POSSIBLES, et INFINIE GÉO-LOCALISATION DU DOUTE n° 2 & 3

 

 

 

            Je vais commencer par évoquer quelques souvenirs que les moins de 20 ans ne connaissent pas ! Possibles fut d'abord une revue papier paraissant dans les années 1970 du siècle dernier… Pierre Perrin, son animateur, la fait reparaître depuis octobre  2015 sous une forme électronique. Et Possibles en est à son n° 18 à l'heure où je rédige cette note. Et Pierre Perrin annonce que "le passant est sollicité pour s'inscrire pour recevoir un avis de mise en ligne des numéros successifs le 5 de chaque mois". Il suffit de taper sur son ordinateur préféré "Possible, revue de poésie" et, ensuite de cliquer tout en bas de la page sur "Je m'abonne pour recevoir…" Et c'est gratuit !

 

            La revue d'aujourd'hui est dans la lignée de la revue papier. D'ailleurs, Pierre Perrin reprend dans sa rubrique Hier des poète jadis publiés (Y Martin, D Pobel, A Laude, Th Plantier, G Chambelland ou P Vincensini pour ne nommer que ceux-là) dans les années 75-80… Mais il s'intéresse aussi à des poètes contemporains (G Bellay, B Douvre, JF Mathé, M Baglin, A Borne, J Réda, Fr Laur ou M Bertoncini… ) et n'hésite pas à faire appel à des écrivains fins connaisseurs de ces poètes. Mais dans sa rubrique Invitation, Pierre Perrin écrit ses lectures à propos d'une revue (Friches, par exemple) ou d'un poète comme JP Georges ; mais il donne également la parole à d'autres, sous forme d'extraits en prose (JCl Martin) ou de poèmes ( CA Holdban, JCl Tardif…). Coup de projecteur donc sur une certaine poésie faite de sensibilité et d'attention au monde en général, une poésie à hauteur d'homme pour reprendre une expression qui fit florès en son temps…

 

            Possibles est une revue nécessaire. Il ne faut la manquer pour rien au monde…

°°°

          Denis Heudré a créé en 2016 une revue en ligne et gratuite afin d'attirer l'attention des éditeurs sur sa production (cette revue est unipersonnelle, comme il le dit si bien) et celle des lecteurs. La diffusion en est double : sur la toile et via facebook. Ce qui lui permet d'offrir poèmes, dessins, photographies et notes de lecture.

            Le n° 3 (publié en janvier 2017) donne ainsi à lire, après un éditorial où il s'explique sur le titre de cette revue et sur son absence de certitudes, deux poèmes illustrés de beaux dessins, une note consacrée à "Éternité à coudre" d'Esther Tellermann. Le n° 2 (publié en décembre 2016) offre à la curiosité un bref poème extrait de "Une couverture noire" et un inédit ( ? ) intitulé "Bricole", une note de lecture où Denis Heudré présente "Circonvolutions" de Stéphane Sangral (un ouvrage que l'auteur a bien voulu m'envoyer et dont j'ai rendu compte dans un Fil de lecture à paraître (à l'heure où j'écris ces lignes) dans une prochaine livraison de Recours au Poème.

            C'est gratuit, je me répète. Et il ne faudrait pas manquer Infinie Géo-Localisation du Doute qu'on peut lire à l'adresse électronique suivante : http://denisheudre.free.fr. À suivre…




La collection Folio + collège

 

 

Calée sur les programmes de collège, cette collection offre un texte intégral assorti d’un dossier. Celui-ci est classiquement organisé autour de 4 pôles : la découverte du texte, l’analyse, l’expression de l’élève (écriture poétique et débat) et les prolongements vers les textes contemporains et les œuvres d’art. Classique, mais j’observe un soin particulier apporté dans la clarté des informations, que ce soit dans les notes de bas de page du texte que dans le dossier. Prenons par exemple le chapitre sur la versification des Romances sans paroles :

Une métrique de poésie ou de chanson ?

Le mètre est le nombre se syllabes prononcées dans un vers. Lors de la publication des romances sans paroles, les vers les plus fréquemment utilisés restent (…) On trouve également dans le recueil des vers de quatre, cinq, six, sept, neuf, onze syllabes, ce qui est une palette très divesifiée pour l’époque ! De plus Verlaine utilise le vers impair, un vers alors très rare (…) L’hendécasyllabe, hérité de la chanson (…) Selon Verlaine, cette instabilité donne davantage de musicalité au vers.

 

Dans le Prévert, on ne pourra que louer le glossaire sur l’argot parisien qui, outre l’intelligence des poèmes, peut faire l’objet d’un support de cours sur les registres de langue.

Les questions posées au jeune lecteur, loin d’être décoratives, sont claires et sans ambiguïté, aidant à s’ouvrir à l’œuvre et à ouvrir son attention au sens, au style, au monde. Les prolongements forment d’intéressants groupements de textes et d’œuvres, lesquelles profitent de la quadrichromie des 2ème et 3ème de couverture.

 

Fidèle à sa tradition d’élégance, la maison Gallimard propose une mise en page qui mérite le détour des élèves et de leurs enseignants.

La présentation des poèmes est dans une typographie classique garamond, qui donne un aspect « vrai livre littéraire ». Des polices plus « documents » sont réservées au dossier. Dans ce dernier, on ne peut qu’être séduit par les pictogrammes intelligents conçus par Laura Yates. Intelligence qui, loin d’être accessoire, participera utilement à une formation de l’œil de l’élève.

 




Voix féminines dans la poésie des Rroms : Journal des Poètes 4, 2016 et 1, 2017

 

Le très bel éditorial, de Jean-Marie Corbusier, dans le numéro de janvier, justifierait à lui seul que l'on parle de la revue. Sous le titre "poésie à l'oubli", il pose la question, chère à notre coeur, de la place du mystère et du chant dans la poésie contemporaine : "Elle n'est plus une interrogation, c'est-à-dire une résistance", lui semble-t-il, "le sens n'est plus balancé entre ombre et lumière, mystère et clarté." Qu'on partage ou non ce constat, l'invitation pressante qui le conclut – "méditons" puisque "le poème est le présent sans réplique d'une trace antérieure à son apparition" - est une belle porte ouverte sur cette livraison en deux volumes, dont les dossiers sont consacrés aux voix oubliées d'une poésie peu connue, sinon même tout à fait négligée.

 

Sous le titre "Combien de chants étouffés dans leurs gorges? Voix féminines dans la poésie des Rroms", le JDP propose une anthologie historique fouillée, accompagnée de nombreux exemples, réalisée par Marcel Courthiadei. Dans le premier volet, l'auteur resitue le rromani dans le contexte historique des langues indo-européennes, et dans le contexte actuel des langues parlées en Europe. Il en souligne la fécondité poétique, à partir de la distinction en "mot" et "terme", et note le double fait rare que les premiers exemples en sont des poésies de femmes (la toute première toutefois en russe, au début du 19ème siècle, et non dans sa langue maternelle), de même que les dernières voix créatrices leur appartiennent.

La deuxième partie du dossier (dans le numéro 1, ouvert sur la très belle reproduction du détail – un visage implorant - d'une peinture d'Yvon Vandyckeii) commence par l'évocation du "Samudaripen", le génocide – cet "impensé réalisé" - perpétré par les nazis et les régimes qui les admiraient et dont les conséquences, sont encore vives pour les victimes,. cette catastrophe survit dans la poésie rrom,fémninie, peu portée par ailleurs sur les thèmatiques et problèmes de la vie des femmes :  poésie ni revendicative ni militante, elle est chargée de cette omniprésente question de la mort et d'une réécriture de la cosmogenèse, de passages sur la nature et la "vraie vie".

L'auteur conclut son essai sur la question du statut des "dernières" voix rroms féminines – traces d'un monde à l'agonie, ou regain d'une poésie en langue maternelle rrom, s'interroge-t-il.

. Larticle est suivi d'une bibliographie (hélas non traduite en français) et de trois conseils de lecture complémentaire, d'ouvrages traduits par Marcel Courthiade, chez L'Harmattan.

 

Outre cet excellent dossier, très nourri (deux fois une quarantaine de pages) le lecteur retrouvera les riches rubriques habituelles, parmi lesquelles on notera  les "voix nouvelles" de Marie-Clémence Gaunand et Jennifer Lavallé dans le numéro 4 de 2016, et celle (non créditée au sommaire) d'Aurélie Delcros dans le numéro 1 de 2017.

 

____________________________

notes : 

i - Marcel Courthiade est responsable de la section de langue et civilisation rromani à L'INALCO – Paris-City, Sorbonne, et commissaire à la langue et aux droits linguistiques de l'Union rromani Internationale.

ii - Yvon Vandycke, peintre, poète, polémiste, infatigable animateur belge (1942-2000) défendant une certaine idée de l'art, qui a marqué l'histoire de la peinture de son pays, à découvrir sur le site qui lui est consacré http://users.belgacom.net/gc053794/index.html




Diérèse 68 et 69

 

DIÉRÈSE n ° 68, SUR LE BLANC DU MONDE.

 

  Cette livraison de Diérèse fait 304 pages : cela se passe de commentaires. Daniel Martinez, dans son éditorial, commence par signaler que si la démarche d'un poète est on ne peut plus personnelle, elle ne va pas de soi pour autant dans la mesure où elle relève d'une quête incertaine, d'un travail constant, intérieur qui exige une certaine lisibilité pour trouver son lectorat. Ce n'est pas pour rien que de nombreux poètes sont aussi traducteurs…

    Tout d'abord, le domaine étranger (international) est réservé à quatre pays ; le Brésil, le Danemark, les USA et l'Afrique du Sud. C'est une découverte car je ne connaissais pas les poètes traduits. Le premier cahier de poésie française est une mini anthologie qui regroupe huit poètes dont je lis trois d'entre eux depuis longtemps. Pierre Dhainaut est fidèle à l'habitude qu'on lui connaît depuis plusieurs années : il fait suivre ses vers de réflexions sur la poésie. Il donne ici à lire une série de notes sur trois pages, j'y relève : "Aux mots du poème n'ajoute pas les tiens : abréger, tu le peux, tu allongeras le chemin" (p 47). Pierre Dhainaut se montre ouvert et disponible, d'une totale liberté. Je ne dirai rien des poèmes de Jeanpyer Poëls et de Jean Chatard (sauf que je les apprécie) car j'ai déjà beaucoup écrit sur leur façon de faire des vers… Quant aux autres poètes de ce cahier qui sont de parfaits inconnus pour moi, dire simplement que Patrice Dimpre est un spécialiste de l'absurde, de l'humour à froid et du jeu de mots. Que les trois poèmes en prose de Michel Passelergue sont caractérisés par une sensibilité exacerbée. Qu'Anne Emmanuelle Voltera (Suisse d'expression française) troue ses poèmes de barres de scansion ou de tirets séparant les vers. Que Raymond Farina est aussi poète à côté de ses traductions, ses poèmes sont de longues laisses de vers comptés et sa poésie est plutôt cosmique. Que la poésie de Gérard Engelbach se situe à l'opposé de celle de Farina : poèmes brefs de vers libres. Mais sans doute est-il vain d'ainsi vouloir caractériser une poésie à partir de quelques poèmes, au lecteur de se forger son avis ! Je ne dirai rien des poètes regroupés dans le second cahier anthologique, si ce n'est qu'Isabelle Lévesque, Gilles Lades et Gérard Le Gouic ne sont pas des inconnus pour moi, contrairement aux six autres poètes… Diérèse joue parfaitement son rôle de revue. Je m'arrêterai par contre aux lettres de Malrieu à Jean-François Mathé, missives dont Pierre Dhainaut dit dans sa présentation que Malrieu "préférait [aux livres] les revues et les lettres puisqu'elle favorisent les rencontres, le dialogue". Je rappellerai seulement que Pierre  est un excellent connaisseur de la poésie de Jean Malrieu puisqu'il a réuni l'œuvre poétique de ce dernier en 2004 en un gros volume intitulé "Libre comme une maison en flammes" au Cherche-Midi. C'est ce qui fait l'intérêt de sa présentation. Les lettres de Jean Malrieu sont complétées par trois poèmes de Jean-François Mathé que je lis avec plaisir.

    Le cahier "prose" est varié : ça commence avec un récit d'Hélène Mohone ; à ce rythme, Diérèse va éditer les œuvres complètes de celle-ci au fil des livraisons. Le lecteur est transporté dans un pays pas précisé géographiquement ni temporellement encore qu'il devine peu à peu : la littérature est une affaire de patience. La multiplicité des personnages empêche le lecteur de savoir qui est qui, de s'y repérer précisément. La vie, quoi ! Ici ou là-bas, va savoir ! Pierre Bergounioux signe un ensemble de notes qui va du 1er au 31 mai 2016. Ce que je retiens de ce journal, c'est la casse industrielle de la France, les maladies et les morts des proches, le vieillissement de l'auteur qui souffre de cent maux. C'est éprouvant et je sors comme essoré de cette lecture. Daniel Abel donne un texte incassable qui revisite l'histoire de l'art et la mythologie grecque. Les tournures de style participent de cet essai captivant. Étienne Ruhaud poursuit son exploration du cimetière du Père-Lachaise et s'arrête plus particulièrement aux tombeaux du cinéaste Jean Rollin en un texte qui vaut bien les notices des ouvrages cinématographiques et de Gérard de Nerval. Arrêtons-nous un instant à ce dernier qu'on retrouvera pendu en janvier 1855 rue de la Vieille-Lanterne à Paris et qu'André Breton aurait pu ajouter dans sa liste des poètes du passé qui sont surréalistes dans son Premier Manifeste ! Il faut lire l'article de Ruhaud… Ce n° se termine par 57 pages de notes de lecture (39 au total) dues à 16 auteurs différents…

    Diérèse sait se faire l'écho de la vie de la poésie.

 

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

 

 

DIÉRÈSE n° 69, À L'ORÉE DU REGARD.

 

, Le n° 69 de Diérèse (qui paraît trois fois l'an) est aussi copieux que d'habitude : 280 pages ! Comme de coutume, ce n° est divisé en plusieurs cahiers : un domaine étranger, deux cahiers de poèmes de langue française, un de proses et, enfin, un cahier consacré aux notes de lecture.

  Le domaine étranger, cette fois, offre une ouverture sur l'Italie et le Brésil. Deux poètes italiens et cinq brésiliens que je ne connais pas : nul n'est parfait et je mourrai moins ignorant ! Mais il faut souligner que Raymond Farina continue son travail de traducteur afin de faire découvrir au lecteur la poésie brésilienne, travail commencé dans le n° précédent… Plus que les cahiers de poèmes [qui ne sont pas sans intérêt, loin de là : j'aime particulièrement les ensembles de vers de Daniel Martinez (qu'on ne voie nulle flagornerie dans ce choix !), Hervé Martin, Isabelle Lévesque, Raymond Farina, Jeanpyer Poëls (que je lis depuis longtemps),  Sébastien Minaux (pour l'exploration de ses insomnies, pour son "vélomoteur qui toussote" à trois heures du matin), Hélène Mohone…], m'a intéressé plus que tout l'entretien de Daniel Abel avec Bruno Sourdin. Au-delà des éléments biographiques, j'ai lu avec passion l'influence exercée par le paysage sur l'écriture : "On élargit son paysage, on se sent presque éternel" (p 116).  Ou autrement : "Faucher, ratisser, faner, rassembler en andains, charger sur la charrette les javelles…", n'est-ce pas la métaphore de l'écriture, depuis le brouillon jusqu'à la publication ? (p 116). Et que dire du "côté flamboyant, révolutionnaire" du surréalisme ? (p 124) que va découvrir Daniel Abel en même temps qu'il fait la connaissance d'André Breton. Quatorze pages à la richesse insoupçonnée qui se terminent sur un impossible "à suivre" ! Patience donc.

  Diérèse continue sa publication des poèmes d'Hélène Mohone ; dans ce n° 69, il s'agit de poème inédits. Dans sa présentation, Jean-Luc Coudray note que certains sont des ébauches qui demeurent "dans le statut ambigu de l'attente" (p 132).  Mais tous ces inédits ne se comprennent sans pas une connaissance de la biographie d'Hélène Mohone ; émotion et distanciation sont au rendez-vous. Dans le cahier "Proses", et plus précisément dans son premier texte intitulé "Marcher profondément", Michel Antoine Chappuis dissèque par les mots la marche profonde comme on parle du sommeil profond. On pense bien sûr au nouveau roman qui remettait sur le métier l'écriture. Michel Antoine Chappuis s'intéresse aux rapports entre les mots (qui veulent dire le monde, selon l'écrivain) et le monde (qui, toujours,  échappe à cet effort). Autrement dit à l'écriture. Qui rappelle que le vrai pouvoir de la littérature est de déjouer tous les pièges de la description (ou de l'extrapolation) du réel… Par ailleurs, descriptions et descriptions - à moins que ce ne soit des récits  ? - (entrecoupées d'hypothèses ou de décisions sans appel ou encore de conclusions dont on ne sait que penser) se succèdent… C'est aussi ça, la littérature...

   Enfin, le cahier "Bonnes feuilles" témoigne que la littérature (la vraie) se fait en dehors des sentiers battus (c'est-à-dire qu'on ne la trouve pas sur l'étal des libraires commerciaux). Mais le lecteur, un tant soit peu nostalgique, regrettera les interventions d'Étienne Ruhaud qui, depuis le numéro 65 de Diérèse, par le biais d'une visite des cimetières parisiens (voir les rubriques "en hommage" ou "tombeaux") refaisait vivre certains poètes disparus. Et ce n'est pas de penser que les choses (comme les vies) ont une fin qui consolera !

    Diérèse est donc une revue indispensable pour découvrir la vraie littérature. Mais ne serait-ce pas la véritable raison (la seule avouable) d'être des revues ?

 

 




La nouvelle collection Folio Sagesses

 

 

Sainte Thérèse d’Avila, Li-Tseu, Confucius, Pascal, le catalogue ne prétend pas décoiffer le lettré. On est dans les valeurs sûres, les auteurs connus et qu’une trop grande familiarité considère comme acquis. Mais, en matière de « sagesses », la plus élémentaire d’entre elles devrait nous conduire à ne rien considérer comme acquis.

Relire Pascal aujourd’hui à travers ce choix de pensées intitulé L’homme est un roseau pensant, le relire en toute simplicité. Cette langue physique qui nous élève vers l’abstraction est en soi (pour le (post)moderne) une expérience authentiquement productrice de sens et de lien.

Fidèle à son art proverbial du confort de lecture, la maison Gallimard peut s’enorgueillir aussi de l’élégance de cette collection aux allures dépouillées : une couverture souple et sobrement décorée, un papier pas trop blanc se prêtant à la lecture dehors, dans la rue, une allée du Luxembourg ou une sente d’Auvergne. Quant aux textes il s’agit d’œuvres courtes, ou de chapitres sélectionnés de manière cohérente.

Ouvrons Li-tseu au hasard et tombons sur cette page où, parlant du voyage, il nous convie à contempler les fruits du jardin que l’on a sous les yeux. Tendons la main vers les Ébauches de vertige de Cioran :

La plénitude comme extrémité du bonheur n’est possible que dans les instants où l’on prend conscience en profondeur de l’irréalité et de la vie et de la mort.

Et voilà comment, sur un coin de table, et grâce à la taille des ouvrages, on a pu faire le lien entre l’Occident et l’Orient.

J’aime aussi une certaine confiance éditoriale qui préside à ces ouvrages à petit prix, l’absence de toute préface, de tout garde-fou, offre une expérience franche et directe, devenue rare dans la croissante réglementation de la pensée.

Que dire de plus ? Au péril de vous faire manquer l’heure d’ouverture de la librairie par des bavardages laudatifs ! Courons-y, offrons ces trésors accessibles et beaux.

 

Il n’y en aurait qu’un, je choisirais celui-là, ce Du bonheur et de l’ennui d’Alain, un groupe de chapitres des Éléments de philosophie :

Les anciens, mieux éclairés pas la sagesse traditionnelle, n’ont point manqué d’attribuer les transports de l’intempérance, et l’exaltation orgiaque dont les plaisirs n’étaient que l’occasion, à quelque dieu perturbateur que l’on apaisait par des cérémonies et comme par une ivresse réglée. Et, par cette même vue, leurs sages attachaient plus de prix que nous à toutes les formes de la décence ; au lieu que nous oublions trop nos vrais motifs et notre vraie puissance, voulant réduire la tempérance à une abstinence par peur. Ainsi, visant l’individu, nous ne le touchons point, tandis que l’antique cérémonial arrivait à l’âme par de meilleurs chemins.

 

 




LE CAPITAL DES MOTS a dix ans : entretien avec Eric Dubois

Les dix ans de Le Capital des Mots1, la revue de poésie en ligne d’Eric Dubois, sont l’occasion pour Recours au poème de se pencher sur l’existence des sites de publication de poésie en ligne. Force a été de constater que ceux-ci, nombreux, et, pour la plupart, régulièrement fréquentés, attirent un public de plus en plus vaste. Faut-il y voir la naissance d’une nouvelle modalité de lecture du texte poétique, une conséquence de la mutation éditoriale qui amène le livre numérique à faire désormais partie du quotidien des lecteurs, un regain d’intérêt pour le genre ? Conscients de la complexité de ces questionnements, nous nous sommes proposés de les soumettre à quelques créateurs de revues de poésie en ligne. Nous commencerons, bien entendu, par Eric Dubois, anniversaire oblige…

 Aujourd’hui Magazine et Revue Culturelle, Le Capital des Mots accueille de très nombreux auteurs, de tous horizons. Il a ouvert ses pages à l’international, en devenant partenaire de Levure Littéraire, Webmagazine multidisciplinaire et plurilingue. En 2015, avec Christophe Bregaint et Marie Volta, Eric Dubois créée une association, Le Capital des Mots, dont l’objectif est de « promouvoir la poésie et les écritures dites « contemporaines » dans les médias, les bibliothèques et les librairies ». Sa motivation de départ, ainsi qu’il l’explique, a été de démocratiser la poésie. Aujourd’hui, la revue totalise plus de 136 0000 visiteurs et plus de 302 000 pages lues. Depuis plus d’un an l’association éponyme, dont l’objectif est de promouvoir l’art contemporain, a déjà deux spectacles à son actif, à la Galerie de l’Entrepôt, à Paris. Malgré la croissance du Capital des Mots Eric Dubois nous confie que l’objectif à atteindre s’il devait affirmer avoir accompli son projet serait « Un poème quotidien dans les quelques journaux qui paraissent tous les jours. Une émission sur la poésie à la télévision, sur une chaîne publique. Et aux rentrées littéraires d’hiver et d’automne, quelques livres de poésie placés en tête de gondole avec les romans. »

Hisser la poésie au rang des genres les plus fréquentés est donc une ambition qui n’a cessé d’agir Eric Dubois. Il est vrai que celle-ci est délaissée depuis plus d’un siècle, Face à ce constat, Eric Dubois nous rappelle les propos de Vincent Monadé, Président du CNL, qui, dans son discours des Vœux, début Janvier, a insisté sur la nécessité de «  réfléchir à la diffusion de la poésie et d’innover, de faire des propositions pour que cet art majeur retrouve la place qui devrait être la sienne. ». Et interrogeant l’auteur quant à la particularité du texte poétique, ainsi que sur sa différence avec les autres genres, notamment le roman, qui semble répondre à une nécessité d’ordre sociologique, il nous rappelle que «  la poésie est porteuse d’une parole singulière et universelle à la fois, elle résonne au-delà du simple fait. Je ne veux pas que la poésie supplante le roman mais qu’elle soit son égale. Tout comme le théâtre, l’essai, la philosophie... » .

Il est vrai que face à l’essor que prennent les revues de poésie en ligne, force est de constater que ce genre attire aujourd‘hui un lectorat de plus en plus important. Celui-ci a toutefois considérablement changé ses habitudes. Tentant d’analyser les raisons de ce nouvel engouement, ainsi que les caractéristiques inédites des modes de fréquentation du texte poétique sur l’internet, nous interrogeons Eric Dubois, qui nous confie qu ‘« Il y a les clics furtifs, au hasard du surf sur la toile, il y a les lectures rapides et les lectures prolongées et attentives. Il faudrait faire une étude auprès des internautes lambda et auprès des internautes amateurs de poésie, souvent poètes eux-mêmes. Attendons dans cinq, dix ans ou plus ! De toute façon, l’édition de poésie (sauf celle de poche) est toujours un peu marginale. S’il y a un regain d’intérêt pour la poésie, alors on en est qu’au début... ». Puis il nous rappelle que « les Japonais lisent sur leur smartphone et autre tablette, sous la forme de livres numériques, des recueils de haïku, dans le métro et en raffolent. L’ebook est peut-être l’avenir de la poésie, à condition qu’il respecte la forme des poèmes, leur disposition typographique, syntaxique et leur mise en page ».

Face à cette mutation des modalités d’appréhension du texte poétique, peut-être faudrait-il s’interroger sur sa nature. Son caractère, fragmentaire, le rend très diffèrent du texte en prose. Le texte romanesque est un texte long qui représente une globalité de sens et dont la lecture intégrale est impossible sur l’internet. Si l’on veut lire la totalité de la fiction qu’il propose on doit acheter le livre. Pour la poésie, force est de constater que la lecture d’extraits peut satisfaire un certain lectorat. Eric Dubois attire alors notre attention sur l’importance croissante des publications proposées en édition électronique, et nous conseille la lecture « éclairante » du livre de François Bon «  Après le livre » publié en 2011 au Seuil. Il souligne les fonctionnalités multiples proposées par l’ebook, « On peut faire beaucoup de choses avec un ebook, grossir ou diminuer la taille des caractères, chercher des occurrences, avoir la possibilité de trouver tout de suite des définitions, placer des signets etc ».

Cette mutation du support de publication pose toutefois nombre de questions. Celle qui semble au premier abord mériter réflexion concerne la réception de l’œuvre. Pour les livres publiés en édition papier, les éléments du paratexte que sont la couverture, le quatrième de couverture, les illustrations, le dispositif tutélaire, l’enchaînement des textes et des chapitres appréhendables dès l’avant lecture, permettent la mise en place d’un horizon d’attente chez le lecteur…L’appréhension de l’ebook est très différente, et il nous a semblé qu’à cet égard les revues de poésie en ligne pouvaient participer à la mise en place de cet horizon d’attente autrefois théorisé notamment par Hans Robert Jauss et Umberto Eco. Interrogeant Eric Dubois sur cette possible coopération et sur ses modalités, celui-ci nous confie qu’« Il y a déjà des fichiers Pdf dans le Capital des Mots », et qu’à l’avenir « il pourrait y avoir des epubs. Il faudrait que les auteurs veuillent partager certaines de leurs œuvres en intégralité ou bien que les éditeurs m’envoient des extraits de leurs livres en epub ». Et celui-ci d’ajouter que déjà les revues en ligne « donnent aussi parfois à lire des extraits de livres numériques ou livres, ou des textes en intégralité », qu’elles proposent « autre chose comme d’ailleurs les revues papier avec toutefois des différences car elles proposent des archives, des liens hypertexte etc. que les revues traditionnelles ne peuvent offrir ».

Ainsi les revues de poésie en ligne semblent ouvrir à de nouvelles possibilités d’accompagnement de l’œuvre, qu’il s’agisse de créer des liens hypertextuels ou d’accompagner la prise en charge du livre électronique par le lecteur. Et lorsque l’on demande à Eric Dubois s’il voit dans cette mutation éditoriale une opportunité pour la poésie d’être à nouveau parmi les genres les plus fréquentés, il répond « Oui et la poésie va redevenir à la mode ! Enfin avec beaucoup d’espérance ! Croisons les doigts ! ».

_____________________

notes

1 - http://www.le-capital-des-mots.fr/

 

 




Contre-Allées, revue de poésie contemporaine n°37–38

 

 

La revue d’Amandine Marembert et Romain Fustier ouvre ses pages à Serge Pey, avec sa « cartouchière / pleine de stylos et de gommes / pour dessiner le rire du monde/ qui ne s’efface pas ». Ainsi le saltimbanque du verbe rend hommage à Charlie, ce rire du monde, c’est tellement plus pertinent que toutes les fadaises qu’on a pu entendre sur la liberté d’expression. Car ces poèmes sont des tombeaux, à Maspero, à son copain Renato, à la chienne de son enfance, à Pierre Bec. L’art du tombeau est un art d’homme mûr (né en 1950), à l’âge où pour voir ses amis on regarde le gazon. Mais il n’y a qu’un vieux poète pour alléger la langue et l’oreille en parlant de ce sujet plus que jamais derrière le jargon managérial et technique. La mort, c’est une irruption, ça saute à l’esprit, au contraire de la fin de vie, le décès, la disparition, etc.

Quand mon copain est mort
j’ai pensé que tout le monde
était mort
(…)
La résurrection
est de cet ordre
dire à ceux qui se croient vivants
autour de nous
de ressusciter
mais pas dans les cimetières

De résurrection, Christine Bonduelle, parle à sa manière : # La voix muée de peu dénoue ma langue sèche / Redéploie toutes mes côtes au passge / Écarte mes mains en deux marches/ Pour la cascade d’hilarité… Lectures roboratives qui donnent leur importance au rire, au souffle dans cette période de dolente crispation.

 

Ainsi Thierry Le Pennec aventure sa prose poétique andante vers :

              …les quartiers mexicains fresque murales take care of the car à Downtown c’est le soir sidéral sur les vitres des parois les étranges sculpture les toiles de Rothko photos des années cinquante nous marchons

                       dans le présent le passé qui nous fit frères.

 

Mais encore ces Nuits de Marina Skalova (publiée dans nos colonnes, en bilingue allemand-français) :

un craquellement

sous la peau, la parole éclot

quand les pensées s’en vont
en vols d’oiseaux

 

Cécile Glasman a posé une question toute simple à Albane Gellé, Alain Guillard, Rémi Checchetto et Sylvie Dubec : à qui parle le poème ?

Cette dernière a répondu : Parfois j’invente un verbe pour m’aider à traverser la langue. / Et parvenir de l’autre côté du lointain.




La nouvelle collection Folio “Sagesse”

 

 

Sainte Thérèse d’Avila, Li-Tseu, Confucius, Pascal, le catalogue ne prétend pas décoiffer le lettré. On est dans les valeurs sûres, les auteurs connus et qu’une trop grande familiarité considère comme acquis. Mais, en matière de « sagesses », la plus élémentaire d’entre elles devrait nous conduire à ne rien considérer comme acquis.

Relire Pascal aujourd’hui à travers ce choix de pensées intitulé L’homme est un roseau pensant, le relire en toute simplicité. Cette langue physique qui nous élève vers l’abstraction est en soi (pour le (post)moderne) une expérience authentiquement productrice de sens et de lien.

Fidèle à son art proverbial du confort de lecture, la maison Gallimard peut s’enorgueillir aussi de l’élégance de cette collection aux allures dépouillées : une couverture souple et sobrement décorée, un papier pas trop blanc se prêtant à la lecture dehors, dans la rue, une allée du Luxembourg ou une sente d’Auvergne. Quant aux textes il s’agit d’œuvres courtes, ou de chapitres sélectionnés de manière cohérente.

Ouvrons Li-tseu au hasard et tombons sur cette page où, parlant du voyage, il nous convie à contempler les fruits du jardin que l’on a sous les yeux. Tendons la main vers les Ébauches de vertige de Cioran : La plénitude comme extrémité du bonheur n’est possible que dans les instants où l’on prend conscience en profondeur de l’irréalité et de la vie et de la mort. Et voilà comment, sur un coin de table, et grâce à la taille des ouvrages, on a pu faire le lien entre l’Occident et l’Orient.

J’aime aussi une certaine confiance éditoriale qui préside à ces ouvrages à petit prix, l’absence de toute préface, de tout garde-fou, offre une expérience franche et directe, devenue rare dans la croissante réglementation de la pensée.

Que dire de plus ? Au péril de vous faire manquer l’heure d’ouverture de la librairie par des bavardages laudatifs ! Courons-y, offrons ces trésors accessibles et beaux.

Il n’y en aurait qu’un, je choisirais celui-là, ce Du bonheur et de l’ennui d’Alain, un groupe de chapitres des Éléments de philosophie :

Les anciens, mieux éclairés pas la sagesse traditionnelle, n’ont point manqué d’attribuer les transports de l’intempérance, et l’exaltation orgiaque dont les plaisirs n’étaient que l’occasion, à quelque dieu perturbateur que l’on apaisait par des cérémonies et comme par une ivresse réglée. Et, par cette même vue, leurs sages attachaient plus de prix que nous à toutes les formes de la décence ; au lieu que nous oublions trop nos vrais motifs et notre vraie puissance, voulant réduire la tempérance à une abstinence par peur. Ainsi, visant l’individu, nous ne le touchons point, tandis que l’antique cérémonial arrivait à l’âme par de meilleurs chemins.




Jointure, poésie et arts, numéro 100, septembre 2016

 

 

Gabrielle Althen ouvre ce volume sous l’égide d’Andreï Tarkovski

                       Faire un pas dans la paix admirable / Sa province légère…

Francine Caron dans Égypte nous place :

                       Dans la tranquillité des dieux / dans l’oubli du passage / crépite une fontaine

Et François Perche (dont vous retrouvez l'entretien dans la rubrique "rencontre" de ce numéro de Recours au poème) donne deux pages de Prétexte 

                      S'offrir un état de naissance perpétuel.
                      Pour mieux respirer,
                      Se retirer au-delà de toutes les parties
                      Du monde connu.

On le voit, pour ceux qui ne connaîtraient pas encore cette belle revue wallonne qui va cesser de paraître, les poètes sont invités en toute amitié, on sent cette ambiance amicale. Nicole Drano-Stamberg signe une supplique pour la mer Méditerranée :

Mer, tu fais semblant de faire la douce,
Puis soudain jaillit, bondit
Paquet d’eau en lames de fond qui claquent (…)

On retrouve Marianic et Jean-Pierre Parra dans un beau dossier poétique et pictural (en couleurs).

Isabelle Normand signe des vers qui sonnent à nos oreilles meurtries :

ses racines, on les porte en soi
souvenirs et oiseaux
l’intensité d’un regard au moment d’une séparation
et sa brûlure

 

Dans son édito, Georges Friedenkraft observe que depuis le premier numéro en 1984, « nous avons publié un grand nombre de poètes, célèbres ou débutants, en refusant de céder à la manie française des chapelles ». Issue de l’association la jointée  qui veut dire « ce que, de grains de blés, peuvent contenir deux mains jointes ». Chaque livraison n’était donc pas un florilège (futilité de la fleur), ni un spicilège (prosaïsme de l’épi), mais une jointée à la juste mesure humaine et aux usages inombrables. Ce numéro cent est le dernier : l’explication est que « avec les années, notre petit groupe a progressivement fondu (…) ». Mais les derniers mots sont tout de même « à bientôt… pour de nouvelles aventures !




Averse, n°12, automne 2016

 

 

Dans une mise en page soignée qui alterne les photos en noir et les textes, la revue Averse est d’une agréable lecture.

Cette Barque de fortune, selon les mots de sa rédactrice en chef Blandine Poinsignon, accueille avec la place qu’il faut les poètes invités : comme Maud Thiria

                       …tu aimerais retrouver / l’enserrement / des arbres en forêt…

qui se mêlent aux morts comme Manuel Bercerra Salazar (critiqué dans nos colonnes) dans une traduction de Harry Szpilmann :

                       (le léopard) approvisionne ses griffes et ses crocs / avec les os sonores des oiseaux…

 

Cathia Chabre signe un hommage personnel et vibrant à Yves Bonnefoy :

                       Tu poses un objet sur le coffre d’un autre mirage / là où le souvenir cogne…

 

On y trouve aussi un substantiel entretien avec Michel Deguy qui parle entre autre, mais en langue de poète, de l’écologie :

                       Ce qui menace c’est la déterrestration (…) l’homme est en train, par toute sa science, tout son argent, toute son économie, de quitter la terre…

Des mots, intelligibles et profond, que bien des commentateurs politiques feraient bien de lire avant de parler.

 

Tout ce qu’il faut pour une revue, des livres chroniqués avec attention, des photos qui ne sont pas anecdotiques et la bonne idée de publier les étrangers en bilingue. En plus, ce n’est pas cher et rentre dans toute poche ou sac pour être en bonne compagnie sur les chemins ou pendant une traversée.