Les Hommes sans Epaules : poésie chilienne.

Encore une très belle livraison que ce numéro 45 des Hommes sans Epaules, qui nous offre ce que nous pouvons sans hésitation appeler une anthologie des poètes Chiliens contemporains. Accompagné et guidé par un paratexte important comme à l’habitude, le lecteur est invité à découvrir quelques uns des noms parmi les plus représentatifs du genre : Vicente Huidobor, Pablo de Rokha, Pablo Neruda, Alberto Beaza Flores, Gonzalo Rojas, Patricio Sanchez Rojas et bien d’autres.

Les Hommes sans Epaules N°45, Ecouen, premier semestre 2018, 341 p., 17 €.

Ce dossier est précédé d’une introduction signée par Christophe Dauphin, qui dans son éditorial retrace le panorama historique et social qui a présidé aux productions proposées : « Lettre du pays qui a des poètes comme la mer a des vagues ».

Les rubriques habituelles entourent ce dossier : le lecteur y découvrira tout un appareil critique, « Avec la moelle des arbres » dont les auteurs ne sont autres qu’Odile Cohen-Abbas, Henri Béhar, César Birène, Karel Hadek, Paul Farellier et Claude Argès. Des informations qui recensent aussi les événements qui ont eu lieu autour de la poésie figurent en fin de volume : un compte rendu du 27ème salon de la revue, de la rencontre avec Frédéric Tison qui a eu lieu à Saint Mandé en novembre 2017, et bien d’autres encore.

Enfin, ce numéro du premier semestre 2018 nous propose des textes d’Yves Namur, d’Emmanuelle Le Cam, de Gabriel Henry, et d’autres poètes contemporains de tous horizons.

Fidèle à sa ligne éditoriale et à sa politique qui est d’offrir au lecteur une pluralité d’outils afin de guider sa lecture sans jamais en orienter la réception, ce numéro 45 des Hommes sans Epaules est dans la lignée de ceux qui l’ont précédé. Il propose une rare épaisseur, non seulement en terme de volume, annonciateur d’un contenu riche et diversifié, mais aussi en terme d’analyses visant à enrichir l’appréhension d’une littérature toujours donnée à découvrir dans la globalité des éléments contextuels qui ont présidés à sa production. La liberté de découvrir de nouveaux auteurs, de nouveaux horizons poétiques est ici encore soutenue par une contextualisation dont le lecteur saura s’emparer pour recevoir dans toutes leurs dimensions les pages de cette revue.




Journal des Poètes, 4/2017

Dans le numéro d'hiver du JDP, un dossier sur la poésie israelienne, réalisé par Esther Orner et Marlena Braester,  précédé d'un hommage à Israël Eliraz, dont 5 recueils ont été publiés par Le Taillis Pré entre 2000 et 2008.  La diversité des voix poétiques, soulignée par la la sélection, retient l'attention – en parfaite harmonie avec la philosophie d'ouverture de la revue, telle qu'elle est définie depuis l'origine, ainsi que je le signalais dans l'édito, consacré au numéro suivant(1) ((1-2018, 87ème année, dossier "La poésie croate-1")) . On y croise les mots du contestataire Meir Wieseltier, pour lequel "la fleur de l'anarchie se balance encore dans le vent", ou ceux de Rivka Miriam, dont les poèmes évoquent la famille et la religion avec une tendresse malicieuse :

 

Le Journal des Poètes, 4-2017, 86ème année, dossier "Voix de la poésie israélienne", et 10 euros le numéro ou par abonnement – informations sur le site https://lejournaldespoetes.be/abonnement/

Quand les juifs se portent sur leurs propres épaules / ils perdent leur poids / leurs poids / leur poids passe aux livres / qui grossissent et grossissent.

Raquel Chalfi explore le côté poétique du monde scientifique : "Je navigue navigue navigue / dans l'immense univers des atomes de / ma vie minuscule" tandis que Maya Bejerano propose des haïkus sur la vie quotidienne. C'est l'actualité – violences, attentats, viol – et leur répercussion sur les liens humains qui constitue l'amer arrière-plan des poèmes présentés par Anat Zecharia : "Nous disons le mal pour le bien, le bien pour le mal / idées sombres".

Cofondateur de la "Guerilla de la culture", Roy Chicky Arad nous implique dans son poème :

Le moyen de niquer le système : le grand lac

Viens te joindre avec moi dans le grand lac

Pourquoi suis-je seul dans le grand lac?

Rien ne vous empêche de venir au grand lac

Par exemple, toi, lecteur,

Ne dis pas "je ne suis que le lecteur",

Retrousse ton pantalon, jette le maillot,

Viens maintenant dans le grand lac !

Décidément, c'est un auteur que j'aime beaucoup : entre une shadokienne "critique acide de la passoire / Insurrection contre les petits trous / Rébellion contre son avidité stérile" et un texte appliquant strictement l'injonction du titre : "Mono", les poèmes "Le fascisme" et "Patriote" revisitent à rebrousse-respect ces termes avec lesquels on dresse les foules à l'obéissance, ou les unes contre les autres.

Des textes de Marlena Braester et Esther Orner, qui ont réalisé ce dossier, complètent ce bref panorama, dont on aurait aimé qu'il y ait un deuxième volume, comme pour la poésie croate. Des belles images de la première, je retiendrai "les vagues-dunes traînent muettes / le futur d'un passé toujours plus présent", et de la seconde, le titre , "Etrangers à l'endroit", de cet ensemble de brèves notations en prose, où l'étrangeté naît de la précision du détail observé.

On ne parlera pas aujourd'hui des autres parties de ce numéro, toujours riches de propositions, des "coups de coeur" à Jean-Marc Sourdillon et Pierre Dhainaut, des deux beaux ensembles de "Paroles en archipel" et "Voix Nouvelle", complétés par les critiques et présentations d'"A livre ouvert" et "Poésie-panorama'. On se contentera d'inviter le lecteur à visiter le site de la revue, afin de s'y abonner.




Revue Traversées

Fondée en 1993, Traversées témoigne encore d'une belle verdeur : titulaire de plusieurs prix ((En 2012, le prix de la presse poétique parisienne, en 2015, le "Godefroid "Culture" de la Province du Luxembourg, ainsi que le prix Cassiopée du Cénacle européen à Paris)), la revue, qui a 25 ans, a sorti son 86ème numéro en décembre 2017, avec pas moins de 160 pages sur papier glacé au format 15x21, sous une belle couverture illustrée pleine page d'une photo en noir&blanc (de nombreuses photos intérieures ponctuent également la lecture).

On y découvre 32 auteurs, plus ou moins connus (aucune notice biographique ne permet de se repérer), et des textes variés : prose narrative, poèmes en prose, en vers libres ou rimés... L'édito, discrètement placé en fin de volume, ne guide pas le lecteur, livré à lui-même pour accomplir le rituel de la lecture, évoqué là par Patrice Breno comme une longue maladie dont la revue apaiserait les souffrances. Et pourquoi pas? Au plaisir de la découverte, j'ai fait le parcours logique en suivant l'ordre des pages, glanant au passage de belles surprises, et des moments de pur bonheur.

Le premier texte présenté est une nouvelle assez longue (elle s'étend sur 7 pages) d'Eve Vila, que connaissent les lecteurs du Cafard hérétique et de la revue Rue Saint-Ambroise. Je ne ferais pas de détestable "spoiler" de ce récit, intitulé "Paysages de la soif" – juste indiquer que le cadre en est ferroviaire, et met en scène une narratrice dont la fascination pour une silhouette entrevue l'amène à changer de route, et poursuivre ce double insaisissable, qui lui fait découvrir "la liberté que donne le désir nu".

traversées n. 86 déc 2017

Revue Traversées, n. 86, décembre 2017, 160 p. Abonnement 4 numéros : 30 euros,
Abonnement sur le site

La nouvelle suivante n'apparaîtra qu'après "Damages", longue suite de poèmes de Christian Viguier (pp.10 à 29) – série de questionnements méditatifs autour de la disparition d'un être cher, de son destin d'outre-monde et des liens qu'il conserve avec le monde des vivants :

Dans cent ans ou mille ans
où sera inscrite ta mort
à l'intérieur de quel nuage
à l'intérieur de quel corbeau
et de quelle nuit?

Le récit de François Teyssandier (pp. 30 à 44) évoque, dans une ambiance de réalisme poétique ou de fantastique social, qui m'a fait beaucoup penser à Dino Buzzati, les conséquences d'une chute constatée par un employé sur son lieu de travail : "Ce lundi, vers onze heures, Léonard G. vit brusquement passer devant la baie vitrée de son bureau qui surplombait une avenue la silhouette furtive d'un homme". Quant à la chute de la nouvelle, je vous la laisse découvrir – elle est bien là en abîme.

Suivent des sélections plus brèves de Nicolas Savignat, Mustapha Sala, J.P Pisetta et Jean-Pierre Parra, dont le cheminement spirituel et temporel m'a touchée :

tu poursuis
spirale du temps chevauché
la quête de la vie sourde
qui n'a pas de fin

&

(...)
tu parcours
mûri et fortifié par l'âge
la route allongée adoucie par l'esprit.

On rencontre Damien Paisant, Béatrice Pailler, Dieudonné François Ndje Man, puis les "Chroniques de mon moulin" de Choupie Moysan, illustré de photos dont une de l'auteure (plasticienne et haïkuiste par ailleurs, ainsi qu'on le découvre sur son site), dont l'écriture presque pongienne n'est pas sans attrait – à titre d'exemple, ce final de Les Ronces :

Elles vampirisent de leurs filandres robustes un sol acquis à leur cause depuis des années et ne comptent pas laisser le terrain, tel un cancer, jamais en rémission, toujours en déplacement !

Les ronces pourpres
coriaces sous un gel vif
Les lèvres bleuies

Suivent les textes d'Arnaud Leconte, Michel Lamart, Vital Lahaye et Miloud Keddar : puis l'écriture baroque et précieuse de Nicolas Jaen, évoquant avec de belles images le couple dans une série de variations sur l'amour, Georges Jacquemin, avec de brefs poèmes-sensations méditant sur le "rien" ("Il faut bien que quelqu'un se dévoue / Aux œuvres du rien"), Leafar Izen, François Ibanez ; et encore Bie Hu, Sandrine Davin, Pietro Chiara, auteur italien dont la traduction d'une nouvelle, extraite de L'Uovo al cianuro, présente un monde qui semble aussi dystopique que Les Falaises de Marbre d'Ernst Junger.

Feuilletant dans l'ordre, je trouve Muriel Carrupt et Francesca Caroutch – et je découvre les magnifiques poèmes d'amour de Terze Caf, la seule, avec sa traductrice, Sandrine Traïda, à bénéficier d'une note biographique et de textes bilingues – kurde/français.

Depuis des dizaines d'années
Dans mes paumes
Je fais don d'amour
(...)
Je pleure pour ma mère... Seulement.
Cette mère lumineuse aux paumes remplies d'amour,
Elle est morte dans la solitude.

Après Alexis Buffet, et une série d'Alain Brissiaud – ode à la femme perdue – "Sois désireuse, ô ma protégée", d'autres poètes encore, évoquant la solitude, l'oiseau du poète, "Les choses qu'on ne dit pas", et une émouvante nouvelle de Laureline Amanieux "Le Chant de la mer". C'est à la fin du recueil que le lecteur rencontre la voix de Patrick Breno, qui dans son édito évoque "la longue maladie de lire" – on pourrait dire de re-lire, tant ce numéro tend des traverses qui font résonner les textes selon le point de départ qu'on choisit.

 




Japon : « Poèmes et pensées en archipel »

Le Japon, matière poétique. Le numéro 17 de la revue « Etats provisoires du poème » est consacré au Pays du soleil levant. La revue poursuit ainsi son voyage par les textes. Après les Caraïbes et la Grèce, voici donc le Japon.
On trouve, dans ce numéro, différents angles d’attaque sur le sujet. Qu’il s’agisse de l’art des masques du Nô ou encore de la pratique de l’arc. Mais la plus large place est accordée à la poésie avec, notamment, des textes inédits d’Alain Jouffroy, Tanikawa Shuntarô et Ooka Makoto (traduit par Dominique Palmé)

C’est Zeno Bianu, familier des poétiques orientales et auteur de deux anthologies de haïkus avec Corinne Atlan qui ouvre la revue par des « variations sur quelques haïkus japonais contemporains ». Il cite ainsi ce poème d’hôpital de Sumitaku Kenshin : « Quand je me lève/il titube- / le ciel étoilé ». Et en fait le commentaire suivant : « Qui titube/le ciel tourneboulé/ou le poète/sens dessus/dessous/les étoiles dansent/comme des derviches ». Au haïku de Usami Gyamoku (« Midi d’automne - /dans la ruche/le bruit du pas des abeilles »), il ajoute son regard personnel : « Imaginez un peu/le pas d’une abeille/au bord du silence/sa résonance/dans l’infinitésimal/un monde/d’absolue perception ». Mais, posons-nous la question : les haïkus ont-ils vraiment besoin d’être commentés de cette manière? Autrement dit, fabriquer un poème à partir d’un haïku n’est-ce pas une bien drôle d’idée ?

La revue a opportunément fait appel au Brestois Alain Kervern, essayiste, poète, traducteur du Grand Almanach poétique japonais (éditions Folle Avoine), pour évoquer les problèmes liés à la traduction des haïkus japonais. Le Brestois en connaît un rayon sur le sujet étant lui-même japonisant.

Japon, poèmes et pensées en archipel, numéro 17 de la revue « Etats provisoires du poème », édition Théâtre National Populaire et Cheyne éditeur, 143 pages, 22 euros.

Beaucoup de ce qui fait le charme d’un poème japonais, écrit-il, disparaît dans une autre langue à cause notamment du changement de système d’écriture. L’on passe en effet d’une écriture où se combinent deux systèmes phonétiques (hiragana et katakana) et un ensemble d’idéogrammes (kanji) venus de Chine, à une écriture fonctionnelle mais décharnée, puisqu’il s’agit d’un simple système de transcription phonétique, l’alphabet latin ». Il ajoute, plus loin : « Traduire des haïkus japonais, c’est aussi transmettre dans une autre langue les allusions littéraires qui y sont cachées. Connues de tous au Japon, elles appartiennent à l’immense corpus culturel qui depuis plusieurs siècles constitue le référentiel obligé où puisent tous les poètes.

Prenant appui sur des traductions de haïkus de Bashô, Chôgo ou Saïgyô, Alain Kervern démontre bien la complexité de l’approche et conclut son analyse par ces mots :

Si le travail de traduction est peut-être ce que Valéry Larbaud appelait une « école de vertu », celui d’Armand Robin, en quête de vérité de langue en langue, n’était-il pas plutôt la recherche d’une délivrance ? 

Parmi les autres notables contributions de la revue, on retiendra l’analyse que fait le professeur Michel Lioure du regard de Paul Claudel sur la culture japonaise. Claudel fut ambassadeur à Tokyo et 1921 à 1927. Très sensible à l’expression poétique japonaise (et notamment au haïku), il est l’auteur de Cent phrases pour un éventail. Le grand écrivain français avait, en particulier, vu juste à propos du « surnaturel » au Japon qui n’était, à ses yeux, nullement autre chose que la nature. « Il est littéralement la surnature », estimait-il. Michel Lioure note que, pour Claudel, «gestes et rites expriment un respect envers la nature, arbre ou animal, et manifestent un sens du sacré pressenti jusque dans le profane et le familier ». Voilà des affirmations qui, en ces temps (écologiquement) difficiles, méritent d’être prises en considération.




Un Festival Permanent des Mots : entretien avec Jean-Claude Goiri

Nous écrivons pour déterritorialiser nos frontières afin de topographier nos émois parce que rencontrer l’autre, c’est se soulever tout à fait.

Je pensais faire un compte rendu de ma lecture de la revue fpm, Festival Permanent des Mots, mais ces quelques mots mis en exergue de ce périodique m’inscitent à visiter le site femepo. Quelle merveille, que de découvrir un empire sans souverain ni territoire autre que celui du monde !

 

La revue « Festival Permanent des Mots », pourvue d’un paratexte attractif, laisse libre cours aux auteurs publiés. Une courte biographie figure dans les dernères pages. Pas de discours critique, ni explicatif, et des rubriques qui rythment cette publication de très bonne qualité : « Permanence », en guise d'édito, « Ouverture » , un invité ou le texte le plus frappant, « Libres courts » , poèmes, « Braquages » , pour les chroniques, « De long en large », pour les nouvelles & récits, « Regards posés », qui propose de restituer les impressions que font naitre une œuvre littéraire ou plastique (cinéma, peinture, musique... etc), c’est à dire de découvrir des productions, sans aucun discours critique, mais en accompagnant le lecteur dans sa découverte, et en lui offrant un accès à l’œuvre, dont il découvrira certains aspects à même de le guider vers une lecture plurisémantique de l'oeuvre.

De nombreux poètes et auteurs contemporains offrent aux lecteurs des bribes de leurs productions. Pour le numéro de juin, une pléiade époustouflante sera proposée dans cet écrin de papier blanc, de beau format, dont la couverture, noire et blanche, offre des productions graphiques d’une étonnante originalité. Ce numéro de juin laisse rêveur, car on pourra y trouver entre autre :

Antoine Basile Mouton, Annabelle Gral, Arthur Fousse, Benjamin Bouche, Sara Bourre, Céline Pieri, Louis Raoul, Fabien Drouet, Christine Guinard, Arnaud Forgeron, Ema DuBotz, Marthe Omé, Céline Walter, Miguel Ángel Real, Khalib El Morabethi Anne Duclos,  Sandy Vilain,  SNG, Issia Bouhali, Margueritte C., Lo Moulis, Valère Kaletka, Murielle Compère-Demarcy (MCDem), Caroline Bragi, Marc Guimo, Benoit Camus, Jacques Cauda, Frédéric Dechaux, Jacques Jean Sicard, Régis Nivelle, Dominique Boudou, Grégory Hosteins,  Antoine Ménagé, Christian Schott, B. Dorsaf, Mathieu Jaeger. Illustrations : La Demoiselle Hurlu...! Les couvertures laissent parfois apparaître l’urbanité décharnée d’un paysage contemporain, un lieu, sans identité, qui pourrait être n’importe où, et qui ne permet pas à un horizon d’attente déterminé de s’installer, ou bien des productions graphiques, toujours en noir et blanc, d'une très belle tenue. La liberté est offerte de lire, détaché des attentes d’une topographie quelle qu’elle soit, carte d’une histoire littéraire qui cloisonne le texte dans une historicité signifiante, pays, époque, ou bien d'une iconographie dévolue à une mimésis déterminée…La liberté, voici ce qu'annonce FPM, dés l'avant lecture !

 

Et c’est bien de cela dont il s’agit, de découvertes, de laisser aller les propos, les poèmes, les textes, quelle qu'en soit la catégorie générique, sans en orienter la lecture ; territoire de la littérature, alors, me dis-je. Je m’oriente vers le site femep, qui arbore le même discours, celui d’une liberté, de créer, de découvrir, d’exister, hors tout cadre déterminé. Des rubriques apparaissent : « Créations littéraires, Poèmes, Nouvelles, Récits, chroniques….et autres tentatives d’expression ». Elles signalent la même volonté de ne pas commenter le texte, de l’offrir dans l’immanence des déploiements de ses potentialités sémantiques. Car nous le savons, la poésie est plurisémantique, le texte un palimpseste, c’est un espace ouvert à toutes les réceptions, pour ne pas dire interprétations.

 

Je connaissais déjà Tarmac, maison d’édition associative. Et puisque j'ai cheminé émerveillée dans les avenues tracées par FEMEPO, je poursuis mon voyage vers ce lieu. Je découvre un dispositif adopté, ici encore, pour conserver une liberté de choix et offrir aux lecteurs la possibilité de lire et de découvrir de nouveaux auteurs. Des poètes y trouvent leur place, qui peut-être n’auraient pas pu souhaiter mieux que cet espace ouvert et qui produit des recueils d’une plastique appréciable.

Je souhaite alors vivement parler au musicien premier, car il n’aimerait pas je pense que je dise chef d’orchestre. Jean-Claude Goiri, avec une simplicité et une mdestie exemplaires, accepte de répondre à mes questions :

 

Jean-Claude Goiri, le site qui soutient votre revue Festival Permanent des Mots propose sur sa page d’accueil ces quelques lignes en manière d’entrée en matière :

« Créations littéraires
Poèmes, nouvelles, récits, chroniques... 
et autres tentatives d'expression »

« Créé en 2014, le Festival Permanent des Mots, FPM, est une revue littéraire exclusivement réservée à la création contemporaine. Aucun dossier, aucune critique, une trentaine d'auteurs dont un collectif de 6 chroniqueurs nommé Braquages. Vous serez donc les seuls juges face aux textes que j'ai souhaité distincts et singuliers mais réunis par une réelle "nécessité" de dire et de décentrer. Une sorte de topographie du territoire écrit contemporain avec la seule prétention de transmettre une différence et c'est déjà pas mal. »

 

1- Quel lien et quelle différence faites-vous entre la revue numérique et la revue papier ?

Le lien entre le site et le papier est l’auteur, c'est-à-dire que chaque auteur qui sera publié dans le site, le sera aussi en version papier. Pour chacun d’eux, je choisis des textes différents à publier sur les supports distinctifs. Le nouvel auteur accueilli est diffusé auprès de mes « abonnés au site » pour qu’ils se fassent une idée du style sans retrouver le même texte en achetant la version papier.
La différence est que tous les auteurs ne peuvent pas être publiés sur le site.
Les deux supports sont donc complémentaires dans un même objectif : diffuser les textes.

 

2- Quelle distinction entendez-vous entre une « critique » et une « chronique » ?

La chronique est un récit de faits distincts écrits dans l’ordre du temps lié par une même thématique mais n’ayant pas forcément un regard critique sur la thématique, ou, n’ayant pas comme « critique » le concept central de l’écrit. La chronique peut être un simple rapport objectif sur certains événements. La critique, elle, est un regard subjectif. Mais ceci n’a rien de négatif, la subjectivité apporte des ancrages culturels. D’ailleurs, je lis les critiques et je pense introduire une rubrique critique dans la revue papier.

 

3- Que voulez-vous dire par « transmettre une différence » ?

Ce serait de transmettre une « dissimilitude », c'est-à-dire des textes qui n’entrent pas dans une matrice prédéfinie, qui ne répondent pas à des normes, qui ne complètent pas une série déjà inscrite partout, des écrits qui se distinguent par une identité unique et non reproductible. Je voudrais que la revue soit un recueil d’identités distinctes pour prouver aux lecteurs que la diversité est riche et que sans elle, notre culture serait si pauvre.

 

4- Les textes que vous proposez sont entourés d’une pluralité de vecteurs de communication, qu’il s’agisse de chroniques ou d’autres formes de création artistique. Comment envisagez-vous la dynamique entre ces différents moyens d’expression ? S’agit-il d’une illustration du texte, d’une explication, ou bien tous ces supports sont-ils complémentaires ?

Ces différents moyens d’expression sont complémentaires, je les souhaite imbriqués pour former un ensemble cohérent autour des courbes éditoriales de la revue : décentrer pour dire le centre et, la création comme une nécessité d’exister autrement, de se désembourber, de sortir du « seuil ».

 

5- Cette mise en œuvre du texte dans un contexte diversifié, qui convoque l’espace contemporain de sa production, qu’il soit artistique, sociologique ou historique, permet-il d’offrir au lecteur un maximum d’outils pour qu’il soit « seul juge face aux textes » ainsi que vous le proposez ?

Il est certain et visible que dans notre société, l’autonomie de pensée est étouffée par une volonté politique de tout faire et de tout penser à la place du citoyen. Il semble ainsi à ce dernier avoir besoin de tout un attirail d’orthèses intellectuelles et culturelles pour pouvoir comprendre les choses et notamment pour pouvoir accéder à la littérature et lire de la poésie. Mais c’est faux, cette capacité, l’autonomie de pensée, existe, il faut la stimuler, l’exciter, la réveiller. Et ce constat fait suite à une expérience bien concrète et déterminante dans mon engagement : j’ai travaillé au Centre d’Auto-Apprentissage des Langues de Pachuca (Mexique) et j’y ai constaté que tout le monde peut être l’acteur de ses apprentissages en réveillant des facultés endormies : repérage (d’éléments distinctifs…) ; différenciation, organisation des données ; comparaison ; analyse d’ensembles ; constructions par mimétisme ; personnalisation par opposition… Ces comportements naturels devraient être appliqués dans tous les domaines, non seulement dans la lecture, mais aussi dans l’approche de la littérature et dans la construction d’une culture personnelle. Ces capacités se libèrent instinctivement quand on leur en donne l’occasion grâce à des structures et à des conseillers tels que ceux du CAAL de Pachuca (je n’en connais pas d’un tel acabit dans notre pays qui soit public et gratuit). J’ai vu des « apprenants » étonnés de découvrir qu’ils possédaient des aptitudes leur ouvrant les portes d’un jugement autonome ! Et, c’est bien cette nécessité « d’être seuls juges » qu’il faut réactiver pour ne pas se laisser noyer par toutes les « utilités hypnotiques » qu’on nous assène et qui n’ont plus rien à voir avec nos intimes pensées, notre intime nature ou une quelconque construction de soi.

 

6- Pensez-vous que cette mise en œuvre des productions littéraires, qui visent à offrir au lecteur des outils variés pour enrichir son appréhension en plaçant les textes dans une perspective multi-dimentionnelle, soit un acte politique ? Entendons par là qu’en permettant d’éclairer les multiples potentialités sémantiques d’un texte quelle que soit sa catégorie générique vous permettez au lecteur d’en appréhender la portée critique.

Oui, il s’agit bien de proposer au lecteur d’activer son jugement et son sens critique par lui-même. D’abord par la littérature et l’art, puis, à lui de transférer au plus large.

Mais je ne pense bien sûr pas changer le monde, si cela était possible par la littérature ou l’art, il y a longtemps que ce serait fait, au moins depuis Artaud. A mon humble niveau, je ne peux qu’apporter de l’eau fraîche aux lecteurs qui en demandent pour raviver ainsi leurs sens.

 

7- Cette perception synchronique, c’est à dire du texte dans son contexte contemporain, peut-elle faire l’économie d’une mise en perspective du texte envisagé dans son lien avec une histoire littéraire qui participe de sa production de manière implicite ? Ne pensez-vous pas que couper le texte de son lien historique avec les œuvres qui l’ont précédé n’est pas l’amputer d’une certaine dimension ?

Je ne pense pas que publier uniquement de la littérature contemporaine soit une amputation à quoi que ce soit ou un handicap. Je choisis les textes pour leur engagement « intime » et pour la clarté de leur verbe. Je rêve que le lecteur puisse y trouver une source quelle que soit sa culture. Je rêve que le lecteur trouve sa propre dimension.

 

8- Quelles sont les raisons pour lesquelles vous avez créé FPM, puis Tarmac, qui est une maison d’édition associative ? Quelle a été votre motivation première ?

Ma première motivation se déclencha quand j’animais des ateliers d’écriture. Certains textes étaient tellement singuliers et innovants que j’ai pensé qu’ils méritaient d’être connus et publiés, déjà dans leur établissement, puis dans leur entourage. Alors j’ai créé la revue Matulu en 2002. Et j’ai intégré d’autres textes d’auteurs externes aux ateliers par la suite.

Puis j’ai arrêté les ateliers d’écritures.

C’est alors que ma motivation première s’est activée : montrer que la littérature (et par son biais, l’Art et la culture) n’est pas un produit manufacturé avec un seul code-barres pour distinction (je n’ai jamais mis de code-barres dans mes revues ni dans les livres d’ailleurs).

Donc, j’ai créé une autre revue, le FPM, pour assouvir ce besoin. Et cette fois-ci, je voulais lui donner une autre ampleur, je voulais qu’elle déborde de ma région. Et elle l’a fait au-delà de mes espérances pour l’instant.

Pour Tarmac, sa création est due aux envois réguliers de manuscrits des auteurs publiés dans le FPM et j’avais très envie aussi de répondre à ce besoin puisque je le pouvais. Pour moi, Tarmac un prolongement logique du FPM.

 

9- Quel serait l’objectif à atteindre si vous deviez un jour vous dire que votre engagement a mené à la réalisation de ce projet de longue haleine ? Et comment définiriez-vous ce projet ?

Sincèrement, je n’ai d’objectif ni intermédiaire, ni final, car ce combat pour la reconnaissance du « singulier » (voire étrange) de l’Art et de la culture me paraît sans fin. Il faut juste le défendre et c’est déjà pas mal.

Mais j’ai une kyrielle de projets pour soutenir ce « non objectif sans fin », et, bien sûr, tous liés à l’activation de la créativité ou à son renouvellement : Résidences d’auteurs ; Festivals de poésie et autres formes d’expressions (cirque ; sculpture ; théâtre etc…) ; Maison de la poésie ; plus d’ouvrages qui font collaborer auteurs et artistes pour Tarmac ; librairie-théâtre… etc…

Sans fin.

 

Un grand merci, pour l’accueil que Jean-Claude Goiri a réservé à recours au Poème, mais aussi pour la poésie, qui peut, hors de toute contrainte, poursuivre sa route et emprunter les chemins d’un renouveau attendu et souhaité.

 

http://www.tarmaceditions.com
http://www.fepemos.com
https://fepemo0.wixsite.com/eltoriljournal
https://alteratioblog.wordpress.com




DIÉRÈSE n° 70 : Saluer la Beauté 

Comme d’habitude cette livraison de Diérèse est organisée en cahiers ; outre le cahier Poésies du monde, on en compte trois consacrés à la Poésie française d’ici et de maintenant, un aux Récits, un aux Libres Propos, et un aux Bonnes feuilles (c’est à dire aux notes de lecture).  Il est vrai que Diérèse porte en bandeau « Poésie et littérature ».

L’éditorial d’Olivier Massé, qui revient sur la dévaluation de la parole poétique et sur le rôle joué par les revues poétiques qui refusent souvent de hiérarchiser ce qu’elles présentent, affirme cependant que la poésie reste indispensable : opinion que je partage car ce genre littéraire rigoureusement hors modes et qui fait preuve d’une belle liberté d’esprit est sans doute indispensable de nos jours. 

Diérèse n° 70 (Saluer la beauté) : 302 pages, 15 euros (+ 3,88 euros de port). Abonnement à 3 n° : 45 euros (règlement à l’ordre de Daniel Martinez ; 8 avenue Hoche. 77330 Ozoir-la-Ferrière).

DIÉRÈSE n° 70 : « Saluer la Beauté »

Le cahier Poésies du monde est en fait un essai sur la poésie péruvienne d’Amazonie, très intéressant car ça parle d’une poésie peu connue et à la recherche de son identité amazonienne qu’on peut définir comme une synthèse originale des mythes et  de la magie  de l’univers amazonien, de l’histoire de la région et d’une sensibilité écologique exacerbée en réaction à l’exploitation forcenée de la forêt… (p 22). Suit un choix de poèmes très significatifs. Philippe Monneveux est l’auteur de cet essai et le traducteur des poèmes retenus…

Que dire des Cahiers de poésie ? Je ne dirai rien des poètes dont j’ai rendu compte des recueils (Jean-Louis Bernard, Isabelle Lévesque, Jeanpyer Poëls…), comme je ne parlerai pas de certains car je lis trop de poètes ( ? ) et la place m’est comptée. Alors je signalerai ceux qui m’ont particulièrement plu. Patrice Repusseau donne à lire une suite de poèmes consacrés à la musique. Cette dernière est le symbole de l’Entier qui n’a ni début ni fin : énigmatique et réjouissant. J’apprécie Maurice Couquiaud pour la complexité du territoire poétique qu’il explore et pour les résultats que ses poèmes présentent… J’aime le poème-reportage ( ? ) sur Nantes de Jean-Paul Bota… Mais j’aurai garde de ne pas oublier ceux dont je ne parle pas ici… Le Cahier 3 consiste en un entretien entre Bruno Sourdin et Daniel Abel qui répond aux questions sur ses séjours à Saint-Cirq-Lapopie et, plus généralement sur le surréalisme et André Breton. Mais Abel parlant de Breton parle de lui et rejoint le surréalisme aujourd’hui et les raisons qui lui font apprécier René Daumal. De cet entretien ressort une personnalité attachante.

Côté récits, celui de Véronique Joyaux (que je partage totalement, mis à part mon « engagement » politique, j’avais pour camarade le fils d’un militant du PC qui fut fugitivement député : où va se nicher nos préférences ?) me fait penser à ma jeunesse et  surtout à la deuxième guerre mondiale dont on sortait à peine. J’avoue avoir été pris par l’étrangeté d’ « Autres » de Jean Bensimon : se connaît-on soi-même ? Dire de cet auteur (et de cet autre texte, « Le Portrait » ) que Bensimon semble être à la recherche de l’identité…

Étienne Ruhaud poursuit son exploration des cimetières parisiens pour repérer les tombes des poètes et autres célébrités. Même Georges Méliès a droit au statut de poète : « Les soirées s’achèvent par des projections de photographies, sur des plaques en verre, dans une ambiance poétique » (p 234). Gérard Le Gouic, dans le même cahier Libres Propos, signe un article dédié à Pierre Bergounioux qui a eu droit au dossier dans le n° 1057 d’Europe (mai 2017)… J’apprécie ce qu’écrit Le Gouic, même si je ne suis pas d’accord sur tout, c’est encore le cas ici…

Enfin, le cahier Bonnes feuilles ; je remarque immédiatement que trois auteurs présents dans les pages précédentes ont un recueil chroniqué. Et je ne dis rien de Bruno Sourdin qui voit son recueil de haïkus présenté par Hervé Martin, ni de l’éditorialiste (Olivier Massé) par Éric Barbier ; rien non plus de Jean-Louis Bernard qui donne deux notes. Il s’agit de Jean-Paul Bota par Michel Antoine Chappuis (à moins qu’il ne faille lire Michel André : cherchez l’erreur), de Michel Passelergue par Vincent Courtois et de Gérard Le Gouic par Pierre Tanguy… En une trentaine d’articles plus ou moins longs, ce cahier met en évidence la vivacité de la petite édition…

Je ne terminerai pas cette lecture sans signaler que Daniel Martinez intitule cette livraison « Saluer la beauté ». Beau titre rimbaldien qui annonce la couleur et met en lumière la diversité de l’expression poétique…




Revue Estuaire, N° 165

Avant lecture, Estuaire est à considérer comme un objet. C’est en effet une revue de haute tenue, qui propose sous un format imposant une alternance de feuilles colorées, noires pour les changements de chapitres, et d’un ton pastel variable pour la présentation des articles et auteurs.

Pour ce numéro-ci, le 165, cette symphonie de tonalités sobres et apaisantes qui reste une constante propre à chaque numéro, accompagne le numéro anniversaire. Chaque volume présente en effet une thématique particulière. Cette revue québécoise trimestrielle a été fondée en 1976 par Claude Fleury, Pauline Geoffrion, Jean-Pierre Guay, Pierre Morency et Jean Royer. Depuis, cet attachement à une esthétique qui porte sa signature graphique est mis en avant sur le site internet d’Estuaire :

Revue Estuaire, N° 165

Revue Estuaire, N° 165, C.P. 48774 Outremont (Québec), Canada.

Une évidence : le format livre, pour une revue, est mort. Une transition s’opère. Une part de l’institution nous est confiée ; notre action sera de la porter plus loin. Ce plus loin passe, entre autres, par le renouvellement de la facture graphique de la revue. Julie Espinasse, de l’atelier Mille Mille, avec le concours de l’équipe de rédaction, s’est chargée d’imaginer Estuaire autrement : format plus grand, page aérée permettant au poème de se déployer, couleur (!) ; finesse dans le détail – les typos, les titres courants, la disposition des textes –, qui rendra agréable et conviviale votre lecture. Chaque numéro de 2015 sera illustré par l’artiste montréalaise Annie Descôteaux. Naïves dans leur manière, éclairantes par leur propos, les œuvres de Descôteaux dialogueront avec les mots pour constituer un ensemble cohérent. Nous vous invitons à partager la poésie. La revue Estuaire telle que vous la connaissiez n’est plus.

Yannick Renaud 

Yannick Renaud, à la direction d’Estuaire désormais, place donc les publications actuelles sur la même ligne éditoriale que ses prédécesseurs. Il en suit également les traces en préservant les rubriques abordées annoncées au sommaires : « Liminaires », qui proposent un avant propos expliquant les choix qui ont motivés le numéro, des « Poèmes », dont les auteurs sont présentés discrètement par quelques lignes qui visent plus à en offrir une biographie qu’à soutenir une pensée critique sur leur œuvre, et des « Critiques » servies par des noms dont les domaines de prédilection sont tout à fait hétéroclites.

Le lecteur, déjà conquis par l‘esthétique élégante de ce volume, a donc tout à espérer de ce qu’il va y trouver. Et autant dire que la diversité de propos et des auteurs qui sont mis à l’honneur ne peuvent qu’éveiller sa curiosité et satisfaire son attente. Les poètes et leurs textes sont présentés de manière aérienne et sobre. Un nom et le titre des textes sur une page de couleur, puis les poèmes, qui se suivent, quelle que soit leur volume, d’une page à l’autre, ponctués par un espace scriptural laissé vierge. Et les noms proposés qui évoquent la multiplicité du paysage de la poésie québecoise francophone laissent rêveur : pour ce numéro-ci Nicole Brenard, Marie-Eve Comptois, Marie-Andrée Gill, Annie Lafleur, Catherine Lalonde, Tania Langlais, Dominique Robert, Hector Ruiz, Emmanuel Simard et Yolande Villemaire.

Suivent un appareil critique dont les thématiques abordées ne sont pas guidées par un fil directeur particulier, ce qui fait la richesse de ce panel de réflexions sur la littérature, ici servi par Catherine Cornier-Larose, Jean-Simon DesRochers et François Rioux.

Estuaire offre donc une diversité de thématiques et de voix, dans un écrin de papier. Le lecteur se laisse immerger dans ces pages dont l’esthétique rivalise avec la qualité éditoriale. De découverte en découverte, il peut se laisser happer par un panel de poèmes dont la mise en page n’alourdit en rien la présence. Puis il découvre un appareil critique d’une haute tenue, qui ouvre à de multiples questionnements sur la littérature. On ne peut donc que souhaiter qu’Estuaire poursuive sa route.




La revue Cairns

De format A5, maniable, imprimée en larges caractères calibri et joliment présentée sous sa couverture crème (azur pour le numéro 21) illustrée d'une photo originale de cairns du Mercantour, par Patrick Joquel, la petite revue (50 à 60 pages) s'adresse en priorité aux classes et à leurs enseignants.

Une lettre de diffusion les tient informés à la fois des parutions, des notes de lecture "pour une bibliothèque idéale" de Patrick Joquel (qui dépassent largement le champ poétique et se retrouvent en fin de revue) ainsi que des appels à textes.

Qu'on n'imagine pas que le public visé implique une revue puérile, ou de la poésie au rabais : on y lit des poèmes d'Alain Freixe, Eric Jacquelin, Sophie Braganti, Eve de Laudec ou Jacqueline Held... mais l'intention pédagogique se lit au fait que la plupart des textes sont intelligemment accompagnés de propositions d'activité transdisciplinaires très variées à réaliser avec des enfants. Le rythme bi-annuel (rentrée de septembre, début d'année, correspondant au Printemps des poètes) en fait un précieux outil de transmission de la poésie contemporaine tout à fait adapté aux classes du primaire et au premier cycle du collège .

Le numéro sur l'Afrique permet de découvrir de jeunes plumes comme Ismaël Savadogo, (qui fut invité en résidence entre mars et avril 2017 à la Cité internationale des arts par le Printemps des Poètes, en partenariat avec la Maire de Paris) et de lire de très beaux textes de poètes qu'on aimerait connaître davantage (une liste des sites est fournie en fin de recueil, mais ne concerne que ceux qui utilisent ce média) . J'ai beaucoup aimé le Chant sacré d'Amadou Elimane Kane, par exemple :

Revue Cairns, numéro 20, janvier 2017 (Printemps des poètes 2017, Afrique(s)), 21, septembre 2017, (L’Etranger), 22, Printemps des Poètes 2018 (L’ardeur)

Revue Cairns
– N° 20, janvier 2017 (Printemps des poètes 2017, Afrique(s))
N° 21, septembre 2017, (L'Etranger)
22, Printemps des Poètes 2018 (L'ardeur),

Abonnement (2 numéros, 15 euros, au numéro 9 euros)
www.patrick-joquel.com

 

Avec le limon du Nil
Je voudrais de nouveau
Déplier le temps
Comme une mélodie rythmée
Par mon histoire l'histoire
Que je ne suis point (...)

Le numéro consacré au thème de l'étranger s'ouvre, avec l'humour qui caractérise Patrick Joquel, par une citation d'Agecanonix, dans la bande dessinée Le Cadeau de César : "- Moi, tu me connais, je n'ai rien contre les étrangers. Quelques-uns de mes meilleurs amis sont des étrangers. Mais ces étrangers-là ne sont pas de chez nous." Le thème, suffisamment ouvert, permet aux poètes de s'y exprimer librement. J'y relève le début de ce poème de Gilbert Casula :

L'autre, celui qui n'est pas invité au banquet,
celui que l'on ne salue pas quand on le croise,
celui qu'on ne remarque pas, un transparent,
insignifiante ombre qui passe, perçue à peine
jamais imaginé, jamais même nommé (...)

ou encore les vers bilingues (espagnol/français) d'Isabel Voisin, tirés d'Estaciones de los muertos / saison des morts, ou la fin de ce poème de Lydia Padellec inspiré d'un tableau de Matisse :

Et c'est le premier geste
La main tendue
L'offrande du pain
Le premier geste
Avant la caresse.

Le numéro consacré à l'ardeur présente une quinzaine d'auteurs, et j'y retiens la très belle série de textes de Patrick Joquel, extraits de Ephémères du passant, aux éditions de l'Atlantique : "Je t'écris d'un bivouac de fortune au pied d'une large forteresse de froid. Mon feu tremble" dit l'incipit. On y voyage de nuit, invité à "Allumer des mémoires... Des brasiers. (...) Des feux qui veillent leurs rêveurs". Invité à "caresser de la main les grains de toutes les peaux du monde. Absolument toutes. Y compris celles des pierres. Des nuages. Des homards et des hérissons (...)" On y voyage avec un poète "réfractaire à tout pas cadencé", on y élève avec lui des "restanques de joie" contre la mélancolie, on y tente, en suivant le fil de son écriture, d'allumer le jour, à l'Est – mais "comment est-ce possible quand on écrit d'Ouest en Est?" - et la rêverie le suit, dans les méandres de l'écriture, pour "Simplement / s'envoler".

La bibliothèque idéale, quant à elle, présente entre autres un album de Chantal Coliou, Le Temps en miette, chez Soc et Foc, les Maximes de nulle part pour personne, collaboration de Perrin Langda avec l'illutrateur Eric Demelis, chez Voix d'encre, D'Ici de Jacqueline Held, chez Gros Textes, accompagné d'un large extrait, puis Le Vertige des fumanbules aux éditions Calicot, ou encore un recueil de haïkus, De fleurs et d'écailles, aux éditions du Jasmin : une belle série de propositions argumentées pour les documentalistes ou les bibliothèques de classe.




Les carnets d’Eucharis, La Traverse du tigre, hors série

Dans l’œuvre de Borges, un point contient tous les points du monde. J’ai toujours estimé que ce point fascinant était partout : dans les lieux, dans les cœurs et même dans les livres. Il suffit de le savoir pour le ressentir. Ainsi en ouvrant cette revue sous la protection de Borges (citation de L'or du tigre) qui accueille « la poésie suisse romande », je me suis interrogée.

La partie romande de la Suisse – francophone donc - applique-t-elle ce « point » (de vue ?) en matière poétique ? En accueille-t-elle toutes les formes, convertissant en mots tant et tant d’approches du monde ? De façon plus large, l’espace génère-t-il sa singularité poétique ou s’ancre-t-il dans l'universel ? Propose-t-elle une tendance poétique orientant les mots vers une vision plus spécifique ? Ramuz qui me fascine aurait-il fait des émules ? Bouvier aurait-il généré un suivi ou des ricochets en terre de poésie ? Etc.

La Traverse du tigre, hors-série Poésie suisse romande, Les carnets d’Eucharis, 112 pages, 2017

La Traverse du tigre, hors-série Poésie suisse romande, Les carnets d’Eucharis, 112 pages, 2017

Les questions appartiennent à tous et à toutes... Nathalie Riera, qui a dirigé cette traverse-là, premier numéro hors-série de Les carnets d’Eucharis, évoque une "poésie en alerte sur les routes du monde". Son ouverture "défie les frontières" (dixit Laurence Verrey) car les passerelles peuvent être « transfrontalières ». Il y a ainsi du hors-les-murs, hors-les-normes et hors-les-frontières à explorer : sont-ce les vestiges résiduels de l’utopie ? Quoiqu’il en soit, le projet éditorial de ce tigre borgésien se veut "polyphonique" : 19 poètes (dont 12 poétesses) portent leurs "lambeaux du dire » (L. Verrey) « en un champ libre voué à l'élargissement" (P. Chappuis). Déambulons à leur suite en inventant notre parcours personnel, sans oublier que la moindre escale poétique se veut humaine (ou l’inverse).

En baguenaudant dans la langue, arrêtons-nous d’abord – pour y prendre des forces ? - dans la pâtisserie familiale vaudoise du poète Olivier Beetschen, dont la seule description exhale la gourmandise. « L’ambiance, de caramélisée, devenait pétrifiée » lorsqu’un client Yul Bruner/Taras Bulba commandait « un kilo de pralinés » à sa mère. Un « factotum essouflé » du style Quasimodo servait sur une plaque des œufs en chocolat, tandis que « les dames à froufrous péroraient » dans un mini tea-room. La présence attachante des parents imbibe tout le poème, donnant vie à ce commerce gustatif.

Revenons vers la maison, ce lieu fixe à la base de soi pour les sédentaires que nous sommes devenus. Pierrine Pogey retrouve la sienne au terme d’un voyage après diverses « circonstances » : « Voici de l’espace et du pain/Désormais sa joie se tient hors d’elle ». Le temps bouleversé s’inscrit ici en lien énigmatique, entre un coup de téléphone ou des allers et venues : « Demain paraît le passé/Date, noms, souvenirs, rien ne la sauve (…) – Tout est prêt. La montagne se referme ». Dans ce monde, où le poème dont le tissu se défait comme des fils, ressurgissent les souvenirs « de la beauté d’autrefois ».

Quittons ensuite la ville, pour musarder en pleine nature. Le poète Pierre Chappuis rôde sur les chemins anciens de glane. Il y reste des brins de paille, des pavots parmi les blés où le couchant se mue en « brasier de novembre ». Son regard a une sorte d’appétit sensuel lorsqu’il observe une « mer de brouillard éraillée, retenant ses hoquets » ou une ligne de brume qui « lentement (…) s’effiloche ». Fusionnel, il entre dans le paysage avec une jouissance intime : « L’horizon l’englue » en un monde « sombre dans le jour sombre ». Son récit, accompagné de commentaires en italique mis entre parenthèses, semble proposer des strates au vécu.

Cependant un tel voyage à travers un paysage peut se réaliser par la médiation de l’art. Françoise Matthey observe une peinture de Constable, La charrette de foin ((Notons que la charrette paraît plutôt vide !)), avec un moulin « dans le lointain d’une plaine ». Le tableau habité est vivant avec un « homme sur le char » qui « offre sa sueur au pain secret des âges/mène ses chevaux dans la fraîcheur d’un gué ». « Il est assis dans une bienfaisante lassitude », avec une enfant qui « semble appeler tandis qu’au loin/les faucheurs s’offrent au branle-bas des graines » et qu’une lavandière « heureuse/chantonne la rédemption des cendres ». Devant le tableau, la mémoire de l’observatrice « veille », comme si des souvenirs archaïques en renaissaient subrepticement : « Par quelle roue ai-je été égrenée par les chemins du monde ? » L’eau vive, pressent-elle, « ne cesse de me désaltérer ».

Faisons enfin une ultime escale dans cette nature actuelle pour la découvrir en voie de destruction, envahie par le synthétique. Le poète Laurent Cennamo rôde ainsi au milieu des bois. Même là, deux hommes jouent avec des voitures télécommandées près d’une tente en toile plastifiée ! Il déplore ce « monde en plastique » qui lui rappelle l’odeur de ce « monstre/violet (…) muni de ventouses » des jouets Mattel. Autre rappel : son oncle surgit de la fosse graisseuse avec une clé à molette. Comment devenir homme désormais avec cet « (incompréhensible cadeau, vivre, vraiment/ d’un muet le songe dans le noir)».

*

Allons alors flâner plus loin au long de la mer Egée avec Sibylle Monney, « le pied devant le pied ». La poétesse y découvre les îles « lointaines » : Mykonos, Delos et d’« autres terres insulaires par la même mer intérieure logées », dont Tinos que surplombe la montagne d’Exombourgo au « crâne minéral ». Semblable escarpement est actif : « le dôme rocheux observe, (…) guette qui cherche la voie menant à son sommet ». Parmi la sente de randonnées, « la plus empruntée » a « les prises patinées ». Redescendre de ces cimes transforme la vie de la marcheuse : « On se pense une route une autre nous est préparée ».

Au fil de notre lecture, folâtrons encore au bord de ces vagues. Là, deux autres poétesses sont fascinées par une conjonction des sens (ouie/vue) ou des matières et énergies (eau/air/lumière). De loin, la mer se fait connaître par un « vacarme » qui emporte ainsi Francine Clavien. L’auteure unit superbement les perceptions des sens : « Le bruit des vagues/prend le chemin de la lumière ». Façon de découvrir les vagues, ces « bâillons/faits de lambeaux/usés/et pourtant bleus ». Le même jeu de lumière marine transparaît autrement dans la poésie de Julie Delaloye, mais cette fois-ci « à contre-jour ». L’Italie l’inspire avec ses sols du sud si solaires. Là, la terre est « rouge, brasier tourné au souffle du vent ». La nuit, « la plus pure lumière » dépose « dans le miel, la mer,/ce tant d’éternité retrouvée » si rimbaldien.

Une ultime poétesse, José-Flore Tappy, a la même propension à évoquer la mer, mais – hélas - telle qu’elle est devenue aujourd’hui. Elle la voit par la fenêtre – « hublot » de sa chambre, un « un trou dévasté » en une île anonyme, fréquentée par le « tourisme payeur ». Ce lieu « qui prend froid et s’exténue » est la proie de la modernité et… des déchets qui excluent tout charme. Supportant le ballet des « éboueurs, camions-poubelles/ aux manœuvres saccadées » ou du camion de « bebidas », cette «île endosse » son développement ! En marche, l’auteure quête en vain le plaisir d’approcher la les flots : «Allégée/une algue sèche/autour des pieds/je remonte un sentier/sombre et sans étoiles/sable et poussière/soufflés/par les motocyclettes ». Nul doute, la joie a disparu de cet univers de poussières sans étoiles.

*

Cependant il est des promenades d’une autre nature. Elles se font à l’intérieur d’un corps, celui de la mère. L’exploration de soi se fait en revivant la gestation de sa propre naissance. Antonio Rodriguez refait seul ce cheminement intra-utérin en une « nativité lente ». Il s’évoque pas à pas à la deuxième personne : « tu avances vers la lumière qui est de l’air, cherchant la peau (…), tu avances dans la mère, lumière et peau, en amibe aimante (…), tu avances vers la mère (… ), tu avances dans sa matière, mère ouverte de la bouche à l’anus (…) vers la forêt d’une maternité… Sous la dalle du ventre tu nous es livré vivant ». Il naîtra le « bel enfant prêt à percer le silence de son cri ». Le poète en tire un constat plus général : « L’espèce cherche son humanité ». Y parvient-elle ? « Tout ce qui secoue peut se voir en poèmes », estime-t-il dans un éblouissement créateur.

Notre errance se poursuit aussi dans le monde des concepts approchés par ces poètes choisis : ici le mal, là la liberté, ailleurs les proximité des lettres des mots, l’enjeu grammatical. Dans Qui instruira le livre du calme, Jacques Roman s’auto-questionne : « où donc se loge le mal de l’homme ?». Ne pouvant répondre à cette inquiétude métaphysique, il dénonce âprement le mal, la terreur, proclame la haine des guillotines, des exécutions capitales, des fours crématoires : « cris hurlements plaintes râles/horions insultes crachats et rires de hyène/animale terreur agrandit les pupilles/la graine de la haine semée à lever/d’un bras de folie sorti du néant/carnivore exterminatrices fleurit rouge ». Peut-on y échapper ? Il y a encore « tout le mal à venir ». Seule Cassandre a la réponse.

Pierre-Alain Tâche, dans Qui dit vrai ? questionne quant à lui la liberté poétique. Au nom de cette liberté, il écarte (« abolit ») la muse Nusch ( Nusch Eluard ?), se souvient de la disparition d’Hélène et de la mort de Jules Lequier en nageant à travers l’océan. C’est l’occasion de s’interroger sur le poète qui « a repris le don/qui répondait au don d’autrui,/le vouant à d’autres desseins ». Se référant à Guillevic et à Michaux, il continue sa quête intime : « me porter dans la faille muette/où risquer encore ‘la recherche/ passionnelle et comblée/de quelque chose que l’on sait/ne jamais atteindre’ » (dixit Guillevic). Même si la poésie est impossible (ou peut-être pour cette raison ?), il intègre dans ses écrits cette longue citation de poète. Il mue aussi, comme Jacques Roman, le titre de son poème en question.

Sylviane Dupuis constate, elle, la proximité des mots mur et amour : le mur est si proche de l’amour, à deux lettres près. Ce n’est probablement pas un hasard, car le mur est obstacle et l’amour insatisfait vient peut-être de « l’a-mur ». Le « mur est en toi (…) obstruant tout ». Lorsque l’espérance s’écroule, le mot Dieu va remplacer ce rien : un « mot-cri à la racine/invisible du souffle !» qui emmure. Nait enfin la poésie dans « les interstices », « dans le défaut des murs, cette faille, cet entre-deux ».

*

Dans ces péripéties de l’errance, que faire de la détresse humaine de notre société ? Trois poétesses l’explorent et sont soulagées ( ?) par le même refuge poétique. Nous rôdons d’abord dans une société peu démocratique qui exclut jusqu’à ses propres membres. Marie-Laure Zoss, touchée par les marginaux à la Jeanne Benameur (citation d’ouverture), appréhende ce monde bouleversé et chaotique, jonché d’êtres abandonnés au fil des lieux et – sans doute -des écrits : « Des frères, s’ils sont, leur parler où, chacun dans son angle ? ». Ses mots et ses phrases se heurtent, s’emboitent, se brouillent, s’enchevêtrent proposant des indices, suggérant des incertitudes. Ici « se lèvent des hordes hivernales (…), du chantier ferment tantôt les grilles, des ombres les tirent, casquées de jaune à la tombée ». Tandis que s’éteint « l’ampoule intermittente de la pelleteuse ; à quelques mètres, d’autres battent la semelle sur le goudron ; s’envolent des châtaignes, une patate brûlante… ». Que faire ? Y aller ou non ? « On recule vers les containers (…) la trouille au ventre ». Des travailleurs répondent à l’appel selon une « procédure de rigueur » ! L’écrivaine, elle, cherche en esprit « une planque minuscule ». Est-ce le poème dans lequel « on besogne à tailler des phrases dans du préfabriqué ».

La poétesse Sylvia Härri explore aussi étrangement les douleurs humaines, tout en bouleversant fermement les codes grammaticaux du Bescherelle (!): « je me souviens, tu me souviens, il me souvient, nous me souviennent, vous me souvenons, ils me souvenont ». L’île de Lesbos émerge avec ceux qui s’y sont réfugiés : « Visages sans nom/entassés dans l’attente/derrière les barbelés ». Parmi eux, « ce vieil homme/Alep gravé sur le frot/- cicatrice ou racine ». Que faire ? Ne pas oublier pas plus que ne s’oublient en vrac « les portes de placard laissées ouvertes » … d’arroser l’orchidée, faire bouillir l’eau, éteindre la lumière, etc. Que faire ? « Changer les mots contre d’autres, les syllabes contre les silences, les silences contre le silence. »

Pour Laurence Verrey, l’heure « barbare » est « en déshérence mélancolie » dans ce monde dévasté par tant de guerres cruelles et de morts. « Quand l’appel des naufragés déchire la mer/lacère le sommeil que les vagues/avaient d’un coup les cris », alors la poétesse a un recours, un refuge : « recourir au poème/comme un corps émergé un rocher/qui tient bon ». L’instant qu’elle capte en jouant avec les mots et les sons est aux « bords du dire/toujours à franchir – affranchi ». Alors elle dira cette nuit kirghize, sous les étoiles « bien clouées » de la constellation du Chariot, auprès de ce lac d’Issyk Kul ((Issyk Kul, traduction le lac chaud.)) qui pour les habitants est « une femme amoureuse et le jouet des vents ». Elle semble y être un instant apaisé ?

*

Que reste-t-il au terme de cette promenade à travers les mots, où la lectrice – moi - se sent un peu funambule. La disparition de soi, la mort, est-elle l’ultime étape ou un recommencement ? Pierre Voélin, est d’abord un promeneur inspiré qui, entre huppes et biches, pouliches, poursuit le « rêve amoureux » de la reine de Saba. Dans la « bergerie des étoiles », il compte les « soumises – les revêches/ les tendres et les étoiles ». Il saura même voir « les cortèges/d’anges » des ruines de Duino dans ces espaces où tombe la neige et « où brûle la main du Dieu ». Façon de dire la mort, cette face cachée de l’existence, tout comme Rimbaud l’a perçue devant le soldat des Ardennes.

Anne Bregani, elle, dit la mort avec une beauté si mystique qu’elle la rend désirable : « elle viendra/l’inoubliée/prendre toutes mes mémoires/lire/toutes mes rencontres/qu’elle a travaillées/de ses morsures obliques ». Cette poétesse « désorientée » frôle enfin l’indicible, la « Divine Tendresse ». Dans les voilures de son soir, Claire Genoux perçoit la mort autrement. Sur la tombe, elle est « cette enfant blanche/avec rien d’autre qu’un corps/comme un vent qui passe/sous les lunes mouillées » « Je redeviendrai ton enfant/ton enfant mort/ dans les voilures du soir ». L’exaltante tristesse de cette « nuit des adieux », une « nuit sans étoile des fontaines éteintes », étreint le cœur.

*

Ainsi chaque poète.sse poursuit la connaissance de lui-même à travers ces instants humains de vie et de mort. Dans sa promenade, il/elle introduit la mer, la mort, l’amour, le mur. Cette prose souvent libre, au rythme souvent variable, aux parenthèses possibles, aux citations d’auteurs intérieures au texte, à l’emploi de l’italique, aux répétitions. Même si l’âme hantée par le temps « est un ricochet de milliards d’années » (Jacques Roman), elle se laisse volontiers emporter dans l’espace. L’appel du sud – vécu ou évoqué - est souvent méditerranéen : Cortone, Mykonos, Delos, Tinos (Exoumbourgo), Lesbos, Syrie (Alep) et parfois moyen-oriental (Kirghizistan, lac Issyk Kul).

Oui, mais les réponses - aussi - appartiennent à tous et à toutes. Au terme de parcours suisse romand (« postface »), Angèle Paoli récapitule avec ferveur les divers élans poétiques de l’opuscule (tantôt « lyre brûlante », tantôt prose « quasi-baroque »). La poésie s’y penche sur ce qui échappe, la naissance et la mort, l’ombre et la lumière, l’onde multiple, les exils, le paysage insulaire délabré, la rêverie devant une peinture, le désarroi face à la vieillesse, des bribes de dialogue, une expérience de la glane, des voix autres, l’entre-deux, etc. « Recourir au poème » est une nécessité vitale, affirme-t-elle avec Laurence Verrey, pour « tenter de trouver un semblant d’équilibre dans le déclin d’un monde en proie à ses obscurantismes ».




Chroniques du çà et là, N°12

Les Chroniques du çà et là sont avant tout d’une très belle facture. D’un format livresque, et d’une épaisseur variable selon le sujet abordé, mais en général assez copieux, rien ne cède place au mauvais goût. L’iconographie choisie pour illustrer la thématique du numéro est mise en valeur par le paratexte et la couleur d’une couverture cartonnée dont les tons s’harmonisent avec l’image. Et les thématiques abordées suivent une topographie précise. 

Le numéro 12, de cet automne 2017, intitulé « Le Long du Mékong », propose au lecteur une immersion dans la production littéraire contemporaine « De Luang Prabang à Phnom Penh et Hô Chi Minh-ville », en mettant l’accent sur la découverte de « La littérature aujourd’hui au Laos, Cambodge et Vietnam ».

Chroniques du çà et là, N°12, automne 2017, PhB éditions, 145 pages, 12€.

Chroniques du çà et là, N°12, automne 2017, PhB éditions, 145 pages, 12€.

L’argument de Philippe Barrot en manière de discours liminaire explique au lecteur le choix de la thématique abordée. Puis suivant un découpage topographique celui-ci laisse la parole à des intervenants qui contextualisent les productions proposées. Des entretiens avec des spécialistes de la littérature de ces pays précédent les productions présentées. Mais cette revue pluridisciplinaire évoque tout aussi bien la littérature, que le cinéma ou la bade dessinée. C’est donc un panorama d’une extrême richesse, et qui permet au lecteur de se faire une idée sur l’évolution artistique en lien avec les changements politiques et sociologiques eux aussi évoqués à l’occasion des divers entretiens menés avec ces spécialistes.

Ce numéro ainsi qu’il est d’usage pour les Chroniques du çà et là se découpe en chapitres « Laos, histoire et littérature », qui met en lumière non seulement les productions littéraires contemporaines mais aussi les mettent en relation avec d’autres vecteurs artistiques tels que la bande dessinée et le cinéma, « Cambodge, littérature et traduction orale » et « Vietnam, littérature d’aujourd’hui » qui suivent la même démarche. Ces chapitres qui brossent un panorama complet des productions artistiques des lieux évoqués débutent tous par une entrée en matière qui éclaire et guide le lecteur dans la découverte des extraits qui lui sont proposés.

C’est donc une immersion totale dans une culture différente, mais aussi un véritable état des lieux, qui est à chaque fois proposé par les Chroniques du çà et là. La mise en œuvre des productions artistiques autant diverses que pluridisciplinaires sont offertes dans leur mise en relation avec leur contexte de production, et les artistes sont présentés par des spécialistes en la matière. Nous pouvons donc avoir le bonheur de prendre connaissance de la richesse des productions artistiques de tous horizons, et de leurs conditions de production. Il est, plus encore, un vecteur de questionnement quant à la prégnance des éléments sociétaux et de leur motivation quant à l’évolution des modalités d’expression artistiques. Le lecteur, ainsi guidé, découvre des univers artistiques que bien souvent il ne connaît que de manière très partielle

Le numéro précédent, qui invitait le lecteur à découvrir le Japon à travers cet état des lieux des productions artistiques, ne procède pas différemment. Offrant une visite guidée par d’éminents spécialistes de l’art dans des pays qui, grâce à ces focus, permettent au lecteur de découvrir bien souvent des lieux et des pratiques artistiques données à voir dans toute la complexité de leur inscription dans une société dont l’histoire et l’évolution sociale est offerte par le paratexte qui accompagne celles-ci.