Entretien avec Jean-Jacques Tachdjian

Jean-Jacques Tachdjian, sur votre site internet, jeanjacquestachdjian.com, vous vous définissez comme un « créateur de culture visuelle », et vous précisez que votre démarche est une démarche « de décloisonnement et de liberté ». Pouvez-vous nous expliquer vos objectifs ?
Hahaha ! Ça commence fort 😉
Je pense que ces termes peuvent paraître assez flous, effectivement, et qu'une précision personnelle s'impose, « votre question est donc très intéressante et je vous remercie de me l'avoir posée » comme l'aurait dit, paraît-il, un grand homme de la Ve république.
Je mets à l'intérieur de la jolie valise formée par les mots « culture visuelle » et sous la peau des mots « démarche de décloisonnement et de liberté » des tas de perceptions que je ne demande qu'à partager. Je préfère parler de culture visuelle plutôt qu'employer les termes « art » ou même « création », car je pense à tout ce qui est à déguster avec les yeux. Qu’il s’agisse de l'image sous toutes ses formes et tiroirs, illustrations, peinture, sculpture, photo, Street art, Raw art, tralalart et j'en passe pour ce qui est des images fixes ou du cinéma, vidéo, web, animation, jeux vidéo et autres pour ce qui est de l'image animée, tout ceci fait partie d'une vaste culture qui ne mérite pas autant de cloisonnements qu'elle n'en a. Le crime profite, bien sûr, à ceux qui s'érigent en spécialistes et qui en font de l'argent et du pouvoir, et qui ont donc tout intérêt à ce que les choses restent ainsi, les universitaires, les marchands, les critiques et tous ceux qui en profitent largement.
Comme je suis un peu touche-à-tout et que j'aime apprendre des choses nouvelles sans arrêt et les mélanger pour voir ce qu'il va en résulter, je vois plutôt les choses comme un bricoleur curieux et gourmand d'apprendre plutôt que de chausser une casquette d'artiste… de toute façon une casquette on ne peut pas marcher avec car les pieds sont dans le même pot, ça n'aide pas à se mouvoir.
Pour ce qui est de la « démarche de décloisonnement et de liberté », même si cette association de termes peut sembler pompeusement pompière, elle n'est que le prolongement de la précédente : j’essaie de mélanger toutes sortes de choses, techniques, matières, disciplines, bref je ne cherche pas à maîtriser un savoir-faire mais à expérimenter des choses pour ne garder que ce qui m'intéresse. Je ne sais pas si j'y parviens mais ça vaut la peine d'essayer et de recommencer sans cesse, la liberté est à ce prix je pense. Bien sûr, c'est assurément marginalisant puisque les tiroirs sont faits pour être remplis et les vaches seront bien gardées, mais en ligne de mire je pense que la création, tous les types de créations, qu'elles soient artistiques, scientifiques ou autres, sont ce qui fait de nous des humains. La vie sociale devrait s'articuler autour de cette réalité plutôt qu'autour du pouvoir et de l'argent comme c'est le cas aujourd'hui, alors que ce ne sont que pures fictions, la création n'étant, quant à elle, non pas fictive mais narrative, ce qui est radicalement différent.
Jean-Jacques Tachdjian

 

 

 

Qomme questions, à Jean-Jacques Tachdjian, La chienne Edith

Qomme questions, à Jean-Jacques Tachdjian par Vanina Pinter, Carole Carcilo Mesrobian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Florence Laly, Christine Taranov,  Editions La chienne Edith

Ceci étant dit, pour en revenir au petit bout de question que tu as négligemment semée au bout de ta phrase, je n'ai pas, à proprement parler, d'objectifs. Je pense que vivre au quotidien grâce à la petite merveille que sont l'étonnement et la curiosité qui l'engendrent est suffisant pour que, peut-être un jour, s'en dégagent quelques traces qui pourront être utiles aux autres. La recherche est dans le plaisir et le plaisir dans la recherche, c'est sans doute ainsi que l'on peut envisager faire du cabotage mental sur le chemin de la découverte car, comme l'a dit le prophète Jimi Hendrix, « l'important est le voyage pas la destinature », à moins que ce ne soit un autre prophète et que dans « destinature » il n'ait pas mis « nature ». Mais ceci est une autre histoire.
Je constate que dans vos productions vous consacrez une place prépondérante aux textes dont la mise en scène s’effectue dans un espace scriptural utilisé comme lieu d’un dialogisme avec l’image. Vous mêlez les arts graphiques et les arts visuels à un travail remarquable sur la typographie. Cet intérêt pour l’écrit motive-t-il le fait que vous affirmez que vous êtes un « poète par défaut » ?
Vous voulez certainement dire (je traduis pour les personnes qui ne pratiquent pas le vocabulaire universitaire, qui, même s'il semble être d'une puissante précision, est quand même un tantinet pompier) que je pratique un mix visuel de textes et d'images où la composition utilise beaucoup la typographie. Je sais c'est bien moins glamour mais la simplicité d'expression verbale peut avoir un charme aussi fort et bien moins « perruque poudrée » que le langage universitaire, qui a tendance à s'enfermer dans un petit fortin pour happy few et oublie qu'il n'est pas le Victor Hugo de la précision de l'expression écrite.
Eh bien oui, chère Carole, et si je me présente avec l'expression « poète par défaut » ce n'est pas en l'affirmant comme il semblerait que vous l'ayez perçu, mais par simple pirouette à double sens, même si le « par défaut » reste au singulier car je ne suis pas complètement schizophrène.
La poésie c'est l'état premier de la vie quotidienne, qui est hélas, aujourd'hui, reléguée au simple rôle de rayon malingre dans une bibliothèque. C'est assez agaçant car, comme le dit si bien Edgard Morin, « le but de la poésie est de nous mettre en état poétique », ceci en regard de l'état prosaïque qui est, hélas, notre quotidien « par défaut ».
C'est pourquoi, je me présente avec une intention narquoise, bien sûr, comme étant un « poète par défaut ». Mais ce n'est pas une devise ni une profession de foi, je pense que la vie est poésie, que le monde est poésie, une danse cosmique amusée et chaotique qui joue avec elle-même et dans une joie que peu perçoivent quotidiennement dans nos contrées riches et désabusées. Il n'y a plus de Chamans au cœur de nos pratiques sociales et les béquilles qui les remplacent (scientifiques, médecins, artistes...) offrent bien peu d'amour dans leurs actes.
Je ne sais pas si vous l'avez perçu comme prétentieux, car la poésie vous tient à cœur, je l'ai bien senti, et vous devez sans doute mettre un point d'honneur à la défendre contre le vulgaire et le falsificateur. C'est d'ailleurs tout à votre honneur, mais je la considère comme un outil pour le réel, comme un moteur pour la création. Elle en est son carburant principal.
Et pour en revenir à la typographie, je la pratique avec poésie, je lui fais dire des choses via le dessin de la lettre, qui permettent de s'affranchir de son usage prosaïque. C'est pourquoi je préfère me présenter comme « typonoclaste » plutôt que typographe. La lettre est aujourd'hui banalisée depuis l'avènement des computers mais je viens d'une époque où elle était l'apanage de quelques doctes personnes qui s'érigeaient en gardiens du temple, le pied de nez est né précisément à ce moment-là.
Votre travail sur la lettre ainsi que votre démarche ne sont pas sans rappeler celles du dispositif présent dans les manuscrits du Moyen Age, dans lesquels l’enluminure s’offre comme un résumé de ce qui figure sur la page, ou bien comme vecteur d’un message permettant de décrypter les symboles présents dans le texte. Peut-on faire un rapprochement entre votre pratique et cette mise en scène de l’image en lien avec un sens révélé ou dévoilé de l’écrit ?
Mais elle persiste et insiste la bougresse ! 🙂 Tu finiras immolée un soir de pleine lune avec une totale perte de sens, de sensations et de sens de l'histoire si tu continues !
Les enluminures des manuscrits du Moyen-Age européen n'étaient, certes, pas uniquement décoratives. Elles donnaient certaines clefs de compréhension du texte dans une époque où l'image était encore teintée de mystère, et de magie parfois. Image et magie sont d'ailleurs en anagramme, ce qui est éminemment remarquable (prononcer « caibeule »).
En ce qui me concerne je préfère jouer à une imbrication plus solidaire des composants textes et images, l'un n'étant pas l'appoint de l'autre ni son illustration ni son code de décryptage. J'essaie de parvenir à un équilibre (un des-équi-libre?) texte-image qui soit en quelque sorte un métalangage écrit et dessiné à la fois, un peu un retour aux sources hiéroglyphiques. Je ne sais pas si j'y parviens mais je cherche à jouer avec ça dans mes mises en pages, par exemple. C'est quelque chose qui est rendu possible beaucoup plus simplement qu'autrefois, à l'époque de la composition plomb et de la gravure, grâce à l'usage du computeur. Je trouve que les outils de pré-presse qui sont à notre disposition aujourd'hui sont un peu sous-employés. On peut désormais envisager des choses spécifiques au livre et au web écrit qui puissent aller bien plus loin et plus précisément que de simple émojis – culs de lampes ou de bribes d'images. Le web a remplacé la plupart des moyens de communication écrits et le livre peut désormais évoluer, quitter la simple duplication de textes ou d'images pour devenir quelque chose qui lui est propre. Ça reste encore à inventer, et ça le sera toujours car le plaisir de l'encre sur du papier est unique.
Idem pour ce qui est de la typographie, il existe des centaines de millier de polices de caractère et il s'en crée de nouvelles tous les jours. Mais hormis les fontes « fantaisies » de titrage, il n'existe pas de travaux de polices de lecture qui jouent avec ce que permet la programmation intégrée à la fonte elle-même, ou qui vont au-delà de simples variantes de classiques des siècles passés. Là aussi il y a matière et c'est jubilatoire de savoir que l'on a du pain sur la planche qui nous attend.
À la fin du siècle dernier, il y eut quelques levées de boucliers de puristes conservateurs qui s'insurgèrent, comme le font toujours les puristes, de la perte de la « culture Livre » (qui n'est ni la culture livresque ni la culture du livre) sacrifiée sur l'autel du multimédia et des réseaux. Vingt ans ont passé et le livre est toujours là…pourtant sont arrivés les Smartphones et les tablettes. Je considère que c'est une chance de plus sur notre chemin. La presse écrite se meurt et se clone elle-même, l'édition est devenue une vilaine industrie à l'exception de niches qui peuvent enfin respirer, le grand public et les institutionnels de la culture s'intéressent même désormais à l'édition indépendante, aux fanzinats et graphzines etc... Chose inimaginable il y a vingt ans où les acteurs de ces scènes culturelles étaient marginalisés et considérés comme des « amateurs » au sens figuré car le propre de l'amateur c'est avant tout d'aimer.
Après cette courte digression qui n'en est pas une, je reviens au fond de ta question et je pense que l'imbrication texte-image, qui existe depuis Dada et les avant-gardes du début du XXe siècle, va pouvoir sortir de son ghetto semi-élitiste cantonné à la chose artistique, pour devenir plus courante. Je pense que la poésie va couler sur des fleuves d'encre d'imprimerie et que des poètes graphiques vont éclore de ci de là, avec des styles qui leur seront propres : leurs vocabulaires, styles et tournures personnels. On verra, en tout cas je l'appelle de mes vœux car la poésie est aussi un outil pour réparer le monde, n'est-ce pas déjà le cas ? J'imagine un Apollinaire du desktop publishing, ça fait rêver non ?
Une des fonctions de la poésie est de permettre au langage de déployer un sens qui s’éloigne de la littéralité de son emploi usuel. Le dialogue entre le texte et l’image, éminemment poétique dans vos productions, ouvre à une dimension supplémentaire du signe, ne pensez-vous pas ?
Je pense que ta question m'amène d'abord à apporter une précision à ce que tu nommes « emploi usuel ». La langue parlée « prosaïque » est constituée de la même matière que ce qu'on pourrait considérer comme la langue poétique. Je pense aussi que la poésie apportée à la langue n'est qu'une manière de l'habiter, de la pratiquer, de l'intégrer à son être, à son vécu, à sa vie. Tout le monde aspire à être dans la béatitude, l'extase, le partage, la communion, la connaissance... Et pour moi, la poésie c'est quand cette aspiration guide le langage, le précède ou l'habille. C'est ce que Morin appelle « l'état poétique ». C'est un peu ce que j'essaie de faire avec mes compositions textes-images : j'essaie de les « habiller » de poésie pour que le sens des images, des textes et de leurs imbrications procède de cet « état poétique ». Évidemment, comme dans le langage oral, la réception par l'autre n'est toujours que parcellaire, mais si une grande partie du contenu émotionnel passe les mailles du filet et parvient le moins possible modifié chez le récepteur. C'est merveilleux lorsque le partage s'établit, et c'est vraiment jubilatoire. Je ne suis qu'aux prémices de ces possibilités que j'entrevois au loin et qui pourraient être, sans doute, en tout cas pour moi car nombreux sont ceux qui y sont déjà parvenu avec brio, le début d'un travail long et passionnant. Mais comme il n'y a pas assez de minutes entre les secondes je n'y parviendrais sans doute pas avant ma fin… mais bon, c'est le voyage qui est intéressant n'est-ce pas, pas la destination, comme le disait si justement, et avec à-propos, un grand homme qui devait sans doute mesurer 75cm de poésie au garrot, ce qui lui permettait sans doute de regarder sous les mini-jupes prétentieuses de ses contemporains toujours montés sur des tabourets de fierté mal placée.
Pour ce qui est du signe, là aussi, il est en perpétuelle évolution, mutation. Parfois il est un peu en régression, lorsque quelques frondeurs avant-gardistes sont peu ou mal compris et qu'ils provoquent une réaction inverse dans les pensées majoritaires, et parfois il fait un bond en avant, à la faveur d'une nouveauté technique, technologique ou d'un nouvel outil pour communiquer. Par exemple, depuis vingt ans que l'internet fait partie du quotidien d'une grande partie des gens sur notre planète, on en est encore aux balbutiements d'une expression poétique purement liée aux réseaux de communications. Qu'en sera-t-il dans dix ans ? J'ai le sentiment de percevoir une kyrielle de nouveaux usages, emplois et libertés prises avec l'expression poétique ces dernières années. Pour détourner une citation célèbre « le XXIe siècle sera poétique ou ne sera pas ! ».
Cet « état poétique de la langue » ne serait-il pas dans la démultiplication des potentialités du signe à « vouloir dire » hors de son emploi usuel ?
Comme je te le disais précédemment, je pense que ce qui est actuellement « l'emploi usuel » est un sous-emploi des potentialités de l'expression, qu’il s’agisse de l’expression écrite ou orale. Parler est un jeu, chaque époque en a fait un usage lié aux modes et usages du moment. Je pense que nous pourrions envisager de mettre un peu plus de poésie dans le sens de ce que nous exprimons. Ça ne signifie pas qu'il faille rendre la langue éthérée ou forcée mais simplement qu’il faut tenter de mettre plus de vie, d'humour, d'amour ou de dramatisation dans ce que l'on dit. Cette époque est terriblement prosaïque, c'est une traduction de la façon dont la grande majorité d'entre nous l'appréhende, la vit et la fabrique au quotidien. C'est terrible de le constater et la seule façon de résister, car il s'agit bien là d'une forme ouverte de résistance, c'est de teinter de poésie sa vie et la façon dont on communique.
Pour ce qui est de l'expression écrite, et plus précisément de la composition de textes (car on compose un texte comme une image ou une partition) je ne pense pas qu'il s’agisse comme tu le dis, de « démultiplication ». Je préfère penser qu'il y a un sous-emploi du potentiel, et qu'il faut s'attendre à ce que dans un futur proche, on puisse plus communément utiliser des façons plus personnelles de faire s'exprimer le contexte graphique de la mise en scène de l'écrit. Nous dirons que ce qu'il reste encore à traverser de XXIe siècle sera poétique ou ne sera pas one more time :-). Cet innocent petit émoji-smiley n'est que la préhistoire de ce parcours.
Est-il possible de maîtriser l’orientation de la réception d’une œuvre ? Le destinataire n’a-t-il pas une subjectivité, dont feraient partie son vécu et ses savoirs, qui motive les modalités de son décodage d’une œuvre d’art ?
Bien sûr, le créateur d'un travail artistique n'est que l'émetteur d'une quantité d'informations qui se recroisent avec le récepteur. L'intérêt n'est pas de faire une œuvre ouverte, ou soi-disant ouverte, qui serait universelle. Ce serait faire preuve d'une immense prétention doublée d'une inconscience qui frôlerait la correctionnelle… Non, il s'agit d'envoyer des signaux au-delà de la perception-préception commune. Le « destinataire », que je nomme récepteur car l'humanité est de plus en plus télépatate, a sa propre lecture de ce qu'il reçoit, liée, bien sûr, à sa culture et à son vécu, mais aussi au croisement immédiat, aux heurts qu'il découvre. Plus le heurt est important et plus l'impact souhaité par l'émetteur est abouti. Je trouve cette notion apparemment « froide » d'émetteur-récepteur assez juste. Je perçois cet échange comme une partie de ping-pong ou de bataille navale sur un cahier d'écolier. Ce n'est qu'un jeu et les soi-disant grands amateurs d'art qui se pâment devant des « Œuvres » ne font que masquer leur manque d'immersion dans les gros bouts de poésie que l'artiste leur envoie. Comme dans tout ce qui confère socialement un peu de pouvoir il y a toujours des spécialistes auto-proclamés qui s'accaparent le décodage, mais la plupart sont à côté de la plaque tournante du monde dont ils parlent.
Vous évoquez le fait que naissent de nouvelles habitudes de lecture de la poésie, liées à l’utilisation de l’internet. Effectivement, le poème, fragmentaire par essence, peut être lu sans avoir nécessairement besoin du contexte offert par le livre pour exprimer toute sa portée sémantique. Ne pensez-vous pas toutefois que le livre représente une globalité qui apporte un sens supplémentaire à la lecture d’un texte même fragmentaire ?
Je pense que chaque support a un apport en rapport au port d'attache qui a vu ses liens se briser au-delà des océans d'incompréhension qui le séparent des autres. Certains sont complémentaires, d'autres cantonnés à des rôles précis de transmission, mais comme c'est un jeu il est toujours agréable de brouiller les œufs de la gestation du sens.
Le livre est un support qui a déjà des centaines de façons d'être. Il n'y a pas que la production industrielle de livres, il y a des tas d'utilisations de l'objet, de son usage et des centaines restent à inventer, ce qui est intéressant c'est que rien n'est figé et que tout est en perpétuelle ré-invention. Le livre n'est qu'à un des tournants de son histoire et il en aura beaucoup d'autres. La production industrielle (imprimerie de masse) l'avait cantonné à un rôle de support. Aujourd'hui il est plus aisé de chercher des informations sur l’internet que de lire tout un livre technique. Donc le support retrouve une fonction principale de transmission de sens et d'émotion qu'il avait acquise, et avec les possibilités techniques actuelles on peut s'attendre à de belles surprises. D'ailleurs il y en a déjà beaucoup depuis vingt ans et elles ne sont plus uniquement expérimentales et confidentielles depuis de belles lunettes ! Tant qu'il y aura un livre à rêver de faire, le monde sera fascinant, there is no final frontier !
Selon vous, de quelles manières les nouvelles technologies pourraient-elles contribuer à une métamorphose de l’objet livre ?
Well, je ne pense pas que les TIC puissent faire « évoluer » l'objet livre. Il y a déjà eu des tas de tentatives et de magnifiques réussites dans ce que l'on a nommé au tournant du siècle dernier « le multimédia » : des CD Rom experimentalo-grenadine des années nonante aux sites web turbochiadés, en passant par les applis pour tablettes. Mais pour ce qui est du livre « imprimé » sur du papier, la mise en scène graphique est LA chose qui peut évoluer et approfondir l'usage de l'objet, du moins c'est principalement là que j'y trouve un intérêt, en tant qu'auteur. Il y a bien les entités « cross-media » qui associent divers media pour une lecture multiple et complémentaire du contenu. Mais c'est souvent assez poussif et les spécialistes auto-proclamés de la question n'ont en général qu'assez peu de poésie dans leurs façons de concevoir. Cela signifie d'une part qu'il y a beaucoup de chose à inventer. Sans doute le terrain n'est-il pas encore saturé de scories marchandes et utilitaristes, et aussi que la porte est ouverte à l'expérimentation. On peut hélas constater que bon nombre des travaux réalisés sont centrés autour de la seule performance technique et que le maître mot utilisé par les afficionados du genre est « bluffant »… ô tempora, ô vision limitée… Je pense que le livre papier, le simple objet qu'il représente, a énormément évolué au fil des siècles et des cultures, et qu'il y a encore énormément de chose à en faire pour ne pas avoir à chercher du côté de ce que le monde contemporain qualifie de « nouvelles technologies ». Mêler la forme au fond dans un objet imprimé qui n'a besoin que de doigts très légèrement humectés pour faciliter le tournage de ses pages laisse encore une infinité de possibles sans recourir à l'électrique et au numérique. L'odeur de l'encre mêlée à celle du papier a encore de très beaux jours devant elle.

Présentation de l’auteur




Rencontre avec Richard Millet

Bonjour Richard Millet. Merci d'accepter cet entretien pour Recours au Poème. Votre présence, en ce magazine, pourrait étonner, vous qui êtes reconnu pour votre œuvre de romancier, de styliste, mais aussi pour vos prises de position sur le roman contemporain ayant suscité votre excommunication de la maison Gallimard où vous étiez éditeur et lecteur.
Dans un entretien donné au Figaro en octobre 2013, soit un an et demi après la création du magazine en ligne Recours au Poème, alors que Thierry Clermont vous interroge sur la curée dont vous fûtes la victime après la publication de Langue fantôme et Éloge littéraire d'Anders Breivik, vous concluez vos propos par cette phrase : « Reste le recours au poème ou à l'isolement total…»
En ce 8 mai 2017 où nous nous réveillons sous l'ère macronienne, vos propos demeurent-ils plus que jamais d'actualité ?
Richard Millet

Richard Millet

Le recours au poème en tant que recours aux forêts ? La tentation de la métaphore est grande ; méfions-nous cependant d’un romantisme de la rupture : celle-ci est souvent illusoire, quoique nécessaire. Il s’agit de la rendre irréversible et de chercher les forêts... La macronisation des esprits est en marche ; le pouvoir culturel reprend pied, après avoir un instant vacillé, ou fait semblant de vaciller sous les coups des « néo-réacs », voire des « fachos » : des « rôles », en vérité, inventés par la sphère médiatico-politique, à laquelle la grande édition est entièrement soumise. Il convient donc de résister. Le poème est cependant le lieu d’un ressourcement de la langue, en un temps où le roman est devenu hégémonique et où la langue – le « sentiment », la conscience des langues – se perd. Il faut en revenir au poème comme à ce qui peut se proposer de plus irréductible dans la langue. Et tout d’abord : lire et relire, de Homère à Pound, des Prophètes à Claudel, de Virgile à Du Bouchet, de Pascal à Pessoa… Même chose pour la prose… L’opprobre dont je suis le sujet est en partie cette forêt…
Cet irréductible dans la langue auquel vous appelez, et qui appartient à l'essence du poème, peut-il conjurer ou écourter les enfers totalitaires de la modernité, et si oui à quelle échelle et par quel processus ?
Entendons-nous bien : l’enfer est par définition le lieu de l’interminable, et on ne saurait le conjurer ; tout au moins peut-on s’en tenir éloigné, tout en essayant d’en donner la topographie actuelle (dégradation de la langue, de l’espace naturel, prolifération du nombre, des simulacres, des figures anti-christiques, de la fausse littérature, etc.). Totalitaire est, en effet, l’effort pour présenter comme vivant ce qui est en vérité mort : la culture, si l’on veut, ou la tradition, répudiée, réputée obsolète, sans cesse dévaluée au profit du Culturel, qui en est le gant retourné. Le processus ? Toujours la même forme d’exorcisme : lire, écrire, écouter la musique savante, et le bruit du monde. Prier, aussi, bien sûr. Tout reste donc à faire, à chaque instant. D’où une lassitude menaçante, sur laquelle compte l’ennemi, en l’occurrence les apôtres du divertissement général…
« L'enfer est par définition le lieu de l'interminable », mais Orphée aura pu faire fléchir Hadès et sortir par son chant. Ne serait-ce pas cela, l'image de la conjuration que vous nommez exorcisme ?
Cependant son échec à ramener Eurydice a récemment inspiré Olivier Barbarant en son poème « Les confidences d'Eurydice », à travers lequel il signe « le retour de la femme enfin dans la parole ». Comme l'écrit Jean-Baptiste Para à propos de ce poème : « la nymphe morte de la morsure d'un serpent ne s'en remet plus à Orphée pour déplorer son infini séjour au royaume des ombres. Elle sort des vallées de l'Averne par une bouche de métro parisien ».
Femme affranchie donc, se délivrant par ses propres moyens, de quoi ? Du patriarcat sans doute, mais c'est toutefois un homme qui reçoit ces confidences et le poème s'affirme, en un ensemble nommé par Barbarant « Odes dérisoires ».
Êtes-vous en accord avec le fait que l'on puisse qualifier la poésie de dérisoire  aujourd'hui ?
Orpheus & Eurydice , Auguste Rodin, 1893

Orpheus & Eurydice , Auguste Rodin, 1893

Plus que la figure d’Orphée, voilée par trop de métaphores et de paratextes, c’est celle du Christ qui me requiert, lui qui est mort, descendu aux enfers et qui en est remonté pour ressusciter (ou parce que ressuscité). Opposition entre le paganisme et la vérité chrétienne, bien sûr ; mais aussi manière de renvoyer Orphée aux Enfers d’une parole poétique aujourd’hui inaudible, sauf sur le mode de la parodie (postmoderne) ou de la dérision ; plutôt que la Cimmérie : la bouche de métro comme entrée/sortie des enfers où Eurydice va et vient dans une liberté  : oui, telles seraient la figuration et la topologie infernales de la post-civilisation dans laquelle Eurydice chante autant qu’elle est chantée, et où elle peut (aussi) chanter Orphée – ce qui serait une victoire sur la mort, dans le temps même où le nihilisme règne.
 
 
Voyez-vous actuellement des œuvres, poèmes et proses, requises par la figure du Christ, et qui constitueraient « une victoire sur la mort dans le temps même où le nihilisme règne » ? Cette victoire relèverait-elle de l'Imitatio Christi ?
Non, je n’en vois pas. Du moins pas dans ces termes, ni aussi ouvertement : il semble même que, depuis Dostoïevski, Claudel et Bernanos, la littérature en ait peur. Il est vrai que la littérature aujourd’hui… Même chose depuis Rouault, en peinture, ou Messiaen, en musique. Peut-être le cinéma est-il encore hanté par le divin : « Lumière silencieuse » de Carlos Reygadas, par exemple ; ou bien l’extraordinaire série de Sorrentino : « The Young Pope ». On dit aussi que Scorcese retourne au catholicisme de son enfance… Je ne dis pas qu’il n’y ait pas, « en littérature » de « préoccupations » de ce genre, mais on a l’impression que c’est sur le mode de l’inquiétude, non des grandes orgues théologiques ; ou encore que la mystique est une dépendance du psychologisme triomphant.
Composez-vous des poèmes, Richard Millet ?
Oui ; une centaine de poèmes, depuis quelques années…
Cette œuvre, non publiée à notre connaissance, comment la qualifieriez-vous au regard de votre œuvre romanesque ? Et cette expérience proprement poétique, comment la vivez-vous ?
Non publiée, oui, et qui le restera sans doute, car relevant du secret, parallèlement à mon journal, lequel se publie, lui peu à peu ; mais parallèlement à un autre journal, spirituel, lui, qui restera inédit, parce que l’expérience religieuse ou mystique est devenue quasi obscène, aux yeux du Spectacle. Oui, le secret : voilà une voie intéressante…
Merci Richard Millet.




Entretien avec Mathieu Hilfiger — 1ère partie : La voix intérieure

 Propos recueillis par Anne-Sophie Le Bian

Anne-Sophie Le Bian – Mathieu Hilfiger, quand êtes-vous né et d’où venez-vous ?
Mathieu Hilfiger – Eh bien, je suis né en 1979, et, comme tout un chacun, je viens du ventre de ma mère.
A.-S. L. B. – Bien entendu. Mais où êtes-vous né ? Et quel est votre parcours intellectuel ?
M. H. – Je suis né à Strasbourg. Concernant mon « parcours intellectuel », c’est une question complexe. Celui-ci a justement commencé avec les rêveries aquatiques dans le ventre de ma mère, où j’ai appris en refluant dans la pénombre les rudiments de l’écriture. J’ai fait des études de lettres, de langues anciennes et de philosophie (aujourd’hui, je prépare un doctorat sur la poésie, en parallèle à mes autres terrains d’étude), mais cela n’a pas été essentiel par rapport aux efforts menés depuis toujours pour affûter mon regard. Sur autrui, sur moi-même, et sur les choses. 
A.-S. L. B. – Peut-on apprendre à regarder ? 
M. H. – Bien sûr. Apprendre à regarder, c’est développer son empathie. Et l’empathie, c’est permettre à un immense savoir intuitif d’affluer en vous – un savoir nécessaire pour un écrivain, à mon avis. Ce faisant, je suis devenu avant tout un regard, un peintre qui écrit, ou à peine, une toile blanche sur laquelle s’écrit un long texte. Et puis, très tôt je me suis affranchi des règles académiques, je me suis méfié des écoles, j’ai choisi mes propres sentiers d’édification. Ainsi, après l’avoir longtemps étudiée, je me suis détourné de la philosophie – et ce, malgré toute la science et la méthode qu’elle m’avait apportée, car elle m’a semblé toujours trop sectaire et inhumaine – trop éloignée des sentiers sauvages de la langue et des préoccupations humaines. Bref, si j’ai bénéficié d’une bonne éducation, finalement je me suis largement construit moi-même mon propre fond culturel. Ce qui me fait dire, en fin de compte, que je suis d’abord un autodidacte.
A.-S. L. B. – Vous vous défiez des écoles, mais le regard des autres compte-t-il tout de même pour vous ?
M. H. – Certainement. J’apprécie beaucoup les compliments, du moins ceux qui viennent des connaisseurs, c’est-à-dire des gens sensibles ; assez bien les critiques ; moins les reproches. Néanmoins, je ne cours pas après les retours de lecture. De toute manière, ils sont rares. Je travaille d’abord pour moi, l’écriture étant l’un de mes besoins essentiels, vitaux. Ensuite, il va de soi que toute mon œuvre s’identifie à une sorte de vaste hommage à l’humanité. Ce serait un euphémisme de dire qu’autrui y a sa place. Je brasse large, vous savez : les quelques échos que donnent des lecteurs à mon travail, je le prends en compte comme de l’information, que je stocke, comme tout le reste. J’ai toujours besoin d’informations, quelle qu’elle soit. J’accumule les données, en quelques sortes. Mais des données sensibles : des émotions, des comportements, etc. Ensuite, j’effectue un tri. Ce tri s’effectue naturellement en moi, c’est très pratique. Je garde les morceaux qui me plaisent – parfois, ce sont les bas morceaux. Tout peut être utile, un jour ou l’autre, pour ma création.
A.-S. L. B. – Cela explique-t-il votre étonnante facilité d’écriture ? Votre rythme de création est élevé, et ce, dans différents domaines.
M. H. – Oui, certainement. L’écriture ne se réduit pas au temps passé à mon bureau (quel que soit le nom que prenne ce bureau). Elle est sans cesse en mouvement à l’intérieur de moi. Mon corps sait qu’il s’agit d’une priorité pour lui, si bien qu’il y a toujours une partie de son énergie en activité pour l’écriture. (Je suis à moitié présent dans la réalité, et à moitié dans l’imagination). Là encore, je rassemble tout un tas d’informations, de sensations – c’est donc une même chose. Ces incessantes synthèses intérieures peuvent être fatigantes, mais elles font partie du prix à payer pour progresser dans mon art – je veux dire : dans le chemin de ma vocation. Ainsi, lorsqu’il s’agit, techniquement parlant, d’écrire, eh bien je suis presque toujours prêt, ce qui a à se dire se dit, avec une certaine fluidité. Vous pouvez me donner un crayon et une feuille, là, maintenant, je me mettrais sans hésitation à rédiger un récit, un poème ou une scène, ou autre chose. J’ai fait le gros du travail en amont, si vous voulez. L’écriture vient en bout de course, chez moi. Je dois dire que c’est assez exaltant. Constater le bon fonctionnement de cette capacité représente une abondante source de joie. A contrario, bien sûr, ses disfonctionnements sont très déstabilisants. 
A.-S. L. B. – En quoi consiste cette activité intérieure ?
M. H. – Je vous l’ai dit : c’est une activité inconsciente ininterrompue, aussi énergivore que fructueuse. Il m’a fallu des années de discipline, de persévérance et de patience pour installer solidement ce processus en moi. Je fais feu de tout bois. Les plus humbles scènes de la vie quotidiennes me sont utiles. Un oiseau qui vole. Une parole de comptoir. La couleur d’une pierre. Ce feu brûle sans fin en moi, il me suffit de veiller à l’alimenter suffisamment. C’est un culte voué à Vesta. Pour le dire plus simplement encore : je cultive ma sensibilité comme mon bien le plus précieux. Maintenant, cette mécanique subjective constitue la part la plus propre de moi-même, la plus personnelle. Or, l’écrivain que je suis, mais l’humain, aussi, ne peut se constituer qu’en œuvrant à devenir toujours plus personnel, original. En ce sens, cette mécanique est mon « chef-d’œuvre » qui se perfectionne tranquillement, que j’écrive ou non.
A.-S. L. B. – Vous n’avez presque exclusivement écrit que de la poésie pendant quinze ans, avant de vous lancer à corps perdu dans le théâtre. Comprenez-vous que cela puisse être déstabilisant pour les autres écrivains ?
M. H. – D’abord, je tiens à préciser que votre propos n’est pas tout à fait exact : j’ai commencé à écrire de la poésie en 1999, certes. Mais mon recours à la prose s’est rapidement développé : par l’écriture fragmentaire, d’abord – qui a été une grande histoire dans ma vie –, par le biais, aussi, de la poésie en prose, également, et ensuite par des proses inclassables, avant de courts récits. Sans compter les articles, entretiens, notes de lectures, etc. En d’autres termes, mon cas est encore plus grave que vous ne le présentez ! Mon rapport au style peut être considéré, en ce sens, comme l’histoire de mon rapport croissant à la prose. Et depuis quelques années, donc, en effet, le cher théâtre, l’éloge des voix passant dans les corps. Et des récits de moins en moins courts.
A.-S. L. B. – Vous ne répondez pas à ma question : certains de vos amis poètes ont été déconcertés par votre soudaine passion du théâtre.
M. H. – Oui, semble-t-il. Un collègue m’a même demandé si je ne craignais pas que mon travail poétique soit déconsidéré, vu mon engagement massif dans l’écriture dramaturgique ! Mais on ne choisit pas ! On suit la voix qui nous intime d’être mieux nous-mêmes, de jouer les instruments avec lesquels nous sommes les meilleurs, les moins malhabiles ! Je ne crois pas que ça retire quoi que ce soit à ma poésie. Je ne renie rien. D’ailleurs, il n’y a pas de cloisons : le théâtre n’est-il pas aussi poésie ? C’est ce que dit Olivier Py. C’est ce que disent aussi les grands maîtres. Les poètes doivent comprendre que ce n’est qu’un chapitre d’une même histoire. Un aspect d’une même passion dévorante. La notion de genre, voilà qui me déstabilise, moi ! Mes récits ressemblent à des contes, mon théâtre est souvent plus riche de poésie que certains recueils de poésie, etc. Il est vrai cependant que les poètes, plus que d’autres types d’écrivains, sont assez rétifs aux autres expériences littéraires. Pour une bonne raison – une raison bonne : ils sont manifestement les plus engagés dans la question du sens de la parole, dans l’exigence (actuellement si urgente) de régénération de la langue. La poésie, en effet, est proprement le fer de lance de la littérature, cette informe œuvre mondiale. Ceci dit, je ne vois pas trop pourquoi il faudrait accorder tant de crédit aux frontières génétiques. Les genres sont d’abord des catégories critiques, voire scolaires. Des grilles utiles d’un point de vue didactique ; mais ici inutiles et même dangereuses. Rien ne devrait se dresser devant la passion créative, le désir de dire, de la manière qu’on souhaite, de la manière qui souhaite être dite. Et chez moi, ces dernières années, c’est en particulier, c’est vrai, une voix dans la gorge des corps chancelant sur la scène théâtrale. J’ai trouvé là mon « instrument » propre, comme dit mon ami Jean Marc Sourdillon à mon endroit. J’ai choisi de persévérer dans l’exercice de cet instrument, l’écriture dramaturgique, qui m’a choisi. Il y a des poètes qui ne sont pas sectaires pour un sou, c’est heureux ! La plupart ne le sont pas, en fait. Par ailleurs, je ne néglige pas la poésie ou la prose. Et peut-être qu’un jour, je me détournerai du théâtre, et de la prose, et de la poésie, et de l’écriture toute entière, alors pour moi il sera trop tard pour rédiger mes mémoires.
A.-S. L. B. – La notion de « genre » ne vous parle pas.
M. H. – Non, la notion de genre encore moins que les genres eux-mêmes ! Radicalement, je crois qu’ils n’ont aucune espèce d’importance pour la création. Pour l’édition, peut-être. À peine pour l’école, n’en déplaise aux professeurs. Même à l’intérieur d’un « genre », il y aurait mille nuances à faire, des milliers de petits murs mesquins, coupants comme des rasoirs, à renverser. C’est aisé : ils sont de papier. En poésie, vous pouvez faire des vers, libres ou non, de la prose, du dessin, du théâtre, même, tout ce que vous voulez ! Croyez-le bien ! J’ai longuement travaillé dernièrement sur le recueil Raturer outre d’Yves Bonnefoy (étrangement négligé, alors qu’il est déterminant dans sa pensée poétique et un point culminant de son art), qui était un ami et un aîné des plus bienveillants. Eh bien, dans ce texte, il a ressenti le besoin impérieux de composer des sonnets (plus ou moins libres, par ailleurs), d’une grande pureté. La forme contrainte peut être la meilleure, dans certains cas, la plus propice à exprimer une vérité qui vous taraude, vous appelle de là où elle demeure, à distance. Une voix vous met au défi de relever le gant, de vous jeter dans l’enquête la plus incertaine. Cet incertain, ce non-déterminé, devenu si rare dans nos vies, est la source d’un grand bonheur.
A.-S. L. B. – encore cette fameuse voix intérieure.
M. H. – Oui, elle est mon principal interlocuteur. Elle doit le demeurer. C’est un alter ego qui me connaît mieux que moi-même. En vérité, il n’y a d’autre règle véritable, authentique, que celle de cette voix étrangère et familière qui vous appelle de là-bas pour susciter en vous le désir de dire. Cette voix réclame une forme expressive plutôt qu’une autre, voilà tout. Ou plutôt : elle vous met au défi de répondre à une question, suscite en vous le désir d’y répondre, et à vous de choisir le biais le plus propice pour y parvenir. Il suffit d’être assez libre pour accepter l’invitation, pour faire le pas de la danse attendu. Oublions tous ces petits murs, il y en a déjà bien assez ! Pensez que même au sein du théâtre, il y a mille possibilités expressives ! Le mot « théâtre », comme celui de « poésie », et de tout autre genre, et comme tout autre mot tout court, est un leurre, une apparence qui capte mal son objet, une simple allusion aux contours flous. Il y a des drames poétiques, des poèmes dramatiques.
A.-S. L. B. – Vous dites qu’il y a mille possibilités au sein même du théâtre, pourtant, le théâtre actuel semble presque tenir d’un seul tenant, il présente une certaine homogénéité. 
M. H. – Je ne vais pas vous mentir : je ne passe pas mes journées à lire la production théâtrale actuelle. Je suis fainéant et je manque cruellement de temps, de sorte que je privilégie ma propre production – ce qui ne m’empêche pas de réduire un peu ma naïveté par quelques lectures. J’ignore donc si le « théâtre actuel » (qu’est-ce au juste ? Je l’ignore) est homogène ou non. Cela m’étonnerait fort, d’ailleurs. Par contre, je peux témoigner de la vaste possibilité de cette voix magnifique qu’est le théâtre. Mon travail dramaturgique en donne, je crois, un petit aperçu – je veux dire : un échantillon montrant au moins que la diversité théâtrale se fiche des limites. 
A.-S. L. B. – Oui. Pouvez-vous nous dire en quoi ?
M. H. – Eh bien, nous sommes en avril 2017. À ce jour, j’ai écrit dix pièces, la plupart très différentes les unes des autres, sur les plans stylistique et formel.
A.-S. L. B. – J’ai lu récemment votre pièce Aux archives, parue en début d’année chez Édilivre. Elle me semble plutôt parente de la pièce Les Résidents, parue aux éditions Thot l’année dernière.
M. H. – Vous n’avez pas tort, je suppose. Ces deux pièces sont certainement les plus proches de toutes, à tout point de vue. Elles sont à lire en parallèle, éventuellement. Pourtant, elles ne se suivent pas dans l’ordre de ma création. Samson sur la colline, qui est une sorte de tragi-comédie de sensibilité « shakespearienne », les sépare (la pièce va paraître en fin d’année chez Thot). Vient ensuite (je veux dire, dans l’ordre de ma production), Patrocle, un poème épique en vers libres. Ensuite, La Glanée, un long drame romantique. Puis Voyage depuis l’inconnu, une causerie un peu absurde et aux accents ashkénazes, me dit-on. Puis L’Obscène, une véritable comédie burlesque. Ensuite encore, le très court Monologue Polyphème, en vers, avec lequel je reviens sur ma passion homérienne. Enfin, Des Hespérides, une pièce plus expérimentale, plus sombre, mais néanmoins burlesque. Viennent ensuite des piécettes très libres. D’autres projets sont en cours, Le Percepteur, typiquement contemporain, Polème, un grand poème épique, et Hors sang, un huis clos sombre. Et de nombreux autres patientent dans ma tête… Je construis un monde, je l’enrichis chaque jour.
A.-S. L. B. – J’ai retrouvé cet aspect comique dans toutes les pièces que j’ai lues. Est-ce important pour vous, le comique ?
M. H. – Oui, beaucoup. Ça fait partie de mon tempérament. J’ai toujours aimé imiter, jouer, mettre en scène, etc., aussi loin que je m’en souvienne. La mise en scène du comique pour contre la tristesse fabrique ce comique. Chez moi la tristesse est une anomalie, bien qu’elle ait couverte une grande partie de ma vie. On dirait que le comique est le fil conducteur de mon théâtre. Le comique constitue également un recours, un recours pour supporter l’horreur du monde humain, et pour transmettre ce sentiment de manière supportable. Par exemple, il est plus agréable et recevable (pour moi comme pour le lecteur-spectateur) de voir se débattre l’un de mes personnages avec les pensées qui le torturent sur un mode comique que sur un mode pathétique. Le comique, c’est aussi une arme rose pour attirer le lecteur, le provoquer à visage masqué. C’est que la confrontation de notre imaginaire avec la réalité est douloureuse… Je crois que les personnes sensibles au comique accèderont ainsi, dans mes pièces, à des niveaux de sens plus élevés. 
A.-S. L. B. – Vous parlez de la « réalité », mais les scènes que vous décrivez semblent le plus souvent imaginaires, voire fantastiques. En tout cas, assez improbables.
M. H. – Vous vous trompez, à mon avis. Mon esprit ne fait que retranscrire – non, représenter – la pénible réalité humaine. De manière encore assez douce, d’ailleurs – je suis moins cruel que d’autres, que des Thomas Berhnard ou des Heiner Müller, par exemple, sans me comparer à eux. J’ai l’âme sympathique. Néanmoins, j’espère que cela ne rend pas mon théâtre moins véridique (c’est une possibilité que l’on ne peut pas exclure). Nous sommes peut-être trop habitués à la violence, à la haine. Mon théâtre représente cette violence et cette haine, mais avec douceur, et de manière concentrée, comme l’exige la littérature. La violence s’en trouve déjà atténuée grâce à l’ordre du récit, l’enchaînement rapide de l’action. Les gens sont davantage choqués par les élucubrations animales d’un personnage sur scène que par le massacre de leurs semblables à mille kilomètres de chez eux, c’est ainsi.
A.-S. L. B. – Vous exagérez !
M. H. – Exceptés quelques anges égarés parmi nous, la meute humaine, eh bien, à mon avis, quand on regarde de près ce qu’il y a dans la tête des gens, ce n’est pas très beau à voir. Et c’est un philanthrope qui vous le dit ! Ou si : c’est grand et minable, beau et terrible à la fois. Et ça fait le bonheur des dramaturges. Je crois que les gens qui vont découvrir mon théâtre vont se reconnaître. Comme moi je me reconnais dans mes personnages. N’est-ce pas le but du théâtre ?
A.-S. L. B. – Pour en revenir au catalogue de vos pièces écrites ou en cours d’écriture, on dirait une sorte de lecture ou de relecture de l’histoire du théâtre !
M. H. – Ah ! Je n’y avais pas pensé ! C’est intéressant. Je ne sais pas. J’y faisais allusion : le caractère cathartique du théâtre traverse le temps ; assister à l’emprise des liens qui enserrent, ça libère. De toute manière, dès que je lis, j’ai envie d’écrire, ça n’aide pas. Et je relis beaucoup, toujours les mêmes œuvres.
A.-S. L. B. – Lesquelles ?
M. H. – Celles de Homère, Platon, Virgile, Chrétien, Shakespeare, Grimm, Kafka, Perse, entre autres.
A.-S. L. B. – Parlons un peu de votre manière d’écrire. Dans nos échanges préalables, vous me disiez que votre méthode est originale, que vous ne passez pas par l’étape des brouillons.
M. H. – Que ma manière d’écrire soit originale, oui, je l’espère, mais elle l’est au sens où elle m’est propre. C’est celle qui me convient. De toute manière, je ne l’ai pas choisie. Elle s’est imposée à moi, à force de faire confiance à ce que je suis ; j’ai juste eu l’intelligence (ou la modestie) de l’accepter.
A.-S. L. B. – Eh bien, en quoi consiste-t-elle ?
M. H. – C’est difficile à dire. Voilà comment cela se produit – car c’est comme si cela venait d’ailleurs ; en fait, cela vient d’un autre moi-même qui me connaît mieux que moi-même, comme je le disais, et que j’écoute avec l’humilité que j’évoquais. C’est mon moi intérieur que j’écoute et honore de cette écoute. Cela se produit ainsi : je poursuis la culture du champ de ma sensibilité, confiant dans ce lent travail anarchique, sans direction, qui est à mon sens la clé du statut d’artiste. Des intuitions remontent vers la conscience : sensations plus ou moins opaques, indicibles, d’un monde à dire, d’un aspect de mon monde intérieur à exprimer. Cela peut être une phrase, un vers, une situation, un titre, etc. Et je sais que derrière ce morceau de sens, sous cette partie immergée d’iceberg, demeure un vaste territoire à explorer, à dire. Cette opacité m’attire, un impérieux désir de dire me travaille. Je classe ce morceau de sens dans ma tête, parfois sur un carnet. Et un jour, j’y reviens : je m’assois à mon bureau et j’écris. C’est tout. 
A.-S. L. B. – Que voulez-vous dire par « j’écris, c’est tout » ?
M. H. – Eh bien, je m’assois, et j’écris : ça vient tout seul, je me fais seulement le scribe de cet autre moi qui sait. Je n’ai presque pas besoin de réfléchir. Moins je réfléchis, plus facilement ça s’écrit à l’intérieur de moi – plus ce qui est déjà confusément écrit accepte de prendre forme dans des mots. Je laisse remonter à la surface ce qui le désire naturellement. La joie vient de là : j’écris, ça vient tout seul, j’ai à peine à ordonner les choses et à les rendre lisibles selon les règles communes de la langue. C’est très spontané. L’impression d’une source qui coule, c’est tout à fait merveilleux, malgré les années ça ne cesse pas de me fasciner. Aucun souci stylistique ne me freine, ou si peu. À mon avis, cette méthode naturelle est la meilleure, c’est celle qui a le plus de sens, sans compter que c’est la plus productive. C’est ainsi. Ça ne s’apprend pas. On est seulement plus ou moins disposés à le comprendre et à le laisser advenir.
A.-S. L. B. – Mais les histoires, l’action que vous racontez dans un récit, une pièce, ou même un poème, vous devez bien l’anticiper, en prévoir le déroulement ?
M. H. – Non. Vous devez bien entendre ce que j’écris au sens strict : j’écris, ça s’écrit, je ne décide pas, tout vient naturellement, de manière extrêmement fluide, page après page, scène après scène, rapidement, sans que moi-même je ne sache ce qui va s’écrire, ce qui va se passer ! De sorte que je suis mon premier lecteur ; je découvre comme un lecteur lambda ce que j’ai écrit. Là réside certainement la véritable originalité de mon fonctionnement : fondée sur cette culture confiante de mon intériorité, et bien sûr soutenue par un minimum de savoir-faire technique, une parole d’une grande cohérence nait dès que j’écris, quel que soit le contexte ou mon état.
A.-S. L. B. – Ça paraît extraordinaire, surtout lorsqu’on commence à pénétrer la trame de vos textes, qui paraissent tellement structurés !
M. H. – C’est ainsi, pourtant. Le savoir-faire et la structure sont là d’emblée, la création se développe dessus. Tout est orienté en moi pour permettre la réalisation la plus libre possible de la création. Ce point est crucial. Ne pas entraver cette liberté, qui est déjà contrainte par le manque de temps et la langue, ce moyen nécessaire qui est aussi un « leurre », comme dit Bonnefoy, telle est la priorité absolue. Vous imaginez bien que dès lors, les questions formelles paraissent ridicules !

Présentation de l’auteur




Contre le simulacre en littérature : réponses d’Yves Roullière

Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ?
Cruel Labyrinthe  © Guidu Antonietti di Cinarca

Cruel Labyrinthe © Guidu Antonietti di Cinarca

Rien n’est plus politique et révolutionnaire que la poésie si le poète accepte d’être prophète. Prophète non pas au sens où il prédirait l’avenir (même s’il n’y a pas à l’exclure), mais au sens où il dit ce qui est en train de se passer et que personne ne veut ou ne peut voir (Unamuno). Vocation, pure et simple vocation du premier venu, qui doit acquérir au plus vite des règles pour tenter d’imprimer une métrique adaptée à la parole qu’il a à délivrer. Dès que le poète oublie qu’il a été choisi et reçu comme tel, il risque de prendre le pli, qui nous guette tous, du parvenu. On ne fait pas plus le poète qu’on ne fait le prophète. Car on ne l’est - poète ou prophète - qu’à des moments donnés, comme en témoignent les prophètes dans la Bible, mais aussi de nombreux grands poètes dont on ne connaît que des poèmes dispersés (Jean de la Croix, Hopkins, Dadelsen…), ou ceux qui n’ont écrit qu’un seul recueil (Villon, Manrique, Dante, Baudelaire, Corbière, etc.) ou plusieurs mais comme si chacun était le premier (Unamuno, Rimbaud, Claudel, Rilke, Eliot, etc.). Je crois que la poésie dite inspirée, celle capable de marquer durablement nos gestes et nos regards au quotidien, en contexte politique ou religieux, celle qui change la vie, en somme, est celle qui s’est montrée docile aux forces de l’Esprit.
« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?
D’une actualité constante, continue. Nous chutons et nous relevons chaque jour, et le monde avec nous. En attestent les « œuvres de l’esprit ». Mais il me semble que la poésie, par rapport aux autres genres littéraires, a cette capacité unique de nous faire participer aux chutes et relèvements mêmes des êtres qui courent sur la page, au point d’en faire son unique objet. Le chant, loin d’abord de transfigurer le monde, comme on le dit souvent, épouse chacune de ses pulsations, les hauts et les bas de ses tensions, la profondeur de chacun de ses abîmes, l’air de chaque sommet. En ce sens, tout vrai poème, comme ce qui sauve, apparaît – ou devrait apparaître – écrit en état d’urgence.
« Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?
Oui, car Baudelaire situe la poésie au niveau de cette affirmation évangélique, à laquelle il fait probablement allusion : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de la parole de Dieu. » Si les hommes font leur pain quotidien de leurs propres mains, Dieu a créé par sa seule parole la manne, où je vois une métaphore de la parole créatrice de ponts avec la réalité, défricheur de signes. C’est de cette manne, offerte à nous soir et matin, que nous avons besoin. Et il est merveilleux que l’on puisse s’en détourner, préférant la saveur du pain qui ne rassasie que momentanément au plein réel, si amer soit-il au premier abord du réel.
Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?
Permettrez d’abord que je discute l’opposition, sans faire du paradoxe, entre ramper et se battre. Au combat, l’une des premières exigences est d’apprendre à ramper pour mieux voir l’ennemi, pour mieux attaquer et se couvrir. Lieu de connaissance élémentaire, humble, au plus près de l’humus, de la terre, de la peau. Il n’est pas rare, en effet, que, dès sa venue au monde, le nouveau-né rampe sur le ventre de sa mère, à l’aveugle, à la recherche du sein. Et j’avoue souvent me référer, quant à moi, à ces moments d’enfance où, jouant à la guerre, je découvrais en rampant les multiples odeurs de la terre, du sable, de la mousse, des fougères et des orties, la vie des insectes, les terriers, et de là, soudain, à la renverse, le ciel à l’infini.
Je ne suis pas non plus sans savoir que ramper est aussi la position de l’homme humilié, avili, obligé de lécher les bottes de ses bourreaux. C’est aussi la position de celui qui s’humilie, s’asservit, pour obtenir une place ou, le plus couramment, pour conserver celle déjà obtenue. Ainsi, nombreux sont les poètes qui rampent devant les éditeurs, les directeurs de revue et les agents culturels pour mendier un peu de reconnaissance ou conserver à tout prix le statut, qu’ils ont chèrement obtenu, de « ces petits messieurs qui se disent poètes »

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Entretien Hélène Cixous et Wanda Mihuleac

 LIRE ET PLIRE : autour du livre ERRADID de Wanda Mihuleac

Entretien enregistré chez Hélène Cixous,
transcription de Marilyne Bertoncini.

Wanda Mihuleac :  Pour le premier livre avec Jacques Derrida, j'ai trouvé le titre ERRADID fusion entre errance et Candide, un anagramme de Derrida : là, ce sont des textes qu'on a choisis ensemble avec Jacques Derrida, qui sont extraits de plusieurs ouvrages. Les textes et les images se mêlent, dans une écriture sans mesure - un travail textuel pluriel, dispersé, disséminé.  Et donc c'est le livre : un livre d’artiste , un livre insolite, à faire autant qu’à défaire, soit un livre qui établit sa prise dans la surprise, sa surprise dans la prise, il a besoin du regard de l’autre, de se voir comme les autres, nous voient.
La difficulté que le lecteur/regardeur éprouve à le lire, par la manipulation, par dé-plis, par impossibilité de saisir simultanément le visible et le lisible, place le consommateur du livre, devant ce livre–objet en position d'embrayeur. L’excès du langage de ce livre-ivre est celui de "l’écriture sur la lecture de toute in-scription sur la dé-scription" (H. Damisch)....
Hélène Cixous : Comment est-ce que vous faites ça?
W.M : J'ai travaillé deux ans, pour la
mise en cause/ mise en cage,
mise en page /mise en pli,
mise en Œuvre /mise en ouvrage,
mise en sublime /mise en abîme
H.C. : C'est beaucoup plus que ça, c'est... là par exemple, ce n'est même pas une mise en abîme, c'est au contraire, l'émergence de cette petite construction qui ferait penser à du bâti, mais pas seulement, parce que curieusement, ça ressemble à des lettres - des lettres qui ont une forme de volume, alors que les lettres, quand vous les écrivez, elles sont simplement plates - oui, elles sont sans épaisseur, alors que là il y a une apparition du plein, parce que c'est une apparition, du creux, du vide, etc. car vous l'avez fait avec les mains. Et donc, ça produit un phénomène assez singulier d'animation. A cause de cette dimension, de ce volume, comme si (alors que justement ce n'est pas le cas en général), comme si l'apparition, qui en principe est elle aussi sans volume, plate si on peut dire, promettait de l'épaisseur et du volume – promettait et non pas produisait, parce que c'est une promesse qui n'est pas remplie. C'est une promesse avec du vide.
W.M. : Et en plus, c'est assez tautologique, parce que le mot qui est écrit, c'est "pli"; j’ai écrit et j’ai figuré - P L I traitant deux fois la chose doit elle parle, l’œuvre figure sa propre référence. La forme visible est enfermée par l’écriture de l’intérieur; les signes enferment de l’extérieur le vide entre les lettres et autour des lettres. Ce qui peut être montré ne peut pas être dit ? La tautologie est vide de sens, elle laisse à la réalité tout l’espace logique...La tautologie montre la logique du monde...
H.C. : C'est pli, ça pourrait être autre chose. On peut le contester, c'est intéressant. Vous dites que c'est pli – là je pourrais reconnaître un l et un i mais le p, ça peut être une lettre grecque... en tous cas, ça donne à penser à d'autres langues, ça s'en va vers d'autres langues, qui seraient des langues sculptures, des sculptures de langue, des langues sculptées, ça a l'air un peu de l'hébreu à l'envers, si on peut dire, parce que ça va vers la droite et non pas vers la gauche...
W.M. : Le pli n’a pas une existance propre, ni à droite,ni a gauche, ni sens propre ; il est à la fois son propre dedans et son propre dehors :il est l’entre et il est l‘antre, l’énigme du pli, le pli même de l‘énigme.
H.C. : Bien sûr, on peut tout lire... on ne devrait pas dire "lire" d'ailleurs, mais on va avancer un autre mot, on va dire "plire"...
W.M. C'est vraiment une bonne trouvaille !
H.C. : Lire, c'est lire ce qui est et ce qui n'est pas. Ce qui est là et ce qui n'est pas là. Là, donc, il y a un "pas là" – et le "pas là", c'est un article. Est-ce que Derrida l'a joué, je n'en sais rien – il peut l'avoir joué, car il était capable de faire ce type de jeu – ou est-ce que c'est le hasard qui a joué – c'est possible aussi, car après tout, on est en territoire mallarméen, donc on pourrait abolir d'une manière ou d'une autre sans...
Je veux revenir à la carte postale : "des mots pour se.".. là, j'ai du mal à lire... parce que tout simplement ... lorsqu'au...parce que les mots... ça c'est un trompe-l’œil sacrément intéressant, parce qu'il y a des mots français, et des inscriptions d'autres choses...c'est difficile, c'est suspendu, interrompu... Il y a de l'interruption, et elle a peut-être été programmée par Derrida.
Il y a toujours de l'introuvable. "il n'y mène pas"... Ce pli n'y mène pas. Il nous mène mais il n'y mène pas, là où on pense aller...
Ce n'est pas au niveau du sens, c'est au niveau du signifiant...Quand je dis qu'il n'y mène "pas", je ne sais pas comment on l'écrit...
W.M. : Est-ce qu'on l'écrit comme le pas qu'on franchit ou n apostrophe y.
H.C. : Exactement, il ne mène nulle part, enfin il y mène nulle part. La carte postale, il y aurait mille choses à dire – ce que vous donnez à penser – votre travail en général, c'est ce à quoi la carte postale, au premier abord, ne...en général, la carte postale ordinaire, l'espèce, comme ça...ça ressemble beaucoup à des oiseaux, il y a des volées de cartes postales – maintenant il n'y en a plus, parce que je pense que c'est fini de vendre des cartes postales...En tous cas, autrefois, l'espèce était nombreuse, maintenant, elle est en voie de disparition si elle n'a pas déjà disparu, comme l'espèce aviaire...Quand on reçoit une carte postale, en général, elle a ceci de particulier qu'elle nous oblige à retourner, qu'elle propose justement une double face, et on ne sait pas laquelle est la principale - Mais je parle de la carte postale commune. Comme les moineaux, ordinaire. Évidemment, celle de Derrida n'est pas commune...Et, peut-être justement, parce que vous mettez en scène, c'est ce qui ne se manifeste pas au premier regard. C'est bien le fait qu'elle ait une réserve, un puits de plis - un puits de plis, mais on ne les voit pas du tout. Il faut que vous ayez fait ce travail d'enlèvement et de greffe de la carte postale dans...c'est du canson, ça, non ? Qu'est-ce que c'est ça comme...? En tous cas, c'est un papier à grain, la matière...Donc ça, le fait que la carte postale, elle ait perdu, elle a perdu en fait son...son espace aérien, là elle est conservée, c'est de la carte postale conservée. Et du coup, elle se prête à une anatomie. Elle laisse apparaître, à travers le travail que vous avez fait, qu'elle n'était pas si simple que ça...quelque chose qui n'arrive pas, qui arrive et qui n'arrive pas, qui arrive différemment, avec perte, mais la perte est un gain, aussi, toujours...
W.M : Là, c'est plus mallarméen, si je peux dire...ça il faut vraiment le manipuler...
H.C. : C'est remarquable. Pour faire, comment, quelle est la technique de ce pliage pour vous ?
W.M. : C'est fait à la main... ça prend du temps.
H.C. : Je peux ouvrir ? C'est intéressant de voir que ça résiste à l'ouverture...mais ça résiste toujours à l'ouverture, c'est exactement comme un texte, ça résiste toujours. Évidemment, là, ce qu'on n'arrive pas vraiment à mesurer, et qui est très beau, c'est la collaboration du papier. Il faut qu'il ait une certaine épaisseur, bien sûr, mais qu'il ait aussi une grande souplesse. Ça c'est extraordinaire.
J'y pense beaucoup quand je lis, parce que parfois je me dis que le papier travaille beaucoup, on ne se rend pas compte à quel point. Je sais, quand j'écris par exemple, que j'ai besoin d'avoir des dizaines d'espèces de papiers différents...Toujours, quand j'écris, j'ai sur ma table des dizaines de papiers différents, à la fois dans l'épaisseur, et dans la dimension. Parce que selon ce qui est en train de se déverser, de se précipiter, il faut que la surface d'atterrissage soit réceptive, c'est-à-dire qu'elle reçoive, qu'elle soit en écho avec la phrase...On n'écrit pas de manière homogène, pas du tout. Et ça doit être justement extrêmement flexible, souple, etc. Ces derniers jours, en lisant, je me disais que c'est extraordinaire à quel point le papier est une puissance, parce que c'est rien du tout, je le prends, je le déchire...Or, il faut vraiment qu'il y ait un acte d'une grande violence pour déchirer le papier parce qu'autrement il a une force inouïe. Il se prête...c'est admirable. Et à travers le temps !
W.M. : Maintenant, je fais un travail sur parchemin – de la peau - de chèvre – c'est un parcheministe, parmi les derniers qui font encore ce métier, et on a des parchemins d'une finesse qui va jusqu'à la transparence.
H.C. : J'ai vu récemment, en Inde, à Pondichéry, dans une bibliothèque avec des archives, des manuscrits sur feuille de bambou, qui ont des centaines d'années. C'était extraordinaire à voir, dans la finesse, et dans le traçage – c'était des livres – avec de toutes petites lettres, que je ne pouvais pas lire, parce que ça devait être en tamoul, ou je ne sais en quelle langue de l'Inde...Ce que vous faites, d'une certaine manière, autrement bien sûr, et sans que ce soit un livre en entier, bien que ce soit un livre, bien sûr, une espèce particulière...
C'est intéressant parce qu'ici, vous avez un travail dans le texte de Derrida, parmi mille autres choses bien sûr, mais un travail sur "même". Je le dis, comme ça, parce qu'on ne sait pas comment ça s'écrit. Et d'ailleurs, lui, il travaille là-dessus. Tout ça ce sont des "mêmes", mais justement, ces "mêmes" sont toujours des autres. Et "c'est bien toi qui, maintenant, ici "m'aime"– tu m'aimes - ou bien "c'est bien toi qui maintenant ici-même" et ce n'est pas du tout la même chose. Et ça c'est travaillé comme ça. D'une certaine manière, en fait, vous le performez quand vous faites ça. C'est à dire, ces "mèmes"...
W.M. :  titre de mon mémoire pour la fac, à la Sorbonne, c'était "la voix qui se voit" – voit et voix.
Là on écrit d'autres lettres, et là, c'est très sculptural – et ça tient debout. C'est une pyramide.
C'est une pyramide pliée ! C'est rigolo, parce que s'il y a une chose dont on pense qu'on ne va pas la plier, c'est une pyramide. Elle est pleine de plis à l'intérieur.
 

H.C. : C'est intéressant que ce texte, qui a travaillé, qui s'est travaillé, textualisé, exstylisé lui-même, quand ça s'est produit, c'était immatériel, sauf papier et écriture, et c'est intéressant parce que je pense que Derrida n'avait pas pu projeter de voir que ça s'incarne si on peut dire dans la chair du papier, après...
W.M. : Il l'a vu en plusieurs étapes, comme ça a duré deux ans . Au cours de la fabrication de ce livre, je le lui ai montré....
H.C. : Par exemple cette page-ci commence par le négatif : "rentre alors en scène". Évidemment ça fait sauter complètement l'usage habituel du mot "négatif". Parce que le négatif n'est pas négatif. C'est une évidence, là. C'est un "ne pas" qui est tout aussi affirmatif et positif qu'un positif. C'est beau.
Et une pyramide, pour vous, c'est quoi?
W.M. : C'est une construction mentale, c'est seulement cela qui m'a fait faire ça. Et puis, c'est un jeu de mots aussi entre l'être, être, toutes sortes de dérives...
H.C. :  Je disais les pyramides en général.
W.M. : Ah, en général : je n'en ai jamais vues en vrai – jamais. C'est donc une sorte de souvenir de type langue – je ne sais pas exactement ce que c'est, une pyramide, pour dire la vérité. J'imagine toujours "des" pyramides. Pas une seule.
H.C. : Chaque pyramide est évidemment unique. Bien sûr il y a des pyramides, mais d'un autre côté, c'est une tombe, c'est supposé être une tombe, enfin – un tombeau. Une tombe pleine de tombes...de tombes qui ne sont pas des tombes, des tombeaux qui ne sont pas des tombeaux, en tous cas pour les constructeurs, c'est une façon justement de doubler, de déborder le travail de la mort, puisque ça garde, et ça garde avec une autre vie. Mais c'est vrai que ce qui est intéressant, c'est la forme de la pyramide.
W.M. : Là aussi, c'est un travail de plis. Là, c'est une bouche, ça c'est le couteau, ça peut être une une coupure...
H.C : C'est extrêmement intéressant, ça. Parce qu'ici, alors, on aurait comme prise de vue, si on peut dire, une substitution d'une lettre par le couteau. On pourrait se dire que le couteau va couper la bouche, mais on peut se dire que, c'est la bouche qui est coupante...
W.M. : coupure – couper la parole, l’interrompre „ abstraction faite ,s’il se peut, de la fonctionement poétique- telle au moins qu’elle a prévalu en Occident …. Elle est indissolublement liée au principe qui assimile la langue à une feuille de papier dont( on ne saurait découper le verso (la pensée) sans découper en même temps le verso (le son)
H.C. : Et dans le choix des caractères, quand vous avez choisi les caractères d'imprimerie...
W.M. : Là, c'était compliqué, car je n'avais pas un grand choix, c'était dans les années 96, j'en avais seulement quelques uns et je devais travailler avec les moyens du bord.
H.C. : C'est beau, et justement, si on arrivait comme ça, on pourrait croire que c'est des yeux, que c'est peut-être comme ça l'image de l’œil d'un animal...
W.M. : J'ai pensé à faire ce rapprochement entre les seins et des yeux...
H.C. : Là c'est intéressant, car là il travaille sur la séparation, la décapitation "précipitant deux têtes inséparables " et je pense que - vous venez après le texte – et vous le lisez vous en utilisant comme lame la double lame de ciseaux – et le texte ne demande pas, ne dit pas quelle lame c'est.
W.M. : j'ai figuré des ciseaux : ses lignes de frontières si feminines, à partir de leurs lèvres de lames.
H.C. : Mais c'est très bien d'ailleurs, avec les deux yeux, si je peux dire, c'est comme si le 2 comme ça - c'est à dire la séparation, qui ne se fait pas, car les deux lames sont à la fois séparées et jointes, elles travaillent ensemble, c'est comme si le couple, et la dissociation, avait été transférés des têtes aux ciseaux et inversement. Peut-être d'ailleurs que c'est toujours comme ça...
W.M. : Parce que beaucoup d'artistes ont travaillé avec le texte de Derrida, mais sans se mettre dedans, en étant à côté. Moi, je me suis permise, avec bien sûr son accord, de me mettre vraiment dedans, et de travailler l'image et la conception du livre dans l'esprit de la déconstruction.
J’ai déconstruit les textes ; les effets de cette déconstruction réalisent un effet de réel ; des effets de duction – le problème de la ductibilé : jusqu’à quel point peut-il être étendu, transformé, sans se rompre ; des effets de pro-duction, de re-pro-duction et des effets de sé-duction, fondés sur l’attraction et de fascination, des effets d’in-duction (opération qui consiste à remonter des faits jusqu’à un fait plus ou moins probable).
H.C. : Dans la déconstruction, il ne l'aurait pas dit. Il ne travaillait pas dans l'esprit de la déconstruction, il écrivait.
W.M. : Mais moi, j'ai déconstruit ses écrits... une histoire lacunaire, faite de transfert de textes, de transports amoureux et d’envois postaux ; une lettre ouverte –una opera aperta d'Umberto Eco, à situer entre la "carte postale“ – titre d’un livre de J.Derrida,  et la lettre volée d’Edgar Poe.
H.C. : C'est intéressant, parce que c'est effectivement une transposition en un espace matérialisé comme ça, et en même temps  - une indécidabilité absolue, une impossibilité – les non-possibiités de décision de ce qui s'élance comme ça, dans un énoncé comme "quand je t'appelle mon amour" avec toute l'amphibologie, c'est-à-dire que c'est évidemment plus que polysémique. Est-ce que je t'appelle toi, ou est-ce que je te dis "mon amour" et quand je te dis "mon amour", est-ce que je te déclare mon amour ou bien est-ce que je te dis "toi, mon amour", et que tu es toi, mon amour, je voudrais tant te dire...ça c'est un jeu aussi. Mais c'est un jeu sérieux et grave, parce que maintenant, quand je te dis "mon amour", c'est performatif de toutes les manières, c'est-à-dire que ça c'est performatif, de ce que je ne sais pas ce que je fais quand je t'appelle "mon amour". Tout ça est performatif. Je ne sais pas ce que je fais, je tourne autour de, et je fais des trous dans "appeler mon amour".
W.M. : Je n'ai pas pensé à ça...
H.C. : Bien sûr, et d'ailleurs, quand je dis ce que je vous dis, je fais aussi la même chose, parce que je ne sais pas ce que je dis quand je dis "mon amour" et c'est même ça le secret enivrant et tragique à la fois de l'amour et d'appeler mon amour. Appeler mon amour, c'est quoi ? C'est dire à quelqu'un de présent "mon amour" mais c'est exactement le contraire, c'est-à-dire j'appelle mon amour qui n'est pas là... On ne peut pas décider. On ne sait pas ce qu'on fait. C'est le travail de l'amour. Dès que je dis "mon amour", je ne sais pas ce que je fais. Si je le dis, je ne sais pas à qui je le dis, etc.
W.M. : C'est un mot indécidable.
H.C. : C'est absolument indécidable. Et là, justement, c'est ça, c'est une sorte de désordre, qui en même temps se tient, qui pourrait se disséminer à l'infini, se perdre totalement, mais là il est tenu du fait qu'il y a une structure très fragile, et en même temps très solide, du papier avec des mots. C'est drôle de vous voir vous-même hésiter...
W.M. : Oui, oui, parce que je ne me souviens pas des plis, je me souviens que Jacques Derrida me demandait si je savais comment ça se pliait et dépliait et je lui ai dit "pas toujours".
 

H.C. : Non, bien sûr que non – de toute façon, vous, vous ne savez pas, mais votre corps entier, et vos mains, savent – avec quelque chose qui n'est pas un "savoir"...
W.M. : c'est comme descendre les marches dans le noir...donc, c'est toujours les plis...
H.C. : après, ce sont les plis qui conduisent, c'est ça qui est intéressant.
W.M. : Oui, qui me disent voilà tu plies ça ici, tu fais ça ici...C'est eux la mémoire, nous, nous sommes l'oubli. Donc les plis d'un seul côté....à côté le regard.
H.C. : En fait, c'est tout le processus de l'écriture qui est comme ça.
W.M.  : Je voulais faire une métaphore...j'ai travaillé dans ce sens-là, ce n'est pas vraiment innocent. On plie comme ça, on peut lire comme ça.
H.C. : Alors ça ça vient d'où, là? Est-ce que c'est de l'allemand? Ça a l'air d'être de l'hébreu mais je ne crois pas...Là, par exemple...Faut dire qu'il s'est bien amusé. "A toi, à la seconde même" – une femme pourrait (je dis une femme parce que c'est au féminin) une femme pourrait se sentir comblée en recevant cette adresse. Mais pour peu qu'elle sache lire – ce qui n'est pas toujours le cas – elle se rendrait compte que ce n'est pas si...
W.M. :  sûr que ce soit elle...
H.C. : ...et elle peut même penser quelque chose de terrible, c'est que la récipiendaire n'est que – est - la seconde, et pas la première – et non seulement la seconde, mais la seconde même.
W.M. :  Il n’y a la première fois,  si elle n'était pas suivie d'une  "deuxième fois“; le premier n’est pas le premier s’il n’y a pas, après lui, un second. Si le second est la répresentation, le second est un retardataire, mais il ce qui permetau premier d’être premier. C’est le signe qui permet à une chose d’être la chose ; la chose , la présentation, le premier ne parvient pas à être le premier par ses propres moyens ; il abesoin de l’aide de re-présentation, de signe, du second pour s‘affirmer...
Je ne sais pas si vous vous souvenez, j'ai tiré cette gravure sur cuir, et je l'ai mise dans les poches dans "l‘habit à lire" que j'avais fait pour votre texte,“ Le Manteau,“ et dans ce texte-là vous avez écrit que vous savez que c'est votre manteau parce que dans les poches, sont des lettres. Et donc j'ai mis cette lettre-ci, et cette lettre-là, dans la poche de Le Manteau.
H.C. : Enfin, je ne pensais pas, je ne me disais pas que je savais que ce manteau était le mien etc parce que ça c'était écrit. Elle écrit ça – elle pense ça – mais ce n'est peut-être pas vrai, elle peut se tromper.
W.M. : Mais c'était vous. Quand même...
H.C. : Dès que c'est sur le papier, ce n'est plus moi, c'est l'autre. C'est quelqu'un, là, voilà.
W.M. : Mais cette lettre-là, sur cuir, elle était dans les poches de votre manteau.
H.C. : Mais quel manteau ? Je n'ai jamais eu ce manteau, moi. Elle a eu un manteau, quelqu'un a eu ce manteau – ce manteau a été...
W.M : La seconde, elle a eu la lettre...Donc cette lettre, elle a vraiment voyagé. Dans toutes les poches.
H.C. : Vous savez, j'ai plein d'écrits de ce genre en sachant très bien, à la seconde même, ce dont il s'agit.
W.M. : Voilà les jeux de mots. Donc, je crois que c'est la dernière. C'est toujours le pli qui se plie d'une façon...il se découpe...
H.C. : Ici, on peut dire que c'était son obsession. Le pli de la phrase, le fait que la phrase se replie sans cesse et dit autre chose à chaque pli. Parce que le pli, en ce qui concerne l'artiste qui travaille avec des matières...Je crois que tout artiste pensant travaille sur le pli, est travaillé par le pli, parce que justement, il est amené à...quand on imagine qu'on va peindre des signes etc. Et que donc on est supposé être condamné à quelque chose qui va être plat, en réalité, pour l'artiste, ce plat n'est qu'une apparence, parce qu'il est complètement porteur et hanté par une incroyable quantité de volumes.
W.M : Je peux vous dire que le pli, ça m'a vraiment travaillée, c'est plus le pli qui m'a travaillée que moi qui ai travaillé le pli. Le texte me dé-texte...
H.C. : Mais c'est évident! Dès qu'on est en rapport, ne serait-ce qu'avec le fait que le peintre, le dessinateur, est en rapport avec ce qui semble être une surface, le pli arrive tout de suite. Moi, ça m'énerve toujours, je l'ai dit je ne sais combien de fois, le destin du livre, par exemple – c'est-à-dire quand on écrit – moi, quand j'écris, je fais quelque chose qui ressemble au travail d'un peintre ou d'un graveur. Justement parce que ce que je fais, c'est de l'inscription, c'est de la trace sur une quantité de supports différents, avec des couleurs différentes. Ensuite, automatiquement, c'est mis à mort par la production. Ça devient un volume, comme ça. C'est toujours sous la forme d'un tombeau. Et il n'y a rien à faire.
W.M. : Puisque vous parliez tout à l'heure du fait que quand vous écrivez, vous avez plein de papiers, du coup, votre manuscrit, même si ce n'est qu'un poème, il sera sur plusieurs types de papier ?
H.C. : Exactement – d'ailleurs, à la BN, il y a ça. C'est-à-dire que chacun de mes manuscrits, c'est un ensemble désarticulé, mais pour moi, complétement articulé, de papiers de toutes les dimensions, avec aussi des graphies très différentes, très, très différentes, tout le temps, tout le temps. Et c'est pas une façon pour moi de me dire aujourd'hui je vais écrire comme ça. C'est à la seconde, à la minute. Là, il y a une phrase qui est entrain d'arriver et je me dis : hop, il faut que sa piste d'atterrissage – c'est autre chose. Vite, je prends un autre papier. Et d'autre stylos, et d'autres feutres, etc.
Et ça, pour moi, c'est le vivant même, mais ça disparaît complètement quand on vous dit non, ça doit aller à la ligne, faire comme ça...C'est ce que Mallarmé a essayé de contrer, mais...Et puis ça va rentrer dans une sorte de format, comme ça. A chaque fois, je me dis que ça ne m'intéresse plus, là – et c'est comme ça.
W.M.  : Donc, y compris la boîte, c'est une sorte de bibliothèque refaite, mais c'est du cuir. C'est beau parce que ça renvoie à du vivant, de l'animal...
 

 




RENCONTRE AVEC BERTRAND LACARELLE

 

AUTOUR DE : LA TAVERNE DES RATÉS DE L'AVENTURE

 

Recours au Poème : Bonjour Bertrand Lacarelle. Les éditions Pierre-Guillaume de Roux ont fait paraître, fin 2015, votre dernier ouvrage La taverne des ratés de l'aventure, un livre qui pourrait paraître inclassable – il n'est pas un roman, il n'est pas un essai, il n'est pas un poème – mais un livre totalement palpitant, absolument fascinant bref, un livre vivant. Pourriez-vous nous dire l'ambition qui est la vôtre lorsque ce livre vous mobilise ?

Bonjour et merci de me recevoir. Le livre précédent, Arthur Cravan, précipité, s'achevait sur un long poème en vers libres racontant mon expédition sur les traces du poète-boxeur au Mexique. J'avais pris des notes sur le moment, mais je ne voulais pas faire un simple récit de voyage. C'est peut-être de l'orgueil, mais c'est aussi pour des raisons pratiques, cela me paraissait plus simple. La poésie, après tout, est une forme de notation de la vie. Les années qui ont suivi, j'ai pris énormément de notes, cette fois-ci en voyageant dans les livres, autour de deux mots : le cœur, l'aventure. Inutile de vous expliquer pourquoi dans les années 2010 en Europe ces deux mots étaient devenus une obsession. Je parle d'obsession mais je pourrais parler aussi de paranoïa. En effet, je n'avais pas spécialement de programme de lecture, je suivais mes intuitions, mais tous les livres que je lisais, comme par hasard, renfermaient ces mots et m'offraient citations et matière à réflexion.

À l'origine de l'aventure, bien sûr, il y a Stanislas Rodanski dont je lisais tout à l'époque. Le titre est une citation de l'un de ses livres étranges, Des proies aux chimères je crois. Un autre, publié récemment, s'appelle Le Club des ratés de l'aventure. Bref, après Jacques Vaché et Cravan, je ne voulais pas faire un troisième essai littéraire sur un « maudit », un « astre noir », ou autre « suicidé de la société », et puis j'étais tenté par le « roman » ou le « récit ». J'ai donc réuni mes notes sur Rodanski et mes notes sur le cœur et l'aventure, les deux projets procédant l'un de l'autre. Un récit, dans une taverne de la rue Gît-le-coeur où le livre s'écrit, faisait le lien. Mon ambition ? Utiliser toutes mes notes. Non, mon ambition, c'était de me réveiller et de réveiller les lecteurs, et de concilier poésie et action.

 

Cette ambition nous semble totalement réalisée et nous ne pouvons espérer davantage que votre livre tombe entre les mains du plus grand nombre de lecteurs possibles car non seulement il réveille, mais il réveille par la caresse éblouissante de la beauté. Attardons-nous donc sur cette notion de réveil. Vous réveillez, dites-vous. Faites-vous allusion à la dimension politique incluse dans les pages de ce que l'on peut appeler un chant ?

Dans la situation où nous sommes, la prééminence de la technique, des machines, et la domination de ceux qui pensent les maîtriser, des oligarques, il me paraît difficile de chanter sans dimension politique. À chaque époque son combat et les poètes sont toujours en première ligne. Les trouvères ne chantaient pas que l'amour courtois (ce qui est déjà politique, après tout), puis il y a eu Villon et puis La Boétie luttant contre la servitude volontaire. Dans mon livre je cite Henry Miller qui a cette belle injonction : « Que le monde s'éveille ! Vous n'avez qu'à vous répéter cela cinq fois par jour pour devenir un anarchiste accompli », mais aussi le hurlement désespéré de Zack de la Rocha (Rage against the machine) : « Wake up ! »... Tout cela naît d'une inquiétude de combat. L'un des fils rouges est la comparaison de nous autres avec les morts-vivants, que j'appelle plus précisément les « vivants-morts », car nous avons l'impression d'être vivants, en consommant, en communiquant à tout va. Le cinéaste George Romero a très intelligemment utilisé les morts-vivants comme une parabole de notre condition. L'homme moderne fonctionne comme une machine, le cerveau est l'ordinateur qui le met en mouvement, il réagit à des impulsions (désirs téléguidés, etc.). Le cœur et l'intelligence du cœur sont menacés, car dangereusement contre-productifs, inquantifiables, non-rationnels. Le poète est celui qui fait battre le cœur, qui le réveille. Le cœur, le corps, la réalité, voilà où commence la nouvelle aventure.

 

Revenons au cœur, à l'aventure. Dans la société du spectacle, dans cette version de la vie intégralement passée dans la représentation, la parole du poète peut-elle échapper à la culture totalitaire ? Comment peut-elle nourrir la Cité ?

C’est notamment pour échapper au piège de l’image, à la saturation, que Rodanski a, je pense, choisi de s’exiler dans un hôpital psychiatrique, et ce jusqu’à sa mort en 1981. Je ne sais s’il a lu Debord. Il tentait en revanche, mentalement, de rejoindre la cité idéale de Shangri-La, où le temps ne passe plus, où l’argent n’existe pas, où l’on vit entouré d’œuvres d’art (dans le film de Capra). Il a quitté la Cité dont vous parlez. Le poète aujourd’hui est inaudible, il n’a jamais été aussi ridiculisé, ou alors ses œuvres sont jetées en pâture dans le métro au même titre que ceux des slammeurs ou des poètes du dimanche sélectionnés par je ne sais quel jury sympa. Plus personne ne connaît par cœur des vers de poètes contemporains. À l’école on en est resté à Prévert. À un cliché de Prévert. Voilà la culture totalitaire : la culture du cliché. Le poète est enfermé dans un cliché, comme jamais auparavant. Et le poète s’est enfermé lui-même dans ce cliché. Le poète s’est caricaturé dans une poésie abstraite et conceptuelle, dans une poésie pour poètes, à disposition spatiale, à blancs, à ponctuation ou absence de ponctuation, une poésie de typographes, une poésie du spectacle, finalement. Un spectacle sans spectateurs. Les inventions, c’est bien, mais comment retenir un poème à trous, sans rythme, sans musique ? Les poètes se sont suicidés, en quelque sorte, en oubliant que la poésie est une chose vivante, une parole avant tout, comme vous dîtes, et qui peut se transmettre oralement. Mais il y a sûrement des poètes aujourd'hui pour retrouver le sang et le cœur des chevaliers-poètes du Moyen-âge, des Bertran de Born, ou même des Arthur Cravan des années 10, c’est-à-dire des poètes qui ne ressemblent pas à des poètes, qui ne font pas de la poésie mais qui vivent poétiquement. Vivre poétiquement, c’est exactement vivre contre la Cité. Vous me posez la question, mais vous connaissez sans doute la réponse mieux que moi, puisque votre revue s’appelle Recours au Poème. Il faut retourner dans les forêts et puis revenir. On verra bien ce que cela donne.
Justement, je viens de lire cela, d'un poète de l'Inquiétude, Matthieu Baumier : 

Dans le silence en cœur, de l'immobile.
En l'arbre,
Nous sommes allés.

 

Je me permets de tempérer un peu votre constat : des personnes de ma connaissance savent par cœur des poèmes d'aujourd'hui, par exemple du Xavier Bordes. Nous ne sommes pas, bien entendu, dans les proportions qui réunissaient les populations médiévales sur les parvis des églises, mais cela dit quand même quelque chose. Ne serait-ce pas le signe, infinitésimal, que la modernité n'est appelée à régner que sur un temps finalement court ?

Pardon, je me suis un peu emballé… Je généralise un peu trop, mais c’est que je parle de l’extérieur. Je reviens à votre question : comme dit Michel Zink à propos du Moyen-âge, la vie était courte mais le temps était long. En effet, le problème tient peut-être au fait que notre époque est celle de l’immédiateté et du flux continu. Dans ces conditions, il est difficile pour le poème de s’installer, difficile pour la parole d’être entendue et reçue dans le cœur. Vous demandiez tout à l'heure si la parole du poète pouvait échapper à la culture totalitaire : oui, en échappant aux instruments de cette « culture » de la vitesse.

 

Le fil rouge de votre livre, c'est Rodanski. Pouvez-vous le présenter plus largement aux lecteurs qui souhaiteraient faire davantage connaissance ?

Stanislas Rodanski est né en 1927 à Lyon, a été interné 27 ans plus tard à l’hôpital Saint-Jean de Dieu à Lyon et y est mort au bout de 27 ans. Son père possédait des salles de cinéma. Sa deuxième naissance a eu lieu en 1937 lors de la projection de Lost Horizon de Franck Capra, où il découvrit Shangri-La. Après la guerre (camp de travail en Allemagne), il s’engagera dans l’armée coloniale avec l’espoir d’être parachuté en Indochine et de rejoindre cette ville. Raté. Déserteur, il rencontre Jacques Hérold, Alain Jouffroy, André Breton, Julien Gracq. Il participe brièvement au surréalisme officiel avec la revue dont il trouve le titre, qui résume bien sa personnalité : NEON N’être rien Etre tout Ouvrir l’être. Il est exclu du mouvement avec Tarnaud et Jouffroy, en soutien à Victor Brauner. La revue rendait notamment hommage à Jacques Vaché, véritable double pour Rodanski, et Cravan, soit les hérauts du surréalisme d’avant la Révolution surréaliste. Rodanski est instable, possède de nombreux pseudonymes (dont les révélateurs Tristan et « Lancelo » sans t.), tente de se suicider avec une jeune femme, vole, boit, se drogue, fait de multiples séjours dans des services psychiatriques avant l’internement final. Il est obsédé par les fait-divers, les images (se veut « tueur d’images »), réalise des collages, invente le poème tout-prêt tout-fait, sorte de cut-up avant l’heure mais en plus complexe, écrit des récits poétiques avec des pilotes d’avion (La Victoire à l’ombre des ailes, préfacée par Gracq), des desperados, lui-même en quête de réalité ou de vérité, dans un climat d'onirisme, d'ésotérisme et de paranoïa, d'extrême lucidité aussi, comme Amiel qu'il lisait. L’une de ses devises est « Always straight and outlaw » ; une autre, qui dit tout de lui : « Trop exigeant pour vivre ».

 

Dans un chapitre intitulé Littérature analogue, et qui est peut-être un clin d'œil à Daumal, il est écrit : FUYEZ LE ROMAN/SEULE LA/POESIE/EST DIGNE DE FOI. À l'heure où les librairies françaises croulent sous les romans américains dont les auteurs pensent sans complexe que leurs histoires concernent le lecteur finistérien, limousin ou andalou, comment la poésie d'un Rodanski peut-elle ébranler le mass-lectorat anglo-saxon ?

Daumal, bien sûr, qui dans Le Mont Analogue a trouvé le secret de l'écriture performative, mais sans pouvoir achever son livre et nous le délivrer totalement. Le personnage qui diffuse le tract que vous citez est une sorte de militant radicalisé de la poésie, de conspirateur mystique pour qui les romans modernes sont des mensonges. Il pense que seule la poésie peut parler du réel. Rodanski était en quête de lui-même et plus profondément en quête de l’Etre. Il ne cherchait pas à publier ses écrits, il les éparpillait chez ses amis, puis, dans son asile il griffonnait des cahiers dans un langage de plus en plus idiosyncrasique, comme Walser ou Artaud. Le langage, les mots, comme des portes d’accès, mais des portes dont il faut d’abord trouver la clef. Où est la clef si elle n’est pas dans les mots ?

 

Nous sommes là au cœur du vrai sujet : les ratés de l'aventure ne sont des ratés que parce qu'ils ne cherchent aucune reconnaissance. C'est en ratant l'aventure qu'ils la réussissent, c'est-à-dire qu'ils approchent la réalité de l'Etre. Ce constat pose deux questions au moins : on dit que la poésie n'est plus nulle part dans un monde arraisonné par l'argent. Mais, n'est-ce pas plutôt l'homme moderne qui s'est absenté de la poésie ?
D'autre part, au regard de la violence d'un monde de plus en plus corrodé, votre livre n'incite-t-il pas chacun à situer au quotidien son propre contre-feu, à son âme défendant, sur la seule ligne de la langue ?

La poésie fait feu de tout bois, certes, et l'argent ou la vitesse du monde ne sont pas les seules responsables, même si elles occupent presque totalement l'homme. Les ratés de l'aventure sont des hommes contre-modernes parce qu'ils opposent leur ratage aux injonctions de réussite occidentale : par exemple, réussir sa carrière. En ce sens, l'homme moderne a tout intérêt à s'absenter de la poésie, pour être bien présent ailleurs. Il n'a pas intérêt, comme dirait Vaché, à avoir « le sens de l'inutilité théâtrale (et sans joie) de tout ». Aussi, vous ne trouverez jamais un homme moderne pour écrire de la poésie sur son expérience merveilleuse de capitaine d'entreprise ou de sportif de haut niveau, alors que les chevaliers, encore une fois, chantaient leurs exploits. Tout simplement parce que la poésie fait mauvais ménage avec l'Empire du Bien, dont parlait Philippe Muray, ou l'idée de progrès ; elle repose sur des valeurs profondes, celles qui naissent de l'âme ou du cœur et qui sont reliés à un ailleurs, à une transcendance.

Pour répondre à votre deuxième question, la maîtrise du langage, terriblement « réactionnaire » (il est aujourd'hui considéré comme réactionnaire de connaître ne serait-ce que la grammaire, la syntaxe, l'étymologie, etc.) est une arme d'une puissance extraordinaire, si elle ne suffit pas bien sûr à faire le poète. Le langage ou la « langue », le « sentiment de la langue », comme dit Richard Millet, permettent de déjouer beaucoup de pièges, ceux de la propagande, de la publicité, de la politique. Ce sentiment, pour continuer avec Millet, permet de résister au « désenchantement du monde ». Mais le langage est aussi une forme de prison, la prison de l'action. Les ratés de l'aventure sont pris dans cet étau : poésie et aventure. Rodanski a réussi à les réconcilier, au prix de l'asile psychiatrique... Mais peut-être que notre monde est désormais si « corrodé », comme vous dites, que la poésie est la dernière aventure véritable, la plus évidente. Et je parle de poésie au sens large. La poésie, c'est-à-dire l'âme en action.

 

Il me semble qu'avec cette dernière réponse, la porte s'est suffisamment entrouverte pour stimuler le désir d'entrer dans votre livre profond, qui, nous le disions au début de cet entretien, n'est pas un essai sur Rodanski mais un livre politique. Vous l'avez publié chez Pierre Guillaume de Roux. Or dans votre Taverne, il est beaucoup question du père de Pierre-Guillaume, Dominique de Roux. Il y a ici une forte cohérence. Mais suffit-elle à expliquer, vous qui êtes éditeur chez Gallimard, le fait que votre livre n'ait pas été publié par votre employeur ?

J'évoque Dominique de Roux à propos de Maison jaune, extraordinaire essai poélitique que j'ai lu dans la Taverne et qui, comme je le disais tout à l'heure à propos des lectures paranoïaques, rejoignait magnifiquement mes préoccupations, et même sur la question de la forme. Mais mon livre est beaucoup moins « ésotérique », et je me repose encore assez sur ceux des autres. Mon ancien éditeur Grasset et mon employeur Gallimard l'ont refusé. Pierre-Guillaume de Roux s'est imposé naturellement, non seulement comme le fils d'un grand éditeur et poète aventurier, mais aussi parce qu'il venait de lancer lui-même une aventure éditoriale risquée, après trente ans d'une brillante carrière de découvreur dans différentes maisons.

 

Merci Bertrand Lacarelle.

Merci pour vos questions, j'espère que nous poursuivrons la discussion en buvant du Spitz à la Taverne. Aux dernières nouvelles, elle a quitté la rue Gît-le-coeur pour renaître au milieu d'une clairière.

 

 

 

 

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Biographie : Bertrand Lacarelle, né en 1978 à Angers, auteur quinquennal de Jacques Vaché (Grasset, 2005), Arthur Cravan, précipité (Grasset, 2010), La Taverne des ratés de l'aventure (PGDR, 2015)

 




Les Débuts de Cornelia Street Café, scène mythique de la vie littéraire new-yorkaise

traduction Elizabeth Brunazzi
et Marilyne Bertoncini

 

 

CLEAN FOR GENE1

 

 

Il y avait une belle jeune actrice nommée Cedering Fox qui habitait au n.7 de l'immeuble, dans la rue où, trente ou quarante ans auparavant, W.H. Auden entre autres avait vécu. Elle avait une voiture, ce qui au “Village”, à l'époque, était déjà extraordinaire, mais ce qui était vraiment exceptionnel, c'est qu'elle était propriétaire d'une place pour garer cette voiture dans un terrain vague de l'autre côté de la rue, où se trouvaient quelques voitures, dont les propriétaires étaient, je pense riches, puissants, ou bien introduits. Je n'ai jamais su à laquelle de ces trois catégories elle appartenait. Bien sûr, elle était aussi très belle.

 

Vers le début ou le milieu des années quatre-vingts (je peux mettre une date uniquement parce qu'à l'époque de ces évènements, nous avons élargi l'espace en ouvrant la célèbre arche qui donnait sur la deuxième salle. Nous avons aussi fait construire une cuisine rudimentaire et creusé la moitié de l'espace qui est devenu l'arrière-salle. Nous n'avions rien envisagé alors comme installation au sous-sol. Nous avions pratiqué une petite niche sous le trottoir pour servir de bureau, mais nous n'avions même pas commencé à traiter le problème de la montagne de détritus amoncelés au sous-sol pendant les quarante ans d'occupation de Kenny et Helen, les ex-propriétaires du magasin d'antiquités qui était là, avant que l'accumulation aveugle, sous le règne de Danny, ait dégénéré en bazar. Nos spectacles avaient maintenant lieu dans la pièce contiguë, ce qui rendait plus calme la salle de devant et permettait même d'éventuels dîners modestes, pendant qu'on commettait poésie, musique ou ventriloquie de l'autre côté de l'arche.

 

 

Un jour Cedering s'est présentée. “Je crois comprendre que vous organisez parfois des soirées de lecture poétique. Ma mère est poète. Serait-il possible qu'elle lise sa poésie ici? Qu'est-ce que vous en pensez?

- Bien, je ne suis pas très formaliste. Alors pourquoi pas, elle pourrait passer me voir.

- Elle habite à Amagansett.

- Est-ce qu'elle vient en ville?

- De temps en temps, oui.”

- Alors la prochaine fois pourquoi pas? Je vous invite à l'amener ici.”

 

Quelques semaines plus tard une femme d'un certain âge, très glamour; est entrée au café :

Je m'appelle Siv Cedering. Ma fille m'a proposé de passer vous voir.

Et voilà l'origine de cette Cedering.

 

Elle parlait avec un léger accent qui me paraissait scandinave. En fait elle était suédoise mais elle avait habité à New York assez longtemps pour bien se débrouiller en anglais, etavoir acquis une certaine réputation comme auteur de poésie pour enfants. Elle m'a offert l'un de ses livres, un élégant recueil imprimé en caractères blancs sur papier bleu.

Ce que j'aimerais surtout c'est avoir l'occasion de lire ma poésie devant - comment dirais-je - un public d'adultes.

Nous avons bavardé aimablement de la poésie en général, du statut de la poésie contemporaine que je connaissais très peu, et en particulier de la poésie contemporaine américaine dont je ne connaissais presque rien.“Vous savez,” ai-je dit enfin, “normalement j'invite deux poètes à lire au programme de la même soirée. Si je vous invite, est-ce qu'il y a quelqu'un avec qui vous aimeriez lire? Quelqu'un avec qui vous ayez toujours rêvé de lire? Vous et. . .?

- Et alors,” a-t-elle répondu sans hésitation, “pourquoi pas Eugène McCarthy et moi-même?”

- Eugene McCarthy? Est-ce qu'on parle de la même personne? Eugène McCarthy le sénateur?

- Oui, c'est bien lui. Il a beaucoup publié, vous savez. Il a fait paraître six recueils”.

 

 

J'ai été, pour le moins, étonné. Depuis mon arrivée en Amérique 16 ou 17 ans auparavant, Eugène McCarthy2 était l'un des rares hommes politiques chez qui j'avais observé à la fois charme et courage. Issu du mouvement Ouvrier-Fermier-Démocrate de l'état du Minnesota, il avait un comportement de patricien, de gentleman, allié à une espèce de populisme et l'ensemble semblait l'incarnation même de sa région d'origine. A la fin de l'année 1967, au comble de la guerre du Vietnam, il avait eu le courage, au sein de son propre parti, de rivaliser avec Johnson pour la nomination à la candidature démocrate présidentielle, et la grâce de pousser des légions d'étudiants universitaires à se faire couper leurs longs cheveux de hippie, jeter leurs habits en haillons, et s'habiller correctement pour participer à la campagne pour l'élection de Gene. Ils ont été si nombreux à frapper aux portes dans le New Hampshire, le premier état à voter dans les élections primaires de la présidentielle, qu'il a failli emporter la victoire sur Johnson avec une marge très étroite.

Quelques mois plus tard, Johnson, gagnant en 1964 avec une majorité plus grande qu' aucun président de l'histoire américaine, s'était retiré Par la suite Bobby Kennedy était entré dans la bataille, et puis et puis et puis. . .une année tumultueuse, 1968. Bobby Kennedy assassiné juste après sa victoire à l'élection primaire démocrate en Californie. Martin Luther King assassiné, Hubert Humphery, vice-président sous Johnson, et confrère de McCarthy dans le Minnesota, emportant la nomination à la présidentielle pour perdre ensuite face à Nixon, à la honte de tous. Et puis, bien sûr, ce fut le tour de McGovern, une candidature encore plus désastreuse quatre ans plus tard, quand ce dernier n'avait gagné qu'un seul état sur cinquante - le Massachusetts - événement qui permit à Nixon un deuxième mandat avant l'effondrement total de son administration lors du scandale du Watergate. Et McCarthy, en Don Quichotte, se présentant comme candidat présidentiel indépendant tous les quatre ans.

 

- Pourtant il n'habite pas à New York, n'est-ce pas?

- Non, il habite en Virginie.

- Bien, il n'y aucune possibilité qu'on puisse lui payer le voyage en avion. Le mieux qu'on puisse faire c'est de lui offrir juste le dîner.

- Aucun souci. Il viendra.

Quelle histoire délicieuse figurait-elle derrière sa réponse, me suis-je demandé... mais je ne lui ai pas posé de question.

 

Alors, on s'est mis d'accord. Siv Cedering et Eugene McCarthy allaient lire leur poésie devant les adultes le même soir. Et nous éviterions le plus possible d'en faire de la publicité de peur d'attirer des milliers d'admirateurs alors ardents et bien mis, qui désormais ne sont plus jeunes, et qui auraient encombré la rue.

Bien sûr, le bruit a couru. Nous avons décidé que l'unique espace où nous pourrions présenter cette performance était bien au sous-sol. Nous avons commandé la livraison d'un grand bac. Charles et moi, ainsi que divers porteurs, plongeurs et danseurs de claquettes, avons remonté inlassablement l'escalier du sous-sol, transporté des tonnes de débris, pour les faire passer par la trappe, et les jeter au monstre qui attendait là.

Cette opération nous a pris des jours et des jours. Des trucs étaient empilés sur une telle hauteur qu'avant qu'on les dégage, nous ne savions ni combien de tuyaux couraient au plafond, ni que d'énormes conduits d'égouts bordaient les deux côtés de notre étroit passage. Bien des années plus tard nous avons construit au-dessus des égouts des banquettes plutôt élégantes, enfin, évidemment, si vous ignoriez ce qui était en-dessous et sur lequel vous vous étiez assis. Mais à ce moment-là, il s'agissait d'un futur inimaginable. Entre-temps nous étions contents de découvrir des fonds en béton relativement stables, des murs de briques grêlées mais dont nous avons pu masquer provisoirement les défauts grâce à une couche rapide de peinture blanche, des vitres brisées et portes condamnées qui communiquaient avec une ruelle extérieure, et que nous avons peintes aussi . Bien sûr la peinture fut presque instantanément diluée par l'eau qui dégoulinait le long des murs. La seule installation que nous n'avons pu ni déguiser ni enlever fut un grand évier industriel qui gargouillait follement. Les gargouillement ne provenaient qu'en partie des robinets anciens que nous avons pu fermer. C'était plutôt cet évier servant de bassin de drainage de l'eau sale qui coulait de multiples tuyaux. Pourtant, ce qui faisait une sorte de contrepoint charmant, c'était que cet évier dégorgeait des effluves chaque fois qu'il pleuvait et que les égouts de la ruelle derrière se bouchaient. L'endroit où les poètes auraient à lire leurs poèmes était à cõté de cet évier. Nous avons espéré qu'il ne pleuvrait pas ce soir-là.

J'ai apporté mon ampli pour guitare le plus fidèle et un micro dont nous nous servions pour les performances à haute voix à l'étage et j'ai installé une rallonge à l'éclairage solitaire. J'ai apporté deux lampes avec clips et je les ai fixées aux tuyaux verticaux. Ensuite nous avons apporté tous les sièges pliants que nous avons pu rassembler, peut-être cinquante au total. Nous avons estimé qu'il y aurait suffisamment de place pour vingt-cinq personnes de plus mais qui resteraient debout. Voilà une salle de performance digne d'un président.

 

 

Les poèmes qu'ils ont lu, je ne m'en rappelle plus. Il me semble que Siv a lu en premier. Je suis certain que j'avais des soucis sur l'ordre des lectures: bien des auditeurs seraient partis si McCarthy était passé le premier. Je ne crois pas que j'aie osé faire une pause du tout pendant toute la soirée. L'ensorcèlement du moment, l'anticipation, l'improbabilité aboslue de tout le projet ont milité pour que nous avancions, tout simplement.

McCarthy, grand, élégant, incongru en complet et cravate impeccables, resté debout à côté de l'évier gargouillant, a lu ses vers grands, élégants et impeccables, et chaque mot a pris le large, et chaque mot a trouvé sa destination.

Les lectures terminées, nous avons dîné à quatre - Siv, Cedering, McCarthy et moi-même - auprès de la cheminée dans la petite salle du fond. Nous avons commandé le repas de la liste de plats sur notre menu réduit. Enfin McCarthy (je ne crois pas avoir osé prononcer son prénom) s'est tourné vers moi et il a dit:

- Comment est-ce que vous le faites?

- Je suis désolé. Excusez-moi. Comment est-ce que je fais quoi?

- Comment est-ce que vous calculez la quantité de provisions à commander pour la restauration?

- Eh bien, en général, je laisse ces décisions aux chefs.

- Vous savez, j'ai un ami qui a ouvert une pension il y a pas mal de temps. Il n'est pas arrivé à faire ce calcul. Et il n'était question que des oeufs, n'est-ce pas? Il a été obligé de fermer.

- Oh !

- Peut-être avez-vous entendu parler de lui.

- Qui?

- George McGovern.

- George McGovern?

 

George McGovern, vous vous en souvenez peut-être, avait été vainqueur aux élections dans le Massachusetts !

 

Eugene McCarthy ne s'est pas engagé dans l'industrie hôtelière , pourtant il a continué à se présenter comme candidat à la présidence américaine tous les quatre ans jusqu'en 1992.

Siv Cedering est rentrée à Amagansett.

Cedering Fox a déménagé à Hollywood pour confronter sa beauté aux riches, puissants et bien introduits.

 

J'ai hérité de sa place de stationnement.

 

 

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1 - d'autres récits, vidéos...  sur Cornelia Street Café sont à lire en suivant les liens indiqués pour nos lecteurs anglophones 

 VARIOUS CAFÉ STORIES on our website STORIES : http://corneliastreetcafe.com/stories.html

 THE MINISTER SPEAKS INTERVIEW 

http://gearpatrol.com/2015/11/13/conversation-robin-hirsch-owner-nycs-intellectual-artists-cafe/  

http://www.wbgo.org/internal/mediaplayer/?podcastID=7285&type=wolper

 

2 - Eugene Joseph « Gene » McCarthy, né à Watkins (Minnesota) le 29 mars 1916 et mort à Washington, D.C. le 10 décembre 2005, est un homme politique américain qui est resté longtemps membre du Congrès des États-Unis : il a siégé à la Chambre des représentants de 1949 à 1959 puis au Sénat de 1959 à 1971.

 

 

 




Trois questions à Jean-Claude Morera, traducteur de Carles Riba

 

  1. Au ton enthousiaste de votre présentation de cet auteur, on a envie d’en savoir plus sur votre « rencontre avec l’œuvre de Carles Riba ».

 

Vous êtes perspicace… Fils d’un exilé lié à Bierville et au groupe qui y séjourna avec Riba, je connaissais de longue date ce poème mais par sa légende seulement – c’est un texte mythique en Catalogne - et d’une façon toute extérieure. C’est beaucoup plus tard que, voulant approfondir l’héritage de la langue catalane, j’ai rencontré et traduit la cinquième élégie. En vérité ce fut pour moi une surprise, alors qu’un travail intérieur m’amenait à une conception de la vie certes différente mais plus spirituelle, de découvrir une œuvre dont la profondeur va bien au-delà d’un protestation politique ou d’un exercice nostalgique. C’est cela qui, après bien d’autres longues années, m’a décidé à en traduire l’intégralité. 

 

  1. Ce sont les élégies d’un exilé par force. Mais est-on si loin des élégies du gyrovague plus heureux que fut Rilke ?

 

Fin germaniste – il avait étudié la stylistique en Allemagne - Riba connaissait l’œuvre de Rilke. Ses biographes notent qu’il eut entre les mains à Bierville – dans la dernière livraison de la revue Esprit, parue avant la déclaration de guerre  - une traduction française des Élégies de Duino. Cela lui inspira peut-être son titre, en hommage ou plutôt en réponse me semble-t-il au grand poète. Évidemment tous deux prennent pour modèle l’élégie antique et leur façon d’écrire ne sont pas éloignées. Riba lui-même ne fait pas mystère de leur filiation commune avec les romantiques allemands. Et tous deux, de façons bien différentes, s’interrogent sur le mal et le deuil comme ils mettent la liberté de l’âme humaine au cœur de leur méditation.

Mais dans ses notes, Riba prend soin de prendre ses distances avec «  l’orphisme panthéiste de Rilke ». À mon avis ce n’est pas seulement parce que dès cette époque et plus encore dans la suite de sa vie, le catalan se voulut un catholique orthodoxe. C’est surtout parce que l’expérience dont il rend compte est vécue comme une histoire de dessein et de rédemption singulière, comme une rencontre personnelle et une vocation inscrite dans une aventure collective quand, avec Rilke, si toutefois je l’ai bien compris, nous sommes immergés dans l’éternel retour.

 

Carles Riba

 

  1. Vous insistez dans la préface sur vos choix de traduction, en particulier sur votre regret d’être contraint de restituer cette poésie en vers libres. Traduire le catalan, qui pour le profane a l’air plus proche du français que le castillan, oblige donc à tant de sacrifices ?

 

Riba était un puriste et – sans excès de rigidité il est vrai - il avait fait de sa fidélité aux règles de la versification antique un élément constitutif de la poétique des Élégies. Il n’est que lire l’adresse finale ou ses notes introductives. 

Cette façon d’écrire avait entre autres pour but d’ancrer son propos dans une tradition commune occidentale, à vocation universaliste, ce qu’on peut voir clairement dans l’élégie IX.  On a pu remarquer[i] qu’il se serait éloigné de ce but en adoptant, comme il aurait pu en être tenté, le classique décasyllabe catalan.

Formellement, traduire en vers libre contredit donc son propos mais il est vrai aussi que les deux langues en présence sont proches et je me suis appuyé sur cette proximité pour que l’essentiel de la scansion ribienne résonne encore (et autant que possible car l’accent tonique est ou n’est pas) à l’oreille du lecteur. Ce choix qui m’est habituel conduit parfois à forcer un peu le sens des mots en français ou à employer des formules peu idiomatiques. Mais dans tous les cas j’ai voulu rester scrupuleusement fidèle au sens littéral du poème, ce qui m’a paru essentiel compte tenu de sa nature même. Et comme le catalan est très direct, avec beaucoup de monosyllabes, alors que le français est plus discursif, cela m’a obligé quelques fois à composer des vers d’une longueur à mes yeux excessive.

Mais là encore vous touchez à la vérité car j’avoue que ces regrets sont là  surtout pour rendre sensible à un aspect de l’œuvre qui pourrait n’être pas suffisamment entendu et ont donc un petit quelque chose de réthorique…

 

 


[i] Remarque de Mme Marie-Claire Zimmermann, ancienne directrice du Centre d’études catalanes de l’Université Paris-Sorbonne (article publié dans l’ouvrage collectif « les exils catalans en France » PUPS, 2005)

 




Entretien avec Louis Dubost, précédé d’une lecture de ses poèmes

 

 

A force
de jouer à vivre

on n’écoute plus
le temps venir à soi

… « et le temps s’enfuit sans tourner la tête ».

Voici un recueil de quinze pages à peine qui tiendra lieu de compagnon de route à beaucoup d’entre nous.

Le vers à l’amble calme, parfaitement, aborde le grand âge, le « bord de l’abîme ». Parfaitement, mais que veut-on dire par perfection ? sinon une adéquation entre le sujet et la langue pour le dire. Et ce rien en plus, le génie.

Les fêlures et le reflux
vous entraînent vers
les sources d’une existence
aux trois-quarts parcourue

Se pencher sur sa jeunesse est un exercice courant, souvent dans le but de transmettre aux jeunes gens quelques recettes d’agitation. Là, c’est une autre offrande. Le poète veut-il retrouver quelque désert intact, une belle ruine ? non, un réel que  viennent masquer d’ordinaire les ramures généalogiques. Lisons la suite :

en leur creux et reliefs
l’ossuaire natal
son silence
solaire.

 

Plus que jamais solaire, en effet, Louis Dubost n’est pas ingrat, ne reproche rien à cette longue vie qui lui a appris à vieillir. Ni reconnaissant, il regarde juste, d’un regard aiguisé, jamais blessant.

Et puis, il y a mieux à faire que d’imiter Sénèque. Commencer par ne plus espérer donner un visage à ce qui n’en peut avoir et demeurer là « embrumé de lumière ».
Mais surtout « attendre / intransitif ».
Libéré des objets (directs ou indirects)

en peau de chagrin
un peu plus recroquevillée
sous le soleil toujours plus haut.

Chaque nouveau jour est comme le dernier mot du poème, il vient à point.

Éviter de disserter trop pesamment sur ces pages si bellement et simplement imprimées au plomb, et libres d’être cousues par leur lecteur en cas de grand vent. Il vaut mieux revenir aux poèmes, directement, là, dans le soleil.

 

Trois questions à Louis Dubost :

 

— À la lecture de Fin de saison, je me demande où vont vos pensées, dans l’abîme ? vers le soleil ?

         Fin de saison rassemble une bonne douzaine de poèmes tirés d’un ensemble en cours d’écriture sur le thème du « vieillir / mourir », ce qui n’est pas très original compte-tenu de mon âge — cette année, j’arrive à l’âge de mon père lorsqu’il est décédé. Me voici donc au bord de l’abîme (la mort) mais encore debout sous le soleil (la vie). Plutôt que ressasser avec regret et angoisse le passé (qui n’est plus), j’essaie d’envisager avec une sérénité minimale ce qui « est » à venir, le restant à vivre. Certes, la fin est inéluctable mais cette contrainte « métaphysique » ouvre un espace de liberté au poème : non pas un assemblage de mots (innocents), mais un langage qui ait du sens, qui précise le sens de tout ce qui est la vie. Ce qui me préoccupe, ce n’est pas tant mourir que « cesser » de vivre : : tant qu’on peut parler ou écrire, on n’est pas mort. En ce sens, j’espère, comme tout jardinier, une « belle » fin de saison ! Là aussi, je n’invente rien, je m’inspire de quelques « éveilleurs de pensée » qui m’ont marqué, tel par exemple Épicure.

 

— Un petit tirage, soigné, pour qui écrivez-vous ?

         Oui, c’est un sobre et beau petit livre, typographié à l’ancienne et avec des pages non coupées. Il faut en féliciter le jeune éditeur, Julien Bosc, dont le choix de la fabrication des livres est à rebours des technologies nouvelles, apparemment. Certes, un petit tirage (200 ex.), pas seulement modeste mais « honnête » : l’éditeur promet ainsi de trouver 200 lecteurs, ce qui tout de même rend l’auteur un peu moins seul ! Dans ma vie antérieure d’éditeur, lorsqu’on me posait ce genre de question, je répondais que je savais faire 100 livres à 1000 ex., mais pas 1 seul livre à 100 000 ex. ! Au Phare du Cousseix, j’écris pour 200 lecteurs, puisque telle est l’offre ; si la demande augmente, on peut toujours opérer un retirage !

 

— En tant qu’éditeur, vous recommandiez aux jeunes impétueux qui voulaient à tout prix se faire imprimer de commencer par lire les autres poètes. Sans doute vendiez-vous moins de livres « Au dé bleu » que vous ne receviez de manuscrits. Que vous inspire le fait que maintenant chacun puisse faire son livre sur internet ?

                  Lors de l’aventure du « Dé bleu », bon an mal an, je recevais environ 500 manuscrits… Dont des romans, des nouvelles, des thèses de doctorat, des recettes de cuisine, etc. Et de la poésie dont les auteurs ignoraient mon catalogue et les choix qui orientaient ma pratique éditoriale. Ça m’a agacé et j’ai écrit une Lettre d’un éditeur de poésie à un poète en quête d’éditeur (éditions Ginkgo) : elle n’a rien perdu de sa pertinence et elle est encore distribuée en librairies : qu’on la lise ! Aujourd’hui, chacun peut publier un livre sur internet ce qui a des avantages : l’auteur a enfin son livre qui lui permet d’exister ès-qualité ; et c’est autant de manuscrits inopportuns qui n’atterrissent plus chez les éditeurs. Mais aussi des inconvénients : comment trouver des lecteurs pour ce livre-bouteille jeté dans les océans de la web-planète ? Question récurrente pour tous les « faiseurs » de livres. C’est tout de même quelque part « des » lecteurs qui « font » un écrivain.




Contre le simulacre : réponses de Bernard PERROY

1 - Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ?
Il me semble que ''l'action'' de la poésie passe d'abord par un ''mode d'être''. La poésie oppose un ''mode d'être'' à tous les ''faire'' que la vie de la Cité et nos sociétés occidentales en particulier nous proposent. Le poète est un ''réceptif'' : ce qu'il écrit suppose un mode d'attention aux êtres, aux choses, une ''qualité de présence'' qu'il s'efforce de vivre tout en sachant bien qu'à ce niveau, nous sommes tous de perpétuels apprentis ! Nous sommes ''en chemin'', et c'est bien ce ''chemin'' - « ce long périple » selon Charles Juliet ((Charles Juliet, « Ce long périple », éd. Bayard, 2001)) — qui est intéressant et que traduit le poème. Ce chemin est à lui seul une ''parole'' à donner vis-à-vis de nos sociétés prises souvent dans un tourbillon, une course effrenée après l'argent, la réussite, le paraître, l'efficacité, etc.
Alors oui, le poéte délivre au sens large un message ''politique'' et ''révolutionnaire'' ! Son mode d'être est une action ''à contre-courant'' de la dissipation ambiante de la vie de la Cité, de ce « divertissement » dont nous parle Pascal, d'un ''espace-temps'' si rapide et si fugace, etc. Et pourtant « chaque fois que tu veux connaître le fond d'une chose, confie-la au temps » écrit Sénèque ((Sénèque, « De la colère », éd. Les Belles Lettres, 1922, 7e tirage 2012)). Le poète, et surtout ses poèmes, sont sans doute là pour nous faire vivre ce « temps » et retrouver ce « fond des choses »…
Le ''chemin'' évoqué – chemin de vie, chemin d'écriture, « chemins d'encre » pour le poète et marcheur Michel Baglin ((Michel Baglin, « Chemins d'encre », éd. Rhubarbe, 2009)) – est un chemin d'authenticité et de dépouillement, dans lequel on ose se montrer fragile… Et ce n'est pas à la mode ! Face à la ''dictature du paraître'', je me vois davantage en tant que poète opposer l'éloge de la fragilité, de la gratuité aussi, et de la gratitude !  La poésie fait passer, s'il se peut, ce quelque chose d'invisible qui se cache derrière nos masques et nos apparences. D'une manière plus générale, la poésie révèle le secret et la quête du (des) cœur(s), l'intérieur du regard…
On est loin d'un discours ''militant'' bardé de certitudes, d'une poésie ''sociale'', ''politique'' ou ''religieuse'' qui ne serait qu'un support pour ''fourguer'' à tout prix un message… « Vecteur de communion, la langage de la poésie est à l'opposé des joutes politiciennes » écrit Yves La Prairie (( Yves La Prairie, cité dans « Vous avez dit  ''poésie'' ? », éd. Sac-à-mots, 2003)). Ce ne serait plus de la poésie si celle-ci tenait un discours de politicien ! La poésie ne peut être, au sens strict, ''œuvre sociale'' en soi, encore moins devenir ''poésie de la Culture'' ou ''poésie d'état'' ! Elle se doit d'être ''en marge'' et elle le sera toujours ! C'est lié à sa nature. En ce cas, oui, elle est  révolutionnaire, elle est une ''empêcheuse de tourner en rond'', mais pas avec un discours ''usuel'' ou ''politique'' ou ''utilitaire''.
2 - « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?
Le péril aujourd'hui est celui de l'homme malade de la ''communication'' ! Tant de moyens (au demeurant très utiles et ''géniaux'' !) pour communiquer en temps réel de par le monde entier devenu ''un petit village''… Mais paradoxalement, l'homme ne s'est jamais senti aussi seul. Monde virtuel, rencontres et amours virtuels, etc. Une juxtaposition d'individus, beaucoup d'individualisme, une perte de sens, etc. Guerres et misères matérielles et/ou morales sont toujours au rendez-vous... La ''communication'' ne remplacerait donc pas la ''communion'' et l'épaisseur d'une véritable rencontre ? Et le langage perd de sa teneur, de sa saveur, lorsqu'il n'est plus au service de la rencontre vraie et de l'amour. Il se délite, se fragmente, au service de beaucoup d'illusions…
Devant cela, l'urgence d'une ''autre'' parole s'impose, une parole qui jette de vrais ponts ! « C’est qu’un poème s’adresse toujours à quelqu’un » écrit Ossip Mandelstam ((Ossip Mandelstam, dans son célèbre essai « De l'interlocuteur » où il avoue être « le destinataire secret » d'un poème de Ievgueni Baratynski, maître de la « poésie métaphysique »)). Ce poète russe qui meurt au Goulag en 1938, insiste sur la rencontre qui se fait du côté du destinataire-lecteur vis-à-vis du poète-envoyeur. Cette reconnaissance se vit comme une réciprocité amicale, intrinsèque à la vie du poème et comme contenue par lui. Qui n'a pas déjà expérimenté cela ? Nous nous sentons alors rejoints dans les fibres profondes de notre être, comme ''compris'' par l'auteur exposant ce que nous expérimentons nous-mêmes. C'est bien pour cela que nous lisons de la poésie : pour faire cette ''expérience de poésie''. Se forme ainsi comme une ''communauté poétique'', interactive, vaste confrérie qui dépasse les frontières géographiques et temporelles ! Jean-Marie Barnaud dans un interview ((Jean-Marie Barnaud, dans la revue « Friches » (n°118, mai 2015) pour un dossier qui lui est consacré.)) cite Celan qui compare le poème à « une poignée de mains ». Barnaud poursuit en précisant que le « comment dire » du poème « devrait coïncider avec la nécessité de désencombrer la parole des artifices par lesquels parfois elle se montre ». Retrouver une parole habitée, vraiment vécue. Claude Vigée constate de son côté : « Curieuse époque que la nôtre : tout le temps, tout l'espace du monde deviennent simultanés. Mais le présent vraiment vécu, celui dont on jouirait hic et nunc, est évacué comme superflu. L'ubiquité artificielle de la technologie a dévoré l'instant unique de la vie. » ((Claude Vigée, « Cahiers de Jérusalem, 1998-2000 » cité dans « Passage du vivant », éd. Parole et Silence, 2001)).
La poésie fait évidemment profondément partie de ce langage de « l'instant unique de la vie » expérimenté par le poète et que le lecteur expérimente à son tour en le lisant ; cette ''action''  poétique est ''réparatrice'', elle ''sauve'' effectivement ! Elle nous réintroduit dans la profondeur et la qualité d'un moment vraiment vécu, d'une expérience et d'une relation d'autrui à autrui. Alain Suied écrit : « La poésie lutte contre les dragons de l'illusion pour retrouver la lumière de la naissance à soi et à l'autre. » ((Alain Suied, cité dans « La poésie, c'est autre chose, 1001 définitions de la poésie », éd. Arfuyen, 2008))
En réaction à ce péril de la solitude et du manque de sens (qui engendrent tant d'amertume et de violence), on assiste - comme peut-être jamais auparavant - à une floraison impressionnante et très diversifiée d'initiatives en poésie, chez les petits éditeurs, les revuistes sur papier ou en ligne (riche et heureuse utilisation du net cette fois, comme avec « Recours au poème »!), les rencontres de toutes sortes : initiatives à échelle humaine quand on sait que le bien est discret, qu'il ne fait pas d'éclat d'envergure comme le bruit des guerres et des catastrophes… « Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu'une forêt qui pousse » dit un proverbe asiatique. Dans toute cette « forêt » d'initiatives, je pense à Yves Perrine éditant ses ''minuscules'' : de tout petits recueils lâchés comme autant de trésors et de perles précieuses. Je pense à l'expérience des ''Livres pauvres'' de Daniel Leuwers qui font se rencontrer peintres et poètes pour collaborer à la fabrique du ''bel objet''. Je pense bien-sûr à tous ces ''festivals'' de poésie petits et grands qui sont encore, quoi qu'on en dise, de véritables lieux de distribution, de rencontres, d'amitiés, etc. La poésie fait œuvre d'unité : je pense à l'amitié qui nous lie depuis longtemps Rachid Koraïchi et moi, lui originaire d'Alger, plasticien, d'obédience soufie et moi originaire de Nantes, poète, d'obédience chrétienne. Je prépare un troisième ouvrage avec Rachid, lui pour les encres et moi pour les textes ((Après « Cœur à cœur » et « Une gorgée d'azur », éd. Al Manar)).
3 - « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?
Oui bien-sûr ! Me revient cet adage connu attribué à Socrate et que Molière a repris dans l'Avare : « Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger » ! A quoi bon la santé du corps, le confort matériel et tous « les biens de ce monde » comme l'écrit René Guy Cadou (( titre de son dernier recueil terminé quelques jours avant qu'il ne meurt dans la nuit du 20 mars 1951)) - ces biens que tous les slogans publicitaires nous font miroiter comme seules conditions de bonheur – à quoi bon tout cela s'il n'y a pas la santé de l'âme et l'espérance du cœur ? Avoir du pain, mais perdre le sens et le goût de la vie ? Subsister, mais pour rester seul, sans avoir au moins quelqu'un pour qui vous comptez, qui vous aime et vous parle, que vous pouvez aimer, avec qui vous pouvez parler, échanger ? Mieux vaut mourir affamé plutôt que sans amour ! Le ''pain de la parole'', de celle qui restaure parce qu'elle est vraie et vous rejoint au cœur – ce que fait particulièrement la poésie -, c'est ce qui nous fait vivre. Parole, parce qu'il y a quelqu'un à qui parler, à écouter : parole et partage vont ensemble. Sans partage, c'est la mort de l'identité, c'est la mort de l'âme, c'est le « Visage menotté »  comme l'écrit Salah Stétié ((Salah Stétié, « Carnets du méditant », éd. Albin Michel, 2003)). C'est ce que l'on peut malheureusement apercevoir dans la rue, le métro…
4 - Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?
S'il y a un combat, s'il y a lutte et action, c'est pour ouvrir à plus de dialogue, de communion entre les êtres de la Cité, désamorcer les polémiques stériles, les querelles de chapelle, les ignorances, les indifférences, les replis identitaires qui sont un poison et un vrai danger aujourd'hui. Espérer plus d'humanité, oser délivrer un message d'émerveillement devant l'énigme et la beauté de la vie, de la nature, d'une personne, d'un visage… Meschonnic s'est souvent et magnifiquement arrêté sur le mystère du visage ((Henri Meschonnic, « Tout entier visage », éd. Arfuyen, 2005)) qui dévoile et cache en même temps, le secret, l'intimité du prochain… Un prochain que l'on respecte donc. La poésie provoque ce saut d'ordre ''qualitatif'', et non ''quantitatif''.
Mais la ''révolution'' est d'abord à faire en soi-même comme nous l'explique le superbe texte de René Daumal édité par Recours au Poème ((René Daumal, « La guerre sainte », réédité par Recours au Poème éditeur, 2015)). Le monde ne peut ''changer'' que si nous nous ''changeons'' nous-mêmes ! Changer notre cœur, élargir toujours l'espace de notre tente intérieure…  C'est un rude travail que le temps et la vie se chargent en général d'accomplir si nous sommes ouverts à cette œuvre… Tâchons de ne jamais nous aggripper à nos certitudes, nos avoirs matériels, physiques, intellectuels, spirituels… Partir sans cesse à la découverte de soi-même et de l'autre, ouvrir nos yeux au fur et à mesure que nos illusions tombent quand nous nous frottons aux principes de réalité de la vie, et du ''vivre ensemble'', tout en ne nous lassant pas de voir le merveilleux trésor qui se cache en chacun de nous et dans cet « extraordinaire du quotidien » dont parle si bien le poète Gilles Baudry  ((Gilles Baudry, « Invisible ordinaire », éd. Rougerie, 1998)).
Cette ''révolution intérieure'' est à opérer continuellement car bien-sûr, nous avons toujours cette fâcheuse tendance à nous ''récupérer'' ou à nous enliser ! Se battre en soi – et donc aussi sur le papier - contre la médiocrité, la facilité, les pièges de la parole ou de l'écriture, les habitudes, les fatigues, l'usure, le découragement, etc. Chaque matin, se replacer dans la bonté, la beauté, la nouveauté, l'espérance… Sans être naïf, mais bien au contraire, c'est à travers l'épaisseur-même de toutes nos épreuves que nous allons vers cette ''seconde enfance''… Ne pas être ''repu'', nourrir notre ''soif'' et cultiver l'émerveillement ! Marcher ! Exister ! Marcher pas à pas, même si c'est en boîtant. Salah Stétié écrit ((Salah Stétié, « Carnets du méditant », éd. Albin Michel, 2003)) : « On n'apprend qu'en boîtant » et : « L'humanité est ce lieu bancal où j'habite ». Beau raccourci, extroardinaire de réalisme et d'espérance ! Stétié nous confie combien l'art de vivre - et d'écrire donc - ne consiste pas à être ''parfait'' : c'est marcher en apprentis, comme tous les enfants du monde ! Je désire et supplie d'avoir la force, tout en me sachant si pauvre et si bancal, de continuer de marcher pour apprendre, pour désirer, pour vivre, pour écouter, pour  « écrire comme on écoute » (Gilles Baudry), pour écrire comme on tombe, comme on se relève, comme on découvre les choses entre les larmes et la joie, l'ombre et la lumière ; à pas d'homme, vraiment… « Ainsi s'applique l'appauvri, comme un homme à genoux qu'on verrait s'efforcer contre le vent de rassembler son maigre feu » écrit Philippe Jaccottet ((Philippe Jaccottet, dans le poème « Le travail du poète » dans le recueil « L'ignorant », éd. Gallimard, 1980)).
5 - Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ? En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?
La poésie, cet ''inutile indispensable'' ! La poésie, comme la beauté, peuvent être prises pour un luxe devant toutes les urgences que suscitent la vie tout court et les misères, les violences, les injustices de ce monde vis-à-vis desquelles il faut effectivement agir... Alors ? La poésie, peine perdue, simple passe-temps, utopie ? Pourtant, la poésie n'est pas en dehors de la vie et ''dessine'' d'autres urgences ''en amont'' de toutes celles que l'on vient d'évoquer. Salah Stétié l'exprime à sa manière : « L'avenir de la source est la source, non le fleuve. Ne sois jamais fleuve » ((Salah Stétié, « Carnets du méditant », éd. Albin Michel, 2003)). Le langage poétique a affaire avec ce ''langage originel'' que tout homme porte en lui, langage qui véhicule la quête et les questions ultimes qui habitent chacun de nous.
J'aime à ce propos citer René Guy Cadou : « La poésie n'est rien que ce grand élan qui nous transporte vers les choses usuelles, usuelles comme le ciel qui nous déborde » et toujours en forme de fausse boutade : « J'aimerais assez cette critique de la poésie : la poésie est inutile comme la pluie » ((René Guy Cadou, « Usage Interne », éd. Les Amis de Rochefort, 1951, rééd. dans « Poésie la vie entière », éd. Seghers, 1977)). Sans eau, sans pluie, pas de vie ! Sans cette recherche de sens face à tout ce qui le dépasse, en lui et autour de lui, et sans la possibilité de l'exprimer d'une façon ou d'une autre, l'homme étouffe, se déssèche, meurt : la mort de l'âme, comme nous l'avons exprimé plus haut, étant pire que celle du corps ! L'homme perd sa liberté, sa dignité… Toutes les dictatures l'ont si bien compris ! Le mystère de la vie, le mystère de l'homme, dépassent l'homme ! De tout temps, l'homme cherche à exprimer cela, et le langage de la poésie est l'un des moyens privilégiés pour le faire. L'homme a ce besoin viscéral d'exprimer, à travers l'épaisseur-même des « choses usuelles » de notre quotidien, ce « ciel qui nous déborde » et qui suscite en nos âmes cet élan du désir. « Seul l'élan compte, le courant qui jaillit entre les mots, qui circule et entraine » écrit Gérard Bocholier ((Gérard Bocholier, « Le poème, exercice spirituel », éd. Ad Solem, 2014)).
Comme nous le constatons chaque jour, l'homme est un être d'amour, de partage, et donc de langage. La poésie est l'un de ces langages qui nous empêchent de nous installer et de ''tourner en rond'' dans le désert stérile de nos habitudes de vie, de nos habitudes ''langagières'', de nos enfermements, de nos indifférences, etc. La poésie, cet ''oasis du langage'' dans le langage, dans le désert utilitaire du langage ordinaire ou informatique, vient revivifier les mots que l'on n'aperçoit plus, donner respiration, ouvrir, éclairer, surprendre… « Un poète se reconnaît, non pas à sa façon de placer les mots, mais de les déplacer » écrit Gérard Le Gouic ((Yves La Prairie, cité dans « Vous avez dit  ”poésie” ? », éd. Sac-à-mots, 2003)). « La poésie désigne cet état de la conscience à vif qui, jouissant de l’inconnu et de l’imprévu, récuse toute clôture du sens, c’est-à-dire toutes ces scléroses, concepts péremptoires, identifications fixes, catégorisations en tout genre qui répriment la vie, ce mouvement perpétuel, et nous font manquer la réalité telle qu’elle est vraie… » écrit Jean-Pierre Siméon ((Jean-Pierre Siméon , « La poésie sauvera le monde », éd. Le Passeur, 2015)). « Joue ce que tu ignores, joue au-delà de ce que tu sais » s'exclame Miles Davis ! A travers le visible, débusquer l'invisible, à travers le connu, l'inconnu pour avancer, se laisser transformer, se laisser irriguer d'une sève vitale pour soi, pour les autres… En écho à la célèbre affirmation de Dostoïevski : « La beauté sauvera le monde », Jean-Pierre Siméon choisit pour son dernier ouvrage un titre ambitieux : « La poésie sauvera le monde ». De quelle manière la poésie, tout comme la beauté, peut-elle « sauver le monde » ?
L'homme, comme nous le disions, est un être d'amour et donc de langage : à moins de lui mettre un bâillon sur la bouche - ou une camisole mentale – l'homme pour vivre doit pouvoir exprimer son cri, de douleur ou d'émerveillement : face à la laideur qui émane d'une façon ou d'une autres de nos lèpres ; face à la beauté qui émane d'une façon ou d'une autre d'un mystère d'harmonie ; cri, émerveillement et questionnement sont vitaux pour que l'homme reste humain et grandisse en humanité pour lui-même et pour les autres…  Je pense au cri d'exil d'un Salah Al Hamdani ou à ces hymnes magnifiques pour les « choses usuelles » que nous chantent Francis Ponge, Guillevic et aujourd'hui James Sacré… La poésie développe cette attention particulière pour la nature et pour la condition humaine, les exaltant et/ou les recevant dans l'humilité de l'incarnation-même des choses qui recèlent bien plus  que ce que nous pouvons imaginer... « La vérité est déjà dans cette petite lueur de l'aube aux interstices des volets, dans cette pâleur qui, chez Hugo, est signe de la présence de l'invisible (…) Lueurs pareillement envoyées aux hommes entre les mots ! » écrit Gérard Bocholier ((Gérard Bocholier, « Le poème, exercice spirituel », éd. Ad Solem, 2014)). La poésie développe un éveil de la conscience, traduit également une quête existentielle. Je pense au bel et authentique recueil de Guy Allix « Le sang le soir » ((Guy Allix, « Le sang le soir », éd. Le Nouvel Athanor, 2015)). C'est en tout cas toujours la restitution authentique d'une expérience de rencontre avec les choses, les êtres, soi, l'autre ou l'Autre... Il y a d'ailleurs beaucoup de ponts à faire – mais pas d'amalgame – avec la philosophie ou l'expérience mystique : René Char avec Héraclite et Heidegger ; François Cheng ; Rûmi ; St Jean de la Croix ((« La nuit obscure », le « Cantique spirituel », la « Flamme d'amour vive » sont magnifiquement traduits par Jacques Ancet, éd. Poésie/Galimard, 1997, rééd. 2005))… Tant que l'homme, particulièrement dans l'art, pourra crier, s'extasier, réagir, s'interroger face au mystère de la vie, de sa vie, de nos vies avec leurs merveilles et leurs blessures, il restera ''humain'' – aux antipodes des extrémismes meurtriers quels qu'ils soient - et il sera sauvé !

 

J'ai l'envie impérieuse de conclure par un extrait des poèmes de Jean Joubert ((Jean Joubert, « L'alphabet des ombres », éd. Bruno Douvey, 2014)) :

Jardinier, arme-toi de ta sueur,
salue le ciel,
remue la terre la plus noire.
(…)
Et tu verras enfin jaillir de longues phrases
riches de fruits souverains
et d'oiseaux de lumière.

 

 

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