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Rencontre avec Marc Tison

Il ne faut pas ne pas le connaître. Marc Tison. Ce poète n’a jamais revendiqué quoi que ce soit, si ce n’est porter la parole des camarades humains. Il le fait merveilleusement, tout comme il a mené sa carrière de chanteur, humblement, doucement, comme un grondement qui se faufile dans les palabres de tant, et qui enfin explose sur un ciel presque désert de scripteurs engagés… Les poèmes  lus à Caen ont vivement ému les étudiants du Master de Lettres modernes… Pourquoi, me direz-vous ? Et bien parce que Marc Tison attrape le siècle vingt et un et lui demande des comptes…

Marc Tison, Calais

Engagée, politique, c’est à dire d’une belle spiritualité et d’une haute idée de la fraternité et de l’équité, le poète dénonce, pointe des mots, et souligne les superbes aberrations du siècle passé, qui ont franchi le seuil du siècle naissant... C’est cette poésie là que nos jeunes adultes écoutent, qui émeut et porte la parole d’une génération qui est dans la posture d’un Musset, d’un romantique perdu dans une société déstructurée et hors de tout avenir perceptible… Neo-romantisme… ? Non bien sûr car les jeunes adultes du dix neuvième siècle avaient encore cet horizon mirifique et ce refuge qu’était la religion. Elle a été aspirée depuis, disparue avec les pertes et fracas de nos cadavres toujours commis alors que la modernité concept frauduleux offre les déchets nauséabonds que le ressac des océans déposent sur les plages. Marc Tison existe, un espoir car encore le poète armé de mots ose un requiem à l’humanité espérée et soutenue, enfin, par son essentiel drapeau, l’Art.

Quelle est la spécificité du langage poétique ? 
J’aime bien dire que la poésie c’est le signifié des objets de soi. Dans cette aventure de l’exploration des mots de soi auxquels on rend leurs places, leurs intégrités, leurs justesses de mots, ce qui émerveille. Et le plus justement aussi le dire l’écrire avec l’affection que l’on porte nécessairement à ceux à qui on s’adresse, et ce à quoi on s’adresse qui n’est pas soi. Un ami poète que j’aime beaucoup, Guy Ferdinande, m’a parlé un jour avec sa distance taquine au convenu, de sa notion de « l’infra réalité », en opposition, ou en réaction, à « l’hyper réalité » que l’on nous fourgue chaque jour comme le ciment de notre existence sociale.  Cette idée me plait.

Marc Tison, "L'inventaire des horizons", extrait De Des Abribus pour l'exode, éditions Le Citron gare, à la librairie Mona lisait, à Paris, le 2 février 2019.

Pour filer le concept, l’infra réalité n’est pas « l’underground », elle n’est pas souterraine, elle est comme un son infrabasse, pour l’entendre il faut être nu, en tout cas débarrassé des frusques superflus, ça résonne dans le corps. On s’y retrouve en commun sur un ensemble de fréquences qui fait partition, en dehors du brouhaha. J’ai écrit un texte (dans un recueil aujourd’hui épuisé, « Manutentions d’humanités ») qui dit « je m’engage, j’engage avant tout ma main dans la tienne ». C’est ça qui est ça (comme disait ma grand mère). Même si dans le même texte je dis aussi « L’engagement, langage ment ». Va savoir…
Comment, et pourquoi, advient la poésie ?
C’est un mystère ou plutôt un bouleversement. Un bouleversement qui serait un mystère. Bouleversement léger, une faille dans le continuum, dans l’ordre du quotidien prévu des choses. Comme un frisson ou comme l’absence d’un frisson. Bouleversement puissant qui laisse ébahi, Un bouleversement, pas une révolution. Un bouleversement c’est dedans soi. Et soi c’est aussi le monde dans le monde. Si on est bouleversé, on bouleverse le monde. On bouleverse et on dit soudain la vérité, la poésie. C’est comme ça que ça advient, je pense, j’en suis à peu près sur, ou pas tant que ça, je peux me tromper, à vous de voir ce qu’est la vérité.
Cette infra réalité que révèle la poésie ne serait-elle pas un au-delà du langage, aussi ?
J’ai un rapport complexe, de conflit, au langage, au langage qui ne dit pas. Une douleur physique de l’absence, de l’effacement de son objet. Le langage porte les tabous.
Depuis l’enfance, par période ma pratique du langage social a bafouillé, bégayé. Une forme de combat douloureux avec les mots et leurs arrangements quand le moi se dissout dans une multitude qui ne fait pas corps commun, qui ne fait pas cette profondeur de l’existence, ces bouleversements. L’hyper langage fabrique l’hyper-réalité, notre disparition. On disparaît dans le langage qui ne dit pas. Alors j’ai écrit tôt de la poésie, et j’ai aussi tôt, à la prime adolescence, déclamé des textes.
On utilise le langage pour s’en échapper, pour lui échapper. Pour toucher l’objet qui le transcende, lui donner consistance. C’est comme ça en tout cas que je suis sorti du combat avec le langage, que je l’ai apprivoisé, que je l’ai remis à sa place. Alors cette infra réalité qui est en quelque sorte la réalité des hommes et des femmes hors le capitalisme de leur représentation (pour faire court), cette prégnante vérité serait, oui, aussi un au delà du langage, où le corps commun fait humanité. 
Et puisque tu es musicien, est-ce que poésie et musique procèdent de la même manière dans ce dévoilement du tu ?
J’ai utilisé ma voix dans des projets musicaux, ma voix comme support des mots, des sons. J’ai de la difficulté à me reconnaître comme « chanteur ». Je ne suis pas musicien, je suis dans la musique, ou je suis la musique. Je n’ai jamais eu à questionner sa présence, l’évidence à m’y fondre, à suivre ou participer à sa construction, paradoxalement en n’en faisant pas « vraiment ». Si je dis que je suis la musique, c’est aussi que je peux depuis toujours me jouer « dans la tête », en moi, toutes sortes de musiques, existantes (un vrai jukebox) ou qui s’inventent si je laisse faire. Mais je n’ai pas les outils pour fabriquer des objets musicaux. Je produis quelques supports sonores, comme des collages où ma voix serait les découpes. Je les conçois comme des poèmes, ou comme ce que pourrait révéler des poèmes. 
Je me reconnais plus aisément dans l’artisanat de poésie. Surement du fait d’avoir bataillé avec le langage, de l’avoir pris « à bras le corps », vraiment et physiquement. (Cf. réponse à la question précédente), et de continuer à incarner, en les disant, les textes que j’écris, ceux qui ont du sens à être dits. Ceci dit, pour répondre plus précisément à ta question, je conçois tout acte de création comme une prise de distance avec le « je » (la aussi pour faire court). Comme la fabrication d’un espace où nait l’intimité, avec « soi » et avec « l’autre ». Cet espace entre le « je » et le « il ».

 

Cet espace est peut-être un lieu de transcendance, un rythme propre à l’univers. Alors on pourrait peut-être affirmer qu’écrire de la poésie est un acte politique, parce qu’elle offre cette libération potentielle « du langage des autres » comme l’a écrit Michaux ?
Cette question je tourne autour. Je peux y répondre par un oui massif comme un tronc d’arbre sur le chemin peinard de la pensée. Il y a de l’essentiel là dedans. En ayant conscience de flirter avec le contresens de ce que signifierait le « des autres » : le fait d’écrire, de dire ou publier de la poésie dans l’espace public, se pose, se met en œuvre, en un acte politique. Sinon quel sens donner au dévoilement de soi dans cet espace public, quel qu’il soit ? Sans cette intention de considérer avec fraternité cette intimité commune du poème, cela reste un « je » vaniteux, une poésie vaine. La poésie est intimement la réalité. Il n’y a pas d’irréel dans la poésie. Dans la réalité il y a l’autre, le peuple dont je suis. C’est aussi pour ça que je lis un peu partout où cela est possible, magasins, bars, cours et jardin privés, lieux de culture institués……

Marc Tison, "Promis", Des nuits au mixer

Tu emmènes avec cette question sur le lieu double de la sédition aux ordres du langage, et de l’intimité du peuple des femmes et des hommes. Une intimité qui fait corps commun. Cette merveille d’être en vie, et pas tout seul. Je sais cette merveille, souvent ébahi, pataud à en faire parfois une mesure du ridicule de l’ordre social, ou plus heureusement le moteur de révoltes salutaires. Des petites choses quotidiennes. Faire pousser des plants de fèves (de tomates, d’aubergines, et de ceci et de cela... ), réconforter des artistes en déroute dialectique, partager des silences chaleureux, avoir comme certitude d’en avoir peu, au moins celle « de n’être pas si peu de poids dans la balance » de la marche hargneuse du monde. Par une association que je ne raisonne pas -peut être est ce simplement que j’ai l’envie d’en causer-, cette question m’a fait penser aussi à Serge Pey, Natyot, Charles Pennequin, et encore différemment à Marlène Tissot. Leurs poésies sont populaires dans le sens où elles existent physiquement dans l’espace public pour en faire un espace de l’intime, un dévoilement. De l’humanité en quelque sorte. Pour les trois premiers les lire, les voir et les entendre incarner l’objet, différemment chacun, donne toujours une force, une joie nouvelle. Pour Marlène Tissot son écriture de l’intime ouvert et lumineux, me touche beaucoup.  

Par une association que je ne raisonne pas -peut être est ce simplement que j’ai l’envie d’en causer-, cette question m’a fait penser aussi à Serge Pey, Natyot, Charles Pennequin, et encore différemment à Marlène Tissot. Leurs poésies sont populaires dans le sens où elles existent physiquement dans l’espace public pour en faire un espace de l’intime, un dévoilement. De l’humanité en quelque sorte. Pour les trois premiers les lire, les voir et les entendre incarner l’objet, différemment chacun, donne toujours une force, une joie nouvelle. Pour Marlène Tissot son écriture de l’intime ouvert et lumineux, me touche beaucoup.   

Mais ne penses-tu pas que ce qui s’énonce face au public change la nature du texte poétique ?…Quelle différence fais-tu entre le langage écrit et la parole ?
 

Ce n’est pas le même objet qu’un poème soit sur une page ou qu’il s’énonce face au public. Mais c’est la même intention : que l’arrangement des mots trouve son espace, le formule. Cet espace qui est cette intimité de l’autre. Dire un texte en public ne change pas la nature du texte poétique, cela en fait un autre objet poétique. La matière première est la même. Je ne fais pas fondamentalement de différence entre le langage écrit et la parole sinon qu’ils ne se diffusent pas pareillement, que l’espace habité n’est pas le même. J’aime cette liberté de faire vivre le poème dans les espaces publics, les espaces de transmission. Le texte écrit existe dans l’espace de son support. Le texte, les mots dits en public, c’est l’espace sonore, là où vibre le corps. Enoncer, dire, en public les textes poèmes, c’est peut être aussi une façon de réinvestir physiquement le poème qui vient de là, du « corps profond » « du corps intime ». Peut être aussi une façon de retrouver l’émotion de la révélation du poème. Il n’y a pas le corps pour dire et l’esprit pour écrire le poème, il y a « des gestes de nerfs » qui se traduisent dans les mains qui l’écrive, qui le peigne, dans les voix qui le dise, qui le chante. L’air commun que l’on partage vibrera avec. Il le gardera en mémoire, même infime.  Du moins c’est comme ça que je l’expérimente, volontairement.

Ça part aussi d’une intention volontaire d’amener le texte autrement à ceux qui ne lisent pas de poésie. La parole, la mise en espace et l’installation du son du poème là où c’est possible, me permet de l’adresser aussi à d’autres qui ne lisent pas de poésie. Il la fréquente alors autrement, sans obligation d’intellection. Juste en sentir physiquement, une teneur, une atmosphère. Cela transcende l’écrit poétique, tout comme la mise en page dans l’espace de la page intervient dans la proposition. Pour certains de mes poèmes -ils sont en premier lieu écrits sur des pages- le passage à l’oralité est naturel, ils se formulent avec l’excitation des mots qui viennent dans la gorge, dans la bouche. Des résonnances, des chants primitifs. Même si tout cela se réorganise. Il arrive pour quelques textes quand ils passent à l’oralité, qu’ils se reformulent, à la marge, naturellement. J’aime l’idée de cette liberté du poème, des arrangements des mots, des décalages, des pas de coté qui éclairent autrement la chose.

De même dans l’écriture, il m’arrive de reprendre des textes écrits quelques années plus tôt et de les « remixer » comme on remixe, on réadapte une musique. Pourtant, j’écris des textes qui ne se disent pas, et je le dis ainsi. C’est curieux de l’écrire comme ça. Peut être se disent ils tous mais différemment. Ils se disent en soi quand on les lit, quand on les voit. Ils résonnent aussi là. Si on va plus avant, on peut par accident ouvrir une nouvelle fois la boite à grand débat du « ce qui se dit dans le langage », « ce qui ne se dit pas », « ce qui s’entend dans ce qui se dit », « ce qui ne s’entend pas »…… Mais il me semble que ce n’est pas la question du texte poétique. Il est qu’il fasse beau ou qu’il pleuve, qu’on le lise ou qu’on le dise. Il est. Je le vois ainsi.

 

On peut dire aussi que le travail graphique de Jean-Jacques Tachdjian apporte une dimension supplémentaire au signe ?
Jean Jacques et moi on se connaît bien et depuis longtemps. On a une confiance réciproque en nos productions. Faire paraître ce recueil en commun a été très naturel.Nous avons eu un dialogue très simple sur quelques options de surlignages et de découpages. Je ne suis pas intervenu sur les choix de mise en page et de travail graphique de Jean Jacques. Il doit y avoir de l’humilité dans l’apparition du texte. Le texte poétique est humble, il s’offre à l’espace de son apparition. Le son pour le texte dit, le signe sur la surface de l’écrit. De l’humilité en opposition à la vanité. Et « La Poésie » est un terrain de jeux (de « je » pour faire mon malin) miné des leurres vaniteux du « moi ». Le travail graphique de Jean Jacques, ou plutôt les réalisations graphiques qu’il facilite comme un faiseur de poésies graphiques, procède de cette même humilité. La profusion de ses créations, leurs cohérences lumineuses, et sa générosité à les « offrir » dans l’espace commun des gens. J’aime profondément cette liberté de transcription, révélation, du poème dans son espace. C’est essentiel la liberté. Cette liberté révélée par l’illustration de « La prose du transsibérien » de Blaise Cendrars, les mises en page de recueils de Saul Williams, « les collages textes » de Claude Pelieu et tant d’autres. 

Le texte est le texte poétique. Sur la page, l’espace poétique de Jean Jacques, il est un poème supplémentaire.  
 

 

Je te remercie pour tout ce temps accordé à Recours au Poème, et aussi pour ta poésie. Aux élèves du Master de Lettres Modernes de l’université de Caen, j’ai lu Mouvements de Michaux, comme l’âme parfois s’évade, ce cri de liberté, que tu portes au social, au politique, et à l’humain. C’est pour cela que je t’ai lu aussi. Ils veulent entendre que l’engagement existe. Ils ne sont plus seuls, alors. L'Art redevient ce feu autour duquel l'humain s'unit, en une circularité totémique, primale, archétypique. Sa lumière reflète la communion de tous avant la parole, tout comme la poésie, seule nom 

 

Présentation de l’auteur




Deux heures avec Edgar Hilsenrath

C’est au cours d’une tournée en 2015, que je découvre l’œuvre foisonnante, crue(lle) et pourtant pleine d’espoir d’Edgar Hilsenrath. Le Nazi et le barbier constitue ma première lecture. Je ressens un vertige dès les premiers chapitres. Audace, Inventivité, Excès… 

 

A la fin du roman, je me précipite chez le libraire et trouve Fuck America. Je me consume en le lisant et décide, non seulement d’acquérir le reste de son œuvre en français comme en allemand et de m’y jeter à corps perdu, mais prends également la décision de demander les droits d’adapter Fuck America pour la scène. Quelques mois plus tard, après avoir travaillé avec trois de mes comédiens à l’adaptation, je mets en scène avec mon équipe le texte, nous sommes en juillet 2017 dans la chaleur avignonnaise. Depuis le moment où j’ai refermé le premier de ses romans, j’ai toujours rêvé de rencontrer cet homme. Cette occasion me sera donnée le 8 novembre 2018, grâce à Eva Requena et Frédéric Martin. Nous nous rencontrons au siège de sa maison d’édition française, Le Tripode, rue de Charlemagne. Le ciel est bas et gris. Nous passons ensemble deux heures que je n’oublierai jamais dont voici une tentative de restitution, extraite du recueil Deux heures avec Edgar, écrit les jours qui ont suivi notre rencontre. Je ne savais évidemment pas qu’il disparaitrait quelques semaines plus tard, ni bien sûr en envoyant début décembre un extrait à l’équipe de Recours au Poème. Je ne serai jamais assez redevable au destin de m’avoir permis de le rencontrer in extremis.

 

 

A l’évocation du monde d’aujourd’hui

une feinte de non recevoir

un visage qui se détourne

ses yeux se perdent de nouveau

cherchant un abri cette fois

une cave une poubelle

Etrange sarcasme du destin

 

 

∗∗∗∗

 

 

Les paupières s’affaissent par instants

mais les yeux plantent leurs griffes dans les miens

tandis que les mains s’agitent pendant les quelques mots

on dirait qu’il gravit une paroi

ignorant le vide

à chaque réponse

 

 

∗∗∗∗

 

 

Jadis en Bucovine dit-il

il connut la paix

après les brimades des enfants aryens

la Roumanie alors somnolait

avant le grand cauchemar

Le visage d’Edgar s’empubère

le temps d’un battement de cils

 

 

∗∗∗∗

 

 

Sous le verni du visage se sédimente

la multitude des autres

Edgar est palimpseste

A tant avoir parlé de soi

on ne se dissimule que mieux

 

 

∗∗∗∗

 

 

Du balcon des jours

il continue ses doigts d’honneur

sale gosse de la littérature

N’a jamais cherché à plaire

et poursuivra même après

avec les vers et les limaces

 

 

∗∗∗∗

 

 

la folle exubérance

des vies écrites au fil de ses récits

s’entend dans les tréfonds de son mutisme

quand je l’observe à la dérobée

je perçois un concert

monter d’un chagrin sans larmes

sourd et mutin

sans instrument

 




Rencontre avec Angèle Paoli

Comment présenter Angèle Paoli ? Elle porte le bel élan de Terres de Femmes, la revue numérique de poésie et de critique qu'elle a créée en décembre 2004 avec son mari éditeur Yves Thomas et le photographe et architecte Guidu Antonietti di Cinarca ; elle est poète et auteure ; Son activité de critique littéraire lui a valu le Prix européen de critique en poésie Aristote 2013… Ces éléments de biographie nous révèlent déjà un parcours édifié dans la constance d’un dévouement sans faille à la poésie, à la littérature ; quant à la richesse et la subtilité de cette femme remarquable, elles sont perceptibles dans cet entretien, pour lequel nous la remercions.

 

Quelles sont les raisons pour lesquelles vous avez créé Terres de femmes? Quelle a été votre motivation première ?
Les raisons qui m’ont conduite à créer Terres de femmes (TdF) sont multiples. Elles sont pour beaucoup liées aux modes de communication du début des années 2000. Nous étions à l’époque de la création des « blogs », et au sortir de l’expérience du site participatif Zazieweb, créé et dirigé par Isabelle Aveline, un site auquel j’ai contribué pendant trois années consécutives. Alors qu’était annoncée la fermeture du site, j’ai souhaité, comme beaucoup d’autres de mes ami(e)s, créer mon propre espace. En décembre 2004. Ce qui m’a conduite à réfléchir sur ce que je voulais entreprendre (ou ne pas entreprendre). Mon idée première était d’ouvrir un espace qui accueillerait à la fois mes propres écrits et les textes littéraires auxquels je suis très attachée. Pour ce qui est de mes propres écrits, ils étaient majoritairement inspirés par mon tropisme corse (je vivais encore en Picardie à ce moment-là) et l’univers des femmes des précédentes générations, en l’occurrence mes aïeules corses, à qui je voulais rendre une parole qui leur avait été confisquée par les us et coutumes insulaires. Le titre de Terres de femmes (au pluriel) joue de ce fait à la fois sur une pluralité et sur l’homophonie  « terres »/« taire ».
Quant aux textes littéraires proprement dits, ils continuent d’alimenter mes lectures. Dans le même temps, j’ai voulu poursuivre ma « route en poésie », en poésie contemporaine notamment. Ce qui m’a incitée à découvrir des auteurs et des recueils que je n’aurais sans doute pas eu l’occasion de lire et de fréquenter si je m’en étais tenue aux auteurs dits « classiques » que j’ai fréquentés lors de ma formation littéraire universitaire et tout au long de mes années d’enseignement.
 
Quel serait l’objectif à atteindre si vous deviez un jour vous dire que votre engagement a mené à la réalisation de ce projet de longue haleine ?
 À vrai dire, je ne me pose pas la question des objectifs, en tout cas pas dans le sens où sans doute vous l’entendez. Mes objectifs sont multiples, eux aussi. Il y a d’abord celui de mon propre plaisir. « Le plaisir du texte », plus précisément. Lire, découvrir, faire découvrir, éventuellement promouvoir, partager et tout cela bénévolement, en me conformant aux règles et équilibres mis au point avec mon mari et éditeur-webmestre Yves Thomas (un ancien directeur d’édition d’encyclopédies).
 
Ensemble nous travaillons à la conception et à la réalisation quotidienne du site, à sa mise à jour permanente… Et à son évolution, et ce sur trois volets principaux : esthétique, typographie, ergonomie…C’est un travail exigeant, que nous accomplissons tous les deux au quotidien, chacun selon ses compétences et son savoir-faire. Nous travaillons en réseau : chaque jour je propose un poème ou une recension ou un extrait d’un texte en prose…et mon éditeur-webmestre en assure la mise en forme et la mise en ligne. Je suis plongée dans mes livres ; lui a les mains dans le cambouis, au cœur d’une  machine énorme, complexe, multiple. Notre objectif est de maintenir le plus longtemps possible cet équilibre pour beaucoup conditionné par l’évolution de la santé de mon conjoint (qui souffre d’une sclérose en plaques progressive), équilibre qui est aussi dépendant des aléas informatiques du serveur qui nous héberge, susceptibles un jour de gripper le site, voire de le faire disparaître.
Qu’est-ce qui différencie Terres de femmes, dans sa conception, des sites et revues actuels ? Qu’est-ce que le savoir de votre époux, Yves Thomas, a apporté à la mise en œuvre des contenus éditoriaux ?
En premier lieu, une grande attention a été portée aux questions de circularité et d’indexation, telles qu’on les retrouvait dans les encyclopédies traditionnelles et multimédias. Le site de Terres de femmes ne se contente pas de proposer un grand choix de textes d’auteurs et de recensions. Il propose également un grand nombre d’outils qui facilitent l’accès immédiat à ces textes.
D’abord des sommaires détaillés établis jour après jour (et tous accessibles de manière simplifiée) et trois index principaux qui suppléent aux lacunes de l’outil de recherche plein texte : un index des auteurs, un index chronologique et un index thématique.
L’index alphabétique est un index nominum « raisonné » et interactif, mais aussi un index bibliographique. Pour chacun des auteurs (classés alphabétiquement par patronymes), un lien  hypertexte a été établi en direction des articles, notices et /ou extraits concernés de la totalité du site.
L’index chronologique permet d’entrer et de naviguer, mois par mois, année après année, dans l’éphéméride culturelle de TdF.
L’index thématique renvoie à des textes classés sous l’intitulé « mes Topiques », comprenant un grand nombre d’écrits personnels, dont certains ont fait l’objet d’une publication papier.
Chaque note comprend un encadré où sont répertoriés en premier lieu les textes de TdF en relation directe avec l’auteur choisi ; cet encadré comprend également une zone de corrélats (« Voir aussi ») au modèle de ce qui existe dans le thesaurus de l’Encyclopaedia Universalis.  Les liens proposés sont des liens internes et des liens externes qui viennent enrichir l’information et qui font l’objet d’une sélection rigoureuse selon des critères de « prioritarisation » hiérarchisés, et qui nous sont personnels. 
Le lecteur peut ainsi circuler à sa guise à l’intérieur de la revue ou bien s’en échapper pour poursuivre son cheminement à l’extérieur sur des itinéraires suggérés. Notre volonté première est de ne pas enfermer le lecteur, de ne pas l’emprisonner.
Vérifiés et mis à jour en permanence, les liens internes renvoient aussi bien à des textes récents qu’aux textes les plus anciens de TdF (ceux-ci étant eux-mêmes mis à jour et mis en liens retour – rétroliens – avec les textes les plus récemment mis en ligne). Le système mis en place par Yves Thomas (une circulation réticulaire par circularité) permet d’éviter « l’empilement » rétro-chronologique non raisonné des articles proposés. Ce qui est conforme à l’expérience encyclopédique de mon mari.
Autre point caractéristique de l’esprit dans lequel nous travaillons : les notices bio-bibliographiques des auteurs présents au sein de la revue sont régulièrement vérifiées et mises à jour. Ce qui est rarement le cas des revues en ligne, même les plus prestigieuses.
Il existe par ailleurs une rubrique « Actualités » qui renvoie au « scoop.it » de TdF (une plateforme en ligne de curation de contenu). Cet outil permet au lecteur d’entrer de plain-pied dans l’actualité culturelle. Cette rubrique est élaborée jour après jour à partir des informations que nous recevons : avis de lectures, d’expositions, de rencontres, de concerts, de publications… de France et d’ailleurs. Là encore, nous procédons à des choix et des prioritarisations conformes à notre sensibilité propre et à l’esprit de la revue TdF.
Pour ce qui concerne la mise en forme des textes, ceux-ci font l’objet d’une préparation de copie selon les normes typographiques des pays concernés, mais aussi en conformité avec la charte typographique de la revue.
Telle qu’elle est élaborée, la revue Terres de femmes est l’équivalent pour moi d’une immense bibliothèque, et aussi une mémoire considérable. Qui vient pallier mes propres déficiences (mes « trous de mémoire »). Je m’y réfère continuellement. C’est ainsi que chaque fois que j’ai une recherche à effectuer sur un auteur, mon premier geste est de consulter l’index des auteurs de mon site. Ce qui me permet de vérifier immédiatement si le livre qui m’est nécessaire est présent dans les rayonnages de nos bibliothèques. Je précise par ailleurs que tous les extraits qui sont en ligne sont dûment vérifiés à partir des ouvrages en ma possession.
 
La poésie est depuis plus d’un siècle un genre délaissé, relégué au dernier rang d’une littérature qui a hissé le roman au pinacle des catégories littéraires. Quelle place peut-elle occuper de nos jours ? Pensez-vous qu’elle puisse être considérée à nouveau comme un vecteur artistique capable de donner forme et voix à des problématiques contemporaines individuelles ou collectives ? Et, pour vous, est-ce là son rôle ?
Je ne suis pas sûre que le roman en tant que genre littéraire jouisse d’un regain d’intérêt aussi important que ce que vous en dites. Ce qui occupe les têtes de gondole des librairies courantes et des maisons de la presse, ce sont davantage des ouvrages qui n’appartiennent à aucune catégorie propre et qui présentent rarement de réelles qualités littéraires. De sorte que je ne suis par certaine que l’opposition ou la rivalité roman/poésie puisse être tenue pour un véritable critère de pertinence. Je ne suis pas non plus convaincue que la poésie ait connu par le passé un engouement qui lui aurait permis d’accéder à une place aujourd’hui perdue.
Il a certes existé de grandes voix, celles que nous connaissons tous à ce jour, mais sommes-nous vraiment sûr(e)s qu’elles aient à ce point marqué les lecteurs de leur génération ? Je crois pour ma part qu’il y a toujours eu des lecteurs-de-poésie et un très grand nombre de non-lecteurs-de-poésie. La poésie a toujours été considérée comme un genre à part et c’est peut-être cela qui en fait sa spécificité et qui lui donne sa part de mystère.
En ce qui concerne la poésie contemporaine, ce qui me paraît évident, c’est qu’elle répond, pour la plupart des poètes, à un véritable engagement. Les véritables poètes non seulement écrivent mais lisent les poètes. Il en résulte cette énergie considérable qui circule dans le microcosme qu’est celui que nous défendons. Les poètes se battent non seulement pour faire entendre leurs voix mais aussi pour faire entendre une symphonie du monde.
Ceci dit, il y a autant de formes de poèmes que de poètes, de formes d’écriture que de sensibilités. Mais ce que j’attends des ouvrages de poésie que je lis vraiment c’est qu’ils me transportent. Très régulièrement, je découvre des voix d’une force vitale inouïe, d’une richesse exaltante. Je suis persuadée que cette exaltation est transmissible à d’autres. C’est sans doute le rôle qu’ont à jouer les passeurs qui gravitent dans le monde de la poésie. Entre les lectures, les rencontres, les performances, les festivals…on ne peut pas dire qu’il ne se passe rien en poésie. Dans ma vie, la poésie est une force underground, une sorte de « basse continue », avec parfois des voix solistes dominantes qui me subjuguent.
Je suis convaincue que la poésie est à même d’apporter au monde, non pas des réponses (il y a beau temps que je n’y crois plus vraiment ! ) mais un regain d’énergie. Une façon aussi de vivre, un regard différent autour de soi. Une façon aussi d’écouter, de se mettre à l’écoute. Il faut bien sûr pour cela une certaine détermination ; et de la persévérance. Rien n’est acquis d’avance. Il y a toute une démarche intérieure à entreprendre, tout un travail sur soi. Car se mettre à l’écoute de l’autre, cela demande aussi de se mettre soi-même à distance. C’est peut-être ce qui décourage le lecteur ordinaire. Les temps n’étant pas vraiment favorables à ce type d’effort. Et puis il faut bien reconnaître que la poésie n’est pas toujours très aisée d’accès pour les lecteurs /auditeurs qui fonctionnent prioritairement sur l’affect. Sur l’immédiateté de l’émotion. Si cette émotion n’est pas d’emblée au rendez-vous, la poésie peut être rejetée. Je crois à ce sujet qu’il faudrait relire Brecht. Et remettre l’accent sur la notion d’identification.
Jugée trop complexe par les uns, trop lyrique par d’autres, trop intellectuelle ou pas suffisamment… la poésie décourage plus souvent qu’elle n’attire. Et pourtant, force est de constater que de nouvelles voix s’élèvent régulièrement, qui font fi des modes, des mouvements, des courants – et, si j’ose dire, des clans – qui font entendre leur émotion, leur colère. Je pense à l’instant au très beau texte de Claude Ber « Célébration de l’espèce » dans Il y a des choses que non. Un texte puissant porté par une voix puissante. Ce qui y est dit, énoncé, nous concerne tous (de mon point de vue). Au point que je viens de le recommander à une amie suisse qui me demandait de l’aider à trouver un texte sur violence/non-violence… Elle n’avait en tête que des voix d’hommes. Je lui ai suggéré ce ouvrage de Claude Ber. J’aurais pu tout autant lui proposer le OUI de Jeanine Baude.
Ai-je répondu à votre question ? En partie, sans doute…Du moins, je l’espère.
Vous évoquez une évolution de la place des femmes au sein du paysage poétique, et vous soulignez le rôle que jouent les revues de poésie en ligne. Pensez-vous que la présence de ces lieux, qui proposent aux lecteurs un accès à des auteur(e)s qu’ils n’auraient par ailleurs peut-être jamais rencontrés, ait modifié les habitudes de fréquentation de la poésie et ses modalités de réception ?
Il faudrait, pour répondre avec précision à cette question, se livrer à une enquête sérieuse, attentive, fournie, de l’ensemble des sites de poésie actuellement disponibles et actifs. Ce qui n’est pas de mon ressort, ni de ma compétence. Cependant, d’après ce que je peux lire et voir ici ou là, il me semble pouvoir répondre que les sites consacrés à la poésie – Terre à ciel ; Ce qui reste ; Les Découvreurs… et Recours au poème, aussi, bien sûr –ont profondément modifié le rapport des lecteurs à la poésie. Et que par ailleurs cela a entraîné une pratique réelle d’écriture.  La fréquentation de la Toile et la présence des réseaux sociaux a également modifié les comportements et levé les inhibitions. De sorte que nombreux sont celles et ceux qui se lancent, proposant leurs propres textes. Il me semble que la poésie n’est pas la seule à profiter de cette énergie créatrice. On la trouve également sous les formes artistiques qu’attestent les livres d’artistes ou les livres pauvres…Dans ce contexte très ouvert, chacun peut trouver son compte, choisir la poésie qu’il aime, se lancer sans plus avoir besoin de passer par les éditeurs traditionnels. Sauf que, au bout d’un certain temps, chacun aspire à être publié, lu et diffusé en version papier. C’est là un terrible paradoxe.  C’est là aussi que commencent les difficultés. Car les éditeurs ont chacun leur cahier des charges, leurs exigences, qu’il n’est pas aisé de cerner. Le marché de l’édition poétique est un labyrinthe et on s’y perd plus souvent que l’on ne s’y retrouve. Les déconvenues sont souvent au rendez-vous lorsque les auteurs de plus en plus nombreux à publier sur la toile se heurtent au refus des éditeurs papier.  C’est une expérience difficile à vivre et à affronter.
 Pensez-vous qu’il existe une « poésie féminine » ?
 Je ne sais pas s’il existe une « poésie féminine ». L’affirmer agacerait bon nombre de poètes de sexe masculin.  Et ferait sans doute bondir nombre de leurs homologues féminins, celles en particulier pour qui sont devenus au fil du temps primordiaux (voire prioritaires) le travail sur la forme, la mise en page et /ou espace du poème, la répartition des blancs et des silences.  Sans parler de celles pour qui il est urgent de réduire le vers, de le dépecer, de le restreindre jusqu’à n’obtenir qu’un « essentiel » qui se résume à peu de mots. Une réduction à l’os qui exclut tout sentimentalisme ou toute forme enflammée de l’expression du moi. Ainsi de certains poèmes de la poète argentine Alejandra Pizarnik. Ou encore, plus près de nous et dans les sphères actuelles les plus originales, Laure Gauthier dont les derniers recueils illustrent particulièrement selon moi cette tentative et cette nécessité. Outre une réflexion sur la poésie en parallèle à une réflexion sur la musique. Sur leur mise en résonance. Est-ce que tout ceci est propre à la « poésie féminine » ? Je ne le crois pas. Je crois que les femmes explorent des champs poétiques de plus en plus vastes et de plus en plus diversifiés. Mais elles le font avec leur voix propre, où la problématique (et la pertinence) du féminin /masculin est dépassée.
Parmi les poètes femmes qui me touchent aujourd’hui (mais pas nécessairement sur le plan émotionnel), je peux citer Esther Tellermann. Mais aussi Isabelle Lévesque ou Sylvie Fabre G. Toutes deux pourtant ont une écriture à l’opposé l’une de l’autre. Mais je les reconnais l’une et l’autre, j’oserais presque dire les yeux fermés. Qu’ont-elles en commun en dehors d’être femmes ? Justement, elles sont poètes. Et en chacune d’elles il y a quelque chose de profond qui échappe et qui ne se laisse pas appréhender par la seule question du féminin et du masculin. À dire vrai, lorsque je m’immerge dans un nouveau recueil de poésie, je ne m’interroge pas sur cette question. La rencontre a lieu ou elle ne se fait pas. Elle peut avoir lieu de multiples façons. Tout aussi opposées les unes aux autres. Chaque recueil est une énigme. Chaque poète a son fonctionnement et son mode d’écriture propres. Et, à chaque lecture, je dois me déposséder de moi-même, de mes propres clivages, de mes attentes de lecture, de mes clichés, sonores ou visuels…Me délester de ma propre archéologie, de ma propre mythologie ; me dépouiller de mes présupposés. Chaque recueil est un « monde en soi » et chacun d’eux m’attire par un biais ou par un autre qui n’a rien à voir avec le précédent. D’où mon impossibilité à répondre à semblable question. J’aime tout autant la poésie de Jean-Claude Caër, de Jean-Pierre Chambon, de Jacques Moulin ou d’Emmanuel Merle (je ne peux les citer tous) que celle de Cécile A. Holdban ou de Claudine Bohi.  Je n’ai pas de préalable quand j’ouvre un livre.
J’ai bien conscience que la question qui m’est posée est une question complexe et insondable. À chaque fil tiré surgit une réponse possible qui annule la précédente. Ce que je crois savoir, c’est qu’il y a des sensibilités différentes, des modes d’expression qui échappent à toute tentative d’enfermement, à tout déterminisme. Il n’y a pas d’univocité. Il y a des natures différentes, les unes baroques – dont je pense faire partie – les autres au contraire frappées du sceau du minimalisme ou de l’économie de moyens. Les terreaux d’inspirations diffèrent aussi. Qui fournissent une matière où puiser qui appartient à chacun, même si tous peuvent s’y reconnaître à un moment ou un autre.
En définitive, s’il est un point commun, il se trouve dans le sentiment d’une nécessité absolue d’écrire. Une autre réponse me vient à l’instant à l’esprit, et c’est Alejandra Pizarnik qui me la fournit :
« Écrire, c’est donner un sens à la souffrance. »  (Alejandra Pizarnik, Journal, novembre 1971).
 




“Poésie vêtue de livre” : Elisa Pellacani et le livre d’artiste

(ho) ancora l'illusione condivisa che , nonostante ciò che accade – in Italia ma anche nel mondo,  
proprio in ciò che sembra più "inutile", troveremo nuove risorse...((je conserve l'illusion partagée que, malgré tout ce qui arrive - en Italie, mais aussi dans le monde, c'est justement dans ce qui semble le plus "inutile" qu'on trouvera de nouvelles ressources...))

Elisa Pellacani

J'adapte pour cette rencontre le titre du colloque "Poesia vestita di poesia, itinerari nella poesia contemporanea" organisé le 14 décembre 2018 à Reggio-Emilia, auquel a contribué notre invitée à différents titres – graphiste de l’événement, auteure, éditrice  et responsable de collection pour les éditions Consulta...  Il me semble en effet que la poésie - et la force de changement qu'elle propose et que nous soutenons - se trouvent aussi hors des mots, ainsi que ce portrait devrait le démontrer.

On comprendra que réaliser un entretien avec Elisa Pellacani – artiste, écrivaine, éditrice (outre la belle collection de poésie, « Allaluna »,  mise en valeur lors du colloque, et qui édite le poète Daniele Beghè publié au cours de l’année sur nos pages, ou la gestion du concours de poésie "Luciano Serra") ainsi qu' organisatrice d’événements culturels dont nous allons parler -   est à la fois très simple – car c’est une personne remarquablement chaleureuse et disponible – et très compliqué – car son implication dans ces nombreux projets et sa modestie naturelle sont un frein aux questionnements d’une interview. Ce portrait doit donc beaucoup aux échanges à bâtons rompus que nous avons eus lors de la dernière exposition Libri d'artisti à Reggio Emilia, en octobre 2018,  aux préfaces des livres dont nous parlons par ailleurs, consacrés aux expositions de livres d’artistes, et à une interview télévisée réalisée en juillet 2017  et accessible en suivant le lien indiqué en note (( émission  "Detto tra noi", TRC, Rossana Caprari intervista Elisa Pellacani su editoria e libro d'artista, sul "Festival del Libro d'artista e della piccola edizione" di Barcellona, sull'edizione italiana "Fare libri", e sull'attività della Scuola Itinerante del Libro : https://www.youtube.com/watch?v=ciLVtGM1ZtI)).

Les illustrations retracent en partie la visite de l'exposition des livres d'artistes découverts dans le cadre prestigieux du musée d'histoire et d'archéologie, en septembre 2018 : Fare Libri  - avec le désir de partager avec vous la magie de ces créations.  Mais donnons la parole à l'artiste : 

"Je participe depuis 10 ans, avec  l'association  culturale ILDE, au festival de Barcelone qui se tient chaque 23 avril, journée mondiale du livre et du droit d'auteur  mais aussi fête de Saint Georges, saint protecteur de la ville,  qui se couvre de livres à cette occasion.

Plus de 100 artistes et auteurs du monde entier participent à ce « festival  du livre d'artiste et de la petite édition », au cours duquel nous organisons des rencontres autour de la  recherche  des  matrices anthropologiques de l'image et de la communication, ou sur les formes de narration. La recherche sur la fabrication des livres implique autant d'envisager des techniques diverses que d’attendre d’être surpris par des résultats bien différents.

La tradition  à Barcelone dit que le dragon vaincu par Saint Georges perdit son sang, donnant ainsi  naissance à une rose avec laquelle le saint conquit la princesse, et rendit la liberté à la Catalogne – sa victoire est aussi une métaphore politique évidemment. Ce jour-là les hommes offrent aux femmes une rose, et les femmes répondent avec un livre, acheté à cette occasion.

Comme nous nous demandions comment intéresser le public à la production délicate de livres d'artistes, nous avons profité  de cette journée dédiée massivement au livre pour imaginer un espace où les créateurs puissent s'exprimer, faire connaître leur forme d'art, en sortant des ateliers où ils passent  des heures solitaires à leur table, projetant, dessinant, réalisant leur projet, et créant des histoires qui souvent n'atteindront pas le grand public, ou ne trouveront pas d'éditeur. Pour  certains artistes, en effet, il s'agit de tout petits tirages, voire même d'exemplaires uniques.

Diana Isa Vallini, Felonica (Mantova), Italie,
Canto d'amore (2017), livre objet unique 13 x 6x 4 cm

Daniela Kasimir, Allemagne, Reading the keys, 2017,
édition de 20 exemplaires 11?5 x 18 x 5,5 cm
(collage, transfert, photos, clés)

Toutes les interventions internationales proposées pour le festival sont rassemblées dans des catalogues réalisés avec les éditions Consulta((voir dans ce numéro l’article correspondant))et comportent une fiche technique raisonnée, afin de créer, au fil des années, comme un fil rouge subtil, un dialogue autour du livre d’artiste et des techniques de fabrication contemporaines. Ce livre édité est un véhicule qui permet un catalogage durable, et un meilleur « rendement » du matériel exposé. Chaque année nous avons un thème général, et en 2017, 10ème année, Game book soulignait le côté ludique du livre-objet – en 2018, le livre est considéré comme porteur de secrets ou d'intimité – journaux intimes, confidences qu'on ne dit pas généralement en public, langage poétique un peu cryptique aussi, avec lequel se fait la communication non verbale, à travers le choix des matières, du format, le type de pliage, pour dire quelque chose sans les mots.

A Barcelone, la plate-forme que nous fabriquons depuis une dizaine d'années, avec bien des difficultés, fonctionne d’une façon qu’on pourrait dire un peu « alternative », grâce à l'engagement bénévole des membres de l'association, et à l'enthousiasme de l'éditeur. Cette plate-forme est devenue intéressante pour les auteurs qui peuvent se rencontrer, et motivante car elle permet de rencontrer le public. Il me déplaisait beaucoup qu'elle n'existe pas en Italie, pays traditionnellement sensible à la recherche dans l'imprimerie, la gravure, l'image. Je voulais aussi créer une situation utile, non seulement  pour  ceux qui travaillent déjà dans le secteur  éditorial et artistique, et que conforte cette manifestation, mais aussi pour impliquer le public :  je crois que de nos jours, une manifestation artistique doit toucher la société, contribuer – dans la mesure modeste de ses moyens - à son  changement. Nous avons donc commencé , il y a 5 ans, avec le soutien de la ville de Reggio-Emilia et les Musei Civici, à importer ce festival, à date plus ou moins fixe en automne.

Pietro Antolini, Bologna, Italie, La Grande Murène
technique mixte sur papier

.

Marilena Torlai, Collagna (Reggio Emilia, Italie) 
Strappo, 2018
livre objet unique 20 x 20 x 6 cm
coton, soie, papier, acrylique, fils, ruban, boutons à pression.

Je crois que le livre  - et le livre d'artiste renforce la valeur du message, par-delà les capacités artistiques personnelles – possède une grande force, qui le distingue, comme « langage »,  de la peinture, du dessin, et  toutes les autres formes d'expression. Ainsi avons-nous créé L'école itinérante du livre pour porter en des lieux divers cette pratique et susciter des moments  de rencontre, d'étude et d'expérimentation. Nous intervenons auprès des écoles, des centre éducatifs ou, comme avec la coopérative L'Ovile, auprès de publics  de jeunes extrêmement créatifs mais dont certains ont des  handicaps mentaux, si bien que pour eux, se confronter à  la production créative, en s’intégrant à un projet coordonné, était un  objectif important. Afin de dépasser les handicaps manuels,  les matrices d'impression du livre ont été réalisées de façon collective pour créer un livre ludique. Ainsi, ce dernier devient-il un instrument pour impliquer la collectivité  quel que soit le niveau de pratique, même dans  des  situations apparemment éloignées de la pratique artistique.

Mais qu'est-ce qu'un « livre d'artiste » ?

Ce terme générique et pompeux désigne une autre façon de concevoir et penser l'objet-livre, par rapport à un projet éditorial soumis à des exigences commerciales et économiques : il s'agit de « livre » comme forme de narration, séquence d'images, textes, formes aux langages artistiques  multiples,  libres, inventés par l'artiste, parfois aussi en collaboration avec d'autres. C'est un objet, avant tout, qui s'ouvre, raconte, pour le public, à travers un langage qui n'est pas seulement narratif, simplement décodable.

Cette façon de penser le livre donne une grande liberté expressive à laquelle participent aussi la diversité des matériaux, le format, le pliage,  et la forme de la narration.

Au fil des rencontres, des ateliers pratiques de fabrication de livres, on voit s'impliquer de plus en plus de groupes avec des formations très variées, et bien qu'on utilise toujours majoritairement le matériau papier, en réalité, le livre dit d'artiste échappe à une définition – il peut même être une manifestation purement performative, on pourrait dire « virtuelle » ( mot à la mode de nos jours)  enfin, une création qui ne ressortisse pas forcément au monde des objets.

El Templio sagrado, Elisa Pellacani, 2018, livre objet, exemplaire unique.
Exemplaire ancien  démonté, 
dévernis et réassemblé. Charnières, ouverture
et détails décoratifs 
en feuille d'argent taillée et modelée. 15 x 10 x 3 cm (fermé)

Gwen Diehn, Secret, 2017. Livre objet unique, rouleau 18 x 21 x 10 cm
tricot sténographique, argile séchée à l'air, blanchie à la gouache, cirée,
pierre, tissus, boîte en carton de Davey reliée avec des joints de papier.

En réalité, on est souvent confronté au matériau physique, mais certains de ces livres - et c'est ce qui me semble novateur et très contemporain - se prêtent à la reproduction : ce sont des expérimentations, des recherches personnelles, avec des exigences créatives ou artistiques, permettant une reproduction, une série, une édition, tout en préservant l'innovation, l'originalité de celui qui a pensé et voulu matérialiser un message.

Elisa Pellacani, Il Seme della discordia (2015/2018),
Ex voto de amor (2016) incision l'eau-forte sur argent et émaux, 
Livre-joyau (2018), pendentif en argent et émaux pour La Biblioteca dei sogni

 

Les artistes, les créateurs jouent avec des matériaux - plastique, métal, étoffes - et des processus qui ont peu de rapport avec le monde de l'édition tel que nous l'entendons habituellement. Ainsi, pour moi, avec une formation graphique et des années de pratique photographique, donc de communication, de type « bidimensionnelle »,  paradoxalement, c'est justement à travers le livre et l'objet -livre (pas seulement le projet graphique éditorial mais le fait de créer une petite édition, même de manière artisanale, ou en utilisant les extraordinaires systèmes de reprographie actuels ) que je me suis rapprochée de techniques et de langages qui n'étaient pas les miens à l'origine :  la joaillerie, par exemple,  la gravure, le fait de forger une couverture de cuivre, ou de penser qu'un livre puisse tout à coup devenir un objet si petit et si précieux qu'il se pare plutôt d’émaux que d’aquarelles, se porte comme un bijou, renouant ainsi  avec les antiques petits livres-cadeaux que portaient les dames attendant le retour des guerriers…   ou qu’il évoque encore les carnets de voyage... je joue sur toutes ces possibilités...

Le tout petit livre-accordéon,  « La première fois que j'ai volé »,  imprimé en offset sur papier aquarelle, a été imaginé et réalisé directement, au crayon et aquarelle sur papier. Pendant la phase de projet, je pensais à une possible édition – reproductible. Dans ce cas, c'est assez facile, le format le permet, avec une manipulation ultérieure pour faire les plis, réunir les différentes bandes, mais on peut dire qu'il s'agit d'un « produit éditorial » pas trop différent des livres-accordéons déjà existants sur le marché de l'édition. C'est sous cette forme qu'est né aussi « Le pingouin sans frac » - un livre pour enfants de Silvio d'Arzo, mis en forme et illustré pour les éditions Consulta, et déjà à la troisième édition : j'ai pensé à la taille originale des pages, réalisé  les illustrations directement  sur le format de chaque double page, en pensant à la mise en espace du texte et à la place qu'occuperait le texte avec les illustrations.  Le fait qu'on ait choisi  un papier blanc,   pour évoquer l'étendue blanche dans laquelle se déplace le pauvre pingouin, la relation entre les couleurs de l'illustration et le texte, tout ceci peut concerner un projet éditorial dans lequel une recherche artisanale faite avec des matériaux sur le « livre d'artiste » peut avoir  une influence.

 

Les livres Carta Luna et Una Notte, qui sont nominés pour le prestigieux Fredigoni Top Award sont tous deux des leporellos modifiés, avec des pliages alternés qui provoquent des mouvements différents des pages, et donc des résultats différents. Dans Carta Luna, à travers les échos entre les textes poétiques de Lia Rossi et les images ; dans Una Notte, avec des coutures et des parties retaillées pour créer un effet de tridimensionalité. L'un est un livre à feuilleter et lire, l'autre, un livre à ouvrir et regarder. Chacun a été conçu pour permettre une ouverture à 360 degrés, évoquant la forme des pétales d'une fleur, occupant ainsi, une fois ouvert, l'espace d'un objet vertical - comme une sculpture. "




Richard Soudée : deux Lys sur le balcon

J’ai rencontré Richard Soudée une seule et unique fois. Mais il y a des hommes que l’on n’a pas besoin de connaître pour savoir. Il était comme une source de lumière pure. Un grand homme souriant. J’ai appris depuis qu’il se savait condamné. Je n’ai pourtant lu dans son regard que de la bienveillance, et un accueil inconditionnel. Il m’a demandé quand paraîtrait l’article d’Alice Clark sur Fleurs de la Trace. Je lui ai répondu « Début 2019 ».  « Je vous remercie », a-t-il dit doucement, souriant. Il savait qu’il ne pourrait peut-être pas le lire sur Recours au Poème

 

Richard Soudée, Fleurs de la trace, Editions L’Harmattan,
collection Poètes des cinq continents, 2017, 138 pages, 15,50 €.

J’ai assisté ce soir là à la lecture de ses textes accompagnés par un musicien extraordinaire. De purs moments d’émotion.  Une poésie et une prose dont l’une et l’autre se mêlent pour offrir cette chance au décloisonnement générique de ne conserver que le meilleur de chaque pôle… Son écriture aussi m’a semblée digne et haute. La Trace, c’est ce chemin sinueux de montagne de la Martinique où il a rencontré son épouse.

C’est elle ainsi que Michel son fils qui m’ont reçue chaleureusement, dignement, avec une gentillesse inexprimable. Deux boutons de lys roses, en automne, c’est ce qu’il y avait sur le balcon de la chambre du couple. Nous avons évoqué Richard Soudée, l’homme à travers l’écriture, et l’écriture à travers l’homme.

Fleurs de la Trace, son dernier recueil, rend hommage à son épouse. Et grâce au jeu avec l’homophonie du nom, la trace est aussi celle qu’à laissée le poète, qui évoque ses souvenirs dans ce recueil à caractère autobiographique.

Dans la première partie Richard Soudée nous offre ce moment de découverte du monde, ses souvenirs d’enfance, à travers l’évocation de moments rythmés par des titres qui commencent tous par « J’ai grandi ». Une prose dont la narration ne sait où ancrer son appartenance générique tant la langue y est poétique, tant le langage déploie toutes se potentialités… 

 

J'ai grandi sous un cerisier

C'est à l'ombre ajourée de ses jupes que je fis mes premières siestes. C'est là que je fis mes premiers pas, en touchant son bois. J'ai grandi dans l'odeur puissante de ses feuilles, l'éclat tremblant de ses fleurs, l'érection de ses fruits.

A son pied, j'ai poussé avec mon grand-père une boule de neige plus grosse que moi, j'ai tracé des routes pour faire rouler mes billes et j'ai dispersé la dînette de ma mère avec une fille.

 

Puis il évoque ce moment des voyages « quand il est sorti de sa condition d’européen » dira son épouse...Son attraction, venue de l’Orient, pour la Turquie et surtout pour les poètes orientaux, le pousse à séjourner en Turquie.

 

Il y a aussi le théâtre, cet art par lequel le poète a commencé…Il est d’abord comédien, puis il rencontre Mehmet Ulusoy. Il devient son collaborateur et tous deux fondent le Théâtre de   Liberté, pour lequel il est metteur en scène et comédien. Ils y montent alors des spectacles  qui mêlent poésie et récit à une mise en scène qui met en œuvre ces catégories génériques. Les pièces sont politiques et poétiques. Elles frappent par les pratiques mixtes qu'elles développent : elles mélangent des éléments textuels, gestuels, plastiques et musicaux. Il s’occupe aussi du montage des scénarios, qui ne sont que des canevas, car la majeure partie des spectacles fait appel à l’improvisation. Certains textes sont composés par Aimé Césaire à Fort de France. Il met aussi en scène Le Cercle de craie caucasien de Brecht, Macbeth, Maïakovski, Hikmet, à l’Odéon. C’est le théâtre qui lui a fait rencontrer la Turquie, la Martinique et Aimé Césaire.

 Mehmet Ulusoy,
Un Théâtre interculturel,
Editions l'Age d'Homme, 2010,
280 pages, 24 € 90

Il écrivait les scénarios de Mehmet, traduisait ses idées, faisait une sorte de montage. Il faisait du « théâtre-montage », théâtre épique ou grotesque et sublime. La plus grande partie de la pièce reposait sur des improvisations mêlant jeu et objets. Au début, il  jouait. Ensuite il n’a fait que de la mise en scène. Sa poésie est donc liée à une oralité, au conte aussi. Universitaire, et professeur des universités, il est l’auteur d’un thèse sur les rites de passage.

Il gardera cette volonté de restituer les souvenirs, ce qui demeure d’eux à travers les sensations ancrées dans la chair, dans ses poèmes. Il a commencé à écrire de la poésie quand il était très jeune. « Dès lors l’écriture fut ma trace » disait-il. Il écrivait comme son grand père traçait des sillons de terre. Il écrivait pour faire le lien, s’emparer de son instrument à lui, témoigner. Jusqu’à son dernier souffle a écrit.

 

La neige de ton visage
                          n'a pas encore fondu
                                                          elle reste dans mes yeux

C'est elle qui me révèle
La brillance du blé en herbe
La pesanteur des branches
                                           de cerisier
                                                        sur la route

Ton odeur d'avalanche
Repose au fond de moi
Repose au fond
                           de moi

 

Puis il a réalisé un disque de chansons d’enfance des émigrés, Musaïca. La chanson est elle aussi liée à son écriture poétique, ryhtmée et qui comporte nombre de refrains.

Entre tous les univers, ou dedans, tout comme maintenant son âme s’est envolée pour mesurer la permanence de la parole poétique, Richard Soudée était un poète, s’il est vrai que la poésie est ceci qui ceint le monde et en restitue l’invisible immanence.




Rencontre avec un poète : Dominique Sampiero

Une  bibliographie impressionnante, tant en terme de volume, que pour la diversité de catégories génériques pratiquées. Dominique Sampiero ose, il explore, il façonne des mots, des phrases, tel un sculpteur la pierre, matériau dense et abrupt dont il fait émerger des univers. Auteur de recueils poétiques, de romans, de nouvelles, de récits, d'essais, de textes dramatiques, de scénarios, de littérature de jeunesse, de livres d'artistes, réalisateur de courts métrages, on serait tenté de le classer parmi les écrivains iconoclastes. 

Photo d'Antoine Gallardo.

Il n'en est rien. Poète, avant tout, Dominique Sampiero explore les genres et le travail de l'image. Il offre à la parole poétique ces multiples supports. Et comment ? Et bien parce qu'il porte ce regard spéculaire et créatif sur le monde, et en restitue la substance, quel que soit le vecteur d'expression mis en oeuvre. Il répond à nos questions.

La poésie, pour vous, qu'est-ce que c'est ?
La poésie m’est arrivée dans une solitude sous forme d’une parole à moi-même pour me sentir vivant. Dans l’enfance régnait une sorte de loi du silence autant à l’école qu’à la maison. Il fallait apprendre. Et se taire. On nous demandait de façon implicite de se laisser mourir sagement dans le désir des adultes. On exigeait de nous, sans concession, l’obéissance et le respect du monde. Les classes surchargées ne permettaient pas d’envisager l’enfant comme une personne. Ni de lui donner la parole. Il fallait vaincre l’illettrisme et sortir les enfants de leur culture ouvrière. Dans ma famille d’origine modeste, on me réclamait plutôt des gestes participatifs et du savoir-faire. L’économie familiale se resserrait sur une solidarité de la survie. Je respectais totalement cette exigence car j’admirais le combat de mes parents pour nous donner de quoi manger, vivre normalement et pouvoir faire des études. Ils avaient plusieurs petits boulots en plus d’un métier principal (Conducteur de train pour mon père et nourrice d’accueil pour ma mère) pour arrondir les fins de mois. Au vu de leur engagement et de leur lutte quotidienne, leur sens du devoir à nous rendre la vie agréable (Nous étions 6 enfants), il eut été impensable de ne pas les respecter. Ni même de contester leur personnalité ou leurs actes. Impensable également d’exprimer des manques puisqu’ils me donnaient tout ce qu’ils pouvaient. J’avais peu d’amis, peu de temps pour moi, je me sentais étranger au monde et pourtant intégré, puisque sans vraiment le vouloir, je réussissais facilement à l’école, mais sans beaucoup de plaisir. Mon esprit de curiosité et mes lectures secrètes me donnaient souvent une longueur d’avance sur les enseignements. Je ne me sentais pas complètement vivant et comme en dehors de mon corps, de ma présence. Je ne vivais pas cette étrangeté comme une faiblesse mais comme une différence. J’ai très vite pris l’habitude de coucher les questions que je n’osais pas poser aux adultes, sur la mort, l’angoisse du vide, les pulsions de désir… et de nombreux sujets qui tourmentent la pré-adolescence, dès l’âge de 12 ans dans un carnet que j’ai perdu ensuite à l’âge adulte. J’ai mis en place d’instinct et sans en connaître la raison, une sorte de dialectique avec l’invisible. Car je ne m’adressais pas à Dieu ni à une instance supérieure. Tout simplement, je parlais à la page blanche. À moi-même à travers la page blanche. À cet autre en moi. Je l’interrogeais. Je scrutais son silence. Comme la surface des étangs où je passais de longues heures à faire semblant de pêcher. Comme le feuillage des arbres pris parfois d’une immobilité hypnotique. Comme le mouvement de la lumière dans le ciel du Nord. La page blanche me répondait sous forme de phrases qui s’imposaient à moi, dans une sorte de claire audience où se mélangeaient mes contemplations, les bruissements du paysage devenu une personne, pas pour répondre à mes questions, mais pour les contenir de mots, d’images, et plus tard, de métaphores tenant lieu d’enveloppes à mes épreuves. J’apprenais à me laisser contenir par le langage, sa part d’infini et sa singularité aussi. Je n’ai jamais su à l’époque que j’entrais en poésie. J’en ai pris à peine conscience aujourd’hui, à chaque aller-retour entre la page blanche et ma vie. On ne déclame pas « être entré » en poésie. On se le murmure discrètement, pour accepter, pour se pardonner de toutes les absences que l’on va faire subir aux autres. Je suis entré en poésie comme on dit parce que je n’avais pas le choix. J’ai ouvert une porte qui m’ouvrait enfin un espace où me recueillir, m’accueillir. J’étais fasciné par deux grandes figures qui ne me confiaient peu de choses de leur existence: ma grand-mère (la mère de mon père), femme majestueuse et silencieuse, toujours assise à la fenêtre et dont j’ai fait le portait dans un texte qui s’intitule : à quoi rêve l’ombre qui me ressemble. Et mon père, qui dès la plus tendre enfance, m’a offert des livres à chaque anniversaire et bonne note en classe, en guise de baisers et de manifestation de sa tendresse. J’ai inventé dans le silence de ces deux êtres une écriture justement pour parler de leur silence, saisir et décrire l’intensité de leur présence dans ce silence, comme s’ils me donnaient tout en se taisant, avec un accès au sentiment du Tout peut-être, et une reconnaissance de cette empathie qu’ils ont ouverts en moi, avec eux, avec le monde. Il n’y avait pas de mot pour nous dire notre amour. Ce que les autres ont appelé poème, quand j’ai commencé à partager, à faire lire mes notes, alors que je n’étais pas conscient d’écrire de la poésie justement, était ce mouvement pour mettre en forme l’indicible de leur présence à mes côtés. Choisir de se taire pour écrire, ce n’est plus subir un silence imposé, au contraire, c’est écarteler le silence pour le faire avouer. Avouer quoi ? Je ne sais pas. Le réel ?

 

Vous écrivez de la poésie pour aller au-delà du silence, au-delà d’une réalité qui nous est donnée dans son immédiateté. Dépasser la parole pour mieux nommer, fonction toute paternelle, que vous transcendez alors, emboitant le pas de votre père, qui a nommé le monde dans le silence, par livre interposé. Est-ce pour cette raison que vous explorez toutes les catégories génériques, dans une prose éminemment poétique ? Pour inventer le monde, à votre tour, parler en vous taisant, en fouillant le silence, pour  découvrir un verbe créateur ?
Je ne vais pas au-delà du silence, non, au-delà de rien non plus, au contraire, je rentre dans la coquille du silence qui finalement n’a pas de paroi. Et qui est peut-être aussi la coquille de l’ici. De l’ici maintenant, comme on dit. Écrire est d’abord une expérience charnelle, doucement voluptueuse, puis convulsive, et enfin physique du silence. Je suis assis dans mon silence. Immobile. Centré. À part le glissement de la plume sur le papier ou le cliquetis des touches, les bruits autour qui tout doucement se fondent, disparaissent, rien, il y a un effacement du monde, et du corps. Et encore une fois, j’écris, tout simplement, c’est un mouvement intime, un besoin de mouvement, j’ai besoin de me sentir en mouvement dans mes pensées, mes émotions et de voir ce mouvement se déplier.

 

Photo de Jacques Van Roy.

C’est plus proche de la danse ou de la marche dans un espace vaste, mi terrestre, mi aérien, entre terre et ciel finalement. Le ciel du plafond et la terre de la page blanche. Mais derrière le plafond et derrière la page blanche : du ciel, du ciel, de l’infini qui n’en finit pas de me cerner, en haut, en bas, devant, et sur les côtés. Cet éveil des sens au « toucher » de l’infini me met en mouvement dans ma conscience. Un mouvement dans l’immobile, si vous voulez. Si je me disais, allez, je vais écrire de la poésie aujourd’hui, et bien comment dire, ce serait foutu. Je préfère penser, je vais essayer, j’ai bien dit essayer, de me laisser emporter, fluidifier, ruisseler. Je préfère également parler d’immanence plutôt que de transcendance et penser qu’il y a un avant et un après la page d’écriture. Je ne me sens ni meilleur ni pire, je me sens-là, présent, et finalement, oui, peut-être quand même, heureux d’être-là. Je dois l’admettre, après la page d’écriture, le geste, le mouvement, je me sens capable de vivre, d’aimer, d’être heureux. C’est étrange non ? Et ceci doit arriver en me dérobant aux autres, cruel dilemme, je suis capable d’être avec eux après m’être dérobé à eux. Pour me consacrer à quoi ? Je ne sais pas. À quoi ai-je passé des dizaines d’heures devant la page ? À une exploration de l’infini par le langage ? L’infini de la conscience emboîté dans l’infini du langage ? Ou l’inverse. Si je ne le fais pas, je me sens à l’étroit dans ma vie, dans mon corps. Je n’ai pas le choix. Comme je me sentais à l’étroit dans mon enfance. Dans la chambre où je dormais avec mes trois frères. C’est pareil. Ce sentiment d’étouffer dans le prévu, le prévisible et ce que l’on a calculé pour nous, pour moi. J’ai l’impression, en écrivant d’explorer du vide qui se remplit à chaque seconde, de quoi ? De ce qui traverse le vivant ? J’ai l’impression d’assister à une genèse permanente du réel, se fécondant devant mes yeux, par mes mots, et à travers les mots qui me traversent. Oui, et beaucoup d’autres avant moi l’ont écrit, l’écriture poétique me donne accès au réel, non pas aux apparences et à la superficialité du réel. Nous vivons là-dedans la moitié du temps, quand nous ne sommes pas créatifs, mais créer son état de conscience à s’ouvrir et non pas à subir, ça peut se faire en jardinant, en marchant dans la campagne, en repeignant un mur, du moment que l’on est tout entier dans son acte, et non pas fragmenté, morcelé, stagnant dans une sorte de coma que l’on prend pour la vie. Le réel, ce n’est pas seulement ce que l’on voit. Ce que l’on entend. C’est ce qui surgit constamment à l’intérieur des formes, dans le visible ou pas. Je ne dépasse pas l’immédiateté comme vous l’écrivez au début de votre question, au contraire, j’y entre, je la pénètre. Et je fais l’expérience inouïe du réel.
Dans un deuxième temps, il y a la trace. Une trace écrite de ce qui s’est passé. Que l’on signe ou pas. Que l’on choisit d’inscrire ou pas dans un travail poétique. De recherche poétique. Il faut laisser passer du temps. Prendre ses distances. Vient le sentiment étrange de lire son texte comme écrit par un autre. Je deviens lecteur d’un texte que j’accepte ou pas, en le corrigeant ou pas. À qui je m’adresse quand j’écris ? Il y a un destinataire mais aussi un mystère du destinataire. C’est comme si j’écrivais et, en les relisant à voix haute, comme si j’envoyais ces lettres à quelqu’un qui est plus que moi, aux confins de mes parois. Là où quelque chose s’appelle l’âme, puis l’esprit. Mais à quoi bon les nommer âme, esprit, mots trop chargés de religions et de spiritualité pour moi. Il y a un mouvement organique dans l’écriture poétique si on accepte d’inclure les sens, la sensorialité dans cet organique. Et l’esprit, comme un sixième sens. Finalement, nous n’avons qu’une expérience sensorielle du monde. J’ai inventé un mot pour ça : l’autre corps. Il y a le corps contracté de la vie quotidienne, et le corps dilaté de l’écriture. Mais c’est toujours du corps, même invisible. Le langage donne forme à ce corps invisible et particulièrement, l’écriture poétique.
Le problème c’est qu’un jour, à force de consentir, de se laisser aller à la joie de publier des livres, nous arrive un lecteur, un vrai, en pleine face. La rencontre est parfois douloureuse. Mes premiers lecteurs, mes parents, s’affolaient de « ne rien comprendre «  à mes pseudo-poèmes ». J’aurais pu passer outre mais j’ai gardé cette inquiétude au cœur de ma recherche. Comment m’adresser à eux, en gardant mon identité profonde et le sens de ma quête poétique. J’ai repris, inconsciemment, à mon usage, une parole que ma mère prononçait souvent: « Tu te rends compte, ton père sait jardiner, réparer un robinet, peindre, faire du plâtre sur un mur, élever des lapins, des poules, et même repasser ses pantalons…  il a des mains en or ! » Moi je voyais les mains pleines de charbon de mon père quand il rentrait du travail, les dernières années des locomotives à vapeur, et je pensais à ses mains en or.
En réaction à ma déception, j’ai donc exploré des formes d’écriture pour essayer de réconcilier ma poésie avec différents types de lecteurs, des enfants, des gens modestes, les voisins dans mon village (qui savent vaguement que je suis écrivain mais qui n’ont lu aucun de mes livres, peu importe d’ailleurs), et puis ça s’est fait comme ça. Peut-être parce que l’enfant en moi rêvait aussi d’avoir des mains en or. Finalement à quoi bon écrire si c’est pour se retrouver dans une solitude crasse et se couper du monde.
Finalement, tout ça n’est qu’une tentative maladroite d’explication. Sait-on jamais ce qui nous a influencés ? Plutôt un faisceau de réactions, non ? Je pense aussi que dès l’enfance, je suis animé par un sentiment de curiosité et d’exploration. J’explore les douves de ma ville natale, les livres, le corps des filles, les émotions des autres, le silence de ma grand-mère, les angoisses hypocondriaques de ma mère… mais d’autre part, je suis cloué dans mon village et, dans ma condition ouvrière, on voyage peu, on n’a pas les moyens, et on ne m’éduque pas pour ça. Il faut rester-là et se battre, résister. Partir, c’est fuir, se gaspiller. Rester, c’est grandir. C’est donc l’écriture et dans des genres les plus variés qui me permettra cette prise de risque du voyage dans l’infini des formes. Je ne l’ai pas décidé. Ça s’est imposé à moi dans des rencontres et j’ai dit oui à cette aventure. On me le reproche parfois, dans le dos. Il n’est pas poète, il écrit des romans. Il n’est pas romancier, il écrit du théâtre. Il n’est pas auteur de théâtre, il écrit des livres pour enfants. Il n’est pas auteur jeunesse, il écrit des scénarios. J’en souffre. Tant pis.
 

Dominique Sampiero, Le
Sentiment
 de l'inachevé,

Gallimard, collection Haute
enfance, 2016, 184 pages,
17 € 50.

Ne pensez-vous pas qu’il est réducteur de définir une catégorie générique en ne considérant que des critères formels…? La prose peut être dramatique ou ludique, poétique aussi, car la poésie peut s’immiscer dans une prose même fictionnelle, dés lors que le langage déploie une pluralité de sens, une épaisseur, opère un glissement sémantique…
Je pense qu’il existe une façon de catégoriser qui est finalement une façon d’exclure. De prendre le pouvoir en définissant ses propres critères d’une pseudo excellence. En affirmant, voire en criant haut et fort, ce qu’est « la bonne » ou la « mauvaise » poésie. Foutaises. Beaucoup de chapelles en poésie. Beaucoup de petits monarques qui prennent le pouvoir. Beaucoup de fous furieux acharnés à faire table rase. Peu de fraternité. Et pourtant elle existe chez certains.

 

Des petits André Breton en herbe rallient ou excommunient. Se prennent pour des papes de l’écriture poétique. Je me sens étranger à ce racisme littéraire. J’essaie toujours de percevoir dans une écriture, la part d’entêtement, d’obstination, ce qui est en mouvement en elle. J’essaie d’entendre ce qui est en germe ou affirmé. Ce qui est moderne ou en écho au passé. Je refuse de décourager celui ou celle qui m’envoie un manuscrit. J’essaie d’ouvrir des pistes humblement au lieu de les renier. Et d’admettre la nouveauté d’une voix quand je la perçois. Même si elle est différente de mes engagements. Ces dix dernières années, par exemple, la commission Poésie du CNL a pris cette direction violente de défense de chapelle et de mise en valeur d’une seule forme d’écriture. C’est lamentable. J’ai fait partie, sous la présidence d’André Velter, et pendant trois années de cette commission dans les années 2002. Nous nous faisions un point d’honneur de reconnaître et d’aider tous les courants, toutes les mouvances poétiques, sans exception, de n’en privilégier aucune. Et pour conclure cette question, il faut remarquer qu’une nouvelle génération de poète se met en scène aujourd’hui, dans des performances qui croisent le théâtre, la vidéo, la danse… et l’écriture poétique. Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais ça s’affirme. Je trouve ça excitant. Je me régale à entendre des poètes comme Nicolas Vargas, Samantha Barendson, Patrick Dubost, Marie Ginet… et beaucoup d’autres ! Ce sont les poètes de demain et ils ouvrent de nouveaux espaces.
Et peut-être est-ce ce « risque d’opacité » inhérent  au poème, ce « on ne comprend rien » énoncé par vos parents, qui a fait que vous avez écrit de la prose, du théâtre, aussi… Pour pouvoir toucher tous les publics ? Est-ce là une posture politique ?
Il y a un titre qui m’a profondément marqué, titre d’un essai écrit Jean-Pierre Siméon : La Poésie sauvera le monde. J’ai repris cette conviction à mon compte. L’engagement dans l’écriture poétique est pour moi absolument lié à un processus de transformation de soi. Et du monde. C’est ce que je répète dans mes ateliers d’écriture avec des enfants ou des adultes : l’écriture est un levier puissant de bouleversement de l’espace social. Il change les regards, reconnecte chacun au mouvement de ses émotions. La poésie est contagieuse. Il y a un ralentissement du temps, une pesanteur et une gravité retrouvées dans la lecture ou l’écoute d’un poème. On sort du corps quotidien, étroit, serré sur-lui-même, tendu par l’aliénation de la consommation et de la production, vers un corps plus ample, plus libre, plus conscient, réveillant en lui ses capacités de résilience et d’empathie.
Le poème se situe entre révolution et méditation, il est plus qu’une prière, c’est un acte sur le réel et ce que l’on ne sait pas, ce que l’on ne voit pas du réel, apparaît, scintille puis tombe en poussière dans le temps qui passe.
Par ma recherche d’écriture, j’ai ouvert, élargi mon espace social d’échanges et de rencontres. J’ai l’impression d’avoir trouvé une place. Sentiment que je ne vivais pas quand j’étais enseignant, écrasé par le poids de la structure verticale, Education Nationale. La poésie en nous mettant au monde à chaque poème nous révèle cette part d’infini qui nous accueille à chaque mot, à chaque silence, dans la conscience. Le langage nous parle d’une éternité dont notre esprit ne sait rien dire, il la rend supportable dans le poème. Peut-être que la poésie nous apprend un peu à vivre, un peu à mourir, non ?
 




Questions à Claude Ber

Claude Ber ne cesse d’explorer les possibles d’une poésie qui cherche aujourd’hui un renouvellement tant formel que sémantique. Elle explore les potentialités du langage et de ses mises en œuvre, entre vers et prose. Elle propose une écriture qui dépasse les frontières génériques. Ses recueils, construits comme un tout signifiant, ne laissent passer que la lumière qui transparaît d’une lecture herméneutique du réel, dont elle absorbe les contours, et qu’elle restitue en en dévoilant toutes les dimensions. Une œuvre unique en devenir, où la globalité ne peut se passer du fragment, et où le fragment révèle la globalité du monde.

-Vous écrivez autant en prose qu’en vers, et vous jouez avec l’espace scriptural pour créer du sens. Ce dispositif associé à un langage courant vous permet de créer des images absolument époustouflantes, avec un emploi de la langue majoritairement usuel. Votre poésie est protéiforme. Est-ce que ça répond à une démarche particulière ?

-Je retiens volontiers ce terme de protéiforme, qui correspond à ma tentative de travailler les multiples possibles de la forme du poème. Le poème a trop souvent et à tort  été défini par la seule rime alors que ce qui définit le vers c’est le rythme, l’aller à la ligne, la tension entre syntaxe et rythmique ; la répétition sonore importe, mais existe sous d’autres formes que la rime, dans l’assonance, l’allitération... Ce qui m’intéresse, c’est l’utilisation de la totalité de l’empan de ce qu’on appelle le poétique depuis le vers y compris rimé, même si je ne l’emploie qu’exceptionnellement, jusqu’à la prose poétique. Dans mon écriture coexistent des poèmes verticaux en vers dit libres, mais travaillés dans la tension entre rythmique et syntaxe, et des fragments en prose comme coexistent des poèmes courts et des formes longues. Dans La mort n’est jamais comme, par exemple, alternent longs poèmes verticaux, les « colonnes », et les « découpes », petits pavés en prose dense.  Dans Il y a des choses que non, le poème long domine, passant en continu avec des variations du vers à la prose y compris narrative. L’amplitude comme la narrativité se sont imposées dans ce texte qui s’enracine dans l’histoire personnelle pour rejoindre l’histoire collective dans sa dimension épique ; même si ce terme prend un sens différent de son sens traditionnel, il en demeure le souffle, le mouvement collectif. Dans mon dernier livre, à paraître en janvier, Mues, j’explore encore une autre manière de jouer des multiples possibles du poème. Cette fois le poème est pris dans une méditation-narration en prose, qu’il accompagne,  ponctue ou fracture. Les frontières sont poreuses et la distinction entre  poésie et prose est à la fois évidente dans sa perception immédiate et difficile à définir sans tomber dans des catégorisations qui valent davantage d’un point de vue critique que du point de vue de l’acte de l’écrire. D’expérience, je dirais que les temporalités diffèrent, que le poème, qu’il use de l’aller à la ligne ou non, plie et que la prose déplie, que l’un revient sur lui-même et sur le langage dans le souvenir du latin « versus », le vers, ce sillon de la charrue qui revient en bout de champ, tandis que le prose va de l’avant comme Prosa la déesse latine dont elle tient son nom et qui préside aux accouchements. Cela n’ôte pas plus allant au poème que la capacité de la prose à se penser, mais, il me semble que le poème est davantage du côté du retournement de la langue sur elle-même, la prose du côté d’un déroulement temporel. Lorsque j’enseignais, il m’arrivait de comparer le poème à un millefeuille, désignant ainsi son couche sur couche où tout fait sens séparément et ensemble (sons, disposition, images, rythmes…). C’est ce que l’université nomme un texte pluristratifié et polysémique ! Le millefeuille faisait image immédiate pour les étudiants ou bien la « feuillature ». Dans tous les cas c’est ce travail dans l’attention à toutes les dimensions du langage qui me paraît caractéristique du poème, non que la prose ne les travaille pas, mais en quelque sorte plus dans le déroulé, l’étalement que l’étagement. Ce sont des images un peu simples, qui valent pour leur immédiateté et que je n’érigerais certes pas en définition. Toute définition du poème est d’ailleurs vouée à l’échec car la poésie ne cesse de se redéfinir. Elle est dans l’histoire et a une histoire. Il n’y pas en soi la poésie hors d’une histoire de la poésie et de ses formes. Les termes de feuillature ou de sempling me parlent et disent quelque chose de mon écriture, mais se gardent de prétendre à une définition de « la » poésie.  Elles traduisent aussi ma propre manière d’être au monde et la façon, dont le poème m’a permis de l’apprivoiser avec le sentiment de pouvoir échapper à la successivité du langage. À cette interminable lenteur du langage par rapport à la vitesse intérieure et à la richesse de ce que nous ressentons à chaque instant. Le poème m’a semblé permettre d’approcher cette vitesse et cette densité intérieures où s’imbriquent simultanément pensées, perceptions, sensations, émotions multiples.

 

-Est ce que la fiction ne fait pas appel aussi à un imaginaire poétique ?

 N’est-ce pas également une manière d’interroger le réel ?

-Poème comme narration font appel à l’imaginaire et tous deux interrogent le réel. Imaginaire poétique ? Tout dépend comment on entend le terme. S’il renvoie au poïen grec, il est à l’œuvre dans toute démarche artistique. Et le terme de poétique peut prendre une telle extension qu’il ne désigne plus grand chose. Les distinctions me semblent nécessaires dès que l’on entre dans un processus d’écriture et de réflexion un peu exigeant - tout n’est pas dans tout et réciproquement !-, mais, en même temps, gardons à l’esprit que les catégories, les distinctions de genres, de tonalités, de registres, ne sont pas étanches. Il y a contact et interpénétration entre les catégories comme il y en a entre prose et poésie. L’intérêt de ces distinctions, c’est de créer des tensions, du questionnement, des transgressions et par là même de générer des controverses, d’ouvrir des possibles à explorer. Une récit, une prose peuvent être qualifiés de poétiques et un poème peut être narratif – toute l’épopée depuis Homère est narrative- et un même imaginaire est à l’œuvre dans nos créations. Ecrire interroge et déplace ces frontières variables selon les époques et les cultures, les remet en chantier. Une écriture ne nait pas ex nihilo, elle naît dans le contexte d’une culture, s’élabore en écho et écart de formes existantes et au carrefour de ces données culturelles, de la singularité de qui écrit et de ce commun à l’espèce humaine, qui rend nos oeuvres à la fois singulières et partageables, historiques, plongées dans une époque et pouvant l’outrepasser. Ce terme de protéiforme me convient d’autant plus que pour moi, l’écriture à la fois fait et provoque mouvement, entraîne ou tente d’entrainer mues et métamorphoses, mais il ne signifie pas pour autant hétéroclite. La liberté à l’œuvre dans l’acte d’écrire n’est évidemment pas le n’importe quoi; une nécessité interne motive l’émergence d’une forme, forme qui fait sens quand le sens ne peut émerger que par et dans une forme. Ce n’est donc pas indifféremment que les formes du poème vont varier. L’écriture d’un livre de poésie – et je dis plutôt livre que recueil car je ne recueille pas des poèmes séparés, mais construis un ensemble - implique à la fois une cohérence du tout, une construction globale fondée qui implique reprises et échos et un jeu de variations et d’écarts dans les formes et les tonalités qui la composent. C’est cette intrication de l’unité et de la diversité que j’entends dans le terme de protéiforme, qui correspond bien alors à mon travail comme à la manière dont je ressens le monde. Multiple, mouvant et protéiforme. Pour dire un mot de la fiction, il faudrait, là encore, définir le terme. Le poème n’est pas moins fiction que ce que nous appelons communément fiction. Dès qu’il y a mise en mot, il y a élaboration d’une fiction. Le « je » de l’écriture est une fiction. Nos identités sont fictionnelles. La question ne se pose pas dans le seul rapport au réel, mais au vrai qui est aussi la question du poème. 

 

-C’est une posture spirituelle ?



-Pas nécessairement. Je pense simplement cette relation au vrai indissociable du poème, qui est façon d’expérimenter et de penser le monde,  incluant cette question du vrai. Le poème, l’art, est, comme le soulignait Deleuze, un mode de pensée, une pensée sensible. Des trois modes de pensée, art, science et philosophie aucun n’est supérieur ni inférieur à l’autre, ils diffèrent, mais sont tous trois des manières de penser le monde et nous-mêmes. Et participent de cette pensée aussi bien l’esprit que le corps et les sens.

Claude BER, Il y a des choses que non, Editions Bruno Doucey, Paris, 2017, 112 pages, 14,50 €.

Claude Ber, Il y a des choses que non, Editions Bruno Doucey, collection soleil noir, Paris, 2017, 112 pages, 14, 50 €.

-Mais notre pensée fait appel à une subjectivité. Pensez vous que vous pouvez transmettre cette part de subjectivité à un lecteur. Est ce que l’on peut pré-établir la réception d’un texte ?

-Qu’entend-on par subjectivité? Si la subjectivité est la présence du sujet, le poème est parcours du moi au sujet quand le « je » n’est pas le moi ni l’égo le sujet, c’est une pratique d’émergence du sujet. Et le sujet est autre chose que la subjectivité psychologique. Ecrire c’est à la fois aller au plus singulier, au plus propre à soi et dans ce mouvement même s’anonymer. C’est la paradoxe de l’écriture que de ne parvenir à toucher l’autre qu’en allant au plus près de soi. Car il ne s’agit pas de s’exprimer dans le poème, mais de travailler ce matériau qu’est nous-mêmes, notre vie, notre expérience, notre vision du monde, nos sensations, nos émotions pour les rendre partageables. La réception échappe bien évidemment, mais le travail du poème est de provoquer un mouvement, d’éveiller, de réveiller, de dérouter, de conduire ailleurs non de délivrer un message univoque, dont le poète serait le détenteur et le diffuseur. Le poème existe dans l’aller retour entre qui l’écrit et qui le lit. Sans lecteur il n’existe pas.  Un poème, comme tout livre, est une liberté et il n’est pas question de préétablir la réception, mais de travailler la langue de telle sorte que quelque chose advienne… On le tente toujours, mais seule la lecture de l’autre donne réalité à ce « potentiel » poétique que le poète a travaillé dans par et avec le poème.


-Est-ce que votre poésie propose une synthèse entre une mimésis, c’est à dire un rapport objectif au réel, et l’expression d’une subjectivité ?

-Je ne le dirais peut-être pas exactement ainsi car je ne pense pas qu’il y ait de rapport « objectif » au réel. Il est toujours vu, saisi d’un point de vue d’un sujet. Par ailleurs le terme de subjectif renvoie à la fois à la place du sujet, dont j’ai parlé, comme à un ressenti personnel, à notre histoire, nos émotions. Et il y a place pour les deux dans le poème, place pour une interrogation du monde comme pour une interrogation de soi et plus largement de notre condition et de notre être. Dans son histoire et ses variations, le poème penche tantôt davantage vers le réel – l’objet par exemple- tantôt davantage vers l’exploration de l’intériorité, je ne prive d’aucun des deux possibles et, en ce sens, on peut dire que je les joins. Mais je parlerais plutôt en terme de « tensions » qui traversent le poème. Tension entre extériorité et intériorité comme il y avait tension entre prose et vers comme il y a tension entre poésie «savante » et poésie qu’on pourrait dire plus « populaire », plus immédiate. Comme il y a tension dans la relation du poème avec d’autres arts, avec la peinture ou la musique, lorsque le poème se fait visuel ou sonore. Là, par exemple, j’ai, pour ma part, besoin de maintenir une ligne de crête où les arts se touchent et s’enrichissent, mais sans s’aventurer complètement en territoire de l’autre. Et il faudrait encore souligner, importante en ce qui me concerne, la tension entre la voix et la vue, entre le souffle de l’oralité et la distance de l’écrit, l’élan du poème et la distance critique. Bref, le poème, pour moi, s’écrit dans et avec ces tensions multiples, que je ne vise pas à réduire ni à synthétiser – ou alors le poème effectue quelque synthèse disjonctive !-, mais dont, à l’inverse, je tiens à garder la force dynamique.  Il en est de même dans le rapport au réel, qui n’est pas une donnée, mais un mouvement, une relation. Si je liais précédemment la question du poème à la question du vrai c’est parce que je ne conçois et ne vis pas le poème hors d’une relation au sens, hors d’une signifiance. Cette signifiance s’expérimente. Elle est le lieu d’une expérience des sens et du sens. Le poème touche dans tous les sens du terme. Il touche au monde, touchant, effleurant recueillant quelque chose du monde, le redonnant à sentir, à entendre, à goûter, il touche à nos représentations, à l’arrangement de notre vision, la déplace, la renouvelle et il touche, enfin, ceux qui le lise, provoquant mouvement en eux. Un poème qui ne toucherait rien, à rien ni personne serait-il encore poème ? Lorsque l’on a affaire à l’art, on a affaire au sensible, c’est pourquoi je parlais de pensée sensible, qui passe par les sens, travaille par et avec les sens quand les sens font sens. C’est là que se situe l’expérience du poème et sa relation à du vrai qui est autre chose que l’objectivité ou la subjectivité. Il n’est pas question de délivrer une quelconque vérité, mais de toucher ces bribes de vrai que délivre une expérience de l’être au monde, dont le poème rend compte. Expérience de l’attention déjà et avant tout. De l’attention au dehors comme au dedans, à soi comme à l’autre, au minime comme au vaste, grillons et galaxies, à la menue monnaie précieuse de chaque instant de nos vies comme au destin collectif. Attention à la langue toujours. C’est un terme clef qui rejoint celui d’éveil, qu’on peut rapprocher d’une posture spirituelle comme le tchan, mais qui n’est liée à aucune croyance. Le défi du poème est d’éveiller, de réveiller. Renoir parlait avec humour de se rincer l’œil pour regarder un tableau. C’est tous les sens que le poème vise à rincer dans un renouvellement de l’expérience commune… Toute question conduit à théoriser et l’acte d’écrire est indissociable de la réflexion sur lui-même, mais, d’un autre côté, je garde quelque distance avec l’excès de théorisation et les débats d’école lorsqu’ils prennent le pas sur l’expérience du poème. Une écriture n’est jamais l’illustration d’une théorie. La théorie vient avec et après l’écriture. En outre les termes des débats sont souvent piégés. Par exemple celui du lyrisme confondu à tort avec une poésie sentimentale ou avec la seule expression du moi. Il est certes allé en ce sens, mais originellement  lyrique signifie « accompagné de la lyre ». C’est la dimension sonore et rythmique du poème qui est en jeu. La voix, la respiration, le souffle. La figure académique de l’inspiration ne désigne initialement pas autre chose que la respiration. Un poème inspiré est un poème qui respire, un poème porté par la voix, le souffle,  quand ce terme se confond, en grec avec celui d’esprit « πνεύμα ». Comme en hébreux d’ailleurs, où le ruah désigne le vent, le souffle et l’esprit. Quelque chose noue là le corps et l’esprit, le plus immédiat de la vie – la respiration – et la crête la plus abstraite du langage. Pour moi, le poème s’enracine dans ce lieu là. Dans le corps, dans la respiration, la voix en même temps que dans la question de l’être… De là l’importance de la voix et des voix dans mes textes. En elles se joignent respiration et nomination. Et le poème ne cesse de con-voquer, é-voquer, in-voquer dans une « vocation » qui interroge notre relation au langage et à travers elle notre énigme… Si on entend donc par lyrisme dimension de la voix et du souffle, point nodal du corps et de la langue, je pourrais me dire lyrique sans hésiter, si le terme se confond avec sentimentalisme ou épanchement du moi, il est étranger à mon écriture car le je du poème, je le redis, n’est pas plus le moi que le sujet l’égo. La poésie est émergence d’un sujet qui appelle le sujet en l’autre. En ce sens, oui,  elle est subjective, et parce que subjective dans ce sens là, partageable...

-Que  peut on penser des recueils sur internet et des livres numériques ? Ces publications seraient-elles liées au fait que l’on achète de moins en moins de recueils de poèmes ?

-Je crains qu’on n’en vienne très vite sur  ce sujet à proférer des banalités. Il circule de tout sur internet. Coexistent revues, publications et sites poétiques de qualité et un tout venant parfois fort mal venu pour faire un mauvais jeu de mots ! Le meilleur et le pire comme en publications papier à ceci près que le risque financier entraîné par la publication et la diffusion d’un livre, le filtre de l’édition modèrent davantage le flot de publication. Mais ce phénomène est général. Internet amplifie échanges et posibilités d’expression, pour la poésie comme pour le reste, mais il amplifie parallèlement la place du pire qui y déferle sans retenue. La question rejoint celle de la place de la poésie dans notre société. Le numéro 73 de la Revue Cités, auquel j’ai participé, a été consacré à ce sujet. Je ne peux pas reprendre ici l’ensemble de cet article auquel je me permets de renvoyer. Je dirais simplement qu’il faut se méfier des généralités et que l’analyse de la situation de la poésie en France est complexe. Je précise en France car il en va autrement dans d’autres pays, pays de culture arabe, Amérique latine ou Québec, où des festivals de poésie rassemblent des milliers de personnes. Pourquoi la place de la poésie est-elle devenue si restreinte ici ?

Claude Ber, La Mort n'est jamais comme, Editions de l'Amandier, collection Accents graves Accents aigus, Paris, 2009, 12 €.

Plusieurs facteurs se conjuguent. La séparation plus grande en France qu’ailleurs entre poésie savante et poésie populaire. L’influence médiatique qui réduit le poème contemporain au rap ou au slam ou bien véhicule une image stéréotypée et réductrice de la poésie confondue avec un sentimentalisme niaiseux, que dément toute l’histoire de la poésie. Le rôle de l’école, où l’approche de la poésie est trop souvent stérilisée par à le formalisme quand, en outre, on peut faire un cursus universitaire de lettres sans jamais avoir abordé la poésie. Le rôle des querelles de chapelles, qui peuvent être toniques pour la poésie, mais l’enfermer aussi dans des cénacles et des débats qui n’intéressent que les spécialistes. Le développement d’une poésie formaliste et rhétorique très référencée qui s’est coupée du public. Tout cela se mêle, mais, plus profondément il faudrait évoquer la domination du genre romanesque et surtout le poids d’une société ultralibérale de l’immédiateté, de la passivité et du zapping peu compatible avec la lecture du poème qui appelle un lecteur actif. Cela appellerait nuances et approfondissements, mais ne soyons pas non plus dupe des représentations. La poésie a toujours eu une adresse restreinte et la place du poète et de la poésie varie selon les époques. Tantôt le poème a une audience vaste et rassemble le plus grand nombre de façon visible, tantôt il circule dans l’intimité du lecteur et du texte. La poésie circule toujours aujourd’hui. De manière souterraine, mais elle circule. C’est ce que m’ont appris mon expérience de poète comme de directrice de collection de poésie. Sa visibilité médiatique est réduite à zéro ou quasi, mais il en de même pour la science, la philosophie, pour tout ce qui ne peut pas être réduit à la vulgarisation schématique de la com. Etat de fait navrant, difficile pour les poètes, mais lié à un contexte social et politique. On ne peut pas extraire le poème de l’historicité et c’est sous cet angle qu’il peut être intéressant de poser la question. C’est ainsi que je l’ai posée dans la conviction que le poème n’a à être ni au centre ni aux marges, mais avec, toujours avec, de multiples manières.

 

-Cela fait deux siècles que la poésie n’a pas occupé une place prépondérante…

-Je ne reprendrai les quelques points déjà évoqués, mais répondrai par une autre question. Cette prépondérance de la place du poème est-elle un enjeu essentiel ? Et si oui, pour qui ? Est-il important d’être prépondérant. Dans l’idéologie dominante de l’ultralibéralisme c’est évident. Mais le poème n’est guère compatible avec le loisir de masse à moins de consentir à se faire lui-même culture et loisir de masse. La question est autant sinon plus éthique et politique qu’esthétique. Pour moi le poème est précisément un des lieux de résistance à la défaite de la pensée, de résistance à la marchandisation du monde et des êtres, opposant « la langue nourrissante, la langue consistante » au vide sidéral de la com, opposant le « sujet », la singularité du sujet au client et à sa normalisation. Il n’est pas étonnant que la com et l’idéologie dominante s’en accommodent mal. Est-ce un mal pour le poème ? Ou est-ce précisément son rôle de persévérer obstinément à dire autrement et autre chose par cet autrement, de continuer de travailler un rapport à la langue qui soit autre chose que la transparence mirador d’une com pour laquelle le réel est une donnée, de rappeler que le réel est toujours construit et de réaffirmer le rôle indispensable de l’imaginaire. Le réel c’est la violence. Le langage du poème déploie une médiation symbolique, où peut émerger du vrai de manière plus décisive que dans la téléréalité. Il ne s’agit pas de confiner la poésie à des cercles fermés où les poètes s’adressent aux poètes, mais de comprendre que sa place dans la Cité est liée à la structure de la Cité, que sa relation à elle est nécessairement conflictuelle –Platon déjà en chassait le poète-. La poésie circule. Allant sinon à tous dans une sorte d’expansion marketing exponentielle du moins à n’importe qui et à chacun et chacune de multiples manières. Est-ce pour autant renoncer à l’utopie d’une adresse à tous qui a traversé le XXème siècle ? C’est penser la question d’une politique du poème autrement qu’en des termes de généralisation depuis longtemps récupérés par le libéralisme. Plus qu’à tous le poème s’adresse à chacun et chacune, à des singularités et c’est bien en cela qu’il est dérangeant…C’est bien en cela qu’il est exigeant. Le poème est accessible. En livres, en cd, sur internet, lors de lecture. La question ensuite est de provoquer sa rencontre. C’est un rôle de transmission et d’initiation. Vaste question, dans laquelle, poètes, enseignants, médiateurs et chacun de nous a sa part. Toute mon expérience, y compris d’enseignement, dont à sciences po où je suis intervenue plusieurs années en tant que poète dans des ateliers que l’école confie aux artistes, m’a montré à quel point la rencontre du poème est surprenante, inattendue, non prévisible. A quel point du préjugé circule sur la difficulté ou le dédain du poème. Pourquoi, en outre, le poème partagerait-il les visées hégémoniques, qui sont l’idéal délirant et destructeur de notre temps ? Pourquoi viserait-il une extension de sa clientèle ? Le poème ne vise pas une clientèle. Il s’adresse à des sujets libres. L’important est qu’il soit présent, qu’on puisse aller à lui. J’ai fait ce que je pouvais pour la visibilité du poème en écrivant, en lisant aussi bien à la Maison de la Poésie de paris ou à Beaubourg que dans des petits festivals, des cafés, des classes, des hôpitaux, en dirigeant une collection aux éditions de l’Amandier, en accueillant des poètes sur mon site,  en transmettant la poésie lorsque j’ai enseigné et je continuerai de faire ce travail de visibilité. Je ne suis pas la seule. J’ai stigmatisé, par exemple, les défauts de l’école, mais il faudrait aussi rappeler que bien des enseignants transmettent remarquablement le goût de la poésie. Que bien des bénévoles s’impliquent dans des manifestations poétiques. Et que tout cela n’est pas aussi insignifiant qu’il y paraît. Notre époque est, certes, une période de reflux dans l’histoire de la poésie française, du moins du point de vue de sa visibilité. Ce reflux a des causes internes à l’histoire de la poésie, mais aussi externes. On peut  les analyser plus finement, mais l’essentiel me semble être d’agir. D’être là. D’écrire, de lire, de transmettre le poème. Je lui fais confiance. Il m’a appris à lui faire confiance. Il véhicule de l’humain en l’humain. Et s’il est en danger, c’est que parfois notre humanité en nous est en danger… Ecrire du poème est politique. Non pas parce qu’on écrirait du poème engagé, mais parce que l’écriture même du poème est un engagement, « un effort de clarté » vers une augmentation dans l’être pour le dire à l’emporte pièce façon Spinoza !

 

-C’est peut-être également dû au fait d’avoir perdu un certain rapport à l’immanence et donc à la spiritualité ? L’accès au langage poétique demande l’accès à une certaine verticalité. 



-On peut entendre ainsi l’expression spinoziste, mais je me méfie des termes. C’est aussi attitude du poète que l’extrême attention aux mots et à ce que parler veut dire. Il fait même fondamentalement cela le poème : interroger le langage. Si la poésie a affaire avec une verticalité, ce serait dans les deux sens, dans tout l’empan de l’esprit et du corps, comme chez Juarroz, et sans désignation d’un haut valorisé, l’âme et d’un bas diabolisé, le corps. Le terme de spiritualité penche trop du côté de l’esprit pour que je lui fasse crédit aveugle. L’esprit divague souvent dans son illusion et sa soif de domination et d’immortalité, là où le corps, notre corps animal et mortel, nous rappelle sans cesse à la condition précaire de notre humanité, fragile. Notre espèce est ambivalente, mortelle et meurtrière, victime et bourreau d’elle-même et si la spiritualité semble traduire le meilleur d’elle-même, elle peut aussi se dégrader en dogmatisme religieux et la mystique se dégrader en politique. Je préfère donc tenir la poésie là où elle est, dans le sensible, à l’écart des croyances et des idéologies. Au ras de notre expérience sensible d’exister, de vivre et de mourir. J’ai dit qu’elle était une expérience d’émergence du sujet, d’éveil. On peut effectivement nommer cela spiritualité, mais je préfère parler d’expérience de l’être. Pour ce qui est de la perte de la spiritualité, je ne suis pas sûre qu’elle soit si évidente ; a-t-elle jamais dominée l’histoire humaine ? La religion oui, la spiritualité j’en doute.

 

-Religion n’est pas spiritualité ?

-Ces termes ne se superposent pas ; il existe une spiritualité sans croyance et la croyance religieuse n’implique pas la hauteur spirituelle, les dévots sont aux antipodes des mystiques et la religion est souvent politique ou instrumentalisée par le politique et des visées étrangères à la spiritualité. Je crains qu’à la fois l’envers  et le miroir de nos sociétés ultralibérales soit plus le religieux que le spirituel...

 

-Et puis lire de la poésie ne demande-t-il pas d’avoir instauré  un rapport à soi-même, aussi
 ?

-Lire de la poésie implique-t-il une spiritualité et un rapport à soi-même ou bien lire de la poésie est-ce un des chemins pour construire une verticalité (une conscience de l’être) et un rapport à soi-même ? Y-a-t-il des préalables nécessaires à la lecture de la poésie ? Je pense que non et qu’au contraire l’approche de la poésie est outil de connaissance et d’élaboration de soi. La poésie est nourriture du « sujet », de la présence à soi et au monde. Mais j’entends bien aussi dans cette question ce que nous avons déjà évoqués, à savoir la relation entre la visibilité et même la lisibilité de la poésie et un contexte idéologique, politique et social. Je crains qu’il n’y ait antagonisme irréductible entre pouvoir et poésie, entre idéologie dominante et poésie. Je ne vois pas que l’inquisition à son époque ou aujourd’hui l’islamisme qui emprisonne les poètes et condamne l’art et la poésie comme efféminés – et devenir féminin, est la pire des insultes évidemment-, favorise en quoi que ce soit la poésie. Il s’agit là certes de dogmatismes aux antipodes d’une spiritualité, mais j’ai quelque difficulté à croire à ces sociétés idéales empreintes de spiritualité, qui existent davantage dans l’imaginaire que dans l’histoire. Il y a dans toute société une dimension spirituelle, dans toute croyance - Saint Jean de la Croix comme Al Maari sont également poètes -, mais il me semble surtout que tout est plus complexe et que l’on ne peut pas opposer une société matérialiste qui serait dénuée de spiritualité et une société d’autrefois, qui en aurait été auréolée, de religion sûrement, de spiritualité, c’est plus ambigü. La spiritualité comme la poésie est rare… Ceci est un peu schématique j’en conviens, mais revient au final à dire que je ne crois pas qu’il y ait jamais eu d’état édénique dans l’unanimité du poème, il me semble qu’il y a plutôt des poches, des moments de rencontre d’une partie d’une société avec le poème, des rencontres individuelles avec le poème, mais que le poème n’est pas institutionalisable. Il est surprise, émergence inattendue à la fois dans l’histoire collective – c’est la foule scandant les vers du poète Abou el Kacem Chebbilors du printemps arabe, le poème d’Ingrid Jonkerlu par Mandela lors de son investiture faisant figure d’étendard, Libertéde Paul Eluard circulant sous le manteau pendant la Résistance etc.- et dans l’histoire individuelle. La rencontre du poème fait événement. C’est cet événement renouvelé qui importe. C’est lui qui met en mouvement.

 

 

 




Pascale Monnin : la matière de la poésie

Comment faire un numéro sur les créolités sans l'ouvrir à une artiste dont tout le parcours artistique et la biographie illustrent cette féconde mixité humaine et culturelle dont nous voulons rendre compte?

 

Artiste de renom international, elle a  exposé entre autres au Grand Palais, à la Villa Médicis, chez Agnès B, au Musée de l’OEA, au Fowler Museum, à la Halle Saint-Pierre... Pascale Monnin a aussi participé à la Biennale Dak'art ainsi qu'à la Biennale de Venise, et le Lowe Museum de l’Université de Miami présente un de ses mobiles dans la collection permanente. Ayant grandi et poursuivi ses études artistiques en Suisse, d'où sa famille est originaire, tout en faisant de fréquents séjours en Haïti, où elle est née, et dont elle parle parfaitement le créole.

Les voyages de Pascale Monnin, sa double appartenance culturelle,  nourrissent une oeuvre multiple, dans laquelle son imaginaire complexe et sa fantaisie s'expriment à travers la peinture – où se déploient tendresse et harmonie – mais aussi gravure, sculpture, mobiles et installations. Ces dernières, davantages marquées par la violence du monde, mêlent projections d'ombre, jeux de lumière, matériaux divers, de récupération même, comme pour dire combien la matière du monde, même abîmée, salie, dégradée... peut être transformée en un objet de beauté et de réflexion : le travail de l'artiste est un travail profondément poétique en ce qu'il interroge des matériaux existants pour les transcender en une oeuvre temporaire (comme la vie) mais riche de perspectives ouvertes et de rêveries sur l'aile de l'analogie.

Pascale Monnin a été entourée toute sa vie par des artistes (ceux notamment de la galerie familiale : Mario Benjamin, Killy, SergineAndré, Louisianne St. Fleurant, Stivenson Magloire, Frantz Zéphirin et le sculpteur Camille Jean, dit Nasson, maître du recyclage ) : c'est naturellement qu'elle est devenue une personnalité éminente de la nouvelle école haïtienne, marquée par l'ouverture internationale de ses artistes,  portant haut les valeurs et les traditions de l'île, dans des créations très contemporaines (on peut citer les peintres Mario Benjamin, Sergine Andre, Pasko, Killy, Duval-Carrie...)

Epouse du poète  James Noël (dont des inédits peuvent être lus dans ce numéro) , elle fonde avec lui l’association culturelle Passagers des Vents en 2010 et en 2012 ils lancent la Revue artistique et littéraire IntranQu’îllités : ils oeuvrent ensemble pour l'épanouissement et la reconnaissance de la vie artistique de l'île.

Vol de nuit I, acrylique, papier sur toile, 60x30pces 153x76cm.

A travers ses oeuvres, Pascale Monnin témoigne de façon originale, avec humanité et tendresse, de la beauté de la vie, de la richesse des relations humaines et amoureuses,mais aussi des drames dus aux aléas climatiques, à la situation économique, sociale et politique de son pays -  témoignage rendu plus terrible encore par la poésie émanant de son travail, tout inspiré des mythes de sa culture créole autant que par  l'iconographie et les éléments de sa culture européenne. Attirée par le mystère et les symbolisme des religions, bien qu'elle même ne les pratique pas, l'artiste confiait, dans un entretien à Indigo Arts Gallery  (( lhttps://indigoarts.com/artists/pascale-monnin?qt-works_by_artist=1 )) :

These characters, these animals which live in my paintings are a little like gods, spirits of a mythology that belong to me. They whisper something that I cannot completely grasp, they speak of the living, of the dead. They speak about me, but their language is coded and I can't quite understand them. Fellow travelers they are at times friendly, terrible, defenders or manipulators, they send back in mirror image wanderings, poetry and doubt.

 Les installations :

A travers la variété de ses créations poétiques, d'apparence aérienne et ludique, Pascale Monnin suscite l'empathie du spectateur pour les situations dramatiques dont elle se fait le hérault.
Ainsi, dans la vidéo  Pour le mémorial aux disparus du tremblement de terre, voit-on les  moulages de visages d'enfants vivants au moment du tremblement de terre, pour interroger les disparus. Comme matériaux, le ciment et le fer, instruments de destruction massive lors du séisme de 2010 qui, associés à des miroirs cassés, brisés, reflètent la lumière, créent la beauté pour reconstruire des visages lumineux et solaires. 

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L'arbre dans lequel sont suspendues ces têtes est un "Mimi", de son nom savant le "Pseudobombax ellipticum", arbre qui, dépouillé de ses feuilles, fleurit en janvier. Chaque année ses fleurs roses salueront les disparus du 12.01.2010. Cette œuvre, réalisée grâce au support de la FOKAL, fut inaugurée le 12 janvier 2015  et la  vidéo réalisée au Parc de Martissant à Port-au-Prince. En fond sonore, la captation de la commémoration du Tremblement de terre du 12 01 2015, organisée par Michèle Lemoine - le film est de Léa Todorov.

( MATTHEW : photo David Damoison)

Description : L'oeuvre se compose de 40 portes persiennes (2mx40cm x3cm), d'horloges en fonte, et de cables, ainsi que de 2 vidéos.

L'oeuvre Matthew évoque l'ouragan qui a dévasté le Grand Sud d'Haïti en 2016 : cette installation, construite au retour de Port-Salut, petite ville du Grand Sud d'Haïti, est faite des restes d'une maison soufflée par l'ouragan. L'idée était de créer une spirale ascensionnelle qui contrebalance les énergies destructrices et les convertisse en espoir. Elle est accompagnée de projections de petits films, faits par des drones,  de la maison avant et après Matthew. La première version de l'oeuvre fut créée avec le soutien de Laboratorio Arts contemporains. Une deuxième version, créée pour la Biennale Dak'art, en 2018, présente au sol des ombres portées : ainsi, par contraste avec les portes qui s'envolent, elle créent une forme de lotus et appelle à la communication entre le sol, le bas, la nature, le passé, et le ciel, le haut, l'immatériel, le futur.

 

 

L’artiste explique son oeuvre intitulée La dette  en évoquant le rêve qu'elle faisait enfant, et qui en est l'inspiration première :

Je suis assise à califourchon sur un gros poisson. Tout autour de moi la mer est fête de chiffres, orgie de nombres. J’ai une dette. La boule au ventre, je navigue avec la conscience que même si je passe ma vie à aligner les chiffres et les nombres les uns après les autres, je finirai par mourir bien avant de savoir combien je dois.

Par extension, Pascale Monnin l'applique à des cas particuliers : ainsi Haïti est le seul pays qui, vainqueur au sortir d’une guerre, paya le vaincu. La dette de l'indépendance (indemnité de dédommagement de 150 millions de franc-or ) sera payée jusqu'en 1952. (aujourd'hui,  Haïti croule sous les dettes aux Banques et pays divers.)
On peut aussi penser au fait que certaines manières de compter les richesses montrent l’incapacité à arriver à un décompte juste.
Enfin, par extension encore :
que devons-nous à nos parents, que nous doivent-ils?

Description :   L"oeuvre se compose de têtes en béton, fer, et miroir, balance pour la canne à sucre, tableau.

 

Enfin, Ma chair et mes colibris est une installation kinétique très onirique qui présente, flottant dans des faisceaux lumineux,  un ange  fantasmagorique,  qui abrite en son centre de minuscules colibris en papier mâché. Il déploie ses ailes immenses,  faites d'un rideau de perles de cristal et de fil de fer, dont l'ombre immense se répercute sur les murs. Pascale Monnin en parle ainsi :   

 

Ce mobile marque ma fascination pour la fragilité.
Les colibris, si petits et fragiles, sont pourtant doté d'une mécanique extrêmement puissante : Leur vol est impressionnant et leurs ailes peuvent battre  jusqu'à 200 fois par seconde.
Fragiles et forts, comme les enfants dont les visages ornent cet ange de 2m50 d'envergure.

 




Quelques questions à Marie Alloy

Deux livres de correspondance : Marie Alloy, Dominique Sampiero, Vers la terre(1995), L’Ombre emboîtée(1997), aux Editions Le Silence qui roule.

Chère Marie,

j’ai passé de longues heures à lire, à regarder Vers la terre, et L’Ombre emboîtéei. J’ai essayé de m’en imprégner. Je découvrais complètement Sampiero, dont seul le nom m’était connu. Je connaissais un peu plus ton travail.

manuscrits de Dominique Sampietro, droits réservés

Quoique très différents l’un de l’autre, ces deux livres m’ont tout de suite captivé ; la lumière naturelle m’y aidait d’ailleurs car la salle de lecture était offerte à un ciel chargé de mille nuances, de mille strates d’épaisseurs, nues et azur se disputant souvent la partie à toute vitesse. Un peu comme des sentiments, du reste. C’était un climat parfait pour me laisser prendre par la masse des papiers et la matérialité du livre (Vélin d’Arches pour L’Ombre, BFK de Rives pour Vers la terre). L’Ombrem’étonnait par l’association de ses deux corps de texte (Clearface 34 et 17), par son organisation « en couple » ; l’autre, monumental, narratif, par le poids des aquatintes et des textes colorés, tourbés, tangibles.

J’ai pris beaucoup de notes. Le mystère cependant persistait : plus je tournais les pages, plus me traversait une réalité versatile. Je n’arrivais pas à la pénétrer. 

Je suis retourné plusieurs fois à la bibliothèque, j’ai évidemment lu l’article que t’a consacré Arts&Métiers du livreiii, puis ton article sur Dominique Sampiero, Le Sens profond de la terre, paru dans Nord’iv. Plus tard, je t’ai adressé l’espèce de questionnaire que voici : tu m’as fait l’amitié d’y répondre. Je te remercie vivement, chère Marie, pour cet échange. Aujourd’hui, nous le partageons avec tous les lecteurs de Recours au poème. Ainsi quelque chose circule.

 

gravures de Marie Alloy, droits réservés

Thomas Demoulin - Comment as-tu pressenti que Dominique Sampiero et toi partagiez certaines intuitions ? Pourquoi lui as-tu écrit ?

Marie Alloy - Je l’ai contacté après avoir lu avec émotion ses premiers ouvrages en prose poétique et comme je commençais depuis seulement quelques années (1993) à créer des livres d’artiste, et, sans rien programmer, j’ai pris contact avec lui via son éditeur (Cheyne à l époque, si je ne me trompe pas). J’avais déjà réalisé des livres avec d’autres poètes, comme Antoine Emaz, mais ici l’expérience avec D.S. fut différente, davantage basée sur l’échange vivant (poèmes / gravures) qu’avec Antoine Emaz pour qui laisser « totale carte blanche à l’artiste » est sa façon, non de se désengager mais de faire confiance et d’accepter l’imprévisible – le dialogue venant après, ou pendant, mais sans ingérence dans le mouvement singulier de l’artiste. En fait Dominique Sampiero à qui j’avais envoyé une recherche en cours, un petit agenouilléréalisé en aquatinte au sucre et tiré en encre noire, s’est senti interpellé par cette estampe. Il a commencé à écrire à partir d’un envoi de petits personnages, assez primitifs, terreux, repliés sur eux-mêmes, dans un rapport à la terre à la fois organique, minéral et relié à la prière, par le fait de s’incliner, avec humilité, (un peu comme dans la posture d’un paysan de Jean-François Millet par exemple). Au fil des échanges qui se sont étalés sur plusieurs mois, ce fut tantôt l’écriture qui donnait forme aux figures gravées, tantôt celles-ci qui suscitaient l’écriture. Il y eu un mouvement d’échange très dynamique, une motivation réciproque, une stimulation créative mutuelle.

 

TD - Apparemment, c’est toi qui, la première, a envoyé quelques chose (était-ce l’aquatinte en frontispice ?), puis Sampiero et toi vous avez correspondu, vous êtes vraiment entrés dans cette démarche d’échange dont parle Pierre Dhainaut à propos des livres d’artiste : c’est toujours risqué, ce premier pas vers l’autre, non ? Le dialogue peut ne pas prendre ?

MA - Non ce n’était pas l’aquatinte en frontispice le point de départ ; celle-ci est venue bien après, au contact des mots, surgie d’un monde inconscient à la croisée de l’anal et de l’animal, comme quelque chose qui naîtrait de l’humus même de la terre et du dialogue.

Livre d’échange bien sûr, mais c’est aussi à un niveau de profondeur qu’il n’y a pas lieu d’analyser. Nous nous sommes rencontrés plus tard, mais l’échange essentiel dans le travail de création s’est fait par courrier.

 

Il n’y a pas de risque à entrer en contact, chercher un dialogue ; poésie et peinture, ou gravure, ont toujours été étroitement liées. Le seul risque est que le travail dans le livre soit mal engagé, voire fabriqué, non authentique – dans ce cas, il faut refaire, recommencer (pour certains livres qui m’ont résisté, j’ai dû faire de nombreuses maquettes avant de trouver une justesse). J’ai toujours cherché un accord entre les figures gravées et le poème, ses rythmes, son monde, en refusant l’illustration comme l’abstraction. Privilégier l’émotion, la voie sensible, une sorte d’imperfection qui donne la vibration humaine, son toucher et sa voix

TD - Des corps agenouillés… Un rapport avec la sculpture ?

MA - Non je n’ai pas pensé à la sculpture mais seulement à la projection de mon propre corps sur le sol de l’atelier, puisque j’ai réalisé ses plaques en aquatinte au sucre, agenouillée moi-même par terre, pour les peindre, puis les faire mordre par l’acide. Mon atelier d’alors était une vieille étable…

TD - En 1995, pour Vers la terre, tu possèdes ta propre presse taille-douce depuis peu. Est-ce que ça a été une évidence pour toi de l’utiliser pour ce premier livre avec Dominique Sampiero ?

MA - Non, pas une évidence. Il n’y a d’évidence en rien. C’est un cheminement, un enchaînement des actes et des gestes – comme pour le roulement des cylindres de la presse. La plaque gravée est entraînée, roulée sur le papier, imprimée et l’empreinte en devient révélation. J’ai fait une cinquantaine de personnages pour ce livre, vingt-cinq seulement ont été retenus, pour leur force énigmatique, charnelle, presque primaire. Il y avait aussi en jeu pour ce livre un rapport à la sexualité et à la mort qui a secoué mon travail de graveur (une façon de labourer le corps de la plaque et du langage).

TD - Sampiero a un rapport vivant et nourri à l’image, quelle expérience avait-il alors du livre, du livre d’artiste ?

MA - Il a fait de nombreux livres d’artiste, bien avant ce livre avec moi, et bien aprèsv. Je ne connaissais pas cet aspect de son travail, je lisais seulement les poèmes dans des éditions courantes, à l’affût d’échos intérieurs. Plus tard, après ce livre, j’ai compris que ce qui m’avait touché dans cette écriture de D.S., c’était le nord de mes origines, le nord rural, une certaine pauvreté d’être et de nudité intérieure mais comme emportée dans un maelstrom de sensations confuses, un trop d’images, un flux inapaisable et contradictoire de beauté et de maux.

TD - Dans le même ordre d’idée, c’est un poète qui ne redoute pas d’embarquer dans une narration. Est-ce que toi tu as eu cette impression ?

MA - Non, la narration échappe au texte ici. C’est de la poésie, une voix qui s’étrangle à dire le corps dans l’amour et à rejeter l’enfouissement ultime ; ce qui en résulte est une haute lutte avec la terre et avec soi-même. Mes gravures accompagnent, elles ne décrivent pas. On peut lire sans les regarder, ou ensemble, prose et estampe, il se produit une autre alchimie, d’autres forces. En fait, il n’y a rien de raconté. Juste un dépôt de vie dans l’humus des figures agenouillées.

TD - Et la typo ? C’est intéressant, la couleur change au fil des pages : ton idée, une proposition de Sampiero ?

MA - Mon idée, une nécessité. J’imprimais en sérigraphie, donc pas de contrainte technique comme avec la typo. Je trouve que le fait d’apporter une autre couleur au texte, était comme une façon de lui donner une nourriture différente, ou un timbre qui en modifie légèrement la réception. Palette automnale annonçant la saison des pourritures à venir et qui bouge de chapitre en chapitre.

TD - A partir de cette connivence entre vous sur la question du « devenir de la terre, de nos racines »(je te cite), en quoi votre échange a-t-il éventuellement approfondi ou infléchi ta propre quête ?

MA - Je ne sais pas. La terre est notre racine commune. Toute ma peinture est liée à la terre et la gravure, principalement au végétal, aux éléments, surtout l’eau et la terre. Je me suis retrouvée dans les pages de Bachelard à ce propos. Mais je n’aime pas dire « je », cela concerne chacun. Tout cela s’approfondit sans doute au fil du temps presque naturellement. Je n’emploie plus le mot « quête ».

TD - Vers la terre : est-ce que tu dirais que, dans ce livre, une sorte d’impureté, d’austérité, de violence aussi, confine à la grâce d’une création perpétuellement continuée ?

MA - La persévérance et une éthique intérieure exigeante orientent le travail dans l’atelier sans le séparer du monde humain, social.  La grâce reste secrète, énigme. Ce n’est pas austérité, c’est peut-être ascèse, rudesse, mais aussi lumière. Elle émane de la terre et de la chair du poème.

 

TD - Comment s’est passé l’enchaînement de ce premier livre au projet de L’Ombre emboîtée ? Quelles ont été les modalités de votre échange pour ce deuxième livre ?

MA - Le poème fut premier sur les lithographies. J’apprenais à cette époque la lithographie à l’atelier de Jörge de Sousavià Paris et j’ai eu le désir de l’associer dans un livre assez grand. Il n’y a pas de lien direct entre ces deux livres, sinon un besoin de fidélité à un auteur pour approfondir les circulations entre nos deux modes d’expression.

TD - Là, tu utilises quatre lithographies sur un papier que tu viens « contrecoller » (c’est ça ?) sur ta feuille en Vélin d’Arches. Qu’est-ce qui t’a inspiré cette idée ?

MA - Oui la litho est plus fine dans ses détails lorsqu’elle est tirée sur un papier japon ou chine, et cela lui donne une teinte crémeuse qui se différencie de l’Arches blanc naturel. Les graveurs utilisent fréquemment ce procédé qui valorise l’impression en lui donnant un épiderme.

TD - Pour la typo, il y a 2 corps de texte (il y a 2 poèmes). Tu t’en es chargée ? C’est difficile à composer, un tel alignement ? Tu peux raconter ?

MA - Oui j’ai imaginé et construit seule cette mise en page du texte initial qui en favorisait ainsi une double lecture, voire de multiples lectures ; j’ai trouvé cette idée dynamisante pour le texte qui devenait de cette façon poème et une sorte de chant.

TD - Je trouve que le sens de lecture est questionné par ce procédé, que l’on peut « tisser » les deux textes de différentes manières : j’ai raté quelque chose ou bien c’est cette réouverture que vous vouliez ?

MA - C’est bien sûr ce que j’ai volontairement recherché.

 

TD - J’espère rencontrer Sampiero parce que ce livre semble avoir des échos très forts avec une espèce d’image originelle à la source de sa création poétique. « Grand-mère est assise à la fenêtre et regarde. Elle m’offre une première leçon d’amour. De silence, de contemplation. Mon premier poème ».Il t’a parlé de cela ? Et tes silhouettes, encadrées, ont-elles un rapport avec la quête impossible de cette image-souvenir ?

MA - Chacun porte en soi de tels souvenirs, que nous soyons, comme avec Dominique S. d’une même génération, ou d’une autre. Le rapport affectif à la mère ou aux grands parents sont l’une des sources de nos émotions, pensées, écritures (en mots ou gravées). J’ai évoqué cela dans un livre paru aux éditions Invénit où, à partir d’un tableau de Corot, j’ai retrouvé « Un chemin d’enfance »  en contemplant deux silhouettes de paysans faisant corps et âme avec le paysage.

Je ne vois pas les silhouettes de « Vers la terre » comme encadrées mais ouvertes.  Le souvenir n’est pas fixé mais mouvant, il circule d’un plan à l’autre de la mémoire, effaçant ou renforçant certains détails. Garder au plus secret de soi ce qui sourd d’essentiel.

TD - Si tu as des histoires ou des anecdotes à propos de ces livres, de leur réception… Je prends !

MA - Non, pardon ; le livre suffit. Il ouvre, dit et montre. A chacun d’en faire son miel ou son histoire. Certains en aiment la densité obscure comme on aime s’enfoncer dans une forêt, d’autres rejettent certaines pages, se sentant dérangés ou offensés par la crudité allusive des images et des phrases. Cela ne nous appartient pas.

 




Marc ALYN, Le temps est un faucon qui plonge

Avec Le temps est un faucon qui plonge, les éditions Pierre-Guillaume de Roux nous offrent de disposer, grâce à ces mémoires de Marc Alyn, du matériau complet composé par le poète.

Entre 2011 et cette dernière autobiographie, l’œuvre entière est devenue enfin visible. Les éditions du Castor Astral ont publié La Combustion de l’ange, intégralité de l’œuvre poétique d’Alyn de 1956 à 2011, puis Proses de l’intérieur du poème en 2015 rassemblant toute sa poésie en prose, publiant à part, fin 2017 Les alphabets du feu, chef d’œuvre du poète. Entre temps, début 2017, l’Atelier du Grand Tétras a édité Le centre de gravité, soit l’intégralité des aphorismes de l’auteur tandis qu’en 2012 les éditions des Vanneaux sortaient, dans sa collection Présence de la poésie, une anthologie des poèmes d’Alyn présentant le grand intérêt d’une belle étude générale de cette poésie par le poète André Ughetto.

Tout ce matériau enfin visible disions-nous car, outre l’accessibilité à la beauté d’une inspiration ininterrompue, nous est offert désormais, grâce aux mémoires du poète, de comprendre dans quelles conditions a pu émerger cette œuvre de haute tenue.

 

Marc ALYN, Le temps est un faucon qui plonge, Editions Pierre-Guillaume de Roux, avril 2018, 220 pages, 23 euros.

 

Ceci est d’un grand intérêt pour mesurer les métamorphoses d’un monde où le seul matérialisme étend son empire exclusif sur les êtres, à une époque, celle d’il y a finalement quelques secondes, où un homme pouvait décider « de devenir poète à temps complet pour le reste de (s)es jours, quoi qu’il pût (lui) en coûter. » Ceci ne fut pas sans sacrifices, naturellement, mais prendre aujourd’hui la même décision, les pages littéraires des journaux s’étant réduites comme peau de chagrin et la fonction de critique de poésie ayant disparu en même temps que l’intérêt du public pour le savoir que contient le poème, relèverait du suicide.

Aussi pouvons-nous lire ces mémoires de Marc Alyn avec nos deux yeux : notre œil gauche, celui du cœur, passionné par la vie d’un grand poète ayant donné une œuvre comme un guide de survie face à l’anéantissement programmé du transcendantal ; notre œil droit, celui capable de recevoir un enseignement pour les enjeux liés à ce que représente la poésie dans la réalité fragmentée actuelle. Et de cette vision complète tirer les conséquences pour sa propre vie. Autant dire que ces mémoires remplissent ainsi leur fonction de livre vital, de livre vivant pour qui souhaite tenir compte de la partition maintenant en cours sur le monde. Et donc choisir son camp par une transposition en nos conditions actuelles.

Marc Alyn est né en 1937 à Reims, terre du sacre de nos Rois. Reims est aussi la ville où se forma par l’amitié le cercle du Grand Jeu, réunissant les poètes René Daumal, André-Rolland de Renéville et Roger Gilbert-Lecomte, à l’ombre d’un surréalisme tapageur. Naître en ces terres d’authenticité dispose favorablement au spirituel et à la rectitude lorsqu’on se sent tôt investi par la parole poétique. Le premier souvenir qu’évoque Marc Alyn en ses mémoires est l’incendie de l’Eglise qu’il contemple depuis sa fenêtre d’enfance dans les bras de son grand frère. Ce baptême du feu le renvoie à la fascination de sa mère pour le personnage de Fantômas dont elle aimait tellement les aventures qu’elle donna pour prénom à son fils le nom d’un de ses auteurs, Marcel Allain. Enfance en temps de guerre, avec les privations que cela engendre, la solitude, faisant naitre le sens de l’observation : la grande école de la vie.

« L’excitation de la Résistance retombée, la France semblait ne plus avoir besoin de poètes (…) J’appartenais à une espèce en voie de disparition ». Cet aveu, dit avec soixante-dix ans de recul, mais appartenant à l’époque où Marc Alyn décide de consacrer sa vie à la poésie, nous dit quelque chose de ce qui s’est passé en France depuis lors. Nous dit aussi l’état de conscience du poète tôt engagé dans une cause qu’aujourd’hui encore l’on dit perdue. Le poète, espèce en voie de disparition, à l’instar du grand requin, du tigre du Bengal, de l’éléphant d’Asie, du panda géant, de l’acajou, de l’ébène ou du cèdre du Cap ? Il ne faut seulement croire qu’en l’illusion d’une modernité qui durerait toujours et qui serait l’apothéose du genre humain pour accorder crédit à la déconsidération de la poésie. Précoce, Alyn en prend conscience et s’engage dans une autre Résistance avec pour maquis le Poème.

Paris d’abord, et la publication de Le temps des autres qui recevra le prix Max Jacob alors que le poète vient d’avoir vingt ans. La reconnaissance, ou la gloire, est encore possible dans la France d’alors pour un poète : Alyn aura le plaisir d’entendre ses poèmes chantés par Jean-Louis Trintignant et Serge Reggiani. Il croise Aragon, Supervielle, Paulhan, Cocteau, Mac Orlan, et c’est sous cette constellation peut-être protectrice, cette pléiade poétique, qu’il partira pour la guerre d’Algérie avec toute sa génération. 1958, et ces mots, dans ses mémoires : « J’avais beaucoup à apprendre et à oublier, avide de connaissance plutôt que de savoir. Il convenait de laisser mûrir le Double des profondeurs à l’écart, loin des bains de la foule et du culte de la déesse raison. »

Qui n’entend pas cette question du Double n’entrera pas dans l’éminence de la parole de Marc Alyn, ni dans aucune poésie à vrai dire, du moins celle qu’Alyn définit ici parfaitement, la poésie des profondeurs. Entrer dans son œuvre, c’est-à-dire la lire ! Car lire la poésie permet d’être saisi par la réalité chamanique qu’elle contient, et ouvre à la chance d’établir en nous-mêmes ce lien avec notre propre profondeur, le Double singulier que chacun porte en soi.

Après la guerre, c’est le retour en France, l’installation à Aubervilliers avec sa femme d’alors, dans un minuscule appartement, ce qui lui fait écrire : « Je pris l’habitude de trouver en moi-même l’air que je respirais », sentence de survie liée à la respiration essentielle.

C’est à cette époque, il a 23 ans, qu’il rencontre François Mauriac, percevant dans l’œuvre du Prix Nobel le soubassement poétique de ses visions romanesques. Mauriac est alors moqué par toute l’intelligentsia parisienne tandis qu’Alyn entreprend de rendre hommage par un livre à la dimension poétique de Mauriac. Alyn deviendra par la suite critique de poésie au Figaro.

Des voyages et des rencontres capitales continuent de nourrir la vie de Marc Alyn, voyage en Slovénie, en Bosnie, rencontre avec le peintre T’ang Haywen. Il devient directeur de la collection de poésie que les éditions Flammarion viennent, grâce à lui, de créer. C’est le temps des alliés substantiels en les personnes de Bernard Noël, Lorand Gaspar, Andrée Chédid. Mais le parisianisme littéraire et les vues économiques présidant à l’existence des collections éditoriales décideront de son départ pour Uzès, où d’autres alliés, tels Pierre Emmanuel, Laurence Durrell, viendront agrandir ses horizons d’amitiés.

Mai 68 se profile, et dans le ciel nocturne du poète passe sa Nuit majeure, inspiré par sa rencontre avec le sud : « La structure verbale de mon recueil Nuit majeure s’organisait en vers de quatorze pieds réunis par strophes de cinq lignes elles-mêmes coupées de blancs - reposoirs de la musique. Ainsi naquit le poème conçu comme un labyrinthe dont le Minotaure eût été le poète lui-même captif de sa vie intérieure et, plus largement, du monde contemporain privé de ses racines spirituelles. »

Les années passent, sous ces coordonnées du sud qui l’aimantent, et la rencontre à lieu lors d’un voyage en Orient. La rencontre avec sa femme, alignée avec la rencontre avec sa grande vision née de la contemplation des paysages solaires : le fleuve Adonis, Baalbek, Byblos. Et la surimpression du visage de la poétesse Nohad Salameh, l’amour de sa vie. C’est là que lui est donné son chef d’œuvre, Les alphabets du feu, qu’il mettra plusieurs années à matérialiser en chant avant d’avoir perçu l’existence d’un « cadastre du sacré ».

Toutes ces années consacrées à la poésie, la sienne et celle des autres en tant que critique et directeur de collection, lui ont rendu, pourrait-on croire, ce qu’il avait donné. Il reçut le prix Max Jacob, le prix Apollinaire, le prix Goncourt de la poésie, le grand prix de poésie de la Société des Poètes français, remis par Senghor.

Mais qui, aujourd’hui, dans la rue, connaît le nom de Marc Alyn, c’est-à-dire qui a lu son œuvre ? Ce n’est pas le moindre des paradoxes destinée à la poésie.

Aussi après toute cette reconnaissance du milieu, son œuvre commence enfin à devenir visible. Ce en quoi elle agit, pour qui a choisi son camp dans la désacralisation de la matière. « Il n’y a pas d’autre issue à la crise que la transcendance, seule voie qui ne soit jamais menacée », écrivait Arnaud Desjardins.

La transcendance, pour qui choisit de lire la poésie des grands poètes, agit en contagion.

Les grandes images de Marc Alyn sont de cette contagion bienheureuse. Sa poésie conjure les hivernales de la modernité.