Dans la collection Encres blanches : Gérard Le Goff, L’élégance de l’oubli, Vincent Puymoyen, Flaques océaniques

Gérard Le Goff, L'élégance de l'oubli

Ce voyage dans le temps commence en feuilletant un album de photographies, ou en retrouvant dans une boîte à biscuits en métal peint des images du passé. D'emblée, ces gestes quotidiens sont sublimés, puisqu'on adopte la candeur inquiète de l'orpailleur sur le point de séparer le sable de l'or.

Se dresse alors un portrait de famille, à travers des textes en prose et des poèmes qui parlent des parents et grands-parents de l'auteur. Les souvenirs se confondent parfois avec les rêves d'un enfant qui joue dans des paysages qui deviennent une jungle de haut sainfoin, d'où jaillissaient des constellations de papillons. Dans cette famille humble, le train miniature que le père, marin, ramène de New York devient un morceau d'Amérique. On retrouve aussi le plaisir des jeux d'un âge innocent, où l'on dresse face aux marées des barrages de sable, dans l'espoir de faire face au temps et à la réalité.

Une nostalgie douce enveloppe le récit, qui se termine quand l'auteur entre au lycée et sent que l'enfance venait de s'achever. Il voit alors comment le temps s'accélère, et assiste aux transformations de son environnement -immeubles construits, routes inutiles- pour affirmer : Ils se sont acharnés sur le moindre recoin de mes territoires de songes.

Le style tendre et lumineux de l'auteur reflète parfois l'histoire familiale à travers des objets hérités, comme une médaille de guerre, pour en garder une mémoire étonnée. Il ne s'agit surtout pas de réécrire le passé, mais de nous montrer où se trouve l'élégance de l'oubli à laquelle fait allusion le titre de l’œuvre, afin de mieux nous expliquer comment on façonne les souvenirs.

Gérard Le Goff, L'élégance de l'oubli, Encres Vives, Collection Encres Blanches n°802, novembre 2020.

 

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Vincent Puymoyen, Flaques océaniques

L'auteur nous propose vingt-trois poèmes ou textes en prose à travers lesquels s'établit un contact direct avec la nature. Il nous parle notamment des environs de Brest, où il habite : à l'est le lac saumâtre de l'origine / à l'ouest les confins qui rougeoient déjà. L'Auberlac'h, le phare du Minou, le moulin Blanc sont inondés d'eau et de lumière : c'est ainsi que Flaques océaniques cherche à dévoiler nos liens avec les éléments.

Toutefois il ne s'agit pas seulement d'exprimer ses sensations immédiates, mais d'évoquer aussi nos rapports avec le temps qui nous a construit. En ce sens, le regard inquiet et curieux de l'enfance (Métal conducteur de l'enfance / Argent du plateau lisse / Surface où s'étalent des pans de brume) demeure présent et semble être la colonne vertébrale de la pensée du poète.

Loin d'être un simple observateur, Vincent Puymoyen pose des questions existentielles et tisse jour et nuit pour attraper la note rare, et ne pas oublier que L'âme est le souffle chaud qui remplit la tuyauterie complexe du corps, alors tu deviens bouée, radeau ou steamer, selon ton goût de l'aventure. Sans oublier, tout de même, de prendre garde chaque fois de revenir au port.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Revue Francopolis, numéro 166

Francopolis, revue en ligne, paraît tous les deux mois, pour cinq éditions dans l'année (relâche en juillet-août), en appelant à toutes les francophonies, et privilégiant la poésie mais pas seulement, raffolant des arts (visuels et autres)...

D'ici un an, elle fêtera 20 ans d'existence ! À travers le numéro 166 de Mars-Avril 2021, c'est le partage du printemps et du renouveau qui est à l'honneur avec une édition spéciale consacrée par ailleurs à  « L'adieu-clarté de Philippe Jaccottet », lecture par Dana Shishmanian de La Clarté Notre-Dame, paru en février 2021, aux éditions Gallimard, dont la dédicataire, José-Flore Tappy parle en ces mots : « Il y a quelque chose de testamentaire dans ce texte. On sent le poète prêt à franchir le dernier seuil, mais aussi vouloir retenir quelque chose – ou se tenir à une main invisible pour ne pas glisser trop vite… le son d’une cloche, le murmure d’une eau vive, un vers de Hölderlin, de Dante ou de Leopardi, un haïku. C’est un vieil homme qui se prépare au dernier voyage. » Véritable madeleine de Proust d’où s’élève ce chant ultime !

Revue Francopolis, http://www.francopolis.net

Temps de la mémoire en prélude à la saison du merveilleux, dont certaines rubriques montrent les horizons, comme la nouvelle de Bibliothèque Francopolis consacrée à Éloge de l’émerveillement de Jeanne Gerval ARouff, livret représentant, toujours selon sa préfacière Dana Shishmanian, « la quintessence d’une œuvre et d’une vie, dans l’expression de leur but ultime : retrouver le regard qui nous regarde quand nous regardons dans le monde… et en nous-même. », quête plongeant ses racines dans la philosophie antique de Socrate auquel on prête l’adage : « La sagesse commence dans l’émerveillement ». Spiritualité d’une démarche aux yeux des poètes, dont les billets d’humeur et aphorismes en réflexions sur notre temps gardent la nostalgie, tels Le temps d’oublier Dieu par Michel Ostertag : « Dieu est sorti de notre pensée, de  notre réflexion, nous sommes entrés dans un temps d’oubli, de lui de ses préceptes. Mais pourra-t-on continuer ainsi indéfiniment ? Le temps d’oublier Dieu est forcément un temps court, donné sur une période calculée. Le tumulte du monde devra s’estomper un jour ou l’autre, la sérénité devra réapparaître pour nous tous, qui ne souhaite pas cela ? Espérons que le temps d’oublier Dieu devienne un vague souvenir dont plus personne ne se souviendra ! » 

Toutefois, sans querelle de chapelles, riche de ses différences, la revue offre autant d’occasions de pérégrinations à la fois célestes et terrestres, comme ceux en quelques haïkus newyorkais, des notes de voyage Dans la ville avide de Mireille Podchlebnik, dans la rubrique pieds des mots « où les mots quittent l’abstrait pour s’ancrer dans un lieu, un personnage, une rencontre… » : « Sous un vent glacial, arrivés sur la 34ème rue par le métro à la station Brooklyn Bridge, nous entamons à pied la longue traversée du pont, nous retournant à chaque instant pour découvrir et admirer la vue à couper le souffle sur ces tours immenses. / Multitudes et contrastes / Dans la ville avide / Un étranger nous sourit ». Appel au départ qui retentit également dans le Raga du voyage, poème de Dana Shishmanian : « Partir juste partir / en rêvant de palmiers / sur une plage déserte / ton corps à l’abandon des flots / d’une marée montante / dissout par le vent / pulvérisé en mille graines / de sable fin / doré sous l’ardeur assagie / du crépuscule ». Vestige de ce grand souffle, Juste le vent… poème inédit de Mireille Diaz-Florian : « Je me suis arrêtée / À l’échancrure du vide / S’ouvriraient ce jour-là / Des pages de sable nu // Derrière moi s’effritait le silence / Des mots / En taille dure / En blessure vive // Je me suis avancée / Au bord de la ligne d’horizon // Un pan entier du ciel avait disparu // Sur la ligne estompée / J’ai vu glisser le vent // Juste le vent »…

Ciel disparu, envers du monde que les plumes de Francopolis n’ont de cesse d’explorer, par-delà les carcans de pensée et les prismes idéologiques, selon la philosophie de la charte dont « L’esprit du multiple » retraduit cet esprit collectif : « Francopolis est ouvert à tous, il ne s’agit surtout pas pour nous de participer à une quelconque entreprise d’uniformisation par la langue, ou d’impérialisme d’une culture unique, mais au contraire d’établir et d’encourager la voie qu’au-delà même de cette langue des façons d’être, de penser et de sentir, ont été rendues possibles, sont rendues possibles ou vont être rendues possibles. » Expansion des potentialités de vie par la poésie, dont la revue, à travers ses diverses contributions, en demeure une charnière ouvrière, des lectures, chroniques, essais, jusqu’aux francosemailles et à la créaphonie, autant de contours inédits d’une création en partage, pour un « voyage cosmopolite » en hautes terres explorées !




L’Intranquille fête ses dix ans

Une revue qui fête ses dix ans, avec un cadeau de Julien Blaine qui sur la page liminaire lui offre un texte anniversaire. Et ce numéro 20 confirme la belle épaisseur que nous lui connaissons. L’Intranquille a su conserver sa haute qualité graphique, mais, encore plus important, le caractère hétéroclite et riche des contenus.

Ce qui d’abord est remarquable c'est que L'Intranquille laisse une belle place aux poèmes, qui ici sont proposés par Céline De-Saër, Laurent Grison, Maxime H. Pascal, Tristan Felix, Philippe Boisnard, Claude Minière, Lenaïg Cariou, Anne Barbusse… Textes en prose, poésie, poésie spatiale, accompagnés ou pas de gravures, encres ou toiles signées Tristan Felix, Pierre Vinclair, Laurent Grison, ponctuent donc ce volume. Les auteurs sont présentés discrètement juste au-dessous, dans un petit encadré aérien tout comme l’ensemble est léger, mais juste grâce à la mise en page, car les textes proposés et les illustrations sont de très belle facture.

Les rubriques rythment la lecture : Le domaine critique est servi Françoise Favretto, Jean Esponde et Jean-Pierre Bobillot... Autant dire que nous retrouvons ces quelques pages avec plaisir, tant pour la découverte guidée de certains recueils que pour la plume de celle et ceux qui la servent.

L'intranquille n°20, Atelier de L'Agneau, 2021, 88 pages, 18 euros.

Les traductions cette fois-ci offrent une appréciable découverte : trois poètes scandinaves, une nourvégienne, Charlotte Vaillot Knudsen, et deux poètes suédois présentés par Marie-Hélène Archambeaud, Erik Bergqvist et Maja Thrane.  Un entretien avec Carole Naggar, et une rubrique Art caricatures où certains découvriront Damien Glez, dessinateur de presse franco-burkinabé qui publie deux extraits d’un recueil de dessins et poèmes à paraître aux éditions La Trace, dans la collection Regard. Enfin, après Denis Ferdinande, Liliane Giraudon, Patrick Quillier, notamment, c'est au tour du  photographe Duane Michals d'occuper  la rubrique Changer d'air/changer d'art. 

Une revue au contenu contemporain, mais pas que. Des extraits de Georges Orwell sont offerts, ce qui laisse supposer de la qualité didactique et critique de ces pages qui mettent en relation toutes les dimensions de l'Art, et toutes ses époques. Ce foisonnement s'enrichit grâce à la juxtaposition des thématiques. Le lecteur découvre, redécouvre, est émerveillé ou interpelé par les articles, les textes, les images. Un très beau numéro donc, pour une revue à qui nous souhaitons encore bien des anniversaires !




La revue Davertige, en direct d’Haïti

Au format d'un cahier d'écolier, cartonné en « dur » , la revue lancée par Loque urbaine s'annonce comme une revue ouverte autant que de couleur, chaque auteur, représenté par un galet sur la 4ème de couverture, repris sur la première par une forme où l'on cherche à lire un cairn, un silhouette dansante et bousculée... une proposition de vertige sans doute – même si l'édito précise que le titre est un hommage au poète haïtien éponyme qui était aussi peinte sous le nom de Villard Denis, entré sur la scène littéraire haïtienne en  1961  avec un court recueil intitulé Idem 

Revue Davertige, crée par Loque urbaine, Haïti, n. 1. 62p, 15 euros 

Revue de couleur alternant d'épais feuillets mats évoquant plus un support de dessin que des pages imprimées, dans les couleurs vives des galets de la couverture, Davertige déconcerte. Revue haïtienne, elle se propose, tous les deux ans, de regrouper les contributions inédites des poètes prenant part au festival Transe Poétique - lancé par Jean D’Amérique et qui a lieu en septembre - sur deux éditions, afin de diffuser les voix neuves qui s'y expriment au-delà de l'île même, tout en renouvelant l'espace éditorial de la poésie haïtienne, avec le projet, annoncé dans l'édito, de renouveler le milieu littéraire :  

Au sommaire de ce premier numéro, 13 poètes donc, dont Jean-Pierre Siméon, Makenzy Orcel, James Noël que connaissent les lecteurs de poésie francophones, ainsi que d'autres dont je découvre le nom, et le travail :  Adlyne Bonhomme,  Pina Wood, Ricardo Boucher, Milady Renoir, Coutechève Lavoie Aupont, Lisette Lombé, Eliphen Jean, Annie Lulu, Bonel Auguste, Hugo Fontaine : première étape de mission accomplie pour la dynamique équipe de Loque Urbaine. 




La revue Cunni lingus

Un article de Solenn Real Molina et Miguel Angel Real

 

La première question que pose la revue cunni lingus est “mais que font le genre et la langue à la poésie”. Dans leur accueil-manifeste, cette publication revendique son intention de “déconstruire le phénomène de naturalisation des rôles femme-homme, qui conditionne la reconduction de la domination hétéro-patriarcale”.

Il s'agit en effet de créer un espace où la réflexion sur le langage soit le point de départ pour arriver à transformer, retourner et renverser les normes de genre hétéro-sexistes et binaires. Cunni lingus  se définit donc comme une revue poétique, queer et féministe pour laquelle le corps, la langue, la poésie émettent des messages éminemment politiques que personne ne peut ignorer.

On peut y trouver des objets textuels à lire, à écouter, des textes critiques, théoriques, d’auteur·e·s vivant·e·s ou mort·e·s ainsi que des textes de création. Ces productions littéraires à dominante poétique peuvent également revêtir un caractère pamphlétaire, expérimental, post-pornographique, ou de toute autre nature propre à bousculer la langue qui invisibilise la présence, la place et le rôle dans la sphère publique et privée des personnes qui ne rentrent pas dans la catégorie homme hétéro-sexuel cisgenre et celles qui sortent des catégories de genre : personnes trans, intersexe, agenrée, non-binaires.

Parmi les articles qui figurent dans la publication, réunis sous l'onglet « à lire-à écouter », on peut trouver des essais, comme celui d'Eliane Viennot, extrait de son œuvre « Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin ! : petite histoire des résistances de la langue française » (Editions Ixe). Sur la même tonalité, nous lisons « Femmes, poésie et démasculinisation » de Chloé Richard.

Par ailleurs, Flora Moricet, retrace l'histoire de Danielle Collobert, écrivaine bretonne (1940-178) qui « a écrit des textes avec peu de mots, dans une langue chargée de sensations, minimale et concise », avec « une écriture dense et moderne sur les limites du langage ».

Le langage poétique a toute sa place dans la plume de Murièle Camac, qui présente un extrait de son recueil inédit « Pas d'histoire », ou dans l'intensité de la voix de Josée Yvon qui lit « filles-commandos-bandées ». Citons aussi le poème « Le e muette », de Marie Pierre Bipe Redon, qui s'inscrit pleinement dans l'objectif de la revue avec ses vers percutants :

Nous montrons nos seins pendants
Nous montrons nos langues à vif
Nous mettons nos mains en cornet devant nos bouches
pour crier encore plus fort
Nous relevons nos jupes,
Baissons nos pantalons
et pissons debout


Nous nous clamons d’abord
Et nous calmerons après.
Peut-être. 

 

De belles trouvailles graphiques apparaissent dans « La Ronde, en française dans le texte », qui à l'intérieur d'un calligramme rond explique que « La réveil a sonné tôt cette matine, elle y a des journées comme celle-là . » Notons aussi la performance vocale de Béatrice Brérot « QQOQCCPP sur le féminin »

La revue recueille aussi des textes d'auteur·es comme Paul B. Preciado (« Féminisme amnésique »), qui nous parle de la domination du langage dans la modernité, Gertrude Stein ou Virginia Woolf.

Cunni lingus est en définitive une publication à suivre, qui propose de mettre en lumière des points de vue historiquement et socialement minorisés, invisibilisés ; ceux-ci apportent leur pierre à l'édifice d'une réflexion tout à fait nécessaire sur le langage comme outil poétique mais surtout comme catalyseur de changement social.




Naissance d’une revue : POINT DE CHUTE

Animée et réalisée par Lénaïg Cariou, Victor Malzac  et Stéphane Lambion (deux jeunes poètes dont Recours au poème avait accueilli les premiers écrits), nous est arrivée la jeune revue « Point de chute » - entreprise courageuse que nous saluons, en cette époque trouble où plus que jamais il nous semble important que se diffuse la poésie. 

Sobrement présentée sous une couverture sépia illustrée d'une œuvre énigmatique signée Murphy Chang, évoquant une couronne ciliée, comme on imagine la lumière absorbée par un « trou noir » de l'espace, le numéro 1 de la revue présente, selon le vœu de ses fondateurs, des textes, rien que des textes, portés par des voix qui n'ont pas encore eu la chance de se faire connaître, espérant aussi toucher un public « amateur de poésie jeune et vive »... Projet que nous ne pouvons que soutenir. 

Ce numéro avait été précédé d'un banc d'essai, sous couverture blance, marquée d'une série de points de chute, et annonçait le souhait  de l'équipe de devenir une revue biannuelle paraissant au printemps et à l'automne : nous engageons nos lecteurs à s'y intéresser, s'ils veulent découvrir de nouveaux territoires.

Point de Chute, 66p, 5 euros, contact : revuepointdechute@gmail.com

Au sommaire du numéro 1, cinq voix françaises, donc, et trois traductions – de l'anglais, de l'espagnol et du lituanien. Des poésies plutôt narratives pour les trois premiers poètes :  avec les souvenirs d'enfance chez Loréna Bur, et un regard décapant, notamment sur sa mère dans le savoureux « La Racaille », et chez Hortense Raynal, dont le rythme des vers libres, ample et souple, supporte une thématique liée à la vie rurale et à la langue :  

 

 La paille c'est pour les veaux mais c'est aussi pour la gamine qui 

voit le placenta au fond de la cour de la grand-mère 

Sabiez que léu...               si tu le touches.  

 

Et des souvenirs de voyage avec Pierre Bégat, entre « Upper Alma Road » et « A une éthiopienne ». 

Les propositions de Zsofia Szatmari et Joep Polderman explorent d'autres pistes, d'autres rythmes, la première plus proche d'une poésie sonore, la seconde analysant, ainsi que l'annonce le titre, l' (E)motion créative, dont une strophe me semble donner sens à l'illustration de couverture :  

 

peut-être un abîme attractif 

un tunnel parallèle 

au creux des yeux 

 

La poésie traduite de Christopher A.K Gellert pose la question du genre avec un extrait du poème hirondelle – elle est suivie par la poésie plus métaphysique d'Elisa Chaïm, dont le dernier texte, une « lettre à Alfonso Reyes » indique la filiation revendiquée, et Gabia Enciuté, poète lituanienne ferme la sélection de ce numéro, pour lequel nous remarquerons l'importance accordée aux voix de femmes poètes, et saluerons aussi les traducteurs : Lénaïg Cariou, Inés Alonso Alonso et Thibault jacquot-Paratte .  

 

L'appel à textes final est largement ouvert, et c'est avec plaisir que nous le répercutons :  

 

Nous faisons feu de tout bois. Nous recevons tous les textes poétiques, longs ou brefs ; des poèmes, des histoires, en prose ou en vers, des intermittences de blanc, des planches mal ajustés, du matériau brut, du béton, de l'argile, tout ce qui sonne, résonne. Peu de notes, des percussions surtout – à peine le bruit des mots qui chutent. 

 




Les Hommes sans Epaules n°51, dédié à Elodia Zaragoza Turki

Tout d'abord signaler que ce numéro du premier semestre 2021 est dédié à une grande poétesse disparue en 2020 à qui il rend hommage, Elodia Turki, dont ces quelques mots introduisent le volume :

Je n'accorde à rien ni à personne le droit de ressentir à ma place...

Quand le cœur devient l'unique occupant d'un corps et se pend au gibet de sa gorge, se fait lourd, outre veloutée et tiède qui menace de choir... alors la main spontanément se tend, s'arrondit pour recevoir, protéger, caresser, protéger, aimer. Et cette émotion suspendue, le temps d'un étonnement, comme un éclair domestiqué, abrite et habite, Hôte absolu, l'Autre, dans une reconnaissance éperdue.

Elodia Turki, Inédits.

Ce volume, comme les autres, est une somme inouïe avec cette fois-ci pour thématique "La poésie et les assises du feu". Dans son édito Christophe Dauphin évoque Pierre Chabert et La revue La tour de feu, "fédération de tempéraments, c'est à dire d'hommes-symboles". Suivent les portraits de ces Porteurs de feu : Edmond Humeau évoqué par Paul Farellier et René de Obaldia par Christophe Dauphin. Une longue présentation, contextuelle autant que littéraire précède de long extraits des œuvres de ces deux poètes. Remarquable déjà.

"Une voix un œuvre" est une des rubriques habituelles de la revue. Elle nous présente Les univers imaginaires de Matei Visniec, puis place au dossier La poésie et les assises du feu. Pierre Boujut et la tour de feu, présenté par Christophe Dauphin, accompagné par un poème de Claude Roy. Un panorama aussi bien historique que didactique, et de nombreux poèmes sont là pour accompagner le propos.

Les Hommes sans épaules n°51, Nouvelle série/premier semestre 2021, 350 pages, 17 euros.

Adrian Miatlev fait suite à Pierre Boujut. Dans un article "la mémoire, la poésie", Christophe Dauphin évoque la vie et le "feu" qui a tracé le chemin du poème pour cet homme dont l'œuvre est révélée par ces pages riches et denses.

Les articles ainsi que le dossier proposé dans ce numéro sont ponctués par des poèmes d'auteurs qui s'inscrivent dans la rubrique "Ainsi furent les WAH 1, 2, puis 3, car ces plages poétiques ponctuent le volume. Des auteurs comme  Alain Breton, Odile Conseil, Paul Roddie, Michel Lamart, Béatrice Pailler, Claire Boitel, Alain Brissiaud, Anne Barbusse, et d'autres,  enrichissent cette somme à chaque fois impressionnante. 350 pages pour ce n° 51, où le lecteur peut découvrir des auteurs, mais aussi parcourir des étendues immenses de poésie, de mondes poétiques, de lieux où se sont écrites les pages de l'histoire d'une littérature dont Les Hommes sans épaules témoignent tant il est vrai que cette revue est le lieu d'une parole exégétique sans pour autant perturber la réception des œuvres qui sont présentées par les propos qui guident la lecture plutôt qu'ils n'en restreignent la réception.

Des notes de lecture ainsi qu'une rubrique "Infos/echos" et "Tribune" viennent clore cet impressionnant volume. 




La gazette de Lurs n°46

Avec un édito qui vaut la peine que l'on s'y attarde,  La poésie sauvera-t-elle le monde  et un hommage à Jean-Pierre Simeon La Poésie sauvera le monde, La gazette des Lurs de François Richaudeau, avec pour rédacteur en chef Jean-Marie Kroczek est une publication à saluer.

Avec une ligne éditoriale absolument superbe, cette revue met à l'honneur des voix contemporaines portées par des typographies originales qui s'étalent sur de larges aplats de couleurs saturées. bravo, on a envie de regarder, de feuilleter donc de lire, comme pour plonger dans cette univers qui existe là dès avant de prendre connaissance des articles. 

La maquette de ce numéro a été confiée à Maxime Plantey, jeune graphiste "tout juste diplômé et en recherche d’emploi", nous apprend le message qui accompagne l'envoi de la revue. Et bien bravo à lui, c'est un très beau numéro ! 

La Gazette des Lurs n°46, mars 2021.

Béatrice Libert signe qui clôt le numéro offre une sorte de conclusion à ce feuillet épais dans un article qui titre  La poésie sauvera l'homme. Comme une réponse à la question liminaire, la plume de la poétesse assertivee et vive cite Salah Stétié  : "Le rêve est "le seul pain indispensable de tous les hommes, partout"". 

Cette revue n'hésite pas à évoquer des problématiques actuelles, et à placer le débat sur fond des confinements et des empêchements dont la culture et de facto la poésie ont subit le poids écrasant. Brigitte Maillard, Michel Capmal, Yvanne Chennouf, signent des articles pour le moins intéressants. Cette dernière dans "Une langue à soi depuis la langue commune" nous parle de ses projets de lecture et d'écriture avec des enfants. 

Un autre court article nous propose de (re)découvrir un poète disparu, "Paul Arene. Poète provençal. Pratiquement inconnu" . 

A ces paysages contemporains s'ajoutent des propos qui considèrent la poésie dans son historicité. Le mouvement post Dadaiste est évoqué par Alain Le Métayer, non sans originalité  dans "Des expériences limites : la poésie post dadaïste". Il conclut ce tour d'horizon en citant Robert Filiou : "La poésie est ce qui rend la vie plus intéressante que la poésie".

Bravo donc, pour cette revue qui est belle, disons-le, et qui change des publications habituelles par sa tonalité. Moins conventionnelle, moins protocolaire, elle n'en offre pas moins un contenu éditorial de très bonne tenue ! 




Entre les lignes entre les mots

Ce blog engagé tient un cap ferme et définitif, barre tenue par Didier Epsztajn. Au sommaire les rubriques qui ont fait leurs preuves : de notes de lecture, des articles qui évoquent les faits d'une société qui a bien besoin de tels lieux pour retrouver le sens commun.

Parmi les articles récents, des titres qui laissent entrevoir la gravité des thématiques évoquées avec toujours un regard critique : Justice pour les victimes de l’amiante, Assassinats politiques, féminicides et spoliation : un aperçu de la situation en Colombie, Des notes colorées derrière des portraits en noir et blanc, Pour le droit à la gratuité des soins de santé publique pour toutes les populations, D’autres solutions que l’annulation de la dette existent pour garantir un financement stable et pérenne, Des révoltées contre le poubelien supérieur ou l’androcapitalocène, Multiplier les procès contre les agents criminels du régime Assad, Manifeste pour la reconnaissance et la réparation des crimes et dommages coloniaux français en Algérie, Bolivie : les féminicides derrière la COVID, La singularité est constitutive de l’humanité, Le hirak reprend à son compte les fondamentaux de l’histoire révolutionnaire algérienne, La santé mentale au temps du coronavirus...

Une d'Entre les lignes entre les mots : https://entreleslignesentrelesmots.blog

A côté de ces sujets incontournables, le blog offre de belles pages sur la littérature et sur la musique. Pour exemple dans la rubrique Jazz les propos de Didier Epsztajn sur un très beau livre, Jazz portraits, d'olivier Degen.

A soutenir donc, à lire, et à enrichir, Entre les lignes entre les mots est un espace salvateur et nécessaire surtout en cette période où l'information se limite à un discours convenu, au mieux, et malheureusement au silence, voire à la désinformation, la plupart du temps.




Revue Voix d’encre n.64

Revue élégante de pure poésie qui paraît deux fois l’an, Voix d’encre, la revue de la maison d’édition éponyme qui publie « aussi bien les inédits de quelques grands aînés d’hier que ceux des alliés substantiels du temps présent. Parce qu’il faut sans trêve agrandir davantage ce domaine où nous voulons respirer, tout parcourir du monde comme des possibles, toutes les dimensions du jour comme les innombrables ailleurs. »propose plusieurs poèmes de huit ou dix auteurs d’aujourd’hui, de France et d’ailleurs, des textes en vers et en prose, toujours inédits qu’Alain Blanc, l’éditeur et fondateur de la revue, fait dialoguer, à chaque livraison, avec l’œuvre d’un artiste (les encres ont la part belle, évidemment, mais on y découvre également des photographies, des peintures, des lavis, des dessins, des sérigraphies, des logogrammes, des calligraphies… (Rappelons qu’Alain Blanc a été, en 1993, l’un des pionniers de l’édition de calligraphie). Au fil du temps, la revue à la couverture marine et lettres d’argent (lorsque je l’ai connue dans les années 2000) a fait l’objet de plusieurs variations dans sa présentation s’enrichissant depuis 2016 de couleurs y compris à l’intérieur.

Ce nouveau numéro est déjà, d’un point de vue visuel, particulièrement beau. Les propres encres d’Alain Blanc y jaillissent en arabesques de feu, de cendre et de lumière – ponctuant les textes de dix auteurs parmi lesquels plusieurs grands noms de la poésie.

Dans l’ordre de lecture : le poète argentin Alejandro Crotto, (traduits par Omar Emilio Sposito), Pierre Dhainaut, Irène Duboeuf et Max Alhau, tous trois « auteurs Voix d’encre2 »,  Michel Passelergue, Jean-Pierre Otte, Jacques Vincent, Isabelle Garreau, Abdellatif Laâbi et Didier Pobel, tous poètes de l’intériorité « qui habitent la terre entre l’ombre et la lumière, entre le doute et l’espérance »3 dont les textes s’articulent, se questionnent. Parler de chacun d’eux dépasserait le cadre de cet article. Aussi, je ne citerai que quelques vers que je n’ai pu m’abstenir de souligner au crayon tandis que je lisais…

Sensuels et mystiques sont ceux d’Alejandro Crotto

 

 

Voix d’encre n.64, Mars 2021, 64 pages, 12 euros

Imaginons, chacun de nos corps
et le soleil à l’intérieur : un escalier d’or

 

On retrouve Pierre Dhainaut et son écriture entremêlée de nature et d’enfance

 

L’enfant
reconnaît
la neige
qu’il n’a pas
vue
encore 

 

Les textes publiés appartenant aux lecteurs, je m’abstiendrai de citer mes propres vers parus sous le titre Les guetteurs de feu et poursuivrai la présentation de la revue avec cette phrase des Rechants nocturnes de Michel  Passelergue, extraits de Un roman pour Ophélie :

 

Nous brûlions de même étoile.[…] Psalmodiée d’une paume fervente, la lumière gagnait chaque degré de nos corps éblouis, et la nuit allait se froisser, s’unir aux dernières ombres du silence, vive encore des promesses prodiguées par sa robe maintenant lacérée.

 

Puis il y a les vers de Jean-Pierre Otte :

 

Nous voilà sans reflet, sauf
dans les yeux des autres 

 

Ceux de Jacques Vincent :

D’il à elle
D’elle à il
Nul ne se penche à la fenêtre pour appeler l’autre
ne s’attarde pour l‘écouter
ou éprouver la peau d’une caresse 

 

d’ Isabelle Garreau…

 

Pourquoi ai-je ce souvenir ? c’était hier
peut-être. Ton amour était l’unique amarre
de ces avatars de mes vies antérieures 

 

et la troublante simplicité de ceux d’Abdellatif Laâbi

 

Entre, entre
poésie !
Ma maison
t’est toujours ouverte
Fais comme chez toi
et s’il te manque
la moindre chose
n’hésite pas à demander 

 

Enfin Didier Pobel, l’homme au « parler ordinaire » qui « habite dans un patelin / Tout au bout d’un hameau / où galope le vent », clôt la revue en nous parlant à sa manière (directe et le plus souvent teintée d’humour) du Covid, de la mort et de la vie, et en se demandant pourquoi il rit à gorge déployée :

 

Peut-être tout simplement est-ce
Parce que je suis vivant sur la terre
C’est tout de même un sacré privilège
me disais-je
Hier en visitant un cimetière. 

 

J’ai volontairement omis de citer les vers de Max Alhau, les gardant pour la fin, peut-être parce qu’ils pourraient bien être mon « coup de cœur » : je  les avais presque tous soulignés…  j’ai dû choisir… je termine donc avec le poème Une voix qui s’efface, qui a donné son nom au titre des extraits :

 

Une voix qui s’efface,
dissipée par le temps et le vent.

Demeurent les mots
qui ne failliront pas
et ranimeront le silence,
le feu toujours en veille. 

 

Si les  écritures diffèrent, une unité de fond émane de la présente sélection, faisant de ce numéro de Voix d’encre, sinon un livre, du moins beaucoup plus qu’une anthologie.