Gilles PLAZY

ARIANE 17
ou
LA POÉSIE DANS LES CATACOMBES

 

Un entretien de Gilles Plazy avec Denis Heudré

 

 

Journaliste, éditeur, poète, romancier, essayiste, peintre, photographe, vidéaste, qu'est-ce qui peut expliquer cette frénésie créatrice ?
 

Il y eut d’abord, très tôt, l’écriture, poésie en romantisme adolescent (spleen et ironie) ; puis, culture aidant (études universitaires, ambition littéraire et formatage professionnel) l’emprise de la prose, d’information (journalisme), de réflexion (essais), de fiction. Mais la poésie, plus ou moins vaillamment, en passion première, désir inéluctable malgré sa résistance – et désormais obsession essentielle.

La peinture vint sur le tard, soudain, et aussitôt compulsive, dans un retrait de la poésie, une résistance de la langue. Elle-même en impasse appela la photo, d’abord argentique puis numérique et menant logiquement à la vidéo. Quant à l’édition, elle fut un peu en activité professionnelle, puis par envie de prendre moi-même en charge mon travail en poésie et de faire, si possible, profiter quelques auteurs de mon “expertise” en ce domaine qui plus que tout autre m’est cher.

Un demi-siècle d’activité m’a permis de mener ainsi plusieurs vies conjointes ou divergentes, simultanées ou successives. Non sans un désordre certain. On peut dire dispersion, ou bien recherche d’une identité, d’une voie en laquelle s’accomplir. L’âge venant (étant déjà bien venu), je vois cette agitation peu sereine (et encore en cours) comme efficace anxiolitique et, bien que prolifique, peu généreuse, tant est mince le bilan que j’en fais. Mais sans doute fallait-il que j’en passe par là pour être tel que je suis aujourd’hui, peu soucieux d’une biographie que je laisse volontiers derrière moi au moment où il me semble que je puis disparaître derrière un livre, Ciel renversé, que je tiens à poser sur elle comme un sceau éludant toute anecdote.

 

 

Vous partagez votre temps entre Paris et la Bretagne, quels lieux vous inspirent-ils le plus : les quais de Seine ou les rivages de l'océan ?

Parisien de fait et depuis vingt ans agrippé sur la côte du Finistère (la Manche d’abord, puis l’Atlantique), je suis sans racines, peu intéressé par ce qui me vient d’une transmission familiale et je reprends volontiers à mon compte l’ironie de Georges Brassens sur ceux “qui sont nés quelque part” (que me pardonnent quelques amis bretons si bien enfants de leur terroir !) d’autant plus que je suis né dans un pays que je ne connais pas et dans lequel une guerre mondiale fit qu’il fut à inscrire sur mon acte de naissance.

Paris, c’est pour moi comme l’eau d’un aquarium en lequel j’aurais nagé depuis presque toujours (et les poissons n’ont pas de racines) ;  c’est le territoire dns lequel j’ai le plus marché, joué, travaillé, aimé ; c’est la ville de Baudelaire, ded Lautréamont et du surréalisme. La Bretagne, c’est le Finistère, Trégor d’abord, Cornouaille ensuite, qui s’est imposé à moi parce que sans doute il était par quelque mystère inscit en moi de tout temps. J’y ai fait construire une maison devant l’océan et c’est là que je respire au mieux, que je travaille, que j’exulte.

A Paris comme à Trévignon je me sens chez moi, à moins que je ne me sente vraiment nulle part chez moi. De l’un et l’autre je me nourris ; quant à ce qui m’inspire, sans doute est-ce quelque quelque flamme dans la nuit en moi (l’inconscient en poésie m’importe plus que l’objectivité).

 

 

Quels auteurs bretons auriez-vous aimé éditer ?

Ceux que j’ai édités, Bretons de racines ou Bretons de choix : Anne de Szcypiorski, Daniel Kay, Emilienne Kerhoas (et son préfacier Marc Le Gros), Chloé Bressan, Alain Le Beuze, Denis Heudré… Cela s’est fait ainsi parce que mes complicités sont désormais principalement bretonnes, mais la Sirène, bien qu’océanique par nature, ne tient pas à être spécifiquement armoricaine. J’ai aussi grande estime pour quelques autres écrivains bretons qui, je l’espère, auront peut-être, un  jour, envie de plonger dans les eaux confidentielles de la Sirène étoilée, édition fièrement marginale.

 

 

Ciel renversé, votre dernier ouvrage de poésie, place Edmond Jabès en exergue. Que vous a apporté cet auteur dans votre démarche en poésie ?

Jabès, parce que l’obsession mallarméenne du Livre, l’écriture comme voie de l’accomplissement de soi, et pour le questionnement et l’approfondissement ; pour une conception hautaine de la poésie. Mais ce n’est pas celui qui m’a le plus nourri, influencé. Je dois plus, en poésie, à René Char (pour m’en tenir à la langue française), qui m’a tellement influencé que j’ai eu du mal à me dégager de sa force rhétorique, ce que je n'ai pu faire qu'à la suite du choc salutaire que m'a été la lecture de Paul Celan.

 

 

On apprend à la fin de l’ouvrage que le premier poème « L’homme-alizé » évoque la mémoire de Nicolas Dieterlé. Pouvez-vous présenter ce poète disparu trop jeune et trop méconnu ?

Nicolas Dieterlé (1963-2000) fut l’auteur d’une œuvre double, littéraire et plastique, de haute tenue. Son exigence spirituelle se nourrissait d’une vive aventure de l’imaginaire et sa mort volontaire s’est apposée sur l’une et l’autre comme un sceau magique alors que de son vivant elles étaient restées dans l’ombre. Une exposition de quelques-unes de ses œuvres à la galerie Frédéric Moisan (Paris) fut pour moi une de ces rares révélations qui magnétisent et, à le lire, je fus saisi d’entendre une voix comme peu vous parlent de cœur à cœur. Internet en dira plus à qui le voudra.

 

 

Le ciel, la pierre, le vent sont très présents dans cet ouvrage, mais pas trop la mer. Ce Ciel renversé a-t-il été écrit à Paris ?

Je ne suis pas marin, bien que fils et petit-fils de marin, mais obsédé par la mer, auprès de laquelle il m’importe de vivre et dans laquelle je nage autant que possible. Le Vieux Marin de Coleridge, que je nomme en français, dans l’adaptation que j’ai faite du poème Coleridge, Le Marin de Jadis, est pour moi le texte d’un mythe fondamental depuis qu’un professeur de lycée me l’a fait connaître, l’année de mes seize ans. Mais il est vrai que la mer, pour moi, se prête peu à la parole. Il se trouve aussi que Ciel renversé, quoique élaboré à Trévignon, fut pour l’essentiel, à part le poème Ariane danse ailée, écrit en marge d’œuvres d’écrivains (et en leur hommage) peu portés vers la mer (Rilke, Celan, Sachs, von Bingen). Et la Pierre Noire dont j’ai fait le titre d’une collection de petits livrets est le Men Du, rocher qui saillit au large devant mes fenêtres.

 

 

Vous dites dans Les mots ne meurent pas sur la langue (éditions Isabelle Sauvage, 2014) : « Seule fait poésie dans la langue une certaine force de flamme qui la brûle, ou de glace qui la gèle. » Ce Ciel renversé est-il donc un ciel de flamme ou un ciel de neige ?

Flamme et neige ensemble pour qui ne craint pas l’oxymore. Foudre dans les ténèbres ou bleu inversé en rouge. Et, sur nos têtes, clôture sans au-delà possible. Icare ainsi d’avoir volé trop haut se brûla au soleil et plongea dans la mer où je veux croire que le recueillit quelque bienveillante sirène.

 

 

On croise aussi dans vos pages les Argonautes, Narcisse et Orphée mais aussi Horus, Abel, Lilith, la kabbale, Ezéchiel, les dieux, les anges et puis Alice et la Gradiva. Vous vouliez convoquer ici toutes les mythologies ?

Point ici d’ambition encyclopédique non plus que de carte excessive comme il y en a dans des restaurants où trop de choix rend méfiant sur la qualité des mets. Mais une curiosité large et une cueillette sans retenue au fil des rencontres. Surtout la certitude que tout mythe est riche d’une vérité profonde qui s’offre à qui n’a pas l’esprit balisé par les clichés de l’ordinaire. La rencontre de la mythologie grecque et de la psychanalyse fut un événement majeur de l’histoire du vingtième siècle et toute autre mythologie mérite autant d’être interrogée, même expérimentée. Aussi ne m’intéressent vraiment que les auteurs, les artistes qui s’aventurent dans ce champ. Quant à la Sirène étoilée qui est la marraine de ma petite édition, elle a une figure en l’arcane 17 du tarot, l’Etoile, à laquelle André Breton dédia un de ses plus beaux livres. “Telle est devenue, on dirait, la condition naturelle des dieux : apparaître dans les livres. Et souvent dans les livres que peu de gens lisent.” (Roberto Calasso, La Littérature et les dieux, Gallimard, 2002).

 

 

Ariane, quant à elle, revient dans une « danse ailée » après qu'elle eut déjà lancé les dés dans un autre de vos précédents recueils (Ariane lance les dés, La Sirène étoilée, 2012). Dans toutes ces mythologies, que vous inspire Ariane en particulier ? Quel est selon vous le fil qui nous permet de ne pas nous égarer dans cette vie ?

Que notre vie se démène dans un labyrinthe, chacun de nous n’en a-t-il pas l’expérience? Qu’il n’y ait dedans pas d’autre minotaure que nous-mêmes c’est ce qu’il nous faut apprendre et si fil rouge peut nous aider à en sortir il me plaît de croire qu’il peut nous être tendu par la main de lumière de quelque Ariane mystérieuse, plutôt danseuse qu’enseignante, ou sirène issue de l’onde, qui pourrait bien aussi se dire “Ariane 17”. Encore n’interviendra-t-elle qu’en faveur de celui qui a fait intensément l’expérience de l’égarement.

 

 

Avec votre Sirène étoilée, n’avez-vous pas créé votre propre mythologie ?

A chacun sa mythologie sans doute, mais peut-être lui est-elle plus donnée qu’il ne la crée. Dans une mythologie, quelle qu’elle soit, le sens n’est jamais clos, toujours en mouvement et se donnant selon la vision que chacun s’en fait, en fonction de sa propre expérience. Ma propre mythologie est vague, ouverte, dynamique et la Sirène étoilée peut bien en être la figure centrale, comme ordonnant autour d’elle la danse des mythes qui à un moment ou un autre peuvent m’être des repères, mythes d’une ou l’autre tradition ou œuvres et vies d’écrivains, poètes, artistes qui ont pris pour moi une telle dimension.

 

 

On sent aussi à vous lire un intérêt pour le « passé gaélique » d’Irlande ou d’Ecosse, peut-être pour leur puissance à la fois mythologique et mystique ?

Notre culture, en France, selon la tradition dominante, est judéo-gréco-chrétienne et ce qu’il y eut d’abord de celte sur notre terre y fut occulté, tout de même résistant dans l’ombre. Cela en Irlande et au Pays de Galles (plus vivement qu’en Ecosse) est resté plus vif, quoique surtout réduit à des éléments folkloriques en raison de l’absence de littérature écrite et de la soumission à l’apostolat chrétien. Que saint Patrick en soit le héros est une ironie qui me sidère ! Sur ce terreau celte, qu’on aurait tort de réduire à ses traces dans les îles britanniques et quelques foyers bretons, s’est constituée la première Europe, antérieure à celle imposée par Rome (voir mon Abécédaire des Celtes, Flammarion, 2001) Quant au rapport du “passé gaélique” et de la poésie le mieux est d’aller voir La Déesse blanche de Robert Graves (Editions du Rocher, 1979)

 

Je trouve l’image de ces fleurs qui « sont les paupières des héros morts » très émouvante quand on la rapproche des tombes des victimes de la shoah évoqués dans le poème intitulé Derrière l’étoile - Tombeau de Nelly Sachs. Ceci n’est pas une question, juste un moment d’émotion. Vous n'êtes pas obligé de répondre...

Une poésie en laquelle tout s’explique, se justifie, se thésifie n’est pas, à mon sens, vraiment de la poésie.

 

 

“Le vent qui mémorise la langue des morts” passe sur les tombeaux de Paul Celan et de son amie Nelly Sachs. Quel lien pour unir ces deux-là avec Nicolas Dieterlé et Hildegarde von Bingen ? Une certaine forme de mysticisme ?

La poésie, à moins de n’être que dérisoire habileté sur les tréteaux du loisir culturel, a toujours plus ou moins maille à partir avec la folie et la mort. Elle sourd en débord des balises de la raison et du bien-penser. Paul Celan et Nicolas Dieterlé se sont donné la mort, de même qu’Anne de Szczypiorski, dont je suis fier d’avoir publié L’Atmosphère est saccagée. Paul Celan et Nelly Sachs ont connu quelques mésaventures psychiatriques. Rainer Maria Rilke lui-même n’était pas psychologiquement très solide. Quant à la nonne visionnaire Hildegarde von Bingen, plus que mystique elle fut un grand écrivain hanté d'images fantasmatiques.

 

 

Vous dîtes « le jeu du monde se pose dans ta main entre l’oubli et le vertige », comment vous placez-vous dans ce monde du XXIème siècle ? Pensez-vous que chacun possède les clés pour gagner à ce jeu dangereux de la vie ?

J’ai appartenu pendant plus de cinquante ans au vingtième siècle ; sans doute connaîtrai-je moins du vingt-et-unième, dont nous pouvons être sûrs qu’il est imprévisible. Je ne puis être de moi-même que le contemporain, mais je crois (et je tiens à cette idée) que la poésie, qui en ses formes ne peut être que de son temps, n’en est pas moins en son essence intemporelle. Mais au jeu de la poésie, comme à celui de la vie il n’y a rien à gagner et si clef peut nous être utile c’est celle qui nous ouvrirait la quatrième dimension, dont la poésie tente autant que se peut d’être la parole.

 

 

Ce Ciel renversé marque-t-il la fin du paradis ?

Le paradis n’a ni début ni fin. Ce n’est qu’un thème mythologique, à étudier comme tel. Et c’est en mythologies que devraient être considérées les trois religions monothéistes qui se disputent la figure de Dieu et qui ont pris en otage la spiritualité (la capacité de toute personne à faire l’expérience de la quatrième dimension), cet élan de l’homme vers son accomplissement.

 

 

Vous avez déjà écrit votre vision de la poésie dans votre précédent ouvrage Les Mots ne meurent pas sur la langue  (lire ici la note de lecture rédigée par Anne Malaprade sur le site Poezibao), dans ce Ciel renversé vous la qualifiez de “désorientée”, comment voyez-vous évoluer la poésie à la fin du siècle ?

La poésie, par nature, ne peut qu’être désorientée, toujours en quête d’un orient qui se dérobe à elle. Ainsi échappe-t-elle à toute saisie définitive, aventure sans cesse à recommencer, expérience singulière que chacun, la prenant à son origine, ne peut que la mener en impasse puisque de poète en poète elle n’avance pas. Je la vois, dans l’inintérêt général qui est son lot, dans l’envahissante médiocrité du bavardage (et la poésie elle-même est envahie par un tel flot de petites crottes narcissiques qu’elle doit porter le fer à l’intérieur d’elle-même), dans l’oppressante bêtise techniciste, dans l’étroitesse rationalisante, perdurer coûte que coûte, ainsi qu’elle le fait déjà, en quelques catacombes.

 

 

Sans vouloir vous enfermer derrière une étiquette à code à barreaux, comment qualifiez-vous la poésie de ce Ciel renversé ?

Je donne ma langue à Bastet, déesse égyptienne à tête de chat, solaire et joyeuse.

 

 

L’interview peut-il être un exercice poétique ?

Permettez-moi de distinguer à la suite de Mikel Dufrenne le poétique de la poésie (Mikel Dufrenne, Le Poétique, Presses Universitaires de France, 1973). Le premier désigne une expérience sensible, la seconde une pratique singulière de la langue. Donc oui, ”exercice poétique” au sens large, ce peut l’être, mais ici, titillé par vos questions, je me suis placé sur une ligne d’analyse qui s’est portée sur ma propre expérience de la poésie et je n'ai aucunement fait acte de poésie.

 

 

Dernière question : quelle est votre prochaine activité pour la fin de journée : photo, écriture, vidéo, peinture, édition ?

Dormir et, je l’espère, rêver.

 

Janvier 2015

 

 

 

 




Martin Harrison

traduit et présenté par Marilyne Bertoncini

 

Martin Harrison, brillant poète-philosophe australien et enseignant révéré, était sur le point de publier un nouveau recueil, intitulé Happiness, quand il est mort d'une crise cardiaque, à 65 ans, le 6 septembre 2014 - j'attendais le dernier retour de notre manuscrit, Rainbow Snake - Serpent-Arc-en-ciel , que  publie Recours au Poème éditeurs en 2015. Je n'ai rencontré Martin Harrison que trois fois, lors de séjours qu'il fit en Europe ou en Tunisie – la première en 2008, je crois, alors qu'il était en résidence d'écriture à Paris. J'avais commencé à traduire ses poèmes pour la revue franco-anglaise La Traductière, et Il avait alors fait le déplacement sur Nice pour me rencontrer. Il est par la suite revenu, et un projet de publication est né. Quant il est mort, j'ignorais qu'il était désormais, ainsi que le décrit Martin Aitken, sur un fauteuil roulant : son enthousiasme, sa bonne humeur communicative me laissaient espérer de pouvoir lui faire visiter la chapelle Matisse à Vence, que nous n'avions pu voir lors des précédents séjours : grand connaisseur de peinture, il adorait ce peintre et expliquait merveilleusement son rapport à la culture aborigène... Jamais dans ses courriels il ne m'avait laissé deviner son état réel. C'était un homme charmant, chaleureux, attentif, d'une très grande ouverture d'esprit et de grande culture, et d'une extrême simplicité. J'ai le souvenir de promenades le long de la plage en hiver, de visites chez les antiquaires, d'échanges sur ses poèmes ou sur la poésie française, de repas "en famille"... Au cours de ces huit années où nous avons échangé à propos de notre recueil bilingue s'est tissée une correspondance au long cours entrecoupée de vides dont je comprends désormais la cause, de son côté . Chacune de ses lettres était précise, détaillée, pleine d'enseignements et d'encouragements – j'ai appris beaucoup  - sur l'Australie, la poésie, et moi-même, à travers ce travail avec Martin, dont l'énergie nous avait fait envisager, dans la foulée, une anthologie de la poésie contemporaine australienne, qu'il me faudrait poursuivre seule...

            Quand son assistant, Nick Keys, m'a annoncé sa mort, pour moi complétement bouleversante, il m'a précisé ceci, qui m'a profondément touchée et, étrangement, rassurée : "Je suis très triste de devoir vous écrire pour vous informer que Martin Harrison est décédé ce week-end. Il est mort d'une crise cardiaque dans sa voiture, le long de la rivière Hawkesbury. Quelques jours avant, en revenant de chez Martin pour rentrer en ville, j'ai vu un arc-en-ciel au-dessus de la Hawkesbury (...)" -

Marilyne Bertoncini – février 2015

 

note – L'interview de Martin Harrison par Adam Aitken[i] présente un regard personnel et intéressant sur la poésie australienne et contemporaine. Elle est précédée d'un bref texte qui la resitue dans son contexte. Les dimensions du "pays" Australie – île et continent à fois -  la variété extrême de ses paysages, et de sa faune, des cultures, locales ou immigrées (d'Europe, d'Asie...) en différentes époques, les influences artistiques ou politiques, au cours des siècles, et le souci permanent, dans un pays-continent relativement jeune, de créer une culture nationale commune, intégrant désormais la population autochtone, longtemps méprisée, rendaient nécessaires quelques notes de fin de texte, sur les poètes australiens ou les courants littéraires cités.

 

***

 

J'ai rencontré Martin Harrison pour la première fois en 1985,  à Newton, New South Wales. J'étais étudiant et apprenti poète à l'université de Sidney, et nous étions voisins. Je traînais avec un groupe de poètes qui se réunissaient à l'hôtel Courthouse, sur Australia Street, à quelques pâtés de maison au nord de chez Martin, un groupe constitué par John Forbes,  John Tranter, Pam Brown, Gig Ryan, Laurie Duggan, Dipti Saravanamuttu, Jan Harry, Joanne Burns, Rae Desmond Jones, and Chris Mansell[ii].... parmi d'autres. Martin appartenait à la scène littéraire, mais ça ne me rebutait pas parce que je le trouvais immensément intelligent, chaleureux, spirituel, et il soutenait les jeunes poètes.

Douze ans plus tard, Cordite Review m'a demandé d'interviewer Martin chez lui, dans son appartement de Darlinghurst. A cette époque, j'avais déménagé à Wollombi, à deux heures de route au nord de Sidney. Son second livre, The Kangaroo Farm, venait de sortir chez Robert Adamson et Juno Femes Paper Bark Press et j'avais été frappé par la façon dont ce livre entrait en résonnance avec les discussions que nous avions entre poètes à cette époque. Martin était alors au département d'écriture créative de l'université de technologie de Sidney. Sur la demande de  Cordite, j'ai cherché à le rencontrer pour l'interviewer. Il fut enthousiaste. Je ne pouvais pas le savoir alors, mais j'allais étudier à l'UTS de 2000 à 2004, puis y être employé comme lecteur – et même enseigner avec Martin pendant un ou deux semestres.  Je l'ai rencontré régulièrement jusqu'à sa mort en septembre 2014.

La dernière fois que j'ai vu Martin, la faculté d'art était en crise, sa santé très mauvaise, il était cloué en fauteuil roulant, mais continuait à s'inquiéter pour ses doctorants. La faculté de l'UTS était en pleine tourmente financière. Il était, malgré tout, incroyablement chaleureux. Ses  derniers mots furent des conseils – il m'a dit de rester là, qu'il y aurait toujours du travail pour moi à l'UTS. Ce fut extrêmement important  pour moi.

J'ai assisté au service funèbre en mémoire de Martin au NSW Writers Center le 14 septembre ; incapable de dormir cette nuit-là, je me suis rappelé l'interview... Je l'ai cherchée sur internet et l'ai retrouvée, archivée sur Pandora. En la relisant, j'ai été frappé par sa fraîcheur, son enthousiame débordant et les opinions justifiées (avec une touche de polémique) caractéristiques de Martin. Il pouvait parler de poésie à très haut niveau technique, et appliquer sa vaste connaissance des langues, de la peinture, du son, de la science et de la philosophie moderne à une poétique plutôt romantique, d'un mysticisme vitaliste et transcendental. L'oeuvre de Martin penchait vers celles de Les Murray et Robert Gray[iii], poètes qu'il respectait, mais enracinée dans un autre type de vie cosmopolite, dans la sensualité et la matière, dans l'expérience d'émotion et de perception délivrées de la poétique nationaliste australienne... toutes choses qui font sens pour moi. Je dois admettre qu'en 1997, j'ignorais tout de son intérêt pour l'écopoétique, c'est pourquoi il est intéressant aujourd'hui de réfléchir au chemin parcouru par la poésie de Martin et les poétiques australiennes depuis cette interview. Il me semblait à l'époque qu'il critiquait ma position poétique, mais cela ne faisait que rendre nos échanges plus intéressants. Au moins, pour Martin, cela devait être "intéressant".

C'est l'un de deux seules interviews publiées de Martin Harrison, ce qui est contradictoire pour un poète qui aimait parler. Ce qui suit est une version abrégée, publiée, de notre conversation enregistée avec un Walkman Sony.

Adam Aitken, Sydney, 14 September 2014

 

***

 

Adam Aïtken  - Comment votre travail à la radio a-t-il influencé votre poétique?

Martin Harrison – L'électronique et les médias m'ont toujours passionné, et j'ai aussi su, très tôt, que j'aurais travaillé à la radio – dans ma vie, c'est relié à plein de choses venues de l'enfance : la radio est souvent une expérience enfantine pour les gens. C'est là que commence votre amour des choses. Et puis, je crois que l'écriture n'existe pas seulement pour la page. On écrit aussi pour des films et la télévision ou d'autres sortes de média. C'est une part de l'environnement dans lequel je vis.

 

AA – Vous semblez utiliser les images de façon linéaire, comme le ferait la télé.

MH – Oui, je m'efforce d'écrire une poésie qui vive dans ce monde où l'on regarde la télé, écoute la radio, va au cinéma. Et j'ai beaucoup réfléchi à ce que signifie l'image poétique de nos jours : il faut repenser à chaque génération la définition classique d'Horace – pictoria poesis. Je voudrais que mon oeuvre coexiste avec les  canaux de perception contemporains. Je m'intéresse au type de détail procuré par un appareil photo avec lequel l'écrivain est familier.  Prenez un lieu, une scène ou un personnage :  il y a quelque chose dans la façon dont les images rendent compte de cet objet, et dans la façon dont l'attention s'attarde sur ce qui est produit par l'image. Ça définit une sensibilité contemporaine. J'aime ce type d'attention.

 

AA – On pense en général que l'influence de la radio et de la télévision sur la poésie est un phénomène récent, mais en fait, dans votre oeuvre, vous devez beaucoup à l'esthétique de Roland Robinson[iv]. Il soutient : 'L'important est de continuer à bouger". Je pense à votre poème "La lune contemplée dans le crépuscule sorrentin". Vous écrivez "la lune perceuse", "lune de savoir éternel", et vous écrivez aussi que "tout, là, était à l'opposé de ce que je sentais". De quelle façon ces idées trouvent-elles origine dans la poésie de Roland Robinson?

MH : Je voulais écrire une élégie pour Roland ; Il a publié certains de mes premiers poèmes. J'admirais son travail et je l'aimais beaucoup. C'était essentiellement un humain profondément généreux... un homme avec une mémoire et une énergie exceptionnelles. C'était quelqu'un qui, de façon subtile, vous faisait changer d'avis sur la nature de l'expérience locale. Dans ce poème, je voulais faire ressortir la matière sonore du travail de Roland. Je regrette de n'avoir jamais pu l'enregistrer, comme nous maintenant, et de conserver sa conversation. Il passait de la conversation à la poésie et de la poésie à la conversation. Il a passé beaucoup de temps à voyager à travers toute la Nouvelle Galles du Sud,  sur les côtes nord et sud, et dans certaines zones intérienres – pendant et après la guerre, il voyageait et rencontrait surtout les populations locales aborigènes, et il  écrivait leurs histoires.

 

AA – D'une certaine façon, dans votre poésie, le "Je "– le poète – fait un pélerinage dans différents paysages – une apparence de pastorale– mais différente des pastorales de David Campbell[v]. Quel sens donnez-vous  au fait d'écrire le paysage australien comme un effilochement des mythes plutôt qu'un renforcement du fossé entre ville et campagne?

MH – Cette dialectique n'a plus de sens. Je ne nie pas l'existence de différences régionales en Australie, les citadins les sous-estiment. Les habitants des villes se représentent très mal l'image qu'on en a dans certaines zones du Bush. C'est vrai. Je n'ai pas l'intention de discuter pour savoir si le pays est une sorte d'espace idyllique. Ce qui m'intéresse, c'est d'en parler comme d'une invention technologique autant que d'une invention de l'espace urbain.  Cet aspect est constamment sous-estimé, on n'en comprend pas l'importance. Il me semble que dans ce pays, il faut avoir un sens de l'espace sur plusieurs dimensions. Je sais que ça peut être très dérangeant, parce que l'attachement et la mémoire ont plusieurs niveaux, mais pas comme si plusieurs histoires se déroulaient parallèlement. Je veux dire que votre attachement à une maison, une pièce, un point de vue est vôtre, et il résonne d'une infinité de façons. Mais c'est un peu différent de ce que je veux exprimer, en disant qu'il faut avoir d'une certaine manière cette double vision des espaces et des lieux. Ils appartiennent à des histoires multiples – ils appartiennent à des histoires aborigènes, des histoires de pionniers, des histoires contemporaines etc. Il faut parfois rassembler tous ces aspects, c'est pourquoi j'essaie de conserver ouverte cette possibilité dans les poèmes.

Vous mentionnez l'élégie à Roland Robinson. C'est l'une des raisons pour lesquelles la lune devenait importante dans ce poème. J'essayais de dire une version de la lune. Une version aborigène en quelque sorte. J'essaie de faire tenir deux lunes dans cette histoire – la lune de Diane et la lune des réincarnations qui apparaît dans un grand nombre (mais pas toutes) d'histoires aborigènes de la lune.

Je ne crois pas que je puisse écrire pour tout le monde. Je ne crois pas à la notion de "coeur" de l'écriture, ou de coeur du pays, ou d'un sens de la terre. J'essaie d'écrire une poésie proche de la personne que je suis – je suis essentiellement un européen-australien. Mais, j'essaie d'écrire une poésie que tout le monde, en particulier les indigènes australiens, pourraient lire sans la ressentir comme un travail de colonisation. Et ce pourrait être l'une des différences entre nombre des poésies pastorales que j'ai lues par le passé et que j'admire, et ce que je voudrais faire dans The Kangaroo Farm.

 

AA : j'aimerais parler de votre version de "Australia" de A.D Hope[vi]. Vous avez réécrit Hope, vous l'avez critiqué, mais on sent aussi de la sympathie pour son poème.

MH – Je suis un grand admirateur de ses poèmes. C'est l'un des poèmes plus les politiques les plus pointus qui ait jamais été écrits. Mais de toute évidence, d'un point de vue contemporain, c'est un poème qui semble écrit par quelqu'un qui se tient toujours dans un espace virtuel, dessinant la carte du pays de l'extérieur. L'ensemble des figures de style tourne autour de l'idée d'aller "là-bas", dans cet espace étranger, et du plaisir de pouvoir en revenir. On peut se demander où exactement Hope doit-il revenir? Il revient à un espace imaginaire et philosophique. L'autre, le troisième pays, ni ici ni là. Mon poème n'est pas seulement une parodie du sien, j'ai essayé de le resituer, littéralement, je suis monté en avion comme une sorte de critique d'art intellectuel, qui réfléchit à l'aspect abstrait du paysage survolé, se demandant si on peu observer la nature en Australie avec un regard réaliste selon la tradition – si ça peut signifier quoi que ce soit.

 

AA – Le poème "Australia" est tout à fait une vue aérienne. Vous rendez hommage aux peintres des années soixante. Dans le poème 'Rice Fields near Griffith", vous choisissez une vue au ras du sol, mais la vue aérienne du paysage est celle des Aborigènes , et vous jouez avec.

MH – Oui, en fait, mes propres voyages dans les régions visitées par  les peintres des antipodes m'ont donné un sentiment tout à fait différent du pays. Et la raison pour laquelle ils avaient décidé de le voir depuis les airs m'a laissé perplexe. Il m'a fallu du temps pour comprendre que leur façon de voir le pays était aussi artificielle que n'importe quelle autre, et  qu'elle était aussi influencée par les tendances internationales de la peinture, les  aplats, l'abstraction,  que par tout ce qu'on peut rencontrer.

 

AA – Pour revenir au poème "Australia", vous écrivez "un réaliste ne le verrait pas ainsi", ce qui m'étonne, parce que vos poèmes sont pleins de détails précis - mais vous ne vous considéreriez pas comme un réaliste.

MH – En effet. Le poème est écrit pour Robert Gray[vii], qui se considérait lui-même comme une personne intéressée par le monde objectif et une certaine forme de réalisme. Je me disais, voyons, il y a tant de choses qui ne semblent pas pouvoir entrer dans ces catégories. Il faut trouver les façons les plus bizarres et les plus extraordinaires de parler de ce qui se passe littéralement sous nos yeux. J'en parle comme de "la perspective singulière des voyages du Xxème siècle" Je ne dis pas que cette façon de regarder les choses soit meilleures ou pire, mais il faut en tenir compte. J'ai toujours un problème quand on laisse de côté les "évidences", comme la façon dont on voit les choses en bougeant, ou le fait que l'on porte aux choses cette attention qui s'attarde sur les détails, tout en étant extrêment rapide. D'autres formes d'images venant de la télé ou du cinéma influencent aussi notre perception. On ne voit pas le monde comme ceux qui vivent dans une culture de peinture ou d'image imprimée essentiellement statique.

Se pose aussi la question de dire avec exactitude ce qui est devant vous,  depuis le mouvement jusqu'aux relations spatiales, aux rapports de taille, ce qui existe dans ce pays  n'existe nulle part ailleurs. C'est totalement spécifique. Chaque endroit est fondamentalement différent et il faut apprendre à voir les choses.

 

AA – Vos poèmes semblent se délecter des faits liés aux lieux – particulièrement de la sécheresse du paysage australien, ce que les poètes australiens trouvent difficile à faire, puisqu'ils ont un certain idéal européen du paysage. Dans la série de poème "Icons", et particulièrement dans le poème "Prodigal Son", un fermier revient pour constater l'état de décadence du pays, et vous concluez  le poème par "désaveuglé, il vit l'endroit de nouveau".

MH – Il y a quelques années, j'ai commencé à être très affecté par l'état du pays. Dans ce poème, le fait d'être en mesure de voir de nouveau pour la première fois était donné, non pas comme quelque chose de différent, mais comme une chose nouvelle. C'est un sentiment de renaissance. Et ce n'est pas nécessairement lié à la nature.

 

AA – Dans le quatrième poème de la série, 'Portrait d'un vrai républicain", vous utilisez "vrai" de façon ironique, et la voix me semble nostalgique ; le poème ne défend rien d'aussi moderne qu'une république australienne.

MH – Le mot "vrai" est à la fois ironique et le contraire. Ce n'est évidemment pas un poème "républicain". Et c'est intéressant de remarquer combien peu de poèmes républicains ont été écrits, en dépit de tout les  discours sur la république. Mon poème républicain parle de la nature de la mémoire, de la façon dont les souvenirs viennent de votre parcours passé et à venir. Ainsi, quoi que ce qu'une république puisse être, elle devra être fondée sur une réelle ouverture à nos souvenirs.  On ne va pas parler de l'invention d'une république australienne idyllique, mais de ce que nous chérissons personnellement.  C'est ce qui parle de mémoire qui est nécessaire à une république.

 

AA – Le titre au départ était "Le Bestiaire". Je me souviens d'une de vos lectures de l'un de vos "poèmes-animaux" – je me souviens en particulier de 'L'Ornythorinque". En présentant ce poème, vous aviez mentionné "Le Bestiaire" comme un titre possible.

MH – "Le Bestiaire" était le titre prévu pour une séquence de poèmes, pas le livre complet – mais j'ai décidé que je ne voulais pas d'un poème-titre. Je voulais que l'ensemble du livre soit La Ferme du Kangourou.

 

AA – "L'Ornythorinque "est un poème important de ce livre. C'est la quintessence de l'animal australien adapté à son environnement. Vous dites "l'ornythorinque combine des mondes par la métaphore de pouvoir faire plusieurs choses" , je l'ai vu comme une représentation en abyme de votre poésie – bien adaptée à divers environnements. C'est astucieux, hybride également !

MH – Oui, c'est ce qui m'intéressait en lui – cette faculté de croisement, d'être composite, tout en étant un animal extrêmement souple, extraordinairement acrobatique et élégant. Dans ce poème, je critique de façon brutale le postmodernisme, en disant qu'il n'est pas nécessaire de l'inventer, que ça arrive dans la nature – pas de "stratégie" de "tactique" – tout cet horrible langage dont usent les gens. Des "postures".

 

AA – Vous écrivez que l'ornythorinque n'est "pas postmoderne, il bénéficie de l'histoire naturelle". Il est intéressant de voir que les naturalistes européens commencent à réaliser que l'Australie n'est pas un pays primitif dont l'évolution se serait arrêtée il y a des millions d'années sur les premiers échelons de l'évolution, mais un endroit où faune et flaure sont très hautement adaptées.

Dans le poème 'Poetry and Paperbarks", vous écrivez que certains australiens continuent de vivre dans un imaginaire importé d'Europe, et que nous autres, les écrivains, préférerions vivre dans un New-York d'hier.

J'utilise moi aussi des images aussi linéaires que celles de la télé, et je n'insiste pas sur la façon dont le pays pénètre les mythes de propriété des éleveurs. Ceci soulève deux questions pour moi  - qu'entendez-vous par imaginaire européen importé, et qui sont ces écrivains qui vivent dans un N.Y d'hier? Est-ce qu'ils existent encore?

MH – Bien sûr. Il y en plusieurs. Nous ne pourrions pas imaginer une époque dans laquelle il y ait davantage d'imaginaire européen que la nôtre. Certaines théories européennes se sont extraordinairement bien adaptées à l'environnement intellectuel australien. Il y a aussi les aspirations des gens pour les artifacts et les institutions culturelles qui définissent l'Europe, et qui ne  définissent peut-être nul autre endroit,  et seraient inappropriées à ce pays. Auparavant, vous avez parlé d'Avant-Garde, est-ce que ce n'est pas seulement une idée étrangère? Il y a eu un immense investissement de toute sorte dans la poésie américaine qui a détourné notre attention du sens de la construction d'une poésie locale, ce qui est une aventure bien plus excitante.

Je suis parfois déconcerté par tout le temps passé à discuter de théories et de méthodologies qui concernent entièrement des idées et concepts européens et qui n'existent que dans les langues européennes. Ceci au détriment de la recherche d'une ontologie pour ici – un état d'esprit lié aux relations entre les héritages culturels, les cultures indigènes, et les cultures contemporaines. En d'autres mots, c'est un asservissement haut de gamme. Un grand nombre de traités théoriques décalquent ce qui s'est développé dans des circonstances particulières en Grande Bretagne ou en Allemagne dans les années soixante, apparemment sans subir de transformation. Les théories marxistes, le rationalisme économique, par exemple... est-ce adapté à ce pays-ci?

Une façon plus claire d'en parler concerne une grande partie de la poésie qui circule actuellement, en particulier les plus jeunes poètes qui écrivent dans une sorte de "langue de traduction", un état d'absence par rapport à l'histoire locale, les origines locales, un peu comme si on se disait qu'on peut simplement lire un poète espagnol, ou allemand, suédois ou de l'Europe de l'Est, sans avoir aucune connaissance de la langue ou de l'histoire, et se lancer à écrire de la même façon dans ce pays. Je ne dis pas d'ignorer tout ce qui vient de l'extérieur, mais seul un internationalisme sans consistance peut imaginer picorer et choisir partout, sans savoir du tout ni comment picorer ni comment choisir.

 

AA – C'est à dire?

MH – Tout est disponible, mais vous ne savez pas pourquoi vous pourriez préférer ceci à cela. Vous n'avez aucune raison sérieuse de vous engager avec une oeuvre plutôt qu'une autre.

 

AA – Votre poème "Sangsues" démarre de cette façon naturaliste, mais le dernier vers est puissant : "text-book leeches right now though I see them as false climbing friends." Vous parlez des organismes aux formes changeantes. Est-ce le problème de l'internationalisme, ou des poètes qui s'approprient peut-être des corps étrangers et vivent avec?

MH – Je ne pensais ni à des poètes ni à des écrivains dans ce poème. En fait, je déteste absolument les sangsues. De nombreux lecteurs de ce poème m'ont dit, "Mais vous ne pensez pas que les sangsues sont très bonnes, très belles !" Mais non, pas pour moi. J'ai une aversion pour le parasitisme quel qu'il soit, les parasites tuent un organisme. Les sangsues dans ce poème se collent à vous et vous privent de votre source de vie et d'énergie vitale, et elles sont amorphes; sans forme définie, sans structure, elles sont par définition inintéressantes.

 

AA - ... mais hautement adaptées à leur fonction !

MH – Oui, dans ce poème, hautement adaptées à leur fonction rationnelle et économique. Elles ne font rien, ne croient en rien, ne disent rien, une fonction à tout-faire.

 

AA -  "Tigre de Tasmanie" est pour moi un poème intéressant.

MH – C'est l'un de ces poèmes du recueil qui réfléchit sur la créativité de différents points de vue. J'ai commencé à l'écrire à Sorrento en hiver. De nouveau, il s'agit d'un poème sur lequel j'ai vraiment essayé de travaillé pendant environ un an. Il y a deux choses dans ce poème. L'une d'elles concerne la nature des sentiments que je tentais d'exprimer et dans lesquels j'éprouvais une immense difficulté à pénétrer avec le langage ; et l'autre chose était de trouver une façon de parler de la chose la plus simple et la plus naturelle  qui soit : le fait de regarder par la fenêtre, dans la lumière particulière d'une fin d'hiver, et d'observer les casuarinas contre la vitre, et l'effet particulier de cette  lumière. J'ai vraiment passé beaucoup de temps pour essayer de rendre vivant ce détail, ses multiples facettes, et finalement essayer de reconnaître l'intensité de ce qui se passait, le mouvement, quand l'objet entre dans le champs de vision. Il y a une énergie particulière à ce point précis. C'est là, et c'est parti.  C'est pourquoi le tigre ne pouvait être un tigre rugissant dans la jungle, il devait d'une certaine façon être une espèce disparue, il est mort, d'une certaine façon. Ça parle de la composition dans des micro-détails. J'essaie de capturer ce micro-détail à chaque moment du jour, de l'avoir présent, de ne pas le négliger.

 

AA -  Le poème du tigre est voisin d'un ensemble de poèmes -"The Closeups". Vous essayez de faire ce que les imaginistes ont voulu faire – pénétrer  à l'intérieur de l'objet – mais ce qui est intéressant chez vous, c'est que vous utilisez une syntaxe tout à fait différente pour y parvenir. Vos vers occupent toute la page. J'ai remarqué, en écoutant certains vers, que le sujet ou l'objet réel de vos phrases disparaissait ou se perdait - mais ça n'avait pas d'importance. Robert Adamson me faisait remarquer qu'en lisant ce poème, il avait essayé de vous pousser à couper ces très longs vers.

MH – J'ai parcouru le livre la première fois que Bob me l'a envoyé et il se présentait assez différemment. Il a subi un tas de changements au cours de ce travail. Je n'essaie pas d'être obscur. J'ai parcouru tout le livre pour être certain que chaque vers était clair, et qu'il n'y avait pas une seule ligne avec laquelle je n'étais pas d'accord.

Mais oui, votre commentaire est intéressant. Difficile d'ignorer la nature de l'image des Imagistes[viii] – cette particularité, cette précision et cette ouverture à la sensation, ce sentiment d'immédiateté, de présence qui se dresse en face de vous, la couleur, les vibrations de tout ceci. C'est nécessaire. Mais je pense que les connexions m'intéressent aussi – la façon dont les choses se connectent, comment l'oeil voyage d'un endroit à l'autre. Comme lorsque vous regardez quelqu'un qui prend un café dans la rue et qu'en même temps vous avez une conversation avec quelqu'un d'autre. Il peut même y avoir une radio en bruit de fond. Ce sont des ambiances aussi précises que l'image des Imagistes. Il faut donc les aborder différemment.

Entre ce livre et le précédent, Distribution of Voices, ce fut une révélation pour moi – qui  considère aussi qu'un poème doive être précis, hautement concis, et tout le discours habituel sur la poésie - de réaliser quelle limite c'était de ne pouvoir travailler sur la longueur  pour  intégrer tous ces détails. Si on en croit la légende, Ezra Pound, après des semaines et des semaines, a soigneusement effacé, dans le making of, le poème en deux vers "Dans une station de métro". Je trouvais que la poésie que je lisais et celle que j'écrivais étaient moins riches que ce qui se passait autour de moi. Je voulais y mettre tout ce que je pouvais, pour qu'elles puissent avoir cette source d'énergie.

Je suis une sorte d'imagiste vivant soixante-dix ou quatre-vingts ans après l'Imagisme, dans un environnement culturel, intellectuel et poétique totalement différent.

 

AA – On pourrait dire que vous tendez plutôt vers des poètes pré-imagistes, comme Apollinaire – pas dans le sens où vous écririez sur ce que vous voyez en ville – et pas davantage en célébrant l'Australie comme fécondité.

MH – Les poètes que j'admire tout particulièrement appartiennent à cette génération. Apollinaire est pourtant l'un de mes favoris. Je me sens aussi très proche de Blok et Machado. Je trouve intéressant Browning aussi. Des écrivains encore capables de raconter des histoires, qui ne sont pas encore complétement obsédés par la pureté moderniste et la fragmentation, m'intéressent énormément.

 

AA – Vous voulez tout y mettre, mais vous rejetteriez problablement certaines stratégies poétiques L=A=N=G=U=A=G=E, dans lesquelles tout est jeté dans le poème, dans un geste égalitaire, je suppose. Pourquoi rejetteriez-vous l'esthétique poétique  L=A=N=G=U=A=G=E[ix] ?

MH – parce que je pense que ces genres de manifestes confondent  politique et esthétique.  Ils pensent qu'une théorie du langage pourrait faire ce que les politiques devraient faire. C'est l'idée qu'une utilisation anarchique, ou chaotique, du langage, pourrrait contribuer d'une certaine manière au changement social ou à l'anarchie. C'est une illusion, un erreur catégorielle. Je veux que mes poèmes communiquent avec des gens ordinaires. Je pense que si vous devez disposer d'une théorie avant d'ouvrir un livre, vous excluez immédiatement le lecteur.

 

AA – Le premier poème du recueil, "Anguilles" contient les vers "les mythes ne nous mènent nulle part" et "le mythos de la péninsule est qu'il dérive riche comme neige". Je ne suis pas certain d'avoir compris où vous voulez en venir.

MH – C'est un vers polémique. Il dit que le mythe s'épuise, pas les réalités.

 

AA – C'est ironique. Dans "Australia", également, vous écrivez "Appelez-la Australie, appelez-la peut-être riche, l'Argentine supportable avec ses tessons de mythes dressés en mode export."

MH – Oui, et de nouveau, il y a des tessons de mythes construits avec les  médias pour le tourisme. Je n'ai rien contre le tourisme, mais je pense qu'une tentative de création d'un art local doit aller au-delà. Je pense aussi que des politiques authentiques iront au-delà. J'ai écrit une grande partie de ce livre au début des années quatre-vingt-dix quand il semblait y avoir trop de convergences entre mouvements politiques et systèmes de croyances mythiques.

Je trouve très intéressante votre question sur l'imagisme parce que la  différence entre une personne écrivant maintenant et Ezra Pound ou les autres imagistes est liée aux théories scientifiques : les imagistes vivaient dans une époque où la notion de structure atomique et du raffinement de cette structure qui vous mène au noyau – mais un noyau opèrant dans un système relativiste - est tout à fait évidente à l'époque d'Einstein. Je pense que notre époque, elle,  est celle des systèmes vivants.

 


[i]           Adam-Aitken, poète et universitaire, vit et travaille  à Sidney. Son plus récent recueil de poèmes, Eight Habitations, a été publié par Giramondo Press. On peut lire son travail en ligne à l'adresse  http://www.poetryinternationalweb.net/pi/site/poet/item/666/15/Adam-Aitken

 

[ii]          John Forbes (1950 – 1998) né à Melbourne, a vécu avec sa famille dans le Nord Queensland, la Malaisie et la Nouvelle Guinée. Sa poésie a été profondément influencée par la poésie américaine de Ted Berrigan ou Frank O'Hara

            John Ernest Tranter (né en 1943), poète et éditeur, a longtemps dirigé une émission littéraire à la radio, il est  reconnu pour son rôle d'innovateur et d'expérimentateur.

            Pam Brown, née à Seymour, Victoria,vit à Sydney. Peintre sur soie, musicienne, cinéaste, elle a aussi enseigné l'écriture, le cinéma et les médias.

            Gig Ryan, née en 1956, à Leicester, en Angleterre – éditrice de la revue The Age, auteur de plusieurs recueils de poésie, et d'enregistrements avec le grougpe Disband.

            Laurie Duggan,  né à Melboune, vit à Sidney.  Sa poésie, inspirée par le travail de  Kurt Schwitters pour une série de poèmes sur des objets abandonnés et mêle contemplation et textes trouvés (journaux intimes, lettres de pionniers, articles de journal )

            Dipti Saravanamuttu, née en 1960, poète sri-lankais et australien, arrivé en 1972 avec sa famille. à Sidney. Les thèmes de sa poésie vont de la conversation quotidienne aux théories littéraires, et porte souvent sur les problèmes de la justice sociale.

            J. S. Harry (or Jan Harry; né en 1939) L'un des personnages récurrents de son oeuvre est Peter Henry Lepus, un lapin philosophe capable de citer Bertrand Russel, Ludwig Wittgenstein and A. J. Ayer au cours d'une discussion de politique internationale telle la guerre du Golfe.”

             Joanne Burns, née en 1945, à Sidney ou elle vit - son travail oscille entre poésie et prose, et intègre souvent des papiers trouvés, extraits de journal et papiers du quotidien.

            Rae Desmond Jones, (né en 1941) – poète, romancier, auteur de nouvelles et politicien. Né dans une ville minière, ses poèmes et récits traitent souvent de l'expérience urbaine, sans nier l'importance du désert pour sa langue et sa perception. Il écrit dans un langue familière, avec une imagerie violente, souvent sexuelle . Sa vision très noire et originale est fréquemment traversée d'éclats d'humour et de sensibilité inattendue.

            Chris Mansell (née en  1953), poète, dramaturge et éditrice, née à Sidney, elle a grandi sur la côte duNew South Wales et à Lae, Papua New Guinea,. Lauréate du El Queensland Premier's Literary Award, elle a dirigé à plusieurs reprise le Festival de Poésiede Shoalhaven. Son travail, souvent expérimental dans la forme et le contenu, utilise également les médias digitaux et les collaborations avec des artistes.

[iv]                     Roland Edward Robinson (1912 – 1992) – écrivain et poète, né en Irlande, et arrivé en Australie à 9 ans, en 1921. Après de très brèves études, il exerça divers métiers dans le bush australien : manoeuvre, constructeur de barrages, jardinier... et danseur de ballets. Soldat dans l'armée australienne, ses premiers poèmes sont publiés en 1944. Il s'inspire des paysages australiens et des scènes de la vie quotidienne. Il fut aussi l'un des plus actifs membres du Jindyworobak Movement - mouvement littéraire nationaliste, actif entre les années 30 et 50, dont les membres tentèrent de promouvoir la culture,  et particulièrement la poésie,  indigène et de combattre l'influence de la culture étrangère, qui menaçait l'art local.

 

[v]    David Watt Ian Campbell (1915 – 1979) écrivain australien, auteur de plus de 15 volumes de prose et de poésie, il fut aussi un  joueur de rugby à quinze ayant représenté l'Angleterre par deux fois. Après 1946, et son installation à Wells Station, sa poésie se centre sur les réalités de la campagne, jointe à sa profonde connaissance de la poésie européenne, ce qui fait l'originalité de son oeuvre.

[vi]                               Alec Derwent Hope  (1907 – 2000) – poète ( influencé par la poésie anglaise de Pope, Auden, Yeats... ) et essayiste australien, célèbre pour son esprit satirique, il fut aussi un critique et un enseignant. Autodidacte, et génie universel, il avait le talent d'offenser ses compatriotes

 

[vii]                       Robert William Geoffrey Gray (né en 1945) poète, écrivain et critique, célébré  pour ses images et ses descriptions de paysage. Sa vaste érudition et son expérience des cultures de l'Extrême-Orient et des variantes du boudhisme transparaît dans nombre de thèmes et de formes de son oeuvre, comme les haikus. Il est aussi admiré pour avoir saisi l'ambivalence des australiens face à leurs propres paysages.

 

[viii]                             Imagisme  Le terme fut inventé en 1912 par Ezra Pound, le poète américain, provisoirement transplanté en Angleterre. Mais la prise de conscience de la doctrine imagiste, et même de l'œuvre imagiste, est difficile à fixer dans le temps (Encyclop. univ.,t. 8, 1970, p. 739). Les imagistes (...) ont voulu libérer la poésie de toute vaine littérature pour la ramener à la présentation sobre et directe des moments typiques de l'expérience − les « images », ou synthèses complexes de la sensation et de l'émotion ou de l'idée, telles que nous les vivons (Arts et litt.,1936, p. 42-04)

 

             Leslie Allan Murray, (né le  17 Octobre 1938), connu comme  Les Murray :  poète, anthologiste et critique et polémiste australien. Sa poésie a été récompensée de nombreux prix et le National Trust of Australia le classe parmi les  100 Australian Living Treasures. Il porte une atttention particulière pour les thèmes de la dépossession, la relégation et l'indépendance dans une oeuvre généralement considérée comme nationaliste, avec un intérêt pour les pionniers, l'importance de la terre sur le façonnage du caractère australien, et la prééminence de la vie rurale par rapport à l'environnement urbain, stérile et corrupteur, d'après le  Oxford Companion to Australian Literature -

           

[ix]          L=A=N=G=U=A=G=E était une revue de poésie d'avant-garde éditée par  Charles Bernstein et Bruce Andrew entre 1978 et 1981. Les Language poets ou  L=A=N=G=U=A=G=E poets est un groupe d'avant-garde qui émergea aux USA de la fin des années 50 au début des années 70. Ils mettaient l'accent sur le rôle du lecteur dans l'achèvement du sens de l'oeuvre et minimisaient l'expression, voyant le poème comme une construction du langage dans le langage même. En développant leur poétique, les membres de l'école Language se fondèrent sur les méthodes de l'école moderniste, représentée par  Gertrude Stein, William Carlos Williams, et Louis Zukofsky... Cette poésie postmoderniste a comme immédiats précurseurs les New American poets, terme incluant  les poètes Beat, la  New York School, les poètes objectivistes..

 




JEAN-FRANÇOIS MATHÉ

Bonjour Jean-François Mathé. Merci d'accepter cet entretien pour Recours au Poème. J'aimerais débuter cette conversation en évoquant Claude Michel Cluny, qui vient malheureusement de nous quitter. Dans Le Monde du 16 janvier 2015, Josyane Savigneau lui rend hommage par ces mots : "Claude Michel Cluny voyait en la poésie "un pouvoir d'appel, de résistance, de vérité", tout en déplorant qu'il n'y ait "peut-être pas de pays au monde où la poésie soit plus refusée que la France".

Vous qui étiez ami avec Claude Michel Cluny, partagez-vous le même constat distinguant si désavantageusement la France ?

A priori, on ne peut que donner raison à Claude Michel Cluny : le grand voyageur qu’il était n’a d’évidence émis cette opinion qu’en conclusion des comparaisons qu’il a pu faire entre le sort de la poésie en France et celui qu’on lui réserve ailleurs. Et d’autres que lui ont souligné la « popularité » de la poésie par exemple au Canada, en Amérique latine, en Europe centrale et de l’est, dans nombre de pays latins… Pour aller dans son sens, je peux au moins constater le peu de visibilité de la poésie aussi bien dans les médias (presses audiovisuelle et papier confondues) que dans les bibliothèques et les librairies où, si elle n’est pas complètement absente, la poésie est en retrait, en recoins, très rarement mêlée sur les tables à la littérature générale et essentiellement romanesque. On peut ajouter l’abandon de collections de ce genre littéraire par de nombreux « grands » éditeurs. Ces faits sont suffisamment connus pour qu’on ne s’y attarde pas trop. Mais les causes sont-elles à chercher dans un système économique de plus en plus orienté vers la rentabilité immédiate, ou – plus grave – dans l’absence de demande derrière laquelle se retranchent quasi systématiquement les institutions citées ci-dessus ?

C’est sur ce point que je nuancerais l’avis de Claude Michel Cluny et serais moins pessimiste que lui. Il m’a toujours semblé que si le « public » n’allait pas vers la poésie, une minorité quantitativement et surtout qualitativement non négligeable acceptait fort bien que la poésie vienne à elle, et s’en réjouisse. Pour prendre un exemple concret et personnel, le professeur de Lettres en lycée que j’ai été s’est bien gardé de cantonner la poésie dans son rôle de support favori du commentaire de texte. J’ai toujours suivi le conseil d’Yves Bonnefoy qui disait en substance qu’il fallait préférer la « monstration » à la « démonstration ». Aussi, pendant des années, ai-je apporté en classe des recueils, des revues de poésie ancienne et contemporaine en demandant aux élèves de les feuilleter et d’y choisir des poèmes qu’ils recopieraient en une sorte d’anthologie. Les seules contraintes : bien encadrer chaque poème des références qui leur permettraient d’en retrouver l’auteur, le titre du recueil, l’époque de parution et d’en envisager une mise en voix. Ne justifiaient leur choix que ceux qui le désiraient et je me bornais à circuler dans la classe pour lire par-dessus leur épaule les poèmes qu’ils recopiaient. Je n’ai jamais essuyé de refus, au contraire les élèves m’ont souvent demandé le renouvellement de l’expérience pour qu’ils puissent s’échanger des recueils et conseiller à d’autres des poèmes. J’ai toujours pu constater que ces jeunes gens apparemment indifférents à la poésie méditaient leur choix, avaient bon goût et ressentaient, même en l’exprimant maladroitement, la nécessité de cette écriture touchante, troublante.

Par ailleurs, de nombreux poètes, lors de lectures publiques, sont frappés par la qualité d’attention de leur auditoire et par la qualité et la profondeur inattendue de certaines discussions qui s’ensuivent. Implacable comme il pouvait l’être, Claude Michel Cluny ferait remarquer que ces publics sont bien maigres et que l’écoute ponctuelle de poèmes ne se prolonge pas obligatoirement en une passion durable pour la lecture personnelle de la poésie. Et il maintiendrait sa position. Mais je ne dirais pas comme lui que la poésie en France est « refusée ». Elle est moins refusée qu’ignorée, ce qui laisse à ceux qui agissent pour elle (éditeurs, revuistes et poètes) des ouvertures vers sa mise en rapport avec les gens, fussent-ils français ! 

 

 

Et quant à la dimension "d'appel, de résistance, de vérité", partagez-vous ces mots du poète Cluny ?

De ces trois mots qui déclinent « le pouvoir de la poésie », c’est le premier qui résonne le plus en moi : oui, la poésie est un appel, non pas venu de quelque puissance supérieure que ce soit, mais d’abord du désir même de la poésie : le besoin d’écrire ou de lire un poème est le premier signe d’une invitation à sortir de nous-mêmes, de ce que le temps ordinaire, l’habitude, les indifférences ont rétréci, étriqué, voilé en nous. Et nous ressentons dans le désir de la poésie le désir de nous agrandir en intelligence et sensibilité, le désir de donner à notre rapport au monde sa vraie nature en nous comprenant autrement et en comprenant aussi le monde autrement par l’accès à ses dimensions cachées (ce que René Rougerie appelait les « Réalités secrètes » et dont il fit le titre de la revue qu’il anima avec Marcel Béalu dans les années 1950/60). Cet appel n’est pas un appel de prise de pouvoir sur le monde, mais d’inscription en lui et en ses profondeurs mystérieuses, devinées, rendues presque accessibles par le pouvoir des mots, des images. C’est un appel à mieux rencontrer l’âme de la nature, de l’humanité, à les interroger, ou à les remercier d’être là pour donner sens à notre existence.

Et c’est peut-être à ce stade que nous sommes dans la vérité de la vie, encore incomplète, encore à explorer quand, sous des formes parfois différentes, inattendues, la poésie appellera de nouveau.

Quant au mot « résistance » il s’associe pour moi tout naturellement au mot poésie, et cela découle de ce que j’ai écrit précédemment : à partir du moment où l’on estime que le poème exprime les états les plus complexes de l’intériorité humaine, se le fixe comme but, il est un acte (peut-être modeste, mais mieux vaut être modeste que n’être rien) de résistance contre tous les systèmes politiques, idéologiques, économiques… qui veulent abaisser et simplifier l’homme pour l’instrumentaliser. Les emblématiques 33 sonnets composés au secret de Jean Cassou, composés de tête durant sa détention en prison au début de la guerre pour faits de résistance, sont la preuve que l’appel de la poésie maintient la dignité et l’espérance.

Pour synthétiser un peu cette réponse, j’aimerais citer ces quelques vers de Maria Luisa Spaziani, récemment disparue :

 

Cette nuit la bronchite me transforme
en chêne ployant sous la neige […]
J’ai un jour connu un garçon, beaucoup
plus malade que moi.
Il respirait à grand-peine, il était
dans son lit un voilier ensablé,
mais en haut sa pensée chantait comme un loriot
à la cime de l’orme foudroyé.[…]

(Extrait de « Chemin de croix », in Jardin d’été Palais d’hiver, Mercure de France 1994)

 

 

Vous avez écrit 16 livres de poésie, publiés quasi exclusivement par les éditions Rougerie, entre 1971 et 2015. Comment voyez-vous votre propre parcours en poésie, et que vous a appris le poème ?

Oui, 16 livres, et même 17 au moment où j’écris avec la parution aux éditions Les Carnets du Dessert de Lune d’un petit recueil de poésie-jeunesse intitulé Grains de fables de mon sablier. Une fidélité à la même maison d’édition qui s’explique par le fait qu’il y a belle lurette que les relations d’auteur à éditeur se sont transformées en relations d’ami à ami(s) avec René et Olivier d’abord, avec Olivier seul désormais.

Il m’est assez difficile de définir un « parcours en poésie » n’étant pas sûr d’avoir parcouru autre chose que ma vie avec la poésie mêlée à elle en une sorte de journal d’états d’être successifs qui se prêtent mal à une vision synthétique.

Pour ne pas fuir la question, je dirais que mes premiers poèmes étaient un peu « des chiens fous » qui devaient encore à l’esprit d’adolescence et à l’influence du Surréalisme : l’écriture n’y craignait pas l’emportement, voire l’imprécation et un abus du « stupéfiant image ». Il y avait de tout cela dans le premier recueil que René Rougerie a publié et il en est resté (de moins en moins) dans plusieurs des livres suivants. Mais à côté de ces poèmes agités, la présence de poèmes disons plus calmes, à l’écriture plus posée avait été remarquée par mon éditeur et il me les indiqua en suggérant que, si je continuais d’écrire, c’est en eux qu’il fallait que je puise ce qui deviendrait peut-être ma voix. J’ai retenu ce conseil avisé et, progressivement je suis allé vers des tonalités plus sourdes et vers ce que certains commentateurs appellent « ma voix basse ». Donc une évolution s’est faite vers plus de simplicité (sans renier mon goût pour l’image), plus de naturel (j’ai beaucoup lu Léautaud) et plus de creusement de l’intériorité. L’influence du Surréalisme s’est estompée, peu à peu remplacée par celle de Supervielle, Guillevic, Schehadé, Jaccottet ou Cluny, et aussi celle de poètes étrangers tels que Ungaretti, Ritsos, Paz, De Andrade ou Skacel.

Depuis l’âge de 30 ans, je ne me suis plus départi de ce choix d’une simplicité d’écriture qui vise, (qui tente l’accès à) la profondeur. De plus les thèmes qui ont peu à peu envahi mes poèmes (l’inquiétude, le souci de l’interrogation du sens de la vie, la conscience de la fragilité, l’œuvre du temps, etc.) ont comme nécessité le maintien d’une écriture assez transparente pour les faire affleurer, les suggérer plus que les imposer. Du coup, je suis entré en discrétion ce qui m’assimile, pour beaucoup de mes lecteurs, aux Classiques : puisque cet entretien a commencé sous la protection de Cluny, voici une de ses expressions, dans la dernière lettre que j’ai reçue de lui, à propos des poèmes de La vie atteinte : « Votre poésie m’a toujours retenu, et les pages de La vie atteinte, dans leur clarté, à peine touchée d’ombre, car votre pudeur classique est sans faille, lui ajoutent l’imperceptible frémissement du temps qui s’éloigne… »  Voilà le point où j’en suis : une poésie « claire », à deux doigts du silence et qui se donne la liberté d’être écrite dans des formes différentes : vers libre (surtout),  prose (abandonnée dans les deux derniers livres), vers rimés. Pour terminer ce regard sur un « parcours », je tiens à préciser qu’en écrivant mes poèmes j’ai toujours eu le souci de leur oralisation, de leur mise en voix. D’où mon goût pour une certaine fluidité voire une certaine musicalité.

Quant à ce que le poème a pu m’apprendre ou m’apporter avec ce qu’il garde toujours d’énigmatique même pour celui qui l’a écrit, je n’oserai dire un supplément de vie, même s’il m’arrive de le penser. Il a au moins donné à ma vision de la vie des couleurs insoupçonnées, pas toujours vives ni gaies et une autre façon de traverser le temps qui m’est imparti, en le dilatant dans la méditation et dans des émotions créées et non offertes ou imposées.

 

Rentrons maintenant, après ces vues générales, dans le cœur de vos poèmes. Vous ouvrez votre recueil Le ciel passant par un poème sublime et polysémique :

 

 

le ciel passant
nous lui avons confié
le vol maladroit de la mémoire
ses ailes à retremper
dans des bleus d'autrefois

et la tête vide
en attendant que tout revienne
nous avons accepté
les pierres du chemin
et la douleur d'un premier pas
à côté du soulier

marcheurs danseurs
avaleurs des sabres du souffle
nous avançons pour ouvrir
le temps terrible qui nous tient

 

 

Ce "temps terrible", je le vois plutôt comme le temps d'aujourd'hui plutôt que celui de la condition humaine. Le poète aurait la vocation prestidigitatrice - "avaleurs des sabres du souffle" - par la magie du Verbe, de conjurer réellement la fermeture de ce "temps terrible" ?

Pour moi, ce « temps terrible », au moment où j’ai écrit ce poème et aujourd’hui encore où vous me le donnez à relire, est celui de la condition humaine. Avec le moins de mots possible, ce poème m’apparaît rétrospectivement comme une sorte de narration métaphorique de l’entrée dans le vieillissement, le bleu du ciel renvoyant à la jeunesse que l’on quitte tout en essayant de rester en rapport avec elle par la mémoire, et le « premier pas / à côté du soulier » marque le début de l’épreuve du vieillissement (chemin pierreux s’il en est !). Mais l’avancée dans cette nouvelle période de la vie est loin d’être un consentement, un renoncement à la beauté de la vie, ce dont témoigne le mot « danseurs » : il y a, dans l’ultime cheminement, de la fête et de la lutte, au moins de la révolte : « nous avançons pour ouvrir / le temps terrible qui nous tient ». Quant aux « avaleurs des sabres du souffle » ils sont moins des magiciens (qu’ils voudraient bien être) que des êtres en souffrance comme le suggère le mot « sabres » qui infléchit le souffle vers des connotations douloureuses. Et quant à ouvrir le temps, en desserrer l’étau, je ne peux que renvoyer à la fin de ma réponse précédente : on ne le fait incomplètement et provisoirement que par la poésie en le dilatant dans la méditation et dans des émotions créées.

Mais comme vous le dites, Gwen, le poème est polysémique et voir ce « temps terrible » comme celui d’aujourd’hui n’est pas un contresens. Je dirais même que votre lecture confère à l’adjectif « terrible » encore plus de force : si le temps nous pousse naturellement sur un chemin pierreux, l’époque actuelle par son déni de la profondeur de l’être humain en rend les pierres encore plus coupantes, blessantes. Mais dans ce poème-ci, il n’y a aucune perspective de conjuration par la magie du verbe. Il faut attendre le recueil La vie atteinte pour trouver des poèmes moins pessimistes qui redonnent saveur, ouverture et force à la vie. Où « de l’autre côté du poème […] » on retrouve « l’immensité […] dans ces yeux qui s’ouvrent / et me mettent au monde / malgré ma vie déjà vécue. »

 

 

 

Nous sommes là au cœur du mystère de la composition du poème. Des intentions vous ont conduites, "avec le moins de mots possibles", peut-être par souci d'épure, peut-être par volonté de ne pas fermer l'interprétation du poème, peut-être par esprit de mesure. La lecture que j'en fais s'écarte de vos intentions premières, car le temps passe, la charge des mots se modifie, et mon œil possède sa propre histoire. Le poète peut-il alors se réclamer d'une interprétation, lui qui est, visiblement, un outil au service du poème, inconscient de la portée sémantique définitive de ce qu'il a composé ? Autrement dit, le poète pourrait revêtir le manteau de « la conjuration par la magie du verbe », sans même le vouloir ?

Cher Gwen, j’apprécie que votre question commence par la formule fondamentale « mystère de la composition du poème ». Elle est fondamentale dans la mesure où il y a bien mystère dans l’élaboration d’un poème et ce mystère persiste même dans le poème achevé. Et heureusement. Non pas que ce mystère doive complètement fermer le texte à la moindre chance de compréhension par l’intelligence et la sensibilité, mais il est la trace de la liberté, de la polysémie imprévue que portent les mots quand nous les écrivons. Sans cette part irréductible d’énigme, de polysémie du sens, le poème ne serait que l’illustration rhétorique, didactique d’une pensée préméditée. Si ce que je dis de ce poème, dans la réponse précédente, paraît autoritaire, tranché, je le regrette, car rien de tel n’a présidé à son écriture : c’est le poème lui-même qui m’a embarqué sans rames dans son esquif, après que je lui eus donné ses premiers mots, eux-mêmes plus surgis que préparés. Qu’une intention ait présidé à l’écriture de ce poème (ici mon obsession du temps qui passe, en écho au titre du recueil : Le ciel passant) c’est incontestable. Mais la suite, comme toujours, m’a en grande partie échappé : j’ai rencontré des mots, des rapprochements qui se sont invités dans le déroulement du thème. Et ce que l’ensemble a donné, une fois le poème achevé, m’a comme d’habitude surpris moi-même. L’inconscient avait joué son rôle avec ses lois propres. Je me retrouvais face à un « objet » qui ne trahissait pas le thème initial mais l’avait parcouru en moi et hors de moi. Alors, vous avez raison de dire que le poète est le plus souvent « inconscient de la totalité sémantique de ce qu’il a composé. » Un poème suggère, propose mais n’impose rien. Dès lors, le poète n’a pas à donner « une interprétation stricte. » Dans un texte intitulé Poésie parlote, Jacques Réda répondait ainsi à un organisateur de conférences qui l’invitait à éclairer sa poésie: « Puisque vous insistez, à défaut d’un de ces coups de phare dont vous demandez aux poètes d’aller scruter les profondeurs de leur création, le plus simple pour moi serait de vous envoyer maintenant et sans autre commentaire quelques poèmes. Car je suis d’un tempérament un peu obscurantiste, c’est-à-dire méfiant devant les prétentions à éclairer ce qui me paraît lumineux. » En accord avec Réda, je dirais que c’est paradoxalement par l’aspect surprenant qu’a pris le poème au cours de son écriture, qu’il paraît, in fine, lumineux. Mais explique-t-on ce type de lumière et doit-on refuser aux lecteurs d’en être éclairés différemment ? Evidemment non. D’ailleurs, vous dites fort justement que « (votre) œil possède sa propre histoire. » Alors pourrais-je, sans même le vouloir, conjurer ce temps terrible « par la magie du verbe » ? A cette question je répondrai par une autre : « Pourquoi pas ? » Je crois à la magie, ou plutôt pour moi à la force du verbe et surtout à la vérité que le verbe poétique propage et qui peut s’immiscer dans le tissu de mensonges de la parole actuellement apparemment dominante pour le trouer, le brûler à petit feu. Peut-être n’est-ce pas le poème qui nous occupe qui le fait à lui seul, mais l’ensemble de ceux que j’écris, surtout quand ils font bloc avec les autres paroles magiques, fortes et vraies d’autres poètes comme celles réunies dans L’Anthologie de la poésie des profondeurs que vous avez constituée avec Matthieu Baumier.

 

En 2007 parait aux éditions Rougerie une anthologie de vos poèmes, Chemin qui me suit, précédé de Poèmes choisis, 1987-2007. Vous y faites, en introduction, le point sur ce choix de poèmes, comme un homme fait le point sur sa vie. Nous pouvons y lire, par exemple, ce superbe poème :

 

 

un jour tu regarderas
se replier dans ta main
cette feuille
que tu prenais pour ma main
elle aura eu printemps été automne
mais jamais l'arbre
où tenir plus fort qu'à toi

 

Les poèmes marquent-ils la cadence, comme cardiaque ou métronomique, ou comme des amers, semés dans la navigation de votre existence ?

A ce jour, je distinguerais deux périodes dans ma vie : la première, la plus longue, disons des années 1980 aux années 2000, où je pourrais dire que le poème rythmait ma vie avec régularité. Les périodes de travail et celles de vacance(s) consacrée(s) à la poésie alternaient harmonieusement. Je savais que dans le silence des périodes de non écriture se préparaient les poèmes qui, en effet, arrivaient en leur temps, comme des trains à l’heure. Les moments d’écriture du poème étaient à la fois une mise à jour de ce qui avait d’abord, pendant quelques mois, seulement balbutié intérieurement et une relance de la vie, comme une marche reprise après avoir bu à une source. Et je sortais de la période d’écriture comme renforcé et si j’ose dire « éclairé » sur mon rapport au monde. Puis vers 2000, ce rythme bien cadencé s’est rompu et je suis resté plusieurs années sans écrire de poèmes et même sans en lire beaucoup (et pour dire vrai sans en souffrir).

Quand le désir du poème a ressurgi (vers 2005 ?) j’en ai été surpris et heureux. Mais dès lors il n’y eut plus de cadence métronomique, mais des à-coups, des surgissements imprévisibles du besoin d’écrire. Intuitivement, je compris que j’écrivais dans la deuxième optique qui termine votre question : c’est-à-dire pour laisser trace de moments d’existence soulevés du temps ordinaire par le poème. Connaître le pourquoi de ces états de fait m’indiffère : que le poème passe par moi ou pas, avec régularité ou pas n’a jamais remis en question ma certitude de la nécessité de la poésie. Cœur régulier ou arythmique, le poème a néanmoins ajouté à ceux de mon cœur des battements précieux.

 

Le dernier livre que vous avez publié, et dont nous avons rendu compte dans Recours au Poème est La vie atteinte. Nous aurions pu, chacun d'entre nous, ne pas atteindre la vie. Mais par notre naissance, nous avons atteint ses rives. René Char, dans un vers célèbre de son poème Commune présence, parle au jeune poète : "tu es pressé d'écrire/comme si tu étais en retard sur la vie". Et cette impression, effectivement, semble commune : être conscient que nous sommes en vie, mais souffrir de ne pas être absolument dans la vie, que la vie nous devance, que l'on n’arrive pas à la rattraper ou à l'épouser, à faire un avec elle. Votre livre, par son titre, semble proposer un autre angle de vue.

Cependant, dans cette vie, puisqu'atteinte, à quoi sert donc le poème, dont vous certifiez de la nécessité ?

La vie atteinte est un titre qui s’est imposé à moi par sa polysémie, polysémie soulignée dans l’épigraphe empruntée à un poème d’Anne Perrier : « Vivre est une royauté fragile ».  Bien entendu, comme vous le dites, on atteint déjà la vie en naissant. Mais pas la conscience de ce qu’est la vie. Cette conscience s’acquiert au fil du temps (et Cluny, pour en revenir à lui, considérait même que la vraie naissance à la vie était l’adolescence). Les premières connotations de ce titre renvoient donc à la conscience de la vie acquise à un âge où les découvertes, les rencontres, les expériences, les épreuves… ont jeté sur elle quelques lumières. Pour moi, s’il y a une « royauté » dans la vie d’un homme âgé, c’est celle qui nous fait maître d’un domaine redoutable : la lucidité. Cette lucidité qui selon la célèbre et superbe formule de René Char « est la blessure la plus rapprochée du soleil. » Dès lors, le poème, dans cette acception du titre, est l’outil idéal pour creuser cette lucidité, l’approfondir pour mieux l’éprouver et lui faire mettre en relief ce qu’elle révèle. Outil idéal dans la mesure où l’écriture poétique ajoute et mêle au regard conscient sur le monde et soi le droit de regard de l’inconscient qui construit aussi notre rapport à l’existence.

L’autre connotation de ce titre, qui se retrouve dans l’adjectif « fragile » employé par Anne Perrier, renvoie à une interprétation « douloureuse » de mon  adjectif « atteinte ». Il s’agit alors des blessures de tout ordre qui marquent une vie et s’ajoutent les unes aux autres. Le poème est alors le réceptacle de ces blessures : les mots vont vers elles et tentent de les restituer au plus vif dans la vibration, l’intensité de la langue poétique qui oblige le langage usuel à aller au-delà de ses insuffisantes capacités à dire les vérités. La vie atteinte n’est pas la mise au repos, au silence, de la poésie. Au contraire, elle a besoin d’elle pour peser gains et pertes et leur pourquoi. J’ajouterai même, qu’à ce moment de l’existence, le poème ajoute au titre que j’ai élu le point d’interrogation par lequel je ne l’ai pas terminé : une vie est-elle jamais atteinte ? C’est pourquoi, certainement, la dernière partir du livre s’intitule Avant la suite. Autrement dit, le poème demeure nécessaire, aussi bien pour sonder ce qui nous a faits ce que nous sommes que pour révéler et aborder les incertitudes et les émotions que nul bilan ne peut prétendre avoir englobées. La vie atteinte reste mystérieuse dans son passé que le poème, dans le même temps, recueille et interroge, et tout autant dans son présent et son avenir. On pourrait orienter en ce sens l’expression  « poésie ininterrompue » d’Eluard et dire qu’on n’en a jamais fini avec le poème tant qu’on n’en a pas fini avec la vie par la mort biologique.

 

 

Dans cette époque de grands bouleversements, de grande mutation, où la poésie est tant ignorée, voire rejetée par l'essence du système capitaliste, et semble faire si peu partie de la vie et des préoccupations des individus, pensez-vous que la poésie puisse être bénéfique "aux citoyens", et de quelle façons ?

Question difficile ! J’ai toujours pensé que la poésie s’adressait à l’homme dans son intimité, dans son individualité, intimité et individualité étant à mes yeux les meilleurs réceptacles de ce « langage dans le langage », polysémique, ambigu qui ne peut cheminer que dans des sensibilités particulières qui l’épouseront, chacune à sa manière. Cela suppose une solitude, voire un retrait en soi, alors que l’homme-citoyen, qu’il le veuille ou non est plutôt en avant, tourné vers l’extérieur, systèmes, événements collectifs et autres hommes en général. Alors à cet homme plus extériorisé, plus collectif qu’individuel, qu’est-ce que la poésie peut apporter, surtout de « bénéfique » ? Ce n’est pas une question que je me suis vraiment posée, mais je pense que la poésie peut au moins, dans sa vie sociale, ne pas lui faire oublier sa vie intérieure enrichie par la méditation, l’imaginaire, maintenir en lui cette individualité venue des profondeurs et qui empêche les systèmes agressifs de tous ordres de le laminer, le réduire à l’ectoplasme dont l’idéologie capitaliste a grand besoin. L’esprit, la spiritualité, la découverte émue de l’humanité comme de la nature, insufflés, entre autres, par la poésie ne sont pas choses faciles à formater.

Et puis, si l’on met le mot citoyen au pluriel, on peut alors songer à ces poésies à voix fortes qui s’adressent  à des peuples entiers pour leur restituer leur Histoire, leurs valeurs, les inciter aux légitimes aspirations et aux révoltes qui en résultent au nom de la liberté, de la justice, de la reconnaissance : Césaire ou Senghor ont fait beaucoup pour la « négritude » et donc pour chacun des citoyens qui la composent, de même Darwich en Palestine ou Amichaï en Israël. Il y eut de cela aussi au XIXe siècle romantique avec la poésie de Hugo pour ne prendre qu’un exemple emblématique, aussi, plus récemment, dans la poésie de la Résistance. Est-ce qu’aujourd’hui dans le faux confort et la fausse facilité (qui encouragent tant de passivité) on peut espérer le retour de ces voix fortes ? Il faudrait qu’avant cette poésie revienne l’Histoire, mais il paraît que nous sommes dans la post-Histoire… Alors, à défaut de soulèvements, espérons qu’au moins la poésie telle que je l’évoquais au début de la réponse, préserve chez les « citoyens » une âme et une volonté de résistance, une manière de vivre où chacun regarderait l’autre en tenant compte de sa profondeur complexe, de sa dignité, conditions pour que l’être prime sur l’avoir, le vrai sur le spectaculaire, l’amour du monde sur son exploitation marchande. Peut-être, pour détruire la débile post-Histoire avons-nous à inventer une nouvelle pré-Histoire où la citoyenneté serait un art de vivre ensemble. Après tout, les utopies ne sont pas faites pour les chiens. Malheureusement les contre-utopies non plus…

 

 

Dernière question, cher Jean-François : y a-t-il un poème, ou des poèmes, qui sont pour vous des compagnons, des poèmes connus par coeur, et qui vous accompagnent et vous soutiennent dans les moments cruciaux de votre vie ?

Des poèmes qui m’accompagnent, et me soutiennent dans différents moments de ma vie, il y en a d’innombrables. Il serait fastidieux et il me serait même impossible de tous les citer.

Ils sont de toutes époques, aussi bien français qu’étrangers, mais je dois reconnaître qu’ils me reviennent surtout par bribes, par fragments : j’ai un peu perdu l’habitude d’en apprendre par cœur dans leur intégralité, mais à chaque fragment qui me revient je pars en quête du livre où je retrouve le poème complet et je le relis, souvent à voix haute. Pourtant, certains poèmes, tenaces, me sont restés intégralement en mémoire : en particulier deux de François Villon qui est, avec quelques autres, au sommet de mes admirations. L’un est la célèbre Epitaphe de Villon popularisée sous le titre « La ballade des pendus », l’autre, dans son Testament est le Rondeau qui commence par :

 

Mort, j’appelle de ta rigueur,
Qui m’a ma maîtresse ravie…

 

Deux chefs-d’œuvre puisés au plus profond du tourment humain, de l’épreuve de vivre et mourir.

Et dans le même registre, ce poème bref, daté de 1983, du poète allemand Rainer Kunze que je citerai in extenso :

 

Meurs avant moi, juste un peu
avant

afin que ce ne soit pas toi
qui aies à revenir seule
sur le chemin de la maison

 

Je dois tout de même préciser que je connais des poèmes par cœur, mais je ne les dis pas à haute voix… Je les chante en m’accompagnant à la guitare : les musiques qui les portent, qu’elles soient de Brassens, de Ferré, de Léonardi, de Ferrat et de bien d’autres, sont d’excellents supports pour la mémoire. Là, je retrouve Aragon, Luc Bérimont, Hugo, Lamartine, Paul Fort, Ronsard, Rutebeuf ou Genet… Les poèmes chantés ne font pas concurrence aux poèmes écrits et dits, ils les prolongent en leur donnant une autre couleur et souvent, une grande force de pénétration dans la sensibilité. Ils ont aussi l’avantage de les rattacher aux racines populaires de la chanson qui, pour moi, n’est nullement un art mineur.

Je rends grâce à la poésie, sous quelque forme que ce soit, d’avoir la force de nous hanter.

 

 

Merci, cher Jean-François Mathé, de nous avoir accordés temps et parole.




CHRISTOPHE DAUPHIN

 

Christophe Dauphin, merci d'accepter cet entretien pour Recours au Poème. Vous êtes né en 1968, vous dirigez la revue Les Hommes sans Épaules, avez publié une quinzaine de livres de poèmes, mais aussi autant d’essais sur la poésie et sur l’art moderne, ainsi que trois anthologies ; vous êtes également secrétaire général de l’Académie Mallarmé. Tout cela fait de vous un acteur avisé, doublé d'un observateur, du monde poétique. Quel est, aujourd'hui, l'état des lieux de la poésie en France ?

Si l’on s’en tient aux chiffres, on peut estimer qu’il existe plus de sept cents éditeurs et revues spécialisés, qui, précisons-le, travaillent très souvent bénévolement et portent la quasi-totalité de la création poétique contemporaine en France. Cent mille personnes écriraient (sans forcément en publier) ce qu’on peut considérer comme des textes poétiques. Selon le Syndicat national de l’édition,  plus de 600 recueils paraissent chaque année. Le tirage moyen d’un livre de poèmes, comme d’une revue, oscille entre 100 et 300 exemplaires. Certains ou certaines, plus rares, atteignent un tirage de 500, voire de 1.000 exemplaires. Ajoutons que la poésie est soutenue par toutes sortes de bourses et d’aides à la publication, privées ou publiques, nationales et/ou régionales. En 2013, le Centre national du Livre a subventionné 13 revues de poésie à hauteur de 27.000 €, ainsi que 55 éditeurs pour 127 livres de poésie, pour 209.000 €. Comment ces aides sont elles attribuées et à qui ? Souvent aux mêmes et pas toujours au mérite, c’est le moins que l’on puisse dire. Il existe aussi des résidences d’écrivains, des Maison de la poésie et autres officines, qui ressemblent plus en fait (du moins pour certaines) à des bastions pour initiés qu’à des espaces ouverts aux poètes ; lesquels, nous dit-on, ne mobilisent pas, alors que les festivals et manifestations poétiques se multiplient, pour le meilleur comme pour le pire il est vrai, à travers le pays.

Nous pourrions donc dire benoitement que la création poétique se porte bien en France, mais la cruauté des chiffres (pour évoquer la poésie et le théâtre mis ensemble) ne laisse planer aucun doute : 0.4 % des livres vendus, 0.2% du chiffre d’affaires du secteur du livre, et 1% du lectorat total, ce qui nous remet en mémoire ce constat que Georges Mounin faisait voilà plus de cinquante ans : « Il y a rarement eu autant de gens pour écrire cette chose que personne ne lit. » Heureusement, l’avènement de l’impression numérique (utilisée avec souplesse pour l’impression à la demande et les courts tirages) et d’internet (éditorial, diffusion et vente)  a quasiment sauvé le petit monde de la poésie (revues et éditeurs), certes, en état de survie permanent. Rappelons qu’une diffusion et une distribution en librairie impose d’avoir recours, non pas au poème !..., mais aux services d’un distributeur (autant dire un « ogre », pour un micro-éditeur) dont les prestations représentent 60% du prix de vente HT du livre. Ce distributeur impose en outre à l’éditeur un programme éditorial prévisionnel, avec un nombre de titres (10 à 12  au minimum) et un tirage imposés (800 à 1.000 exemplaire par titre en général). Peu d’éditeurs spécialisés peuvent se permettre cela.

Que la poésie circule lentement et difficilement, c’est une évidence, mais elle circule et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Hier, comme aujourd’hui et ce sera encore le cas demain, on continue à parler et à lire bien des poètes, alors que l’on a oublié toute une pléthore de prix Goncourt, Renaudot et autres. Les mots du poète restent debout et marchent à nos côtés. Le poète met des vitamines dans l’existence. C’est pour cela qu’il ne meurt pas tout à fait.

Après avoir dit cela, il faut également parler de la présence et de la visibilité de la poésie sur la place publique et notamment dans les médias. Le sujet énerve et frustre plus d’un poète. Et pourtant, il n’y a rien à en attendre. Les médias (exception faite de l’hebdo le 1, qui publie un poème en pleine page à chaque livraison), y compris et surtout ceux dits « littéraires », n’accordent quasiment aucune place aux poètes. Nous le savons et cela ne changera pas. Faut-il s’en lamenter ? Ce n’est pas mon avis. La poésie n’est pas soluble dans le mercantilisme. Aucun média n’a le désir, la volonté et surtout la compétence pour parler de la poésie ; et si cela avait lieu, on imagine pour l’avoir déjà vu dans la presse comme plus rarement à la TV, la catastrophe que ce serait. Nous avons pu le vérifier en 2011, lors de l’attribution du prix Nobel de littérature au Suédois Tomas Tranströmer. L’accueil des médias français fut éloquent : les uns se contentant de reproduire le communiqué de l’AFP ; les autres, ajoutant à l’incompétence le mépris, pour cet « obscur et insignifiant poète » ; ce que Tranströmer n’est pas, évidemment. On se souvient aussi de Denis Roche, ancien chef de file de la poésie germanopratine telqueliste, affirmant que lorsqu’il lisait Tomas Tranströmer, les bras lui en tombaient, parce qu’il le trouvait affligeant. Pour Roche, la poésie est définitivement aux arrêts, obsolète ! Les gens continuent à en écrire cependant. « Ça doit être rassurant, et joli, comme de mettre des pâquerettes sur son balcon », concluait Denis Roche, qui est bien celui qui a rassemblé les bribes de son « aventure poétique », sous le titre de La poésie est inadmissible. Sans doute voulait-il dire : Ma poésie est inadmissible ; et il en a tiré la leçon qui s’imposait : le silence ! Mais d’autres épigones, plus pâles encore, sont apparus depuis, qui se sont réfugiés dans la performance (quelle originalité !..) et dans le charabia théorico-théorique, pour mieux masquer leurs carences poétiques ; adeptes des jeux de mots, de typographie et de plats mal réchauffés, qui se sont autoproclamés « poètes d’avant-garde » (une première dans l’Histoire !, à moins qu’il ne s’agisse de l’avant-garde des subventions publiques et des effets de manche ?), pour n’être en fin de compte qu’une arrière-garde de plus, adepte du jeu formel sans conséquence, que nous pouvons situer au même niveau que celui de la Société des Poètes Français. N’est pas André Breton, Tristan Tzara, Kurt Schwitters, Raoul Hausmann ou Alexeï Kroutchenykh, qui veut !

La poésie française d’aujourd’hui n’est pas du tout compacte. Elle est morcelée et fort variée. Plusieurs tendances, actuellement, se font jour, comme le regretté et excellent poète, critique et animateur que fut Michel Héroult, l’a perçu : « la poésie du quotidien », « la poésie de l’émotion et/ou émotiviste », « la poésie néo-surréaliste », « la poésie sociale et/ou politique », la « poésie mystique », la « poésie minimaliste et/ou philosophique », la « poésie néo-classique » et ce que nous appelons la « nov-Poésie », dont nous venons de parler. En règle générale, la poésie contemporaine témoigne de l’homme. Certains le font en haut d’une tour, d’autres au fond d’une cave mais, toujours, c’est de l’homme dont il s’agit. En tout cas bien plus de l’homme que des dieux. Certains appuient cette recherche vers le bas ou vers le haut. Diversité, il y a. Et s’il y a indéniablement de très bons poètes en France, on ne doit pas perdre de vue que le poème lorsqu’il donne dans un excès de formalisme, de culture ou de sensiblerie, ne peut que se transformer en un vain bibelot. L’objet langagier n’est pas un poème, c’est un objet langagier. La poésie c’est l’être et non le paraître. La poésie est un vivre et non un dire. Octavio Paz, qui était très préoccupé par la notion de modernité, m’a dit un jour que chaque époque s’identifiait avec une vision du temps et que le passé n’était pas meilleur que le présent. C’est-à-dire que la perfection n’était pas derrière nous, mais devant. Ce n’était pas un paradis déserté, mais un territoire, une ville, qu’il nous fallait bâtir. Paz m’a également dit que la poésie qui se profilait, cherchait le point d’intersection des temps, le point de convergence. Ce point, d’après lui, nous dit qu’entre le passé bigarré et le futur dépeuplé, la poésie est le présent. Gageons qu’il ait raison.

Rien de nouveau. Ce qui l’est, en revanche, c’est d’assister paradoxalement aujourd’hui en France, comme l’a écrit Martin Rueff, à un étrange phénomène : non seulement le nom poésie dont l’adjectif poétique est tiré n’est plus considéré comme son porteur naturel, mais encore on va jusqu’à dénier aux poètes la poésie qu’on prête aux non-poètes. Les exemples ne manquent pas. Pour encenser tel livre de prose, telle chanson, tel chanteur, nombreux sont les médias, les personnes, qui n’hésitent pas à les qualifier de « poétiques », bien que la poésie soit absente de leurs éditoriaux. On sait par ailleurs l’emploi aberrant que certains font du mot « surréalisme ». Ce n’est pas la poésie-des-poètes qui intéresse, mais la poésie-des-non-poètes ou plutôt la non-poésie-des-non-poètes. Pour les médias, la poésie-des-poètes est un vide économique, sans public (ce qui est faux) ; un genre dont ils se moquent, ne parlent jamais (sauf pour citer pompeusement Baudelaire, Rimbaud ou Char), et auquel ils ne comprennent rien. Il en va tout autrement avec la non-poésie-des-non-poètes, comme en témoigne le raz-de-marée médiatique dévastateur de bêtise d’avril 2013. L’insondable bêtise des médias et de ceux qui les écoutent bouche bée (et pas seulement en art ou en littérature), a en effet atteint son paroxysme avec la parution d’un livre de « poèmes » de Michel Houellebecq, le chef de gare du roman de gare français : Configuration du dernier rivage. D’emblée, ce fut « l’évènement de l’année », le livre dont tout le monde se mit à parler dans les rédactions comme dans les salons feutrés, sur les plateaux de télévision, à la radio, où l’on déclama ses « poèmes » en direct à l’antenne, tout en le congratulant obséquieusement. On n’avait jamais vu un tel ramdam autour de la parution d’un « livre de poèmes », qui fit même la une du journal Libération, tout en étant, il faut bien le dire, un livre d’une très grande médiocrité.

 

La situation que vous décrivez, vous qui semblez être un voyageur, la percevez-vous différemment dans le monde ?

La poésie est partout chez elle. Il n’existe pas de peuple sans poésie. Voilà sans doute ce qui constitue le caractère universel et indépassable de la poésie par rapport à d’autres formes d’expression. On peut remonter l’Histoire. Chaque communauté humaine a utilisé le langage d’une façon particulière, que nous pouvons appeler : poésie. La poésie est d’une diversification extrême telle qu’une définition précise ne peut-être que réductrice. Chaque peuple a sa poésie. Je suis internationaliste. Aussi, toutes les poésies m’interpellent et les peuples qu’elles portent aussi. Et c’est précisément par les poètes que l’on arrive aux peuples. Lorsque l’on aura dit qu’en Corée du Sud, par exemple, les poètes sont lus massivement, publiées dans les quotidiens, on mesurera la différence par rapport à la France. La poésie est aujourd’hui peut-être autrement plus vivante et plus créative, ou du moins plus vitale que littéraire, en Amérique du Sud, en Amérique Centrale, au Québec, le pays du grand Miron, ou plus proche de nous, dans les Balkans, en Europe de l’Est et jusqu’en Palestine, dans les territoires occupés. Le monde commence et la poésie d’aujourd’hui aussi une fois franchies les frontières de la muséographie française. Il ne faut pas se replier mais se déplier. C’est ce que nous faisons. Et je suis vraiment content de voir à quel point, par exemple, le site des Hommes sans Épaules est de plus en plus consulté à l’étranger et pas seulement par les francophones. Les échanges sont très riches. Nous recevons de plus en plus de textes et de correspondances de l’étranger, qui représente à plus de 30% de nos ventes de revues et de livres.

 

 

En plus d'être poète, vous êtes aussi - pardonnez ce raccourci - un théoricien puisque vous prônez, en matière poétique, l'émotivisme. Pouvez-vous nous expliquer cette notion ?

Le temps n’est plus, je pense, à l’esprit unilatéral et étroit des tentatives séparées. Partis de l’exploration parcellaire de ma sensibilité, j’en suis arrivé à l’émotivisme, qui est une synthèse moderne et d’ouverture des courants et mouvements révolutionnaires que sont la Poésie pour vivre et le Surréalisme, qui, depuis son origine jusqu’à son ultime aboutissement, a été une prospection continue de l’état de rêve (comme de l’émotion, pour l’émotivisme), afin d’en découvrir les véritables limites, beaucoup trop floues à travers la littérature, et trop restreintes à travers la psychologie. Partant de considérations sur « le peu de réalité », le surréalisme a prouvé éloquemment que la seule manière de libérer l’homme des contraintes idéologiques, d’assurer à l’esprit des conquêtes inépuisables, était d’agrandir l’état de rêve, d’en préciser les prérogatives, et de donner un plein effet réel à tout ce qui émanerait de cette source imaginaire.

J’ai adopté ce terme d’émotivisme en hommage à Jean Breton et Guy Chambelland, pour qui le poète est un être original, doté d’une sensibilité propre. Une hypersensibilité. « En ce qui me concerne, a-t-il écrit, si j’avais dû créer un « isme », j’aurais créé l’émotivisme ! », avant que Jean Breton ne le reprenne à son tour en décrivant les luttes intestines du milieu poétique des années 1960-1965 : « L’histoire littéraire regroupera peut-être sous la bannière de l’émotivisme les poètes qui, alors, dans des revues sans lecteurs et des recueils peu répandus, refusèrent de voir la vie affective enterrée sous les supputations linguistiques et le chloroforme pseudo-philosophique et, au contraire, enrichirent l’intimisme. »

L’émotivisme n’est évidemment pas un mouvement comme le fut le surréalisme, mais un courant comme le fut Poésie pour vivre, une attitude devant la vie, une conception du vivre qui ne saurait être détachée de l’existence du poète, car la création est un mouvement de l’intérieur à l’extérieur et non pas de l’extérieur sur la façade. L’émotivisme relève d’un seul principe : la liberté de l’être sensible.

J’appelle poésie émotiviste toute création vécue et ressentie vitalement dans les surprises, les soubresauts et parfois les râles de l’aventure intérieure, et qui invite à une explosion de la sensibilité dans « l’ici et maintenant », en créant un lien entre tous ceux qui se confient, tripes et âmes, pour tenter de faire basculer la vie dans le poème, avec cette sorte d’abandon qui doit préluder à une nouvelle invention de l’être, la dimension sensible scellant le socle de la poésie entendue comme chant profond.

L’émotivisme est un art de vivre et de penser en poésie, car une œuvre est nulle si elle n’est qu’un divertissement et si elle ne joue pas, pour celui qui la met en question, un rôle prépondérant dans la vie. Comprenons bien que la poésie est uniquement en l’homme et c’est ce dernier qui en charge les choses, en s’en servant pour s’exprimer. L’émotion est le versant affectif de cette relation au monde qui est constitutive de l’expérience poétique. Mais plus encore que l’horizon, l’émotion échappe à la représentation, et ne peut prendre forme qu’en investissant une matière, qui est à la fois celle du corps, celle du monde et celle des mots.

L’émotivisme ne s’incarne, ni dans une école, ni dans un système, ni dans un mouvement idéologique, mais dans groupe infini, Car, je ne crois plus au grand mouvement, mais bien davantage à la notion de courant ; un courant porté par un groupe infini, à l’instar de ce qu’a mis en pratique Sarane Alexandrian, dès sa sortie du groupe surréaliste en 1949. Un groupe infini, c’est tout le contraire d’une coterie ou d’une chapelle ; c’est un mode de rassemblement des plus modernes qui combat l’esprit sectaire, l’esprit de parti, expressions de l’esclavage idéologique, en leur substituant l’esprit de curiosité universelle, l’assentiment méthodique à ce qui est intéressant dans tout, au nom de la liberté de penser. Un groupe infini, et c’est ainsi que je conçois l’émotivisme, n’a pas de dirigeant privilégié, mais des meneurs de jeux prenant tour à tour des initiatives.

 

 

À 20 ans, vous écriviez le poème Malik Oussékine. 30 ans plus tard, comment a évolué votre vision de la poésie ?

Ma poésie était, est et demeure vouée à l’inquiétude, à la fêlure de vivre, la confrontation du rêve et de la réalité, de mon monde intérieur avec le monde extérieur. En ce sens, je ne suis jamais seul : mille liens se créent d’utilité, de frayeur, de joie, de chagrin, de dépit, de colère, de goût, de son, de couleur qui m’unit à toutes et à tous. Je joins mes peines, mes espoirs. J’y ajoute un rythme, celui de mon sang. J’ordonne ce tout par rapport à moi, je me mets à une certaine place dans cet ordre : je m’y enferme, je ne m’en exclus pas. J’ordonne mon univers, où tout m’entretient de moi et de tout. Mon émotivisme est une morale, une manière d’être et de vivre, dans la mesure où il est le fil conducteur de l’homme en prise directe avec ses émotions : le déchirement de l’être dans l’être, rapport à soi, à autrui, au monde. C’est ce que j’écris. C’est ce qui me fait écrire.

 

 

Dans un numéro récent de la revue « NUNC » (n°31, revue Orante), Pierrick de Chermont vous décrit comme porteur d'une "révolte noire, fraternelle et conquérante" et comme voulant "en découdre". De quoi voulez-vous découdre par le poème ?

La révolte contre l’injustice ne s’arrête jamais, de même, la recherche du bonheur. La recherche du bonheur, c’est la recherche de l’amour et de la liberté. Elle s’accorde avec la révolte contre l’injustice, mais elle la produit nécessairement. La révolte risque de ne pas trouver de fin, comme l’a écrit Stanislas Rodanski, car elle a ses mobiles et même son mobile. Elle se recherche au cœur de l’insupportable pour donner au monde un accès à l’élévation. Le poète ne parle que pour mieux dénuder les êtres et les choses qui l’entourent, que pour mieux s’écorcher aux aspérités de la réalité ; vivre se valorise par le devoir de lutter, chacun selon ses moyens, contre l’injustice et l’oppression. La poésie est une aventure du langage, une affaire vastement humaine ; une appréhension du monde, mais avant tout, un arrachement intérieur, l’essence même de celui qui s’exprime. Avant de naître des mots, la poésie est vécue, elle naît d’une situation humaine (consciente ou inconsciente), que les mots accompagnent. La poésie est reliée au sensible. Chaque poète réinvente le monde qu’il a en lui.

 

 

Comme la majorité des poètes d'aujourd'hui, vous avez un travail, alimentaire. Vous sortez masqué en quelque sorte. Vous composez donc votre poésie dans le feu de l'action. Comment naissent les poèmes en vous et comment parvenez-vous, dans ces conditions, à les composer ?

Je suis disponible 24 h sur 24, au quotidien, aux émotions, aux rencontres, que j’absorbe. Le poème peut jaillir à n’importe quel moment. Immédiatement comme au terme d’une longue gestation. Il m’arrive, tout comme le regretté Yves Martin, de le mémoriser et de le porter longtemps en moi, avant de la coucher sur le papier. Je ne travaille pas avec un mètre classique, mais avec mes propres impulsions nerveuses, mes propres impulsions rythmiques, pour crever les innombrables parois des mystères qui m’entourent, sans réel souci d’esthétisme, et en ennemi de tout conformisme. Il n’est pas question de « faire joli », mais au contraire, d’afficher, dans le domaine de l’écriture, la plus impétueuse liberté. Aucun mot, aucun vocabulaire n’est interdit. Au cœur du poème on doit trouver l’émotion, la tripe et l’homme, car, c’est bien la dimension sensible et existentielle qui provoque l’émergence du poème, lequel n’agit pas pour moi comme un amusement, un passe-temps, un exercice. La poésie n’est rien si elle n’engage pas la vie entière ; la poésie (sa lecture, son écriture) fait vivre, aide à vivre, vous révèle à vous-même, à autrui, au monde, et… change votre vie. Plus on est capable d’exprimer et d’extérioriser ses émotions dans des actes, plus on devient nourrissant pour les autres, parce que nous leur communiquons des choses qui sont importantes pour nous. Ce que nous vivons importe ou concerne souvent l’autre. Car, si la poésie, comme me l’a dit Jean Rousselot, ne nous parlait que d’elle-même, elle n’aurait pas grand intérêt pour les hommes, à qui elle est aussi sûrement destinée qu’elle leur est redevable. Aussi bien le poète participe-t-il à leur admirable travail en fondant des empires de langage avec les matériaux–lexiques qu’ils lui ont fournis.

 

Vous avez connu un grand poète en la personne de Jean Rousselot et vous venez, aux éditions Rafael de Surtis, de lui consacrer un livre, Jean Rousselot, le poète qui n’a pas oublié d’être. Pourquoi lire Rousselot aujourd'hui ?

Jean Rousselot était un homme d’une envergure rare et son œuvre le reflète. Il demeure un modèle, un exemple, par cette capacité hors-norme à mêler étroitement la vie et la poésie. Jean Rousselot, mon ami, le poète, ce héros ; comme l’a écrit Georges Mounin : « On ne se demande même pas si c’est un grand poète. Mais c’est un poète, et c’est quelqu’un. »

Pourquoi lire Rousselot aujourd’hui ? C’est le propos du livre que vous évoquez et que j’ai écrit pour le centenaire de sa naissance, au nom de notre amitié certes, mais aussi au nom de ce que Jean Rousselot a représenté et représente encore. Ce livre est quasiment un manifeste qui dit en substance : « voilà ce qu’est un poète, une vie de poète ! » Comme nous sommes loin ici des fabricants d’objets de langage à destination d’un langage sans objet, autant dire le mépris absolu du « chant » et du contact avec les frères humains.

Orphelin, élevé dans une misère vraiment noire, Jean Rousselot est devenu l’un des plus grands poètes de sa génération, un homme qui n’a pas oublié de vivre et qui a toujours mis sa vie en jeu, et pas seulement dans le poème, si l’on pense à ses prises de position, à ses engagements, sa vie durant, y compris durant l’Occupation face aux vichystes et aux allemands. Son œuvre est imagée, rude, virile, parsemée de mots du jour et de formules familières comme pour ne pas trahir un vécu difficile et combattif. Elle s’étend sur près de soixante-dix ans, avec plus de cent trente volumes à son actif : des livres de poèmes, des romans, des contes, des nouvelles, des biographies, des essais, mai aussi une quantité innombrable de notes et d’articles en revues et dans la presse, ainsi que des traductions et des pièces radiophoniques.

Jean Rousselot, homme de mots, homme de l’être, aura pénétré dans les forêts intérieures de l’homme comme bien peu l’auront fait, avec autant d’engagement et de sincérité. C’est qu’il ne s’est jamais livré à la complaisance de faire du Rousselot à tour de bras. Son œuvre a évité tous les poncifs. Il a au contraire souvent rompu avec lui-même, quitte à dépiter la critique, soit pour retourner à « ses vomissements », soit pour « chercher de nouvelles nourritures. » Alors, comme l’a dit Guy Chambelland : « À pratiquer l’honnêteté d’écriture de Jean Rousselot, que reste-t-il d’un Denis Roche ? »

 

 

Quels sont vos compagnons en matière poétique, et pour quelles raisons ?

Je vous épargne la liste des grands aînés de Rutebeuf et Villon à André Breton. Si je dois citer des poètes vivants, là aussi, nous n’en finirons pas, car cela en représente des noms. Alors, je répondrai : toutes celles et tous ceux, connu(e)s et inconnu(e)s, qui, dans leur diversité, ont publié (533 noms à ce jour, rien que pour la troisième série), publient et publieront dans Les Hommes sans Épaules, et pas seulement les poètes surréalistes et/ou de l’émotion, assumés ; parce que ceux-là, à quelques exceptions près, assument l’homme-même, quotidien, nous dit Chambelland. L’homme et ses limites. C’est-à-dire, à l’opposé exact du culturel-convention, le tragique – l’impossibilité de tricher – ce tragique qui constitue peut-être la plus profonde dimension de la poésie. Leur style est évidemment à la mesure de cette situation tragique : dépouillé d’artifices, décapé jusqu’au muscle, à l’os ; il ne sert guère qu’à communiquer l’homme à l’homme, avec une économie de vocables qui fait toute sa différence d’avec la prose.

 

 

Vous vous réclamez, en matière poétique, de la profondeur. Que mettez-vous derrière ce mot ?

Face à moi-même, face à autrui, face au monde, face à mon poème, je suis toujours face à un abîme ; un abîme que je suis, que nous sommes et ne cesserons jamais d’être. Je résiste dans la fêlure. Mon rapport au langage, à mes émotions, me renvoie de plein fouet au rapport que j’entretiens avec le monde, à renfort de mots coups de poing, de mots coups de sang, pour exister. Pour moi, il n’existe pas un espace sans combat. Pas un atome sans cri. Mais seulement, à bout portant : le langage, l’émotion, le rêve, la réalité, le mot coup de tête. Plus loin que la mêlée des images, plus loin que l’écume de la phrase, j’aspire à descendre dans les boues colorées de l’homme.

 

 

Dans le monde d'aujourd'hui, il y a les économistes, les financiers, les écrivains de romans, les intellectuels, les scientifiques, les sportifs, les politiques, les journalistes... Le poète, absent de tout ce bouquet, porte-t-il une connaissance du monde ?

Vivre et écrire de la poésie, c’est vouloir se fouiller, plaider pour soi-même, rencontrer autrui au plus profond, donc communiquer, dénoncer aussi les aliénations, laver le vocabulaire, promouvoir en rêve des gestes qui deviendront un jour des actes. Alors, certes, tout cela n’est pas facile à vivre et à écrire, car le poète est un exclu. Il est tenu à l’écart, conformément à la morale platonicienne. Cela ne remonte pas à hier. Il faut bien dire cette solitude, ce désarroi, ce désespoir, qui entourent le poète. Il n’est pas facile de vivre dans la peau d’un poète, qui doit exister en face de gens qui nient purement et simplement son existence. Mais aussi en face de gens qui attendent tout de lui. Alors, ce n’est peut-être pas grand-chose la poésie, mais pour certains, ce « pas grand-chose » est tout. Je ne veux surtout pas généraliser ou faire du misérabilisme, mais je n’oublie pas les « mouroirs » d’Yves Martin, ni ceux de Guy Chambelland. L’appartement-assommoir dans lequel vivait Claude de Burine. Lors de sa crémation au Mont-Valérien, nous étions deux à être présent, son compagnon et moi. Thérèse Plantier, dont Les Hommes sans Épaules furent les seuls à signaler la mort et à saluer son œuvre. Alain Morin, dont personne n’avait même de portrait photo, ni ne connaissait la date de sa mort. Et pourtant quelle profondeur et quelle grandeur chez tous ceux-là ! Ils m’ont aidé, ils m’aident encore à vivre, avec bien d’autres. Que de combats et de corps-à-corps avec la vie, avec la mort, avec le langage. Des abîmes insondables, mais aussi des isthmes de lumière. Du cristal. Non, ce n’est pas facile d’être un poète. Il faut avoir gagné cela par la douleur et s’accrocher. Alors exclu le poète, oui, mais a contrario, le poète, aujourd’hui a, tout en se lamentant sur son sort, tendance à s’en contenter. Certains, me dirait Alain Breton, « sont trop malheureux » pour agir autrement. Oui, mais les autres ? J’ai encore tout récemment été abasourdi par les poètes, lors de cette terrible première semaine de janvier 2015, après l’assassinat de Charb et de ses camarades ; dix-sept victimes au total. Abasourdi par le silence des poètes. À ce jour, à ma connaissance, seuls Les Hommes sans Épaules et Texture, par la voix de Michel Baglin, se sont manifestés par un communiqué. Sinon, rien, le néant. Tout le monde a continué à écrire ses petits poèmes et à les publier comme si de rien n’était. Le poète est un artiste, mais c’est aussi un citoyen, un intellectuel. Mais ils étaient où les poètes ? À la remorque du monde, une fois de plus, là où personne n’ira les chercher. Donc, rien du côté de la poésie française, mais en revanche beaucoup d’échanges et de nombreux messages avec l’étranger. Je pense notamment aux émouvants messages de notre grand poète Beat Lawrence Ferlinghetti ou encore avec le poète surréaliste grec Nanos Valaoritis, et le Liban, et même l’Iran ! On parle beaucoup des étrangers en France et pas spécialement en des termes qui nous agréent. Nous, nous disons : heureusement que les étrangers existent ! Nous nous sentons moins seuls.

Donc, pour ce qui est de la connaissance du monde ; je dirai que certains on une assez bonne connaissance de leur nombril. Les autres recherchent par le moyen du langage, une vérité de contact avec les êtres et les choses, car ils considèrent les mots comme des réalisations dont ils ont la prescience, et c’est ce qui les aide à se déchiffrer eux-mêmes en déchiffrant le monde. La poésie déborde de la simple activité littéraire et intellectuelle pour envahir l’espace même de la vie.

 

Merci Christophe Dauphin.




Claude Michel Cluny

HOMMAGE A CLAUDE MICHEL CLUNY
QUI NOUS A MALHEUREUSEMENT QUITTES DIMANCHE 11 JANVIER 2015

CLAUDE-MICHEL CLUNY NOUS AVAIT ACCORDE UN ENTRETIEN EN JANVIER 2013

 

 

Claude Michel Cluny, les éditions de la Différence viennent de rééditer le premier volume de votre œuvre poétique. Il rassemble des poèmes depuis 1960 jusqu'à 1980. Partons de votre premier ensemble, Désordres. La quatrième de couverture nous indique que vous l'avez écrit sans vous soucier des mots d'ordre de l'époque, ni des écoles ou des clans. Pouvez-vous nous parler de cette période, ou vous entrez en littérature en vous affranchissant du contexte immédiat ? Pouvez-vous nous parler du projet de Désordres, qui s'abstrait des lignes de force de l'époque qui, par définition, influencent inconsciemment toute une génération ?

          L’éblouissement à la lecture de Valéry, que l’on disait obscur, m’incita, vers dix-sept ans, à l’imiter ; puis d’autres contemporains, Cocteau, Reverdy, Jacob… C’était poétiquement désastreux, sauf que j’appris là le « métier », le merveilleux artisanat du langage. L’apprentissage, d’une écriture l’autre, me libéra des influences d’abord, puis la réflexion critique me débarrassa des mots d’ordre et des écoles. L’indépendance m’était naturelle ; je ne me suis jamais affilié à quoi que ce soit. J’attendis longtemps avant de publier, afin de prendre du champ. Je voyais tant de mauvais livres paraître ! Désordres n’était pas un projet, tout juste une maigre récolte. Assez personnelle, sans doute, pour que des graines entêtées aient à leur guise ensemencé pour une part jusqu’à mes derniers livres.

 

Vous avez attendu longtemps afin de prendre du champ, dites-vous. Pouvez-vous nous raconter votre "devenir" poétique, depuis ce mystérieux "après-midi d'accablante exaltation, de doute et d'enthousiasme", ainsi que vous l'écrivez dans la préface, et qui vous fit vous engager dans le champ poétique ?

          À la fin de l’adolescence, nous allâmes, un ami de collège et moi, vivre l’été en Provence. Le hasard nous offrit la découverte d’un lieu magique par son isolement et par sa beauté. Après les ruines antiques que nous venions de voir, je pouvais y rêver d’Horace et de Virgile, mais aussi d’une parole qui ne craindrait pas l’usure du temps. Nous écrivons et nous créons pour échapper au temps, pour inventer la vie, apprenant jour après jour que l’indicible est ce qui reste à dire. J’eus plus tard à Delphes, en écho alors désespéré, le choc d’une interrogation sur le sens de l’histoire. Si je pouvais répondre à votre question, pourquoi aurais-je tenté d’écrire ?

 

Vous parlez d'une parole qui ne craindrait pas l'usure du temps. Dans votre préface, vous dites : "Ce qui est nouveau, c'est une volonté de naufrage, une complaisance dans l'anéantissement (habilement exploité par les trafiquants d'arts plastiques) et la culture des débris". Pensez-vous avoir conjuré cette volonté de naufrage en arrachant au néant une parole qui ne craindrait donc pas l'usure du temps ? Et par quels moyens, quels sortilèges ?

          Non, nous essayons de maîtriser notre art, acte conscient techniquement, mais dont le(s) sens nous sont dictés  autant par l’inconnu qui nous habite que par la vie et la connaissance, ce que Pindare résuma comme « l’épuisement du possible ». L’effort nous appartient, pas le destin des choses. Je ne crois pas aux certitudes. Autant que le travail, dans l’effort d’accomplir notre art, d’atteindre à ce que nous essayons d’arracher à l’inattendu, les refus nous font − par défaut, peut-être − aussi ce que nous sommes. S’il y a sortilèges, nous ne pouvons être leur maître. Leur serviteur, qui sait ? Leur truchement, ainsi désignait-on autrefois les traducteurs…

 

Qu'entendez-vous par "volonté de naufrage" ?

          La fortune des « installations »,  bric à brac, né il y a près d’un siècle avec Dada, s’étale comme négation (rémunératrice) de l’art dans les galeries et les musées Les poètes minimalistes nient le verbe. Michel Deguy m’avouait, lui, ne plus pouvoir revenir au lyrisme sans « perdre la face » devant ses étudiants ! Là, nous sommes bien éloignés des enjeux financiers des arts plastiques ! Nous sommes passés de l’ère du soupçon  à celle du reniement puis à l’imposture comme raison sociale.

 

Ne plus pouvoir revenir au lyrisme sans perdre la face devant ses étudiants, voilà qui paraît être le monde à l'envers ; la soumission du poète au diktat social, voilà qui remettrait en question l'état de poète de ces dits poètes, ne trouvez-vous pas ?
Comment percevez-vous le poème aujourd'hui ? Vous parliez des minimalistes. Quelles lignes de force se dégagent maintenant, et de quels poètes de notre temps aimez-vous lire l'œuvre ?

          Que le diktat soit d’ordre politique, social ou d’école, de groupe − tel le surréalisme hier − un diktat est un abrasif. On ne peut que le subir, le contourner, ou s’en abstraire.
Je ne vois aujourd’hui ni école ni ligne de force, et la pluralité n’en pâtit pas. Les mots d’ordre sont toujours destructeurs de talents.
Les médias ne le sont pas moins, qui ont pratiquement éliminé la présence de la poésie de la presse écrite, de la radio et de la télévision. L’une des raisons tient à l’évidente volonté non dite de limiter le langage à l’utilitaire.  Niveler par le bas fait les peuples dociles.

 

Vous abordez la dimension indocile de la poésie. Ma question ne pousse pas à l'orgueil, elle suit le cours de l'entretien : en quoi lire votre œuvre poétique permet-il particulièrement de s'arracher à la volonté de nivèlement des peuples ?

          Écartons le ridicule du « message ». J’aimerais avoir donné une œuvre en liberté, fidèle à ce que je crois être la véritable patrie d’un poète, sa langue, avec ses racines, sa richesse, son inventivité, son pouvoir de partage et d’incitation non seulement à maintenir mais à réinventer. Rien en art n’est à jamais figé. La création ne s’arrête jamais, encore que toujours menacée, plus que jamais menacée. Il importe de refuser, après le « politiquement correct », la réduction du langage, donc de l’asservissement de l’esprit, de la réflexion et la créativité au « degré zéro ». 

 

Nous ouvrons votre livre par un poème superbe nommé Acanthes.

                    Les acanthes ornaient le silence bleu du sud. De grands pans de mémoire se perdaient dans la mer, et toi. Et de toi je m'étonnais, et ne te reconnaissais plus parmi les bustes abattus dont le temps avait bu les lèvres cœur dévoré par la nuit.

                    Alors j'ai su que les désastres ne sauraient plus t'émouvoir. Tu étais devenu le lieu de ces palais déserts aux voûtes écroulées. J'étais mort et ne le savais pas

 

Au delà des images d'écroulement, il y a cette fin de poème : J'étais mort et ne le savais pas. La naissance de tout homme n'a-t-elle pas lieu au moment alchimique où il prend conscience que se croyant vivant, il était en réalité mort ?

          Ce sentiment – ou cette lecture de la vie − sans doute chez moi récurrent, je le traduis ailleurs par « avoir vécu sans avoir été » − mais alors pour signifier ce que l’imaginaire apporte par les transferts d’identité, tels les hétéronymes de Pessoa. Intimement, il est lié au constat, pour le passé, comme à la conviction de l’échec répétitif des civilisations. En prendre conscience dans les ruines de Delphes fut une naissance philosophique, encore que le terme me paraisse bien exagéré. Je m’étonne encore que ce poème de jeunesse soit chargé de ces clés ; et que l’ordre aveugle alphabétique l’ait ainsi placé en clé de voûte !

 

Parlons maintenant de la collection Orphée, que vous avez fondée et que vous dirigez. Pouvez-vous nous parler de l'histoire de cette collection merveilleuse ? Comment est-elle née, comment avez-vous choisi les poètes ? Pourquoi la relancez-vous aujourd'hui ?

          Son origine est le pari que, fin 1987, le directeur de La Différence, le merveilleux Joaquim Vital, fit d’une collection de poche ouverte sur le temps et sur le monde, et qui serait nécessairement bilingue pour toute traduction. Il m’en exposa les principes et me demanda d’en assurer la direction. « Vous aurez carte blanche, m’assura-t-il ; je ne veux intervenir  en rien. »
Après quelques jours de réflexion, j’acceptai. C’était une gageure lourde de risques, mais je ne déteste pas ce genre de responsabilité. Je fis tout d’abord un choix de titres aisés à mettre rapidement en œuvre, soit une douzaine, afin d’assurer d’entrée de jeu une présence en librairie de la collection – visibilité oblige ! À peine annoncée dans ses principes, la collection suscita un réel engouement et je vis affluer les projets et suggestions.

          Si je sus trouver des conseils, et parfois corriger mes idées préconçues, les choix sont miens et je les assume entièrement. Je refusai beaucoup de « candidats » et de traductions médiocres. Le but était d’ouvrir la collection aux classiques oubliés, aux courants divers, aux inconnus, aux  traductions nouvelles, aux voix encore inaudibles. Ce fut passionnant, mais terriblement stérilisant en ce qui concerne mon propre travail. Puis,d’année en année les conditions économiques se firent paralysantes.

          Sans toutes ces années après l’arrêt d’ « Orphée », la recherche des titres publiés  et l’espoir que la collection renaîtrait parvenaient chez l’éditeur, ou à moi-même. Je n’ai accepté d’en reprendre la direction qu’avec un rythme de publication plus raisonnable, soit six titres annuels.

 

Avez-vous quelques "anecdotes" marquantes à nous conter sur l'histoire de la collection Orphée ? Comment avez-vous découvert ces "inconnus" qui enrichissent et singularisent cette belle collection ? Comment choisissez-vous les traducteurs et présentateurs de chaque poète ?

          Non, pas d’anecdote dont je me souvienne. Plutôt des espérances déçues de vieux amateurs de poésie jamais publiés ; ou bien des attitudes, des postures, plus fréquentes chez les jeunes imbus de leur ignorance. Ainsi d’une « poétesse » qui, lors d’un salon du Livre, voyait ses vingt pages de niaiseries paraître dans « Orphée ».

         − Aux côtés de Novalis et de Lorca ? Cela ne vous gênerait pas ? Quels sont vos poètes préférés ?

         − Pourquoi cela me gênerait-il ? D’abord, moi, j’écris, je ne m’occupe (sic) pas des autres. »

         Il n’y aurait pas de crise en poésie, disait Joaquim Vital, si, au lieu de gribouiller, les gens lisaient. L’incuriosité n’a jamais été source de talent.

         Aujourd’hui, si l’art n’est pas monnayable, il n’a plus de statut que celui du mépris. Pourtant, combien d’écrivains étrangers ne m’ont-ils dit déplorer l’absence dans leur pays d’une collection semblable !

          Mon meilleur atout fut sans doute, et demeure, je crois, mon indépendance et le bonheur de découvrir. De confier les préfaces à des esprits libres. Chaque cas est particulier. Les principes de traduction  évoluent d’époque en époque, et doivent trouver pour chaque poète la clé juste, capable de nous faire parvenir l’écho d’une voix souvent si lointaine de par le temps ou la distance culturelle.

 

Dernière question, cher Claude Michel Cluny : vous terminez votre préface par ces mots : "Non que la poésie se soit, sinon lors de quelques vagues suicidaires, coupée du monde. Le silence qui l'entoure vient de ce que le monde, lui, est sourd, aveugle, insensible à ce qui est le plus beau don de l'esprit humain : l'invention du divin." Dire cela, aujourd'hui, après les positions radicales du surréalisme, est-ce ouvrir une voie ?

          Peut-être. Le divin est en nous ou il n’est pas.

 

Propos recueillis par Gwen Garnier-Duguy

 




MARC DUGARDIN

 

Bonjour Marc Dugardin. Vous avez publié votre premier livre de poèmes en 1982, il y a de cela 32 ans. Depuis, une quinzaine de livres est venue nourrir votre œuvre. Pouvez-vous nous dire pourquoi vous êtes entré en poésie ?

 

Non, cher Gwen, je ne peux pas vous dire « pourquoi »… Mais, rassurez-vous, je ne vais pas entamer notre dialogue avec une dérobade. Le mot « pourquoi » suscite ma résistance, mais il me tend peut-être aussi un élément de réponse. Car chez beaucoup de ceux qui sont touchés par la poésie (elle entre en eux avant qu’ils n’y entrent…), il se peut que l’on trouve précisément une intuition de cette sorte : l’essentiel de ce qui nous fait vivre est dans ce qui échappe aux explications.

Au fond de chacun de nous, il y a cette part pour laquelle les mots ne suffiront jamais, mais c’est elle, paradoxalement, qui nous pousse vers le poème, nous met à l’écoute de ce qui, à travers le poème, nous surprend, nous déborde.

Cela dit, je peux aussi répondre à la question plus simplement, plus concrètement. En disant que, dès l’enfance, la poésie m’a retenu, que j’ai senti qu’en elle quelque chose, fortement, me concernait – les anthologies étaient, à chaque début d’année scolaire, les livres sur lesquels je me jetais.  J’ai donc lu très tôt de la poésie, mais sans beaucoup de repères d’abord, car ni l’école ni la famille ne m’en proposaient vraiment dans ce domaine. Ensuite – et trop vite, certainement – j’ai voulu écrire à mon tour.

Il se peut qu’aujourd’hui – et ceci est plus qu’une boutade -  je devienne enfin un vrai débutant…

 

 

 

"Au fond de chacun de nous, il y a cette part pour laquelle les mots ne suffiront jamais", dites-vous. L'alphabet, et le nombre ; le langage en somme, serait-il une construction humaine nous permettant d'appréhender concrètement l'existence ? Prison et/ou liberté ? L'esprit humain peut-il envisager d'autres voies que celles du langage pour s'unir au vivant, ou se "dépatouiller" avec la vie, ou s'orienter, partant du principe que musique, architecture, mathématiques, silence, tout, en définitive, étant langage ? Cette interrogation me vient en lisant votre poème tiré de Fragments du jour, publié chez Rougerie en 2004, et notamment les 3 vers concernant l'étoile :

 

 


dans ce qui la première fois
a été entendu
dans cette nuit où l'étoile
a brillé
plus fort que son nom
dans ce qui depuis l'origine
ne cesse de se retirer
- afin que tout
ne soit pas perdu

 

 

Tout à fait d’accord, Gwen : le langage, la langue, la parole (termes que, bien sûr, il conviendrait  de préciser, de distinguer), c’est bien ce qui nous permet, humains solitaires et néanmoins reliés aux autres, de nous inscrire dans le mouvement de la vie. « Se dépatouiller » avec elle, comme vous l’écrivez et je veux garder cette expression directe, familière en mémoire pour la suite, comme une invitation à maintenir notre dialogue dans une certaine simplicité. Car le poème ne doit pas être réduit à un discours intellectuel.

Les trois vers que vous citez sont extraits d’une suite née à l’écoute d’une œuvre musicale (le concerto pour violoncelle d’Henri Dutilleux), et pour laquelle j’ai mis en exergue une citation d’Henry Bauchau : L’innocence de l’oreille / Se prosterne plus profond. C’est placer l’écoute (dégagée autant que possible de ce qui l’encombre) au cœur de l’écriture du poème. C’est ne pas vouloir prétendre maîtriser la parole, mais au contraire reconnaître ce qu’elle révèle en nous d’inconnu, de sauvage, de complexe, de redoutable, d’inexpliqué… Devant quoi il ne nous resterait plus qu’à nous incliner – à nous « prosterner »…

Ecouter de la musique – et inscrire le poème dans l’écoute de la musique – ce serait une façon d’être humble avec les mots qu’on utilise, lucide sur leur incapacité à tout dire, à tout saisir – à saisir le tout. C’est bien le prix à payer (si j’ose cette expression) pour une vie d’homme : ce désir en nous, ce manque qui le fonde, ce langage qui cherche à rejoindre et, en même temps, sépare (me vient ici un écho des élégies de Rilke, mais ce n’est qu’une référence parmi beaucoup d’autres que je pourrais rappeler).

Se dépatouiller avec cela !

Alors, cette étoile / (qui) a brillé / plus fort que son nom ?  Après coup, je remonte (comme, au réveil, on élabore le souvenir d’un rêve) vers les significations possibles de ces vers… l’étoile, dans sa réalité concrète et ses multiples significations symboliques, dans l’émotion qu’elle suscite en chacun de nous sans doute, depuis les images lointaines de l’enfance, avec leurs frayeurs et leurs émerveillements… l’étoile, dont l’éclat ne nous doit rien, mais dont le langage humain ne cesse de rappeler ce que l’humanité lui doit. Dans l’émerveillement. Mais aussi dans la terreur.

Je ne veux pas de l’étoile pour carte postale ou pour image pieuse. C’est pour cela sans doute que, dans un poème récent, j’ai parlé de son piétinement, comme pour la ramener au sol, là où nous l’avons fait descendre de la plus horrible des façons.

Le poème nous mène toujours plus loin, plus profond, il nous bouscule, il ne va pas forcément dans le sens de notre confort. C’est le risque que l’on prend, en l’écoutant, en l’écrivant… A chaque fois, et de plus en plus, comme un débutant.

 

 

 

 

Comme vous venez de le dire, le poème "mène" ; c'est lui qui conduit, pour peu qu'on se laisse agir par sa volonté insaisissable, si je comprends bien. Vous explorez, par le poème, des territoires peu courus me semble-t-il par les poètes. Je pense notamment au poème inaugural de votre recueil Fragments du jour :

 

 

quatuor - on entend les archets
se répondre comme si
une réponse infiniment
se cherchait un visage
- peut-être le tien sauvé
bien avant que tu naisses
peut-être sans nom celui
où d'autres auront à se reconnaître

 

 

Ces territoires envisagent l'invisible ou l'inconnaissable , qui demeure toutefois à dire ?

 

Autant que possible, oui, je crois qu’il s’agit de se laisser « mener » par le poème. Que son surgissement au moins nous soit une surprise (on peut songer au « vers donné » de Valéry, à la « dictée du poème » dont parle Bauchau, au poète «  pas maître chez lui » selon Michaux, etc.)   Que le travail du poème en nous précède notre travail sur le poème. Qu’il nous déstabilise. Cela ne va pas sans vertiges, sans risques, sans abimes parfois (je pense à Alejandra Pizarnik, entre autres, pour qui la poésie fut une question de vie ou de mort, littéralement).

Certes, cette remise en question du langage conventionnel, la poésie peut l’atteindre aussi dans la fantaisie, le jeu, la fête. Il suffit de penser à certaines comptines avec lesquelles les enfants, joyeusement, décalent les mots de toute logique pour le seul plaisir de leurs rythmes, de leurs sonorités, pour la jubilation partagée qu’ils y trouvent.

Mon propre registre est plus grave, mais je trouve important de ne pas oublier cet aspect ludique de la poésie.

Mais quoi qu’il en soit, celle-ci se trouve dans une situation paradoxale. Sans les mots, dont en quelque sorte elle nous demande de nous méfier, elle ne serait rien. Et eux, les mots, rien sans le silence où, en creux, ils se donnent à entendre. Et nous, rien sans cette langue avec laquelle, vaille que vaille, nous apprenons à vivre, cette langue avec laquelle, pour le meilleur et pour le pire, nous sommes des humains.

C’est avec tout cela que je tâtonne - quelquefois en bredouillant, en me contredisant sans doute plus qu’à mon tour - depuis que j’écris des poèmes. En me jetant franchement dans la mêlée (aujourd’hui plus qu’hier je crois, quand une certaine idéalisation de la poésie me retenait encore ?)

Quant au poème que vous citez dans votre question, une fois de plus, il est né à l’écoute de la musique. Les mots sont venus comme une résonance. En suggérant, je l’espère, qu’il y aurait plus à dire encore, que dire n’aura décidément pas tout épuisé. Et que le silence peut revenir ensuite, un peu plus habité. Solitaire, et néanmoins un peu plus solidaire ?

Ce visage à « sauver » ? Le poème m’a entraîné jusque là, mais seulement « comme si », ou « peut-être ». Il ne répond pas vraiment aux questions qu’il soulève. Les questions sont possibles, c’est déjà beaucoup…

 

 

 

 

Ce visage à "sauver", mais aussi, et peut-être surtout "bien avant que tu naisses". Nous sommes ici dans la réversibilité du Temps cher à Léon Bloy, si mes souvenirs sont bons, réalité mystique congédiée par les héritages récents de la modernité, mais qui interroge aujourd'hui la science astrophysique depuis les insondables découvertes quantiques. L'imagination, bien sur, serait un réel pouvoir capable de créer la réalité, elle est aussi un langage qui attendrait des mots, et donc du poème, la solidarité que vous évoquez. Face à cela, après une vie passée à servir le poème, vous vous vivez comme un vrai débutant. La maturité du poète est-elle de se savoir de plus en plus débutant à mesure qu'il maîtrise la composition de son art ? Paradoxe physique, métaphysique ?

 

Les références que vous faites à Léon Bloy ou à « la réalité mystique congédiée par les héritages récents de la modernité » marquent sans doute, cher Gwen, une différence, et même peut-être une divergence, dans notre approche de la poésie et de ses « enjeux ». Différence qui ne nous empêche pas, bien sûr, de mener cet échange, que je trouve très stimulant (j’espère qu’il en ira de même pour celles et ceux qui nous liront ensuite).  

Il n’y a, derrière ma poésie et ma façon de vivre, ni théorie, ni credo. Des repères, oui, bien entendu, entre autres ceux que j’ai trouvés auprès des auteurs que j’ai lus, très divers, très opposés parfois (cela traduit sans doute à quel point ma démarche est faite d’interrogations – certains diront d’hésitations – plus que de certitudes). Référence à la psychanalyse aussi, non comme un dogme, mais tout au contraire comme un cheminement avec ce qu’il en est de l’inconnu, et d’abord en chacun de nous ; et aussi, paradoxalement, comme une forme d’ « espérance » (je tiens absolument aux guillemets), c’est-à-dire une ouverture à un « possible malgré tout », sans lequel vivre s’enfoncerait définitivement dans l’ornière des répétitions, des ressentiments, des refus. « Espérance » fragile donc, « espérance » de toute justesse, si je puis dire…

Mais j’assume, aussi simplement que possible, l’ambiguïté que peut susciter ce qu’il m’arrive d’écrire, les termes que parfois j’utilise, les allusions qu’il m’arrive de faire (y compris les allusions « religieuses », qui ne manquent pas). Je tente d’assumer aussi ce balancement qui me caractérise (mais suis-je en cela bien original ?) entre « la peur » et « la plénitude », pour reprendre le titre d’un livre que j’ai publié.

J’y avais placé en exergue cette phrase de Porchia (un auteur auquel je ne cesse de revenir, depuis bien des années déjà) : Tout ce que je porte attaché en moi se trouve libre quelque part (traduction de Roger Munier). C’est une proposition que l’on peut entendre dans différents registres. Par exemple du côté de la « mystique » (j’ai moi-même cité à plusieurs reprises la fameuse « rose sans pourquoi » de Silesius), même si je ne saurais dire précisément à quoi renvoie cette notion. Ou encore du côté du travail de l’analysant (comme il convient de dire pour celui qui « fait une psychanalyse »), expérience que l’on peut envisager comme un processus d’allègement, de décentration de soi.  

… et du côté de la poésie, surtout. C’est-à-dire, il me semble, comme une incitation, une invitation, pour moi écrivant, pour celles et ceux qui ensuite me lisent, à accepter cette part « d’autre » qui nous habite, à se laisser gagner par elle. Tandis que j’écris cela, des lectures me reviennent en mémoire (Levinas par exemple, mais je ne prétends pas pouvoir m’appuyer ici sur de telles références théoriques). Je songe aussi, tout simplement, à des rencontres vécues, à des liens d’affection et d’amitié, à des moments d’émerveillement (qui n’effacent pas les terreurs, mais qui ont bel et bien existé, qui le peuvent encore…), je me dis que c’est « pour cela » que j’écris.

Pour ce que la phrase de Porchia ouvre d’inexprimable (mais qu’il a tout de même tenté, avec ses mots, de nous suggérer), d’inépuisable, d’inatteignable sans doute, du fait même de notre condition d’homme : cela, libre, quelque part…

 

 

 

 

Aucun désaccord je pense, ni divergence ici entre nous cher Marc. J'envisageais vos vers cités plus haut à la mémoire d'une phrase célèbre de Bloy, dont je comprends que vous ne vouliez pas vous réclamer, mémoire personnelle et subjective qui n'engage ni ma conception du poème, si j'en ai une, ni n'entend piéger votre parole.

Désaccord peut-être maintenant, lorsque je suggère que nous pouvons faire une lecture métaphysique de votre poésie. C'est ainsi en tous cas que j'en aborde un versant. Vous semblez opposer au silence l'acte de naissance du poème. Avec cette nuance, quand vous dites :

 

 

du silence inviolé
personne ne serait
revenu

alors la main saisit
l'archet comme
on assume la naissance
comme on s'engage
jusqu'à l'extrême
du songe de vivre

 

 

Nuance qui établit que nous ne partons pas du silence mais que nous en revenons en ne le respectant pas. Serait-ce la fondation, à priori contradictoire, permettant le drame, ou le miracle, de la vie ? Et l'entendement du "vivre" ne peut-il s'approcher que par le contradictoire que permet le poème ?

 

J’ai parlé de la rencontre de « l’autre » dans le poème, cher Gwen, il serait malvenu que je la refuse ici où, généreusement, elle m’est proposée… Souligner telle différence de point de vue qu’il me semble percevoir dans votre question, ce n’est en rien, en tout cas, vous soupçonner de vouloir me « piéger ».

Je trouve passionnant ce regain de vie (là est bien l’enjeu) que rend possible pour le poème l’échange avec un lecteur, que ce soit dans un dialogue comme le nôtre ou dans d’autres occasions (comme, par exemple, une présentation dans une librairie ou une bibliothèque – j’en profite pour dire ici ma reconnaissance à quelques amis libraires et bibliothécaires, de Bruxelles à Tulle, de Bellac ou Tournai à Namur…). Oui, le poème est vivant, il est donc bien dans un mouvement, ce qu’il va perdre, ce qui va l’enrichir, ce n’est pas de ma volonté que cela dépend. Dans toute écriture, on prend ce risque, et cela est peut-être encore plus vrai pour l’écriture du poème.

Votre question me ramène à nouveau vers cette suite publiée il y a dix ans déjà (et donc écrite il y a plus de dix ans), ma surprise est donc double : celle de découvrir votre manière de l’approcher, celle qui me vient en la relisant.

Nous sommes toujours à l’écoute de cette très belle œuvre d’Henri Dutilleux (inutile de dire, je crois, qu’écrire dans l’écoute d’une oeuvre musicale ne signifie pas que l’on cherche à la décrire ou à l’ « illustrer » / développer ce point nécessiterait une trop longue digression, mais je peux renvoyer aux réflexions très éclairantes de Lorand Gaspar, entre autres à ce sujet, dans un livre qui représente une véritable balise sur mon parcours d’écriture : Approche de la parole suivi de Apprentissage, publié chez Gallimard en 2004).

Comment ai-je entendu en moi, à cette époque, les résonances de cette composition, quels fils conducteurs m’ont conduit ensuite à leur donner un prolongement dans une suite de poèmes ? Qu’ai-je « voulu dire »… car, bien sûr, à partir de l’impulsion initiale (venue de la musique elle-même, des mots qu’elle a enclenchés d’une manière qui devait beaucoup, dans un premier temps, aux processus inconscients), il m’a fallu structurer l’écriture du texte autour de quelques axes dont, peu à peu, je prenais conscience. «Vouloir dire » est en l’occurrence une formulation plus que discutable, mais je n’ai pas voulu la gommer, car elle indique bien je pense, honnêtement, la difficulté de l’élaboration d’un poème. Etonnons-nous, après cela, que si peu de poèmes nous satisfassent vraiment !  Car on ne cesse d’y marcher sur un fil, on ne peut s’y tenir en équilibre bien longtemps, lorsqu’il s’agit, selon les termes si justes de Jean-Pierre Lemaire, de ne pas substituer un sens voulu à l’amorce du sens offert.

Alors, ce silence inviolé / (dont) personne ne serait / revenu ? Après coup, et en me saisissant des termes que vous me tendez comme de perches, j’y verrais bien un drame, en effet, un nœud de contradictions, une tension qu’à sa manière le poème tend à « résoudre » (non pour l’annuler, mais pour la rendre vivable). Il n’y a pas de silence « pur ». Ou alors celui qui précède ou suit la vie de chacun, le silence d’un néant ?

Pour que quelque chose ait lieu, pour qu’une vie apparaisse (ou renaisse), il faut qu’une déchirure se produise, plus ou moins violente (dans mon texte, le glissement vers le mot « viol » me semble particulièrement dur). Il faut donc saisir (l’archet sinon le couteau ?), assumer la naissance (son « traumatisme » ?), s’engager jusqu’à l’extrême… ?

Le mot « miracle » que vous avancez (c’est bien dans un questionnement que vous le faites), je ne le récuse pas, même si je l’entends sans aucune connotation « religieuse ». Il faut bien quelque chose de « miraculeux » pour que la vie (et le poème) l’emporte, et même pour qu’elle reprenne, à chaque fois que, individuellement et collectivement, de nouvelles blessures lui sont infligées.

Si je reviens si souvent à des auteurs comme Henry Bauchau (qui se reconnaissait membre de ce qu’il appelait « le peuple du désastre »), Alejandra Pizarnik (pour elle, le « je n’en peux plus » l’a finalement emporté, et elle s’est suicidée), János Pilinszky ou encore Juan Gelman, c’est bien parce que ce sont des poètes qui  refusent le mirage de l’embellissement, de l’enjolivement, qui nous mettent notre nez dans…

Si le poème peut « célébrer » (mais oui !) la beauté du monde, la bonté possible en ce monde (et ce sont là des mots que je ne peux prononcer sans penser aussitôt à Primo Levi ou à Robert Antelme, qui les ont utilisés en sachant très bien de quoi ils parlaient, à quoi surtout il leur a fallu les arracher), c’est seulement, de mon point de vue, à la condition de ne pas dénier les réalités les plus sordides, les plus inhumaines, les plus insoutenables. Il s’impose même – je parle toujours, bien entendu, à partir de mon propre « angle d’inclinaison » (Paul Celan) -  que le poème, avec obstination, rappelle ces réalités, s’y arc-boute en quelque sorte, sans quoi il ne serait plus qu’un camouflage, qu’une imposture.

Qu’un « chant » puisse naître dans de telles conditions, oui, cela tient du miracle ! Pas étonnant alors, qu’au chanteur il arrive bien souvent de balbutier, de bégayer. Qu’à la mélodie, il arrive fréquemment de venir buter sur un amoncellement de dissonances, d’être frappée par la violente irruption des timbales ou des cuivres criards. Je me permets de terminer cette réponse (pas trop embrouillée j’espère) par une auto- citation de Table simple, à paraître très prochainement chez Rougerie :

 

chantonner – bercer le
bercement qui manque

chanter par défaut

c’est chanter tout de même   

 

 

 

 

 

On croise, dans toute votre poésie, la récurrence des mots "silence", "rose", "givre", "étoile", "paume", "neige". Forment-ils des amers - comme des standards, vous pour qui la musique semble être consanguine au poème -  au travers desquels se tisse l'aventure exploratoire du poème ?

 

Oui, certainement, ma poésie se tisse autour de quelques standards, selon le terme que vous utilisez (et qu’on utilise en effet en musique, et surtout pour le jazz). D’autres listes de mots que j’emploie fréquemment pourraient s’y ajouter (je pense entre autres, précisément au vocabulaire lié à la musique, mais aussi à tout ce qui a rapport aux oiseaux, ou encore à ce qui concerne le thème « maternel »…), mais la récurrence des mots que vous utilisez est indéniable.

Ce sont évidemment des mots à forte charge symbolique et le danger existerait d’en abuser, dans la perspective d’une poésie idéalisée, idéalisante, dont je tiens – de plus en plus nettement sans doute – à me démarquer. Mais, bien entendu, la rose, le givre, la neige… pas question pour autant de les évacuer avec l’eau du bain, pour paraphraser une expression bien connue ! Et d’abord parce que j’ai, avec ce que ces mots « recouvrent » comme on dit, un rapport très « réel », très concret (sans cela, l’imposture ne serait pas loin). Ainsi ces roses que, lorsque j’avais un jardin, j’allais regarder, humer, le matin (l’herbe encore mouillée par le givre…), dont je cueillais souvent l’un ou l’autre bouton pour les déposer ensuite à l’intérieur (je faisais cela aussi pour le chèvrefeuille, dont j’aime tellement le parfum).

Dans la tradition poétique, les roses ne manquent pas non plus, évidemment, et pas uniquement d’une manière qui relèverait de la mièvrerie. Ainsi, dans la célèbre épitaphe de Rilke, à laquelle j’ai fait allusion plusieurs fois dans des poèmes (et encore récemment) : Rose, ô pure contradiction, volupté de n’être / le sommeil de personne sous tant de paupières (traduction de Maurice Betz). Rilke, rien que pour ces deux vers-là ! Mais pas vraiment rien que pour eux, bien entendu… Mais précisément, Rilke, c’est aussi ce lyrisme dont on sait comment l’après Auschwitz a été amené en quelque sorte à le déconstruire…  Plus question de pure célébration de la beauté, impossible de détourner les yeux des crachats (et c’est peu dire encore) qui dégoulinent de sa statue. On sait ce que Celan, rageusement, mais aussi dans l’intensité de la volonté de vivre en homme qui, malgré tout, était la sienne, ce que Celan donc a fait des jolies roses de Verlaine : Quand, / quand fleurissent, quand, / quand fleurissent les, / flhuerissentles, oui, les, / roses de septembre ? // Hue -  « on tue » - Mais quand ? (traduction de Martine Broda).

On pourrait parler longuement (et certains sont plus qualifiés que moi pour le développer de manière théorique) de la difficulté aujourd’hui de proposer une poésie (ou une musique ou une peinture) qui serait d’emblée harmonieuse, fluide, sans heurts. Non, de nos jours, c’est à partir des miettes, sinon des décombres, qu’il nous faut tenter quelque chose,  nous mettre en quête, encore, d’un possible (sans quoi c’est le désenchantement sans merci, l’effondrement irrémédiable et il me semble essentiel, vital, de résister aussi à cette pente-là).

Je prendrais bien, une fois encore, des exemples du côté de la musique. Dans cette manière dont Britten, dans son très beau Lachrymae pour alto et orchestre, laisse entendre, tout à la fin, le thème (emprunté à Dowland), que le début du morceau, tout en fragmentations, en éclats, laissait à peine deviner. Ou chez Berg, dans cet exemple auquel je ne me lasse pas de revenir, celui de l’air de Bach qui vient, miraculeusement, se déposer à la fin de son concerto pour violon, comme si ce thème, et toute l’œuvre avec lui, était gagné sur le chaos.

C’est alors le chant tout de même qui vient, qui advient, qui revient – et c’est comme si on en savait alors le prix, mieux que jamais. Un apaisement, provisoire, fragile, mais profond, comme une profonde respiration que l’on reprend.

Ma réponse devient un peu longue il me semble. Je ne peux pas développer chacun des mots que vous relevez. Mais la paume, tout de même (ou l’épaule, qui revient assez souvent aussi, je crois).

Pas seulement le symbole, ou l’idée, mais aussi sa réalité très sensible : ce toucher, cet effleurement d’un recevoir ou d’un donner sur la peau, ou alors cette main sur l’épaule, paternelle ou amicale ou encore, amoureuse, cette tête dans le creux du cou…

Une dernière chose encore. Certains mots, je les ai utilisés surtout en rapport avec les marches que je faisais, dans la campagne (et qu’il m’arrive encore de faire, mais plus rarement) ou à partir du travail dans mon jardin. Mais à présent, je suis revenu habiter en ville (même si c’est une ville, Namur, qui n’est heureusement pas trop grise ou terne, car elle a ses collines, sa rivière, son fleuve), comme mon enfance avait eu la ville (Bruxelles) pour cadre.

Mon vocabulaire poétique s’en trouve influencé. Mais pas seulement à cause de cet aspect personnel, anecdotique si l’on veut, de mon retour en ville. Mais aussi parce que la ville me confronte précisément à une situation plus mélangée, moins « pure », celle de la beauté et celle de la crasse, le chant du merle le matin et la violence des klaxons, et les palissades couvertes de tags (et une beauté peut s’en dégager aussi, même si parfois elle provoque, ou, carrément, saccage).

D’où ces rhapsodies que j’ai écrites (la première en 2007), fruits, notamment, de quelques voyages que j’ai eu la chance de faire (Mexique, Rwanda…) et de rencontres avec « l’étranger », grâce auquel, même si ce n’est pas toujours facile, nos standards sont, heureusement, bousculés, mis en question, remis à neuf…

 

 

 

 

Vous parlez de la statue lyrique de Rilke, déconstruite et couverte de crachats, de la défiguration des roses de Verlaine par Celan. Ces réactions poétiques violentes appartiennent à l'histoire du XXème siècle, et la réalité de pogroms, si elle fut sans précédent pour les juifs au niveau de l'ampleur par la machination nazie que permettait le progrès, ne fut pas sans précédent dans l'Histoire elle-même. Cela n'a jamais mis fin au lyrisme, ni à la pure célébration de la beauté. Tous les poètes qui prennent la parole ont en commun la condition humaine, même si la réalité concrète de cette condition ne s'incarne pas de même pour tout le monde, sur le chemin, même pour Rilke, même pour Verlaine, même pour les auteur d'églogues, il y eut la torture de la contemplation des abysses, il y eut, éprouvée dans leur chair spirituelle ou mentale, l'étreinte mortifère du Mal. Cela doit-il mettre un terme à la Joie, ou à sa quête, cela conduit-il à sa nécessaire mise en sourdine, et, si oui, ne serait-ce pas alors une victoire absolue du Mal sur le Verbe, sur la Vie ?

 

Cher Gwen, j’ai envie de vous répondre sans tarder, et, si possible, brièvement. Non parce que je veux écarter ou minimiser votre question, mais simplement parce que je crois que quelques nuances par rapport à ce que j’ai déjà dit, clarifieront la réponse (la tentative de réponse) qui est la mienne.

Nuance d’abord en ce qui concerne ce crachat sur la statue. Je pensais plutôt à la statue de la Beauté, une beauté avec un grand « b » (mais vous voyez que je le lui retire), et posée sur un socle qui la protégerait de la boue dans laquelle il nous arrive si souvent de patauger. Nuance aussi pour dire que,  en  parlant de l’ « après-Auschwitz » (allusion aux débats soulevés entre autres par Adorno), je ne veux en rien affirmer que la violence est seulement le fait de notre époque. Je vous rejoins : elle est inhérente à notre condition, à ce que nous sommes.

Si je me suis exprimé moi-même avec une certaine violence, c’est à moi d’abord que je l’adresse. Contre ce qui pourrait, dans une poésie qui se laisserait aller à poétiser,  chercher  à masquer un « vivre difficile » que je crois pourtant connaître – et que tant de gens, ici et ailleurs, connaissent bien plus dramatiquement que moi. Violence aussi d’une révolte, car rien à mes yeux ne peut « légitimer » l’injustice qui prévaut  dans la « répartition » du malheur.

Mais à partir de là, je ne prétends rien interdire (et surtout pas qu’il puisse exister, sinon une joie, du moins quelque chose comme des minutes heureuses, pour emprunter l’expression de Georges Haldas), rien proclamer de définitif (et surtout pas que seul le malheur est vrai).

J’ai même réhabilité, dans mon propre parcours de vie (et l’écriture essaie d’en témoigner), le mot « espérance », selon la « définition » que j’en ai donné précédemment… Et qui est bancale, évidemment. Mais juste, si le poème, sans se trahir, peut en répondre…

 

 

 

Dans Soupirail d'enfance, publié par les éditions Rougerie, vous parlez du poème en ces termes : " que sait-on du poème sinon / qu'il est ignorance."

Si le poème est ignorance, est-il un vecteur de connaissance du monde, vecteur... ignoré, particulièrement par cette époque qui est la notre ?

 

Le poème, Gwen, que vous citez, n’est lui-même qu’une suite de questions que je (me) pose. C’est le mois de novembre, mois de naissance (en ce qui me concerne) et de mort, qui a enclenché ce texte assez tendu, où je parle, entre autres, d’une douceur désirée en vain et d’un massacre dont il aurait fallu sauver « l’enfant » ; où « de quoi ?», « à qui ? » et « quel nom ? » sont des interrogations  laissées sans réponse. Alors, effectivement, le poète, l’homme ne sait pas, ne sait plus, le doute se fait oppressant.

Mais, paradoxalement, le poème affirme tout de même quelque chose : c’est qu’il est l’ignorance  et la fête de ce jour – et que ce jour n’en est qu’un parmi les autres. Comme s’il s’agissait d’accepter une ignorance mais, à partir de cette acceptation, de faire du présent vécu une fête – c’est-à-dire peut-être – « tout simplement » - un jour à vivre.

Je suis retourné aux deux poèmes qui précèdent celui que vous citez, puisqu’il s’agit d’une succession de trois textes portant le titre Ephéméride. Le premier évoque János Pilinszky, qui était né le 27 novembre 1921 et il y est fait appel à une migration dans le corps / de ce qui est. Le second rappelle l’enterrement du poète Marcel Hennart (novembre 2005) et il y est question de ce que le poème restitue aux vivants.

Ainsi, je suis frappé après coup, et grâce à vous qui me replongez dans mes poèmes… et dans mon ignorance, de voir qu’il s’y dégage tout de même une certaine (re)connaissance de la vie : ce qui est / ce que l’on restitue au vivant / la fête du jour.

Décidément, si vous me permettez cette petite allusion à un grand mystique (Juan de la Cruz), pour aller où il ne savait pas, le poème est allé par où il ne savait pas.

 

 

 

 

Le poème, pour le dire tel que je comprends votre réponse, vit sa propre vie à travers l'existence des êtres à son écoute, et de même qu'elle peut inspirer le poète, elle peut aussi en inspirer le lecteur. Evoquer des paysages insoupçonnés, lui permettre de participer à la beauté. Ouvrir aussi des gouffres à sa conscience. Dans Soupirail d'enfance, nous lisons ceci :

 

 

Oui ou non -
le reste :
mascarade
vomissure pour les tièdes !

oui ou non -
ceci n'est
pas une question
pas un poème

ceci est
l'immanence d'un corps
une musique
versée comme le sang

 

Si cette parole n'est pas poème, qu'est-elle alors ? Et quels sont les enjeux si elle n'est pas poème ?

 

« Le poème vit sa propre vie à travers l’existence des êtres à son écoute » - je n’ai rien à ajouter à cela, cher Gwen, sinon vous remercier pour votre propre écoute, pour cette reformulation dans laquelle je me retrouve parfaitement.

J’en viens à ce poème que vous citez entièrement et qui est extrait du cycle Pour voix de femmes écrit, entre autres, à la mémoire d’Alejandra Pizarnik. Quelque chose de très intime (mais pas seulement pour moi je pense…) est en jeu dans ces textes. Du côté de femmes en souffrance, de leurs cris, du côté de cette douceur qu’elles peuvent donner (qu’on me comprenne bien : je me situe ici loin de tout cliché), d’une douceur qu’elles ont (ou auraient eu) besoin de recevoir, aussi…

Tout cela, le poème l’a entendu comme un remuement dans le ventre, là où sont les cris, les peurs, là où les désirs se font brûlants, où ils se consument quelquefois.

Alors ce poème a jailli comme une rage contre tout « discours poétique » qui chercherait à entendre de telles voix sans en être (trop) dérangé, … qui ne serait finalement qu’une façon de les étouffer. Ce que j’ai écrit est violent, à la mesure des questions que j’ai à me poser moi-même sur ce que j’ai été capable d’entendre… et de ne pas entendre dans la souffrance des autres. Je me souviens qu’écrivant ces poèmes, j’avais été relire, très ému, des lettres que m’avait adressées Mimy Kinet (amie proche, décédée en 1996, poète publiée à l’époque par l’Arbres à Paroles), et aussi un long courrier de Fernand Verhesen à propos d’Alejandra Pizarnik (dont il avait traduit et publié des poèmes au Cormier, qu’il avait hésité à aller rencontrer lorsqu’elle séjournait à Paris – finalement cela ne s’était pas réalisé). Je retrouve ce courrier, j’y lis : (…) l’offre du poème se détruisait selon l’effet de son propre don. Rupture absolue, il ne laissait aucune chance à la blancheur de la page à jamais blessée. L’écriture ne pouvait miser  que sur le silence aveuglant d’une parole foudroyée.

Alors, il me semble que tout autre commentaire serait scandaleux, qu’il faut pouvoir entendre que rien  (pas même le poème…) n’a pu sauver cette femme de l’inexorable.

Oui ou non ? Question de vie ou de mort, on ne badine pas avec cette question lorsqu’elle est posée. Bien sûr tout poème, tout poète ne mettent pas devant des enjeux aussi dramatiques. Et il ne s’agirait pas de se complaire (cela aurait des relents un peu trop romantiques) dans une désespérance qui, seule, serait capable de donner de « beaux poèmes ».

Mais savoir écouter jusque là, oui, ces voix qui témoignent d’un effondrement personnel (ou collectif), être soi-même, simplement, modestement, à leur écoute, sans rien prétendre « expliquer » de ce qui rend possible que nous, nous soyons, malgré tout, des survivants.

 

 

En 2012 parait, chez Rougerie, Quelqu'un a déjà creusé le puits, recueil qui débute par les vers célèbres de Patrice de La Tour du Pin : "Tous les pays qui n'ont plus de légende/seront condamnés à mourir de froid...", vers "qui ne condamnent que leur propre imposture" dites-vous ensuite.

Leur propre imposture ?

 

Quelqu’un a déjà creusé le puits commence par une suite  intitulée Fragments d’un prélude inachevé et qui a été écrite sous le signe  - mais aussi en quelque sorte en réplique – des deux vers de Patrice de la Tour du Pin. Ces deux vers, je les ai en effet en mémoire depuis l’adolescence, je les sais « par cœur ». Ils sont naturellement venus comme le point de départ  - et même le seul possible sans doute – pour un texte que m’avait demandé notre ami Jean Maison, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance du poète.

Car des certitudes de mon adolescence (de celles du moins que je croyais pouvoir proclamer pour esquiver ce qui me taraudait), de ce qui aurait pu m’accorder avec les convictions de Patrice de la Tour du Pin, il ne me restait autant dire rien. Rien, sauf que ces deux vers résonnaient toujours avec force en moi. Rien, sauf que relisant l’ensemble de ce Prélude à La quête de joie et d’autres de ses poèmes, je pouvais y entendre quelque chose, me sentir invité à cette écoute dont nous avons déjà parlé, sans devoir nier pour autant ce qui, dans le ton des poèmes ou l’idéologie qui les sous-tend, m’était devenu étranger.

Ecoute. C’est le mot qui convient, plus que jamais. Car, tournant (ou plutôt, laissant tourner) ces vers de du Pin, longuement, dans ma tête, je n’ai plus eu, un jour, qu’à jeter sur le papier les deux vers qui m’ont été « donnés » et qui ont enclenché, comme naturellement,  la suite (en prose) de mon propre poème. Et je suis resté stupéfait lorsque j’ai remarqué et vérifié (en comptant sur mes doigts, comme un débutant !) que ces deux vers initiaux comptaient dix pieds,  très exactement comme ceux de du Pin : tout ne tient que par ce qui le défait / et d’abord la légende de soi-même

La suite du poème pouvait s’écrire, dans une sorte de contrepoint avec celui de du Pin, comme un prélude, en ce qui me concerne, bien sûr inachevé et bien sûr en fragments. Les vers qui ne condamnent que leur propre imposture, ce sont donc les miens, non ceux de du Pin. Les miens, sans doute plus dans ce qu’ils contredisent que dans ce qu’ils disent, s’ils se prétendaient porteurs d’une affirmation, d’une vie qui se définirait comme sûre de son importance et de la trajectoire qu’elle se donne. Mais non s’ils se reconnaissent traversés par ce qui leur échappe, guidés (si l’on peut dire) par des forces contradictoires et cela jusqu’au naufrage. Non s’ils s’inscrivent dans la perspective ouverte par Porchia – voilà encore quelques mots que j’ai tellement laissé tourner en moi, que je les connais désormais par cœur : Comme je me suis fait, je ne me referais pas. Peut-être me referais-je comme je me défais.

Je pense qu’on peut l’entendre autrement que comme une défaite…

 

 

 

Dans votre livre Dans l'oreille profonde paru au Taillis Pré, vous écrivez - j'extrais d'un poème qui marie le vers et la prose ce fragment - "sur la table trônait quelque chose d'invérifiable et tout autour il n'était pas question du poème mais seulement de vivre, de la somme des malheurs et des bonheurs, d'un fait divers et du salut de son âme".

Je comprends votre utilisation du mot poème, ici, comme la chose écrite. Mais, le poème, que l'on pourrait écrire le Poème, comme nous l'entendons dans Recours au Poème, n'est-ce pas, justement, vivre, la somme des malheurs et bonheurs, le salut, mot que vous employez maintes fois au cours de ce beau livre, bref, non pas la littérature, mais le vivant ?

 

Ce à quoi le texte fait allusion ici, c’est à la discussion autour du poème plus qu’au poème proprement dit. Et ceci d’ailleurs, sans mépriser le moins du monde le fait de parler du poème, ce que nous sommes d’ailleurs en train de faire. Mais il faut à un moment pouvoir passer à autre chose, où le poème n’est pas / où on pourrait croire qu’il n’a pas sa place, mais où il la prend peut-être quand même…  Je vais expliciter mes propos, qui doivent paraître un peu énigmatiques.

Il faut remettre mon poème dans son contexte, celui d’un voyage au Mexique, en octobre 2006, dans le cadre de la Encuentreo de Poetas del Mundo latino. Je venais précisément, en compagnie du poète colombien Juan Manuel Roca, de vivre un très bel échange avec des étudiants, dans une Université, à San Luis Potosí. Après la rencontre, avec le chauffeur du minibus qui devait nous ramener au centre ville, avec Juan Manuel Roca et deux ou trois autres personnes, nous nous sommes arrêtés dans un petit bistrot, pour partager la tequila et écouter les disques de musique populaire que mes compagnons mettaient dans le vieux juke-box.

Je raconte ce moment, que j’avais trouvé particulièrement chaleureux, sur une des pages de ma rhapsodie (c’est-à-dire pour moi, une suite de poèmes où peuvent prendre place de la narration,  l’évocation d’événements de l’histoire ou de l’actualité, des anecdotes, dans un type d’écriture poétique assez libre, peu conventionnel). Et dans la composition de cette rhapsodie (je garde le mot qui m’est venu, composition, qui est musical aussi), ce récit s’est mêlé au souvenir d’une page de Pessoa, où il question d’un chanteur et d’une petite extase de coin de rue.

Ne parlant pas du poème, nous étions bien, dans ce bistrot, en train de vivre un de ces moments où le poème s’enracine… c’est pourquoi j’ai voulu en garder la trace dans un poème ! Ma formulation est un peu tarabiscotée, je le crains, alors qu’il s’agissait de la chose la plus simple.

Tout simples aussi, ces mots avec lesquels Pessoa, toujours dans ce passage du Livre de l’intranquillité, touche peut-être bien ce qui fait le cœur de la poésie : La chanson disait, d’après ses phrases voilées et sa mélodie, si humaine, des choses qui se trouvent dans l’âme de chacun de nous et que personne ne connaît.

 

 

Nous voici, cher Marc, au terme de notre entretien, où nous avons abordé le poème par vos propres poèmes, à travers certains de vos recueils, et par votre vision sur la poésie. Terminons par là où nous avons commencé. " Il se peut qu’aujourd’hui – et ceci est plus qu’une boutade -  je devienne enfin un vrai débutant…", c'est ainsi que vous acheviez votre première réponse à cet entretien. Vous publiez bientôt un nouveau recueil chez Rougerie. Qu'est-ce que le vrai débutant à appris, a à transmettre à travers ce nouveau livre ? Pouvez-vous nous le présenter ?

 

Merci, cher Gwen, de me permettre de terminer en « rebondissant », comme on dit aujourd’hui, sur ce qui était en effet, au début de notre entretien, plus qu’une boutade de ma part.

C’est vrai, je crois, et de plus en plus, que l’écriture, à chaque livre nouveau, à chaque poème nouveau, est une prise de risque, une aventure. Que, à chaque fois, on se lance dans cette aventure sans savoir où elle va nous mener, qu’on ne le découvrira, progressivement et jamais totalement, qu’après-coup. A travers notre propre regard rétrospectif sur ce qui s’est écrit, et, bien sûr, à travers le regard des autres, sans lequel le poème serait rapidement réduit à l’état de lettre morte…

C’est d’autant plus vrai sans doute pour ce prochain livre, Table simple, et je remercie très vivement Olivier Rougerie d’avoir accepté de partager avec moi cette aventure.

Ce que j’ai appris, ce serait peut-être de contrecarrer un peu moins cette traversée de l’incertitude qu’exige l’écriture. Que je pouvais, par exemple, écrire un ensemble comme la partie Thème et variations qui figurera dans ce prochain livre, oser ce travail sur les sonorités et les associations qu’elles provoquent, me laisser mener jusqu’à l’invention du mot sur lequel il se termine (et cette « chute » du texte m’a alors étonné et ému). C’est comme un débutant que j’en suis arrivé à écrire, directement sur place, à Kigali (merci encore, de tout cœur, à ceux qui m’y ont accueilli), à deux reprises, des textes à la fois simples dans leur énoncé et complexes dans ce que j’oserais appeler leur contrepoint. Que j’ai pris le risque de n’en dévoiler la portée (et d’abord pour moi-même, une fois de plus), qu’une fois l’écriture des poèmes terminée, au travers d’une note extraite de mes carnets personnels, rédigée à mon retour et publiée dans le livre, à la suite des poèmes (et non pas, ceci est délibéré, pour les introduire).

C’est ainsi encore, dans cette expérience, dans cet apprentissage toujours renouvelé, que je n’ai adopté  le titre et écrit la dernière partie du livre qu’après avoir été accueilli à …la table simple d’une amie et avoir partagé avec elle une balade d’automne dont on trouve les traces dans cette section appelée Insistances.  Comme si dans la récapitulation que cette suite mettait en œuvre, je déchiffrais un peu l’itinéraire que j’avais suivi, le retour où vivre s’invente.

Autrement dit, avec ses aspérités et ses inachèvements, ce livre a été écrit, peut-être  plus encore que les précédents, au beau milieu de ce que j’appelle le chantier de vivre. C’est peut-être pour cela qu’il m’a fait, à la fin, le don  de ce que je n’aurais osé espérer (vu la dureté tout de même de beaucoup de ses pages) : le mot possible. Il ne m’appartient pas. Il est écrit dans le livre, et le livre est déposé sur la table, notre table…

 

 

Merci cher Marc Dugardin.

 

 

 

 




MERCEDES ROFFÉ

 

MERCEDES ROFFÉ, POÈTE ARGENTINE HABITANT NEW YORK, A PUBLIÉ TROIS RECUEILS DE POÉSIE AUX ÉDITIONS DU NOROÎT DONT LE DERNIER, LES LANTERNES FLOTTANTES, PROPOSE UN QUESTIONNEMENT ÉTHIQUE SUR LA NATURE HUMAINE.

 

 

Ton premier livre à être paru en traduction au Québec a été Définitions mayas, publié par les Éditions du Noroît, en 2004. Pourrais-tu nous expliquer la raison de ce titre?

    "Définitions mayas" est une série de quatre poèmes qui forment la deuxième section du livre. Cette série a été inspirée par des récits oraux recueillis par l'ethnologue Allan Burns dans sa recherche sur la littérature maya. Dans ces témoignages mayas -ces textes qui sont nés sans intention de devenir poèmes-, l'informateur explique au chercheur le sens et l'usage de certains mots et expressions, comme une façon d'aider à préserver sa langue et sa culture. La lecture de ces textes m'a fait aborder certains mots et certaines expressions de l'espagnol de tous les jours, comme s'il fallait les expliquer à quelqu'un qui ne les connaissait pas. En faisant ça, ce qu'on découvre c'est que la définition, l'explication, la glose, dans quelque langue que ce soit, se convertit en une espèce de site -dans le sens archéologique- qui garde et préserve les artéfacts, peut-être les plus révélateurs, d'une propre culture.

 

 

Les poèmes recueillis dans Définitions mayas, et dans Rapprochements de la bouche du roi, ton deuxième livre à être paru au Québec (Du Noroît, 2009) font partie d'un même livre en espagnol, intitulé La opéra fantasma. Qu’est-ce qui t’a fait associer ta poésie à la tradition opératique?

       La opéra fantasma est le titre d'un des poèmes du livre, "Ghost Opera", écrit a partir de l’œuvre musicale du même nom du compositeur chinois Tan Dun. Selon Tan Dun, "ghost opéra" est un genre dramatique de la tradition chinoise, dans lequel le protagoniste rencontre son passé et son futur, ses ancêtres vivants ou morts, et entretient un dialogue avec eux. Dans mon poème, la rencontre se passe entre et avec nos "ancêtres" Shakespeare et Bach, mais la dernière ligne (« Fugue / Fugue de mort, » dit Bach) récupère, à partir du mot "fugue" (la forme musicale), la mémoire du poème de Paul Celan, "Todesfuge", un des poèmes clé du vingtième siècle.

       De toute façon, je pense qu'il est vrai que dans le livre la relation avec l'opéra va plus loin. "L'opéra fantôme" -l'expression en soi- évoque un état d'irréalité, d'incorporéité, qui tente de récupérer la mémoire d'un projet réalisé (et réalisable) en partie seulement, comme le fut l'idéal wagnérien et symboliste de "l'oeuvre totale": une oeuvre dans laquelle se rejoindraient tous les arts, dans laquelle les frontières entre un art et un autre se dilueraient.

 

 

En plus d'un travail d'intertextualité très évident dans toute ta poésie, dans Définitions mayas on trouve un grand rapport à la musique: à quoi penses-tu qu'on doive cela?

       Les poèmes de la dernière partie du livre se basent tous sur des oeuvres musicales. Ou plutôt, je dirais, ce sont une sorte de méditation ou visualisation à partir de pièces musicales.

       La plupart des poèmes ne gardent pas de lien avec l'extension ou la structure de la pièce musicale qui en est la source, mais ils gardent les titres de ces pièces et le nom du compositeur en bas, et tant qu'hommage.

       Mais au-delà de ces détails de composition de quelques poèmes en particulier, ta remarque est très juste, non seulement par rapport à ce livre, mais à presque toute mon oeuvre poétique.

       Je crois que ce qui est à la base de cette présence constante de la musique dans ma poésie, c'est l'idée de la poésie elle-même comme étant musique -pas dans le sens d'une priorité dans la poésie de la sonorité sur le contenu-, sinon dans le sens que je conçois le poème comme étant un écho ou un harmonique d'un univers fondamentalement rythmique, musical.

 

 

Les Éditions du Noroît viennent de publier ton troisième livre, Les Lanternes flottantes. Comment décrirais-tu la forme du poème, depuis Définitions mayas, en passant par Rapprochements, jusqu'à ce nouveau titre, Les Lanternes flottantes?

       Définitions mayas et Rapprochements peuvent se voir, dans plusieurs sens, comme une unité: c'est le projet d'expérimenter à partir de formes non-verbales -ou verbales, mais pas nécessairement littéraires- comme base de l'articulation du poème. D'autres zones de la connaissance et de la culture servent de point de départ à un discours qui arrive a être poétique et même lyrique sans s'affermir autour d'un moi spécifique. Si le moi apparaît, c'est en tant que masque, pas dans le sens de se cacher, mais dans le sens qu’il prend la voix de celui ou celle qui a décidé de "faire parler" dans le poème. Ça peut être un personnage de Remedios Varo ou de Odilon Redon, ou Bach ou Shakespeare… Ça peut être une image (imago plutôt) inspirée par une cantate de Bach ou une oeuvre de Steven Reich.

 

 

Selon toi, qu'est-ce qui a changé, maintenant, avec l'arrivée des Lanternes?

       Dans Les Lanternes il y a des vides, des moments où fait irruption, comme une présence inévitable, le mot nu, plat, même plein. Un mot qui a du poids, plein de sens, et si vide. Presque un trou dans le texte. Une transparence dangereuse. Comme si c'était l'écho -sinistre, fantasmatique- d'une poésie ainsi appelée "politique" ou "sociale", selon qu’elle a eté plus fréquemment entendue. Ici cette nudité s'impose presque comme quelque chose d'inévitable: des mots tels "bombes", "sang", "esquille", "méchanceté", "traîtrise"…C’est l’inévitabilité de ce qu’on dit dans comment on le dit -cette urgence. L'urgence du cauchemar, de la confusion, de l'intimidation pendant la veille.

       Dans ces mots « mous » -je dirais- je me suis permis de laisser converger des zones qui pour moi ont toujours été le négatif -dans le sens photographique- de la poésie comme je l'entends. Mais à différence de ce qui se passe dans cette autre poésie, qui est généralement décrite comme sociale ou politique, ici ces mots montrent un blanc, un vide, au milieu d'un tissu fait d'une autre substance. Quelque chose qui ressemblerait d'avantage à une question philosophique sur le lieu du bien et du mal -et toutes les nuances intermédiaires- tant au sein de la société que dans la conduite des individus. Quelque chose comme une remontée de l'étique (ou de l'absence d'étique) et de la politique (ou de l'institutionnalisation de l’abus) vers un questionnement sur la nature de l'être que nous sommes.

 

 

Selon toi, que prône ta poésie?

       Ma conception de la poésie n'est pas telle qu'elle doive prôner quoi que ce soit. Au contraire. Il y a déjà trop de discours monolithiques (en général erronés) qui nous poursuivent dans tous les domaines (la politique, les média, les églises, le travail aliénant dans lequel nous nous voyons engloutis, la publicité, et les frais et la consommation dans lesquels nous nous enfonçons). Dans le monde que je décris, la poésie est justement ce qui ne prône rien du tout, le réservoir où il est encore possible de formuler des questions et soutenir la validité du doute, et même de l'ambiguïté.

       Je conçois la poésie, et l'art en général, comme une alternative à ces niaiseries monolithiques, sures d'elles-mêmes, indépassables -jusqu'à ce que l'histoire ou la réalité les rende  à l'évidence comme construits temporaires et tristes. Malheureusement, ces construits coûtent beaucoup de vies. La prépotence et la sottise coûtent toujours des vies, qui ont bien plus de valeur que ses aveugles postulats.

 

 

Quelle est ton implication dans les courants littéraires et culturels en Argentine et aux États-Unis et surtout a New York, où tu résides depuis longtemps?

       Buenos Aires et sa communauté poétique restent mon espace d'appartenance, la caisse de résonance de mes poèmes et de mon affection. New York me permet d'avoir une distance très propice, précisément par rapport à tout ce à quoi que je suis si attachée. Ça me permet d'avoir un espace de travail et des lectures qui parcourent des chemins qui ne sont probablement pas les mêmes que si j'avais vécu toute ma vie en Argentine. Dans ce sens, je pense que je dois à New York une partie importante de mes intérêts et de mes récents accomplissements, dans lesquels j'inclus l'accès à des poètes d'Amérique latine, des Etats-Unis, du Canada et d'Europe, que j'aurais eu quelques difficultés à fréquenter depuis Buenos Aires. Je pense qu’avoir accès à deux bagages très différents -du point du vue de la conception de la poésie, des lectures, des traductions, d'auteurs et poètes clé, du contact avec d'autres esthétiques et d'autres cultures-, et savoir que je fais partie de deux centres artistiques et intellectuels aussi vivants que le sont Buenos Aires et New York, c’est un privilège qui se répercute de façon très positive sur tout ce que je fais.

 

Traduit de l’espagnol par Marie-Louise Petitpierre




MAURICE COUQUIAUD

 

J.L.P.- Maurice Couquiaud vous venez de faire paraître une anthologie de vos poèmes qui couvre la période 1972-2012. 1972 est l'année de la publication de votre premier recueil. Votre entrée sur la scène poétique est bien sûr antérieure. Pourriez-vous nous en parler ?

M.C.- Il m’est difficile d’évoquer une véritable entrée sur la scène poétique antérieure à 1972. Je me souviens seulement de quelques dates marquantes pour mon cheminement. En classe de première (1947), Mr Schmidt, mon excellent professeur de français me proposa de présenter un exposé devant mes camarades sur un poète de mon choix. Ce fut Vigny ! Cette plongée consciencieuse dans une œuvre superbe m’a profondément marqué et se trouve sans doute à l’origine de mes premiers poèmes ainsi que de mon intérêt pour approfondir mes connaissances en ce domaine. Adulte, malgré une vie professionnelle très absorbante, j’écrivais un peu, je lisais beaucoup, fréquentais en solitaire quelques associations poétiques jusqu’au jour où Jean-Pierre Rosnay, dans son émission sur France-Inter, fit dire par un comédien l’un de mes poèmes en octobre 1969 et un autre en décembre 1970. Bon encouragement pour préparer mon premier recueil.

 

J.L.P.- Bon encouragement en effet ! Le recueil s'intitule Que l'urgence demeure et vous avez eu la bonne idée de l'introduire dans l'anthologie par un avant-propos qui le situe dans votre itinéraire. Vous avez aussi présenté en regard quelques extraits de commentaires que vous avez reçus à son sujet. Ils sont signés Pierre Seghers, Jean Mauriac, Jean Malrieu. Ce dernier vous écrit : « Vous avez réussi une difficile poésie pleine de pitié et d'expérience ». Il faut dire qu'il y est question d'enfants malades...

M.C.- D’abord un grand bonheur ! Après plusieurs déceptions, mon épouse depuis 1960 avait donné le jour à deux petites filles (1966 et 1967). Ayant subi en 1971 une fracture du bras au niveau du coude lors d’une mauvaise chute, la cadette fut hospitalisée pendant quelques jours à l’Hôpital des enfants malades. Moments douloureux, aggravés lors de nos visites quotidiennes par le terrible spectacle des souffrances enfantines : gamins accidentés, brûlés, mutilés, momies aux regards brillants par les petites échappées de leurs pansements, corps écartelés par des instruments bizarres, frimousses souriantes derrière les vitres d’une chambre stérile, cour des miracles attendus dans la salle d’attente des urgences, cour des miracles espérés dans celle de la radiothérapie. Bref ! Ces émotions ont fait naître une série de poèmes, composant le cœur de ce recueil parmi des textes antérieurs, inspirés par mes expériences personnelles, heureuses ou difficiles, au sein d’un monde en mutation à travers l’évolution rapide des connaissances et des techniques.

 

J.L.P.- À l'émotion, si chère à Pierre Reverdy, vous avez ajouté ensuite l'étonnement. 1976, l'année de la parution de votre deuxième recueil, L'ascenseur d'images semble indiquer une direction vers laquelle vous n'allez cesser depuis d'avancer.

M.C.- Le style poétique de l’époque se divisait en plusieurs tendances. Certaines me décevaient largement. Les plus classiques se noyaient dans les clichés d’autrefois, et ne proposaient que du mauvais Lamartine, du mauvais Victor Hugo. Se voulant d’avant-garde, bien des poètes rejetaient l’émotion et les images pour nous livrer des textes parfaitement glacés. Je refermais bien des recueils sans avoir ressenti le moindre plaisir issu d’un partage avec les sentiments et le talent de l’auteur. Je réfléchissais donc sur les meilleurs moyens d’éviter les pièges de l’indifférence. Pourquoi, à travers les siècles, des événements divers et des styles différents, certains parvenaient-ils encore à me remuer profondément ? Je réalisais peu à peu que les explications intellectuelles ou psychologiques les plus sincères ne conduisaient pas au trouble étrange de la véritable poésie. Quelques exemples ! Villon n’argumentait pas contre la peine de mort, il jetait sur notre regard et dans notre cœur la pourriture des pendus. Les poètes de la Pléiade nous font encore frissonner en glissant subtilement dans notre inquiétude le passage du temps sur les corps et les amours. Nul besoin d’argumentaire ! Rimbaud ne lance pas une cabale contre la guerre. Son dormeur du val nous promène dans le calme merveilleux de la nature et brise soudain le charme de la paix avec une remarque inattendue et terrible : Tranquille. Il a deux trous rouges au coté droit. Voilà le secret ! Le lecteur d’aujourd’hui vibre profondément et sans détour au rythme de son frère humain mort depuis longtemps. Il a subit la transfusion directe d’un étonnement originel dans sa pureté soudaine. Le solfège du langage poétique passe dans l’inconscient de l’auteur comme il passait dans l’inconscient de Mozart pour composer. Le titre et le contenu de mon deuxième recueil L’ascenseur d’images correspondent bien à mes essais pour résister aux tentations faciles, être fidèle à ces réflexions. Je rédigeais donc un petit Manifeste du poète étonné, modestement polycopié et diffusé auprès de quelques revues et poètes connus. Les réactions furent sympathiques, mais je réalisais que ce n’était qu’un pauvre cri du cœur. A l’inverse du poème, il avait besoin d’être étudié, argumenté, prolongé de diverses façons pour atteindre l’efficacité de la beauté dans l’émerveillement ou le dégoût.

 

 

J.L.P.- Parmi les réactions positives à votre manifeste, celles de Jean Rousselot et de Robert Sabatier. Vos efforts pour résister aux tentations faciles, vous allez les poursuivre. De même que vous allez approfondir votre réflexion en vous nourrissant de la lecture des philosophes et des scientifiques. Vous lisez Bachelard, Jankélévitch. En 1980 paraît Un profil de buée, un recueil inspiré par l’œuvre de Teilhard de Chardin. Et puis, cinq ans plus tard, au moment de la sortie de Un plaisir d'étincelle pour lequel vous recevez le prix Roberge de l'Académie Française, vous êtes partie prenante de l'aventure de la revue Phréatique.

M.C.- Je pense que ma démarche poétique un peu particulière a puisé son élan dans un trait de mon caractère, une immense curiosité naturelle qui m’avait fait choisir pour la deuxième partie du baccalauréat la récente section sciences expérimentales. C’est dans un lycée catholique que j’ai découvert l’évolution, les notions scientifiques et philosophiques de relativité. Plus tard, au fil des années, je découvrais l’élan vital de Bergson s’appuyant sur la durée, s’opposant ainsi à Bachelard défendant la verticalité de l’instant avec celle de la flamme. Ma poésie baignait avec bonheur dans la saisie rapide des entrevisions créatives chères à Jankélévitch. Mes idées sur l’étonnement se confortaient parallèlement dans mes nombreuses lectures scientifiques en livres et revues. A travers Le phénomène humain, l’anthropologue Teilhard de Chardin m’avait poussé à suivre la lente apparition de la conscience à travers les milliards d’années, depuis le big-bang et les particules de la soupe originelle, jusqu’à la complexité de l’homo (soit–disant) sapiens en passant par les divers stades primitifs de la vie, des plantes, des animaux et même des australopithèques. D’où le titre de mon recueil de 1980, Un profil de buée, retraçant la naissance de l’univers et le parcours de l’homme toujours en gestation. J’avais eu le bonheur de rencontrer Gérard Murail éditeur, poète, peintre et directeur de la revue phréatique ayant pris la défense de mon manifeste, partageant l’essentiel de mes espoirs et de mes idées. D’abord membre du comité de lecture, ayant changé d’occupations professionnelles, en 1983 je fus en mesure d’accepter le rôle de rédacteur en chef pour contribuer à développer une démarche poétique ouverte à toutes les disciplines, dans le Groupe de Recherches polypoétiques. En quelque sorte, j’inaugurais ce qui devint pour moi une nouvelle vie, me permettant de découvrir que bien des chercheurs scientifiques ne sont pas insensibles à la poésie. Certains n’hésitent pas à cultiver avec nous les champs et les chants de l’imaginaire. Un plaisir d’étincelle, le titre de mon recueil paru en 1985 révèle assez bien cette tendance à élargir les préoccupations de la difficile condition humaine et de l’ego jusqu’aux mystères du monde. On trouve dans ce livre l’un de mes poèmes intitulé Météorite, repris plus tard par l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet dans son essai Le feu du ciel. Je dois mon prix de l’Académie française à l’ex-président du Sénégal, le poète Léopold Sédar Senghor auquel j’ai dédié mon anthologie avec reconnaissance.

 

J.L.P.- Aux côtés de Léopold Sédar Senghor, vous accompagnent dans ce livre des poètes comme Georges-Emmanuel Clancier, Jean-Claude Renard ou encore Pierre Oster balisant ainsi un champ d'affinités poétiques.

M.C.- On m’a souvent demandé pourquoi je m’étais intéressé à l’étonnement plutôt qu’à l’émerveillement, paraissant plus proche de ma démarche personnelle. J’ai pris l’habitude de répondre que, à l’image d’une montagne, la véritable poésie possède deux versants, l’un au soleil, l’autre à l’ombre. L’équipe de la revue s’est rassemblée autour d’un minimum de goûts communs. Je pense que nous avons su éviter l’enfermement sur la pente unique d’un esprit de chapelle. Toutefois, vous avez raison d’évoquer un champ d’affinités poétiques. Lorsque j’ai rencontre G.E. Clancier pour la première fois, j’avais déjà une grande admiration pour le romancier du pain noir, pour son humanisme. Rapidement, j’ai appris à aimer le poète faisant de nous Les passagers du Temps. Je le rencontrais souvent dans diverses réunions poétiques et nous pouvions bavarder en regagnant nos domiciles proches. Avec quelle gentillesse il me donnait des conseils ! Ainsi me suggéra-t-il un jour de reproduire l’expérience qu’il avait réussie bien des années auparavant, celle de réunir des poèmes manuscrits dans un manuaire de bons poètes contemporains. Copier au moins à deux reprises cette expérience me permit d’effectuer une profonde étude de caractère sur les personnalités marquantes de notre village poétique. De belles plumes me répondirent orgueilleusement qu’elles ne répondaient qu’aux propositions de numéros consacrés à leur personne. En revanche, autour de notre cher Clancier prirent place nombre de talents qui devaient figurer dans nos affinités, de Max Alhau à Claude Vigée en passant par Jean Rousselot. Je ne peux tous les citer !... Mes rencontres avec J.C Renard furent moins nombreuses. Peu à peu j’ai compris comme lui que notre sympathie reposait sur des démarches à peu près semblables. J’en ai totalement pris conscience en lisant son livre de 1995 Notes sur la poésie, la foi et la science ! Comme les précédents, mon ami Pierre Oster possède un pouvoir d’écoute merveilleux. Parfois je le rencontre encore, attablé avec un jeune poète qui lui semble digne d’intérêt ! Il agit dans ce cas comme il le fit il y a une trentaine d’années, lorsqu’il m’invitait dans son bureau du Seuil où je venais lui demander l’adresse de quelques poètes inconnus méritant d’apparaître dans phréatique. Je pouvais faire confiance à sa rigueur et à sa sensibilité. Dans l’entretien que Pierre a publié dans Une machine à indiquer l’univers, il me suggérait : « Devenons les dociles arpenteurs de l’universel ». Entreprise bien difficile !

 

J.L.P.- Cet universel, vous avez continué à l'arpenter avec Le dernier rire pour les étoiles, Chants de gravité, La descendance de l'imparfait jusqu'à A la recherche des pas perdus qui est le dernier recueil dont votre Anthologie poétique propose quelques extraits. Ce sont au total onze parutions qui sont ainsi réunies pour nous permettre ce parcours singulier. Il n'élude pas les tragédies mais porte aussi en lui la part de bonheur que contient l'existence, tout comme ses potentialités de rêve et d'espérance que votre dialogue ininterrompu avec les scientifiques vous a permis d'entrevoir.

M.C.- Au fond, d’une simple phrase, Pierre Oster définissait assez bien l’ensemble de ma démarche. A cette différence que, contrairement aux scientifiques que je fréquentais, les calculs et les mesures ne m’intéressaient pas directement. Depuis toujours, la poésie comme le monde vit en quelque sorte de paradoxes. Les suivre pour être poète m’a semblé naturel ! Indéfinissables, les sentiments humains survivent dans les contradictions et la complexité. Selon la méthode expérimentale utilisée, la lumière révèle (comme l’homme) sa double nature. Elle se manifeste comme une onde ou une particule. Le temps fait de même en adoptant la relativité. Grâce à la physique quantique le principe d’incertitude pénètre les techniques, la philosophie et les croyances. Non seulement les différentes formes de l’infini nous échappent, mais nous devons envisager l’existence de plusieurs dimensions inconnues. Le grand physicien Bernard d’Espagnat, bon philosophe par ailleurs, nous propose la théorie du Réel voilé. Ce que nous appelons la réalité n’est que l’univers accessible à nos sens ou nos instruments. Arpenter tous les domaines de la réflexion multiplie donc à mes yeux les ressources de l’étonnement poétique qui transite sans cesse du quotidien jusqu’aux rives du mystère. Sous toutes ses formes, l’amour est un merveilleux moyen de transport. L’enfant Couquiaud qui fut mitraillé et bombardé pendant la guerre partage dans son cœur sans frontières le sort de tous les enfants aujourd’hui mitraillés au loin. Je suis heureux d’avoir participé avec les fondateurs, le philosophe Edgard Morin et le physicien Basarab Nicolescu au premier colloque du Centre international de recherches et d’études transdisciplinaires. Aux côtés d’excellents poètes comme Roberto Juarroz, j’ai pu participer modestement à l’élaboration d’une Charte de la transdisciplinarité. Une invitation à développer pour le mieux les rapports subtils Sciences - Conscience. Ces moments m’ont inspiré un texte, Le magnificat endormi qui apporte le point final de mon anthologie/ :

« Le poème est un oranger qui s’ignore. Il passe par le blanc pour choisir en lui-même le goût des couleurs fondamentales mais invisibles de la réalité… cueillir le charme secret qui adoucit ou traduit les brûlures du soleil et les intempéries.

Le mal nous attend au coin des phrases. Heureusement le poème est le bien des mots. »

 

J.L.P.- Une belle conclusion pour ce livre riche et dense. Merci Maurice Couquiaud.

 

 




Yves Namur

 

UNE ANTHOLOGIE PARTISANE        

À l’occasion du trentième anniversaire du Taillis Pré, Yves Namur, le fondateur et animateur de cette maison uniquement dédiée à la poésie, publie une anthologie de tous ses auteurs. Il répond, ici, aux questions de Lucien Noullez

 

 

Le Taillis Pré est né voici trente ans. Peux-tu nous raconter les circonstances de cette naissance ?

Le plus grand des hasards ! Lors d’une visite à la maison, un quartier de Châtelineau qu’on appelle Le Taillis Pré, mes amis Cécile et André Miguel avaient sous le bras une épreuve « offset » d’un livre à paraître, Dans l’autre scène. Un ensemble de textes calligraphiés et des dessins au crayon, diverses couleurs. La reproduction, faut-il l’avouer, était de très mauvaise qualité. Et par hasard, je me suis rendu avec eux dans mon bureau médical où se trouvait une photocopieuse « Ricoh 3006 ». Il m’a suffi de jouer quelque peu sur les intensités d’une page à l’autre, pour obtenir un résultat acceptable. Meilleur que celui proposé par le travail offset de l’époque. Cécile et André Miguel m’ont alors dit : « Et si tu le faisais, toi, sur cette machine ! »

Le Taillis Pré est né ainsi, en 1984. Plus tard ont suivi des livres réalisés par l’un de mes patients, imprimeur et typographe. De belles petites plaquettes de 24 pages : des Verhesen, Jones, Antonio Ramos Rosa, Broussard, Estrada, Stétié, etc. Plus tard encore, c’est le voisinage et l’amitié d’un Michel Bourdain (il dirigeait les éditions Le Talus d’Approche) qui m’ont aidé à faire le pas du livre tel qu’il est aujourd’hui. Nous avons commencé avec trois auteurs du Portugal, un pays, comme l’Irlande, où la poésie règne encore : Pedro Tamen, Antonio Osorio et Nuno Judice.

 

Quels sont tes critères pour accepter ou refuser un manuscrit ?

Un seul critère : le plaisir et l’émotion que je retire d’une première lecture du manuscrit ! On peut ainsi trouver au Taillis Pré des auteurs qu’on pourrait ranger parmi les « classiques » comme par exemple un Roger Foulon et à certains égards une Liliane Wouters. Encore que son Livre du Soufi ne soit pas à classer dans cette catégorie. À l’inverse, on pourra découvrir des auteurs comme Israël Eliraz, Gaspard Hons, Jean-Marie Corbusier, Michel Lambiotte ou le suisse John Jackson beaucoup plus proches du « mot ». Des jeunes auteurs, parce qu’il me paraît nécessaire de tendre la main à ces nouvelles générations, des Eric Piette, Fabien Abrassart, Nicolas Grégoire ou Harry Szypilmann, etc.

Mais un domaine particulier me retient peut-être plus que d’autres : celui de la poésie « pensante », peut-être métaphysique, si je n’avais peur du terme ! Et bien sûr, je ne peux oublier ici des Roberto Juarroz, Gaspard Hons, André Schmitz ou Philippe Mathy, etc.

L’anthologie qui vient de paraître pour situer ces trente années d’existence rend bien compte, je crois, de cette diversité, mais j’ose le penser, d’une qualité… certaine.

 

Quelles sont les grandes joies d’un éditeur ?

D’abord, chaque publication, puisqu’elle a été souhaitée par l’éditeur, est une grande joie en soi. Avoir publié des auteurs au catalogue de grandes maisons comme Gallimard, Lettres Vives ou José Corti, est aussi une satisfaction en soi dès lors que le texte vous tient à cœur. Je pense à Juarroz, Eliraz, Jackson, Judice, etc.

Publier aussi un premier livre fait partie des plaisirs plus qu’ordinaires d’un éditeur. Et là, depuis quelques années, nous avons mis un honneur à en publier cinq ou six par an, avec des premiers titres.

Joies aussi de redécouvrir des auteurs oubliés, dans notre collection « Ha », l’impression de rebattre quelque peu les cartes du cadastre poétique. Mais les auteurs de cette collection ne sont pas intégrés à cette présente anthologie… plus tard peut-être.

Avec un brin d’humour, oserais-je ajouter : ne pas encore avoir été entartré par l’un ou l’autre des refusés au Taillis Pré… mais cela pourrait bien m’arriver l’un de ces jours prochains !

 

En trente ans, as-tu observé une évolution de la poésie ? Si oui, laquelle ?

C’est une question difficile : cela dépend du point de vue que l’on adopte ou que l’on a adopté. Dans mon catalogue, non, puisque dès le départ le choix se voulait éclectique. Par contre, si tu me demandes d’évoquer la poésie en général, oui, il y a évolution… et fort heureusement, d’ailleurs, qu’on ne reste pas dans « l’immobilité » ! Les années soixante-dix avaient été marquées par un certain terrorisme, celui du minimalisme, auquel succède aujourd’hui, le lyrisme et je dirais « l’éloge du quotidien », pour faire bref. Est apparu aussi le slam, ce qu’il a de meilleur (quand il est proche de la poésie !) et son contraire à la fois !  

 

Que répondrais-tu aux reproches inusables adressés à la poésie contemporaine : qu’elle est illisible, élitiste, sans avenir ?

Ma foi je n’ai pas trop envie de développer ou perdre du temps autour de cet argument-là, idiot et probablement toujours entre les mains de « gens » qui ne savent pas ou ne sauront jamais aimer la poésie, quel que soit son timbre de voix.

Si elle est illisible, qu’ils s’achètent donc une bonne paire de lunettes ! Il y a toujours des soldes sur ces instruments-là, ou une seconde paire pour presque rien !

 

 

Comment as-tu composé la copieuse anthologie qui sort à l’occasion des trente ans du Taillis Pré ?

Il m’a semblé que c’était une manière intéressante de montrer un catalogue. Une anthologie donc, partisane plus que toute autre ! Quelque trois cents pages pour trente années d’existence ! Mais j’étais loin, très loin de m’imaginer que ce travail serait aussi ardu et long ! J’avais oublié avoir publié autant de livres, autant d’auteurs… même si aujourd’hui notre travail éditorial se concentre essentiellement sur les auteurs déjà au catalogue.

Pratiquement, et pour lui rendre hommage, j’ai pris modèle sur l’anthologie de Liliane Wouters, parue en 1976, sous le titre Panorama de la poésie française de Belgique. En clin d’œil, une couverture qui arbore le noir comme la sienne et je crois, une même police pour les textes ! Le livre est divisé en une dizaine ou douzaine de chapitres qui abordent différents thèmes : un bestiaire, les mots, la mort, la vie, le temps, le corps, etc. et pour chaque chapitre, le titre d’un livre d’auteur de la maison. De nombreux auteurs apparaissent ainsi dans plusieurs parties du livre. J’ai préféré cette présentation, disons « variée », plutôt qu’un empilement d’auteurs, rangés par ordre alphabétique ou date de naissance.  À vous de juger du résultat !

 

 

Si tu avais les pouvoirs de la mettre en œuvre, quelle politique déploierais-tu pour aider la poésie à vivre dans le monde d’aujourd’hui ?

D’abord j’inonderais les collèges et athénées de livres de poésie, j’obligerais les élèves à remettre des travaux pratiques sur la poésie, tel que la réalisation d’une petite anthologie thématique ou autre (j’ai pu, modestement, instaurer une telle pratique dans un collège dont je suis issu… et où sont passés des poètes comme Eric Brogniet ou Eric Piette). Il n’est pas de meilleur terreau pour la poésie que l’enfance ou l’adolescence, je puis vous l’assurer, moi qui ai eu cette chance de compter un poète comme instituteur, comme un Hubert Nyssen (Actes Sud) avait eu autrefois, lui aussi, un Albert Ayguesparse comme instituteur. Mais est-ce bien sérieux de confier une tâche politique à un poète ? (Je pense à cet ami finlandais, Penti Holappa,… ministre de la culture, quelques semaines seulement !)

En second lieu, j’obligerais nos journaux, quotidiens, hebdomadaires et autres, à publier régulièrement un poème ou l’autre, à rendre compte aussi des publications. Où trouve-t-on aujourd’hui encore un espace critique pour la poésie ? Où, si ce n’était sur le net où paraît-il, les mots « sexe » et « poésie » seraient les plus fréquents ! (Mais je dois bien avouer souvent mon inconfort à lire un poème sur écran, une étude, une chronique, oui, mais un poème, oserais-je avouer, qu’il me semble manquer toujours une page (ou une voix) pour faire naître en moi, cette émotion… appelée poésie, pour citer ce bon Pierre Reverdy.

Lire un poème lors d’un journal parlé à la télévision, trente secondes pas plus ! Quel bonheur, non ? Plutôt que d’entendre ces faits divers…

D’autres idées, certainement, mais l’espace manque et le temps pour y penser. Tiens : lancer un référendum, via un média : que tout qui s’intéresse à la poésie, se signale. Que nous soyons fichés : « amateur  de poésie » comme de bons vins ! 




JEAN MAISON 2ème partie

 

- Jean, tu viens de me lire des poèmes récents, de divers ensembles différents. Pour quelqu'un qui  me disait  il y a peu s'interroger sur le fait d’écrire, tu me sembles prolixe ?

- Je me suis interrogé tout au long de mon chemin d'écriture, parce que face à un effort qui semble parfois vain, cette question sous jacente est l’expression d’un doute nécessaire. La réponse apparaît comme une  sourde confiance.

Il me parait indispensable de réduire, d’émonder  pour  tenter de porter l'essentiel. L’état de ma pensée me conduit également à raisonner sur un nouveau mode, à renouveler ma forme face au dérisoire et à l'innombrable du temps.  Il y a quelque chose qui relève de la vanité mais aussi de l'espérance. Ces oppositions et ces contradictions, de temps à autre, m'arrêtent dans mon élan.

 

- Tu parles de ta pensée. Tu évoques, à mots couverts, la puissance de la pensée qui pourrait s'affranchir de l'écriture. Nous sommes ici à l'abbaye de Landevennec, et attendons Gilles Baudry. Gilles Baudry est moine et poète. Est-ce cette interrogation, peut-être contradictoire, qui œuvre en toi ?

Très tôt, je me suis aperçu de l'abime qu'il y avait entre l'espérance poétique que je nourrissais, et la réalité formelle. Très jeune, à l'âge de onze ans, j'ai commencé à écrire, et j'ai progressivement bâti, pour reprendre une formule que René Char m'avait donné : "Tu dois bâtir une maison de mots". Effectivement dans mon parcours et à mon échelle  j'ai, recueil après recueil, constitué ce point de repère qu'est l'œuvre. Les exaltations poétiques, les intuitions, les rencontres extraordinaires, l'amitié, les lectures, tout ce qui m’a construit et  que je qualifie aujourd'hui de chance, me conduit à penser qu'il y a peut-être un geste supérieur à accomplir pour avancer en poésie dont j’ignore tout.

Dans cette réflexion il ne s'agit pas de se priver de la joie d'écrire ni du bonheur du partage, ni même de la séduisante contemplation. Il ne s'agit pas d'avoir une attitude de privation mais plutôt une retenue. Il faut donc trouver la bonne mesure qui permet le renouvellement dans la présence. J’admire Gille Baudry, en particulier pour l’accomplissement dans son œuvre de ce regard.

 

 

- Tu viens de parler de contemplation et de la présence. Peux-tu évoquer ton rapport entre poésie et transcendance ?

C'est un des sujets qui m'est le plus cher. Je lis de la poésie depuis mon enfance et ce que je cherchais et que je cherche toujours dans ces lectures, c'est le point d'élévation. Or la poésie qui me semble la plus proche, c'est probablement le fin'amor, et principalement les troubadours limousins. Cette poésie d'essence spirituelle se réalise dans l'incarnation pour la Dame et jusqu'alors je ne connais rien de plus beau, rien de plus réjouissant.

Je fais mienne la pensée que le verbe s'incarne dans la poésie, qu'elle n'est pas création mais approche du sensible. La poésie permet d'entrevoir l'inconnaissable. Elle n'est pas étrangère à la matière ni à la vie, elle est une singularité qui s'exprime par la voix de celui qui s'engage sur ce chemin.

 

 

- Autrement dit, ce rapport entre poésie et transcendance n'aurait pas pour objet de créer une poésie transcendante, mais d'y donner accès ? La poésie serait un véhicule ?

Tout d'abord,  je  n’ai pas d'idéologie poétique. La poésie n’est pas une fin en soi, je ne suis pas idolâtre. En mon for intérieur, ma culture celto-judéo-chrétienne m'offre pour ce qui relève de la transcendance, une orientation spirituelle qui me nourrit et me fonde. La poésie permet de percevoir des sensations,  des visions, des émotions si profondes, si étendues, qu'elle nous laisse le sentiment que nous sommes dans l'ignorance positive, et que la quête à travers le développement de notre conscience est nourrie du savoir que l'on peut acquérir et qui nous établit dans des limites. La poésie est hors du champs du savoir, elle s’ établit dans la perspective de l'amour, de l'admiration, de l'émerveillement, ce qui forme en nous cette confiance en une dimension ignorée, mais profondément ressentie. La formalisation de la poésie devient une personnalisation temporaire qui nous permet de nous réaliser dans la présence et de participer à l'approche du mystère de la vie.

 

- En conséquence, y a-t-il chez toi un lien entre poésie et salut ?

Si demain  on m'expliquait qu'il  était démontré précisément que la vie n’est  qu'un point mortel sans avant et après, je dirais : peu m'importe.

Je ne cherche pas mon salut à tout prix. Je ne cherche pas la connaissance. Et, en paraphrasant Saint Paul, "à quoi me sert de savoir si je ne suis pas capable de charité."

Si cette connaissance d'une vie sans objet, absurde, ou, à contrario, la destinée d'une âme pour un chemin universel, n'a d'intérêt que si je suis capable de la vraie compassion. Or la poésie peut proposer une forme de salut dans une salutation à la vie. La poésie est un hommage à la multitude des ressources qui se présentent devant nous. Dans mon esprit, le salut,  n'est pas se sauver soi-même par une posture ou une expérience. Le salut, s'il y en a un, ne peut venir que de la grâce. Il ne peut pas venir de l'application stricte d'une méthode. Une méthode peut permettre d'être en disponibilité ou en disposition pour éventuellement recevoir le don de voir. Le salut serait selon moi dans la capacité à aimer sans limite. Or la poésie se situe entre l'espérance de la grâce et la mise en œuvre de l'intuitivité poétique. C'est à la fois une restitution, une transmutation et une interprétation. La poésie ne se résume pas à une esthétique, un formalisme  ou une expressivité. Ce qui me semble extrêmement précieux dans la poésie, c'est la réalisation formelle d'un mystère qui demeure mystère mais qui dispose d'une existence tangible a un instant donné. Elle est une invitation, à un autre regard sur le monde dans toutes ses acceptions.

 

- Tu parles d'intuitivité poétique. Elle renvoie à la dimension instinctive de la poésie. C'est une question, je crois, qui te requiert ?

L'instinct poétique est pour moi essentiel dans le sens où je me souviens dans ma jeunesse l'avoir ressenti très tôt et comme jamais démenti. La difficulté a commencé lors de la mise en forme de l'inexprimable et dans la prise de conscience qu'il fallait à la fois chercher une rigueur la plus aboutie tout en gardant une liberté intense et riche. D'où les questions récurrentes du formalisme et de l'inspiration. L'instinct poétique n'est pas une naïveté mais une sensibilité qui vous confronte à une évidence magnifique ; Le besoin impérieux de faire quelque chose nommé poème.

 

27/02/2013

 

Retrouvez la première partie de l'entretien.