Verso n°179, Ici & ailleurs

Ayant organisé deux expositions sur le thème universel  Ici et Ailleurs1, grande est la tentation de consulter la  revue trimestrielle Verso2. Son choix suscite l’envie de lire et d’observer les ricochets de poème en poème, recto ou verso d’eux-mêmes! Un incipit-dessin (formule inventée), esquissé par Michel Julliard, prélude à  une certaine liberté de ton avec son lézard lascif et son oiseau aux ailes ocellées.

 «Ici désigne un lieu précis. Ailleurs n’est pas visible » précise Alain Wexler, directeur de publication. Tout apparaît donc possible. Ainsi sa proposition d’ « appartenir au rêve d’un autre »  incite la lectrice à fantasmer cet ouvrage traversé par un vif bouillonnement créatif. 

Certes l’ailleurs du voyage impose sa priorité. « Il n’avait pas plu depuis longtemps. Les hommes dansaient pour faire tomber le verbe pleuvoir », constate le poète Charles Vanhecke en un périple – peut-être imaginé - vers une tribu éloignée. L’audace poétique vient que la pluie d’eau attendue est remplacée par le « verbe » qui l’exprime ! Une passion similaire pour les mots anime Véronique Joyaux, exploratrice d’un « livre qui n’existait pas ». Rêveuse d’amour, elle s’imagine être l’héroïne de l’ouvrage que lit l’homme « du wagon » assis en face d’elle. Il en émerge une belle phrase énigmatique : « Penseur, j’ai abîmé tes étoiles », annonce probable d’une relation ultérieure.

 Ici & ailleurs, Editions Verso, n°179, 120 p., décembre 2019, 6€

Cet ailleurs  entraîne  le poète Jean-Paul Prévost dans son propre spleen : « Tout s’écroule. Je perds mon temps. De mon matin/Frileux, entre mes dix doigts je ne retiens rien ».  Il conduit aussi Géraldine Serbourdin vers la tristesse de l’abandon : « Je suis agenouillée sur le sable en attendant la mer,/Je suis sur la longue route de la perte de toi ». Il pousse même Marc Mériel au désespoir existentiel : « Je n’arrive pas à croire que je suis le fils de quelqu’un. Il me semble que je suis né de rien du tout. D’un vide». Il est emprisonné en lui-même : « En habit de bagnard / Une statue me représente. » Quel constat fait-il ? « On croyait changer le monde / Mais c’est le monde qui nous change, / Il a fait de nous ce que nous sommes ; / des Poètes » . Patrice Blanc connaît cette même affliction, mais « au nom du désir et des flammes, au nom du sang » : « C’est comme une explosion/un corps ouvert à l’amour / qui ne sait plus de secret ».  Quant à Marinette Arabian,  son désarroi est un émouvant écho d’enfance. Fillette punie pour une dangereuse bêtise (se pencher dans le vide à hauteur du troisième étage),  elle suggère à son père  en sanglotant : « Rends-moi au Monsieur du magasin où tu m’as achetée ».

Certaine douleur enfin, moins personnelle, hante ces villes détruites par la guerre et  rongées par les « cicatrices » de Clément Bollinot : Alep « à jamais béante dans l’étouffant ciel rouge de l’humanité », la route vers Tel-Aviv « criblée d’impacts de balles/une voiture calcinée / encore fumante / dans laquelle jouent /quatre enfants ».

Tous ces « ailleurs » progressent parfois jusqu’au bout d’eux-mêmes, à leur propre négation. Joëlle Pétillot (Seishin) ressent un mutisme exalté: « Pour décrire un ailleurs, des mots sont nécessaires. On écrit avec du silence, mais du silence fertile, un vide fécond qui devient autre à mesure que le blanc du départ gagne en apesanteur ».  En ce silence qui se déconstruit, la poétesse se retrouve « debout, face à un océan dont l’éternité aboie », puis « L’éternité n’aboie plus, elle danse ».

Ailleurs invite à modifier son regard sur le monde. A L’approcher autrement ou à se sentir quelqu’un d’autre. De façon insolite comme Patrice Blanc qui s’exclame : « J’appelle la pierre ». De façon fusionnelle et troublante :  « Je connais bien ce monde, c’est ma peau » comme l’affirme Joëlle Pétillot. De façon charnelle : l’ailleurs peut aussi prendre corps. Tristan Allix, si sensible aux « plaies poétiques des marges », invente une femme aussi effrayante (« Tu es mon enfer par ton mystère ») que désirée (« Je suis ton appétit, ton ventre / Je suis ton paradis quand mes rêves deviennent réalité »).

Au-delà du contenu, cet Ailleurs répercuté dans l’ici de ces poètes propose aussi à jouer avec les formes expressives. Parfois la musique qui émane des poèmes leur donne forme. Christian Kakam joue avec les sons, impulsant un rythme afro : «  les saccades continuent par saccades », « la fronde fait fondre », « tous les terreaux rotent », « l’ire dans les heurts » ou « les pulsions hâtent les pulsations ». Parfois le poète Michel Gendarme manie l’art de la répétition. Créant une rengaine, il répète ainsi onze fois « les mots », dix-huit fois « elle », vingt-neuf fois l’interjection « ha »…. Son but, en capturant les mots comme par magnétisme, est de rédiger un poème pour ses amis : «  Je veux écrire sur l’eau/, (…) écrire sur la peau de l’eau/, (…) j’écris sur la peau de l’eau ».  Son écriture  porte en elle et décrit sa propre musicalité : « tout vibrait parfaitement tremblements éboulements ». Un saxophone lançait « des chants lancinants » dans une ville bombardée pleine « d’horreurs ».  « Il dansait en-dehors de lui / hors de lui / entre les bombes et le saxo ». Cette musicalité de l’ailleurs peut parfois être constatée sans s’inscrire dans le flux poétique. Ainsi Marcel  Faure évoque « Ce baume noir des plaies béantes » dans le bar «du « blues camarade ». « C’est toujours d’actualité / Nègres de toutes les couleurs / Dans le tempo des jours ».

Et moi lectrice, me promenant en bonne compagnie avec ces Ici et Ailleurs poétiques si vivants, j’aurais volontiers ajouté2  l’ici de l’ici, l’ailleurs de l’ailleurs, l’ici de l’ailleurs, et même l’ailleurs de l’ici… Pour clamer à quel point nous sommes emprisonnés et limités par nos propres concepts. Mais… soudain l’interrogation puissante d’Eric Sicilien, me nargue et claque comme une leçon ou une menace : « Et si nos rêves avaient pour vocation d’être poursuivis sans jamais être réalisés ? Et si c’était justement cette quête sans fin qui nous maintenait en émoi ? Autrement dit, en vie ? » Heureusement,  ces hypothèses à l’imparfait sont peu probables (pour ne pas dire improbables). Alors ai-je bien lu ou ai-je seulement rêvé?

 

Notes

  1. Broderies d’ici et d’ailleurs (2014), Animaux d’ici et d’ailleurs (2015), Gilles 28260.
  2. Emportée par la fébrilité de la recherche.




Des revues numériques à la page

En cette période d’enfermement, physique, spatial, mais aussi mental et psychologique, on remercie vraiment les revues numériques qui viennent à nous, si belles que l’épaisseur de leurs pages et que le plaisir de les feuilleter est aussi immense que lorsque nous tenions celles qui ne nous sont plus accessibles facilement entre nos mains. 

Pour ce qui concerne Le Ventre et l'oreille et Ressacs les sommaires ainsi que la disposition des articles et rubriques énoncés sont servis par une mise en page usuelle, c'est à dire celle qui présidait à la mise en page des revues papier : éditos et rubriques, accompagnés par pléthore d'images et de couleurs, mis en page sur un support Calameo que l'on peut feuilleter, tout comme pour les revues papier. 

Les possibilités offertes par les outils numériques sont surtout exploitées dans les choix des lignes éditoriales : typographies  et iconographie qu'il est bien plus facile de tester afin d'en apprécier le rendu immédiat. 

 

Le Ventre et l'oreille n°4.

Ces possibilités graphiques sont surtout appréciables pour ce qui concerne  l'iconographie. Les possibilités sont décuplées, propulsées au rang de ce qui aurait été impossible avec les revues papier. Non seulement parce que la palette de couleurs est infinie, mais parce que le rendu est une fois de plus modifiable et adaptable. Une autre raison de cet afflux de beauté graphique est que bien entendu les coûts d'impression n'existent plus. Et qu'en serait-il s'il fallait payer pour la qualité des rendus numériques ? Quand bien même ce serait possible d'obtenir un rendu approchant, peu s'y risqueraient, c'est certain. 

Enfin, bien sûr, il faut évoquer la gratuité de ces publications. Il ne s'agit pas bien entendu d'affirmer que les revues. numériques remplacent les revues papier, car  ce sont deux vecteurs différents. Ces dernières sont bien évidemment irremplaçables, et leur fréquentation n'est bien sûr pas du tout comparable à celle des revues numériques. Mais on peut voir là une nouvelle catégorie de publications, qui exploite toute les ressources des outils numériques et les adaptent à un support dont le protocole éditorial reste celui des revues papier telles que nous les connaissons. Il faut parier que ces espaces en ligne offrent au genre l'opportunité d'explorations formelles et paradigmatiques qui ne manqueront pas d'ouvrir vers des pages pluri-génériques et novatrices. 

Le Ventre et l'oreille, une revue aussi belle que truculente

Parmi celles-ci il faut citer la très belle revue d'Organe Hurstel et d'Emmanuel Desestré, Le Ventre et l'oreille. Une revue pluridisciplinaire qui propose des rencontres croisées de différentes disciplines artistiques réunies au tour d'une thématique définie par les directeurs éditoriaux, avec pour positionnement ces mannes sensorielles et paradigmatiques que sont la cuisine et la musique réunies dans, par, à travers le prisme d'artistes et de rédacteurs venus d'horizons variés. 

Des couleurs et des images d'une rare qualité, qui portent un sommaire très riche et original. Les directeurs de la publication sont très attentifs à ce que tout  soit harmonieux, signifiant, et c'est une très belle réussite. Les productions mises en ligne sont d'une qualité remarquable. Cette si jeune publication est un très bel exemple de ce qu'il est permis de faire avec les outils numériques, mais aussi avec ce désir de faire évoluer la catégorie de périodiques qui concernent les arts.

 

Le Ventre et l'oreille n°4.

L'humour est le parfum d'ambiance qui préside à ce numéro et porte la thématique qui est déployée dans ce syncrétisme artistique et culturel, le sous titre "Vous allez déguster" en témoigne ! Les outils numériques offrent aux maîtres d'œuvre des possibilités infinies... Illustration et mises en page déploient des couleurs à couper le souffle, pour pléthore d'articles dont les rédacteurs issus de différentes disciplines déclinent les inscriptions dans une pluralité de supports artistiques.

 

 

 

Un quatrième numéro dont la thématique, "Temps et mouvement", est d'une très belle facture et d'une grande richesse. Un sommaire suivi par les articles, où on peut trouver des textes sans distinction de catégorie générique. Seul lien, la tonalité, entre sérieux, humour et réflexion. Tout vient interroger la thématique mise en œuvre, et offrir des pistes d'investigation. On referme (numériquement) la revue et on y est encore, dans ce temps en mouvement, qui est celui du défilement des pages ou bien celui de nos existences qui depuis peu ne subissent plus qu'une temporalité exempte de tout mouvement autre que celui mental qui nous est encore accessible.

Le Ventre et l'oreille n°4.

Alors voyager dans Le ventre et l'oreille est tout à fait salvateur, c'est un territoire, un pays hors du monde et dedans, et un refuge s'il en est en cette période de sidération.

 

Marie-France Leccia, Jason Weiss, Jean-Pierre Marty, Isabelle banco, Françoise Breton, et tant d'autres, servent cette thématique, qui est annoncée en début de volume par les directeurs de la publication pour lier les productions proposées. Après plus rien n'a besoin de venir orchestrer l'ensemble, si ce n'est l'appareil iconographique qui est pure merveille. 

Un syncrétisme facilité par les multiples possibilités offertes par la publication en ligne. Et que penser des multiples possibilités d'évolution qu'offre le support de publication en ligne ! Nous ne sommes pas au bout des étonnements c'est certain, quand on voit l'originalité au service d'une qualité qu'aucune faute de goût ne vient contrarier.

Le Ventre et l'oreille n°4.

Ressacs n°6

Ce numéro 6 de Ressacs, "Revue sénégalaise de poésie" consacre la revue de Géry Lamarre et Laîty Ndiaye. deux coordinateurs, dont un est lillois et l'autre dakarois. La qualité et la diversité des publications qui y figurent sont réunies sous la bannière de la poésie. Chaque centimètre de ce numéro lui offre un support digne des plus belles publications papier. 

Dans son édito, un des directeurs de la publication, cette fois-ci Géry Lamarre, présente le "nouvel habillage" de ce numéro. Il rappelle sa volonté de susciter un dialogisme entre le texte et l'image. Et la thématique de ce numéro : la poésie !

Après un éditorial dans le sillage de ceux qu'il est possible de trouver dans la plupart des revues papier les voix s'effacent et nous offrent des poèmes de jean-Marc Barrier, de Patrick Joquel, de James Noël et d'autres. Ces textes sont mis en page sobrement et soutenus par un appareil iconographique d'une très belle qualité. 

 

Revue Ressacs n°6.

Tout parataxe est exclu de ce champ dévolu à l'espace poétique. Les illustrations font face aux poèmes. Une pour chaque auteur. A la fin une petite présentation des poètes clôt l'ensemble. Celle-ci permet de mettre l'accent sur l'internationalisme des voix qui y sont présentées. 

La typographie ainsi que la présentation des extraits confiés à Ressacs semblent s'effacer, pour laisser place à la beauté de poèmes dont nul ne peut discuter le choix.

A côté des textes qui illustrent la thématique, une page "Champ libre" en fin de volume donne carte blanche à un poète, ici Khalifa Ababacar Faye avant la présentation des participants, qui affiche clairement cette volonté de créer un espace poétique pluriculturel et international. 

Grâce aux nouvelles technologies, et au-delà de toute considération pragmatique de possibilités offertes hors des contraintes de l'impression sur papier des productions offertes, nous avons donc une revue sénégalaise de poésie qui offre en plus du croisement pluridisciplinaire, un espace hors de toute frontière  à l'expression artistique. Espérons que l'objectif de cette revue fasse école et ouvre la voie à une internationale humaniste et politique. mais ça, c'est une autre histoire...

Revue Ressacs n°6.

Ressacs est un espace de rêve et d'évasion, et quel espace ! La sobriété des pages et la beauté des poèmes qu'accompagnent ces couleurs profondes et enveloppantes des images dont les teintes ici encore nous emportent dans des univers d'une extrême richesse  sont au diapason de l'ensemble.

Peu de pages, peu de textes, ce qui est un choix délibéré du directeur de la publication. C'est bien sûr toujours le cas, mais c'est encore plus remarquable pour les  publications en ligne, qui peuvent mettre en œuvre une pluralité de pages sur des supports variés sans risquer de doubler voire de tripler le coût de la publication. Il s'agit donc de décrypter ce qui avant était s'adapter aux nécessités économiques, comme des choix délibérés et signifiants.

Ce numéro de Ressacs est donc délibérément léger et dense, qualités qui peuvent certes paraître antithétiques, mais qui ici se rejoignent pour nous offrir une revue ténue mais d'une extrême qualité.

Revue Ressacs n°6.




Les Cahiers littéraires des Hommes sans épaules

Les Hommes sans épaules ne sont pas à proprement parler une revue. C’est une somme, le tour complet d’un horizon déterminé par la thématique ou l’auteur abordés à travers l’élaboration des dossiers trimestriels.

A côté il y a des rubriques récurrentes, qui structurent l’ensemble. Le tout offrent une plongée en général profonde tant elle est riche et pertinente, dans les domaines abordés, ou bien proposent des textes d’auteurs qui y côtoient les rédacteurs appartenant à des domaines disciplinaires variés.

Ces numéros 48 et 49, respectivement du dernier trimestre 2019 et du premier trimestre 2020, sont un bon exemple de la diversité de mise en œuvre de ces volumes toujours importants tant au niveau de leur épaisseur physique que de leur contenu.

Le numéro 48 annonce un dossier Georges Henein, “La part de sable de l’esprit frappeur”. Après un éditorial signé Sarane Alexandrian vient la rubrique “Les porteurs de feu” qui offre pour ce numéro son espace à deux poètes, cette fois-ci César Moro et Roland Busselen, qui sont présentés  par un rédacteur, qui varie bien sûr en fonction de l'auteur publié, avant une série de poèmes à découvrir ou à redécouvrir.

Les Hommes sans épaules, n°48, Nouvelle
série/second semestre 2019, 307 pages, 17 €.

Encore une ouverture que rien ne contraint, car ces avant-propos offrent juste des clés de lecture, et accompagnent au seuil de la découverte de ce qui est proposé ensuite. Puis les nouvelles rubriques : les "Wah 1", où sont proposés des poèmes de divers auteurs contemporains, et les "Wah 2", dans ce numéro une thématique, “Les poètes surréalistes et l’amour”. A côté de ces passages incontournables, d'autres rubriques viennent enrichir l'ensemble,  “Les pages des HSE”, et “Avec la moelle des arbres”, où on peut trouver des notes de lecture.

 

Le numéro 49 obéit au même protocole éditorial, mais son dossier thématique concerne “La poésie brésilienne”. Autant dire une somme, une espace de découvertes et de réflexion, et une ouverture, comme c’est toujours le cas, à des univers bien souvent inconnus, à l'histoire de la Poésie et de la Littérature ailleurs. Les points de vue proposés par différents spécialistes qui encadrent les poèmes et les auteurs présentés, sont didactiques, objectifs et neutres, afin de guider le lecteur sans   influencer sa rencontre avec le poète dont il est question.

 

Les Hommes sans épaules, Cahiers littéraires, sont LE Cahier littéraire, celui dont on ne se sépare que lorsque le trimestre suivant arrive, et qu’alors on peut commencer le nouveau numéro.

 

 

Les Hommes sans épaules, n°49, Nouvelle
série/premier semestre 2020, 351 pages, 17 €.




Entre les lignes entre les mots

Un blog orchestré par Didier Epsztajn Entre les lignes entre les mots, sous titré "Notes de lecture, débats et quelques notes de musique" annoncé par un mail qui invite le lecteur à se rendre sur des pages claires et agréables qui proposent pléthore d’articles.

Entre les lignes entre les mots met en exergue bien des questions qui sont généralement passées sous silence, attire notre attention sur des points précis de l'actualité, ou sur des phénomènes sociaux, et  propose de nombreux articles servis par des intervenants qui analysent les problématiques concernant les domaines dont il est question. Divers angles de vue, car les rédacteurs appartiennent à de nombreux domaines d'activité, font de cette revue une somme riche et salvatrice, car elle préserve un regard critique  qui ne manque pas de soulever des interrogations.

 

Entre les lignes entre les mots,
n°10, mars 2020.

On peut parmi ces sujets trouver des chroniques sur des livres quel que soit leur genre, aussi bien que sur des expositions ou des manifestations artistiques dont les thématiques n’hésitent pas à prendre un point d’ancrage dans des éléments sociaux, à évoquer des événements, internationaux ou bien qui concernent le quotidien des lecteurs qui vivent en France métropolitaine.

Pour ce numéro 10, de mars, quatre nouveaux articles nous sont proposés, dont une note à propos d'un livre de D'Oya Baydar, Dialogues sous les remparts, que Didier Epsztajn nous présente :

Ce texte relate la rencontre et la dispute entre une Turque de l’Ouest et une Kurde de Diyarbakur. Il en découle un examen de conscience, un règlement de comptes intérieur de la part de cette intellectuelle stambouliote, lucide sur l’inévitable tragédie en train de se nouer : la tragédie des divisions et des conflits ethniques qui se poursuivent aux quatre coins du monde.

C'est cette littérature qui prend sa matière dans une réalité particulièrement horrible, inhumaine, qui est souvent mise en avant par l'auteur de ce blog. 

Les entrées sont révélatrices de cet engagement politique et social, ligne directrice de Didier Epsztajn : "Réalités imaginaires", "Toutes les femmes sont discriminées sauf la mienne", "Coup de cœur", "Ce qui paraît le plus noir, c'est ce qui est éclairé par l'espoir le plus vif"... Sous les nouveautés, sur la page d'accueil, nous trouvons un florilège des articles les plus consultés. 

Incontournable parce que rare, tant il est vrai qu’il est primordial de se faire l’écho des dérives et des problèmes rencontrés par nombre de nos semblables dont il faut relayer la parole… Je me souviens de cette devise qui m'a fait choisir Villiers de l'Isle Adam comme sujet d'étude, "Faire penser"... Je me dis qu'il serait certainement un lecteur assidu d'Entre les lignes entre les mots. 

 

Entreleslignesentrelesmots




Les Chroniques du Çà et là n°16 : Poèmes au féminin

Le numéro d’automne des Chroniques du Çà et là nous propose un dossier thématique, comme à son habitude, cette fois-ci consacré aux écritures féminines. Un panel impressionnant de poétesses, accompagnées par des plasticiennes ou bien elles-mêmes illustratrices...

Un tour d'horizon qui n'est pas cette fois-ci dessiné d'après une topographie physique. Je pense à certains numéros de la revue consacrés aux littératures d'un pays en particulier, comme le numéro 11 qui invitait le lecteur à découvrir le Japon à travers un état des lieux des productions artistiques, ou au numéro 12, de l'automne 2017, intitulé « Le Long du Mékong », qui proposait au lecteur une immersion dans la production littéraire contemporaine « De Luang Prabang à Phnom Penh et Hô Chi Minh-ville », en mettant l’accent sur la découverte de « La littérature aujourd’hui au Laos, Cambodge et Vietnam ».

La facture est toujours aussi agréable et le format livresque, 180 pages pour ce numéro-ci, regroupées sous une couverture blanche, promet un tour d'horizon enrichissant. Le volume est soutenu par une typographie dont la modernité ne cède pas à une fantaisie quelconque, mais signale au lecteur que c'est un regard contemporain qui guidera le traitement du dossier dont la thématique est annoncée sous nom de la revue.

Chroniques du çà et là. N° 16 : Poèmes
au féminin
, 180 p. 14€.

L’argument de Philippe Barrot en manière de discours liminaire explique au lecteur le choix de la thématique abordée et introduit des productions dont le genre est très varié... Poèmes, poèmes en prose, prose, accompagnés par un support iconographique mis an valeur grâce à la qualité du papier et de l'impression. 

Parmi les auteures et poétesses qui composent ce dossier, Claude Ber côtoie Marilyne Bertoncini, Delphine Durand, Marie Gossart, et Tristan Felix, pour ne citer qu'elles. Et le directeur de la publication ne renonce pas à l'internationalisme auquel il nous a habitués, car le lecteur aura le plaisir de découvrir ou de retrouver Pauline Michel pour le Canada (publiée en France notamment dans Recours au poème), pour la Lettonie Madara Gruntmane, pour la poésie féminine du  Tadjikistan  Gulrukhor, et trois poétesses danoises, parmi lesquelles d’Ursula Andkjaer Olsen et Naja Marie Aidt avec des textes publiés en 2012 dans la revue Décharge.

On ne peut que féliciter une fois de plus Philippe Barrot qui depuis tant d’années mène les Chroniques du Çà et Là en haut lieu. Après nous avoir présenté des littératures et des auteurs de tous horizons, et produit un numéro précédent dont la thématique, Le geste d'écrire, offre un sommaire impressionnant, ce numéro dédié aux femmes est dans la continuité du travail commencé il y a tant, et poursuivi sans faille quant au souci de qualité et d'éclectisme. 




Phoenix, Numéro 32, Yves Namur

Le centre de ce numéro 32 de Phoenix c’est le dossier Yves Namur, les quelques 50 pages qui lui sont consacrées autour d’une œuvre considérable d’une trentaine d’ouvrages pour laquelle il reçoit de nombreux prix, dont le prix Mallarmé en 2012.

Citons Le Livre des sept portes (Lettres Vives, Paris, 1994), Le Livre des apparences (Lettres Vives, 2001), Les Ennuagements du cœur (Lettres Vives, 2004), Dieu ou quelque chose comme ça (Lettres Vives, 2008) ou encore La Tristesse du figuier (Lettres Vives, 2012).

Il est nommé depuis peu, après avoir été longtemps l’un de ses membres, le neuvième secrétaire de l’Académie Royale de langue et littérature françaises de Belgique.

Les auteurs de ce dossier, dans une suite de lectures sensibles de l’ensemble de son œuvre, nous invitent véritablement à connaître ou à re-trouver tout à la fois le poète, le médecin et le penseur, nous donnant matière à saisir le ton singulier d’une écriture qui émane d’un dialogue intime  entre ces différentes positions.

D’emblée, nous sommes invités à une immersion vivante dans l’esprit même de son œuvre : par un entretien exigeant avec Teric Boucebci, l’instigateur de ce dossier, et par le récit d’une rencontre, celle que rapporte avec les termes d’une profonde amitié le musicien Lucien Guérinel. L’intimité entre le poète et le musicien s’est définitivement nouée en mai 1998 dans la cathédrale de Saint Sauveur d’Aix en Provence, sur une création musicale qui puise son inspiration dans le  Livre des sept portes. Cette première œuvre chorale importante sera suivie par l’écritures de deux autres partitions sur Le livre des apparences, et  Un oiseau s’est posé sur tes lèvres. "Retourner, à deux reprises,  vers des poèmes d’Yves Namur, signifie bien quelque chose" précise Lucien Guérinel. C’est qu’il y a du sacré dans sa poésie. Et les sons se sont mêlés avec enthousiasme  à la parole d’un poète « qui lui-même est allé à l’achèvement de sa pensée par l’incantation ». Mais aussi par l’ignorance et le doute, deux mots qu’il revendique lors de l’entretien avec Téric Boucebci comme étant ses lignes de conduite. Ce doute habite l’homme qui écrit et le médecin qu’un diagnostic trop rapide pourrait aveugler (Béatrice Libert).

Jacques  Crickillon, que cite dans ce dossier Eric Brogniet, soulignait à propos de Figures du très obscur suivi des Ennuagements du cœur que « la force de la grande poésie se situe dans la recherche d’un langage qui donnerait un sens, au-delà du bavardage, à  une voix humaine sans cesse confrontée à ce qui l’anéantit, la mort, mais aussi la permanence de ce ciel sous lequel je m‘agite ».

La retenue verbale redonne force aux mots, décuple la densité du sens, le fait éclore dans une ambiance de rareté. Yves Namur est justement, écrit Paul Farellier, l’un de ceux qui font passer le plus de vérité d’entre les mots et les lignes. Une poésie capable de célébrer d’un figuier le don de l’ombre, « qui gagne sur la bessure et glisse au long »  et creuse toujours un peu plus vers l’obscur, la simplicité, l’humilité (Jean-Marie Corbusier).  Il y a sous les nombreux questionnements, qu’il adresse à lui-même ou au réel, un profond désir de percer le mystère de la vie, de faire face à l’omniprésence du monde, pour l’éclaircir et le dépasser, jusqu’à même le réinventer :  que je puisse enfin toucher le voile // Et le dedans des choses ! 

La poésie de Yves Namur est comme celle de René Char une poésie de l’essence de l’être. Non pas de la révolte, mais d’un combat intime vers plus de lumière (Jean Marie Corbusier). Elle nous appelle à découvrir et à partager avec lui l’incertitude qui n’est rien d’autre dit Paul Farellier qu’un véritable trésor, une source inaltérable dont nous gardons la soif, source de la présence, de l’amour, du mot retrouvé, du désir d’être (Andrés Sanchez Robayna, traduit de l’espagnol par Claire Laguian)

 

ce qu’on appelle la soif/n’est rien  d‘autre que notre désir,//le désir d’être,/d’être enfin libéré et ouvert (Les lèvres et la soif).

 

C’est bien cela que  Namur appelle la parole vivante : celle qui traduit l’expérience même et la confrontation intime avec la vie. Sa poésie est une poésie non pas d’affirmation mais de recherche écrit Lionel Ray. Recherche de quoi ? D’ « un passage imperceptible/entre les choses/et les choses elles-mêmes ». Passage qui serait leur lumière révélatrice (Lionel Ray).

Autour de ces pages d’une si profonde clarté, la revue accueille les voix poétiques  d’Andréa Moorhead, jean De Breyne, Fulvio Caccia, Jean-Marie Baholet, André Ugetto et Karim De Broucker. Elle nous donne à lire sur l’invitation de Lionel Mazari un bel éclairage de Thierry Metz, le poète-manœuvre mort en 1997, que Pierre Dhainaut ouvre par quelques vers aussi brefs qu’émouvants : « Dire une clairière n’est possible/que tôt le matin/avant la fable/quand le coq peut encore trier/graines et hameçons ».

Les Voix d’Ailleurs mettent à l’honneur Svante Svahnström, un auteur français et suédois dont les poèmes écrits dans les deux langues nous font partager des impressions de voyage et de façon très originale des paysagea dépeints en termes de corps humain.

Dans Mémoire, un double hommage à Philippe Carrese, disparu récemment, écrit par Pierre Stephane Murat, et à Antoine Emaz au travers du magnifique témoignage personnel de Réginald Gaillard.

La dernière séquence Archipel est dense, très dense. Dans la suite des sporades, des arts et du cinéma, les lectures, le moment clef de toute revue qui s’avère ici particulièrement fourni et diversifié entre  poésie,  essais, récits et fictions et, ce qui en ouvre encore un peu plus les perspectives,  les Accusés de réception.

Enfin, l’Editorial nous informe de quelques changements : Karim De Broucker succède à André Ughetto au poste de rédacteur en chef de Phoenix, lequel devient le directeur littéraire et un acteur privilégié du Cahier critique. Et Marilyne Bertoncini  rejoint depuis ce numéro, l’équipe de rédaction.

L’ensemble de ce numéro est substantiel, rigoureux et vivant.  Phoenix est une revue qui respire, qui a du souffle. Bien au-delà du calendrier semestriel de ses parutions, elle nous donne à penser par vibrations, propositions croisées (et/ou décalées) et démarches questionnantes. Elle situe ainsi la poésie dans le mouvement d’une véritable fécondité et en renouvelle les bords et le centre.

La 4ème de couverture de ce numéro poursuit et clôt le dossier Yve Namur sur ce poème-question :

 

Idiot que je suis !

 Ne demande pas à la forêt de répondre
A ta question

Laisse-là simplement se poser
Sur une feuille ou une branche d’arbre.

Et va-t’en retrouver les tiens,
La pluie tranquille, tes livres de poèmes

Et tous ces jours fades
Qui font pourtant l’insoutenable beauté du monde. 

 

 




Encres vives n°492, Claire Légat : Poésie des limites et limites de la poésie

Encres vives, revue ou fascicule, livre ou recueil ? Peu importe, parce que ce que ce format A4 de facture simple et brute est un support poétique qui achemine le poème en le donnant à voir dans l'immédiateté de sa présence sur des pages elles-mêmes d'une facture éminemment poétique.

Chaque numéro est consacré à une ou un poète et reste fidèle à la ligne graphique qui est celle des recueils publiés par la maison d’édition du même nom, le tout orchestré par Michel Cosem. Ce numéro 492 offre ses pages à la poésie de Claire Légat. Une couverture sobre, monochrome, dont la couleur change selon les numéros, et une typographie patchwork, qui mélange plusieurs polices de caractère, et n’est pas sans évoquer les publications d’autrefois, où se juxtaposaient une pluralité de signes de diverses factures. Le titre lui est toujours écrit dans la police de caractères Mistral, et place le tout sous l’égide d’une  volonté affichée de se tenir proche de l’écriture manuscrite, du geste, de la respiration, de l’authenticité du poème, et du moment où la trace scripturale apparaît. Cette mise en forme tutélaire est accompagnée d'un florilège de polices, de tailles diverses, et est servi par un jeu avec l'espace scriptural qui est l’objet de toutes les audaces, de tous les moyens pour mettre en valeur l’écrit. La mise en page devient un acte signifiant, un support sémantique.

Encres vives, 12 numéros 34 €.

De ce numéro à couverture rouge dont l’agencement place juste là où ils doivent figurer les éléments qui annoncent le sommaire, je garde cette sensation de toucher l’essence d’une poésie qui de facto grâce à la scénographie éditoriale est placée dans le sillage direct des voix portées par ces pages depuis sa création, voix qui honorent le travail de Michel Cosem. Claire Légat ne gâte rien à cette qualité de la publication. « Poète sans âge, poésie des limites et limites de la poésie » chapeaute les titres qui annoncent le contenu : « Nous nous sommes trompés de monde, extraits », « D’outre moi-même, recueil en cours d’écriture », et « Murmuration du vide, inédit »… Un tour d’horizon de l’œuvre de la poète, qui nous offre des textes magnifiques. La mise en œuvre de Michel Cosem permet de créer un dialogisme, d’un texte à l’autre, d’un recueil à l’autre, et avec quelques articles, qui mènent le lecteur vers un discours sur et pour le poème, le langage dans le poème. Grâce là encore au jeu des textes sur l'espace scriptural, le silence donne épaisseur  aux blancs de la page et devient lui aussi un espace de réflexion. La dernière page propose une brève bio/bibliographie de Claire Légat, et des annonces, dont la création du mouvement « Poésie des limites et limites de la poésie », dont celle-ci assure la direction littéraire.

La quatrième de couverture est un espace offert à la mention d'extraits de correspondances ou d'articles consacrés à Claire légat, avec entre autre des propos de Géo Libbrecht, "Ici, rien de gratuit" dit-il à propos de de l'écriture de la poète dont Laurence Amaury nous rappelle le long retrait, mais également le retour, avec son poème Murmuration du vide, un inédit publié par Encres vives, autant dire un trésor...!

 

Je ne cherche pas à t'habiter : ton visage
                                  devient mon espace.
Je veux demeurer toute à l'univers qui me retient
et si étroit encore
que nos vies s'accordent mal au rite du sablier...
Eau minuscule bue à l'envers des miroirs :
l'ombre a cette douceur fauve.

Nous sommes la même plage visitée par la même mer :
l'attente nous unit, l'instant nous divise

 

Entre notre peau et les Encres vives du poème il ne reste plus que le regard, vous l’aurez compris, tant cette revue poétique est poème qui porte le poème. Sa matière brute et dense, atemporelle et de toutes les époques, tient comme une offrande des pages qui ne dorment jamais, tant est vivace et dynamique la danse des mots habillés de lettres follement différentes et libres d’aller où il faut qu’elle disent juste, qu'elles se taisent, qu'elles murmurent. Rien à ajouter, si ce n’est qu’il faut tenir Encres vives dans sa main.




Traversées poétiques

Traversées numéro 92 est la grâce estivale tout entière arrivée dans ma boîte aux lettres. Des couleurs acides et pacifiées par une typographie douce et une interface graphique sobre et au plus juste d’une discrétion voulue par Patrice Breno, directeur de publication.

Et plus que la discrétion, c’est l’effacement des paramètres paratextuels qui sont ici mis en œuvre. Le poème est alors offert dans une ipséité fertile. Rien ne vient en alourdir la réception, et la légèreté du papier soyeux et d’un blanc de neige est métaphore de la parcimonie d’emploi de tout paratexte. Le résultat est un nom, celui du poète, de l’auteur, puisque les catégories génériques ne sont pas cloisonnées, puis ses productions. Et pour parachever ce dispositif qui met le texte au premier et quasi unique plan, et qui offre une occasion de tous les déploiements sémantiques des contributions, le nom de l’auteur, ou du poète, est entre crochets. Un support qui signe cette volonté de  gommer tout élément de nature à orienter la réception des productions qui sont ainsi presque même détachées de leur créateur. C’est inédit, et rare.

 

Traversées n°92, été 2019, 4 numéros 30 €.

Quelques photos ponctuent l’ensemble. Elles sont accompagnées uniquement du nom de leur auteur. Ceci démultiplie les combinatoires sémantiques permises, entre les textes, entre les images et l’écrit, de l’ensemble à chacune de ses unités.

Des noms déjà croisés ou des auteurs inconnus affirment que cette volonté de ne considérer que le texte est effective, mais que le souhait est aussi de créer une communauté, une fraternité, un lieu d’expression ouvert et offert au partage. Des poèmes de Vincent ouvrent ce numéro dans lequel on peut également lire des poèmes en prose de Joël Bastard, des essais (Samuel Bidaud, En lisant et relisant Tintin), un ensemble de textes de Michelle Anderson, et tant d’autres , une somme de 161 pages qui mènent à cette totale immersion dans la littérature. Et cette plongée est d’autant plus profonde qu’aucun appareil tutélaire, ni aucune biographie ne viennent s’interposer entre le lecteur et le texte. Tout juste un sommaire en tout début de volume, et un édito à la fin, signé Patrice Breno :

 

I had a dream

Je rêve d’un monde où les humains iront moins loin qu’au bout de l’Univers, de leurs chaussettes, dépenseront leur énergie à communiquer réellement, à s’entraider les uns les autres, distribueront leur surplus à ceux qui ont faim, soif, chaud…

 

C’est bien, et c’est ceci, la poésie, la littérature, une Traversée(s) plurielle, ensemble, dans le langage pour aller au-delà en un lieu où énoncer le nom de l’humanité. Tout est là, dans ces pages où cette fraternité devient effective, palpable, visible, tangible. Il s’opère une espèce d’alchimie, comme une mélodie perceptible lorsque l’ensemble prend épaisseur, renvoie des notes qui se répondent, dialoguent, font sens. Il faut donc saluer, soutenir, offrir Traversées, pour que ce territoire fertile du poème s’étende.




Contre-allées, n. 39–40

La revue Contre-allées a vingt ans, nous rappelle Romain Fustier dans son édito, consacré – et nous y sommes sensibles à Recours au Poème - au revuiste autant qu’aux poètes qui confient leurs textes aux revues. Comment ne pas partager son interrogation sur ces animateurs de l’ombre dont « restent des corps qu’étreint parfois la fatigue, que traversent les doutes » ?

Et comment ne pas souscrire à l’acte de foi, en la poésie et en la mission qu’ils se donnent, devenant « architectes » pour permettre aux voix qu’ils présentent de créer « une grande conversation de voix », dans laquelle les auteurs mettent leurs textes à l’épreuve, vers plus d’exigence poétique ?

Ce numéro ne déroge pas à la règle fixée : les voix, variées, s’y répondent, en échos . Ouvrant la marche, les poèmes magnifiques de François de Cormière, qui alternent observations du monde, méditations notamment sur le temps passé et sur les lectures ou musiques qui transforment inévitablement le réel qu'on décrit , devenu écho d'autres échos (et je pense au très beau livre de Jacques Ancet, récemment publié par publie-net, sous le titre « Amnésie du présent », qui creuse les concepts de réalisme et de poésie). A la suite, d'une sorte d'art poétique de Pierre Drogi, dont l'incipit farfeluévoque à la fois Proust et Umberto Eco (« j'ai longtemps confondu les îles et des saumons »), des poèmes d'Alain Freixe, mêlant harmonieusement profondeur et simplicité, et dont j'aimerais citer cette vision qui me touche :

Contre-allées, revue de poésie contemporaine, 39-40, printemps-été 2019,, invité spécial François de Cornière, 10 euros, abonnement,2 numéros, 16 euros (boutique en ligne : https://contreallees.bigcartel.com ),

le ciel consent
aux façades amies
une aumône de sable
tandis que de vieilles femmes
aux fichus noirs
viennent ramasser
par les rues vides
l'ombre des papillons
qui avaient fleuri
à midi

Suivent Georges Guillain, Jean-Pierre Georges, Jacques Lèbre, des poèmes en prose de Jean-Baptiste Pedini, Joëlle Abed, des vers de laquelle je retiens ce magique tercet :

Dans le fond d'un petit sac en papier muni d'anses torsadées reposait une pomme bleue

La pomme avait mangé la suite du rêve

À quoi sert de lui en vouloir ?

On trouve encore Olivier Bentajou, dont le texte « laps » est constitué d'images précieuses égrenées comme des notations horaires, des poèmes incantatoires d'amour déçu d'Alain Brissiaud,

je mets ma vie en suspens écoute
le chant du ciel

cette lueur à pic
qui frissonne
et nous terrasse

il est sans faute
et pourtant
funèbre

comme nos mains
fermées

mal écrites

Puis, un journal de marche (quelques jours d'octobre 2015) d'Igor Chirat, des textes au rythme ample d'Emmanuelle Delabranche qui utilise le ressassement comme principe (réussi) de construction), Joël Georges, Elsa Hieramente, Cedric Landri et ses observations microscopiques : 

Le muret cette faille
où se glisse un lézard
filant vers les profondeurs
tranquilles de la planète 

et encore Clara Regy, dont on entend le souffle dans des poèmes en parataxe et constructions averbales émerveillées, Pierre Rosin, peintre et poète (et depuis peu directeur de la maison de la poésie de Poitiers) et Olivier Vossot .

Des poèmes posthumes d'Anne Cayre sont donnés au lecteur, ainsi que les réponses de poètes interrogés par Cécile Glasman sur « L'insoutenable légèreté de l'être : en quoi la poésie vous aide-t-elle à vivre ? ».

En hommage à Marie-Claire Bancquart et Antoine Emaz, des poèmes de chacun de ces disparus ferment la marche de cette revue en bon ordre qu'on ne saurait écarter, vu l'excellent « rapport qualité/prix »  de ce travail et de cette riche sélection que je recommande vivement.

 




Cairns 25, Murs, portes ou ponts

Souvent on se demande d’où naît le poème, d’où émerge la poésie. Par quelle magie, les mots se regroupent-ils et constituent-ils une entité attrayante ou envoûtante ?

En cherchant l’expérience de notre premier poème balbutiant, nous découvrons qu’il est toujours déjà ancien : il est un véritable réceptacle de nos sensations,  nos sentiments,  nos idées, nos révélations antérieures. Nulle part n’est pourtant inscrit cet apprentissage au poème. Dans le fatras scolaire, les mathématiques croisent l’anglais, la littérature enjambe la géographie, etc… L’école autosuffisante ignore l’élaboration poétique et réduit la poésie à la lecture de quelques poètes privilégiés (Chénier, Ronsard, Rimbaud, Hugo, etc.).

 C’est pourquoi l’initiative de la revue Cairns∗ 25 est  originale, inattendue, pédagogique. Cette revue est une invitation au poème, à écrire des poèmes. Enfin. Il fallait y penser. L’âme et l’imagination du futur poète peut-être préparée à la poésie. 

Cairns 25, Murs, portes ou ponts,
septembre 2019, 9 €.

Comment ? L’opuscule propose tout en douceur la lecture d’un poème écrit par des contemporains, puis invite jeunes et  moins jeunes (élève, membre d’un atelier d’écriture, etc.) à passer à l’acte poétique, à oser…. Ainsi des poèmes fraternels et variés fleurent bon le terroir  avec des moutons audacieux (Kévin Broda), des ponts relieurs (Jacques Jouet) ou traducteurs (Jacques Ferlay), des portes toujours ouvertes (Danièle Helme) ou en train de l’être (Simon Martin), des chemins de terre ou de mer (Bernard Grasset). Un haïku de Patrick Joquel fait office d’édito : « Au milieu du pont / hommage aux dompteurs du vide / et suivre sa route. » La photo d’un cairn de Laurent Del Fabbro illustre en pierres le pouvoir de la création.

Sous les poèmes, une proposition pédagogique spécifique (en encadré) incite le participant à regarder « de l’autre côté de la fenêtre » (monde réel), à consulter des œuvres picturales comme Hiroshige ou écouter Bach via Rostropovich (monde de l’art), à passer à l’acte (prendre des photos de portes ou faire une exposition) et même à philosopher (sur le temps ou le présent écologique). Les sites des auteurs permettent même au novice d’entrer en contact avec les créateurs de futurs « cairns »..

 Le contexte d’écriture n’est pas précisé, tout simplement parce que la poésie est partout n’importe où. Il suffit d’ouvrir les yeux du corps et de l’âme.

Note

* Cairn : tumulus ou amas artificiel de pierres destiné à marquer un lieu.