Je ne suis pas sûre que le roman en tant que genre littéraire jouisse d’un regain d’intérêt aussi important que ce que vous en dites. Ce qui occupe les têtes de gondole des librairies courantes et des maisons de la presse, ce sont davantage des ouvrages qui n’appartiennent à aucune catégorie propre et qui présentent rarement de réelles qualités littéraires. De sorte que je ne suis par certaine que l’opposition ou la rivalité roman/poésie puisse être tenue pour un véritable critère de pertinence. Je ne suis pas non plus convaincue que la poésie ait connu par le passé un engouement qui lui aurait permis d’accéder à une place aujourd’hui perdue.
Il a certes existé de grandes voix, celles que nous connaissons tous à ce jour, mais sommes-nous vraiment sûr(e)s qu’elles aient à ce point marqué les lecteurs de leur génération ? Je crois pour ma part qu’il y a toujours eu des lecteurs-de-poésie et un très grand nombre de non-lecteurs-de-poésie. La poésie a toujours été considérée comme un genre à part et c’est peut-être cela qui en fait sa spécificité et qui lui donne sa part de mystère.
En ce qui concerne la poésie contemporaine, ce qui me paraît évident, c’est qu’elle répond, pour la plupart des poètes, à un véritable engagement. Les véritables poètes non seulement écrivent mais lisent les poètes. Il en résulte cette énergie considérable qui circule dans le microcosme qu’est celui que nous défendons. Les poètes se battent non seulement pour faire entendre leurs voix mais aussi pour faire entendre une symphonie du monde.
Ceci dit, il y a autant de formes de poèmes que de poètes, de formes d’écriture que de sensibilités. Mais ce que j’attends des ouvrages de poésie que je lis vraiment c’est qu’ils me transportent. Très régulièrement, je découvre des voix d’une force vitale inouïe, d’une richesse exaltante. Je suis persuadée que cette exaltation est transmissible à d’autres. C’est sans doute le rôle qu’ont à jouer les passeurs qui gravitent dans le monde de la poésie. Entre les lectures, les rencontres, les performances, les festivals…on ne peut pas dire qu’il ne se passe rien en poésie. Dans ma vie, la poésie est une force underground, une sorte de « basse continue », avec parfois des voix solistes dominantes qui me subjuguent.
Je suis convaincue que la poésie est à même d’apporter au monde, non pas des réponses (il y a beau temps que je n’y crois plus vraiment ! ) mais un regain d’énergie. Une façon aussi de vivre, un regard différent autour de soi. Une façon aussi d’écouter, de se mettre à l’écoute. Il faut bien sûr pour cela une certaine détermination ; et de la persévérance. Rien n’est acquis d’avance. Il y a toute une démarche intérieure à entreprendre, tout un travail sur soi. Car se mettre à l’écoute de l’autre, cela demande aussi de se mettre soi-même à distance. C’est peut-être ce qui décourage le lecteur ordinaire. Les temps n’étant pas vraiment favorables à ce type d’effort. Et puis il faut bien reconnaître que la poésie n’est pas toujours très aisée d’accès pour les lecteurs /auditeurs qui fonctionnent prioritairement sur l’affect. Sur l’immédiateté de l’émotion. Si cette émotion n’est pas d’emblée au rendez-vous, la poésie peut être rejetée. Je crois à ce sujet qu’il faudrait relire Brecht. Et remettre l’accent sur la notion d’identification.
Jugée trop complexe par les uns, trop lyrique par d’autres, trop intellectuelle ou pas suffisamment… la poésie décourage plus souvent qu’elle n’attire. Et pourtant, force est de constater que de nouvelles voix s’élèvent régulièrement, qui font fi des modes, des mouvements, des courants – et, si j’ose dire, des clans – qui font entendre leur émotion, leur colère. Je pense à l’instant au très beau texte de Claude Ber « Célébration de l’espèce » dans Il y a des choses que non. Un texte puissant porté par une voix puissante. Ce qui y est dit, énoncé, nous concerne tous (de mon point de vue). Au point que je viens de le recommander à une amie suisse qui me demandait de l’aider à trouver un texte sur violence/non-violence… Elle n’avait en tête que des voix d’hommes. Je lui ai suggéré ce ouvrage de Claude Ber. J’aurais pu tout autant lui proposer le OUI de Jeanine Baude.
Ai-je répondu à votre question ? En partie, sans doute…Du moins, je l’espère.
Vous évoquez une évolution de la place des femmes au sein du paysage poétique, et vous soulignez le rôle que jouent les revues de poésie en ligne. Pensez-vous que la présence de ces lieux, qui proposent aux lecteurs un accès à des auteur(e)s qu’ils n’auraient par ailleurs peut-être jamais rencontrés, ait modifié les habitudes de fréquentation de la poésie et ses modalités de réception ?
Il faudrait, pour répondre avec précision à cette question, se livrer à une enquête sérieuse, attentive, fournie, de l’ensemble des sites de poésie actuellement disponibles et actifs. Ce qui n’est pas de mon ressort, ni de ma compétence. Cependant, d’après ce que je peux lire et voir ici ou là, il me semble pouvoir répondre que les sites consacrés à la poésie – Terre à ciel ; Ce qui reste ; Les Découvreurs… et Recours au poème, aussi, bien sûr –ont profondément modifié le rapport des lecteurs à la poésie. Et que par ailleurs cela a entraîné une pratique réelle d’écriture. La fréquentation de la Toile et la présence des réseaux sociaux a également modifié les comportements et levé les inhibitions. De sorte que nombreux sont celles et ceux qui se lancent, proposant leurs propres textes. Il me semble que la poésie n’est pas la seule à profiter de cette énergie créatrice. On la trouve également sous les formes artistiques qu’attestent les livres d’artistes ou les livres pauvres…Dans ce contexte très ouvert, chacun peut trouver son compte, choisir la poésie qu’il aime, se lancer sans plus avoir besoin de passer par les éditeurs traditionnels. Sauf que, au bout d’un certain temps, chacun aspire à être publié, lu et diffusé en version papier. C’est là un terrible paradoxe. C’est là aussi que commencent les difficultés. Car les éditeurs ont chacun leur cahier des charges, leurs exigences, qu’il n’est pas aisé de cerner. Le marché de l’édition poétique est un labyrinthe et on s’y perd plus souvent que l’on ne s’y retrouve. Les déconvenues sont souvent au rendez-vous lorsque les auteurs de plus en plus nombreux à publier sur la toile se heurtent au refus des éditeurs papier. C’est une expérience difficile à vivre et à affronter.
Pensez-vous qu’il existe une « poésie féminine » ?
Je ne sais pas s’il existe une « poésie féminine ». L’affirmer agacerait bon nombre de poètes de sexe masculin. Et ferait sans doute bondir nombre de leurs homologues féminins, celles en particulier pour qui sont devenus au fil du temps primordiaux (voire prioritaires) le travail sur la forme, la mise en page et /ou espace du poème, la répartition des blancs et des silences. Sans parler de celles pour qui il est urgent de réduire le vers, de le dépecer, de le restreindre jusqu’à n’obtenir qu’un « essentiel » qui se résume à peu de mots. Une réduction à l’os qui exclut tout sentimentalisme ou toute forme enflammée de l’expression du moi. Ainsi de certains poèmes de la poète argentine Alejandra Pizarnik. Ou encore, plus près de nous et dans les sphères actuelles les plus originales, Laure Gauthier dont les derniers recueils illustrent particulièrement selon moi cette tentative et cette nécessité. Outre une réflexion sur la poésie en parallèle à une réflexion sur la musique. Sur leur mise en résonance. Est-ce que tout ceci est propre à la « poésie féminine » ? Je ne le crois pas. Je crois que les femmes explorent des champs poétiques de plus en plus vastes et de plus en plus diversifiés. Mais elles le font avec leur voix propre, où la problématique (et la pertinence) du féminin /masculin est dépassée.
Parmi les poètes femmes qui me touchent aujourd’hui (mais pas nécessairement sur le plan émotionnel), je peux citer Esther Tellermann. Mais aussi Isabelle Lévesque ou Sylvie Fabre G. Toutes deux pourtant ont une écriture à l’opposé l’une de l’autre. Mais je les reconnais l’une et l’autre, j’oserais presque dire les yeux fermés. Qu’ont-elles en commun en dehors d’être femmes ? Justement, elles sont poètes. Et en chacune d’elles il y a quelque chose de profond qui échappe et qui ne se laisse pas appréhender par la seule question du féminin et du masculin. À dire vrai, lorsque je m’immerge dans un nouveau recueil de poésie, je ne m’interroge pas sur cette question. La rencontre a lieu ou elle ne se fait pas. Elle peut avoir lieu de multiples façons. Tout aussi opposées les unes aux autres. Chaque recueil est une énigme. Chaque poète a son fonctionnement et son mode d’écriture propres. Et, à chaque lecture, je dois me déposséder de moi-même, de mes propres clivages, de mes attentes de lecture, de mes clichés, sonores ou visuels…Me délester de ma propre archéologie, de ma propre mythologie ; me dépouiller de mes présupposés. Chaque recueil est un « monde en soi » et chacun d’eux m’attire par un biais ou par un autre qui n’a rien à voir avec le précédent. D’où mon impossibilité à répondre à semblable question. J’aime tout autant la poésie de Jean-Claude Caër, de Jean-Pierre Chambon, de Jacques Moulin ou d’Emmanuel Merle (je ne peux les citer tous) que celle de Cécile A. Holdban ou de Claudine Bohi. Je n’ai pas de préalable quand j’ouvre un livre.
J’ai bien conscience que la question qui m’est posée est une question complexe et insondable. À chaque fil tiré surgit une réponse possible qui annule la précédente. Ce que je crois savoir, c’est qu’il y a des sensibilités différentes, des modes d’expression qui échappent à toute tentative d’enfermement, à tout déterminisme. Il n’y a pas d’univocité. Il y a des natures différentes, les unes baroques – dont je pense faire partie – les autres au contraire frappées du sceau du minimalisme ou de l’économie de moyens. Les terreaux d’inspirations diffèrent aussi. Qui fournissent une matière où puiser qui appartient à chacun, même si tous peuvent s’y reconnaître à un moment ou un autre.
En définitive, s’il est un point commun, il se trouve dans le sentiment d’une nécessité absolue d’écrire. Une autre réponse me vient à l’instant à l’esprit, et c’est Alejandra Pizarnik qui me la fournit :
« Écrire, c’est donner un sens à la souffrance. » (Alejandra Pizarnik, Journal, novembre 1971).