Jean-Marc, ce sur quoi je voudrais m’entretenir en premier avec toi, concerne la figure du tigre. A la vérité, c’est cet animal coloré et quelque peu exotique, d’une rare beauté mais aussi fascinant et effrayant, qui m’a d’abord attiré, conduit à m’interroger sur sa présence dans ton recueil Dix secondes tigre. J’ai voulu, peut-être imprudemment, suivre sa trace dans la jungle claire de ton livre, tout comme lui l’aurait certainement fait avec une proie. Mais il est vrai qu’à l’abri des pages et de ta voix douce, je ne risquais pas que le tigre se retourne et me fixe de ses yeux implacables, exigeant du temps restant de ma vie – car sa gueule est mortifère – une intensité qu’elle n’aurait peut-être jamais connue. En outre, cette figure de pure violence rejoint les travaux que je mène sur les questions de la violence prédatrice et de l'origine – nous y reviendrons peut-être.

Quel est ce tigre dont tu parles ? Tu lui donnes présence dans le titre même de ton ouvrage, Dix secondes tigre, formule extraite des Poteaux d’angle de Michaux, que tu cites en épigraphe : « Qui en toute sa vie eut seulement dix secondes tigre ? » A la lecture de cette question de Michaux et des premiers poèmes du recueil, nous pensons assez naturellement au poème The Tyger de William Blake, dont je rappelle la première strophe : « Tyger ! Tyger ! burning bright / In the forests of the night, / What immortal hand or eye / Could frame thy fearful symmetry ? ». En effet, le tigre que tu dessines lui ressemble comme deux étincelles : il est lui aussi « burning bright », « brûlant brillant », lui aussi sa « terrible étreinte » (dread grasp) demande qui pourrait oser « enclore ses mortelles terreurs » (its deadly terrors clasp). Tu écris ainsi : « Ton cri, son hérissé de flammes et de vent, grand paon enflammé dans sa cage, c’est toi, tigre, dans ta nuit triste – ton annonciation. » (p. 16), ou « la fureur dans la fourrure, la terreur sur fond obscur », « gueule hurlante, hérissée de dents et de crocs. » (p. 17). Lui aussi rôde et feule dans la nuit, « son ombre mélangée à sa flamme » ; « C’est cette nuit, n’est-ce pas, qui te tient et pour qui tu chasses. Chien de la nuit. » (p. 18).

           

Jean-Marc Sourdillon : Merci, Mathieu, de m’offrir l’occasion de m’expliquer avec ces Dix secondes tigre. Il ne s’agit pas pour moi, bien sûr, de proposer un commentaire ni de dire quelle signification ce texte aurait pour moi, mais de répondre à tes questions de façon à approfondir avec toi le mouvement qui nous conduit l’un et l’autre, sans doute d’une manière différente, vers l’écriture : sa « voix d’expérience » pour reprendre ton expression, ou, « sa voie basse » comme on dit dans les salles de travail au moment de l’accouchement.

            Tout part toujours de ce qui se vit. C’est la première, la primordiale leçon de Philippe Jaccottet et de María Zambrano. Au commencement de ce texte donc, comme des autres, quelque chose de très concret, une sensation, un heurt bref avec le réel, un micro-événement qui déclenche le geste d’écrire. J’étais avec mes enfants, très jeunes (deux, trois ans), un soir d’hiver à Thoiry dans la région parisienne. Il y a là, comme chacun sait, un espace protégé où les animaux sauvages vivent en semi-liberté. On peut parcourir cet espace en voiture. Mais il y a, également, un zoo traditionnel situé dans le parc du château. Nous revenions du zoo, en remontant vers la sortie. C’était un très beau crépuscule d’hiver, le parc, des allées, la pelouse, les statues étaient déjà plongés dans l’obscurité. Nous étions les derniers visiteurs, les gardiens nous avaient pressés mais les petits enfants, tu le sais, marchent lentement. Nous longions une haie près du château quand soudain à côté de nous, mais vraiment tout proche, de l’autre côté de la haie, nous avons entendu un hurlement. La suite, tu la connais, elle est dans le texte. Je tenais chacun de mes enfants par la main, tous les trois nous n’avons plus été qu’un seul sursaut, qu’une seule stupeur en suspension dans la nuit. Je me suis senti dans ce cri aussi petit, aussi vulnérable qu’eux ; pour le dire autrement, je me suis senti très exactement proie.

            Pendant ce bref instant (après il a fallu rassurer et montrer ce qui se cachait derrière la haie), le réservoir depuis longtemps refermé des terreurs d’enfance s’est rouvert. L’écriture est venue dans le sillage de cet événement, me plaçant simultanément sur ses deux versants : l’adulte et l’enfant, la proie et le prédateur.

 

M. H. : Je me suis justement rendu à Thoiry l'été dernier, et il était frappant de constater que les félins opéraient de loin la plus forte attraction. Une sorte de passage en verre de forme ronde, alors encombré de personnes fascinées – adultes comme enfants –, traverse leur territoire : il est ainsi possible de voir des lions rugir, jouer, s'accoupler, se nourrir des quartiers de viande qu'on leur lance (moment particulièrement attendu de la foule), et surtout de ressentir le frisson devant le bond d'un animal sur la nef transparente, le regard fixé sur vous, ou le coup de patte sur la paroi. Les spectateurs se rendent acteurs du jeu ancestral de la prédation, ils approchent l'instant critique dont nous devrons reparler, celui où la vie est en jeu, instant fait d'effroi et de fascination. Mais bien sûr, sans le danger critique : il s'agit encore d'une mise en scène domestiquante, où l'animalité carnassière garde à la patte la chaîne invisible de l'homme ; et cependant, il semble que l'instinct prédateur subsiste (désirs et réflexes de chasse), soit plus fort que le conditionnement aux habitudes alimentaires (la viande servie d'elle-même à heures précises par les maîtres). Je vois encore ces jeunes femmes, le regard fasciné par les parties génitales du lion dressé au-dessus d'elles sur le dôme de verre… Peut-être les prédateurs se reconnaissent-ils entre eux, ou bien l'homme recherche le frisson de la chasse (ou de la proie ?) qu'il a abandonné quelque part dans une steppe néolithique. Ou bien, nostalgique, il observe à travers les attributs primordiaux son animalité perdue.

 

J.-M. S. : Voilà pourquoi l’événement a eu lieu dans l’ouïe et la presque nuit, c’est-à-dire dans le totalement inattendu, le non programmé. Ce n’est que là que la sauvagerie féline pouvait se déployer intégrale, intacte, comme, peut-être on l’appréhende dans la jungle ou la savane.

 

M. H. : Ton tigre semble tenir de Michaux et de Blake. Il tiendrait de Michaux, qui entreprend une tentative, radicale et dangereuse, pour réapprendre puis enseigner la fulgurance animale que l’homme a perdue, qui chemine sur la voie d’expérience (experire : l’épreuve, le danger) devant mener à une renaissance, à une nouvelle appropriation pleine de soi-même. Il tiendrait de Blake par les couleurs de son pelage, par l’enseignement de la place toute singulière que tient le regard dans la relation prédatrice, par l’enseignement également de l’instinct, cette force supérieure qui pousse la bête à exercer la prédation la plus radicale ; « Proie toi-même », écris-tu (p. 18), « Fauve libéré par son bond, que sa cage reprend » (p. 19) : tu pressens que le tigre ne serait que l’agent ou le ministère d’une énergie archaïque plus forte que sa musculature et sa volonté, une forme d’instinct, la part pulsionnelle peut-être. Est-ce que les lectures de Blake et de Michaux ont alimenté ton texte ?

 

J.-M. S. : Ce ne sont ni Blake ni Michaux qui se sont présentés dans le courant de l’écriture, même si Michaux a beaucoup compté pour moi, mais des histoires venues du profond de l’enfance. Ce sont elles principalement qui ont fourni les images nécessaires à la configuration de l’expérience. Je voudrais évoquer au moins l’une d’entre elles qui n’appartient pas à la littérature enfantine (Le Livre de la jungle…) mais à la mémoire familiale. C’est une histoire que j’ai entendu raconter souvent par des voix familières et dans des versions différentes. Elle est arrivée à mon arrière-grand père, Edouard Saladin, ingénieur des mines en mission au Tonkin. Lors de l’une de ses prospections, les habitants terrorisés d’un village lui avaient demandé, à lui et à l’ingénieur qui l’accompagnait, de tuer un tigre qui ensanglantait la région. A l’endroit qu’on lui avait indiqué, Edouard s’était accroupi, son fusil chargé entre les mains pour guetter le tigre. Celui-ci a surgi dans son dos, bondissant sur lui, littéralement le terrassant sous son poids. Edouard n’a eu que le temps de lui fourrer le fusil dans la gueule (comme dans Tintin). Un coup est parti, inutile. Son ami étant posté aux aguets de l’autre côté du fourré, il s’est retrouvé seul, le tigre sur lui, qui mordait la crosse de bois et le lacérait de ses griffes. Alerté par le coup de feu, l’ami a fini par arriver et loger trois balles dans la tête du tigre. La plus petite erreur d’appréciation, au moment du tir, aurait été fatale à Edouard. J’ai toujours vu au cou de ma grand-mère l’une de ces griffes que mon arrière-grand-père avait fait monter en pendentif : énorme pour mes yeux d’enfant. Il existe une version de cette histoire rédigée par Edouard pour la revue de l’Institut National de Géographie. Je n’en ai eu connaissance que très tard, après avoir écrit « Les dix secondes ». Les images nées de ce récit s’étaient durablement déposées dans la mémoire de l’enfance et attendaient la première occasion pour ressortir.

            L’extraordinaire « Tyger, tyger » de Blake n’appartient pas à ma culture. D’autres références auraient été plutôt les miennes, mais je ne sais pas si elles ont joué au moment de l’écriture : Rilke et Borges (peut-être est-ce lui qui a inspiré Michaux), les chasses aux tigres de Delacroix ou « Le Vieux qui lisait des romans d’amour » de Sepulveda.

            Ce sont donc plutôt les images venues de l’enfance qui ont permis de donner forme à l’événement qu’explorait l’écriture et de l’évoquer avec cette voix douce, si tu veux, ou peut-être « sourde » (à cause de mon nom).

 

 

2/ Origine et violence

 

M. H. : Que pourrais-tu dire au sujet de cette violence et de son origine ? Joue-t-elle pour toi un rôle dans l’acte poétique ?

 

J.-M. S. : A l’origine de l’acte d’écrire, dans ce texte, il y a bien, comme tu le dis si justement, cette rencontre originelle avec la violence, sa propre violence, la fin de l’enfance, « le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle », la découverte effarée de la puissance pulsionnelle qui constamment nous rejette dans l’archaïque. Tout part de là. C’est à partir de cette découverte, contre elle, pour s’expliquer avec elle qu’il a fallu écrire. Et pas seulement ce texte. Tout ce qui s’est écrit depuis le début. C’est pourquoi tu ne pouvais trouver meilleure première question. Sans doute parce que c’est aussi, par d’autres voies, d’autres événements, ton expérience (?). Ecrire, cela a d’abord été débattre avec « ça », qu’on sent en soi et hors de soi, ce trouble à l’origine de soi (« l’origine rouge » comme dit si parfaitement Valère Novarina), qu’au départ on est pour soi, qui nous sculpte de l’intérieur, effaçant le visage de l’enfance, littéralement nous défigurant. Le premier texte « achevé » que j’ai écrit (à 20 ans) s’appelait « Feulements » et était déjà une sorte de débat avec « ça », le feu, la brûlure, l’urgence de bondir. Mais il fallait sans doute une certaine maturité, la distance et les instruments nécessaires pour reprendre le débat et le porter plus loin.

            Il y a du tragique là-dedans ; peut-être ce texte a-t-il été une façon d’essayer une écriture tragique aujourd’hui (mon histoire personnelle, mon héritage, me conduisent du côté du tragique et de l’humour alors que l’époque préfère la mélancolie et la dérision), d’interroger ce qui pourrait rester dans nos vies d’une certaine forme du rapport au sacré.

Tu cites dans ta question ce passage qui évoque « la nuit triste » du tigre. Cette expression, « la noche triste », est le nom que les compagnons d’Hernan Cortés avaient donné à l’une de leur défaite. Les Espagnols avaient profité de la nuit pour fuir Mexico mais certains des leurs avaient été faits prisonniers par les Aztèques et offerts en sacrifice par leurs prêtres au dieu Huichilobos. Après les avoir fait danser, on leur avait ouvert la poitrine avec des couteaux de pierre et arraché le cœur et les entrailles pour les présenter au soleil au-dessus des autels. La peau de leurs visages, avec les barbes, avait été transformée en masques et leurs chairs dévorées.

            Ce qui est ressorti de l’écriture de ce texte, c’est d’abord une conviction. La conviction qu’il ne faut pas craindre d’aller remuer le trouble au fond de soi, parce qu’il se peut qu’il y ait, mêlé à ce trouble, quelque chose qui, bien que lié à lui, n’est pas lui, et peut-être n’est même pas soi mais qui est le plus précieux et qui éclaire. Il faut, pour parvenir à le voir, opérer une décantation. C’est à cela qu’une « figure de la pure violence », en tant qu’elle est figure, peut aider. Mais on court le risque de se laisser emporter par la parole et la pulsion qui la guide, de ne pas sortir du désir, de la projection, de cette façon de tout ramener à soi, d’assimiler, d’absorber, d’effacer ou de réduire. Pour sortir du solipsisme, il faut aller jusqu’au bout du bond en se faisant prédateur et se débarrasser du prédateur en se faisant proie, ou plutôt en le faisant proie, en lui rappelant qu’il n’est lui aussi qu’une proie, la proie de cette puissance, instinct, pulsion qui le gouverne. La violence, sa violence, il est le premier à la subir et il ne peut rien sur elle s’il ne lui donne pas la parole. Et lorsqu’il la lui donne, il découvre que sa voix, sa propre voix devient pareille à celle de sa proie. Que se passe-t-il alors ? Ce qui advient et s’explore dans le reste du livre : la puissance de projection une fois neutralisée par la parole qui la dit, la vision s’ouvre – et même se fend, douloureusement, se déchire - sur cette révélation de ce qu’on ne voit jamais parce qu’il est trop fragile ou vulnérable pour être discernable : le naissant. Par la violence de notre désir nous nous le cachions, faisant sur lui de l’ombre avec notre moi, notre appétit, le transformant en proie. Il fallait donc briser cette image comme on le fait d’une noix pour qu’à l’intérieur se lève un « toi » : quelqu’un paraît sur le pas de la porte, avec des yeux très clairs et, dans un souffle, avant de se retourner, simplement dit : « allez, viens ! » Au bout du bond, s’il est suivi fidèlement jusqu’à son terme, le désir de prédation se renverse incompréhensiblement en désir de protection. Alors qu’on était sur le point de fondre sur l’autre, nous voici d’un coup en train de fondre devant lui, de craindre pour lui comme si constamment il était menacé. Retournés comme un gant, toutes entrailles dehors, le désir renversé, nous sommes tout entiers traversés par cela, ce mouvement : le besoin de protéger. Nous naissons de là. Toute parole ne peut plus être désormais qu’adressée, on sort du « je », d’un état premier du lyrisme pour passer au « tu », à l’appel, à l’adresse, à la prière, à d’autres formes d’intensité moins hallucinées peut-être. Tel est cet instant que j’appelle « la déhiscence », qui se confond tout simplement avec la découverte de l’amour comme on peut le lire dans « Le Poème du Nouvel an » ou « Ciel de mars », par exemple. Ecrire le tigre a donc consisté à chercher dans la figure de la force, l’amoindrissement, le lieu possible de l’effondrement de la force.

            Il faut avoir intensément désiré pour en arriver là. Ce n’est que du sein du désir, du désir traversé, que peut naître un regard qui ne juge ni ne dévore. Une certaine force, celle qu’avec toi j’appellerai « douceur » (on peut la découvrir en posant la main sur la fontanelle d’un enfant), est nécessaire pour assumer sa faiblesse. C’est le don de la maturité à l’adolescence, la main qu’elle lui tend pour qu’elle se transforme sans renoncer à ce qu’il y a de plus pur en elle, l’intensité de son désir, qui n’est autre que la très profonde aspiration à naître, la forme singulière que prend pour un individu, dans son destin, le désir que la vie a d’elle-même.

 

M. H. : Tu parviens ici, très justement je crois, à rendre manifeste l’articulation occulte entre l’enfance ou le naissant et la prédation. Nous vivons accompagnés de la dépouille infante : l’enfant que nous étions, et au-delà, l’arrachement à la sécurité maternelle, la blessure rouge incicatrisable, et la liberté naturellement attachée à la vie animale. Epoque non datable, archaïque, qui appartient de ce fait (hors du temps humain calendaire), à l’enfance : infans en latin, c’est la vie pure sans parole, pré-scripturaire, pré-familiale, pré-nationale ; c’est le tonus (tu parles de « ressort ») à l’origine du bond, c’est le bord perdu duquel l’homme a bondi vers le bord adulte, sans retour possible, avec l'apprentissage de la parole ; c’est, certainement, notre origine commune au règne vivipare. Il me semble que l’acte de la création, ce sont ces sursauts bondissants issus de cet âge enfoui, et dont il ne reste que des traces en nous. En cela, la création a trait à la prédation, elle procède d’elle. Ce qui peut paraître paradoxal si l’on n'y regarde qu’avec la lunette morale, puisque l’art exprime ou reflète ce qu’il y a de plus profondément humain en l’homme. Créer aussi, c’est retrouver un peu par miracle ce fond de liberté en acte qui est propre à l’enfance avant la domestication familiale et nationale. En littérature, cette origine infante de la création me semble particulièrement propice à être devinée : pour créer, l’écrivain doit opérer un « éloignement du monde » (dirait Bobin), un retrait du social, un pas de côté (un bond de côté ?), et se retirer dans les contrées balayées de silence de son être, en somme « disparaître » (dirait quant à lui Quignard). Ce n’est que là que peut ressurgir les figures qui reviendront ensuite dans le champ de la parole – mais par cette porte du silence, par l’écriture.

            Tu précises à très juste titre je crois qu’une manière de jeu de cache-cache se met en place entre soi et le fond prédateur. Il faut traquer le prédateur, comme il nous traque, et en cela nous sommes également partie prenante de la relation prédatrice. Dans mon texte Nuit Primitive auquel je mets les dernières touches, il est question de tout cela, de ce fond de violence, du rapport à l’enfance, du fond nocturne de l’animalité vivipare. Dans ce « fond trouble » que tu évoques, je vois à l’œuvre une fonction psychotique, une hallucination parfois vécue dans le réel (dans les actes prédateurs) et propre au rêve. Le chapitre intitulé « Prédateurs proies », par exemple, commence ainsi : « Echapper au rêve sans trêve, terrassé par l’effort pour le fuir.

            On ouvre les yeux, plein de l’angoisse de la proie, et l’on ignore que l’on passera le jour à chasser ; le jour sera jour pour le pouvoir au soleil aride et nuit pour la douceur. On ouvre des yeux débordants de la violence du prédateur, et l’on ignore que l’on passera le jour à fuir ; le jour sera nuit pour le corps transpirant, et jour pour la douceur.

            C’est la relation prédatrice qui se joue dans cette course réversible. Victime et bourreau échangent les rôles selon les circonstances. Le chasseur trébuche, donnant au chassé l’occasion d’extérioriser la violence qu’il a intériorisée. Je crois qu’il existe peu de vérités aussi insupportables.

            Nous devons trouver le courage d’envisager, en opposition avec une philosophie éthique humaniste, d’abord que l’homme est l’animal devenu animal humain, ensuite que l’Autre n’est pas d’abord l’alter ego, le semblable, mais l’étranger, le différent. Si le Visage (Lévinas) existe, ce n’est peut-être que dans le désir de parer à la survenue de l’effroi qui assigne le corps à la blessure et la mort. Il est possible que notre rencontre avec autrui passe premièrement par la violence. Aucune idéalisation ne devrait nous interdire a priori de penser la nature prédatrice du psychisme humain, et donc des rapports humains. Une philosophie de l’instinct peut-elle s’imposer sur l’agora ? »

 

J.-M. S. : Oui, tout à fait d’accord avec toi quand tu décris les moments de création comme des surgissements de l’origine. Je ne suis pas sûr que la liberté soit attachée à la vie animale, entièrement déterminée par l’instinct – en revanche, oui, la vie animale peut, dans l’ordre de la représentation et du symbolique, figurer pour nous ce que nous entendons ou voulons entendre par « liberté », le dégagement des contraintes sociales ou culturelles, l’oubli de la mort, la plongée dans l’ouvert.

            Ton texte est très beau, il dit quelque chose de vrai, qui rappelle Nietzsche, en jouant sur les antithèses, mais avec tes mots, donnant une existence physique aux idées. Par ton écriture, ce que tu penses est incarné dans une présence…

            Il me paraît nécessaire que des écrivains, aujourd’hui comme avant, accompagnent le bond, cette possibilité du bond – l’instinct prédateur –, qu’ils sentent frémir en eux, par leur écriture – là où l’on ne tue personne. Mais il faut aller jusqu’au bout de ce bond. On peut envisager deux manières d’accomplir le bond : l’une est de le suspendre ou de s’en extraire à sa cime, l’autre est d’aller loin au-delà de lui, trop loin ou trop tard et de s’en apercevoir une fois que les choses sont faites. La première, la compassion, est pour ceux qui ont la chance d’avoir suffisamment d’imagination pour anticiper la suite et « se sentir dans l’autre ». La seconde, qui passe par le meurtre, c’est-à-dire la pulvérisation réelle ou symbolique de l’autre, son assimilation au moi, est la culpabilité, le retentissement dans la conscience de l’irrémédiablement accompli sur le mode du trop tard. C’est l’horreur, le véritable Enfer dont on ne sort que très difficilement, comme l’a montré Camus dans La Chute. C’est ce qu’il y a aussi peut-être dans l’histoire du Graal : la souffrance de ne pas pouvoir remonter le long du bond pour le suspendre là où il le fallait.

            Cette cime du bond, je la retrouve dans cette scène hyper célèbre du Kid de Charlie Chaplin, où l’on voit son personnage de vagabond, assis sur un trottoir, au-dessus d’une bouche d’égout, hésiter : y jettera-t-il ou non le bébé qu’il tient dans les bras et qui lui est littéralement tombé du ciel alors qu’il n’en voulait pas ? La logique de la prédation voudrait qu’il s’en débarrasse : donner cette bouche à nourrir à la bouche d’égout pour ne pas être englouti soi-même. Pourtant il y a hésitation, suspension de l’ordre naturel. Egalement dans cette anecdote, moins connue, que l’on raconte à propos de Kafka, tout à fait à la fin de sa vie : cette rencontre qu’il fait, dans un parc de Berlin, d’une petite fille qui pleure parce qu’elle a perdu sa poupée. Il lui donne rendez-vous le lendemain pour lui donner des nouvelles. Et chaque jour, pendant plusieurs semaines, il retrouve cette petite fille, au même endroit dans ce parc, pour lui apporter une lettre de sa poupée, rédigée par lui la veille. Ecrire sert à cela : à protéger et non à dévorer, parce que le désir de dévorer a été surmonté, traversé, laissé de côté. Parce que l’on a su projeter sa crainte d’être dévoré dans ceux que l’on s’apprêtait à dévorer. Il y aurait d’autres exemples à donner chez Dostoïevski, par exemple. Je me souviens aussi de ce professeur de philosophie, excellent grimpeur qui avait abandonné tout ce qui faisait sa vie, philosophie et montagne, pour venir vivre aux côtés de son fils handicapé à l’hôpital Raymond Poincaré, à Garches, où j’enseignais alors. Mais peut-être, celui qui a le mieux su saisir l’endroit où dans le bond, il faut s’extraire pour ne pas tomber dans le festin, c’est Rimbaud :

            « Moi, moi qui me suis dit mage et ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre. »

            Pour en arriver là, Rimbaud avait compris que ce qui fait le bond n’est pas une simple translation (un saut dans l’espace ou le temps), mais une transformation. Nous ne sommes pas les mêmes au début et à la cime du bond. L’essor n’est que la forme ou l’effet d’une profonde métamorphose intérieure (comme la fusée ou la navette spatiale qui se détache de certaines de ses pièces et se transforme au fur et à mesure qu’elle progresse dans l’espace) et pour cela il faut se travailler le long du bond, se hisser le long de son désir ou de sa pulsion en leur résistant. Est-ce un tel trajet que propose ton texte « Prédateurs proies » ? Tu n’en cites que le début.

            Lévinas, que tu nommes (mais pour t’opposer à lui puisque pour lui le surgissement du visage d’autrui, dans le concret de la rencontre, est immédiatement – avant toute pensée – perçu comme absolu, c’est-à-dire premier, inconditionnel et incontournable), évoque une faim qui se nourrirait, s’augmenterait d’elle-même et non d’une nourriture, sujet transformé en objet, toi en proie… Artaud dit qu’il préfère les poèmes de la faim aux poèmes de la nourriture. C’est cette faim d’où naît le poème qui à la fois nous fait bondir et écrire, non ? Que dis-tu dans la suite de ton texte ?

 

M. H. : L'appel à l'humanisme résonne d'autant plus fort lorsque le temps démontre l'extraordinaire capacité humaine à réaliser des actes barbares envers lui-même. Cela est bien naturel, et nécessaire. Cependant, cette tradition humaniste à laquelle je faisais référence, cette correspondance hyper-civilisée des lettrés où s'inscrivent sous formes de lettres et de signes sophistiqués le désir d'arracher l'homme à la sauvagerie, semble manquer le fond radicalement pulsionnel de l'homme : l'homme est un animal, même si on lui ajoute la raison (animal rationale) – jusqu'à ce que, dans le discours humaniste, la ratio prenne le dessus sur l'animalitas… En cela, l'humanisme serait proprement une disposition littéraire : l'éternel et impossible mouvement "d'humanisation" de l'homme, c'est-à-dire d'apprivoisement. L'humanisme manquerait le coeur instinctif (ou pulsionnel) de l'homme, son fond prédateur. Mais je fais l'hypothèse que ce travail permanent des lettres qui ont manqué leur destinataire (l'Homme), définit l'humanisme, et au-delà, la littérature. Ne s'agit-il pas toujours de détourner la libération pulsionnelle de l'homme vers une direction moins sauvage ? Concernant Lévinas, sous la forme du visage, l'être-pour-l'autre délivrerait de l' "il y a", l'effrayant phénomène de l'être impersonnel : je pose qu'il faut oser envisager que c'est non pas le visage, c'est-à-dire précisément la relation éthique (une parole ordonnant "tu ne tueras point" dans son dénuement), qui définit premièrement la relation interpersonnelle, mais plutôt l'étrangeté de l'étranger, quelque chose plus proche de l' "il y a".

            Presque phylogénétique, mon travail consiste en effet, pour reprendre tes termes, à descendre le plus bas possible le long des trames pulsionnelles, des réseaux de nerfs, vers ce fond archaïque de l'homme où vibre le "ressort" qui fait "bondir". Nuit Primitive est cette première tentative, littéraire et "méta-littéraire" puisqu'il s'agit également de dire le bond comme tel, correspondant tout à fait à la première « manière d'accomplir le bond », que ta formulation propose. J'y hallucine même un rêve paléolithique au titre éponyme. La suite du chapitre évoqué dit, après une étoile : « Il n’y a que des nuits et des veilles de nuit, soirs tourmentés par le vol de charognards patients comme l’agonie.

  Les lueurs nocturnes (étoiles et lune, lucioles et vers luisants, minerais phosphorescents et reflets aquatiques) ne servent pas les prédateurs dans leur chasse. Elles rappellent à ceux qui prennent sereinement le temps de voir passer le temps (les contemplateurs) que c’est la nuit, et que la nuit est une longue veille. Lumière comme ponctuation du temps. (Et puis, dans le monde moderne, le loisir de contempler constitue un luxe antique, alors que le pouvoir s’exerce jusqu’à la mi-nuit de la réflexion. Nous retrouvons alors dans la constitution du savoir lui-même l’exercice du pouvoir. N’y a-t-il pas là un savoir-faire de la prédation – une téchnè qui est une mètis, une intelligence de la ruse ?).

*

  Le règne animal seul est à la mesure de l’instinct chasseur. La chasse ne connaît pas plus de suspens que les quelques reflets qui parsèment le champ de la nuit. L’innocence est l’éphémère, c’est-à-dire la somme des instants que met la lumière du soleil à parvenir sur la noire paroi de notre pupille. Existe-t-il quelque part une pupille mammifère qui s’ouvre plutôt qu’elle ne se ferme devant la lumière qui la pénètre ? »

 

 

3/ Terrible tigre

 

M. H. : Le tigre est une puissance ambivalente : pure violence (« gueule hurlante ») et pure hétéronomie (« Proie toi-même »). Il représenterait pour l’artiste la terrible exigence de l’absolu : ni le surmoi, ni Dieu, ni le temps s’écoulant, ni un Malin Génie, ni le Beau, mais peut-être l’image de l’indicible douleur d’exister qui reste pourtant toujours encore à dire. Qu’en penses-tu ?

 

J.-M. S. : Je l’ai cru… L’absolu dans la figure de la violence, du déchaînement de la puissance, la projection de la pulsion. Cette image est à traverser. Elle est peut-être un leurre pour nous conduire là où il faut. Elle cache en fascinant, c’est-à-dire en coupant le souffle, la circulation du sens et de la pensée, ou de l’imagination ; l’absolu véritable est celui qu’on n’arrive jamais à voir parce qu’il est toujours trop loin, trop vulnérable et imperceptible et qu’il faut passer par une kénose pour le voir. (On se construit dans la résistance à la pulsion, à ce mouvement qui emporte et qui fascine, parce qu’intuitivement peut-être – c’est déposé en nous – nous savons que c’est contre elle, au-delà d’elle que se fera la véritable révélation : le fait que l’autre existe et palpite indépendamment de nous, selon lui et non pour nous, toi et non proie). La beauté et la fragilité vont ensemble, la blessure et la splendeur, c’est par la blessure qu’on voit. C’est ce que j’ai essayé de dire dans « Les chevaux du plan de Fontmort ». Toute la difficulté est de maintenir le souffle dans la fascination, l’amour dans le désir ou la terreur, l’imagination active dans le figement de l’image ou de l’imaginaire constitué. L’écriture aide à cela : à contempler la fragilité de la beauté dans la terreur. On est là tout près, dans l’expérience, de quelque chose que l’on pourrait appeler de ce mot perdu : miracle. Je me souviens de cette image prise par le couple de vulcanologues Katia et Maurice Krafft, la dernière qu’ils aient prise. Ils sont sur une île au sud du Japon. Le mont Unzen est entré en éruption. Ils sont face à la montagne, le dos à la mer et filment une immense coulée de nuées ardentes en train de glisser silencieusement vers eux. Les pentes de la montagne sont d’un vert intense, le nuage est gris avec des reflets roses, orangés, et en avant du nuage, sur la route, un camion rouge vif se dirige vers la mer. Devant, lui ouvrant le chemin, un homme en combinaison d’amiante court en agitant les bras. Et eux, ils sont là, ils voient cela, ils savent qu’ils vont mourir. Sans doute ne sont-ils plus là exactement, derrière la caméra, mais elle continue de filmer. Et nous, voyant l’image comme si nous étions à leur place, nous respirons, nous n’avons pas peur puisque nous sommes protégés, nous regardons à l’intérieur de la terreur et nous nous disons qu’il faudrait atteindre à cela, cette sérénité dans un pareil moment : nous voyons que c’est très beau, ce phénomène naturel, que cet homme qui court, le conducteur du camion, Maurice et Katia Krafft eux-mêmes sont très fragiles, très vulnérables, et intensément vivants à cet instant, que leur vie est incroyablement belle comme ces gouttes d’eau qui se sont déposées à la surface de l’objectif, ou comme un filament de tungstène dans une ampoule de verre, qui s’allume, qui s’éteint, qui continue de brûler même quand l’ampoule se brise.

 

M. H. : Evoquant finalement la relation au tigre, tu nous dis : « Et si le beau, comme on l’a dit, est vraiment le commencement du Terrible, alors, Seigneur, tu en es la suite, la suite irrévocable ? Le feulement dans sa langue le dit mieux que nous : Etwas schrecklich. » (p. 23) Nous retrouvons semble-t-il ici une autre réminiscence freudienne et de sa pensée du Schreck. La langue allemande reste-t-elle la langue du Terrible, des bourreaux, pour toi comme pour Celan et d’autres, la langue où la poésie cherche à faire émerger une « contre-langue » ?

 

J.-M. S. : Comme toi sans doute, je ne crois pas que le nazisme soit inscrit en creux ou programmé dans la langue allemande. Goethe, Hölderlin, Rilke, Kafka, Musil, Walter Benjamin, Hannah Arendt ont écrit en allemand. Mozart parlait en allemand. Wim Wenders a fait des films en allemand. Que de douceur dans cette formule, « ich liebe dich », faite pour être chuchotée au creux d’une oreille. Heureusement pour moi, l’histoire de Paul Celan n’est pas la mienne. Je ne peux pas juger. Simplement faire ce constat qu’il y a dans les langues étrangères certains mots pour dire les choses qui sonnent plus juste que ceux que nous propose la langue française. Par exemple, je trouve beaucoup plus beau le mot « violence » quand il est prononcé en anglais. Le mot « tyger », également, a beaucoup plus de détente, d’étendue sonore que le mot « tigre » (le rock s’en est servi : « Eye of the tyger »). En espagnol il existe des verbes, c’est-à-dire des mots chargés d’énergie, pour dire le lever du jour (alborear, amanecer) qui manquent cruellement en français, où l’on est obligé de passer par la pesanteur des substantifs. J’aime ces mots aussi, « lost in the translation » : désengaño, madrugada, neidich… Ce n’est pas original. Rimbaud, Baudelaire, Verlaine, Apollinaire ont utilisé des mots étrangers, et Paul Celan aussi, du yiddisch, de l’espagnol, du grec, du latin : « unde suspirat cor »…

 

 

4/ Inflorescence, malgré tout

 

M. H. : Après le surgissement du terrible, tu évoques, dans le poème « Forsythias », celui de la beauté naturelle. Pour cela, tu choisis l’arbre à fleurs le plus commun, mais aussi celui qui offre aux regards et aux abeilles les fleurs parmi les plus précoces : l’inflorescence du forsythia, c’est le début du printemps. Cet arbre se retrouve dans les haies, les parcs, les cours des immeubles. Dans ton poème, c’est la banlieue parisienne que tu décris, souvent associée à la morosité et à la répétitivité quotidienne du labeur et des transports en commun. Le poème commence ainsi : « Dans la géométrie lâche des villes / dans l’ébranlement des trains, du R.E.R, / avant d’aller au travail, / avoir vu, juste avant de partir, / là, sur le balcon, dans un jardin / dans l’ouverture des stores / la trace de la blessure, / l’essor de la journée. » (p. 31). Même au cœur métallique de la ville trouve sa place la mécanique naturelle, la naissance dont les signes nous touchent et nous soutiennent dans nos luttes ordinaires. La naissance gagne-t-elle un supplément de vérité au sein de ces environnements plus froids, de réputation moins poétiques ?

 

J.-M. S. : Je crois que je ne me pose pas la question ainsi. La poésie, plutôt qu’un lieu approprié, nécessite un milieu qui lui soit propice. Ce milieu ne saurait être que la vie de celui qui écrit, quel que soit l’endroit où il se trouve : la vie telle qu’elle s’invente ou se découvre, produisant sous la forme d’événements sensibles les signes par quoi elle se révèle et se relance. J’ai passé une grande partie de ma vie en banlieue et j’aime ces paysages. Combien d’heures passées sur les quais de La Défense à me sentir exister par le frôlement de tous ces gens qui passaient autour de moi en murmurant au pied des tours. Il faudrait passer une journée entière dans la station des Halles pour y noter tout ce qui s’y passe : gestes, regards, croisements, passages, bribes de conversations… Peut-être, oui, voit-on mieux dans l’architecture froide et nette de ces décors ce qui balbutie, en train de naître, et qui nous conduit ailleurs, dans un autre paysage, intérieur cette fois où il nous est demandé de naître nous-même et tout à fait.

 

M. H. : « Forsythias » est ton poème de printemps, de la renaissance. Paradoxalement, ce que l’on ressent à sa lecture c’est, davantage qu’une lyrique joie vivaldienne, un recueillement à la tenace nuance mélancolique. Tu écris par exemple : « Et si ce qu’on avait oublié / là-bas de nouveau naissait ? » (p. 48), ou encore, « Ils sont morts / il y a bien longtemps / Et toi, qui viens après, / tu ne sais pourquoi /tu te sens à leur côté / plein de joie. » (p. 50). Tu précises que le poème a été écrit en mémoire de tes grands-parents et de ceux qui les ont cachés et sauvés, en 1942. Le printemps, ce « premier temps » du cycle naturel, est-il propice à la réminiscence du passé, à la remémoration des temps et des êtres révolus, de ce qui a connu son dernier temps ? Le poème s’achève ainsi : « Forsythia, / le don d’une force : / un je gréé de nous, / l’énergie venue des graines / pour qui depuis toujours / se désintègre / et qui s’aliène. » (p. 54).

 

J.-M. S. : Il est vrai qu’un poème comme « Juste avant l’eau » qui a pour cadre le mois de mai explore un sentiment proche de la mélancolie : la possibilité de renoncer à naître, ce que Kafka avait résumé ainsi dans son journal : « Ma vie est hésitation devant la naissance ». Cela dit, je n’associe pas dans mon esprit, du moins pas consciemment, un contenu symbolique particulier à tel ou tel mois de l’année. Par exemple, pour le texte intitulé « Forsythias », c’est ce printemps-là, ce forsythia-là, de cette année-là. Nous venions d’emménager dans notre petite maison et nous avons découvert deux grands forsythias en fleurs dans le jardin. Pour la première fois de ma vie, j’ai fait attention à cette plante que je n’avais jamais vraiment regardée et je l’ai retrouvée à peu près partout, comme les éclats d’une bombe explosée, dans les jardins de banlieue et le long des lignes de train ou de RER. Par elle, j’ai pu m’inscrire dans une certaine durée, dans un temps plus long que le seul instant présent qui est celui de l’écriture, et être raccordé à d’autres temps, d’autres personnes qui m’avaient précédé dans le temps, mes grands-parents, ou qui allaient devant moi vers l’avenir sans que je connaisse leur visage. C’est ainsi, grâce au forsythia, que j’ai pu relier la naissance toute récente de mes enfants avec cet instant incroyable où mes grands-parents ont décidé, dans la minute, de tout quitter, tout ce qui faisait leur vie à Paris, pour sauver leur vie et celle de leurs enfants, et avec ce geste tout aussi incroyable de ces gens ordinaires, en Corrèze, qui sans rien savoir d’eux, les ont accueillis, protégés au péril de leur vie. Au moment de leur arrivée, par exemple, le maire du village a séance tenante déchiré leurs papiers officiels (qui portaient la mention « juif ») pour les remplacer par des faux, où mon grand-père prenant le métier d’agneleur (il était ingénieur) devenait indispensable à la vie du village. Ces gestes-là, ces instants-là, de pur risque, éclairent, donnent envie de vivre.

            Tout le travail de l’écriture est de tenir ensemble la blessure et la naissance, la blessure (le plus souvent narcissique) permettant la naissance, la naissance réparant, justifiant la blessure et la transformant en fenêtre (qui fait tout ensemble naître et voir ce qu’est le fait de naître).

 

 

5/ Blessures

 

M. H. : Tu cites Kafka : j'aime à croire qu'il trouva dans les dernières années de sa trop courte vie, en particulier dans sa rencontre avec Dora Dymant, ce qui lui permit de dépasser cette hésitation qui fut à la fois je crois une blessure profonde, morbide, et une capacité d'amour extraordinaire (évoquant certaines scènes du Procès, Max Brod écrit : « Seul celui qui aime la vie du plus profond de son être peut conter de la sorte. »). Avec combien de nuances apparaît le naissant à l'homme blessé !

            J’ai remarqué que ce motif de la blessure se trouve dispersé dans tout le livre. Par exemples, dans « Forsythias » encore, la trace de la blessure jaune des fleurs dont je parlais déjà ; dans « Dôme », le verre qui se fêle ; dans « Juste avant l’eau », les failles, et de nouveau cette fêlure du verre ; ou encore, dans « Le mutisme des moutons », les gorges et les entrailles des bêtes sous le couteau. Ces lézardes des corps, elles sont tremblantes et incertaines, fragiles et mutiques ; ce sont elles que tu suis tout au long de ton poème, elles semblent symboliser les sensations dans leur terrible (de tremere : trembler) réalité insaisissable, menaçant toujours de se briser. Mais c’est apparemment ainsi que tu conçois la naissance elle-même, comme nous le disions : l’émotion par laquelle nous venons à nous-mêmes, mais qui comme telle ne dit rien de nous ; ce qui dans le poète attend d’être recueilli et comme poursuivi dans l’écriture. N’y a-t-il pas là une poétique déterminante, la tension au cœur de la pratique littéraire, cette vibration à l’intérieur du fragile dôme de cristal de l’esprit ?

 

J.-M. S. : Oui, on naît, me semble-t-il, par ses propres blessures qui sont des brèches faites dans la fermeture du moi, les contreforts de l’être. C’est de cette façon que l’autre nous entre dans le corps, se rappelle à nous et, ce faisant, nous appelle à naître. Les yeux sont comme des blessures. Nos joies, elles-aussi, sont comme des blessures. Il faudrait constamment s’inventer d’autres yeux, d’autres joies pour naître encore et pour cela accepter de s’exposer, d’endurer la passivité, se faire volontairement vulnérable.

            Un de mes cousins hante régulièrement les brocantes pour y trouver des verres dépareillés. Chaque verre qu’il rapporte est unique et tous présentent des défauts : ébréchures, fêlures, irrégularités diverses. Il les range dans une grande armoire en bois dont la porte est vitrée et qu’il a conçue spécialement pour les accueillir. Quand il reçoit un invité il lui propose d’aller choisir son verre pour le dîner.

            J’imagine cette armoire de verre les jours de grand vent, les soirs d’orage ou simplement quand le plancher de la maison pour telle ou telle raison se met à trembler… Quel extraordinaire instrument de musique ! Tous ces verres si différents se mettant alors à vibrer ensemble chacun avec sa taille, son volume, ses fêlures, émettant un son à lui, bien particulier. Un orgue de verre. Je me figure la poésie comme cet instrument : un assemblage de fêlures et de blessures dans la chair et le verre de l’expérience devenue langage… La transparence des mots blessés par la vie. Il faut que ça tremble quelque part dans sa vie pour qu’aussitôt l’instrument se mette à vibrer, à chanter dans le silence, à dire quelque chose de nouveau, à faire exister ce qui n’était plus entendu ou qui n’avait pas encore été dit. « Il y a le destin / Ce qui ne tremble pas en lui n’est pas solide » écrivait le poète tchèque Vladimir Holan.

 

 

6/ Voyage

 

M. H. : Conduit par un souffle, grand vent du Temps ou bourrasque de l’éphémère, ta poésie chemine, de lieux en lieux, de saison en saison, de seuil en seuil. Les mots se déposent sur ta page comme le pollen, fécondant la suivante et ainsi de suite, dans une découverte sans cesse renouvelée des formes variées de la naissance. Dans une dialectique avec les choses, c’est-à-dire avec les sensations qu’elles provoquent, l’écriture elle-même devient l’instrument privilégié de la naissance, et finalement une expression de la naissance.

Il existe cependant des failles, des douleurs, donnant ainsi la double sensation de la rencontre, gardée authentique par le truchement du hasard, et de l’initiation, elle aussi préservant la saveur des êtres. Mais finalement, ce voyage aboutit-il ? Ne se confond-il pas avec le temps de la vie, pour finalement ne jamais aboutir ?

Les paysages des Cévennes, ta région mentale, que tu as découverte à l’âge de quinze ans, surgissent au dernier détour de ton livre. Ils témoignent d’un pôle l’attraction, d’un lieu non pas idéalisé, mais qui donne direction, perspective. « Peu importe d’ailleurs / que l’on arrive / ou qu’il y ait une destination / pourvu qu’on passe par lui / et qu’on soit au bord / d’y parvenir, que cela / ne soit plus une question. » (p. 99). Ce lieu-là donne-t-il effectivement un élan à ta marche, une perspective à ton temps ?

Remarquons que les Cévennes, c’est une beauté simple et cachée, mais aussi vertigineuse parfois et faite des obstacles des failles. La beauté gît-elle dans ou derrière les failles ? Peut-on jamais savoir ce qui se tient au-delà de la fameuse faille des Cévennes ?

 

J.-M. S. : Oui, tu décris parfaitement à mes yeux le caractère de suite de ces poèmes où l’on progresse de deuils en seuils. Je m’étonne qu’on veuille parfois ajouter à tout prix un complément au verbe naître, « naître à soi-même », comme si le verbe « naître » ne pouvait plus s’employer absolument après le jour de la naissance, ou comme s’il ne portait pas en lui cette question infiniment déclinable en fonction des dispositions et des histoires personnelles : « naître à quoi ? ». Ne pas aboutir n’est pas un objectif en soi ; c’est une manière d’être fidèle au mouvement en nous de la naissance, au développement de cette question qu’il porte.

            Quant aux Cévennes, elles se sont révélées pour moi comme le pays où naître. Paysage réel, qui a cette particularité de correspondre point par point, ou peu s’en faut, avec mon paysage intérieur – sans doute parce j’ai eu cette chance que sa découverte coïncide avec mon adolescence et que depuis ce temps, je l’ai choisi, j’ai voulu qu’intérieurement il me façonne. Je ne suis pas Cévenol, je suis entièrement libre à l’égard des Cévennes, c’est un paysage, un tremplin d’adoption. Les décrire, les observer, les parcourir, c’était, c’est encore me découvrir, m’aventurer plus avant par toutes sortes de circulations, dont l’écriture, dans l’événement de ma naissance. Qu’il faille passer par des obstacles, des déceptions, des fêlures, des joies, des blessures, et se transformer à mesure pour découvrir en advenant ce qu’il y a au bout, tout au bout de l’événement, c’est très certainement ce que signifie le mot poésie. « On apprend à naître sans cesse, à trouver sa pente, à la dévaler ; à connaître la nostalgie d’autres pentes, plus lointaines, ailleurs (où ?) et d’un dépassement qui serait sans retour. Certains appellent cela la poésie. » Henri Michaux (encore lui).

 

 

 

Dix secondes tigre, L'Arrière-Pays, 2011.




Portrait de Ricardo Paseyro

Parmi mes amitiés, Ricardo Paseyro représente un cas à part. Car je ne comprends toujours pas comment, en seulement deux ans — nous nous sommes connus en 1998 —, il est devenu l’une de ces rares personnes avec lesquelles on a la sensation que l’on peut s’abandonner sans restriction, en toute confiance, au flux des mots et des idées, sûr qu’il va toujours nous saisir, même lorsque l’on ne parvient pas à formuler ce que l’on ressent. Comme ce sentiment est le propre des vieilles amitiés, j’en suis venu à penser que Ricardo Paseyro possède l’art exceptionnel, paradoxal, de transformer un ami récent en vieil ami, de conjuguer, presque miraculeusement, la fraîcheur de la nouveauté avec la maturité de ce qui a été éprouvé au long des années.
Nous nous sommes rarement vus, mais nos conversations ont toujours été longues et intenses. Ricardo raconte toujours des choses (et comme il sait bien les raconter !) qui ne laissent personne indifférent. À son écoute, on ne sait qu’admirer le plus : sa passion, cette passion qui n’exclut nullement le plus soigneux discernement, ou son intelligence, une intelligence qui va toujours plus profond. Si sa capacité pour le dialogue a eu la vertu de me le rendre aussi proche, la lecture de ses poèmes m’a fait entrer par la grande porte dans le cercle de son intimité.
Ricardo Paseyro est aussi un cas à part parce qu’il réunit en sa personnalité une série de qualités qui ne vont guère ensemble. Il concilie en lui la réflexion et la vivacité avec lesquelles il parvient à déchiffrer le sens des étranges évolutions du monde qui nous entoure, la force de la passion et une exquise modération, que seule une pratique des formes poétiques — unique enseignement authentique pour Ricardo — a pu lui concéder. Mais ce qui brille plus haut chez Paseyro, c’est son sens de la liberté et de la civilisation ; de la liberté contre toute forme d’oppression — y compris ces formes, subtiles et non moins onéreuses, qui se dissimulent sous la rhétorique de prétendues libérations —et de la civilisation contre toute forme de fanatisme. Dans un monde où tant de ceux qui passent pour grands — je me réfère surtout aux écrivains — ont courbé la tête devant des pouvoirs dont la monnaie courante est et était l’oppression, l’intolérance et même l’extermination du dissident (je pense à des phénomènes comme le stalinisme, le maoïsme et ses luxuriantes séquelles) jusqu’à vendre leur âme pour une poignée de propagande, Ricardo Paseyro a gardé l’esprit libre, sans pour autant perdre son intégrité d’un iota. C’est à la seule clarté de ses idées ou à son seul art poétique qu’un tel miracle peut être attribué.
À Paris, en juin 1963, Carlos Edmundo de Ory est parvenu à attraper avec le prénom et le nom de Ricardo Paseyro, en seulement quatre vers, une ressemblance qui vaut bien mieux que le portrait le plus expressif. Qu’on me permette de me l’approprier, car il synthétise fort bien ce que je ressens moi-même :

Ricardo ardente ardeur
Paseyro passe
passe vite et sans t’attarder
vers ton autre demeure.

C’est bien cela. Il y a chez Ricardo Paseyro, dans ses vers comme dans sa personne, une sorte d’ardeur incessante, comme si sa propre substance distillait, à la manière du phénix, un combustible qui toujours se renouvelle. Cette ardeur, aussi tendre que le bois du chêne — car, chez notre poète, rien ne résonne au crépitement des bois spongieux —, est due, je pense, à un intime besoin de traverser légèrement le monde, d’arriver vite, sans tarder, à ce lieu mystérieux et attrayant comme un aimant au pouvoir infini qu’Ory appelle « son autre demeure ».
Ce que je viens de dire a un air mystique, et je ne le nie pas, bien qu’il s’agisse d’une mystique à part. Dans un poème intitulé « Annonce » (1998), Paseyro dit avec un sens de l’humour qui ne cache pas la profondeur du concept :

Je me présente en mystique
d’un Dieu tout néantistique.

  (Pièces d’échecs)

Ou, mieux encore, disons-le avec ces deux vers, de 1965, intitulés « Art poétique », qui reflètent, outre cette disposition, le sens peut-être le plus intime de sa poésie :

Du vertige de l’eau
tout à coup s’élance une mouette blanche.

  (Dans la haute mer de l’air)

Est-il possible d’exprimer avec moins de mots, avec d’aussi simples mots, suggestifs, exacts, inépuisables, inattendus, le sens profond de la poésie ?
Poète de la condition humaine, Ricardo Paseyro, en de nombreux vers, se dépeint comme un nomade, un passant, un rapide visiteur de ce monde, et nous ne tardons pas à découvrir la plus radicale condition de l’homme, son destin. Nous en avons un bon exemple dans le poème intitulé « Je suis un visiteur » (1965), où nous l’entendons dire :

Que la Terre ne sache pas que je vis !
Qu’elles ne sentent pas, les mers, que je navigue !
Qu’il ne comprenne pas, le ciel, que je le regarde !
Qu’à son horloge le temps ne me découvre pas
ni que l’air ne s’agite, si je respire !
Je suis tout juste un visiteur, je ne reste pas,
je quitte le monde sans y être venu...
Mais c’est en vain : le soleil frappe mon corps
et mon ombre lui sert de témoin.

                                     (Mortel amour de la bataille)

Cette manière inébranlable d’être un visiteur du monde prend parfois des caractères métaphysiques, comme dans ce poème de 1956, qui porte le titre de « L’âme et son visage » :

Nous sommes en Dieu
des feux vagabonds, des étincelles d’un instant :
dans notre fond d’air
pèse un destin, un axe cherche le centre
qui gouverne et le soumet à sa domination.
Dehors,
clarté désordonnée
quelque chose apparaît, brille, agite le temps.
Et ce qui vit est ce qu’on ne voit pas.

                                                 (Le flanc du feu)

Il suffit de ces vers pour montrer que Ricardo Paseyro est un poète affamé de mondes invisibles, qui se trouvent au-delà, toujours au-delà, sans pour autant cesser d’appartenir au coeur de notre propre monde ; un poète, donc, de la condition humaine, mais cette expression, qui pourrait avoir l’air trop emphatique ou ampoulée — rien de plus contradictoire avec la poésie et la personnalité de Ricardo —, se tempère par le fait que notre poète semble vivre dans une dimension où les choses peuvent se défaire, s’écrouler, au moindre frôlement. Celui de Paseyro est un monde de choses qui ne se touchent pas, qui sont seulement caressées par un regard compréhensif et éclairé ; un monde de choses au-dessus desquelles nous devrions circuler en état de lévitation contemplative, comme cette « marche de la fumée » que Paseyro voit « tel un oiseau lent sur les montagnes » (« Prière pour les choses », Rome, décembre 1949).
Ceci dit, on comprendra pourquoi, pour aller plus avant, je dise à présent que Ricardo Paseyro est aussi — et peut-être surtout — le poète des profondes écoutes, de ces appréhensions abyssales sans lesquelles la voix poétique ne pourrait être proférée, comme on le voit dans ces vers de son Poème pour un bestiaire égyptien, dans lesquels le désert et le dépouillement des yeux sont la préparation, le viatique, pour les plus hautes contemplations  :

Et j’écoute déjà le désert abandonné,
mes yeux se dépouillent : je suis seul.
Aucun corps ne pèse sur aucune herbe.
Et je suis seul dans un désert lent
tandis que la foule des étoiles tourne.

À ces vers de 1950 semblent faire écho ces autres vers, écrits neuf ans plus tard dans Musique pour hiboux :

... la transparente
compagnie du soleil semble éternelle
tandis que la mort dans ses quartiers sommeille.

Dans son exploration de la condition humaine, faites de coups de pinceaux aussi légers que les couleurs sont profondes, brille de sa propre lumière « L’histoire », poème appartenant au livre Pour affronter l’ange (1993) :

Naître, pleurer, dormir, grandir, aimer,
en terminer et revenir seul au début,
telle fut, telle est, telle doit être l’histoire
des heures passées sur la Terre.
Avant et après, absorbée en elle-même,
l’éternité ne ressemble à rien.

C’est-à-dire le temps avec ses histoires, avec ses tenaces analogies et métamorphoses, face à l’éternité, qui transcende tout, absorbée, abstraite du monde.
Ces dernières années, l’anxiété, le pessimisme, l’amertume envers le destin de la civilisation, de l’humanité, qui, avec de sombres tonalités depuis l’observatoire privilégié de Paris, a creusé dans la poésie de Ricardo Paseyro des galeries de plus en plus profondes, souterraines, comme on le voit dans ce poème, intitulé « Avenir », écrit au cours de ces deux dernières années, où nous assistons à une singulière répartition des rôles, comme si l’Auteur de l’oeuvre représentée dans le grand théâtre du monde avait décrété des mutations qui, sous une apparence humiliante, offrent de nouvelles opportunités à une Humanité éblouie :

Les arbres parleront des poètes.
Les poissons peindront les peintres.
Les éléphants, de leurs fines trompes,
écriront les notes du solfège.
De leurs trous, les taupes transies
éclaireront le ciel cendré.
Et les hommes ? Après avoir médité,
ils reviendront à la forêt originelle.
Peut-être qu’à force de ronger des racines
ils réapprendront à avoir une âme.

Parfois, ce n’est pas le pessimisme qui assaille le poète, mais une vision, blessante et perplexe, de cet étrange monstre qu’est l’homme, comme on le voit dans le poème qui clôt ses Poésies complètes et qu’il m’a fait l’honneur de me dédier :

Le meilleur monde est celui de chacun !
Cette fleur exhale son parfum,
le cactus du désert aime les dunes,
le crabe se plaît avec ses pinces,
le requin cultive des dents saines.
Il est revenu à l’homme, par bonheur,
de posséder un cerveau embrouillé
et l’âme divisée en mille morceaux.

Ricardo Paseyro appartient à la race de ceux qui ont regardé le démon en face, sans sourciller, sans faire un pas en arrière, sans perdre contenance, sans renoncer aux grandes et aux petites valeurs qui donnent du prix à la vie. Et il l’a vu sous les formes terribles, sinueuses, paralysantes avec laquelle on l’a rendu si fréquent, si létalement fréquent, dans ces cinquante dernières années. Sa voix s’est élevée contre l’hypocrisie et le cynisme de tous ceux qui ont fait de grands et misérables commerces avec la rhétorique — la rhétorique de la cause du prolétariat, la rhétorique de la libération des peuples, la rhétorique de la solidarité humaine, la litanie est interminable —, rhétorique qui a seulement servi à ce que les plus féroces tyrannies oppriment des centaines de millions d’êtres humains sans déranger la conscience des tyrans et de leurs serviteurs. Ricardo Paseyro n’a jamais été du côté des bourreaux, aussi déguisés qu’ils aient pu se présenter sur les scènes du pouvoir ; il n’a jamais été non plus l’un de ces poètes courtisans, si primés, si récompensés, si invités, parce que pour lui la fonction de la poésie, de l’écriture littéraire, n’a jamais consisté à orner de plumes d’autruche, avec des lambeaux de rhétorique, un aussi macabre office. Et c’est pour cela, pour cela surtout, que, comme Fernando Arrabal nous le rappelait il y a quelques jours, Ricardo Paseyro a subi « le harcèlement de la meute (jusqu’aujourd’hui !) : durant plus d’un demi-siècle de persécutions, de vetos, aucun absolu ne fut harcelé par d’aussi horribles calomnies. (...) Paseyro fut victime de ceux qui comptent sur la ruine de la dignité et sur des fantômes tyranniques et titaniques. Sans rappeler les assassinés, les muselés, il écrit avec une infinie discrétion: “Cela fait déjà tant de siècles et de morts / que je salue et bénis les étoiles” ».
On comprend qu’un poète qui, d’Istanbul, un mois de janvier d’il y a cinquante ans, osait dire : « Donnez-moi la lune et son vaisseau d’argent », ait été la cible des flèches de ceux qui n’ont pas hésité à mettre la liberté et l’intégrité sous la botte des Titans.
« La beauté du monde — dit Paseyro — est un cadeau / et la contempler me coûte la vie. » Qui dit cela ne peut que bien savoir ce qu’il dit et avoir atteint le fond des choses.

Ignacio Gómez de Liaño
Madrid, 9 mai 2000.

 

Traduction Yves Roullière.

 

La conférence ici traduite a été prononcée à l’occasion de la sortie des Poesías completas de Ricardo Paseyro, puis publiée dans Poesía, por ejemplo, Madrid, n°13, été 2000.
Elle a ensuite fait l'objet d'une publication dans le 5ème n° de la revue NUNC.
Recours au Poème remercie Réginald Gaillard, Franck Damour et Yves Roullière pour leur aimable autorisation.

 




Rencontre avec Ricardo Paseyro

Yves Roullière : Ricardo Paseyro, vous êtes l’auteur d’une dizaine de recueils de poèmes à ce jour, recueils de longueur variable, que vous avez regroupés en 2000 sous le titre de Poesías completas. Dans la notice qui les précède, vous écrivez : « Je n’ai été en rien précoce, sauf dans ma passion pour la poésie, passion si dévote que je l’ai dissimulée en mon for intérieur. Quand je l’ai révélée, à presque vingt-cinq ans, j’avais déjà derrière moi onze années d’apprentissage. » Quel a donc été pour vous l’élément déclencheur de cette vocation poétique, vers onze-douze ans si je calcule bien ?

Ricardo Paseyro : Peut-être même plus tôt, sous l’influence de mon père qui, en plus d’être un politicien et un journaliste extraordinaire, très passionné, très cultivé, avait écrit des poèmes. Il les avait publiés en « annexe » à sa vie politique, ce qui se faisait souvent à l’époque, surtout en Amérique du Sud. On avait donc beaucoup de livres de poésies à la maison. Mon père avait même connu Rubén Darío à Montevideo ou à Buenos Aires, et j’entendais donc très souvent parler de « ces gens qui écrivent des livres ». En outre, à l’école, il y avait une certaine indulgence pour la poésie. La plupart des poètes qu’on lisait étaient à mon avis terribles, horribles, innommables, mais enfin, pour moi qui étais témoin de cette sorte de gloire que l’on conférait aux poètes et poétesses, extrêmement nombreux, je me suis dit que la poésie devait être quelque chose d’intéressant... Évidemment, je ne comprenais pas encore, je ne savais pas surtout que la poésie est un crève-coeur. Je pensais que c’était relativement facile. Il y avait les rimes qui aidaient toujours à la compréhension du poème et, en plus, tout cela me semblait naturel. J’ai commencé à écrire des sottises indescriptibles à l’âge de onze ans ou douze ans, puis j’ai acquis un certain esprit critique... Entré dans les études plus importantes, plus sérieuses, le lycée et tout le reste, je me suis mis à cultiver la poésie espagnole avec une véritable frénésie. Je crois y avoir passé des nuits entières. J’ai d’abord été enchanté par les troubadours, puis par les classiques. J’ai lu aussi par ricochet quelques poètes sud-américains plutôt mauvais.

 

Y.R. Votre vocation pour la poésie a-t-elle aussi un lien avec la mort soudaine de votre père en 1937 ?

R.P. Bien sûr. J’étais fils unique, avec tout ce que cela comporte. Après la mort de mon père à l’âge de quarante-sept ans, je suis devenu, même si cela étonne, assez silencieux. Le coup avait été très fort pour moi : je me suis enfermé dans les livres et n’en sortais pas. En même temps, je me rendais compte, plus je lisais, que la poésie était chose difficile.

 

Y.R. Pourriez-vous définir ce qu’écrivait votre père ?

R.P. C’était un romantique relativement pessimiste, tout à fait dans la lignée d’Asunción Silva, le Colombien, qui avait engendré beaucoup d’imitateurs, toute une école de poètes symbolistes.

 

Rubén Darío

Y.R. Parlons de Rubén Darío.

R.P. Celui qui m’a définitivement fait tomber du côté de la poésie, c’est Rubén Darío, que j’ai lu avec une admiration extrême. Admiration d’abord pour son imagination ; puis pour son côté cosmopolite, mêlé à son amour de la France et de la Grèce ; enfin pour cette sorte de mélancolie profonde, qui provoquait en lui de terribles réactions : il vivait dans l’alcool, et parfois disparaissait de la circulation. Cette vie tellement tragique et en même temps tellement glorieuse m’avait subjugué. Parce que Darío, pour quelqu’un qui voulait apprendre la langue espagnole, était à la hauteur des meilleurs. Pendant deux siècles, la poésie espagnole avait été relativement mauvaise, et Darío l’avait refondue de fond en comble. Aujourd’hui, je vois bien qu’il y a chez lui des choses parfois kitsch, parfois démodées, mais enfin, dans l’ensemble, c’est d’une telle fraîcheur, d’une telle qualité d’écriture ! Cette harmonie, cette musique que dégage son oeuvre sont incomparables. Et comme Darío était mort avant l’époque de la destruction de la rime et de la musique, avant l’époque des grands discours, de la poésie engagée et de tout le reste, il représentait pour moi quelque chose d’éternel.

 

Y.R. Ce qui vous préfériez en Darío, était-ce le poète « mélancolique » ou le poète plus lyrique, influencé par Walt Whitman ?

R.P. Il y avait chez lui une profonde mélancolie, c’est vrai. N’oubliez pas que son lyrisme était dû à son aspiration transcendantale : il a écrit beaucoup de poèmes, non pas mystiques, mais d’une grande élévation spirituelle.

 

Y.R. Partagiez-vous cette passion pour Darío avec vos camarades de l’époque ?

R.P. Non. Si j’avais dit un jour que je voulais être poète, on m’aurait jeté des pierres. C’était très terre à terre, tout cela. Malgré tout, mon lycée était très élégant, très sympathique. Je me rappelle fort bien certains excellents professeurs, mais la poésie ne les intéressait pas. Et pourtant, ma génération est celle qui a été la plus avantagée en Uruguay, du point de vue de la culture : il y avait de grandes librairies et bibliothèques où vous trouviez tous les livres européens, où vous pouviez parler toutes les langues. C’était vraiment un grand avantage d’être argentin ou uruguayen à l’époque.

 

Y.R. Comment votre mère voyait, si ce n’est pas indiscret, votre intérêt pour la poésie ? S’en rendait-elle compte ?

R.P. Oui. Ma mère était très enthousiaste quand j’ai commencé à écrire des poèmes. Elle s’en est rendu compte rien qu’à voir mes lectures… Elle me surveillait bien et je trouvais cela tout à fait normal. Ce qui me paraissait anormal, c’est que le pays n’ait absolument aucune littérature propre, en ce sens où tout était dilué dans la célébration du passé.

 

L’influence française

Y.R. Pour des poètes de votre génération, il fallait aussi passer par les poètes français : Baudelaire, Nerval, Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Valéry… Les lisiez-vous en français ou en traduction ?

R.P. J’ai commencé par les lire en version bilingue, parce que les traductions étaient relativement mauvaises... Il n’y avait personne à la hauteur pour avoir l’imagination de faire quoi que ce fût de bon par rapport à Baudelaire... En plus, on avait la manie de publier les textes de poésie en prose, pour qu’ils soient plus « fiables ». Si vous faites de la poésie, vous faites de la poésie, même mauvaise, mais pas de la prose. Et puis, l’Uruguay est le pays qui a donné trois poètes à la France… L’un de ces trois poètes, je le voyais à Montevideo même quand j’étais jeune : il était là, surpris par la guerre en 1939. J’étais fatalement influencé par les gens qui visitaient ce magnifique représentant de la littérature française : Jules Supervielle... que je n’ai jamais voulu aller voir, d’ailleurs, parce qu’il était entouré de gens qui ne me plaisaient pas.

 

Y.R. À cette époque, Laforgue y était très connu ?

R.P. Non, le plus connu, c’était Lautréamont.

 

Y.R. Évidemment, puisque vous êtes de la génération qui vient juste après le surréalisme...

R.P. Oui, mais j’ai détesté les surréalistes dès le début. L’influence du français était énorme à Montevideo. Tout ce qui paraissait en France venait tout de suite à la librairie Hachette. Mais j’étais étonné de voir à quel point les poètes français qu’on envoyait étaient mauvais : tous ces petits demi-soldes du surréalisme étaient épouvantables. C’est une invasion qui avait commencé avant que je ne débute comme écrivain.

 

Y.R. Mais, en Uruguay, à ma connaissance, l’influence des surréalistes n’était pas énorme...

R.P. Non. Le plus connu des poètes français, c’était Claudel, parce qu’on montait ses pièces de théâtre et que Barrault était venu le jouer avec sa troupe. On montait aussi beaucoup de Giraudoux et quelques classiques : Racine, et surtout Molière. J’assistais très souvent à ces représentations à l’Alliance française.

 

Y.R. Et, à votre époque, il y avait encore des journaux français publiés à Montevideo ?

R.P. Non, ils avaient disparu. En revanche, les journaux français nous parvenaient régulièrement, et très vite, une semaine après leur parution. Avant que Perón n’arrive et ne liquide tout cela. La première chose qu’il a faite, c’est de supprimer la presse étrangère. Comme c’était trop cher de n’envoyer les journaux qu’en Uruguay, la clientèle étant réduite, on n’a plus rien reçu à partir de 1946. Puis on a liquidé la librairie Hachette de Buenos Aires, qui était aussi grande que celle de Paris.

 

Pour en finir avec l’Uruguay

Y.R. Ce qui me frappe, c’est que vous entretenez avec l’Uruguay des relations pour le moins délicates et de façon générale déçues. Vous êtes tout sauf un poète nostalgique. Dans un poème écrit en 1954 à Montevideo, lors d’un de vos retours (« Pour un pays sans dieux », publié dans Le flanc du feu), il ressort l’impression que c’est un pays dont on ne peut avoir de souvenirs heureux, en tout cas pas de souvenirs exaltants. Tous y est en demi-teintes, gris, solitaire, brisé, erratique ; très peu de gens viennent le visiter ; la lumière n’est pas exaltante ; Dieu en est absent, etc. Bref, un pays où l’on ne peut avoir de grandes idées ni de véritable « agonie ». Un pays où il est clair que vous ne désirez ni vivre ni mourir, ce qui justifie, je suppose, la décision de vous exiler... On se dit alors : quels ont pu être les souvenirs d’enfance de Ricardo Paseyro ?

R.P. Ils ne sont pas bons. En 1936, mon père avait essayé de faire une révolution qui a raté ; il l’avait organisée depuis l’Argentine. À cause du coup d’État réactionnaire du 31 mars 1933, qui avait dissout le Parlement, notre expatriation de l’Uruguay m’avait « permis » de voir l’état du continent latino-américain, que j’ai parcouru sous un nom d’emprunt : mon père m’avait dit que si je me trompais, il irait en taule, parce qu’il était suivi par les polices des dictatures qui, à ce moment-là, sévissaient dans ces trois pays. Ce n’est pas drôle pour un enfant d’être enfermé dans des hôtels. Je me rappelle la merveille qu’était le fleuve Paraná par exemple, ou ce que j’ai vu au coeur de l’Argentine, à Córdoba, qui est d’une extrême beauté, et puis la misère au Paraguay, et au Brésil ces villes extraordinaires.

 

Y.R. Par contraste, l’Uruguay paraissait petit...

R.P. Petit, et sans sel, parce que l’Uruguay en lui-même, par la configuration du pays, est tout plat, sans montagnes ni forêts. Il y a de très beaux fleuves, mais c’est tout. Quelques oiseaux sympathiques, des plages très belles, sauf en été, où sévit le tourisme de masse ou de milliardaires, chose que je déteste. Je ne garde aucune animosité envers l’Uruguay, où j’ai encore de bons amis qui n’ont pas voulu vivre en Europe (tant pis pour eux), mais je trouve que c’est une expérience qui a échoué : elle ne correspond pas à ce qu’un pays intelligent aurait fait, un pays qui n’avait pas d’ennemi, pas de problème racial, où il n’y avait plus de guerres civiles, plus de misère, un pays qu’on appelait même la « Suisse de l’Amérique »... N’oubliez pas non plus que l’Uruguay n’avait pas plus d’un million et demi d’habitants à l’époque.

 

Y.R. C’était une petite province, finalement.

R.P. En réalité, c’était une ville : l’Uruguay, c’était Montevideo qui comptait déjà 600.000 habitants ; à l’intérieur, la ville la plus peuplée en faisait 30.000... Il y avait une disproportion énorme entre la capitale et le reste du pays. Mais j’ai appris beaucoup de choses, malgré tout, grâce à la présence de quelques exilés espagnols que j’ai beaucoup aimés.

 

Juan Ramón Jiménez

Y.R. À propos de poètes espagnols, vous étiez, dans le fond, plus proche de la poésie d’un Juan Ramón Jiménez que de celle d’un Darío — donc d’une poésie beaucoup plus fermée, frappée par le quotidien, par l’exaltation des choses, une poésie que je dirais d’abord « secrète ». Avez-vous lu Jiménez très jeune ?

R.P. Oui, parce que Juan Ramón Jiménez était une des sommités de la poésie espagnole. Il avait écrit des poèmes pour enfants, et puis ce grand classique qu’est Platero et moi. Il avait une qualité d’écriture, une finesse, une subtilité qui n’avait rien à voir avec la plupart des autres écrivains qu’on pouvait vous donner à lire en classe. Je prenais note de tous ses mots. Cela m’inquiétait en même temps, parce que je savais que je n’arriverais jamais à ce niveau. Pour vous dire la vérité, Jiménez, je l’ai toujours suivi : il y a des poètes avec lesquels on rompt après sa jeunesse, mais avec lui je n’ai jamais pu le faire. J’ai écrit sur lui et j’ai même lu ses poèmes à la Radio française, avec ma femme. J’ai toujours gardé pour Jiménez une grande admiration, tout en me sentant très détaché de lui pour certaines choses, notamment son côté parfois prédicateur. Il avait appartenu au krausisme, ce mouvement du début de siècle, très pédagogue. Cela me plaisait moins, parce que, comme je l’ai dit, je voulais entrer dans la poésie par le haut. C’était un poète très méchant avec ses ennemis, chose que je trouve très logique, très juste, et il appliquait très bien sa marque là où il le fallait.

 

Y.R. Il y a dans la poésie de Juan Ramón Jiménez quelque chose qui ressemble beaucoup à la vôtre, et qui a dû vous toucher tout de suite, c’est la simplicité, mais une simplicité acquise au prix d’un effort très rigoureux, donc d’une recherche savante, ce qui n’est pas sans paradoxe. Le caractère très andalou de sa langue ne vous rebutait-il pas ?

R.P. Au contraire, j’adorais la langue espagnole, toutes les langues espagnoles. Il y a une multiplicité d’accents, d’écritures et de langues en Espagne… Il n’y a rien à voir entre un Catalan et un Andalou, un Castillan et un Galicien, etc. L’espagnol est inépuisable pour moi. C’est une langue d’une grande richesse pour les moindres détails ; mal écrite, cependant, c’est la chose la plus horrible qui soit. C’est pour cela que tous ces poètes grotesques qui ont envahi la culture espagnole depuis vingt ans m’ont provoqué tellement d’effroi.

 

Y.R. S’il fallait un peu résumer ce que vous admirez chez Juan Ramón Jiménez, qui était donc votre contemporain puisqu’il est mort en 1957, ce serait la discipline extrême qu’il s’imposait, comme vous l’écrivez, pour pouvoir « participer sans frontière à l’infini auquel l’âme doit aspirer ». Si l’inspiration joue un rôle prépondérant dans sa poésie, il y a aussi une forte ascèse chez lui. Dans votre essai sur sa « poésie tragique », vous parlez vous-même d’« ascèse de solitude, ou de solipsisme, et si absolue que Juan Ramón Jiménez souffre d’une purification désincarnée, spectrale, effrayante ». C’est la tragédie d’une âme « sans demeure, pulvérisée au contact de l’infini ». Est-ce une chose que vous continueriez à dire de ce poète ?

R.P. Je crois que oui. Cette ascèse prouve qu’il était très conscient de la finalité de sa vie, contrairement à d’autres poètes qui se laissent aller. Il était dans une même ligne de conduite en matière d’éthique qu’en matière d’écriture. Il a compris que le contenu, c’est la forme (Nietzsche le disait aussi). Je suis surpris que ce poète ait tellement tenu dans la continuité, parce que sa vie a été un vrai calvaire par certains côtés : physiquement, il a eu beaucoup de problèmes, et son propre exil n’a pas non plus contribué à le réjouir. Je lui garde une admiration sans faille. Miguel de Unamuno

 

Y.R. Unamuno ?

R.P. Unamuno, c’est une de mes lectures de jeunesse, parce qu’à Buenos Aires les éditions Losada avaient publié toute son oeuvre. Je trouvais qu’il écrivait d’une façon si étrange et si puissante...

 

Y.R. Vous parlez du poète, du philosophe ou de l’essayiste ?

R.P. De tous les trois. Il soulevait de nombreuses polémiques avec ses paradoxes. En même temps, il avait la faiblesse de promouvoir tous les Argentins et Uruguayens qui prenaient la plume pour le féliciter ou lui demander conseil, et qui après publiaient la lettre en question — ce qui leur donnait un titre de gloire incommensurable. Unamuno était comme cela.

 

Y.R. Il existe un lien très fort, je crois, entre trois grands poètes : Jiménez, Unamuno et Machado. Je pense notamment à cet équilibre qu’ils avaient trouvé entre la vision simple et le mot juste, sachant s’adapter à la vision. Avec de grandes variations suivant les cas, bien entendu : la poésie de Jiménez est très ciselée ; la poésie d’Unamuno plus sauvage, volontairement « imparfaite », comme vous l’avez écrit, très méditative, donc assez proche de ce que vous faites également ; la poésie de Machado plus classique et majestueuse. Un de vos grands chocs a été la publication posthume du Cancionero d’Unamuno dans les années 50.

R.P. Oui, parce qu’Unamuno a finalement trouvé dans son Cancionero, son journal poétique, quelque chose de totalement différent de l’Unamuno de ses autres livres de poésie. Il y a là une espèce de concentration de ses méditations de chaque jour, tandis que les autres livres étaient parfois dus aux circonstances, par exemple à son exil... Là, toutes les feuilles mortes disparaissent. Tout est absolument superbe, même s’il y a des erreurs : il y a des poèmes qu’il n’a pas eu le temps de corriger ; parfois, il se trompe sur un accent, sur une syllabe. L’admirable avec Unamuno, c’est cette force vitale qui ne l’abandonnait jamais. Il est toujours sur des charbons ardents. Il y a tous les jours quelque chose de nouveau qui éclate en lui.

 

Y.R. Ce sur quoi vous insistez beaucoup dans un essai que vous lui avez consacré, c’est son inspiration. Vous le dites « homme spirituel, homme de l’esprit par excellence », « démesuré et imparfait, typiquement espagnol ». C’est en effet assez troublant pour un Français attaché à la qualité, à la perfection de la forme, de lire des poème parfois aussi mal faits et d’une telle âpreté. On ne sait d’ailleurs pas si c’est volontaire. À ce propos, vous citez Platon disant de la poésie qu’elle est « l’élan qui va de mot à mot, de mot en mot, s’enflammant au feu de l’esprit ». Vous citez aussi ce vers unamunien très important pour vous : « Unique centre universel, l’âme. » Chaque jour, selon vous, Unamuno cherche le centre spirituel.

R.P. Chez Unamuno, il y a toujours un combat. Ce n’est pas par hasard s’il parle d’agonie du christianisme. Il y a toujours un profond combat avec ses doutes, ses supplications... Il y a un transport constant du sujet capital autour duquel il tourne dans sa vie de tous les jours. Ce n’est pas non plus un hasard s’il s’est senti aussi proche de Kierkegaard, à travers cette sorte d’inquiétude permanente, d’emprise totale de l’angoisse, sans un jour de repos.

José Bergamín

Y.R. À Montevideo, en 1947, vous avez connu un disciple d’Unamuno : José Bergamín. Pourriez-vous dire ce que pouvait représenter quelqu’un comme Bergamín pour un jeune Uruguayen comme vous à l’époque ?

R.P. Bergamín venait d’arriver du Venezuela. Je le connaissais de nom. J’avais lu de lui quelques poèmes et surtout quelques essais qui m’avaient impressionné, parce qu’il avait une façon particulière d’aborder la poésie. On le devinait profondément « calé » sur la littérature espagnole. Comme j’étais un lecteur assidu des classiques et que je voulais apprendre au maximum la langue de la poésie espagnole, la présence de Bergamín — qui se présentait avec timidité pour faire ses conférences à la Facultad de Humanidades et qui parlait tellement bas que personne ne l’entendait — remplissait pour moi un vide. À la Facultad, où j’ai essayé de suivre des cours pendant des années, personne n’était vraiment capable de tenir un discours cohérent et intelligent sur tout le Siècle d’or. Il y avait des spécialistes de la littérature espagnole, mais par tranches. J’allais donc écouter Bergamín avec ferveur, parce qu’il m’apprenait beaucoup. En particulier, ses cours sur Góngora et sur Calderón étaient superbes. Il parlait également de sa profonde passion pour Don Quichotte qu’il présentait dans tous ses cours comme la figure la plus importante de la littérature espagnole. Un jour, j’allais partir, et il s’adresse à moi à la porte en me disant : « Je suis José Bergamín. » J’ai ri : « Ah oui, je sais ! » Alors il m’a demandé pourquoi j’étais là, pourquoi j’étais muet — car la plupart des autres lui posaient des questions. Finalement, il m’a invité à bavarder avec lui, et on est devenu très amis, dans la mesure où un jeune comme moi pouvait être l’ami d’un homme tel que Bergamín. Il avait déjà cinquante ans et quelques à l’époque. Ce fut une apparition captivante. Il vivait en dehors de Montevideo, dans un quartier qui s’appelle Carrasco, où il avait loué une petite maison sympathique, au bord du Río de la Plata et de ses plages. Il était avec deux de ses trois enfants. Par la suite, il y a eu une très grande intimité entre nous.

 

Y.R. Ce que vous avez peut-être le plus repris de sa pensée, n’est-ce pas son refus de faire une différence fondamentale entre la poésie ancienne et la poésie moderne ? Autrement dit, un poète ancien, un Quevedo comme un Lope de Vega, était aussi contemporain, voire plus contemporain, que beaucoup de poètes dits contemporains.

R.P. En effet, il n’y avait pas de solution de continuité pour lui. Il a compris que je tenais beaucoup à être un poète de langue espagnole. Bergamín était aussi très intéressant quand il vous parlait en tête à tête des personnages qu’il avait connus. J’ai donc eu sous les yeux toute la gamme des écrivains espagnols vivants. Naturellement, il émettait quelques féroces critiques accompagnées de quelques attendrissements pour des personnages que je n’aimais pas a priori. Tout cela faisait un tableau extraordinaire.

 

Y.R. D’autant plus qu’il était quelque peu « atypique » dans le milieu intellectuel uruguayen...

R.P.Oui. Il était catholique, proche des communistes et grand amateur de corridas — tout cela très mal vu à Montevideo. La présence de Bergamín a divisé automatiquement les intellectuels : il y a eu le groupe des amis de Bergamín et le groupe des amis de Borges. Bergamín avait une dent contre Borges. Il disait de lui que c’était un écrivain suisse, mâtiné d’anglais, vivant en Argentine. Cela mettait en rogne tous les borgésiens qui à Montevideo étaient légion, parce que Borges était très à la mode, mais pour des raisons frivoles. Or Bergamín, qui était un homme très sérieux, et en même temps très drôle quand il le voulait (comme tous les Andalous, il avait une façon d’envoyer des dards vraiment très pointus), avec son côté un peu « élitiste » qui faisait l’enthousiasme de ses amis dont j’étais, était complètement en décalage par rapport à la culture que l’on préférait à Montevideo. Sa revendication de l’Espagne comme centre du monde hispanique, implicite dans ses cours, et sa façon de parler n’entraient pas du tout dans le goût national.

 

L’activité critique

Y.R. Dès que vous avez pénétré le milieu littéraire espagnol au milieu des années 50, vous avez écrit des textes critiques essentiellement sur la poésie. Très vite, à la faveur de vos publications très régulières dans la revue madrilène Índice, un projet de recueil d’essais s’est cristallisé sous le titre de Poésie, poètes et antipoètes — sans voir le jour, malheureusement. J’aimerais savoir ce qui vous a poussé à écrire sur la poésie.

R.P. C’était une façon de prendre ma propre température. Écrire sur les autres vous aide à prendre conscience que vous pouvez être vous-même l’objet d’attaques si vous dites des sottises. On est toujours sur le fil quand on exerce le métier de critique. J’ai écrit des articles critiques sur la poésie parce que c’est la seule chose que je sais faire à peu près. Cela marque aussi, d’une certaine façon, mes diverses étapes. Parce que si je m’étais contenté d’une simple — simple ou complexe — écriture poétique, se manifestant par un livre tous les deux ou trois ans, sans avoir médité entre-temps sur la poésie, je n’aurais pas suivi ma propre évolution. Il y aurait eu des sauts incompréhensibles si l’on n’en avait pas eu l’origine, la cause. J’ai toujours eu peur — parce que je suis assez impulsif, paraît-il — que mes soudaines explosions puissent nuire à mes poèmes. Chaque poème me coûte tellement de travail, tellement de méditation, tellement de réflexion : je ne sais jamais si j’ai touché la cible !

 

Y.R. La critique politique est venue beaucoup plus tard...

R.P. Non, avant. Quand j’étais tout jeune, j’avais été politicien, d’abord communiste — une courte période navrante et stupide, et en même temps instructive, ce qui prouve que, même de bonne foi, on peut dire des sottises et que la bonne foi ne justifie rien. Habitué à user de ma plume dès mes dix-huit ans environ, j’ai commencé à écrire dans la presse uruguayenne. J’ai toujours eu un instinct critique : il faut bien que je l’emploie… Quand j’ai eu la possibilité de publier fréquemment en Espagne (Figueroa, le directeur de la revue Índice, la seule revue à l’époque ne dépendant pas du régime, me laissait les coudées franches), je n’ai pas voulu la perdre. Au fur à mesure, ce travail est devenu une espèce d’hygiène du poète pour voir où j’en étais moi-même.

 

Y.R. Vous avez surtout écrit sur des maîtres. À ma connaissance, vous abordez très peu l’œuvre de poètes de votre génération.

R.P. J’ai écrit contre les mauvais poètes en général. C’est une façon de répondre à ces gens qui ne méritent que le mépris, parce qu’ils touchent à la poésie. Et s’ils ne se rendent pas compte qu’ils sont sots, alors ce sont des bandits. Je pars du principe que si l’on veut écrire des poèmes, il faut d’abord apprendre à en écrire, et ces gens-là se lancent comme dans une piscine sans savoir nager. Cela m’a valu beaucoup d’inimitiés, parce que je suis très franc. J’ai fait de la polémique quand il le fallait, pour des choses importantes, de grande envergure, mais pas du tout en fonction de la petite politique littéraire. Comme je voyais que l’on commettait beaucoup de crimes contre la poésie et que personne ne protestait, je me suis dit qu’un jour j’allais faire une espèce d’anthologie des vrais poètes et des antipoètes.

 

Y.R. Ce qui me semble très particulier dans ce travail critique, ce qui le relie beaucoup à votre travail poétique, c’est qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’études mais de purs essais. Or votre génération est composée d’hommes « studieux », universitaires, et il est clair que vous n’avez jamais voulu vous mêler à ce milieu.

R.P. Dieu m’en a gardé !

 

L’art poétique

Y.R. Dans un texte très important, à mon avis, « Connaissance et poésie », qui date de 1958, vous citez d’emblée une définition de la poésie par Lope de Vega : « Tiens-toi exclusivement au sens de ce que dit l’âme, de ce que l’âme te dicte. » À partir de là, vous tirez trois conclusions fondamentales. Premièrement, que la poésie est une affaire purement spirituelle ; deuxièmement, qu’il n’existe pas de poésie qui n’émane un tant soit peu d’une grandeur d’âme, aussi éphémère soit-elle ; troisièmement, que le style du poète, son art poétique, est ce qui importe le moins. Si une poésie, admirable stylistiquement parlant, souffre de carences, de lacunes spirituelles, il y a un « vice de nature », irrécupérable.

R.P. Aragon est dans ce cas.

 

Y.R. Vous devez aussi penser à Neruda...

R.P. C’est de la même espèce.

 

Y.R. Vous avez donc une vision extrêmement aiguë, élevée de la poésie. Très classique. Mais qu’entendiez-vous par « affaire spirituelle » ? Chez vous, il y a toujours une certaine ambiguïté entre ce que vous appelez « spirituel » et ce que vous appelez « âme ». Quelle distinction feriez-vous ?

R.P. L’esprit contient beaucoup moins de choses que l’âme. L’âme, c’est le tout ; l’esprit, disons, c’est une « apparition ». La poésie, selon moi, se situe à une hauteur d’où elle ne peut descendre. À partir du moment où il y a un souffle de poésie qui vous inspire, vous n’avez pas le droit de parler de choses bêtes, quotidiennes ou vulgaires.

 

Y.R. La poésie vient donc d’ailleurs ?

R.P. La poésie préexiste. C’est fantastique de voir des poètes de grande qualité commettre parfois des erreurs gravissimes — sans perdre leur âme. Mais celui qui a commencé par des banalités ne pourra jamais se relever. Quelqu’un qui s’intéresse à ce qu’on appelle « poésie » ne peut se contenter d’anecdotes ou de circonstances. Il faut absolument qu’à chaque fois il joue son âme quand il écrit un poème. En ce sens, il doit y mettre tout ce qu’il peut en matière de beauté. Je suis un perfectionniste qui sait que la perfection n’existe pas. Je cherche donc l’impossible.

 

Y.R. Mais cette inspiration, d’où vient-elle ?

R.P. Ah, c’est toujours l’éternel problème ! Soit elle vient d’une pulsion de l’esprit, qui touche l’âme, soit tout simplement de la capacité de votre âme à percevoir des choses d’une certaine élévation.

 

Y.R. La poésie préexiste donc, non pas dans votre âme, dans un principe, mais à l’extérieur de vous-même...

R.P. La poésie mystique est admirable précisément en ce qu’elle oublie tout ce qui est extérieur. Et tout ce qui est intérieur sort et s’exprime d’une façon superbe et puissante du point de vue technique. Ce qui veut dire que le talent technique n’est pas incompatible avec la profondeur d’âme, au contraire. S’il manque un des deux éléments, il n’y a pas de poésie. Vous ne pouvez pas dire : je sais écrire des poèmes parce que je connais les rimes assonantes ou consonantes, les hexamètres ou je ne sais quoi. Non, un vers, ce n’est pas la poésie. Le vers est une partie de la poésie. C’est pour cela qu’un poème n’est bon que s’il l’est entièrement. Chaque poème est une unité, et cette unité ne peut pas être coupée ou modifiée. C’est une entité, tout doit coïncider pour que le poème ait une beauté qui se donne avec l’harmonie, avec l’intelligence des mots recherchés ou avec la métaphore que l’on est en train de deviner ou de construire. La poésie ne peut être forcée. Sans l’emprise de l’inspiration, elle n’existe pas. Il faut avoir un sixième sens soigneusement cultivé pour pouvoir déterminer si vous êtes en train de lire un poème qui est un poème ou un poème qui n’en est pas un, déterminer que les vers sont bons mais que le poème est mauvais.

 

Y.R. La poésie est-elle l’expression privilégiée de l’inspiration ?

R.P. Elle est à la hauteur de la musique. La Muse éponyme a fait la musique, et il n’y a pas de poésie sans musique. Vous pouvez écrire un parfait hexamètre ou décasyllabe, sans que cela ait rien à voir avec la poésie ; ce sera une déclaration ou un discours, mais pas de la poésie. On oublie que l’art poétique a été discuté depuis l’époque de Platon, que sans l’inspiration il n’y a ni poésie mystique ni poésie spirituelle. La théorie de la poésie est établie depuis toujours, c’est une question de connaissance, et la connaissance s’acquiert par l’intimité que vous avez avec les belles choses.

 

Y.R. Vous écrivez par ailleurs : « La poésie est une tentative d’intelligence mystique. Comme la contemplation, comme la nuit obscure de la mystique, elle s’applique à recevoir et établir une communication avec l’inconnu. » Ce qu’on appelle Dieu ou l’esprit divin vous est donc très proche, puisque vous parlez de rapport à l’ange, dont parle aussi beaucoup la tradition et qu’ont mis en valeur au XXe siècle Rilke, Alberti, etc. La poésie est vraiment de l’ordre du sacré.

R.P. Du sacré, de toute façon, quel qu’en soit le nom. L’éthique du poète

 

Y.R. Du sacré d’une part, et d’autre part de quelque chose d’« élitiste » : le vent de l’esprit souffle où il veut, certes, mais pas pour tout le monde de façon démocratique. Pour autant, pas plus qu’il n’y a de mystique sans ascétique, il n’y a de poésie sans grandeur d’âme. Il y a donc une morale inhérente à la poésie, un minimum de travail sur soi. Comment pourriez-vous définir l’éthique du poète ?

R.P. L’éthique du poète consiste d’abord à savoir jusqu’où ses forces peuvent l’entraîner, et ne pas, par exemple, perdre son temps à ressasser le même poème ou les mêmes images dans quatre ou cinq volumes à la suite. Deuxièmement, à ne pas faire l’éloge des mauvais poètes, pour être « bien » avec tout le monde, car c’est finalement pour cela qu’aujourd’hui personne ne sait ce qu’est la poésie. Troisièmement, à être cultivé. Beaucoup de poètes enfoncent tous les jours des portes ouvertes, alors que, pour avoir connu beaucoup de 57 poètes importants, je sais quel travail, quelle ascèse et quelle minutie sont nécessaires pour écrire un poème valable. Les poèmes discursifs ont fait leur temps : on peut être en même temps dense et rapide, tandis qu’il y a des poètes qui sont denses sans être rapides, et d’autres rapides et nuls, vides.

 

Y.R. Au fond, pour vous, ce travail critique était comme un garde-fou...

R.P. Je passe ma vie à me surveiller en tout ce que je fais... Je vais vous raconter une petite histoire à propos de mon beau-père, Jules Supervielle. Il venait de publier un nouveau recueil de poèmes, et il s’est rappelé qu’un mois auparavant on avait notamment dit en réunion « antorchas » (en français : « torches »). Ce mot lui étant resté dans l’oreille, il avait écrit dans un poème « antorches » au lieu de « torches ». Quand il a vu cela publié, il en a été malade, littéralement malade. Il n’en a pas dormi de la nuit. Le lendemain, il m’a téléphoné : « Ricardo, c’est votre faute. Ne me parlez plus espagnol, parce que je vais faire des hispanismes. Comment est-ce possible à mon âge, moi qui ai passé toute ma vie à étudier la langue française jusqu’aux entrailles ? » Je lui ai dit : « Écoutez, dites que c’est une coquille, voilà tout. » Mais on n’a plus parlé espagnol devant lui.

 

Y.R. Avec cette exigence très haute que vous vous êtes imposée, n’avez-vous pas pris comme une bénédiction le fait d’être un poète espagnol, exclusivement espagnol, dans un contexte français ? Ce contexte très éloigné du milieu hispanique vous a empêché de faire des mélanges impurs...

R.P. Cela m’a beaucoup aidé, parce qu’en définitive le français et l’espagnol sont à la fois des langues très proches et très distinctes. Évidemment, ma langue naturelle pour le poème, c’est l’espagnol. Je me déracinerais en écrivant des poèmes en français, parce que je ne connais pas le français aussi bien que l’espagnol, et parce que ma langue m’a coûté tellement d’efforts que je me fouetterais si je lui étais infidèle. J’ai donc très bien compartimenté ma vie de citoyen français et ma vie d’auteur de langue espagnole. On n’est vraiment poète que dans une seule langue. Lisez les poèmes français de Rilke : ce n’est rien.

 

Y.R. Mais cette exigence spirituelle, éthique, ne vous a-telle pas aussi condamné à une poésie quelque peu désincarnée, étant très éloignée du langage espagnol courant ? Je pose la question du rapport d’une langue à une terre, à une nation, à son histoire. De grands poètes que vous aimez ont été très liés à leur terre ou leur continent comme Darío ou Unamuno ou des Russes comme Pasternak ou Mandelstam.

R.P. Je n’ai jamais vu la moindre utilité à jouer sur mes origines : la poésie est intemporelle, et, finalement, le poète aussi. Je suis né en Uruguay : que voulez-vous que j’y fasse ? Tandis que, pour Supervielle, l’Uruguay était une deuxième patrie. C’est la différence : j’y ai vécu toute mon enfance, mais, je l’ai déjà dit, elle ne m’a pas laissé beaucoup de traces agréables. Je ne crois pas que mon esprit ait besoin de s’occuper de cela.

 

Neruda, l’antipoète

Y.R. Un essai qui vous a rendu plus ou moins contre votre gré très célèbre, c’est celui que vous avez consacré à Pablo Neruda. Il a son origine dans un entretien que vous avez donné en février 1957 dans Índice, à l’occasion de la parution d’un de vos recueils. Le journaliste vous demandait : « Que pensez-vous de la poésie sud-américaine ? » Et vous répondiez : « La poésie qui s’est créée en Amérique du Sud dérive en général du système nerveux. Elle est descriptive, narrative, pseudo-épique, geignarde, féminine, peu spirituelle, et ce dans une certaine mesure à cause du pire poète actuel : Neruda. Je suis surpris que certains Espagnols fassent les yeux doux en parlant de Neruda. Il y a là un mythe et une ignorance absolue de son oeuvre des quinze dernières années. Si les Espagnols lisaient Le Chant général, Les raisins et le vent, Les Vers du capitaine, Les Odes élémentaires, ils verraient jusqu’à quel point la graphomanie nérudienne est la négation même de la poésie. Pas une idée, une vulgarité d’ivrogne arriéré, une langue informe, une boursouflure anecdotique, une tromperie typographique qui veut faire passer la mauvaise prose pour un vers. Mais surtout un manque abyssal d’âme, de spiritualité. Il est clair que, comme c’est le chemin le plus facile, cette poésie a de l’influence, et on l’imite, et on l’appelle poésie sud-américaine. » À quand remonte votre prise de conscience de l’influence de Neruda ?

R.P. J’étais fort jeune à l’époque où il était en pleine gloire. Même Bergamín ne cessait de le citer. J’ai compris après que c’était exclusivement pour des raisons politiques, puisqu’au fond il ne l’aimait pas du tout, y compris comme personne. Moi, je n’avais jamais goûté ce qu’il écrivait, parce que j’étais toujours très réservé par rapport à son génie ou son talent : il avait un terrible côté kitsch. Je remarquais surtout que c’était la poésie de quelqu’un de très ignorant, car il ne faisait jamais une citation concrète, il était incapable d’écrire un texte sur la poésie, incapable de s’exprimer en termes autres que politiques et qui ne touchaient pas le fond. En plus, il était très enflé. J’ai eu des relations avec lui à l’époque où j’étais communiste. Comme j’étais venu à Paris pour le Congrès pour la Paix en 1949, il m’a appelé pour que je lui serve un peu de secrétaire. J’avais donc une voiture, je le conduisais parfois à certains déjeuners, dîners, etc. Jamais je n’ai pu parler franchement avec lui de ce virage extraordinaire qu’il avait fait après ses premiers bouquins, qui avaient eu tellement de succès, pour devenir une espèce d’aède du communisme, sans aucun respect pour la poésie. Du reste, il a fait un jour un aveu qui m’était allé jusqu’au fond de l’âme. Il disait en parlant de la poésie : « Je l’ai tellement fréquentée que je lui manque totalement de respect. »

 

Y.R. Au moins quatre critiques sud-américains ont répondu, réagi à cet entretien paru dans Índice. Tout en disant que vous êtes quelqu’un d’assez bien par ailleurs, ils se demandaient ce qu’il y avait derrière vos propos, parce qu’évidemment personne n’avait jamais dit cela. C’est pour leur répondre que vous avez écrit « La parole morte de Neruda »...

R.P. Dans ce texte, je me suis contenté de parler de la dernière époque de Neruda. Juan Ramón Jiménez avait publié un merveilleux texte sur lui, disant qu’il était la négation même de la poésie, que c’était un « grand mauvais poète ». De ce fait, Jiménez démontrait que Neruda ne pouvait être en aucun cas le leader de la poésie sud-américaine, puisque c’était un raté, un raté du romantisme. En effet, Neruda avait commencé par écrire des poèmes d’amour doués d’une certaine flamme. Mais comme il a eu une célébrité précoce et que le Parti s’est servi de lui comme porte-parole de la nouvelle culture de l’Union soviétique et de l’Amérique du Sud, il était devenu intouchable, promu comme un Picasso ou un Aragon — choses qui m’irritaient profondément, parce que je sentais que tout cela était faux : une pure construction politique, qui consistait en outre à tuer la poésie. Neruda suivait au pied de la lettre les instructions du Parti, comme tous les autres communistes qui étaient payés — je l’ai vu, je l’ai constaté — pour écrire, payés au vers. Il m’avait dit lui-même avoir obtenu de l’Union soviétique que chaque vers fût considéré comme de la prose. Alors il coupait la ligne en dix, il faisait comme si c’était un poème et touchait ses quarante roubles au lieu des quatorze qui lui seraient revenus s’il avait fait un poème en tant que poète. Il suivait de près, le plus littéralement possible, le célèbre Rapport Jdanov sur la culture, les arts et les lettres, qui avait reçu l’accueil de tous les partis communistes et de tous les compagnons de route. On y disait catégoriquement que la poésie classique ou moderne qui ne répondait pas aux normes du réalisme socialiste devait être jetée à la poubelle pour être remplacée par les dogmes du réalisme socialiste. Du reste, en Hongrie, Neruda avait renié officiellement tous ses livres antérieurs. « Officiellement », parce qu’en fait il avait continué à les rééditer. En 1949, je n’avais pas encore publié, j’écrivais pour moi. Un jour, Neruda m’avait surpris dans ma voiture en train d’écrire : « Qu’est-ce que tu as entre les mains ? — Rien... — Ah, tu écris des poèmes ! Tu ne m’avais rien dit. Laisse-moi les lire. » Une fois lus, il m’a conseillé : « C’est bien, mais il faut que tu changes. Auparavant, cela allait ; maintenant, il faut absolument écrire autre chose. Fais comme moi… » Pénétré des classiques et de la bonne poésie moderne espagnole, cette recommandation m’a fait l’effet d’un crime. C’est donc après cela, en regardant les choses à tête reposée, que je me suis dit qu’il fallait que j’écrive là-dessus, puisque personne n’osait prendre les devants ; il fallait expliquer à quel point cette fumisterie avait vraiment empoisonné la littérature de langue espagnole.

 

Y.R. Un des arguments très forts que vous posez dans « La parole morte », c’est que Neruda est un poète bourgeois — la poésie bourgeoise, pour vous, se distinguant précisément par deux choses : son caractère purement thématique (on retrouve cela dans la poésie socialiste, de fait) et sa volonté de séparer le fond de la forme. On a donc affaire à une poésie pompeuse, contre laquelle vous vous êtes toujours battu. Vous retrouviez, d’une certaine façon, la poésie que vous aviez apprise à l’école. On est très loin de ce que Huidobro disait et que vous citez en exergue à cet essai : « Invente des mondes nouveaux et prends soin de tes mots.

R.P. En plus, il y avait chez lui une servilité tellement épouvantable : ces éloges de Staline (« Staline est plus grand que tous les hommes réunis », etc.) ! C’étaient des choses tellement infâmes, écrites, non par conviction, mais exclusivement par intérêt. Comme j’avais quitté le Parti et que les communistes sont terriblement susceptibles et vous poursuivent, une avalanche d’immondices s’est alors abattue sur moi. On m’a accusé de tous les maux : que, si j’avais cessé d’être communiste et que j’attaquais Neruda, c’est que je m’étais marié avec la fille d’un banquier, que je m’étais vendu à la CIA, etc.

 

Y.R. Pour revenir à la question de fond, je voudrais citer un passage qui me semble très important : « Il ne reste rien à Neruda : ni patrie, ni langage, ni race, ni éthique. Car chez le poète le respect pour la poésie inclut tous les autres. La poésie est la raison d’être du poète, la différence essentielle de son être. Sans doute peut-il cesser d’être poète, cesser de penser en poésie, aller autre part en esprit. La seule chose qu’il ne peut faire, c’est de perdre le respect pour la poésie, son propre être, sa propre différence. Le poète qui continue à écrire ainsi finit par tuer autrui. » Pour vous, on voit bien que cela va très loin, parce que Neruda commet ni plus ni moins un acte sacrilège. On ne comprend pas votre pensée si on ne la place pas de ce point de vue-là.

R.P. Neruda était le Staline de la littérature espagnole : tout le monde le suivait. C’est pour cela que j’étais considéré comme une espèce d’hérétique monstrueux. Toucher un cheveu de cet homme était un crime.

 

Y.R. Vous dites pour terminer : « La poésie selon Heidegger et Huidobro doit d’une part révéler l’Être, le rendre accessible et le conserver vivant dans le langage. » Puis, en contraste, à propos de Neruda : « Il ne prend pas soin des mots, il les corrompt. Il appauvrit la planète en lui agrégeant un jargon informe et stupide. Jamais il n’a fait accéder l’Être au langage. Il n’œuvre que sur le plus infime et le sous-état des choses. Ainsi trahit-il l’un après l’autre tous ses droits et tous ses devoirs. Ainsi s’expatrie-t-il pour toujours de la poésie. »

R.P. En ce sens, je voudrais citer ce que dit Bécquer, le grand poète romantique espagnol du début du XIXe siècle, au sujet de la fonction d’un poète : « Je suis l’invisible anneau / qui attache le monde de la forme / au monde de l’idée. » Impossible de trouver une idée ou un attachement quelconque à l’esprit de la part de Neruda. Novalis dit aussi : « La poésie prédispose au surnaturel. » Imaginez à quoi chanter Staline pouvait prédisposer ! Voyez déjà comme Neruda chante la simplicité dans ce « poème » : « Ah, simplicité ! / On ne m’aime pas dans les salons / Je veux venir / On ne me laisse pas entrer / Moi, pauvre poète… » Ç’a été écrit et publié. Novalis ajoutait : « La poésie est la représentation de l’âme, et elle est plus liée à l’invisible qu’au visible. » C’est exactement dans cet esprit que j’ai voulu écrire, que je défends la poésie qui suit ces concepts absolus. Si l’on croit que l’anecdote de chaque jour, le misérabilisme de la photo instantanée représente l’âme ou vous attache à l’invisible, on se trompe : c’est de la platitude la plus terrifiante.

 

Octavio Paz, le caméléon

Y.R. Un autre grand antipoète, que vous avez également connu, c’est Octavio Paz, qui était très marqué par le surréalisme.

R.P. Par le surréalisme et le trotskisme. J’avais rencontré Paz à Buenos Aires d’abord, où il était diplomate. Puis je l’ai retrouvé à Paris de nouveau diplomate, comme je le serai un peu plus tard. Naturellement, il préparait sa campagne et sa carrière, et, naturellement, quand je me suis marié avec Anne-Marie Supervielle, j’ai su qu’il était allé voir plusieurs fois Jules Supervielle et qu’il le cajolait beaucoup. Mais celui-ci ne le considérait pas non plus comme un grand poète pour la simple raison que la poésie surréaliste n’avait jamais pénétré son cerveau.

 

Y.R. Vous avez écrit dans Contrepoint, en 1981, un article intitulé : « Octavio Paz, le caméléon ». On y retrouve beaucoup de choses que vous reprochiez déjà à Neruda. La différence majeure, c’est qu’ici il n’y a plus Staline. À l’époque, Paz n’était pas encore nobélisé, et vous dites : « Né pour être Nobel, et s’étant découvert, dès sa jeunesse, ce destino manifiesto, il a vécu les yeux fixés sur la Mecque Stockholm. Révolutionnaire les jours pairs, institutionnel les jours impairs — comme le parti au pouvoir chez lui —, il a l’adresse d’épouser toutes les modes à l’heure précise où, déjà frelatées, le grand public les assimile. »

R.P. J’ai commencé par lire les livres de Paz pratiquement à l’époque où je l’ai connu. Dès les premiers livres, je n’ai pas aimé. Parfois, je me retenais, je me disais : « Tu dois te tromper, tu ne peux pas dire du mal de quelqu’un qui est tellement reçu et soutenu comme poète. C’est peut-être toi qui te trompes, tu ne peux pas avoir raison contre tout le monde. » Finalement, j’ai encore dû avoir raison contre tout le monde.

 

Y.R. Vous citez Machado : « Je tiens à distinguer les voix des échos. » Et vous commentez : « Paz, l’écho de toutes les voix, sauf de la sienne. » Effectivement, vous décrivez bien son univers chaotique : « Selon ses exégètes autorisés, Octavio Paz y penche du côté nippo-hindou, mondo-véda, et pose des passerelles entre le Kama-sutra et le paganisme aztèque. » Il écrivait
aussi des haïkus...

R.P. De faux haïkus. Il savait très bien que les haïkus exigent de la peinture, et parfois de la musique...

 

Y.R. Vous stigmatisez surtout la dernière période, et l’on pense beaucoup à toute la critique structuraliste qui le rendra très célèbre, et qui le nobélisera d’une certaine façon.

R.P. Il a réussi à vendre le Mexique aux Européens et aux Hindous, parce qu’il était ambassadeur en Inde. À chaque fois qu’il allait quelque part, c’était toujours comme diplomate : c’était un mondain absolu. Il faisait carrière en parlant du Mexique. Et comme personne n’a jamais compris le Mexique, lui avait la clé du Mexique. Tous les Français ont cru qu’en connaissant Octavio Paz ils connaissaient du même coup le Mexique. En Inde la même chose. Il faisait croire en Inde que les Mexicains aimaient l’Inde, et aux Hindous qu’ils avaient compris le Mexique.

 

Y.R. Au fond, c’est un poète de la mondialisation.

R.P. Exactement. Mais pour vous montrer que je n’exagère pas, je vais vous citer quelques petits haïkus : « Les linges blancs étendus sur les pierres / regarde-les et taistoi / Sur l’îlot criaillaient / les singes au cul rouge. » C’est d’une élégance ! « Les linges blancs étendus sur les pierres / regarde-les et tais-toi. » Cela se répète. « Blancs les palais / blancs sur les lacs noirs / lingam et yogi. » Plutôt que de l’essence à l’existence, l’esprit d’Octavio Paz se promène d’escalier en escalier. S’il faut parler d’amour, il faut dire : « J’entre par ta bouche / Je sors ».

 

Propos recueillis par Yves Roullière.

 

Cet entretien a paru dans le n°5 de la revue NUNC.

Recours au poème remercie Réginald Gaillard, Franck Damour et Yves Roullière pour leur aimable autorisation de reprendre cet entretien de Ricardo Paseyro publié dans le n°5 de la revue NUNC.

 




Rencontre Jean MAISON [1ère partie]

Mon cher Jean, nous commençons un entretien au long cours, au gré des occasions qui nous seront données de nous réunir. Pour entrer dans le vif, peux-tu nous parler de ton recueil Consolamentum ?

Tout d’abord, je vais essayer de développer en quelques mots la genèse de Consolamentum. Je vais parler à la marge possible.
L’écriture est implicitement autobiographique, le propre de la poésie est de transcender le biographique.
Le titre  est comme souvent un de mes points de départ. Celui-ci appelle la question de la consolation cathare. Je me suis beaucoup intéressé au catharisme, et j’ai cherché à travers  des lectures, et la visite des lieux historiques à comprendre ce projet spirituel.  Je me suis interrogé sur ce fait : que devient le soldat qui va combattre dans les dernières heures de Montségur, et qui a reçu au préalable le Consolamentum, c'est-à-dire  une forme d’extrême-onction ? C’est un sacrement d’un niveau tout à fait particulier. Il y a un engagement et une quasi impossibilité de retour en arrière. Je me suis interrogé : qu’est-il  advenu des combattants qui ont échappé à la mort après la défaite ? Ma réflexion étant : "est-ce que le poète d’aujourd’hui n’est pas à l’image de ces   rescapés qui ont reçu la consolation et qui sont en condition de survie dans ce monde ?"

Catharisme et catholicisme : pourquoi le catharisme ?

Je suis un catholique survivant à mon catholicisme. Je suis passé par une multitude d’épreuves qui m’ont fait circuler dans les différents registres de la pensée. D’autre part Saint Augustin, est au cœur de ma vie pour diverses raisons, en particulier, celle la plus évidente de mon berceau familial. J’ai approché le manichéisme, puis les cathares, et conjointement j’ai poursuivi ma redécouverte de  la langue limousine, ma langue maternelle. Ce groupe a été de fait le défenseur implicite des cultures d’Oc.

D’autre part j’ai imaginé que le catharisme avait pioché dans les racines les plus primitives du christianisme, ce qui est pour une grande part faux. Les Cathares m’ont fasciné par certains aspects de leur mode de vie et de leurs convictions. Après approfondissement de la question, je me suis spirituellement éloigné d’eux mais j’ai gardé les fragments d’absolu dont ils me semblaient être  porteurs.

Tu fais un lien en tant que mort-vivant ?

Je n’oserais pas dire mort-vivant car le poète est pleinement vivant. Je dirais : le combattant revient, il a conscience de ce qui lui est arrivé et il sait qu’il est aussi blessé, infirme, incapable d’assumer cet état de fait à hauteur exacte de ce qu’il croit possible

Quel état de fait ?

Etre au monde en ayant cette charge de conscience. Il doit néanmoins poursuivre le chemin dans une précarité extrême mais animé d’une sourde confiance. C’est une situation précaire voire dangereuse. Je veux dire par là que le poète, celui qui tente d’atteindre à la poésie, perçoit des manifestations qui lui donnent une ligne de conduite. Dans l’hypothèse où ces manifestations sont purement imaginaires ou subjectives, il n’en demeure pas moins qu’il y a une foi en la poésie comme moyen de continuité pour appréhender intuitivement le mystère de la vie et "l’être au monde".

Dans quel sens ?

J’essaie dans Consolamentum de montrer par défaut le plus souvent ce qu’est l’essence poétique. Et d’autre part, j'insiste sur le rapport essentiel de l’amour et de la poésie, qui sont indissociables, une consolation par l’amour de « l’amour perdu ». Ce qui d’ailleurs n’est pas une grande nouveauté. C’est une façon d’ouvrir « une nouvelle porte ouverte. » En particulier les troubadours limousins, Bernard de Ventadour en tête et l’amour courtois ont placé l’amour au centre de l’œuvre poétique.

Comment la montres-tu, cette essence poétique ?

L’essence poétique, je l’entrevois aussi  par défaut, c'est-à-dire je perçois l’ensemble de ce qu’elle n’est pas, de ce qu’elle ne peut pas être à mes yeux et en cela je me donne une ligne de conduite.

Ensuite je place la poésie dans ma vie comme l’art essentiel et donc, comment dire, de fait un art à sa source silencieux. Je sais qu’il n’est pas de bon ton aujourd’hui de hiérarchiser les arts, mais pour ma part, c’est ainsi. Ceci dit, j’admire et je suis à l’écoute de bien  d’autres formes d’expressions

D’autre part, pour échapper à la partie séduction d’une poésie émotive, qui peut parfois être un moteur poétique, mais qui donne en général des résultats faibles dans l’essence, il faut travailler à une retenue où s’équilibrent l’intuition poétique, la qualité formelle et ce qui relève de la nature du poète en tant que personne. Lorsque cet ensemble est accompli, on est sur la voie d’une écriture poétique.

Art essentiellement écrit, dis-tu. Mais l’oralité ?

Avant de répondre à cette question, il y a un élément que je n’ai pas développé de Consolamentum et qui en est le moteur essentiel. J’évoque tout au long du recueil  l’amour que l’on découvre par une femme, tant sur le plan des émotions intellectuelles, des émotions sentimentales, du désir et de leur accomplissement. Consolamentum se voudrait comme un creuset de la nécessaire conciliation de l’ensemble des éléments constituant l’amour. Et Consolamentum aussi, comme toute poésie qui cherche,  plonge dans l’interrogation vers la mort, sans morbidité. Voilà.

Je reviens à la question de l’oralité. Il y a un contresens permanent avec le mot chant, accepté souvent  pour des raisons politiques. Ce contresens est maintenu car il permet d’élargir considérablement la spéculation. Or pour moi, les mises en musique, des accompagnements divers relèvent de moments exceptionnels, la poétique est une respiration abstraite du langage, elle s’accomplit pleinement, dans un certain recueillement Sa présence muette  dans les livres n’exclut en rien sa participation au monde. Ça n’exclut pas les possibilités de mise en voix, de lectures publiques, ni l’accompagnement musical s’ils permettent une audience plus large, une forme de présence aux autres. Mais l’écrit poétique et la lecture du poème sont dans leur plénitude dans l’intimité silencieuse.

Politique ?

Je veux dire, il y a une surenchère démagogique menée depuis bien longtemps autour de l’expressivité, et en particulier depuis quelques générations, qui pousse à une facilité : la mélodisation des émotions. Donc à produire une émotivité, une hypersensibilité autour du « sentimental » ou du « guerrier » aux dépens de la retenue nécessaire. Politique parce que cette démagogie renforce les faux semblants, donnent à croire que tout est équivalent dans l’expression. Il ne s’agit pas pour moi là de prôner une culture élitiste car je pense bien au contraire que la poésie la plus exigeante s’adresse à chacun. Ça n’est pas pour autant que chacun est poète. A comparer, celui qui bâtit une maison bâtit pour celui qui va y loger. Celui qui va y loger n’est pas forcément un bâtisseur. Ce qui n’enlève rien ni à l’un ni à l’autre, il s’agit de discernement.

Une audience plus large. Est-ce la vocation de la poésie ?

Il y a une contradiction apparente mais pas vraiment car il y a une liberté d’entreprendre en art qui ne doit être gouvernée par personne d’autre que celle ou celui qui mène ce chemin. Je considère que l’on peut,  dans un souci de partage  avoir envie d’aller vers un public qui sera retenu davantage par la présence d’un acteur lisant. Il n’y a pas un interdit de cette nature dans mon raisonnement. Mais dans le premier état poétique, il y a le silence ouvrant  l’écoute à une voix intérieure. Restituer cela, en tout cas, en conserver la possibilité est fondamental.

Il faut creuser la question. Elle renvoie, cette notion d’audience, à l’essence de la poésie et du lien entre le mot et le monde.

Tout d’abord je ne crois pas que le poète écrive pour l’univers entier. Le poète écrit dans une confidence à lui-même avec plusieurs desseins, probablement au départ un souhait de séduction. Il peut écrire aussi pour chercher à travers l’épuration de sa langue la carte d’identité ou l’essence de son propre langage et donc de son appartenance au monde, de sa réalisation dans ce monde et par l’établissement de son langage, le rétablissement ou l’établissement de sa personne. Ensuite, le poète concentre ou peut concentrer une recherche collective inconsciente et expose à travers son art un état des lieux en un temps donné. C’est pourquoi il y a une historicité de l’écrit et du langage et en même temps une évolution de la langue et du langage. C’est pourquoi le poète est formellement dans une contemporanéité, mais il est également pleinement dans une tradition, consciemment ou non, nourri par ses filiations dans la perspective du dessein poétique qu’il porte.

L’émotion. Céline : « Au commencement, il y a l’émotion ». Ce disant, il dévie l’affirmation originelle : « Au commencement était le Verbe ». Il ne fait ainsi du verbe qu’un mouvement psychique.

Je partage ton point de vue. Cet auteur place l’émotion avant le verbe. Pourquoi pas ? Pour ma part, me référant à un des plus grands auteurs tant au point de vue spirituel que littéraire,   Saint Jean, je ne peux que dire, répétant sa formule : « Au commencement était le Verbe ». Je ne cherche pas à nier l’émotion et je rappellerai ici le merveilleux texte de Reverdy « cette émotion appelée poésie », ou Pierre  Reverdy débute avec l'anecdote du scalpel. Car pour moi l’émotion n’est pas que psychologie, que perception charnelle. Lorsqu’elle est pleinement accomplie, elle relève de sa cohérence entre les sens physiques et la sensibilité spirituelle de l’être. Cette émotion montre à la fois la fragilité de notre condition et la qualité de notre condition, qualité au sens de hauteur, de possible. L’émotion nous permet la mansuétude, l’intelligence, la charité, la perception des nuances, elle ne limite pas nos états à la médiocrité de certains de nos aspects,  à la différence de l’émotivité qui harcèle l’émotion et la détourne vers  ce qu’il y a de plus sommaire dans les comportements, et atteint le contrôle de nous-mêmes en flattant notre ego,   notre désespérance, notre mélancolie, et qui joue avec l’incertitude comme avec une arme de guerre. Cette émotivité est alors attractive dans ses extrêmes avancées, voire fascinante. Mais dans ses excès purgeant l’urgence de vivre, dans un présent sans concessions, voire sans limites, cela n’est pas une garantie de qualité d’écriture. Il faut oser être sincère et simple.  Je ne veux pas nier l’existence de l’émotivité, je veux lui laisser libre cours dans la vie quotidienne. D’ailleurs, elle ne me demande pas mon avis pour être présente. Mais je souhaite l’écarter de l’écriture poétique pour chercher à atteindre la rive plénière.

La poésie est réminiscence. Elle interprète l’état du monde à un instant donné. C’est pourquoi l’exercice que nous faisons est extrêmement difficile et factuellement  complexe. La poésie est essence et peu théorie. Sur tout ce que je viens de dire, à la volée, il faudra probablement revenir dans quelques temps et corriger ces propos à l’aune du jour nouveau.

 

Propos recueillis par Gwen Garnier-Duguy




Rencontre avec Iris Cushing

Dear Iris.  Could you please tell us what your relationship to language is through your poetic work ? Could you tell us how you connect with language through your poetry ?
Iris Cushing

Iris Cushing

This spring, I’m teaching a basic writing class at a small college here in Brooklyn, and it suddenly occurred to me one day how simply amazing it is that language is the primary tool that we have to teach each other about language. When I’m talking about how to use a comma or an apostrophe, I’m using commas and apostrophes. I can’t think of any other system that works that way. When I’m making a poem, I try to stay very aware of not just what I’m saying, but what the limits of language will allow me to say. It’s very fun to come up against certain limits, moments when I realize “oh, I can’t say that, it doesn’t make sense,” and then find a way for it to make sense. The experience of using words in that way feels very true to the stories and emotions and images I’m creating. All of my poems are based on things I’ve actually experienced; I think my work as a poet is to find a way to transform personal experiences into verbal structures that constitute a new kind of experience.

 

Iris Cushing
In the Boston Review, the critic Katy Lederer wrote, about your poems : "Reading this work, I fell in love again with language. Not because it is beautiful or even particularly true, but rather because it transports." What are you looking for in poems ?
Like Katy, I can definitely “fall in love” with transporting poems. When reading, I get very excited by poems that reach outside of the normal limits of what we consider a “poem,” what we consider “normal usage” of things like parts of speech, names, and narratives. I get excited when a poem is so curious about its own limits that it risks complete failure. When writing, I guess I’m looking for that too, although I realize that I’m not going to write in the same way as anyone else.
Could  you tell us something about the mind of the splendid and surprising State Report ?
There are a lot of puns and verbal jokes that occur to me in unexpected moments, almost as if they are spoken to me by a voice coming from elsewhere. The poet Jack Spicer said something about a poet being like a radio that picks up signals from outer space; that perfectly describes where my puns come from. The idea to use “Wyoming” as a verb occurred to me in just such a way. I had several different versions of the poem, and I eventually settled on this one as the “finished” one. Something about the solitude and sense of longing conveyed in the poem belonged with Wyoming, which can be a very solitary, contemplative place.
You are a poet, and  also a  publisher of  Argos Books publishing. What about your publishing work? What is the mind? The way? Could you elaborate on your work philosophy ?
My friend Elizabeth Clark Wessel and I started Argos Books two years ago, because we both love books and wanted to be involved with a community of people who also love them. We have a third editor, E.C. Belli, who is also a brilliant poet. I am a deep believer in making more of whatever you love in the world. I love contemporary poetry, especially innovative writing that opens up new questions about what’s possible with language. It’s a thrilling creative experience, reading and choosing and putting together books. It just so happens that most of the work we publish is by women.
To be a publisher as well as a poet, you must have a conception of words, maybe of the world, too ?
There’s an aspect of publishing that’s all about business : marketing, networking, and distributing your books. That part can feel very un-creative and boring. I’m still in the process of learning how I want Argos to “live” in the world, and I feel the same way about my own poems. The two endeavors go hand-in-hand. The poet Anna Moschavakis once said that small-press publishing was like a “big collaborative art project”; I love thinking of it that way.
The poet and translator Jacques Burko said that to translate poetry one must be a poet oneself.  Are you also translator? If so, what does translating poetry mean to you?  Does it mean loyalty to the poem at start or allowing the passage of a vision from one language to the other ?
I studied translation while I was getting my Master’s degree at Columbia, and have translated some poems from Spanish by Eugenia Brito and Marosa di Giorgio. Currently, Liz Clark Wessel (who is a translator from Swedish) and I are co-editing a magazine called Circumference, which focuses on poetry in translation. So, translation is something that I care very deeply about. The best translations, I believe, are done by people (poets or not) with an intimate understanding of both the language they’re translating from, and the spirit and intention of the poem they’re working with. I think being loyal to the literal “meaning” of a poem means being true to the time, place, and situation in which the poem was written, as well as to the poet who wrote it, which oftentimes leads a translator away from word-for-word translation.
You publish artists’ books. There were a lot of artists books in France in the 20e century, with René Char, Picasso, Miro… What is the purpose behind their limited edition ?
What books and works of art have in common is that they are both objects—they both have aesthetic considerations that influence how a viewer or reader experiences them. It’s very satisfying to me to make books that not only include visual art, but are considerate of the viewer/reader’s aesthetic experience, that try to make it interesting in some way. I’m fascinated by the history of artists’ books, and poets who have collaborated with artists in general. Actually, I find poetry to be more like painting than it is like other kinds of writing—fiction, journalism, etc. A poem can be like a verbal painting… I want the books I make to explore that.
At last, dear Iris : is there a poem which always goes with you ? Is there a poem which never leaves you ?
What a good question ! “The Proverbs of Hell” by William Blake is permanently etched in my memory. It’s not a poem exactly, but it was written by one of the greatest poets ever, contains very beautiful language, and offers very useful advice, such as: “Think in the morning. Act in the noon. Eat in the evening. Sleep at night.”

Propos recueillis par Matthieu Baumier et Gwen Garnier-Duguy avec l’aide d’Asha Gopaul-Pfau

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