Contre le simulacre. Réponses de Harry Szpilmann

 

 

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

            Si l'on entend le terme politique comme étant "l'organisation des pouvoirs à tous les niveaux de la vie", depuis la sphère publique jusqu'aux plus intimes espaces intérieurs, alors oui, la poésie est action politique et méta-poétique révolutionnaire. La poésie n'aurait aucun sens si elle était close sur elle-même ; c'est une pratique qui touche à des forces qui la débordent de toutes parts et qui l'enjoignent à s'ouvrir sur son dehors. Pas uniquement des forces qui ne seraient que de nature langagière ou symbolique, mais des forces de vie multiples et hétéroclites qui traversent le vivant. En ce sens, faire de la poésie, de la peinture, ou de la musique, c'est mener un combat politique ; c'est annoncer, ou rappeler, que "la vraie vie est ailleurs". Ailleurs, c'est-à-dire : sous un autre mode que celui défini par les institutions d'enseignement, la médecine et les sciences, ou les prescriptions de l'économie politique. Les forces de vie sont prises en masse dans des pratiques et des discours qui n'ont de cesse de les amoindrir, de les assujettir, ou de les juguler. C'est précisément en ces points d'absorption qu'il nous faut agir avec les moyens du bord. En l'occurrence, la parole poétique - une parole soucieuse de désensabler le désir pris dans l'étau.

            Sans doute Antonin Artaud, cet impensable survivant de l'extrême, incarna-t-il la plus exemplaire, la plus absolue des tentatives visant à inaugurer hic et nunc une nouvelle ère du vivant. Pas une seule page d'Artaud qui ne soit un appel à l'acte révolutionnaire. Mais il n'est besoin ni de sa rage ni de son expérience de la souffrance pour initier, dans l'ordre de la sensibilité, une périlleuse insurrection. Laissons à la parole le soin de nous tarauder les sangs et de nous labourer le cœur, et nous serons sous peu rappelés à des forces de vie tout entières attentives à accroître le vivant.         

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

            Cette pensée de Hölderlin fait écho en moi dans un double sens.

            Le péril : ce qui met en danger ; Ce qui sauve : ce qui résiste. Là où la menace s'accentue, s'accroissent également les forces de résistance. Plus l'oppression et la répression iront grandissant, plus elles se verront opposés, même minoritaires, des mouvements de résistance. Il me semble que tel est effectivement le cas dans tous les domaines de l'existence. A commencer par le corps : à l'invasion d'agents infectieux répond naturellement une prolifération d'anticorps. Sur un tout autre plan, le monstre de la mondialisation a engendré nombre de mouvements altermondialistes. Ou encore, la diffusion effrénée de la littérature de masse a provoqué la germination d'auteurs marginaux œuvrant dans l'ombre. Certains résistent sur le bitume comme d'autres résistent dans la langue.

            Ou alors, le péril compris comme prise de risque, et ce qui sauve comme fruits de l'inconcevable. Mais le risque pris ne garantit nullement que l'inconcevable, s'il devait être atteint, aura pouvoir de sauver. Il n'est pas rare qu'en convoitant l'inconcevable, l'esprit se condamne brutalement à la folie. Ce qui aurait possiblement pu sauver ne fait que perdre plus irrémédiablement encore. Hölderlin lui-même, ou Nietzsche, ou encore Van Gogh, font partie de ces esprits éprouvés qui en firent la terrible expérience.

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

            La première partie de cette citation relève à mon sens de l'évidence : dans la mesure où sa substance s'y abreuve, le poète, qui consacre à la parole l'essentiel de son existence, ne peut se passer de poésie, quand bien même celle-ci devrait demeurer quelque temps à l'état de latence.

            Ce serait plutôt la seconde partie de la citation qui retiendrait mon attention ; j'ai le sentiment qu'il y a dans ces mots comme un appel ou une invitation. Invitation à laisser la poésie se découvrir en chacun, appel à un type d'homme d'un genre nouveau. Comme si la poésie ne pouvait par nature se limiter à n'être que la lubie de quelques rares illuminés, mais qu'elle avait à devenir l'affaire de tout un chacun. Baudelaire semble ici nous inviter à prêter l'oreille à cette parole qui déborde largement le seul domaine des mots, à nouer ou à renouer avec cette dimension de la vie où la poésie devient plus substantielle encore que le pain nourricier. Mais cette disposition, cet accueil de la parole, on ne pourra s'en approcher sans un cheminement long et incertain à travers l'opacité qui nous compose. Quelque part sous l'image brisée gisent les clefs d'une habitation poétique de la Terre. Encore faut-il pouvoir nous montrer dignes d'aller les déterrer.

            "Et ceux qui disent le contraire ne se connaissent pas" : ces mots résonnent en moi comme un appel à l'avènement d'un homme nouveau, l'homme qui, ayant été au bout de soi, découvre que l'existence et le poétique ne font plus qu'un dans leur devenir commun.

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

            La poésie, très certainement, est une forme de combat. Mais la peinture ou la musique ne le sont pas moins. Et ce sans parler de ces centaines de milliers de personnes qui, jour après jour, mènent une lutte assidue dans chacune des alvéoles de la société. Je ne connais pas de poésie qui rampe ; ou si elle rampe, c'est que les reptations constituent son mode de résistance. Fort heureusement, la parole poétique emprunte une multiplicité de voix dissonantes, et toutes ne montent pas au front tambour battant. Il y a des combats d'une délicatesse extrême qui, pour être menés à bien, requièrent des moyens extrêmement subtils. À témoin, la parole d'André du Bouchet. Peut-être est-elle plus rampante que chantante, plus assourdie que claironnante, il n'empêche, son combat n'en est pas moins essentiel et réfractaire à tout compromis. A sa façon, du Bouchet aussi est un combattant, des plus singuliers. Or, on ne combat jamais quelque chose sans en même temps se battre en faveur d'autre chose. La question serait alors de savoir à l'encontre de quel monstre nous nous positionnons, et ces forces que l'on injecte dans le combat, en faveur de quels lendemains plaident-elles ? C'est une question très compliquée, car il est difficile de savoir clairement jusqu'à quels tréfonds l'oppression plonge ses racines. Il se peut que nous participions à renforcer cela même que nous croyions combattre. D'autant plus lorsque l'arme ou l'outil s'avère être, comme dans le cas présent, la langue, qui est de fond en comble saturée de pouvoirs indéchiffrables. Quoi qu'il en soit, la parole engage, et il convient de se mettre au clair quant à savoir quel type de puissances notre parole s'apprête à servir.

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

            Si ma mémoire est bonne, c'est Lorand Gaspar qui disait quelque part que faire de la poésie, c'est une façon "d'apprendre à respirer". Cela semble peu de choses, mais cette proposition implique en vérité énormément. Sans même nous attarder sur la rythmique du corps, la dynamique du souffle, ou la musique de la langue, j'entends en cette proposition que la poésie nous enjoint à un travail visant à réaliser les conditions d'existence à la réunion desquelles l'air nous deviendrait enfin respirable. On étouffe là où l'air pur fait défaut. Or, force est de constater que les espaces respirables se raréfient, et que nous nous voyons bien souvent contraints d'adopter une rythmique aliénante qui nous prive de respiration propre. Il est totalement vain d'espérer "apprendre à respirer" dans un monde qui s'ingénie à saper le souffle à la racine ; la respiration ne pourra trouver ses modulations propres qu'en conjonction avec l'émergence d'une terre désireuse de lui offrir de l'air à sa mesure. Et la poésie, à l'instar de toutes autres pratiques artistiques, veille à créer les conditions d'existence de cette terre non encore advenue.

            Avec l'avènement de la parole poétique sont tous ensemble questionnés les arcanes de la sensibilité, les impalpables, les insondables, la matière brute du vivant. Partout où la culture avait jusque là fait main basse sur la question du sens et la logique des rapports, des brèches sont creusées, des failles ouvertes, des graines sont semées. Impossible désormais de se satisfaire de l'univocité, de l'opacité, de l'asphyxie. Nous sommes amenés, quelquefois malgré nous, à entrapercevoir, si proches, les lueurs de l'inconcevable, qui ne sont rien de fantasmagorique, sinon les termes encore indéfinis d'un autre mode de la Présence. Et de cela, il revient aux poètes non seulement de témoigner, mais plus puissamment encore, de par l'engagement de leur parole, d'en provoquer l'avènement. Une Terre rendue à la terre ; une terre ajustée à la Terre... Ainsi, la poésie en son accomplissement nous rappelle, ou nous annonce, à chaque scansion du souffle, qu'une autre vie est possible et que la parole œuvre ardemment à sa réalisation.

            La terre n'a pas dit son dernier mot, et le désir à peine a-t-il commencé à balbutier. Aussi, la poésie est une façon de garder espoir en l'homme.                               

 

 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Jean-François Mathé

 

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

D’abord, si je vois la poésie comme une action, c’est moins en songeant à des buts prémédités qu’on lui fixerait qu’à l’engagement total de l’être de l’auteur dans le cheminement bouleversant du poème, susceptible de bouleverser aussi ceux qui le liront. Le degré politique révolutionnaire de ce bouleversement, selon les voix des poètes, les fortes, les fragiles, est loin d’être toujours nettement mesurable, mais au cœur de chaque poésie authentique, du murmure au cri, existent un refus et une remise en cause du simulacre, de la dépossession de soi, de la déshumanisation à l’œuvre dans la société d’aujourd’hui. Tout poème est révolutionnaire par sa capacité de saisir, de maintenir et de transmettre la vérité du monde contre le mensonge. Oui, inconsciemment ou consciemment, la poésie est en lutte parce qu’elle s’obstine à dire ce qui donne profondément sens à la vie contre ce qui s’organise à prospérer sur l’oubli du sens de la vie :

Comment prouver
ce qui est nécessaire
ce qui est grand
sous le fouet
sous les éclats de rire
des gardiens habillés
quand on est nu soi-même
avec ses organes génitaux
tout à fait absents
quand on a peur
et qu’en face le cerf-volant
se cogne au crépuscule
avec ses six ailes déchirées.

(Yannis Ritsos, in Papiers, traduit du grec par D. Grandmont, Les Editeurs Français Réunis, 1975)

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

On aimerait bien croire à cette coexistence du mal et de son antidote. Bien des événements historiques ont donné à leur façon raison à Hölderlin (occupation de pays générant la résistance, par exemple…). Dans le contexte qui nous concerne, où le péril est une destruction à la fois spectaculaire et insidieuse de la nature profonde de l’humanité par l’automatisation, la consommation, la dénaturation des êtres et de leur environnement tant matériel que spirituel, la question sous-entend d’envisager la poésie pour remède. Si la poésie a un pouvoir contre ce mal d’aujourd’hui, il ne sera pas efficace à lui seul : il lui faudra pour alliés l’art en général, des remises en question d’un type de pensée économique, des réorientations de l’éducation, etc. La poésie, si on lui permet visibilité et lisibilité, est indiscutablement un appui, un repère : elle dit que la vie ne se formate pas, qu’elle déborde toujours les limites dans lesquelles on voudrait la cantonner à des fins de manipulation ou d’exploitation. Elle les déborde par les vraies dimensions du réel que certains poètes s’attachent à restituer, par ses prolongements dans l’imaginaire, le spirituel, l’émotionnel… Je vois le poète comme un gardien de ce repère, un gardien de phare. Quant à savoir s’il pourra, en plus de maintenir la lumière allumée, guérir la myopie voire la cécité de beaucoup de navigateurs, c’est un autre problème.

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Oui, on peut placer la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire, qui doit autant sa célébrité à sa formulation qu’à son fond de vérité. Pain et poésie, substances vitales. C’est la deuxième partie de la phrase qui justifie la primauté de la seconde substance sur la première : si on peut se passer temporairement de pain, on ne peut se passer de ce qui tisse continûment notre raison profonde de vivre (ou parfois de mourir) : s’émouvoir, rêver, s’étonner, aimer, s’inquiéter, etc., etc. Tous ces états de l’être sont la matière de la poésie et ne pas se connaître, c’est vivre sans prendre conscience que la poésie, l’art sont les révélateurs de ce que nous avons de plus intime, de plus singulier, de plus riche et de mieux ancré au fond de nous. 

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

De sa (brève mais intense) relation avec André Breton, Ferré a au moins conservé de la parole surréaliste le ton assertif, péremptoire, emphatique ! Au milieu des années 1950, période où fut écrite cette préface à « Poètes vos papiers ! », écrivaient des poètes tels que Guillevic, Dadelsen, Rousselot, Supervielle ou Reverdy pour ne citer que quelques noms : étaient-ils de ces poètes contemporains rampants que Ferré apostrophe ? Si oui, c’est difficile à avaler ! Ah ! certes, la plupart pratiquaient le vers libre, vers qui n’en est pas un comme le dit, toujours aussi nuancé, Léo dans la même préface. Car toujours selon lui, le vers libre ne chante pas. D’une part c’est discutable, d’une autre, qui affirmerait sans sourciller que la poésie doit chanter ? Nombreux sont les lecteurs qui attendent aussi et surtout qu’elle dise. Quant à l’autre assertion («… on n’apprend pas. ON SE BAT ») elle a l’avantage d’être assez vague pour qu’on en fasse un fourre-tout ! Léo Ferré est à mes yeux un très grand chanteur et poète mais il lui est arrivé de rater des virages. Je ne trouve donc rien à répondre à une question fondée sur des affirmations caricaturales.

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Je ferai des deux questions une seule. Les poètes et la poésie sont absolument nécessaires dans notre époque anti-poétique. Ils et elle sont là pour ouvrir des fenêtres sur le monde que les vitres avaient figé, aplati. Ils lui rendent son épaisseur, ses lignes de fuite vers ce qu’il a de plus secret et d’invisiblement présent. Le poème crée des rencontres avec les êtres et les choses que nous n’aurions jamais faites sans lui, parce qu’en glissant sa vie dans la vie, la parole poétique crée des émotions, des vérités, des évidences inédites que le langage usuel (encore appauvri par la fausse communication actuelle) ne laisse pas même soupçonner. Ils ouvrent aussi des fenêtres sur l’espace intérieur et nous y révèlent des pouvoirs de mieux ressentir et comprendre qu’une part de nous, quel que soit notre âge, est encore à naître ou à atteindre : on s’aventure en soi-même (et souvent plus loin que prévu) à la lecture d’un poème et au-delà d’elle.  La poésie rend la vie inépuisable.

 

 

 

 

 

 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Marc Delouze

 

Il est assez réjouissant de lire que Baudelaire  a lui aussi  pu dire des sottises, mais surtout que l’on peut être un lecteur et un auteur sans tomber dans le fétichisme auquel invite souvent la citation de la troisième question.

En guise de présentation, citons ces mots de Jean Miniac dans un récent article de la Quinzaine littéraire : « Marc Delouze est un poète de la responsabilité. En ces temps de cynisme généralisé, ce mot peut avoir quelque chose de ringard. On s’en arrangera, si l’on prend garde d’oublier que l’on passe très aisément du statut de nanti à celui de victime — la vie, hélas, nous en donne tous les jours l’exemple ! Alors il est important de savoir qu’une conscience veille et prend en charge les douleurs enfouies, recluses, “anonymisées” en quelque sorte par le caractère innombrable et massif du meurtre comme ce fut le cas dans les tragédies qu’évoque notre poète (les systèmes totalitaires nazi et soviétique sans oublier Hiroshima). Le poème dramatique de Marc Delouze cherche à rendre à chaque voix un visage, à chaque visage une voix ».

E.P.

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1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

Il n’existe en effet pas UNE poésie, mais une infinité de poésies (autant que de poètes ?). Il se peut que l’une d’elles corresponde à votre affirmation… il se peut que la mienne tente plus simplement de répondre à mon besoin de voir la réalité derrière la réalité, le silence qui fait sens derrière les paroles brouillées – ce qui est peut-être aussi une manière d’action méta-poétique ?

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Wir sind nichts, was wir suchen ist alles : nous ne sommes rien, ce que nous recherchons est tout – cette affirmation de Johann Christian Friedrich Hölderlin, est sans doute une approche de réponse. Mais cette tentative d’optimisme s’est fracassée, pour le poète, contre le mur de la folie les quarante dernières années de sa vie.

Là où croît le péril, s’approche aussi la mort… qui est aussi une forme de sauvetage !

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Baudelaire a dit pas mal de conneries, comme tous les génies. Cette assertion en est une – et d’une colossale obscénité !

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Plutôt que « la poésie », j’aurais plutôt écris « les poètes ». Quand à choisir entre ramper et se battre, ce qui se cache derrière ces deux verbes me fait frémir d’instinct. Entre la soumission de l’esclave et la « combativité » du puissant (qui accouche de l’ultra libéral d’une part, du stakhanoviste d’autre part – Ferré procédant vaguement des deux), mon cœur ne balance pas, mais se retourne. Le poète que l’on dit que je suis refuse seulement ce qui lui semble contraire aux valeurs humanistes, et tente d’argumenter (dans le sens premier de « raisonner afin de donner des preuves ») par la seule force de l’exemplarité d’une parole qui essaye de ne pas tricher avec elle-même.

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

La poésie pour ne surtout rien faire – ce qui me semble la position, aujourd’hui, la plus révolutionnaire qui soit. Mais n’oublions pas qu’au bout du compte (à rebours ?) le monde est beau comme une question sans réponse…

 

12 juillet 2015, Fécamp.




Elie-Charles Flamand

Bonjour Elie-Charles Flamand. C'est un grand honneur pour Recours au Poème que vous acceptiez cet entretien, et pour nombre de nos lecteurs sans doute de vous découvrir. Commençons par le début. Vous êtes né en 1928, avez été l'ami d'André Breton, êtes entré en Surréalisme puis vous en êtes fait exclure, sans que jamais votre amitié avec Breton en souffre. Voilà ce que l'internaute de base trouve sur vous. Votre bibliographie, dans la base nationale Electre, donne deux livres de vous disponibles, lorsqu'on sait l'ampleur de votre œuvre. Elie-Charles Flamand, pouvez-vous nous raconter votre entrée en poésie et votre cheminement à travers elle ?

 

Comme je l'ai rapporté en détails dans mon livre Les  Méandres  du  sens, je faisais dans ma jeunesse, à Lyon, des études de sciences naturelles et j'étais le disciple d'un grand paléontologiste, le professeur Jean Viret. Je me livrais à des recherches sur le terrain, à des fouilles, et donnais des communications à la Société Linnéenne de Lyon. J'étais également membre de la Société géologique de France et de la Société préhistorique française. Mais un événement devait bouleverser ma vie. La lecture de l' "Histoire du Surréalisme" par Maurice Nadeau, de la poésie de Paul Eluard et d'autres poètes modernes me fascina au point de me faire prendre une voie tout à fait nouvelle. J'écrivais alors mes premiers poèmes et, en 1950, je vins me fixer dans la capitale. L'éditeur et poète Pierre Seghers me fit, comme je le souhaitais tant, rencontrer André Breton par l'intermédiaire de Jean-Louis Bédouin, l'un de ses fidèles. Je devins vite l'ami intime du créateur du Surréalisme. Pendant huit ans, je pris part aux activités du groupe et publiai dans les revues qui en émanaient ("Medium", "Le Surréalisme, même", "Bief"). Depuis longtemps, cependant, je m'impliquais de plus en plus dans les doctrines spirituelles et ne pouvais vraiment adhérer au côté "noir" du Surréalisme. Je m'éloignais peu à peu du groupe et, en 1960, j'en fus exclu. Toutefois, cela ne m'empêcha pas de garder d'excellents rapports avec André Breton qui m'avait ouvert au Merveilleux et dont je garde l'empreinte et le souvenir éblouissant.  De même qu'il avait évolué à partir du néo-symbolisme pour devenir lui-même, je pense qu'au fond, il prisait assez qu'on lui résistât à condition de rechercher une conception personnelle.  Notons, pour finir, que j'ai toujours gardé un œil sur la paléontologie.  Qu'y a-t-il de plus propre à la rêverie poétique que cette science qui déchiffre les mystères des êtres souvent étranges  ayant peuplé  les mondes disparus ?  De cette fidélité témoignent une assez belle collection  de fossiles et aussi la profonde amitié   qui me liait à  Léonard  Ginsburg, hélas récemment  décédé, qui était professeur de paléontologie au Museum national d’histoire naturelle.

Quant à la poésie, je la considère comme une expérience spirituelle, une quête du sens secret des choses, un cheminement vers la Lumière intérieure, un éveil au sacré et même à l'absolu. Cela demande d'y vouer sa vie en observant une ascèse assez rigoureuse.

 

Vos propos provoquent en moi deux questionnements, sur deux chemins  a priori différents.
Le premier concerne l’ascèse : pouvez-vous nous parler de cette ascèse rigoureuse que requiert la poésie ? Quels sont les formes de cette ascèse, les moyens de sa discipline, vos rites personnels quotidiens ?

La deuxième interrogation porte sur la paléontologie : connaissez-vous les travaux d’Anne Dambricourt-Malassé, qui a formalisé une théorie de l’évolution, certes controversée par le scientisme matérialiste, mais d’un intérêt porteur d’inspiration ? Elle a découvert, en étudiant tous les vestiges de crânes anciens, que l’homme ne s’était pas adapté à son environnement extérieur, mais avait mué de l’intérieur. Un os dans le crâne, appelé l’os sphénoïde, connaîtrait à chaque saut d’espèce une torsion sur lui-même. Et cela fonderait un être inédit, à l’intelligence plus évoluée, sur les bases de l’espèce précédente. Une évolution de l’intérieur. Une mère australopithèque a dû porter et donner naissance à un être physiologiquement plus évolué qu’elle, la métamorphose ayant eu lieu dans le temps de la grossesse. Cette torsion de l’os sphénoïde à chaque changement d’espèce, du singe à l’australopithèque, de l’australopithèque à l’Homo Erectus, puis à l’Homo Habilis, au Néanderthalien et au Sapiens, Anne Dambricourt ne l’explique pas, mais elle le constate et l’a scientifiquement formalisé, donc prouvé. Sa théorie, bien que validée scientifiquement, remet en cause le néo-darwinisme et est attaquée de toutes parts par certains de ses pairs, notre modernité refusant le mouvement intérieur. De la paléontologie à l’absolu que vous évoquez en parlant de l’expérience spirituelle qu’est la voie poétique, il n’y a qu’un pas ?

 

Les travaux de Mme Dambricourt-Malassé sont en effet fort intéressants. Elle a eu raison de s'insurger contre le néo-darwinisme qui exerce une véritable dictature sur les milieux paléontologique et biologique. Déjà quelqu'un que j'admire beaucoup mais que les circonstances de la vie ne m'ont pas permis de rencontrer, un grand savant (il s'intéressait aussi à la parapsychologie), le professeur Rémy Chauvin, avait publié en 1997 un remarquable livre : "Le Darwinisme ou la fin d'un mythe". Il y soulevait, lui aussi, de pertinentes objections. L'évolution est un fait, le darwinisme n'est qu'une théorie parfois vérifiée dans la micro-évolution, mais qui ne peut expliquer à elle seule l'ensemble   de ce   phénomène si complexe.  La macro-évolution,  elle,  dans son dynamisme,  est  sans  doute  sous   la  dominance  de  l'absolu.    Mais  ces   considérations,   qui mériteraient  un  long développement, nous éloignent de notre exposé  :  la poésie, et j'y reviens.

Ce que j'ai appelé l'ascèse qui me paraît nécessaire pour l'exercice de celle-ci, correspond à de hautes exigences, telles que ne pas se laisser contaminer par cette dévaluation du verbe qui est très répandue dans notre société moderne, et aussi ne pas se conformer à un mode de vie qui, par sa facilité, nous détourne de la concentration et de la méditation indispensables si l'on veut magnifier la langue.

Une dévorante appétence intellectuelle et spirituelle m'a porté à me passionner non seulement pour la zoologie, la géologie et la paléontologie, mais aussi pour divers sujets à propos desquels j'ai souvent écrit livres ou articles.

 
L'ésotérisme, et spécialement l'alchimie que me transmit dans sa théorie et sa pratique l'admirable maître Eugène Canseliet, le disciple de Fulcanelli, me fascina. Depuis 1945, je suis un fervent amateur de jazz (le vrai) et j'ai bien connu et même entretenu des rapports amicaux avec certains de ses grands créateurs : Louis Armstrong, Baby Dodds, Sidney Bechet, Bill Coleman, Buddy Tate etc. L'art ancien et moderne sollicita longtemps mon attention et, après maintes recherches, je fis redécouvrir les peintres de la Rose-Croix de Péladan, comme Alexandre Séon, Armand Point, Alphonse Osbert, etc. Je reçus l'enseignement de certaines sociétés initiatiques. Je m'intéressai aussi à la parapsychologie et à l'ufologie.

Cela a l'air d'un inventaire à la Prévert, pourtant ces préoccupations apparemment disparates forment un "centre bourgeonnant" qui contribue à nourrir ma poésie, mais cela de façon très indirecte, subtile, bien sûr sans érudition pédantesque ni didactisme, comme vous pouvez en juger sur pièce.

 

Comment se manifeste selon vous cette “dévaluation du verbe” à l’œuvre dans nos contrées modernes ?

La "dévaluation du verbe" se manifeste sous différentes formes : particulièrement manque de rigueur et contamination par les langues étrangères, surtout l'anglais. Tout à l'heure, j'ouvre mon poste de radio et j'entends la présentatrice dire : "Vous allez entendre Peggy Lee, une grande chanteuse de jazz et de blues", or cette interprète n'est nullement cela, mais une artiste de variétés assez quelconque. Autre exemple : le mot "occasion" a presque entièrement disparu du français et a été remplacé par "opportunité" qui n'a pas du tout la même signification, c'est un anglicisme car "opportunity" est le terme qui, lui, veut dire "occasion". Cet appauvrissement de la langue, ce flou, cette inexactitude dans l'expression, dans le vocabulaire et même souvent la syntaxe, se retrouvent dans tous les medias. Une telle pollution s'étend même fréquemment à l'idiome littéraire. N'oublions pas que les grands écrivains manient le verbe avec une extrême précision et le considèrent comme sacré.

 

 

Les grands écrivains considèrent le verbe comme sacré, dîtes-vous, au regard de la pollution des anglicismes s’étendant à l’idiome littéraire. Cela pose la question du mal : l’anglicisme à fins financières percute l’identité de nos langues, et celle particulièrement du français, jadis langue diplomatique, aujourd’hui congédiée pour le confort des dirigeants et hommes d’affaires internationaux. N’y aurait-il pas d’abord la volonté du monde anglo-saxon de faire disparaître l’Europe latine ? Face à cette dévaluation de grande ampleur du verbe, le poète français que vous êtes pratique-t-il le caractère sacré de la langue pour sauver son âme ?

"Sauver son âme" est une visée purement religieuse. Quelle que soit la très haute idée que je me fais de la poésie, cela ne me paraît donc pas entrer dans ses attributions. Sa finalité est une ouverture au monde et à soi-même ;  ainsi nous aide-t-elle à prendre contact avec l'immanence qui est au cœur du premier et avec l'étincelle de l'Esprit qui habite le second.

 

 

Pouvez-vous nous parler de la pratique que vous transmit Eugène Canseliet ?

La transmission de l'Art d'Hermès se fait oralement. Le maître vérifie que le disciple médite avec suffisamment d'application les nombreux textes classiques qui sont cryptiques. "La patience est l'eschelle des Philosophes et l'humilité est la porte de leur jardin", dit Nicolas Valois. L'élève réussit quelquefois, au prix de bien des difficultés, à trouver le fil d'Ariane et à identifier d'abord la "materia prima". Il est alors guidé dans les longues et complexes manipulations au laboratoire lorsqu'il a pu deviner leurs significations et leur suite exactes. Ainsi peut-il espérer, s'il est digne de recevoir le "donum Dei", arriver à la transmutation (hélas, ce n'est pas mon cas). Evidemment, tout cela s'accomplit dans le secret.

 

 

Vous parlez des nombreux textes classiques cryptiques. Pouvez-vous nous en citer quelques-uns et nous en parler de loin en loin ?

J'ai qualifié de cryptiques les textes alchimiques, qui sont des énigmes à résoudre. Ne peuvent pas être ainsi désignés ceux de la poésie, laquelle fonctionne autrement.

 

 

Pouvez-vous également nous expliquer ce "côté noir" du Surréalisme, celui qui ne vous fascina pas et vous fit exclure du groupe ? Le Surréalisme voyait-il "tout en noir" ?

Outre son côté positif, il y avait dans le Surréalisme un rejet de la spiritualité, une négation violente et ironique de celle-ci, qui me choquaient. On y constatait un attachement à une révolution sociale ayant sans doute eu sa justification au début du mouvement, mais dont on sait maintenant ce qu'il faut en penser. S'y manifestaient aussi une grande déférence pour quelques figures comme Léon Trotsky, les anarchistes les plus extrêmes, Sade, et parfois un certain attrait pour le morbide. Ces aspects ne me convenaient guère, c'est le moins que l'on puisse dire.

 

 

Le dernier livre de poésie que vous avez publié se nomme  La part d'outre-dire. Depuis quel lieu parlez-vous, en situant ces poèmes depuis l'outre-dire ?

Ce lieu, c'est la polysémie. Comme on sait, les linguistes désignent par ce terme un signifiant qui a plusieurs significations. C'est le cas pour la poésie, où la plurivocité règne en maîtresse. Certes, il existe un sens général, une ligne directrice, mais il convient de "creuser" le texte et de découvrir ses très nombreuses richesses. Les sens sous-jacents et coordonnés, presque innombrables, se superposent et s'entrelacent, induits par les harmoniques, les suggestions, les correspondances. Ce jeu de reflets fascinant rayonne dans le miroir de méditation qu'est le poème. C'est Rimbaud qui, le premier parmi les modernes - et cela, à ma connaissance[1], n'a jamais été signalé -, a eu la claire conscience d'un tel pouvoir. Ne répondit-il pas à sa mère qui l'interrogeait en 1873 sur le sens de son œuvre : "J'ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens[2]."

 

 

“Ce jeu de reflets fascinant rayonne dans le miroir de méditation qu'est le poème”, dîtes-vous de magnifique manière comme pour définir la poésie. Depuis votre premier livre, publié en 1957  A un oiseau de houille perché sur la plus haute branche du feu, jusqu’à   La part d’outre-dire, en passant par La lune feuillée (1968), La voie des mots (1974), Vrai centre (1977), Jouvence d’un soleil terminal (1979), Attiser la rose cruciale, La Quête du Verbe (1982), L’attentive lumière est dans la crypte (1984), Transparences de l’Unique (1988), Au vif de l’abîme cristallin (1997), pour ne citer que quelques-uns des titres de votre œuvre, pouvez-vous nous parler des grandes émotions vécues par votre composition poétique ? Par cette question, nous entendons les découvertes ou les révélations que la composition de votre œuvre vous a apportées. Ce chemin de révélations est-il chemin d’approfondissement : le recueil suivant procède-t-il des révélations du recueil précédent ? Car ce miroir de méditation qu’est le poème réserve-t-il des surprises dans l’acte d’écrire ?

Au cours de ce que j'ai appelé "La Quête du Verbe", les ouvrages s'enchaînent ; non seulement des échos se croisent de l'un à l'autre, mais des aspects qui n'avaient pas été perçus, des points de vue nouveaux se font jour. L'intuition, tête chercheuse, se met en relation avec le supraconscient où demeurent les grands archétypes qui découlent de l'énergie primordiale et structurent l'être ainsi que le Cosmos. Leurs messages sont donnés par des rythmes, des visions, des allusions, des ellipses, des symboles même, des images, fuyant la logique, unissant l'objectif au subjectif ; l'on est parfois le premier surpris par l'éblouissement que procure ce qui nous est offert, son dynamisme. Cette vibration intérieure des choses, née de l'univers des essences, part principalement de cette matière première du langage : la pierrerie des mots. Mallarmé, dans son incomparable lucidité, disait à Degas qui essayait en vain d'écrire des poèmes : "Mais Degas, ce n'est point avec des idées que l'on fait des vers, c'est avec des mots[3]."

 

 

“l'on est parfois le premier surpris par l'éblouissement que procure ce qui nous est offert”, dîtes-vous. Pouvez-vous nous parler, dans un exemple de ce qui vous a été offert, d’un cas d’éblouissement personnel ?

Il est bien difficile de donner un exemple précis de ces fulgurances émanant de la cime de l'être sous forme d'images, d'associations de mots, même de vers entiers, car elles viennent s'amalgamer aux résultats d'un travail minutieux et patient sur le langage. La transe légère dans laquelle se trouve tout poète en action favorise certainement l'intrusion de ce souffle créateur, de cette flamme intuitive de l'esprit. Paul Valery, pourtant si rationaliste, ce théoricien de la poésie uniquement voulue, finit tout de même par reconnaître que "les plus beaux vers sont donnés par les dieux". Cette intervention de ce que l'on appelé "l'inspiration" est connue de tout temps. Elle a même laissé son empreinte dans l'origine de certaines langues, ainsi, en allemand, les mots dichten (composer un poème) et Gedicht (poème), viennent du latin dictare (dicter).

 
Mon cher Gwen, les principales lignes directrices de mon œuvre ayant maintenant été évoquées, permettez-moi de citer le passage suivant d'un texte important pour moi (un quasi manifeste !) : La Quête du Verbe  (essai  sur  la  poésie  hiérophanique). Daté de février 1979, il figure en tête de mon recueil Attiser la rose cruciale ; j'avais tenté alors de montrer que la poésie est une expérience spirituelle fort proche d'une démarche initiatique ou mystique.

 

Voici cet extrait :

"L'énergie vitale du Logos s'exerce dans la nature au moyen de l'Esprit Universel, médiateur entre l'Un incréé et la matière grave. Cet agent mi-corporel, mi-spirituel se diffuse dans les moindres parties de l'univers dont il maintient l'harmonie. Il met les êtres et les choses en communication ; il est aussi un lien entre l'homme et les puissances des plans subtils. C'est par son truchement que tout signifie et que tout parle à l'âme du poète, à condition qu'il ait su, par le sentiment et l'intuition, s'accorder avec l'état vibratoire de cet océan de force éthérique qui bat sous l'écorce des apparences.

Quand il a ainsi pénétré le spirituel par le moyen du sensible, le poète, imprégné de la valeur cachée du concret, saisit l'essence du phénomène et découvre l'éternel en chaque chose périssable. Il échappe aux différenciations et aux limitations de l'espace et du temps. Ayant atteint la conscience cosmique, il est devenu un avec tout ce qui existe.

Dès lors, le Verbe effusé dans le macrocosme sous les espèces de l'Esprit Universel s'insinue au centre de lui-même et y retentit clairement. La conjonction de l'absolu et du relatif tend à s'accomplir en son œuvre ; il est celui par lequel parlent non seulement l'étoile, le cristal et la mer, l'arbre, le ruisseau ou les bêtes, mais aussi toutes les forces divines en action dans la Nature ».

 

Dans "La quête du Verbe", vous évoquez le rôle du poète, la dimension initiatique de son parcours, la nécessité de s'enfoncer dans la noirceur de la Manifestation, de se départir du moi, de l'orgueil, des images inversées du Verbe, de trouver la parole perdue et ramener au monde la parole solaire. Ce parcours initiatique vaut pour le poète individu. Au regard de vos poèmes, qui sont comme des paroles prononcées par une pythie, qu'il s'agirait alors d'interpréter comme on interprète un rêve ou une prédiction, le rôle du poète vaut-il pour la communauté humaine à qui il s'adresserait ?

Le poème a pour dessein primordial de donner au lecteur une sensation d’harmonie, une jouissance esthétique que le poète tente de lui communiquer par les nombreux moyens à sa disposition : entre autres mise en valeur de l’énergie de l’expression, maillage des mots, sertissures du style, permettant la sublimation de la langue. Par ailleurs, la poésie – du moins telle que je la conçois – est une expérience spirituelle pour celui qui manie le Verbe. Et de celui-ci, ces écrits sont forcément, à un certain niveau, le reflet irradiant. Sans se prendre ridiculement pour un gourou, l’auteur est bien plutôt semblable à un artisan qui transmet, avec amour et humilité, à un compagnon le savoir-faire acquis par son travail. Ainsi, il est possible qu’il montre le chemin, accompagne et stimule dans sa démarche propre le lecteur qui cherche une évolution vers une plus grande Lumière, en agissant à la fois sur sa sensibilité et même son intelligence. Comme l’a dit, synthétiquement et de belle façon, Victor Hugo : « car le mot, c’est le verbe, et le Verbe, c’est Dieu » .

 

Propos recueillis par Gwen Garnier-Duguy

 


[1] Bien sûr, je n'ai pu lire que quelques-unes des scolies écrites à propos de l'œuvre fulgurante du "passant considérable" et qui, innombrables, pèsent sur celle-ci de tout leur poids.

[2] C'est Elie-Charles Flamand qui souligne

[3] C'est Elie-Charles Flamand qui souligne

 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Yves Humann

 

            1. Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ?

 

2.« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

3.« Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

 

4. Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

 

5. Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

 

 

 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Jean-Philippe Gonot

 

 

  1. Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre).

Je suis en plein accord avec cela. Dans sa volonté de multiplicité, Recours au Poème unifie, ou plus justement vise une unité faite de tous les possibles. La poésie, dans toute sa diversité, naît d’une racine commune à tous les poètes, une racine UNE, même principe que l’on retrouve en spiritualité. En explosant les frontières de l’espace-temps, de la langue et des cultures, Recours au Poème, nous mène à cette racine, en ce sens la poésie devient action politique. Cette dernière ouvre les yeux et les âmes, affûte la vigilance et nourrit les consciences.

 

2.  « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Elle est intemporelle et peut-être plus forte encore de nos jours. Elle est, cette phrase, la base de toute forme de guérison. Si l’on plonge dans nos obscurs tréfonds, on perçoit la lumière et donc la poésie. La poésie sauve parce qu’elle guérit, au sens littérale du mot, elle guérit le corps et l’esprit, elle fait briller l’âme. Elle relie le visible à l’invisible, elle converse avec les forces, elle se lie d’amitié avec les présences. Les mots sont le lien, le liant vibratoire entre les hommes, encore une fois, pour “sauver”, il faut unifier, connecter et élever, rôle premier du chamanisme, père de toutes les poésies du monde.

 

3.  « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Une pensée me vient : Des rescapés des camps de concentration disent que certains prisonniers se sont mis à écrire, pour se raccrocher à un “semblant de sens”, pour tenir, pour s'émerveiller encore et respirer au ventre de l’horreur. C’est cette nourriture des mots qui les a ramenés parmi les vivants.

 

4. Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Les deux. Pour se battre, il faut emmagasiner l’énergie de la terre. Pour sauter et s’élever au plus haut, il faut au préalable fléchir ses jambes. Avant de bondir, un chat plie ses pattes et approche son abdomen du sol. Le chat n’est-il pas le meilleur ami de l’écrivain et du poète?

 

5.  Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Poètes et Poésie, parce que l’Absolu tord et embrase le ventre de chacun d’entre nous.

Poètes et Poésie, parce qu’un autre monde nous regarde et nous attend.

Poètes et Poésie, parce que comme le dit Armand Gatti, “nous sommes tous nés de l’agonie d’une étoile, des naufragés de l’espace et du temps. Et seul le verbe peut nous aider à retrouver l’éclat défunt de cette étoile.”

 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Elie-Charles Flamand

En attendant le numéro spécial que Recours au poème consacrera à ce très grand poète qui vient de disparaître, écoutons ses réponses à notre enquête.

La brièveté, non point minérale mais au plus exact de l'expression et de la vie, donne sa richesse à cet entretien.

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

La poésie n'a rien à voir avec la politique et ne doit surtout pas se laisser polluer par elle, on a vu ce que cela a donné avec Eluard, par exemple.

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Bel aphorisme, et réconfortant (encore plus beau, soit dit en passant, dans sa langue originale), qui s'applique à la vie, mais la poésie n'est-elle pas la vie même !

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

La poésie est une vocation, comme la prêtrise par exemple, et on doit TOUT lui sacrifier.

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Cette injonction est évidente. A ce propos, il faut distinguer poésie et chanson, cette dernière, même quand elle a des prétentions philosophico-morales comme ici, est un sous-produit sans intérêt.

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

La poésie est une quête essentielle sans laquelle l'existence n'a guère de sens.

 




Osama Khalil Aldiab

 

Syrie

 

 

L’eau douce

 

Qui a dérangé mon sommeil,
laissez-moi dans l’eau douce
laissez-moi voyager parmi les étoiles d’eau
vous m’avez assez crucifié dans les anciens livres
assez recouvert de vos prières jaunes

Là-bas dans l’eau douce
un pistachier d’Alep,
sous son ombre une femme
rassemble les gémissements de l’air,
elle élève des souvenirs,
tout autour parmi les herbes
bourgeonnent les blessures
qui sont des visages de réfugiés

 

Laissez-moi là-bas
en compagnie des mots
qui courent effrayés
pour entrer dans le poème,
puis ils claquent la porte derrière eux
avant de tourner la clé à double tour.

°°°


Crépuscule

 

Le soleil porte son costume orangé
il salue et part sans retour
l’été ôte son masque d’acier
les feuilles fuient les arbres
tandis que le froid s’approche
en portant sur son dos
ses couvertures de laine
et que la lune se souffle sur les mains
ô ma bienaimée
la nature met sa tunique blanche
et les gens nous observent de leurs fenêtres
pareils à des fusils
ils nous voient saigner sans le moindre frisson

 

Emmagasinez les bougies et le bois
les grosses chaussures et les pardessus
vous qui n’avez pas appris de langage nouveau,
des îles nouvelles,
le soleil frappe à vos portes
depuis des années
et vous, dans les salons vous jouez
aux cartes et sifflez le maté,
je n’ai pas peur,
je suis toujours debout
près de la source gelée
par l’intensité des insultes et des injures,
les chenilles ne se sont pas encore envolées autour de moi
je suis l’arbre qui t’attend toujours
tu me manques
le froid est un blasphème qui me transperce
il va anéantir ces voix aiguisées comme des regards
mes mains s’étendront vers le bord du lit
comme la mère tend la main à son bébé
mais je ne te trouverai pas
je crierai d’une voix aveugle
que le dur hiver me combat
puis j’allumerai mes souvenirs l’un après l’autre
pour traverser sur l’autre rive,
ne me reproche pas d’avoir changé
je recouvrirai mon visage de poèmes
et dessinerai sur le mur
après avoir appris le jour
et respiré la lumière,
je ne lèverai pas de drapeau
je ne lèverai pas de slogans,
je dessinerai seulement ton prénom
aussi petit que la lucarne d’un mausolée
d’où s’envolent les prières.

°°°

 

Le grand deuil

 

A mon ami Ozar disparu depuis des années

L’épouse a déchiré sa mantille,
elle s’est arraché les cheveux,
elle s’est voilée avec le gémissement
et l’a passé derrière elle,
les sœurs les tantes les nièces
ont égrené les larmes sur la terrasse de la maison,
elles ont ôté le voile de leur tête
et soulevé un pont de plaintes,
les heures ont passé pesamment,
les combattants qui sont arrivés à la fin de la nuit
ne sont pas revenus avec son écharpe
ni avec sa bague de mariage
ornée d’un saphir bleu
ni avec son petit Coran,
même pas avec un fil de son manteau,
mais juste avec son briquet
et sa kalachnikov,
les femmes du village rassemblées
dans la cour de la maison
ont empli le ciel de leurs gémissements,
les hommes se sont défaits l’un après l’autre
comme les laines d’un vieux pull,
seul son petit enfant
serrait le briquet
serrait la citadelle d’Alep imprimée autour
couleur de terre,
il riait, riait, riait
aux voix des youyous noirs
qui tombaient à verse à verse
comme des douilles vides

 

Traduction : Shiraz al Faraj et Annie Salager 




Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Gabrielle Althen

 

I-

Action politique, ou méta-poétique révolutionnaire, je ne sais si je le dirai avec ces mots, peut-être parce que j’ai peur des grands mots, mais ce que je crois, qui est tout autant un principe qu’une tautologie, c’est que le langage, tout langage, y compris ce langage extrême qu’est la poésie, dit quelque chose à quelqu’un. Après quoi on peut raffiner sur la nature de ce quelque chose, visible ou invisible, physique ou métaphysique, et de ce quelqu’un.

Autant dire que la poésie me paraît être, (tant pis pour ses détracteurs), le contraire du solipsisme. Elle est adresse et suppose l’autre, et, puisque nous sommes des animaux sociaux, elle renvoie aussi à la vie en société, et donc à la politique, comme elle peut témoigner, directement ou indirectement de l’idéologie propre de ses auteurs. Quant à être révolutionnaire, pourquoi pas, parce qu’elle suppose un retournement ?  Cela mériterait un examen plus complexe que ce que je peux en dire aujourd’hui.

 

II –

Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve.

 

Ces mots, qui se trouvent au début du poème intitulé Patmos, sont à lire dans le prolongement des deux premiers vers de l’Hymne : Tout proche : Et difficile à saisir, le dieu ! (Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade p. 867)

Je rapprocherai volontiers ces vers de ce que Hölderlin écrit dans ses Remarques sur Œdipe : La présentation du tragique repose principalement sur ceci que l’insoutenable, comment le Dieu-et-homme s’accouple, et comment, toute limite abolie, la puissance panique de la nature et le tréfonds de l’homme deviennent Un dans la fureur, se conçoit par ceci que le devenir un illimité se purifie par une séparation illimitée. (Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade p. 957)

Le poète dit ailleurs que, dans ces relations de Dieu et de l’homme, ce dernier quitté par la divinité, finit par ressembler à une grève délaissée par le reflux de la mer.

Mais il assigne à la poésie de maintenir ouvert ce champ où se laisserait ressentir cette absence, voire cette infidélité de Dieu, des dieux ou du divin. Il lui assigne ainsi pour tâche de garder vivante le souvenir d’une aspiration, y compris quand elle n’a aucune chance d’être comblée, ce qui n’est du reste pas le cas dans L’hymne intitulée Patmos. Il y va d’une définition de la poésie et d’une définition de l’homme fondées l’une et l’autre sur une exigence sans limite. Nous ne sommes pas loin, en effet, de l’excès tragique

 S’agirait-il du fin fond du désir ? Péril, certes, mais aussi accroissement, ou tentative d’accroissement du possible. Peut-être, en effet, cela qui par soi seul, et par nature, déçu ou non, serait ce qui sauve. Salut par la seule ouverture à ce qui est plus grand que soi.

 

III –

Rilke  se réfère à peu près  au même repère dans ses Lettres à un jeune poète.

Il est clair pourtant qu’il m’est arrivé de vivre plus de 3 jours sans poésie.

Je répondrai simplement sur le fond par une expérience :  celle d’un service de réanimation, avec ses instants de conscience et ses absences.  Quelques vers y ont été conçus. De retour dans ma chambre, plus tard, j’ai voulu les noter. Ecriture  désarticulée, et caractères de plus de 4 cm de hauteur. Je n’ai jamais publié cette chose, qui pourtant m’importe. Mais j’avais compris que la poésie m’était une indispensable respiration.

 

IV –

Et si je le disais en rappelant une expression enjouée de ma grand-mère bretonne : grandir, si les petits cochons ne te mangent pas…Mais les petits cochons pullulent qui sont le détail, la perte de temps liées aux convoitises diverses, l’accessoire préféré à l’essentiel. Sans compter que les grands existent aussi. Bref, tout cela implique la bataille, y compris contre soi.

 

V –

La poésie pourquoi faire ? Pourquoi des poètes

 

Il me semble que Partage formel (Char) répond par un pari d’espérance à cette question. Un pari, tel le pari pascalien, c’est-à-dire par la volonté de s’en tenir à un choix contre l’absence de preuves et de certitudes (Mais Les preuves fatiguent la vérité, et je crois que l’aphorisme est de Braque plutôt que de lui).

D’où le caractère altéré de ces propositions, où l’on a voulu parfois entendre un ton péremptoire. Le va tout d’une vocation s’y désigne. D’où aussi ce titre admirable qui pose que la forme devient le repère de la véracité. Un repère de véracité  incluant le signe que le poème est de nature à « requalifier » l’homme.

La poésie est restauratrice, réparatrice, nécessaire donc, parce qu’elle est le langage d’une intensité existentielle. Parce que, quoi qu’elle semble dire, elle porte une espérance. Espérance, en outre, du seul fait qu’elle postule que le partage est possible et que ce partage est celui de l’essentiel et de l’intensité d’un vécu.

Et sur ce point je note ceci encore : ce que dit la poésie ne se limite jamais à sa thématique apparente, ciel bleu ou moins bleu, cafetière sur la table, paysages, occasions, circonstances, rencontres, et même amour et mort etc. La raison en est que ce qu’elle distribue, par delà  le vocabulaire qui la fonde, c’est la pulsation du vivre.  Une pulsation, une palpitation à partir de ce qu’elle pose comme un décor et dont elle fait le point de départ d’un trajet, - trajet invisible parfois et subtil toujours -, susceptible de rejoindre tout un chacun dans sa propre expérience. Il y a de cette façon dans la poésie (malgré son matériau qui est en général, de manière privilégiée, concret) une sorte de formulation comme abstraite, du vivre.

Par là, elle nous ressemble. Par là elle nous renseigne. Par là, elle aide à vivre.

 

 




ZÉNO BIANU

À l'occasion des 50 ans de la collection Poésie/Gallimard, vous faites partie, Zéno Bianu, des douze élus choisis pour fêter cet événement éditorial. Vient de paraître un beau livre, rassemblant deux ouvrages déjà parus chez Gallimard en grand format : Infiniment proche, publié en 2000, puis Le désespoir n'existe pas, publié en 2010.
La présentation biographique, à la fin du volume, se termine ainsi : « Toute son œuvre peut se lire comme un long poème-randonnée, dont l'architecture d'ensemble, en modulations et variations constantes, invite à reconsidérer la poésie comme une forme ultime d'engagement existentiel ».
La poésie avait-elle perdu considération ?

La poésie reste singulièrement considérable, et ceci dans tous les sens. Elle demeure, selon la puissante formule de Leopardi, le plus haut état de la langue. Mais c’est une énergie qu’il convient, disons, de réactiver cycliquement, de donner à lire et à relire… et à entendre encore et toujours.
La vraie question serait : le fameux « ça ne veut pas rien dire » lancé par Rimbaud n’aurait-il plus rien à nous dire aujourd’hui ? La poésie aurait-elle fini d’interroger les limites de notre compréhension ?
Et si, tout au contraire, en un temps de manque voué aux fabrications médiatiques, la poésie était — et restait — ce qui met à mal toutes les pseudo-compréhensions – une écriture d’intensité ?
La poésie ne serait-elle plus une urgence majeure ? N’y aurait-il plus vraiment de verbe capable d’irriguer notre présent, de risquer l’utopie ?
La poésie, au sens le plus chaviré, reste et demeure notre combustible. Notre combustible de création vivante. Notre voix centrale, celle qui rend la vie plus incandescente. La dévoile comme un territoire de perpétuelle nouveauté. Une voix qui nous dit que les raisons de se passionner n’ont aucune raison de disparaître.
Le plus haut état de la langue – et, peut-être bien, le plus haut état de la vie…

 

 

Qu'est-ce qui lui confère cette dimension ultime ?

Un surcroît de présence au monde. Là encore, la question serait : et si l’on pouvait toucher vraiment le cœur de la réalité ? Nous parlons ici d’une poésie qui excède le poème, ou plutôt, dont le poème est le précieux tremplin. Quelque chose que j’ai essayé d’approcher dans ma préface à Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle (Poésie/Gallimard), justement intitulé « L’état poétique ». Toute poésie qui ne relève pas de cette aventure intérieure me glisse des mains, me tombe des yeux et du cœur.

Plutôt que des réponses toutes faites, ne sommes-nous pas, au fond, des questions perpétuelles ? Des êtres-questions, traversés, toujours traversés… De ce questionnement qui nous fonde et nous habite, la poésie demeure pour moi la clef absolue : clef de sol, clef des songes, clef des champs. Ou, si l’on préfère, le chant, le rêve et la liberté. Inlassable, elle continue de se tenir au centre, obstinément, comme une pensée qui chante, fût-ce au cœur même du désenchantement. Elle dessine sans relâche la vraie géographie mentale de la planète. En ce qu’elle est le lieu où la langue bat son plein, elle marque et magnifie notre singularité, contre une société avide d’un clonage toujours plus vaste, contre ce qu’il faut bien appeler l’hégémonie de l’apparence.

 

 

Comment êtes-vous « entré » en poésie, Zéno Bianu ?

Mon premier poème écrit, je ne m’en souviens pas, sinon qu’il y était question du ciel et que ce ciel avait un «souffle au coeur». C’était en 1963, à Paris, j’avais douze-treize ans. Je lisais tout, sans jamais (dans mon souvenir) avoir appris à lire, surtout des romans « initiatiques », notamment Moby Dick  et  Voyage au centre de la terre. Au-dessous du volcan viendrait plus tard. Rituel de la lecture, rituel de la marche. La Grande Galerie et le vivarium du Jardin des Plantes constituaient mon territoire magique : espace de mélancolie et de jubilation. C’était en 1963, donc, en classe de cinquième, au lycée Lavoisier. Il y avait ce vers d’Hugo dans le poème « Enthousiasme »  : «Frères de l’aigle, aimez la montagne sauvage ! » qui ouvrait avec une vigueur toute hölderlinienne notre manuel Vers et Prose — classe de cinquième (Fernand Nathan), et cet autre vers évoquant « le voyageur de nuit dont on entend la voix », qui continue d’étinceler pour moi comme la figure même de la poésie.

Puis, Rimbaud a surgi, comme un grand déclencheur… Celui qui a cristallisé tout cela quand j’avais 14-15 ans. Rimbaud, qui exigeait l’éternité sur le champ. Rimbaud venu dire inimitablement la nécessité du départ intérieur et extérieur : « Départ dans l’affection et le bruit neufs. »

Dans un second temps, après la lecture vivifiante des surréalistes, ma passion pour Artaud s’est révélée fondatrice. De quoi s’agissait-il ? D’incarnation, encore et toujours. « D’accrocher - pour reprendre Artaud – certains points organiques de vie ». Je vois derrière cette exigence de vérité en acte  – exigence que j’ai retrouvée plus tard chez un Ghérasim Luca,  autre passeur ascendant, ciselant sans fin le noyau incantatoire de la langue – la volonté de donner inlassablement sa vraie chair à la parole, de mettre au jour sa teneur en chant.

 

 

Une prose ouvre votre livre Le désespoir n'existe pas, comme une sorte d'introduction ou de préalable à la lecture. Dans cet extrait, vous écrivez : « Des poèmes animés par un pari farouche : transformer le pire en force d'ascension. Des poèmes pour reprendre souffle et tenir parole. Ouvrir un espace aimanté, irriguer le réel dans une époque vouée à l'hypnose. Transmettre quelque chose d'irremplaçable : une présence ardente au monde, une subversion féérique. La poésie - ou la riposte de l'émerveillement ».

Au-delà du grand contentement à lire la claire énonciation du devoir du poète en nos temps négatifs, comment le poète actuel peut-il irriguer le réel du monde à l'instar de ce que réalisa, par exemple, Homère pour toute la civilisation méditerranéenne ?

Tout poète un peu sérieux devrait avoir l’ambition d’être un « irrigateur de la sensibilité contemporaine ». Revendiquant une œuvre qui ne craint pas de tout interroger. Mes textes entrent volontiers en résonance, comme dans une chambre d’échos perpétuels, avec les figures-limites de l’art : d’Antonin Artaud  aux Poètes du Grand Jeu, de Van Gogh à Yves Klein, de Chet Baker à John Coltrane. Tout cela, au fond, procède du même souffle. Facettes changeantes d’une polyphonie. Démultiplications de l’expérience. Poèmes, essais, théâtre, lectures publiques, anthologies, entretiens, traductions – la poésie demeure au centre. On se souvient que Cocteau avait classé son œuvre foisonnante en différents registres poétiques : poésie de roman, poésie de théâtre, poésie de cinéma, poésie graphique, etc.

Si je considère attentivement ma trajectoire, je constate que j’ai toujours été aimanté par une esthétique du partage. De mes premiers poèmes polyphoniques réalisés pour France Culture à la traduction des poétiques d’Orient, des haikus aux adaptations théâtrales, de l’anthologie sous toutes ses formes aux essais spirituels, mon parcours s’est toujours tenu, invariablement, du côté de la voix vivante. Il y a quelques années, j’ai tenté de concrétiser cette perspective dans un projet polyphonique intitulé « Constellation des voix », projet qui se situait à l’intersection de l’écriture poétique, de la musique et du théâtre – et qui fut mis en scène par Claude Guerre à la Maison de la Poésie de Paris. Un dialogue que j’avais écrit au « passé présent », une sorte d’opéra où un acteur (Denis Lavant, complice poétique par excellence) et un compositeur-percussionniste, Gérard Siracusa, répondaient à la galaxie sonore des poètes du XXe siècle, d’Apollinaire à Celan – de tous ceux qui nous ont laissé, dans les archives de la radio, la trace orale de leur poésie.  Un témoignage ardent de l’état  de poésie.

Il y avait là, dans le tourbillon continu de ces voix, quelque chose d’irremplaçable. Quelque chose de l’ordre du partage et de la transmission. Ouvrant dans l’instant une brèche sur un monde autre, qui tiendrait vraiment debout– un monde repassionné. Dans une époque vouée à la déréliction et à un renoncement hypnotique, ma poésie voudrait, avant tout, imposer une rupture ardente.

 

 

Vos poèmes, dans Infiniment proche, convoquent les étoiles, le paradis, le psaume, le credo, la dimension ascensionnelle, le dedans, mais aussi le vide et le sans lieu. Ne peut-on voir là l'importance de la tradition méditerranéenne, avec son pouvoir, avec son devoir alchimique ?

Ce devoir alchimique, ce pourrait être « poétiser par le feu », comme nous nous sommes risqués à le faire avec André Velter dans notre Prendre feu (Gallimard), qui ouvre une sorte de synthèse rédemptrice entre le soleil et la parole. Ou donner, par exemple, à entendre un Credo (l’un de mes poèmes fétiches) où se conjuguent le jazz, la Beat generation, le Grand Jeu et l’Orient. Autrement dit, traquer le feu sans âge, la révélation où affleure toujours un univers possible. Dans les mots, dans le souffle, dans l’attention exacte au réel, inventer des poèmes, entre séisme et lumière, semblables à des silex qui garderaient en eux les échos d’un chorus des profondeurs et l’éclat d’un embrasement souverain.

Étendre même les fastes d’Orphée jusqu’aux sources du Gange, comme j’ai pu le faire dans mon oratorio dansé Gangâ, avec Brigitte Chataignier et Alain Kremski. Faire tourner la parole à l’infini, et les poèmes comme des mantras de haute altitude. L’Inde, on le sait, a porté au plus loin sa méditation sur la correspondance intime du  cosmogonique et du phonétique, sur l’énergie universelle des phonèmes par laquelle tout existe. Donner un nom, selon la pensée indienne, c’est donner de l’être — au sens où le nom est l’être même de ce qui est nommé. Toute la création tourne ainsi dans la parole. Les choses sont — ontologiquement — issues des mots. Mieux, l’énergie, c’est la parole. Tout est fait de parole, rien n’existe qui lui soit extérieur — et tout y retourne. L’univers est perçu comme une surabondance vibratoire.

 

 

Les présences de Daumal et Gilbert-Lecomte vous accompagnent. Dans Initiation, vous parlez d'effondrement. À la différence des poètes du Grand Jeu, de quels moyens usez-vous pour faire l'expérience, dans votre œuvre constructive, de la confrontation à la mort qui, ici, « s'est endormie » ?

La vraie force du Grand Jeu, c’est de faire jouer sans relâche tous les contraires. Dans une réforme haletante de l’entendement. Dada et l’Orient. Orphée et Faust. Les Védas revisités par les Poètes du Chat Noir. Aventure éphémère, marquée au sceau de la révolte, de l’humour, de la spiritualité iconoclaste et de la prise de risque, le Grand Jeu prit l'allure foudroyante et contradictoire d'une comète collective. Avec mon anthologie consacrée aux Poètes du Grand Jeu (Poésie/Gallimard) et ma préface à La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent  de Roger Gilbert-Lecomte (où j’ai justement tenté d’éclairer cette notion de « Mort-dans-la-Vie »), j’ai voulu faire revivre, « réactiver » l’un des mouvements d’avant-garde les plus attachants du siècle passé, un moment de grâce dans l’histoire de la poésie, comparable, toutes proportions gardées, à l’irruption de Mai 68 dans le champ du politique. Moment qui a excédé de toutes parts la seule littérature en vue de créer un authentique courant spirituel, jouant à la fois de l’immémorial et de l’inouï. Tradition/modernité. Révélation/Révolution. Expérience et absolu. Après Rimbaud, et parfois jusqu’au tragique, les poètes du Grand Jeu ont témoigné authentiquement pour la poésie vécue. En ce sens-là, on peut tenir poétiquement qu’ils ont « endormi la mort » en vivant dans leur vie leur « mort à soi-même ». Écoutons attentivement le jeune Daumal, qui écrivait dès 1925 : « Il ne faut distiller qu’après avoir tout brûlé. » 

 

 

Alain Borer, dans la préface qu'il consacre à votre poésie, dit que vous êtes « un poète nucléaire, contemporain de la physique atomique. »
D'être contemporain de la physique atomique, qu'est-ce que cela induit, dans la langue, dans la vision, dans la responsabilité, dans la forme,  pour un poète ?

L’homme ne peut vivre sans feu, répètent les Upanishads, et comment faire vraiment du feu sans se brûler soi-même? Certains poètes, je songe ici à Gilbert-Lecomte, à Jean-Pierre Duprey, à Joë Bousquet et à bien d’autres, ne cessent de brûler ainsi, comme s’ils obéissaient à une loi d’effondrement inconcevable. Leurs réserves d’énergie épuisées, ils implosent et parfois se transfigurent, à la manière des trous noirs, dont la gravité croît jusqu’à retenir même la lumière. Ce sont, en un sens, des astrophysiciens de la poésie.

L’univers est en vibration constante. Apogée-déclin, plein-vide, aller-retour, ombre-lumière. Quoi de plus somptueux, de plus inspirant pour un poète ? Nous n’aurons jamais assez de souffle pour respirer le monde comme un mystère inépuisable. Le big bang recouvre encore le ciel de ses dernières lueurs. Tout, autour de nous, en appelle à l’infiniment ouvert, à l’expansion de notre radar intime. Tout s’aimante à la puissante énergie du désir. Traversée d’afflux incessants, scintillement d’autres logiques : supérieures, vibratoires, enchanteresses.

Le cosmos ne tient debout qu’en dansant avec le chaos.

Dans l’imprévisible bruissement chaotique, au fond du cœur comme au fond du ciel, éclosent en continu des spirales d’ordre. Un monde ordonné/ désordonné, un mandala qui toujours se dilate, un présent en devenir illimité, un océan de possibles. Autant de facettes tourbillonnantes pour décliner notre passion poétique du vivant.

 

 

Vous nommez le deuxième ensemble : Le désespoir n'existe pas.  Pourtant, le mot existe. Est-ce un titre conjurateur ?

Au sens où il s’agit d’écarter les ondes néfastes, oui. Les poèmes, comme le marque Michaux, sont peut-être les vrais exorcismes d’aujourd’hui, capables de « tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile ». Le désespoir n'existe pas est un titre que j’emprunte à Rabbi Nahman, l’un des maîtres les plus singuliers du hassidisme, auquel on doit des aphorismes tels que : « Dieu ne fait jamais deux fois la même chose. » Mais, puisqu’il est question de mots, soyons clairs, je ne dis pas « la souffrance n’existe pas », « le mal n’existe pas », ou « l’ignominie n’existe pas ». Je dis simplement qu’il est possible, tel que je l’ai vécu moi-même après une épreuve de vie, de « désespérer le désespoir » ou de « transformer le pire en force d’ascension ». Tenir parole sans cesser de reprendre souffle.

 

 

Vous ouvrez ce livre par un poème intitulé « Rituel d'amplification du monde », composé de dix parties commençant chacune par ce vers : Je commencerai pas être, renvoyant peut-être à la Genèse : Au commencement, Dieu créa  ainsi qu'à l'Evangile de Jean : Au commencement était le Verbe.
La situation de la poésie aujourd'hui doit-elle prononcer la parole au futur, par rapport au passé et à l'imparfait des Écritures ; ainsi que d'affirmer le pouvoir essentiel du poète ?

Rimbaldiennement, encore et toujours, la poésie se doit d’aller « devant », comme une raison raisonnant (résonant) sur un plan plus démesuré que la raison. Ce procès poétique fait à la raison discursive comme fonctionnement ordinaire de l’esprit, l’Occident contemporain ne l’a pas toujours exclu de sa réflexion.  Je songe aussi bien à l’aveu radical de Heidegger décryptant Hölderlin :« Le dernier pas, mais aussi le plus difficile, de toute interprétation, consiste à disparaître avec tous ses éclaircissements devant la pure présence du poème » – qu’à certain constat ébloui de Wittgenstein - « Ce qui est mystique, ce n’est pas comment  est le monde, mais le fait  qu’il soit ». Ou encore à Roland Barthes s’émerveillant devant le satori, qu’il définissait comme le « blanc qui efface en nous le règne des Codes, la cassure de cette récitation intérieure qui constitue notre personne ».

N’y a-t-il pas là le rappel d’un trésor autre, qui s’oppose au crispé d’une voie purement analytique, où l’esprit est littéralement coupé du cœur ? Quand vous commencez à écouter vraiment l’univers, allez-vous vous contenter de remplacer un académisme par un autre ?

Comme je l’avais écrit, en manière de slogan, il y a quelques années :

 

La poésie c’est
un réflexe de survie
une effraction continue
la persistance du souffle
le vrai coeur de la planète
le contraire de l’inhumanité croissante

 

 

En même temps que paraît ce volume chez Gallimard sort un autre beau livre, au Castor Astral, intitulé Satori Express. Est-ce un stade alchimique d'apothéose que ces parutions simultanées ?

Après mes quatre recueils consacrés à Chet Baker, Jimi Hendrix, John Coltrane et Bob Dylan – quatre porteurs de voix, quatre porteurs de vie –publiés au Castor Astral, je me suis attaché, avec Satori Express, à poursuivre, ciseler mon « autoportrait poétique » commencé avec Infiniment Proche et Le désespoir n’existe pas. J’entends ici « satori » dans son sens le plus radical : une suspension du sens ordinaire, un exercice de plongée dans le cœur du monde

 

 

La quatrième de couverture présente Satori Express comme une revisitation d'une certaine tradition de l'éloge. Pouvez-vous nous présenter votre Satori Express ?

J’ai conçu, composé ce livre comme un traité d’instants accomplis. « Apprenons à rayonner », disait fortement Jacques Lacarrière. Et peut-être, du reste, devrions-nous mesurer les poèmes à leur indice de rayonnement… L’éloge devient alors une sorte de nécessité organique, un hommage à toutes les icônes porteuses d’énergie qui façonnent une vie, la modulent et l’irisent. Surgissent alors comme de grands fantômes propulseurs Artaud, Gilbert-Lecomte, Joë Bousquet, Jack Kerouac, Jean-Pierre Duprey, tous ceux qui ont risqué quelque chose dans les mots de leurs vie ou dans la vie de leurs mots, afin que nous puissions – peut-être – y voir plus clair dans le grand puzzle de notre chaos/lumière.

 

 

Dans la liste de tous ces éloges fabuleux, l'un, à titre personnel, me touche particulièrement : celui que vous consacrez à Thélonius Monk. Quelle influence Monk a-t-il joué sur votre poétique ?

Il faut, d’une manière ou d’une autre, que le poème jazze. La découverte de Monk, avec ses ritournelles quantiques, sa façon de peler les notes comme des oranges, est liée à cette époque du milieu des années soixante, où je commençais vraiment à écrire, où après la trilogie fondatrice Baudelaire-Rimbaud-Lautréamont, je découvrais les Manifestes du Surréalisme, puis la Beat Generation, par l’entremise de l’anthologie publiée chez Denoël par Alain Jouffroy et Jean-Jacques Lebel. Pour quelqu’un qui entend confronter la poésie à d’autres champs artistiques, notamment à la musique, le déhanchement mélodique de Monk, sa grâce de l’irrésolution, sont de puissants vecteurs magnétiques.

 

 

Magnétisme, c'est un mot qui pourrait définir votre poésie. Quel mot, selon vous, la rassemblerait, la contiendrait toute, ce mot-étoile qui vous aurait guidé ?

Irisation, peut-être. Pour tenter de dire cette fraternité continue de la foudre et du silence. Ce tremblement interne, en art comme en amour, où la vie entre enfin en résonance.

 

Merci cher Zéno Bianu.