ll faut sauver la revue ARPA !

Fondée en 1976, Arpa risquait de disparaître en 2022, sa subvention annuelle étant supprimée. La revue, qui n'est pas une revue de littérature et de poésie régionales, mais « une des rares revues de référence sur la poésie contemporaine française et étrangère », tire son nom de l'Association de Recherche Poétique en Auvergne , et fait vivre la poésie sous la direction de Gérard Bocholier depuis 1991.

 Il lui fallait au moins 40 abonnés supplémentaires pour pouvoir continuer. Le dernier numéro assuré, 133-134 est paru en automne... Il aurait donc été le dernier numéro si la campagne d'appel à l'aide n'avait offert un sursis : la revue pourra survivre, avec une formule nouvelle : l'abonnement (4 numéros, 42 euros) offrira 2 numéros simples de 80 pages et un numéro double de 160 pages – mais un sursis n'est pas une garantie de longévité.

Or, une revue qui disparaît entraîne dans sa mort tout un pan de la culture.

Pour vous abonner (mode de diffusion principal)voir ici : http://www.arpa-poesie.fr/Contact.html

La poésie, déjà si marginale dans le monde de la littérature, pratiquement inexistante dans la presse à grand tirage, a besoin de ces parutions périodiques pour permettre à des voix nouvelles de « tester » leurs textes – un champ littéraire sans apports nouveaux ne peut que s'étioler : si les « poètes » prolifèrent sur le web, et dans des groupes de facebook, tout s'y aplatit, comme l'information omniprésente. Une revue a un projet éditorial, ce qu'elle publie répond à une sélection, et permet à un lecteur – novice ou non – de lire des poèmes de qualité. Par ailleurs, les revues entretiennent une culture commune, qui fait défaut, pour la poésie contemporaine, aux institutions d'éducation. Par la publication d'inédits d'auteurs déjà reconnus, l'exhumation de textes qui sans elles tomberaient dans l'oubli, l'ouverture à des littératures du monde, la revue fait œuvre d'éducation... sans compter qu'elle permet aux éditeurs - et aux auteurs - de faire connaître leurs ouvrages, dont la diffusion déjà restreinte (le bouche-à-oreille plus que les librairies, on le sait) a besoin de ces lectures d'invitations proposées par les critiques.

Les animateurs d'Arpa ont toujours voulu rester ouverts à une grande diversité de styles – les sommaires permettent de retrouver presque toutes les grandes voix de la poésie actuelle, des poètes confirmés et des auteurs débutants.…

Arpa fait aussi une grande place à la poésie étrangère et dans chacun de ses numéros, tient aussi à publier des poèmes d'auteurs encore inconnus, dans Le regard des autres

Le numéro 132 présentait un hommage à Cédric Demangeot, une série de poèmes et de proses, une série de notes de lecture, la chronique de Gérard Bocholier et un groupement de poèmes sous le titre « le fil du temps ». La revue offrait aussi des photos N&B de Bernard Pauty disséminées au fil de la lecture.

Le numéro 133 – octobre 2021 – porte en couverture le titre « proses poétique ». Il propose de rencontrer 37 poètes ou prosateurs, auxquels s'ajoutent les 7 invités du « fil du temps ». On trouvera deux essais – sur François Graveline par Denis Rigal, et sur le thème « vers ou prose » par François Migeot, une série de notes de lecture, une chronique de Colette Minois, ludiquement intitulée « Tirer la langue », qui traite de l'usage exponentiel des jargons et barbarismes qui sévissent sur les médias depuis la crise sanitaire, et de la censure exercée par une bienpensance antiraciste, antisexiste... qui va jusqu'à débaptiser ou condamner des livres. Les « préférences » de Gérard Bocholier - cette « chronique des temps difficiles » nous fait voyager dans les livres qui ont retenu son attention. Au fil du numéro, des pointes sèches de Valérie Peret-Remors associent poésie et art visuel.

On attend avec impatience le premier numéro de 2022 - numéro gagné par le soutien des lecteurs, dont on espère qu'il s'élargira à de nouveaux abonnés. La survie de la poésie est en jeu aussi !




I Vagabondi, revue littéraire des deux rives de la Méditerranée

C'est avec plaisir que nous accueillons la naissance de la toute nouvelle revue éditée en Corse par Jean-Jacques Colonna d’Istria et les éditions Scudo. I Vagabondi, revue grand format sous couverture colorée annonçant son ancrage sur les « deux rives de la Méditerranée » se présente comme une revue largement ouverte sur les arts et les cultures. Plus de 70 participations reçues pour ce premier numéro, qui en a retenu 51, dont les auteurs sont présentés d’emblée, avec photo et biographie succinte, juste après le sommaire.
Le titre, ainsi que l'explique Jean-Jacques Colonna d'Istria dans son édito, fait d'abord référence à l’histoire corse, et à « l’accademia di i vagabondi », dont les publications propageaient les idées nouvelles dans tous les domaines, académie créée en 1650 par l’évêque de Nebbio, Carlo Fabrizio Giustiniani, académie reprise en 1749, puis en 1978…

I Vagabondi, revue littéraire des deux rives de la Méditerranée, n. 1, juin 2021, éditions Scudo, 168 p. 20 euros

Mais les vagabonds, précise l'éditeur, ce sont aussi tous les acteurs de la vie culturelle, tous les « non-essentiels », tels qu'ils furent définis durant les confinements, et dont pourtant la société ne peut se passer. Sans oublier les « vagabonds d’âme », tous ceux qui passent d’une forme d’expression à une autre, qu’ils soient créateurs ou lecteurs : c’est donc une revue qui se veut généraliste, et éclectique, toutefois tournée davantage vers les arts liés à l’écriture, visuels ou sonores désormais, grâce au QRcode.

Au sommaire de ce premier numéro, le festival Romain Gary, dont Sarrula Carcupinu souligne, en introduction, le caractère international donné à cet événement sous l'égide d'un auteur multiple à plus d'un titre. A ce projet se rattachent des articles sur la double personnalité Gary-Ajar et une série de beaux portraits, œuvres d'artistes divers, disséminés dans la revue.

Egalement mis en avant, les liens entre Corse et Algérie, pays invité cette année, avec un grand nombre d’articles variés et de photos, mais aussi des poèmes et des calligraphies, dans une belle mise en page graphique et colorée, sur un papier satiné, qui met en valeur textes et images sans les étouffer – et sans transformer la revue en lourd objet de salon difficile à feuilleter.

Outre les dossiers, dont on nous annonce que certains seront récurrents, je découvre un feuilleton, « La Maison sur la mer », et des textes en langue corse , dont les poèmes et traductions par Norbert Paganelli, auquel on doit une brève nouvelle autobiographique émouvante, « Noratlas », évoquant avec un regard d'enfant les années 1958 et 1962 et son parcours de « migrant/réfugié » d'une rive à l'autre de la Méditerranée, de Sartène (en Corse) à Bône et Philippeville, en Algérie. Faute de tout citer je retiens encore la nouvelle de Leïla Sebbar, « Isabelle. Sur la route », qui parle de Bône aussi, avec une évocation d'Isabelle Eberhard, la nomade aventurière, à travers le lien tissé entre elle et le jeune Ahmed, qui deviendra instituteur. Jean-PIerre Castellani affronte de face cette binarité du regard, dan sun article intitulé « Entre Corse et Algérie, Mes vagabondages autour de la Méditerranée », évoquant les tensions entre identités fortes et parfois antagonistes. Parmi les photos, dans leur belle pleine page, un « Dante et l'Enfer » de Jacques Cauda, « L'autre rive » de Patricia Pinzuti-Gintz, l »La vie et la liberté » de Soraya, et la double page graphique de Xavier Dandoy de Casablanca, intitulée « La Corse »... Mais les photos se mêlent aussi aux textes, comme dans « La Mort » poème et photos de Laurent Demartini mis en page par Katia Jannin – quand ce ne sont pas les calligraphies qui envahissent l'espace : ainsi « Spices painting with Trumeric – Spices poem Arabic- French » de Ness, ou le poème d'Amin Khan, « Il faut détruire Carthage », présenté et traduit par Terci Boucebci (dont un poème figure aussi dans ce numéro).

Pour clore ce rapide survol, on ne peut que citer la participation de Danièle Maoudj, « Naître au dialogue, ma Méditerrranée » : c'est ce que propose I Vagabondi, dont le numéro 2 prévoit les thèmes de la sexualité en Méditerranée, et du respect de la nature.




Contre-Allées revue de poésie contemporaine N° 41

Qu’est-ce que la poésie contemporaine ?

Les premiers mots que l’on lit dans ce quarante et unième numéro de Contre-Allées constituent le début d’une question : « La poésie contemporaine est-elle… ». Et voilà un enjeu de lecture intéressant pour ce numéro qu’Amandine Marembert et Romain Fustier placent sous le signe du poète Jacques Darras : quelle est la fonction de l'écriture poétique contemporaine ?

Une première réponse est donnée par la belle illustration de la couverture, signée par Valérie Linder, où l’on voit annoncé les thématiques que l’on retrouvera par la suite : l’attention à la nature, aux objets du quotidien, la fragmentation de la voix et du rythme, la nature qui s'immisce dans le béton de la ville. L’image délicate et réflexive de Linder confère un charme particulier à cette revue.

Romain Fustier donne une première réponse à la question que nous évoquions dans son texte introductif : « L’amateur de poèmes [...] ce qu’il quête, c’est de la relation ». Cette relation est celle que Contre-Allées tente de construire avec huit poèmes et un entretien de Jacques Darras, l’invité du numéro. Ses poèmes sont une relation entre la nature — il y est question des Trémières, des Pivoines, du hérisson dans le fabuleux poème Hedgehog —, la ville — qui introduit le prosaïque dans le poème — et l’écriture poétique. Le poème Adieux au merle en est une belle synthèse : Voyez-le sur la faîtière en tuile noire comme un accident / de cuisson générale dans le soleil couchant [...] pourquoi ne sommes-nous pas chanteurs nés ? Darras tisse ainsi des liens profonds entre la vie et l’écriture — je cite «  Verhaeren Bis » : Ecrire, [...] c’est prescrire ce qu’ensuite / Nous vivons —, ce qui répond déjà à la question implicite de Contre-Allées : l’écriture poétique sert à devenir Lecteurs de nos actes que [la réalité] écrit à travers nous.

Contre-Allées, revue de poésie contemporaine, n° 41, printemps 2020. 48 pages, 5 euros.

Darras développe ensuite l’importance poétique et politique du rythme dans un entretien qui se présente comme une grille de lecture pour les contributions poétiques dans la suite du numéro. Le lecteur trouvera des poèmes de Christiane Bouchut, Isabelle Sancy, Maud Thiria et Christain Degoutte, tous marqués par le regard intime qu’ils portent sur des objets de la vie quotidienne (un fauteuil chéri, le linge blanc, les mirabelles).

Je retiendrai volontiers le poème D’un jardin d’Anne Brousseau. Il s’agit d’une belle et longue métaphore filée à la fois du poème et de l'existence comme un jardin. Elle écrit :

D’un jardin de saveurs
thym sauge et ciboulette
chaque jour en prendre la mesure

chaque jour ce temps au temps
et garder le souffle juste sur la ligne
pour que ça tienne
pour que ça veuille

ainsi t’attendre

 

Ce jardin est certes une métaphore du poème, mais aussi de l'existence humaine comme le confirme son dernier vers : le monde est un jardin. Un jardin d’attention et de rencontre avec ceux qui ne sont plus en vie. Le poème d’Anne Brousseau répond ainsi, très humainement, à notre question : la poésie c’est une autre science, c’est avoir fleuri / et tourné le dos / vers un autre chemin // ou le même / le sien.

Enfin, deux entretiens avec Henri Droguet et Christian Garaud nous ouvrent les portes de l’atelier du poète pour répondre à la question : Dans quelle mesure l’écriture est-elle un chantier pour vous ? Le numéro entier de Contre-Allées semble ainsi répondre à la question qu’il suggère : la poésie contemporaine est un perpétuel chantier (pour reprendre le mot de Garaud), c’est-à-dire, un perpétuel devenir. Et une revue de poésie contemporaine est l’épicentre de ce chantier, où tout conflue, certes, mais aussi où l’on voit la poésie se construire, une poésie d’attention aux détails, à la vie, et aux liens profonds entre la vie et l’écriture.




La minute de lecture, Minute de poésie

Fondée en 2014, La minute de poésie est une chaîne YouTube canadienne qui propose des vidéos de poèmes sans aucune distinction entre des noms qui appartiennent au répertoire classique ou bien contemporain. Des pages Facebook, Twitter, Instragram et un compte  iTunes complètent cette chaîne.

Des groupements thématiques, comme Les essentiels de la poésie à l'école, Poétesses, etc..., ou bien des groupements nominatifs, Louise LabéCharles Baudelaire, Arthur Rimbaud, René Vivien, pour ne citer qu'un tout petit échantillon de ce travail énorme, sont regroupés dans des Playlists, nommées La Minute poésie, ou La minute de lecture, intitulé générique suivi du thème ou du poète proposés. Il y a même une série de vidéos consacrée aux poèmes chantés qui regroupe 9 vidéos de poètes très différents et se termine avec un film de 5 minutes consacré au Spectacle Bénéfice du Chic Resto Pop  qui s'est déroulé le jeudi, 4 février 2021, et qui a mis la poésie à l'honneur.

Le format est identique pour nombre de ces petits films qui durent en moyenne deux minutes : une introduction qui reste discrète à l'image de la chaîne, et un fond de couleur sur lequel les paroles du poème s'affichent en même temps qu'une voix le lit, le raconte, le propose aux auditeurs qui n'ont que l'embarras du choix. 

La minute de poésie, Poétesses.

Les auteurs de cette somme poétique restent discrets et quasiment invisibles. Sur YouTube, Twitter et Facebook on peut trouver deux noms, Michael Mansour et Robert Chidiac. Mais  ils semblent désirer rester discrets malgré le travail remarquable, et le succès de fréquentations de ce lieu éminemment poétique. Cette parcimonie ne fait que renforcer la puissance des films qui laissent toute latitude à la poésie de se déployer, de toucher l'auditeur/lecteur/spectateur. A signaler enfin la qualité sonore et iconographique des contenus. 

Dire, offrir la poésie, est une affaire d'effacement, un don qui doit être pur de toute présence. Il semble que La minute de poésie soit le lieu d'une parole où auteurs et poètes s'effacent au profit d'une voix, celle du poème. Bravo pour cette chaîne qui a presque dix années d'existence.

La minute de poésie, Ma bohème, Arthur Rimbaud.

La minute de lecture, Alphonse Daudet, La Figue et le Paresseux.




La Volée (poésie) (écritures) (rêveries), n. 19

Douze pages de papier glacé au format carré 21x21, pour cette  revue provenant de Lodève, dirigée par Teo Libardo, tirée à 100 exemplaires, et qui dispose d’une page facebook  www.facebook.com/RevueLaVolée,  On y trouvera, dans une mise en page élégante, alternant fonds blancs et fonds de couleur (vert et noir) sans ostentation, des poèmes  et des travaux de plasticiens.

Dans ce numéro, des textes d’Emma Trebitsch, dont le premier recueil est attendu, de Nicolas Giral, auteur de trois recueils chez Rafaël de Surtis, Elisa Coste, dont le dernier titre, Les Chambres, vient d’être publié au éditions Rosa canina, ainsi que des haïkus de Sandrine Davin, des extraits de Il suffira de Téo Libardo, musicien  et poète rencontré au festival de Sète, où il était présent pour les éditions Rosa canina et Phloeme, et où j’ai acquis le très beau CD présentant 12 poèmes de Cesare Pavese mis en musique et chantés par lui sous le titre Anche tu sei l‘amore. Au centre, une double page de très belles encres légères comme des peintures japonaises de montagne et d’eau – shanshui – et leur légende sous forme de sizain , par la plasticienne :

J’ai trouvé un caillou

La pierre a frémi

Un signe est apparu

Et puis plus rien

Reste un dessin

Les cendres du caillou.

 

En une, l’édito de Dominicella et Teo Libardo retrace – avec la concision imposée par le format - les 5 années d’existence ayant permis à une cinquantaine d’auteurs et plasticiens de faire vivre La Volée, et annonce une pause pour se consacrer aux très belles éditions Rosa Canina qui viennent de naître – les précédent numéro de cette sympathique publication sont toujours disponibles ici : http://www.telolibardo.com/ecriture/revue-la-volée/ 




Dissonances, n. 41

La revue Dissonances atteint un âge respectable pour une revue – créée en 2002, elle a largement dépassé l’étape de l’âge de raison et atteint sa dixième année, avec le numéro « Opium » que j’ai en main, et la proposition du numéro « Champagne »  - sans doute pour commémorer l’événement, que nous saluons.

On voudrait  toutefois suggérer à l’équipe de modifier, peut-être, la formule, car après l’opium et le champagne, c’est la bière que risque l’entreprise, étouffée par un certain conformisme de la dissonance à tout prix.

Dissonances, numéro 41, hiver 2021. 56 pages, 7 euros.

Invariablement divisée en 2 volets – l’écrit et la mise en image (ici le portfolio de 12 pages consacré aux photos de Grégory Maitre), dont la note d’intention explique son regard de plasticien plus que de photographe, intéressé par les matières et les traces de l’activité humaine et sa fragilité – propos intéressant mais peu en rapport avec le titre de la revue qui propose également  un entretien sous la forme canonique avec Christophe Esnault, diverses lectures et « coups de cœur », outre les textes retenus pour illustrer le thème, dont le premier accroche grâce à son titre : « Tartine d’opium »… Et c’est là qu’on souhaiterait le changement de menu.




Portulan bleu n°36

Un portulan est une sorte de carte de navigation qui servait autrefois principalement à repérer les ports. La revue Portulant bleu "Revue de création, poésies contemporaines" est une carte elle aussi, qui sert à repérer la poésie. Cette brochure de format A4 qui paraît trois fois par an (octobre, février et mai) est intégralement conçue et gérée de par Martine Rigo-Sastre.

Revue ouverte, ce numéro 36 placé sour le signe du Désir (thème du Printemps des Poètes 2021) n'offre pas moins de 33 noms de poètes dont les textes occupent les pages centrales du volume :  Michèle Levy, Morgan Riet, Francine Caron, Laurent Grison, Patrick Navaï, Joël Vincent, Ivan Watelle, Jacques Fournier, Salvatire Sanfilippo, et bien d'autres...

Parfois accompagnés d'images, de photos ou d'un travail plastique ou graphique, les textes, bien sûr placés sous la dictat de la thématique annoncée sur la couverture, offrent une belle variété de ce que la poésie contemporaine propose d'écritures. Les noms d'ailleurs énumérés sur la quatrième de couverture en témoignent, et si quelques uns ont été lus, ou aperçus déjà, d'autres sont une découverte. Portulan bleu est donc un lieu qui accueille toutes les écritures poétiques, sans distinction, une carte, qui dessine le territoire d'une parole partagée, parce que Martine Rigo-Sastre le sait, la poésie c'est la voix de tous, unie dans le poème.

Un édito ouvre la lecture. Ce mois-ci il se veut manifeste, et énonce le lieu de rassemblement qu'est le poème, dans cette tourmente que nous vivons.

 

Portulan bleu n°36, éditions Voix Tissées, Montrouge, octobre 2021, 71 pages, 10 €.

écrire le poème qui manque
celui que tu désires le plus
amour dans les cœurs
et joie dans les regards
le monde est bousculé
et rien ne tient plus
le poème qui manque
reste à écrire avec toi

Tant de poètes, d'artistes disparus
récemment, comme Alain Boudet,
troublent les champs de vision et pas 
seulement cela.
Le désir avant se trouvait peut-être
dans les choux, comme les bébés...
A vous de continuer avec nous !
      Voix Tissées est votre
      association
      Nous publions les mots de la
      poésie.

Martien Rigo-Sastre

 

Quelques articles suivent cet édito, des hommages, à Paule par Michèle Lévy, à Jean Foucault par Jacques Fournier. Puis quelques notes de lecture, plus descriptives que critiques, mais qui donnent envie de découvrir les ouvrages proposés, ferment les pages de Portulan bleu. Au milieu, la Poésie, accompagnée de plages graphiques, colorées ou monochromes,  rythmée par l'espace de la page  laissé comme un silence viendrait ponctuer les voix qui se côtoient. 

Cette revue publiée aux éditions Voix Tissées, est une des nombreuses activités menées par Martine Rigo-Sastre. Editrice de poésie, de livres pour enfants, et revuiste, elle anime des rencontres, qui sont de précieux moments de lectures et d'échanges, tous les mois à Montrouge. On voit donc combien la Poésie est affaire de femmes et d'hommes entièrement dévoués, qui lui dédient leur existence parfois dans une pénombre qui ne ternit en rien la lumière qu'ils portent et qu'ils offrent à qui les côtoie. Et sans jamais cesser malgré ces temps difficiles. 




BERNARD DEMANDRE, revue DIERESE n°80

Bernard Demandre est pour moi une rencontre post mortem, puisque ce poète a disparu le 2 mars 2020. Je souscris ainsi au fantasme connu, selon lequel un auteur n’existerait pleinement que mort. Il entre alors dans la légende, alors qu’il n’était qu’un vivant parmi d’autres… voilà le genre d’ironique cruauté qui n’aurait pas été étrangère à Bernard Demandre.

Il fut un poète actif, animateur d’un centre de poésie contemporaine à Nancy, un grand lecteur aussi, dont il rendit compte dans de nombreuses critiques. Certaines sont facilement accessibles sur son blog toujours abrité par Mediapart.

La revue Diérèse, où il publia longtemps ses lectures, lui rend hommage dans son numéro 80. Éric Chassefière lui consacre un dossier critique de 37 pages, pas moins, dans lequel il passe en revue cinq des publications du poète.

 On trouve dans le numéro suivant de Diérèse, le 81, un extrait d’un inédit de Bernard Demandre, tiré d’un livre confidentiel, beau comme un cadeau, en quadrichromie, aux pages cartonnées ; un herbier titré Plantes sauvages où des poèmes en manière d’haïku répondent aux aquarelles de Pierre Molteau.

Levées de clochettes
ou de gants écarlates
d’un jet vers le sommet

on voudrait y glisser un doigt
en vérifier
la nacre profonde

 

Les fanas d’herbiers poétiques peuvent s’adresser à annie77.mathieu@wanadoo.fr pour en savoir plus.

On peut lire, dans le n°80, un long texte inédit (pp 83-125), ironiquement titré Courrier du cœur :

 

Votre main était froide, un peu douce. Puis ce bras sur vos yeux.
Vous étiez si loin, pensais-je, d'un quelconque rapprochement.
 
Tellement en deçà de ce qui pourrait se dire "nous".
Si hostile, semblait-il toujours, à un mouvement d’émotion.

 

La prose poétique de Demandre est imprégnée d’un désir de lucidité dont il ne se départit jamais. Plutôt que le récit d’un désamour, j’y vois le récit de ce qui chez l’autre reste inaccessible, même à l’extrême d’une passion. Inaccessible à l’amant, mais aussi à l’aimé. Comme si subsistait un reste, un réel hors de portée et pourtant agissant, chez chacun une chose innommée étrangère à l’amour.  

Aussi, la rencontre reste-t-elle de l’ordre de l’inespéré :

 

Mais cette déchirure soudain dans votre carapace.
Ce cri muet.
Je criais aussi.
Avez-vous entendu?
Je criais sans crier, comme vous. Pouvez-vous entendre ces choses-là ?
Pourquoi cette délicatesse brutalement dans votre visage ?
Tant de tendresse en vous me mord.

 

… B.D. qualifie ainsi la cruauté du désir entraperçu : Nous ne sommes pas toujours maîtres de nos mouvements…

Une solution consiste à se résoudre à l’amour de loin ; à rejoindre le troubadour de l’amour courtois des années 1100, Jaufré Rudel déclarant :

 

Quelqu'un m'appelle et c'est bien vrai,
L'homme au désir d'amour lointain,
Car nulle autre joie ne me plaît,
Comme jouir d'amour lointain .


N’est-ce pas ce que B.D. avance :

Plus loin vous serez, plus je serai près de ce que j'aime. Mais ne sera-ce pas encore vous ?

… une phrase chargée d’une question contemporaine (et psychanalytique) que Rudel ne se posait pas : qui aime-t-on dans ce que l’on aime ?

B.D. s’approche alors d’une mystique de l’amour que l’on retrouve dans son rapport au monde, et que j’oserai qualifier d’animiste (je suis prêt à croire que les poètes sont un peu chamans) :  

Une ride sur votre doigt et les minces bruits, d’ordinaire étouffés par ce qui vous étouffait, font signe ; qu'un arbre a l'air heureux, que la route en contrebas paraît mener quelque part. Vous ne souhaitez plus que partir. Vous perdre dans des espaces, même connus. Vous appartenez au monde. Il vous le rend bien.

Diérèse comprend également une réflexion sur le travail d’écriture que la disparition du poète fait résonner :

On ne visite jamais l'atelier de l'écrivain vivant, écrit-il. Plus tard, on fait comme si tout s'était bien passé. On refuse de l'imaginer suant l'encre. Lui ignore où il va et si même il va.

Lui l’ignore : il ne s’agit pas pour lui d’être ici ou là, pour ou contre, l’un ne se dégageant pas de l’autre mais restant en miroir – mais d’aller ailleurs. Le nouveau est inouï ; jamais entendu. Il n’y a donc pas de plan pour l’atteindre ; seulement une écoute de ce qui ne se dit pas ; ne s’est pas encore dit. Il s’agit de découvrir ce qu’il nomme une masse manquante, la basse fondamentale de ce qui n'a pu venir au jour.

Pas d’autoglorification chez Demandre, pas d’éloge de la poésie qui serait la vraie vie, l’idéale éternité retrouvée, ou je ne sais quoi. Pour lui, l'écriture est une maladie. Mais une maladie heureuse :

Son combat est de poser ses marques, sans espoir, et dans l'infinité d'un présent qu'il croit tel. D'un même mouvement cependant, cette sorte de jouissance de pouvoir poursuivre parce qu'il ignore tout de la partie qui se joue.

Une maladie que sauve le lecteur :

Avant que tu n’arrives, ce livre était encore inerte. Puis le vent a soufflé. Tu es entré. Tu as ouvert. La rotation a commencé.

Demandre tient à être au plus près, il ne se paie pas de mot. D’où l’aspect dépouillé de sa poésie. Un extrait en exemple :  :

Novembre les nuages                         

viennent à nous
dans les rues jaunes

Ils paraissent si légers                        
les nuages
pourtant ils pèsent

Un nuage est-il passé
sur les corniches
derrière mes yeux ?

S’il avait écrit sa propre épitaphe, peut-être aurait-il choisi celle-ci ?  Il respire à peine ; il est devenu son écriture ; il oublie son corps et ses nécessités. Il est son encre, sa plume et ce morceau de page blanche.

On peut lire, dans le n°80, un long texte inédit (pp 83-125), ironiquement titré Courrier du cœur :

Votre main était froide, un peu douce. Puis ce bras sur vos yeux. Vous étiez si loin, pensais-je, d'un quelconque rapprochement.




Contre-allées, Revue de poésie contemporaine, N° 43, Printemps 2021

Amandine Marembert et Romain Fustier ouvrent ce numéro de printemps sur la voix poétique d’Etienne Faure. Celle-ci transite par les scènes du quotidien, se saisit des faits, événements et petites dramaturgies d’une vie ordinaire, pour laisser surgir l’émotion. L’émotion est sans doute le maître mot de sa poésie, et le poème est « passeur d’émotion » précise-t-il d’emblée dans le très court entretien avec Romain Fustier (10-11).

C’est aussi, dit-il un peu plus loin, « l’une des vertus des revues, dont on ne dira jamais assez de bien, qui mettent en présence plusieurs voix et offrent une première rencontre avec un regard autre ». C’est précisément l’esprit de Contre-Allées qui veille au respect de la pluralité des voix et genres poétiques contemporains. Ce numéro encore a fait le choix des quelques magnifiques contributions poétiques de Daniel Birnbaum, de Victor Malzac et de Benoît Reiss, ainsi que d’une suite de poèmes d’Eric Jaumier, disparu en juin 2020, dont la puissance et la vérité poétique sont saisissantes. Il nous laisse deux recueils, référencés par le comité de rédaction de la revue : Les lisières aux Éditions du petit véhicule (2019, avec Claude Margat)  ainsi que Blanc Corbeau paru en 2020 aux Éditions Jacques Brémond.

Contre-allées n°43, couverture
Valérie Linder, 48 p., 5€.

le jour ne vieillira
pas
il se met à croître

 

le soleil ne se
couchera pas

 

il veut un alphabet
de page blanche

 

des longitudes

 

là où le ciel
cri du bout des doigts

 

la mort est
ce toujours
cet artefact d’entre les voix.

 

(Le Mascaret, Zoocéphale, 18-23)

La revue se referme sur une présentation du dernier livre de Marie Huot, Le nom de ce qui ne dort pas, aux éditions Al Manar, qu’Amandine Marembert présente comme une histoire « à dormir debout », celle de la recherche d’un sommeil perdu : « j’écoute le fleuve noir - noir la nuit et noir le jour- pour connaître le nom de ce qui ne dort pas». Mais aussi celle, d’une beauté inouie nous dit-elle, de l’amour inconditionnel d’une fille à son père perdu (p 48).

Contre-Allées, revue de poésie aux airs simples et au ton juste, ne manque jamais l’essentiel, et questionne dans ce numéro le désir d’écrire, le chantier de l’écriture poétique. Les poètes Emmanuel Damon et Bernard Moreau y répondent : « une voix singulière qui se précise, s’oublie s’entête. Voix d’un sujet en quête de lui-même, jamais clos, achevé ou assignable, mais ensemble hétérogène de potentialités, de réalisations en devenir, à l’image de la pensée elle-même » (p 36). Et « il faut ouvrir tous les possibles dans le micro chantier du poème » (p 37) pour que la poésie agisse sans relâche dans nos propres existences et pour qu’elle « œuvre à la remise en question de ce monde » comme le souligne Romain Fustier dans son Avant-propos.




JEAN-PAUL BELMONDO ET RIMBAUD, L’AN 1969 DE « POÉSIE 1

Le 30 mai 1969, les premiers numéros de la revue Poésie 1 arrivent chez les libraires. Quarante-cinq jours plus tard : 90.000 exemplaires sont vendus. Ces chiffres, pour les animateurs, se passent de commentaire. Le slogan de Poésie 1 : « UN DÉFI : la poésie enfin à la portée de tous.  UNE AMBITION : des millions de lecteurs. UN PARI sur l’avenir de la poésie », n’est plus, semble-t-il, une boutade. La réputation de Poésie 1 dépasse très tôt les frontières de la France et l’espace francophone même.

Poésie 1 consacre certes des aînés, mais révèle aussi une multitude de nouveaux poètes, tout en biberonnant ses lecteurs (plusieurs générations) à la poésie contemporaine. Que de révélations ! Une vraie mine, qui n’a, encore aujourd’hui, pas pris une ride. Un bonheur et un vrai plaisir de lecture et un précieux outil de travail.

Poésie 1 est une revue au format de poche de 128 pages (vendue au prix symbolique du ticket de métro, 1 franc, en partie grâce aux recettes générées par les espaces publicitaires), dont le poète Jean Breton (fondateur des Hommes sans Épaules en 1953) est avec son frère Michel le fondateur et l’animateur de 1969 à 1987 : soit 136 numéros, 7.000 abonnés, 1.600 poètes publiés, trois millions d’exemplaires vendus. Une entreprise qui demeure à ce jour inégalée, tant par sa diversité, sa richesse, que par son concept, sa durée d’activité, ou ses tirages (de 20.000 à 50.000 exemplaires). Les numéros de cette revue unique, lus dans le monde entier, sont imprimés au minimum à 20.000 exemplaires et régulièrement réimprimés par Marabout, en Belgique. Poésie 1consacre des numéros spéciaux à des aînés (Jean Cocteau, Rimbaud, Mallarmé, Verlaine, Lamartine, Leconte de Lisle, Rutebeuf, Alain Borne,  n°25, 1972…), aux étapes importantes de la poésie du XXe siècle (les Poètes surréalistes,

Poésie n°1, Belmondo Rimbaud.

L’École de Rochefort, Les Poètes de la revue Confluences, Les Poètes de la revue Fontaine, le Nouveau Réalisme, Les poètes du Nord, les Poètes de Bretagne, la Nouvelle poésie d’Alsace …) et entend regrouper les poètes de langue française (quatre numéros sont consacrés à la Belgique, trois numéros à la poésie du Québec, quatre numéros concernent la poésie helvétique…), sans ignorer le combat (ainsi parait la mythique Anthologie de la nouvelle poésie algérienne de Jean Sénac, en 1971). De réputation internationale, Poésie 1 se doit aussi de l’être dans ses sommaires avec des numéros consacrés au Sénégal, à la nouvelle poésie négro-africaine, à la Tunisie, l’Angleterre, Israël, l’Espagne, au Maroc, la nouvelle poésie tchèque, la poésie latino-américaine, la poésie italienne contemporaine, le Pérou, l’Arménie…

Belmondo en 1969.

Citons encore Poésie sans frontière, collectif de douze poètes de sept nations... Parmi les livraisons dédiées à des thèmes, signalons, entre autres, « Les poètes et leurs revues », « les poètes et le tabac », « les poètes sous les verrous », « L’Enfant et la poésie » (n°28-29, 1973), un numéro mythique imprimé à 100.000 exemplaires, dont la moitié fut expédiée gratuitement dans un mailing d’Hachette à tous les professeurs de français. Mais aussi « Le Petit Enfant et la poésie » (de la naissance à la cinquième année). Autre particularité de Poésie 1 - dans ses premières livraisons - : les introductions sont signées par des personnalités « improbables », car, loin de leur terrain d’élection.

La revue combat aussi les idées arrêtées. Ils sont ici « improbables » pour parler de poésie et pourtant, ce qu’ils écrivent ne l’est pas. Tous s’y livrent bien volontiers et avec enthousiasme ; à l’exception de Claude Nougaro, seul refus. Cet « exercice » pourrait-il exister aujourd’hui, à l’heure du cloisonnement, où l’on qualifie de poésie et de poètes TOUT, sauf ce qui l’est ? Petit florilège : Au sein du n°1 (1969) consacré à Jean Cocteau, c’est l’acteur, comédien et sculpteur Jean Marais, qui signe la préface : « La presse paresseuse employait toujours les mêmes clichés : illusionniste, enchanteur, magicien, et cela me scandalisait. Un demi-siècle d’invention et d’émerveillement en sont la cause. En outre cet homme attentif était toujours en avance. Il quittait la place croyant s’être trompé de date et longtemps après on voyait la mode s’emparer de ses découvertes et ne pas lui en tenir compte. Il n’a cessé de contredire les habitudes et de dérouter le public en cherchant une place fraîche sur l’oreiller. 

Lucien Clergue : Jean Marais et Jean Cocteau dans Le Testament d’Orphée (60).

Son cœur dirigeait son intelligence et son cœur était aussi pur que son intelligence était grande, ce qui déroutait et rendait incompréhensibles certains de ses actes… » Précisons que Cocteau et Marais sont des amis de l’équipe ; notamment de Henri Rode et de Jean Breton.

L’acteur et comédien Daniel Gélin vient semer les premières pages de Poésie 1 n°3 (1969) consacrée à « la nouvelle poésie française » : « On m’a dit souvent que parmi les barrières diverses qui séparent l’homme de la poésie, il y a une certaine peur : peur de la comparaison entre la banalité rassurante de la vie quotidienne et cet état d’émerveillement que l’on ne croit réservé qu’aux saints, aux artistes et aux enfants. C’est le contraire qui est vrai : tout le monde est poète, plus ou moins, et de le redécouvrir est une des plus grandes consolations et le meilleur remède contre la commune solitude… » Ajoutons que Daniel Gélin, le moins improbable de nos préfaciers, est l’auteur de sept livres de poèmes, dont, chez notre ami Guy Chambelland : L’Orage enseveli (Le Pont de l’Épée, 1981).

Poésie 1 n°7 (1969), consacré au grand poète du XIIIe siècle Rutebeuf, est préfacé par l’acteur et comédien Jean-Claude Brialy : « … C’est le premier « journaliste » de son temps qui a contesté avec force et ironie le pouvoir, l’autorité et les bourgeois. Il a chatouillé les problèmes de l’Université, il a fustigé les moines, il s’est enthousiasmé pour les croisades, il a lutté contre l’intolérance et l’injustice, avec passion. Sa verve directe et rapide nous a fait mieux connaître une époque où l’on construisait les cathédrales… Il a dénoncé la routine officielle, la police, les intrigues, il a aimé et défendu la jeunesse. C’est un poète qui a chanté le froid, le vent et la neige. Il fut un caricaturiste étonnant… »

« Monsieur 100 000 volts » ouvre Poésie 1 n°3 (1969), consacrée à un nouveau volume de « la nouvelle poésie française ». Le chanteur et compositeur Gilbert Bécaud (l’interprète de Mes mains, Nathalie, Le Jour où la pluie viendra et Et maintenant) écrit : « Vive donc le train bariolé de Poésie 1… Parce que les poètes, même peu connus, peuvent le prendre en marche. Parce que ce train choisit toujours le chemin de la liberté. » 

Dans Poésie 1 n°9 (1969), le biologiste Jean Rostand, fils de l’auteur de Cyrano de Bergerac, salue le poète romantique Lamartine, qui proclama la République lors de Révolution de 1848 : « Incapable de ses plier aux mesquineries tacticiennes de la politique, il ne s’inféoda à aucun parti et demeura constamment dans la pureté des hauteurs ; mais toujours il sut choisir l’honorable combat et militer pour les grandes idées qui devaient éclairer l’avenir… »

Le préfacier de Poésie 1 n°10 (1970), consacré au chef de file du Parnasse Leconte de Lisle, est assurément le plus improbable de tous et le plus surprenant (avec celui que nous gardons pour la fin). Lisons, c’est pertinent et personnel. Il s’agit de Claude François, le chanteur adulé et compositeur de Cette année-là (1976), Magnolias for Ever (1977), Alexandrie Alexandra (1977) ou encore Comme d'habitude (1967) : « Leconte de Lisle, on dirait un sage, un prophète en barbe blanche (c’est faux, je le sais, mais ma mémoire tient à cette image d’Épinal) qui nous houspille avec le passé. 

Claude François. 

Il s’entendait mal avec ses contemporains. Alors, pour se venger, il se racontait des drames d’autres époques où la noblesse, la puissance, la cruauté, l’orgueil – les grands sentiments, quoi ! – tenaient haut certains cœurs. Bien sûr, le poète possède plusieurs cordes à son arc. Il chante aussi le soleil, l’amour, le Christ des origines. Il décrit ses paysages préférés. On dirait qu’il fait des photos en couleurs : quelle minutie, quel relief – visuel autant que sonore ! Et quel mouvement, parfois : un poème comme « Les Elfes », j’ai envie de le danser… Leconte de Lisle a la chance de pouvoir encore nourrir nos rêves : partons avec lui, faisons courir notre mémoire ou retrouvons le paradis perdu. Les règles de la chevalerie, le courage, le sang, l’amitié et la solitude : les « Poèmes barbares », c’est déjà du Western. »

C’est le réalisateur, acteur, comédien, scénariste et dialoguiste Robert Hossein, le metteur en scène des superproductions spectaculaires (avec une débauche de moyens dans la pyrotechnie, la sonorisation, la projection, afin d’immerger les spectateurs au cœur du spectacle), qui ouvre le numéro suivant, Poésie 1 n°11 (1969), consacré aux poètes de l’École de Rochefort : « Les poètes de Rochefort ont chanté une période exceptionnelle de leur vie et de la vie d’un pays. Création, inspiration ne sont possibles que dans la foulée de l’angoisse – je le vois sans cesse, pour mes films, quel tourment ! Une grave tristesse habite ses poètes. Chacun, selon sa sensibilité, assume une période difficile. Mais pas d’aigreur, ni de désespoir (ni d’humour non plus, semble-t-il). Nul scepticisme. Une révolte profonde et généreuse. Dans une époque troublée, la poésie fut leur équilibre. Elle l’est restée… »

Le bouquet final nous ramène à Poésie 1 n°4 (1969), entièrement consacré à Arthur Rimbaud. Qui, pour évoquer le Rimbe ? Jean Breton a son idée et appelle la personne en question, qui lui répond : « Rimbaud, ça me botte ! Dans 48 heures c’est fait ! » 

Leconte de Lisle.

Il s’agit de Jean-Paul Belmondo, le comédien de Kean (Alexandre Dumas, Mise en scène Robert Hossein, 1987), le Bebelaux 80 films et aux 160 millions de spectateurs ; l’acteur aux 1001 rôles où il est toujours prodigieusement lui-même, d’À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960), son sixième film, Léon Morin, prêtre (Jean-Pierre Melville, 1961), Un singe en hiver (Henri Verneuil, 1962), L’Homme de Rio (Philippe de Broca, 1964), Itinéraire d’un enfant gâté (Claude Lelouch, 1988), etc., Belmondo le boxeur, qui passe du masque bleu-dynamite de Pierrot le fou (J.-L. Godard, 1965) aux cascades aériennes sur les toits de Paris et d’ailleurs de Peur sur la ville (H. Verneuil, 1975), en passant par le caleçon à pois rouge du Guignolo (Georges Lautner, 1980)…

Il est encore le Magnifique, l’Incorrigible, l’Animal, le Professionnel, le Doulos, l’As des as, le Solitaire… L’homme aux Mille vies qui valent mieux qu'une, selon le titre de son autobiographie (Fayard, 2016). En 2001, il est victime d’un accident vasculaire cérébral. Son état est jugé sérieux. Il se bat et se relève, mais, à l’exception d’un ultime film en 2008 : les planches et les studios, c’est terminé. Sa disparition, le 6 septembre 2021, à Paris, à l’âge de 88 ans, provoque une grande émotion en France. Les hommages sont unanimes et mérités, pour une fois… Sa part d’ombre (qu’il niera toujours, ramènera à des peccadilles, une incompréhension de l’époque, une méprise, au nom du fils aimant et admiratif qu’il était) concerne son père, le sculpteur Paul Belmondo qui, en 1945, fut jugé pour collaboration avec l’ennemi par le tribunal d’épuration des artistes plasticiens et interdit de ventes et d’exposition pendant un an. Le sculpteur Henri Bouchard est, lui, révoqué, sans pension de son poste de professeur à l’École des beaux-arts, avec interdiction de professer dans les écoles de l’État et, comme le sculpteur Charles Despiau, deux ans d’interdiction totale d’exposer et de vendre. L’immense popularité et capital sympathie du fils ont « effacé » les actes peu glorieux du père. Mais rassurez-vous, tous nos sculpteurs ne furent pas des collabos. Le plus grand d’entre eux, René Iché, grand Résistant, écrase par l’originalité, le maillet, le fusain et la tenue dans la vie, les trois précédents et leurs œuvres. « Un KO », dirait J.-P. Belmondo ! En 2010, Jean-Paul Belmondo a fait don de la collection familiale à la ville de Boulogne-Billancourt et appuyé la création d’un Musée Paul Belmondo, sur 1.000 mètres carrés au château Buchillot. À quand un tel espace pour René Iché ? C’est un autre débat.

Revenons-en à 1969, année durant laquelle paraissent trois films dont Belmondo est la vedette : Le Cerveau, avec Bourvil (Gérard Oury), La Sirène du Mississipi, avec Catherine Deneuve (François Truffaut) et Un homme qui me plaît, avec la magnifique Annie Girardot (Claude Lelouch). En 1969, Belmondo est déjà la star du box-office, l’acteur le plus populaire de France… Inaccessible… Mais, non, en fait, tout l’inverse : la simplicité même, la disponibilité et une réelle gentillesse. Écrire sur Rimbaud pour une revue de poésie ? Cela le botte, nous l’avons dit. Passons à son texte : « Quand je suis trop calme – ou fatigué – je lis Rimbaud. Il me réveille. Il me refait une nervosité. Je reçois tout de suite une décharge d’électricité. La poésie de Rimbaud, c’est un remède pour l’action. Avec l’adolescent de Charleville, on entre dans le domaine de la révolte (et avec lui, pas de quartier !) Les notions d’ordre et de confort intellectuel sont remises en question. Rimbaud est furieux de n’être pas, dans tous les domaines, un champion de force, d’intelligence et de charme. Il est contre ce qui a bonne réputation, dans les idées, chez les hommes. De ses angoisses, de sa rage, il a fabriqué une sorte de bélier pour tout démolir. Moi, je trouve ça tonique. Rimbaud me donne tous les courages. Rimbaud, lui, n’a jamais reculé. Et si vous êtes comédien, essayez donc de dire « La bateau ivre » ! Vous allez bien vous amuser. Les poésies rimées, encore, on peut s’en arranger. Mais la prose ! C’est là pourtant qu’il a donné le plus violent, le plus fier de lui-même, avec sa revendication d’une plénitude, tendresse et vacherie mêlées, dans une âme et un corps. Relisons ensemble, voulez-vous, « Mauvais sang », « Alchimie du verbe », « Adieu » (Les Illuminations) ; « Après le Déluge », « Matinée d’ivresse », « Aube » ou « Barbare » (Une Saison en enfer). Ce sont de courtes proses où les images éclatent comme les pétards d’un 14 juillet, où les rythmes sont disloqués, où le sens est chargé de plusieurs clés. Ces textes que je préfère, je les ai souvent murmurés, entre deux films, et je ne suis pas sûr que je saurais les dire avec le talent « perdu » qu’il aurait exigé, lui, le gosse paumé, vote devenu le jeune mort de Marseille. Ça ne fait rien. Rimbaud, c’est le plus fort. On connait ma passion pour les combats du ring. Je vais vous dire : moi, Rimbaud, ça me boxe. » Belmondo le dit avec ses mots à lui, et c’est pas mal du tout, non ?

∗∗∗

 

L’AVENTURE DE POÉSIE 1

Depuis plus de vingt ans, une légende court dans les milieux de l’édition française : la poésie n’intéresse qu’un cercle limité d’initiés ; elle ne concernera jamais le « « grand public ; elle est donc, par définition, « invendable ».

C'est sur ce prétendu « constat » que la plupart des éditeurs connus se sont constitué un « catalogue » où la poésie, systématiquement, brille par son absence. Soit, il y a des exceptions. Je ne parlerai pas ici des nombreuses revues de poésie, à tirage plus ou moins confidentiel, à existence plus ou moins éphémère : elles s’adressent, dans leur grande majorité, à des poètes en mal de publication, parfois à de rares amateurs éclairés, jamais au « grand public ». Je ne parlerai pas non plus des éditeurs poètes, comme Guy-Levis Mano, Henneuse, Vodaine, Rougerie, Puel, Boujut, Corti, et même, à quelques différences près, Pierre-Jean Oswald et Guy Chambelland : leurs éditions, en effet, sont « hors circuit » à cause d’une diffusion trop artisanale, voire pour certains inexistante. Par contre, deux « grands » éditeurs parisiens (par opposition aux « petits » éditeurs provinciaux dont je viens de parler ! ) méritent une attention particulière.

 

 

Pierre Seghers, tout d’abord : depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, lui seul a « senti », profondément, que la poésie concernait beaucoup plus de gens qu’on se plaisait à le dire ; lui seul a eu le courage, avec acharnement, d’éditer des poètes dans un souci immédiat de « jeunesse », en essayant de leur donner une diffusion et une audience nationales. Cela fait plus de trente ans que Pierre Seghers défend et, peut-être, protège la poésie : son expérience, son remarquable travail « en profondeur », son opiniâtreté sont pour nous un symbole.

Les éditions Gallimard, aussi : elles sont, sans l’ombre d’un doute, parmi les quatre ou cinq plus grandes maisons d’éditions littéraires du monde. Elles ne pouvaient - ne serait-ce que par standing — ne pas avoir une collection de livres de poésie. Et leur « fonds » est si important, leur surface commerciale telle qu’elles n’ont jamais hésité, bon an mal an, à publier un recueil poétique par mois. Sans compter, évidemment, leur remarquable collection « Poésie N.R.F » où sont publiés, à un prix relativement bas, la majorité des poètes « reconnus » du XXe siècle.

Mais même Pierre Seghers, même les éditions Gallimard, — prisonniers peut-être inconsciemment des préjugés antipoétiques — n’ont su, à notre avis, réaliser le vœu du poète : la poésie à la portée de tous. Jusqu’à présent, toutes les tentatives pour réaliser cette ambition ont versé dans l’ornière de la mauvaise chanson, si l’on s’en tient à la stricte qualité poétique ; pour le côté économique, la poésie à la portée de toutes les bourses, cela s’est soldé par une série de livres de poche dont les prix ne cessent, hélas ! d’augmenter.

Deux exemples entre mille : le livre de poche Hachette a augmenté par deux fois ses prix ces deux dernières années : le volume simple coûte aujourd'hui 3 €. 

Quant à la belle collection « Poésie N.R.F. », dont nous parlions à l’instant, elle vient, elle aussi, de hausser ses prix : le volume simple est passé de 3,50 f à 4,40 f et le volume double de 4,50 f à 6,00 f. À ce prix-là, peut-on parler d’une collection « populaire » ? Non, vraiment : au sens double de l’expression « à la portée de tous », on n’a jamais cru en France, qu’il était possible de répandre la poésie. C’est pourquoi nous avons décidé, à la librairie Saint-Germain-des-Prés, de lancer nos propres éditions. Il fallait connaître « l’oiseau rare ». Et, si nous n’avions aucune expérience en matière d’édition proprement dite, nous avions l’immense avantage de très bien connaître l’« oiseau rare », c’est-à-dire 1’« acheteur de poésie ». En effet, depuis décembre 1966, nous avons créé dans notre librairie un étage de poésie, ouvert douze heures par jour, sans interruption. Lors de son lancement, cette initiative provoqua pas mal de sourires : pour beaucoup, elle était perdue d’avance, et nos 3.000 livres et revues de poésie (sans doute le stock poétique le plus important d’Europe) allaient très vite se ternir de poussière ! Certes, les sceptiques avaient beau rôle : une récente enquête du Cercle de la librairie sur les ventes de poésie en France donnait en pourcentage, pour une librairie générale, de 0,5 à 2 % maximum du chiffre d’affaires. Pour notre part, ces ventes ont représenté 11 % de notre chiffre d’affaires la première année et 15 % la seconde — alors que le chiffre d’affaires global avait quasiment doublé ces deux années-là !

Quelles sont les raisons de ce succès ? Notre emplacement privilégié (nous sommes situés au cœur du quartier Latin) ? Peut-être... Mais surtout le fait qu’il existe en France — comme dans beaucoup d'autres pays — un « marché » poétique en puissance, solide, fidèle, important, qui n’a jamais été « démarché » par des méthodes commerciales dynamiques et modernes. À la librairie, chaque acheteur de poésie est « fiché » — qu’on nous pardonne ce terme ! — ce qui nous permet de maintenir avec lui des liens constants. Nous l’invitons plusieurs fois par trimestre à des vernissages, des expositions, des signatures, des soirées de lectures et de discussions qui tournent toujours autour d’un même thème : la poésie, et particulièrement la poésie de ces vingt-cinq dernières années. Grâce à ce contact quotidien avec des milliers de clients, de toutes catégories sociales, nous avons pu dégager certaines remarques importantes : — La poésie ne se vend pas plus aujourd’hui parce que les livres de poèmes — vendus en moyenne dix francs — sont trop chers. La poésie se vendrait mieux si ses amateurs, particulièrement en province, savaient où en faire l’achat de façon continue. Enfin, à une spécialité donnée correspond toujours un « animateur » spécialiste : chez nous, pour vendre de la poésie, il est d’abord recommandé de la lire !

Poésie 1 est née de ces constatations bien... terre à terre ! Notre ambition : - offrir à tous (industriels, commerçants, cadres, ouvriers, étudiants...) ; partout (aussi bien dans les librairies, les kiosques que dans les grandes surfaces de vente, supermarchés, etc.) ; pour un franc seulement ; toute la poésie, sans exclusive ni parti pris. Sur le plan « littéraire », nous n’avions pas de problème : l’équipe de la librairie comprend dans son comité directeur deux poètes, Jean Breton, prix Apollinaire, et Jean Orizet, prix Marie-Noël, sans parler de tous ceux, critiques, journalistes, romanciers, qui gravitent autour de la librairie Saint-Germain-des-Prés. Nous nous faisions fort, avec l’aide de Guy Chambelland arraché de son mas de la Bastide-d’Orniol pour la circonstance, de trouver les poètes « « classiques » et « modernes » qui feraient de cette collection la première ouverte à tous les courants de la poésie française et étrangère.

De l’idée à la réalisation. Sur le plan « pratique », les difficultés étaient plus nombreuses. Elles pouvaient d’ailleurs fort bien se résumer en une seule phrase : comment faire pour vendre un franc au public un livre dont le coût de fabrication est sensiblement le même ? Dans l’absolu, cela revenait à perdre 33 centimes (33 % étant la remise de base en librairie) chaque fois que l’on vendait un exemplaire de Poésie 1 ! Nous voulions bien sortir la poésie de son « « ghetto » - mais pas à ce prix-là ! II fallait donc trouver un mécène. En France, malheureusement, ils sont plutôt rares et Poésie 1 n'aurait sans doute jamais vu le jour si nous n’avions pas songé, tout à coup, à la publicité. Notre raisonnement était simple : pour que notre collection de poésie ait une véritable audience auprès du grand public, il fallait la tirer à 100.000 exemplaires minimum. Mais à ce chiffre de tirage on devient, qu’on le veuille ou non un « support publicitaire » intéressant, et pour une fois original, puisqu’il s’agit, ne l’oublions pas, de promouvoir la poésie ! L’idée était lancée : en voulant mettre la poésie à la portée de tous, nous nous retrouvions « marchands d’espaces » ! La publicité au service de la poésie, quel scandale en perspective pour nos « beaux esprits » ! Mais les « justifications » — si tant est que nous en ayions jamais eu besoin — ne nous manquaient pas, à commencer par la presse littéraire, et la presse en général. Pour la recherche des annonces publicitaires, nous avions trois sortes d’arguments : Notre prix de vente : il nous mettait à l’abri des remarques du genre : « Vous avez beau tirer à 100.000 exemplaires, vous ne vendrez rien ! » car un franc, même pour un livre de poésie, ce n’est plus un prix de vente, c’est un argument d’achat ! La présentation de Poésie 1 : un « vrai » livre de 128 pages, couverture quatre couleurs, qui, comme tous les livres de poche en France, après lecture, serait automatiquement placé dans une bibliothèque. Son « impact publicitaire » n'était donc plus limité dans le temps, comme un journal quelconque.

L’intérêt « psychologique » de la formule « poésie et publicité » : en permettant la diffusion massive, à très bon marché, des grandes œuvres poétiques, la publicité allait enfin faire « œuvre utile ». Pour une fois, elle ne ferait pas acheter n’importe quoi, elle ne serait plus considérée comme le symbole exécrable de la société de consommation ! Forte de cette argumentation, l’équipe de publicité de la librairie, dirigée par Jean Bouilhaguet, commença sa prospection. Les premiers rendez-vous furent, pour le moins, drôles : les amateurs de poésie sursautaient quand on leur parlait de publicité ; les publicitaires quand on prononçait le mot « poésie ».' Mais très vite l’intérêt « publicitaire » de Poésie 1 – support créé malgré nous, pour les besoins de la « cause poétique », il faut le souligner — sembla indéniable.

Deux sortes d’annonceurs réagirent parfaitement à notre idée : Ceux qui ont l’habitude de la publicité dite de « prestige », de « relations publiques », celle qui ne table pas sur une rentabilité immédiate mais sur la création d’une image de marque, comme une banque (le Crédit français), les compagnies d’aviation (Air-Canada), les parfums (Chanel), etc. Les éditeurs, de livres ou de disques (comme Adès et Pathé-Marconi). Pour les premiers, Poésie 1 est en quelque sorte le premier pas vers le « mécénat » — en vogue depuis des années aux États-Unis mais ignoré totalement en France. Quant aux seconds, et particulièrement les éditeurs de livres, leurs réactions furent symptomatiques. Jusqu’à ces dernières années, les éditeurs français étaient plutôt contre la publicité et les résultats de leurs campagnes publicitaires n’avaient rien d’encourageant. Une conception publicitaire nouvelle... Poésie 1aborde le problème de la publicité du livre sous un angle absolument nouveau : c’est, en quelque sorte, la promotion du livre par le livre lui-même. À priori, le cercle parfait : une promotion d’un livre disons relativement cher (nouveautés, livres de fonds), dans un livre très bon marché (un franc), à très grand tirage (100.000 exemplaires minimum), faite pour la première fois dans les librairies (lieu où, jusqu’à preuve du contraire, on vend le plus de livres), par les libraires eux-mêmes (qui sont, là encore jusqu’'à preuve du contraire, les plus qualifiés pour la vente des livres), directement aux vrais lecteurs, car on n'achète pas de poésie, même à un franc, si ce n’est pour la lire.

L’avenir nous dira si les 24 éditeurs qui nous ont suivis dans ce raisonnement ont eu raison de nous faire confiance. Lorsque les trente pages de publicité (chiffre fixé pour mettre en route l’impression) furent trouvées, on aborda le problème de la diffusion. Le problème était, là aussi, très complexe : d’une part, il fallait diffuser massivement Poésie 1 ; d’autre part, il était impossible de vendre aux libraires un livre d’un franc à l'unité. Une méthode de vente antitraditionnelle. Pour résoudre cette difficulté, notre diffuseur, Bernard Laville, prit sur lui de bouleverser radicalement les méthodes traditionnelles de diffusion du livre en France. Soulignant qu’il n’était pas intéressant pour un libraire de vendre des livres trop bon marché avec une remise habituelle, il proposa de grouper trimestriellement par 4 ou 5 titres la publication de Poésie 1 et de livrer la collection en coffrets normalisés de 100 exemplaires au minimum (soit 20 ou 25 exemplaires par titre de série trimestrielle) avec une super-remise, mais en compte ferme.

La formule, dans sa nouveauté, avait le mérite de satisfaire tout le monde : le libraire, parce que la vente de Poésie 1, malgré la modicité du prix, devenait rentable ; le diffuseur, parce que cela facilitait l’emballage, l’expédition et la facturation qui auraient posé des difficultés insurmontables avec 100.000 exemplaires d’un livre à un franc ; l’éditeur, qui pouvait « « planifier » facilement avec son imprimeur le programme d’une année ; l’annonceur, enfin, qui pouvait se dire qu’un libraire vendant cent fois au minimum la même publicité pour tel ou tel livre dans son magasin ne pouvait pas ne pas vendre, ou tout au moins avoir en stock, un exemplaire dudit livre. La diffusion réglée, il fallait mettre au point notre propre campagne de presse : il fallait que du jour au lendemain tout le monde connût Poésie 1. Et ce n’était pas facile de promouvoir un livre de poésie qui n’existait qu’à l’état de maquette (ô combien !) artisanale. Mais Catherine Clément, notre attachée de presse, sut par une très habile campagne d’échanges de publicité avec la presse littéraire, le Nouvel Observateur, France-Soir, et surtout Europe 1 et Radio-Télé Luxembourg, mener à bien cette rude tâche. Un défi, une ambition, un pari. À ce moment-là, tous nos problèmes pratiques étaient réglés : il ne restait plus qu'un grand point d’interrogation : le « contenu » de Poésie 1 allait-il séduire le « grand public » ? Il faut dire que ce « contenu » n’était pas celui d’un livre de poèmes ordinaires. Des millions de gens simples, avions-nous constaté, n’osent pas aller à la poésie de peur de ne pas la comprendre. Une soi-disant « élite » s’obstine à l’enfermer dans une espèce de « ghetto littéraire ». C’est un domaine réservé aux nantis de la Culture. Nous n’étions pas d’accord : pour nous, la poésie a toujours été un chant à hauteur d’homme — et si possible d’« homme ordinaire ». C’est pourquoi nous allions demander à des personnages dans l’actualité, bien loin des cercles littéraires, de nous dire avec des mots simples, directs, pourquoi ils aimaient tel ou tel poète. Et c’est ainsi que nous avons demandé à Jean-Paul Belmondo de nous parler, sans forfanterie, de son « Rimbaud à lui » ; à Lucien Morisse, directeur des programmes à Europe 1, du « Verlaine qu’'il aime » et qu’il rapproche de Brassens et de Brel ; à Marcel Bleustein-Blanchet, président-directeur de Publicis-conseil, de Mallarmé qui fut, on l’oublie trop souvent, passionné par la publicité ; à Jean Marais du Jean Cocteau qu’il a si longtemps connu : et à Daniel Gélin des 9 jeunes poètes publiés en même temps que ces glorieux aînés. Et nous avons fait suivre ces avant-propos — qui servent en quelque sorte de « marches » entre la poésie et le grand public- d’une préface d’un spécialiste replaçant l’œuvre du poète dans son contexte historique et littéraire. Mais cela ne nous suffisait pas : Poésie 1 se devait d’allier aussi peinture et poésie. Raymond Moretti, que certains considèrent comme un des meilleurs parmi les jeunes peintres contemporains, accepta avec enthousiasme d’illustrer chaque poète. Il aurait voulu jouer avec les couleurs : notre « timidité » budgétaire ne lui permit qu'une illustration en noir et blanc. Le résultat n'en est pas moins surprenant d’authenticité et de force.

Le 30 mai 1969, les premières séries de Poésie 1 arrivaient enfin chez les libraires : quarante-cinq jours plus tard, 90.000 exemplaires étaient vendus, déjà. Ces chiffres, pensons-nous, se passent de commentaire. Le slogan de Poésie 1 : UN DÉFI : la poésie enfin à la portée de tous ; UNE AMBITION : des millions de lecteurs ; UN PARI sur l’avenir de la poésie, n’est plus, semble-t-il, une boutade.

 

 (in Communication et langage n°3, 1969). © Les Hommes sans Épaules, pour le texte de Michel Breton.

∗∗∗

Michel Breton (1941-1987) le benjamin des Hommes sans Épaules, rejoint très tôt Jean, son frère aîné, dans ses entreprises éditoriales. Enfant précoce, il écrit ses premiers poèmes (Le Cœur à l’orage, Le Petit Véhicule, 1958) à l’âge de douze ans. En 1967, Michel Breton participe à la création des éditions Saint-Germain-des-Prés, comme, en 1978, à celle du cherche midi éditeur. En 1969, il lance avec son frère le poète Jean Breton la revue de poche Poésie 1. Jean se consacre à l’éditorial ; Michel prend en charge la gestion des éditions. Rapidement, au début des années 70, les « frères Breton » occupent une place prépondérante sur la scène poétique et connaissent une renommée internationale. Leur catalogue est des plus impressionnants en termes de révélations : quasiment tous les poètes, qui vont compter, dix à vingt ans plus tard, y figurent. Michel Breton, personnage séduisant et complexe, ne tarde pas à devenir la victime de son abîme intérieur. Ne pouvant faire face, seul dans une longue nuit, près des châtaigneraies, Michel Breton complote contre lui-même et s’endort dans la mort.