Trois revues fortes en alcool : La revue littéraire, Les cahiers de Tinbad, Dissonances

 

 

À l’image de son rédacteur en chef, Richard Millet, La revue littéraire  propose des articles d’une grande tenue. 276 pages, rien à jeter, cela commence par quatre auteurs italiens vivants à Paris qui abordent les questions de la précarité des écrivains et de l'asservissement de l'intelligence.

« Plus on cherche la qualité, moins on est payé »… Francesco Forlani offre une stimulante réflexion sur nos représentations du « travail culturel », sachant que tout travail mérite en général salaire. L’article, pour vif et même drôle, ne laisse de mettre mal à l’aise tant la situation de bénévolat forcé dans lequel se trouvent les auteurs est un fait collectif auquel tous participent. Loin d’énoncer des solutions (exercice à la mode en ces mois préprésidentiels), loin même d’imposer ce qui serait un problème à résoudre, il nous tend (à nous tous, travailleurs culturels travaillant pour la gloire ou le sens du service) un miroir qui fait le tour de la tête.

De la république des lettres, Andrea Inglese donne l’image d’une autopromotion permanente où il n’y a que des « égoïstes lancés les uns contre les autres ». Où l’on voit que l’art de la formule peut aider l’intelligence. L’humour aussi : en réfléchissant à ce qu’il nomme les « écrivains pré-posthumes », Giacomo Sartori met le doigt sur un problème littéraire qui est aussi un problème de civilisation :

Moi-même, le soir le plus souvent, ou quand il pleut, ou quand mon compte en banque entre dans le rouge, ou quand le frigo est vide, je penche vers cette autre possibilité. Je me dis que je ne suis pas un écrivain pré-posthume, mais un écrivain raté : mon échec réitéré et cristallin est exactement ce que je mérite. Le matin suivant je me lève, et je recommence à lutter pour trouver un peu de temps pour écrire (…) indifférent à ce qu’assènent les pages culturelles des journaux, ces havres de l’entre-soi où les critiques parlent des romans écrits par les critiques des autres journaux ou par les éditeurs des maisons d’éditions où ils publient eux-mêmes (…) rêvant peut-être que ma belle et riche éditrice m’invite à déjeuner, comme cela arrive dans tant de films français.

Jérôme Michel donne un remarquable article sur Cristina Campo, une « insulaire de l’esprit » :

Chez les insulaires de l’esprit (…) nulle nostalgie d’un âge d’or, d’un autrefois fastueux en contrepoint de la détresse du présent. Ceux-là savent qu’on ne peut rien contre le temps, que toute insurrection s’achève dans les fosses communes de l’oubli. Non, pas de contre révolution à opposer à la révolution des mondes. Les civilisations meurent, c’est tout. L’insulaire de l’esprit se tiendra droit dans le désastre, et calme, et silencieux.

Avec subtilité, il fait vivre cet auteur dans son époque.

Après une citation de Joyce poète (Chamber Music) Clara Lukowska donne de très forts poèmes :

Pourquoi me dire que tu m’aimes
si c’est pour me laisser au bord des mots
comme le hérisson retourné (…)

Une longue contribution de Bruno Chaouat s’interroge sur la possibilité de la littérature à l’ère du transhumanisme. Qu’est l’acte d’échanger la parole face à ce projet d’améliorer et d’augmenter l’homme ? Où la littérature apparaît consubstantiellement liée à cet homme ontologiquement défectueux dont le narrateur des Particules élémentaires finissait par se débarasser.

(…) la mort serait vaincue ici-bas et non plus au-delà (…) la littérature en tant qu’elle s’élève, comme la foi, contre la mort, a-t-elle un avenir ?

Face aux avancées en apparence libératrices de la Silicon Valley, cet article documenté réunit des considérations anthropologiques, scientifiques et morales : notamment sur le cerveau, cet organe esthétique « affecté par l’ouverture au monde ». Au delà de l'article, peut-on y voir une réponse à « l’onanisme » littéraire traité par le quatrième auteur italien, Giuseppe Schillaci ? Le Je t’aime du robot fait quant à lui penser aux poèmes de Clara Lukowska. Ce qui montre la cohérence éditoriale, qui est aussi une cohérence d’ouverture, comme en témoigne encore l’entretien de Régis Debray avec Richard Millet et les pages diaristes de ce dernier, deux auteurs moins unis par les idées que la rigueur d’écriture et l’art de ne jamais être en repos.

Je terminerai ce tour incomplet par un long article de Guillaume Basquin sur Carrousels de Jacques Henric. Une republication à laquelle il a participé et dont il constate amèrement le maigre écho dans la presse papier. Nous épargnant les réflexions désabusées sur la fin des avant-gardes, Basquin fait de cette irritation un départ pour un questionnement sur la littérature aujourd’hui. Immense vertige que de constater que le grand public et la presse semblent dépassés par l’ampleur du réel (et de sa folie institutionnelle ?) au point de ne plus oser parler de telles œuvres « insuffisantes » par principe. In-suffisance qui requiert un lecteur actif. Mais il semble que chacun cherche, à travers l’expérience littéraire, une sorte d’assurance tout risque parfaitement adaptée à la singularité (fantasmée) de sa vie. Et là l’industrie éditoriale assure l’approvisionnement. L’article est riche, précis et lyrique. On peut ne pas suivre Henric et Basquin (d’ailleurs, le plus jeune des deux, Basquin, n’a lui-même pas une âme de disciple) dans toutes leurs assertions, mais s’enchanter que le comptoir des lettres serve encore ce genre d'alcools forts.

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Aux commandes des Cahiers de Tinbad, le même Guillaume Basquin demarre le numéro 2 sur une rencontre inadvenue : il voulait y faire dialoguer Schuhl et Nabe, les deux l’ont éconduit. Ils ont même, depuis leur frenhoférienne retraite, refusé tout net l’autorisation de republier certains textes de jeunesse. Pas le moins du monde plaintif, il signe un édito qui, au lieu d’être vengeur, est une réflexion sur cette génération de maîtres qui ne veulent pas transmettre. Réflexion qui pose la question morale (il est question d’égoïsme et du « jouissez sans descendance ») en même temps que celle de la survie de l’institution littéraire… On voit que les préoccupations des Italiens de La revue littéraire ne sont pas très loin.

Dans le corps d'un sommaire à cheval sur le texte et l'image animée, Basquin analyse entre autres les Huit salopards de Tarentino. :

[…] l’écran extra large est très propice à bien représenter l’indifférente nature, sa violence intrinsèque. Ici, cette sauvagerie est très bien représentée […] ce blizzard qui n’en finit pas et qui emprisonne les personnages, soulevant les passions, et rendant enfin possible le bain de sang final. Oh le beau rouge ! Et ce bleu du ciel dans les premières minutes [quand la diligence] nous mène vers le lieu du drame/crime ! Ah ce blanc moiré (à cause du noir entre les images du projecteur-Lumière à obturateur rythmique) […] Je sais qu’en projection numérique, c’est perdu… Foutu !

Son style de critique ressemble à son style poétique. Le lecteur doit engager la première phrase dans son cerveau à la manière d’une pellicule dans les griffes du projecteur. Après, ça se lit très bien. C’est un peu ce qu’on fait avec les vers classiques. C’est une éthique de la lecture présupposée par la façon d’écrire. Cette remarque stylistique me semble résumer ce que l’auteur prétend apporter dans les usages littéraires de maintenant, une implication et un style qui ne se limitent pas à des enjeux esthétiques.

Toujours le cinéma, Mark Rappaport vient parler du goût d’Hitchcock pour la performance. Les explications sont accompagnées de photogrammes, on a l’impression d’être avec l’auteur dans une salle obscure.

Côté poésie — mais n’y étions-nous pas dès le début ? —, c’est Christophe Esnault, lequel nous permet de trouver made in french une rude alacrité que nous avons pris l’habitude d’importer d’outre-Atlantique (Swensen, Rankine, etc.) :
                     Aplanir la sensation jusqu’à ce qu’elle crache son jus.

Je reviendrai sur cet auteur avant le printemps.

Côté vivacité, Tristan Félix, dont Guillaume Basquin fera prochainement une présentation dans nos colonnes, nous livre des poèmes sur des images de « malformations » animales ou humaines à la limite du montrable. Lignée Batailienne ?

Je n’suis pas bien joli joli
dis-tu
dois-je l’être ?

Peut-on rire, pleurer, fuir ? Êtes-vous une chose ? Voilà le sens d’écrire sur « l’anormal », la question irrigue le normal et son déficit d’humanité. La référence à Freaks
« On lit pour perdre du temps ». Dans ce cas, je ne pense pas.

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La même Tristan Felix est au sommaire de Dissonances avec une réflexion sur le clown (de mes deux), qu’il ne faut pas confondre avec le bouffon qui est aimé du Pouvoir (d’après vous Groland, entrecoupé de pub pour 4x4, se plaçait dans quelle catégorie ?) Ce texte a donc passé le comité de lecture sous forme anonymée comme toutes les contributions. Un choix qui fait voisiner des débutants et des confirmés au nom du seul intérêt de leur écrit. On pourrait objecter que cela risque de tout subordonner au goût de l’équipe de rédaction autour de Jean-Marc Flapp, mais la palette des collaborateurs des 30 numéros précédents, de Valérie Rouzeau à Hubert Haddad, prouve une bonne ouverture d’esprit.

Le thème du numéro : désordres.

Jean-Christophe Belleveaux donne un journal du trouble qui ressemble à un glossaire sur un air de blues, mots triste et sourire goguenard : j’accueille le soir, la poignée de la porte, les voix, ce qui serait une réalité vraisemblable (qui ne m’inclut pas tout à fait)…

Luna Beretta fait un récit avec X et Y en plus du narrateur, dont le ton prolonge maintenant l’aboulique désinvolture d’un certain Plume ; dans Asphodèles, Cédric Bonfils raconte une perte d’identité par petits bouts où la seconde personne paraît à chaque fois un peu plus effacée de la phrase, jusqu’à être à la fin affublée du nom floral qui fait le titre : cette fleur presque verte… On aimerait parler de tous ces bons et très bons textes.

Sinon, c’est une vraie revue avec un portfolio de photos — cette fois d’Isthmaël Baudry, où les reflets servent moins à superposer des lieux qu’à faire trébucher l’un l’autre, comme deux marcheurs chercheraient en vain à accorder leurs pas — et des critiques de livres, ça ne coûte que 5€ et on a envie d’en acheter pour donner à la volée aux amis de passage.




Quatre revues poétiques

 

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L’Etrangère n°37 honore la mémoire d’un écrivain belge tôt disparu, François MUIR (1955-1997), né Jean-François de Bodt,  poète qui a beaucoup écrit pour, dit-il, « me défendre contre moi-même ». Dans ce souci testamentaire, il se rappelle la métaphore artaudienne « athlète du cœur » qu’il souhaite, une fois mort, qu’on lui applique désormais (p.33)

« L’Infamie de la lumière » fait preuve d’une économie stylistique, où le lyrisme s’exerce corseté par une rigueur toute stoïcienne :
« Festive elle s’échappe, l’air laisse le jonc
Lèvres courbes, chasse-la, l’ancienne course, gale de l’informe
Qu’elle monte, qu’elle descende, baise le tranchant
L’or en bouche, laisse pieds et mains
Accroupi, donné en cercle, erre et fouille le sol » (« Ombre lente, ombre-lien » (p.11)

Stéphane Lambert (auteur d’un bel essai sur Muir) évoque le manifeste de son jeune auteur (« Pourquoi je suis écrivain »).

La revue-livre, livraison 37, féconde de ces 156 pages, propose encore des études de Jean-Patrice Courtois, qui tente d’appréhender le terroir-intérieur de Muir, comme la conscience qui se livre en paysage et tisse le « parler loin » et la présence de l’autre qui comble vide et vanité.

« Le poème se fait donc scène de l’Autre »

« Le plissement, / Les rives de la vacance, transition/ de l’Autre, limites de l’effraction » (p.60)

 

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Les Hommes sans épaules n°39 rend mémoire à l’immense Alain BORNE, l’auteur de « Cicatrices de songes » (1939) et autre « Contre-feu » (1942).

De l’ami fidèle (il dit de lui-même : « En amitié, il a quelque chance. Il croit avoir su rester fidèle à quelques êtres qui lui sont restés fidèles. (…) Il les a choisis avec ce mélange de lucidité et de passion qui le caractérise – croit-il – et il se tiendra à son choix quoi qu’il découvre en eux » (p.136), la revue propose un large choix de poèmes intenses (« Chambres taillées dans le soleil » (p.143) :

« J’entendrai mille pas avant d’aller dormir
bénir mon seuil d’inconnu jamais le vôtre
jamais sur ma porte votre ombre ne vous parodiera… » (p.145)

 

Christophe Dauphin éclaire le parcours de Yusef Komuniyakaa, marqué par la guerre du Vietnam (« Dien Cai Dau », 1988). « C’était un lieu de flux émotionnel et psychologique où l’on essayait de donner un sens au monde et d’y trouver une place », dit le poète à William Baer dans « Kenyon Review », p.185.

Beaux poèmes de l’excellent Claude VIGEE (« Parler/ palper : / connaître en caressant »), du non moins remarquable  Lucien BECKER de l’Ecole de Rochefort (« Dans la plupart des chambres, un homme/ dont le sang veille comme l’eau sous la glace/ n’est plus qu’une épave au milieu de sa vie/ avec parfois, mal entendu, l’écho d’un rêve » (p.23)

 

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La haute revue N47, en est déjà à son numéro 27.

Le sommaire propose dans la section « Pleins formats » (pp.5-25) quatre noms : Michel Bourçon, Sylvie Loizeau, Ariane Dreyfus et Pierre Soletti, avec les trois pages imposées. Chaque poète est brièvement présenté par Antoine Emaz et Christian Vogels, rédacteurs de la belle revue.

La poésie discrète et ombriste de Bourçon ouvre en lui « une fenêtre » pour saisir « un sens à tout ce qui nous entoure » et « les mains ne rallient plus ce que nous sommes » et « les jours se répètent…à traîner jusqu’au soir où les mots vont paître en tête et les mains protéger la flamme d’un être aimé » : c’est très beau, très fin.

La section « Plurielles » (pp.31-76) : une anthologie de voix diverses où l’on pointera le travail original de la Roumaine Doina Ioanid (« Son cœur tire la maison derrière lui »), celui de Mathias Lair ou encore la diatribe terrible contre « nos mères » de Eric Martinet, véritable assaut verbal : « nos mères…trompées…battantes…cocottes…complexées…rougeaudes…chiantes… »

Présentation très élégante pour 108 hautes pages, très fécondes en belles découvertes !

 

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Verso 160, sur le thème de « Chemins d’eau, chemins de mots », apparie des voix très variées pour dire en quelques poèmes chacune « le courant », « l’eau et les mots même substance » (François Charvet).

Ferruccio Brugnaro, dans une suite bilingue italien/français, cerne « l’étoile/ ce soir/ aussi limpide et grande/ que la lutte que les exploités sont en train de soutenir ».

Les « Poèmes flottés » de Michel Serraille («  La salive a nettoyé l’icône » ou « Avec la main je te fais signe/ et le reste je te le dis avec de la nuit », p.31)

Riche numéro et nombre de découvertes dans les noms proposés (entre autres, Andrée Ospina et son « Barbe-Rouge » : « J’ai dévoré une femme, j’ai mangé mon amour »

 




NUNC, numéro 40, octobre 2016

 

Ce mois d’octobre 2016, quinzième anniversaire de la revue NUNC. Le numéro d’automne est d’une richesse qui défie le compte-rendu en quelques lignes. On voudra bien excuser le caractère partiel, rapide par nécessité, de ces quelques lignes qui, je l’espère, donneront le goût d’aller y voir…

Nunc consacre à Hadewijch d’Anvers un dossier dirigé et présenté par Daniel Cunin. Celle dont on ignore à peu près tout, sinon qu’elle fut sans doute béguine en terre anversoise, nourrie des écrits cisterciens de Bernard de Clairvaux et de Guillaume de Saint Thierry, continue de fasciner par la profondeur mystique de ses Lettres rimées, Visions et Chants ; par le mystère qui entoure son œuvre, sortie d’un très long oubli dans les années 20 par le travail minutieux de Josef van Mierlo ; par la force de sa langue toujours poétique et musicale (même en prose) dont se réclament un cinéaste comme Bruno Dumont, ou avant lui, les surréalistes belges ! Une mystique donc, qui dispensait un enseignement centré sur la Minne, la surabondance divine d’Amour qu’on inscrit plus largement dans le mouvement de la mystique rhénane. Mais, et cela n’a rien d’étonnant, une mystique, qui, comme Saint Jean de la Croix, en son temps et de l’autre côté de l’Europe vit, écrit, pense, aime Dieu et les hommes, en poète.

 

 

Nunc, revue enthousiaste et agonale

 

… Enthousiaste, ou devrait-on dire plus justement en faisant nôtre le néologisme de Mircéa Eliade, revue de « l’ enstase » puisqu’elle nous invite à faire en nous-mêmes l’expérience et l’exercice de nos ressources et richesses intérieures. Il faut reconnaître dans les longues et belles traductions des Chants (à paraître  dans leur intégralité chez Albin Michel courant 2017) , de la Lettre Rimée 16, ou de certaines Visions de la Brabançonne,  que ces textes vraisemblablement écrits dans la moitié du 13e siècle, exercent un puissant pouvoir d’attraction sur le lecteur moderne : beauté des images, hermétisme de certaines références et de jeux de symboles aujourd’hui perdus, rythmique, reprise de codes formels troubadouresques tout y contribue, comme au début du Chant 1 : « (…) On le devine / à cette année nouvelle: / le noisetier se constelle de fleurs. / C’est là un signe ostensible. / - Ay, vale, vale millies - / vous tous qui en cette nouvelle saison / -si dixero, non satis est - / par amour voulez être heureux. »

agonale puisque en donnant la parole à de grandes signatures dans leurs domaines respectifs, de Ludovic Maubreuil (pour le film de Dumont), Isabelle Raviolo (la mystique rhénane), en donnant la parole aussi à des poètes, des romanciers, traducteurs (Jean-François Eynard, Claude-Louis Combet, Isabelle Raviolo, Daniel Cunin etc.), Nunc, revue exigeante dans son contenu, sa ligne éditoriale, soucieuse d’un sens qui éclaire le « ici et maintenant » du lecteur, Nunc donc, met en relation, parfois en tension, fait dialoguer ses contributeurs, pour dessiner dans ce réseau d’éclairage serré, sensible, sensuel, vivant (ce qui n’exclut en rien la profondeur raisonnante) le visage d’une femme, poète, mystique et contribue au miracle heureux d’en faire connaître la parole, la vitalité amoureuse et énergique. 

 

Nunc, revue pérégrine, sensuelle, amoureuse

 

L’énergie amoureuse, le terme n’est pas trop fort pour parler de la poète. Pascal Boulanger propose en écho aux textes de la béguine un long poème de courtes strophes, « l’amour là », qui restitue la dimension sensuelle, physique de l’amour mystique, du renoncement à soi qu’est la foi pour Hadewijch. Les images corporelles empruntées à l’expression poétique courtoise abondent en effet dans les visions comme dans les lettres de la poète du 13e siècle (« en lui on reçoit la douce vie vivante / qui donne la vie vivante à notre vie »). C’est « l’enfer qui est l’essence de l’amour car il dévaste l’âme et les sens » s’écrie-t-elle à la fin de la lettre rimée 16.

Après avoir consacré son numéro précédent à Guy Goffette, autre pérégrin, homme libre, grand et éternel voyageur, Nunc, fidèle à elle-même, nous fait découvrir Hadewijch, femme dans un monde d’hommes, aux marges, et géographiquement et par sa féminité, d’une institution masculine, femme libre, dont certaines lettres (malgré l’effort des copistes chartreux du 14e siècle pour en effacer – à notre grand dam -  les éléments anecdotiques ou personnels) témoignent en creux de la lutte, voire peut-être de la persécution qu’elle a subie. Pérégrine par une poétique et une pensée toute en mouvement, qui se lit dans la seizième lettre rimée que la revue nous propose dans son intégralité. Cette lettre, consacrée aux sept noms de la Minne (de l’amour) propose à la fois une définition et un parcours « même s’il convient de reconnaître qu’on en est encore loin », vers l’amour total, où l’humain et le divin se rejoignent : « L’amour a sept noms / qui, tu le sais, lui conviennent.  / Ce sont lien, lumière, charbon, feu. / Tous quatre sont sa fierté. / Les trois autres sont grands et forts, / toujours courts et éternellement longs. / Ce sont rosée, source vivante et enfer. » la simplicité métaphorique ne relève pas que de la rhétorique religieuse conventionnelle. Il faut reconnaître une voix singulière, proprement poétique. La profondeur du sens étonne, surprend, interroge le lecteur moderne (l’amour mystique, enfer?). 

Mais Nunc est pérégrine aussi car elle nous fait voyager. C’est une banalité de le dire, que sauvera peut-être la remarque qui suit : le numéro d’octobre ouvre ses pages centrales à deux poètes chinois contemporains Shu Cai et Chu Chen ; un poète anglais Paul Stubbs. Plus loin des textes d’Eléonore de Monchy, de Gérard Bocholier pour ne citer qu’eux, renforcent encore cette polyphonie qui consonne. Nunc, revue de l’écho, serais-je tenter d’écrire, de l’être comme relation et ouverture à l’Autre.

 

Nunc, revue littéraire !

 

Revue totale, ce numéro se penche dans son cahier critique sur la musique d’Anthony Girard, la réédition des cours au Collège de France de Bergson, la philosophie des sentiments. Signalons enfin un très important et essentiel article consacré à Yves Bonnefoy, dont le premier recueil de la maturité, Du mouvement et de l’immobilité de Douve se trouve ré-éclairé, mis en perspective dans son époque et dans la nôtre par Stéphane Barsacq. Ces vers de Bonnefoy résument et expriment en quelques lignes l’esprit de ce dernier numéro de Nunc, consacré à la mystique  occidentale:

 

« Que saisir sinon qui s’échappe,

que voir sinon qui s’obscurcit,

Que désirer sinon qui meurt,

Sinon qui parle et se déchire ? »

 

 

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Le Journal des Poètes, Phoenix et Le Festival Permanent des Mots

 

Le Journal des Poètes, 2 -2016, 85ème année

 

Périodique dirigé par Yves Namur et Philippe Mathy, désormais édité par Le Taillis Pré, Le Journal des Poètes paraît trimestriellement en Belgique, et peut facilement être commandé en France auprès de l'éditeur.

Ce numéro, apparemment mince (96 pages) est en fait un carrefour de rencontres entre poètes, critiques, et lecteur invité à suivre les pistes qui lui sont proposées.

L'édito de Philippe Mathy invoque Léon-Paul Fargue en exergue, évoque Maurice Ravel sur le front en 1916, et Guillaume Apollinaire pour nous préparer à accueillir la sélection poétique qu'il nous propose comme "un moment musical où l'espérance, si nécessaire, peut bâtir son nid" – projet on ne peut plus louable en cette rentrée marquée des violences et des failles de la société.

Précédé d'un "Coup de coeur" pour les dernières parutions de Pierre Dhainaut et Richard Rognet, le numéro s'ouvre sur un dossier consacré à André Schmitz, décédé en janvier 2016. Le lecteur y trouvera divers hommages poétiques, un témoignage de Marc Dugardin retraçant sa correspondance avec le poète, dont il donne des extraits, ainsi qu'une série d'inédits – "notules nocturnes" et posthumes terminant par cette émouvante notation :

 

"Les pluviosités de novembre obscurcissent la graphie, et par là, le sens recherché des textes.
Que ferons-nous en décembre?

Si nos yeux ne s'ouvrent pas à de nouvelles lumières naturelles et spirituelles."

 

A la suite de "Trois poètes d'Italie", présentés et traduits par André Ughetto, la section "Paroles en archipel" qui présente l’état actuel de la poésie dans le monde, ouvre ses pages à 7 poètes. Entre les très géopoétiques notations d'Yves Broussard et Karim De Broucker, le "territoir poème" d'Hervé Martin, un très bel art poétique de Pierre Dhainaut – "Ne pas définir un poème, lui ressembler" – le lyrisme nostalgique de Richard Rognet

 

"Comment faire pour voir,
dans l'épaisseur du temps,

la place de ceux qui s'en allèrent,
dont je n'ai pas sur reconnaître
les tendresses cachées,
les timides regards
qu'ils posaient sur les choses?"

 

et la sensualité d'Eliane Vernay, cueillant avec ses mots les bruissements d'un papillon ou d'une hirondelle, ou l'enivrante odeur du figuier.

 

Après les invitations à la lecture de la partie "A livre ouvert", et avant de se clore sur son "Poésie-panorama", Le Journal des Poètes nous offre, en point d'orgue, une nouvelle voix à découvrir : celle de Blandine Poinsignon à travers des extraits d'un recueil inédit : "Tissé dans la Chair", qui évoque avec beaucoup de sensibilité la gravidité, ce moment double et solitaire où "prennent chair" les mots "notre fils dit pour la première fois" et les premiers jours assortis d'un don du nouveau-né à la poète :

 

quand je déplie tes doigts
je trouve dans ta paume

papier froissé
un peu de laine
quelque fil pour mon poème."

 

 

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Phoenix, cahiers littéraires internationaux, numéro 21, Printemps 2016

 

"Gagner en altitude", avec ce numéro consacré à Sylvestre Clancier, voici le projet annoncé dans l'édito d'André Ughetto, après l'annonce, dans le numéro 20, du début d'un nouveau cycle. Et le projet du poète ici présenté répond bien à celui de la revue, qui démontre à nouveau combien "la poésie met en jeu notre rapport au monde, en ce sens elle est poïesis, métaphysique à sa façon". On le constate d'abord à travers le riche dossier consacré à cet auteur, présenté et coordonné par Jeanine Baude, qui parle très bien du poète-philosophe et éditeur -"ce guetteur, ce poète éveillé, debout, animé d'une juste révolte", avec lequel elle s'entretient et dont elle présente une série de poèmes où le temps et les êtres de l'enfance se retrouvent dans l'écriture : "Quand leurs corps se sont effacés / dans le jardin de la mémoire / son poème leur redonne la voix / et le goût de la langue." ainsi qu'un hommage à Gaston Miron, poète québécois engagé.

 

Le point de vue "en altitude" se confirme avec les voix poétiques du "Partage des Voix" où se répondent en échos éclatés celles de 11 poètes, parmi lesquels je retiens le réalisme de la peinture urbaine de Marc Durain – où le "93", la zone, le paysage industriel, interviennent en contrepoint d'un lyrisme retenu et teinté d'un humour non dénué d'interrogations métaphysiques, comme le démontre "Creux", poème éponyme du recueil d'où sont tirés les extraits :

 

"Je suis tissu de discours croisés. Ils me tirent d'un côté et d'autre. Comme je ne peux vivre en flaque, je choisis enfin une façon d'être. Mais rien, rien ne se mêlera parfaitement à ce creux d'où je parle (...)

Ainsi de bric et de broc, pour des raisons matérielles, je continue à cheminer dans le monde extérieur."

 

"La Chambre des Neiges" de Yoni Afrigan, apporte son étrangeté à un tissage de voix où me semble dominer la mélancolie, et dont je retiens la Prague tout intérieure de Rony de Maeseneer, évoquant avec humour Paul Valéry et Kafka dans un "non-lieu" du "rêve pur pour rêveur invétéré / De la poésie noble pour le poète" cherché en vain :

 

"avouez que j'ai le droit de vous chercher
dans le creux des silos
de mes souvenirs
parce que je n'en sais pas beaucoup plus sur vous
qui vous dérobez à chaque marée
à la vue des maîtres-nageurs
(c'est leur boulot c'est mon boulot)
de sauver les poètes nudistes"

 

Cette partie nous fait naviguer de Dakar, avec Mario Urbanet, au paysage intime du "vallon de La Gourgue" de Cédric Le Penven, en passant, avec Marie-Christine Masset, "De l'autre côté du monde" dans une mangrove de l'Australie où se développent les mythes aborigènes, avec des couleurs qui m'évoquent le Rimbaud prophétique du Bateau Ivre :

 

Ocre pour ocre
Fleuve pour fleuve

je ferai glisser sur toi le sable
et ses dessins monde.
Tu entendras ce passage
de la nuit vers le jour
quand le visage des ancêtres
plonge dans l'eau avec fracas
et vole comme un poisson bariolé
dans le ciel des rêves (...)"

 

Le voyage du Phoenix nous fait aussi pénétrer, avec un fragment génialement achronique de "Sorti d'un abri sous roche" de Françoise Hàn, dans un/nôtre (?) cerveau de

 

"chasseur-cueilleur du paléolithique (qui) arrive devant un miroir. Ce n'est pas un étang dans la forêt, c'est un trottoir en centre-ville, il se voit là multiplié." (...)

En chemin depuis trente ou quarante mille ans, fait-il déjà face au couchant de l'espèce humaine? Les feuilles tourbillonnent."

 

La partie "Voix d'Ailleurs"nous permet de découvrir celle de Mario Benedetti, poète né au Frioul (comme Pasolini) et désormais installé à Milan. Les poèmes présentés et traduits par Joëlle Gardes -"Colori" - sont le premier chapitre d'un recueil intitulé Pitture nere su carta (titre évocation de Goya, cité en exergue). Le lecteur y est confronté avec le regard d'un enfant au suicide d'un grand frère, dans une chambre d'hôpital.

Dans "Mémoire", Alain Paire évoque le, traducteur du russe et de l'espagnol Louis Martinez et sa relation avec Philippe Jaccottet, qui voulut apprendre le russe auprès de lui pour traduire Ossip Mandestam.

La chronique de Jean Blot, dans "L'Archipel" relit pour nous l'oeuvre de Giambattista Vico en nous présentant "Vie et Mort des Nations" du philosophe Alain Pons, qui a consacré sa vie à étudier, traduire et explique l'oeuvre du Maître Penseur du Siècle des Lumières, insuffisamment connu en France.

"Sporades" regroupe une série d'études sur la Grèce contemporaine avec un panorama de la poésie des "Grecs du XXIème siècle" par Michel Volkovitch, suivi d'un essai de Jean Blot sur l'ouvrage de Yannis Kourtsakis sur la permanence de "l'être grec", de celui de Guillaume Decourt, évoquant "L'empreinte chez Séféris" et la présentation de Perrine LeQuerrec en "furet" par Myrto Gondicas, à propos de "Têtes Blondes".

"Arts", sous la plume de Jacques Lucchesi et Henry Raynal nous emmène au Mucem pour y découvrir l'exposition "Jean Genet ou l'échappée belle" et nous fait découvrir la peinture de Gilles Sacksick.

 

Comme toujours, la revue se clôt sur une série de notes de lectures, invitation à poursuivre seul l'exploration de l'archipel littéraire auquel ce numéro s'ajoute, telle une île flottante, entre époques et lieux, voix multiples construisant la demeure au sens où l'écrit Sylvestre Clancier le bien-nommé, et que nous fait découvrir l'essai de Christine Bini – "Une savante construction" – nous montrant à quel point "l'empilement des mémoires (...) fait le monde des hommes" – engagement tenu par cet excellent numéro de Phoenix.

 

 

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FPM, Festival Permanent des Mots, revue de la parole contemporaine, n. 11, juillet 2016

 

La revue présente les textes et illustrations de 21 auteurs, "chassés ou cueillis par Jean-Claude Goiri", et répartis en quatre sections, dans une mise en page belle et aérée (le recueil compte plusieurs pages blanches "en pure perte", donnant à chaque poème, photo ou dessin la marge nécessaire à la rêverie du lecteur ). La première partie "Ouverture" contient un poème de Jacques Ancet, providentiellement intitulé "Bords". Le poète y interroge la vacuité, le passage du temps, avec une grande économie de moyens, qui touche par sa simplicité :

 

"Il se dit qu'il est trop tard.
Malgré tout, il continue.

Les ombres tremblent toujours
et les voix n'ont pas cessé;
Il pourrait bien les comprendre,
mais comprendre, pour quoi faire?
Le jour est une étincelle."

 

A ce poème s'oppose "Permanence, tenue par Jean-Claude Goiri", et "Puits" d'Edith Masson.

Suivent "Libre courts" (contenant une prose géopoétique d'Amélie Guyot, sur le "Printemps Austral") puis les parties "Braquages", et "De Long en large". De ma lecture, reste le souvenir d'une "Désespérance" - titre du poème de Joëlle Thienard : au fil de poèmes interrogeant le corps pourrissant, la destruction 'l'odeur fétide de la décomposition d'un monde" en conclusion d'une "Histoire de rien" de Christophe Sanchez – mais traités avec les armes de l'humour et de la révolte. Je retiens particulièrement un très beau poème de Gaëtan Lecocq où explosent de cosmiques images pour exprimer la solitude :

 

"J'ai la nuit en mémoire aux pores de ma peau
Comme un temps suspendu entre torpeur et soif"

 

ou plus loin,

 

"Je trace mon sillon dans les replis de l'ombre
Où se cachent la terre et l'arbre des mystères"

 

Deux réflexions à propos de deux films cinéaste thaïlandais Apitchatpong Weerasethakul, par Jacques-Jean Sicard, approfondissent cet ensemble traitant du réel tel que l'artiste le donne à voir.: en épigraphe du numéro, on pouvait d'ailleurs lire cette phrase : "Nous topographions nos territoires afin d'en abolir les frontières parce que rencontrer l'autre, c'est se soulever tout à fait"

 

Une revue à découvrir si ce n'est déjà fait – un numéro à se procurer.

 

 




ZONE SENSIBLE n° 4

 

 

            Ce n° 4 de Zone Sensible est thématique : il entend répondre à la question "Quel sentiment de la nature ?"  Il s'ouvre sur une étude de Michel Collot, professeur de littérature à l'Université de Paris-III qui se propose d'étudier la question des formes que prend la poésie dans le champ poétique contemporain. Abordant essentiellement Francis Ponge, il démontre que "le cratylisme de Ponge repose sur la conviction que le texte et ses images s'inscrivent dans le prolongement d'une sorte d'archi-écriture et d'imagination à l'œuvre au sein du monde lui-même." Dès lors sont convoqués Philippe Beck, Aurélie Loiseleur, Fabienne Raphoz, Jacques Demarcq qui mettent en évidence que "le paysage est un fait de nature mais aussi de culture". Ainsi le rôle d'une certaine poésie doit être "mieux reconnu par une écologie politique qui ne tient pas assez compte de la dimension symbolique, esthétique et affective de notre environnement". Cette étude peut être considérée comme une préface au choix des poèmes qui suivent, mais aussi aux articles qui précisent tel ou tel point relevé dans la poésie contemporaine.…

             Ce qui est remarquable dans nombre de poèmes, c'est l'influence de l'écologie avec les menaces de disparition de certaines espèces quand ce n'est pas l'extinction pure et simple du dauphin du fleuve Yang Tsé… Mais il ne faut pas oublier l'aspect prédateur d'un certain modèle économique, il ne faut pas oublier que l'humanité est divisée elle-même  en classes antagonistes et qu'il est vain, voire dangereux idéologiquement, d'opposer la nature aux salariés de toute sorte (le PDG de Renault  -pour ne citer que lui- n'est-il pas un salarié mais il n'a rien de commun avec les ouvriers !). Yvon Le Men rappelle  opportunément au lecteur qu'il faut se garder de l'intégrisme écologique : c'est le sens de son poème sur le sillon de Talbert, dédié à Bernard Chambaz ; tout est affaire d'équilibre pour qui vit… il faut souligner l'extrême liberté de Zone sensible ; Olivier Cadiot en est l'emblème. Honni par les uns (p 168) quand Jean-Claude Martin dit tout le mal qu'il pense de Cadiot en répondant à la question "Quel(s) livre(s) utiliseriez-vous pour envelopper  des œufs, un lièvre mort ou pour nettoyer les vitres ?" : "Prigent, Cadiot et bien d'autres peuvent être mis là-dedans".  Digne d'intérêt selon d'autres (p 51) quand Baris Ogreten souligne : "Le travail de Cadiot consiste moins à nous délivrer un message qu'à nous délivrer de la pléthore des messages qui nous submergent et qui ne nous disent plus rien". Gérard Noiret signe un ensemble de poèmes en prose où la nature est glorifiée de manière intelligente. Si ce corpus commence par une peinture apocalyptique de Paris, très vite Noiret oublie "[ses] angoisses et [ses] vieilles rancunes envers la technique". Et si la prose était l'avenir de la poésie ? En tout cas, Gérard Noiret porte le poème en prose à un état d'incandescence rarement atteint, il dit bien les choses : "Nous avons droit au paysage", au paysage, pas à la nature qui est imposée…

            Le reste de la livraison est occupé par les rubriques qu'on trouve habituellement dans une revue : documents, critique d'art, enquête, cahier de création… À noter le rapport plus ou moins étroit de ces parties avec le thème du numéro. Goethe et Chateaubriand étonnent par leur modernité ; Goethe offre une vision dialectique de la nature à l'opposé des arguties fanatico-écologiques de certains. Quant à Chateaubriand, ce fragment du Génie du christianisme surprend par la connaissance de la poésie antique dont fait preuve l'auteur, la discussion est ouverte… Francis Combes jette un éclairage intéressant sur Gianni Buranotti qui "illustre" Zone sensible : "La poétique de la nature qui sous-tend sa démarche est à la fois très ancienne (elle puise sa source chez Héraclite, par exemple) et très moderne en ce qu'elle rompt avec l'image d'une nature sentimentale, telle que l'a généralisée le romantisme". La rubrique L'Héritage des poètes peut se diviser en deux parties, d'une part des considérations générales et d'autre part la suite d'une enquête lancée dès le n° précédent ; Yves Boudier analyse finement l'écart entre poésie écrite et  poésie orale, Anne Tavaz s'entretient avec Marie-Claire Bancquart qui répond intelligemment à ses questions. Tandis que Benoît Conort s'exprime avec beaucoup de prudence et de précautions en inaugurant la nouvelle série des réponses à l'enquête (une dizaine de poètes)  : sans doute ne dit-il qu'une chose à laquelle est sensible le critique que je suis : "Et c'est triste, tous ces milliers de vers disparus aux oubliettes du temps, apparus un instant, au bout du crayon…", ce qui ne l'empêche pas de vouer aux gémonies  tout ce qui relève de l'information et de la communication et d'épingler les grands organes de radio et de télévision (car nous vivons une époque de confusion !). De toutes les réponses à l'enquête, ressort une idée forte : celle de la diversité de la poésie, chaque lecteur pouvant trouver dans ces réponses de quoi le conforter dans ses préférences ! Plus sérieusement, il faut souligner ce que dit Patrick Quillier : " La poésie échappe sans cesse à toutes les conceptions que l'on peut se faire d'elle. Elle déborde infiniment des cadres  que nos différentes subjectivités veulent lui assigner". Le Cahier de création est d'une grande richesse. Curieusement,  on peut y lire un ensemble de poèmes extraits, semble-t-il, du recueil de Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, découverts dans ce livre. Sans doute cela est-il dû aux délais de publication en revue… Plusieurs poètes ont retenu mon attention : outre cette dernière, Jeanpyer Poëls et Anne Talvaz, il faut citer Marie-Christine Mouranche dont les deux poèmes sont prenants pour ce qu'ils disent. Les autres  attendent une deuxième lecture, voire une troisième pour trouver les clés… Mais d'un lecteur à l'autre, cela peut changer… Ça se termine par un "manifeste" des Toboggans poétiques qui pose de bonnes questions (ou fait de bonnes remarques) mais n'apporte pas de réponses ni de propositions. L'humour est lourdingue (c'est peut-être une solution ?), le ton faussement familier mais ça dénonce utilement le fonctionnement des moteurs de recherche. La poésie ne serait pas l'affaire de quelques-uns : ça se saurait depuis longtemps, le monde, majoritairement, ne s'y intéresse pas, occupé qu'il est à autre chose ! Je ne sais trop comment prendre ce manifeste pluriel…

            Par son thème (le sentiment de la nature), par les thèmes annoncés pour les deux prochains n° (l'actualité de la fable, Poésie et Travail), Zone sensible occupe une place originale dans le paysage des revues de poésie. Et si l'avenir de la poésie, l'intérêt du plus grand nombre pour cette forme d'expression se jouaient là ?




INUITS DANS LA JUNGLE n° 7

 

 

            Faut-il le rappeler ? Inuits dans la jungle (comme son nom l'indique) est né en 2008 de la fusion entre deux revues précédentes : Jungle (périodique créé par Le Castor Astral vers 1978) et Inuits (fondé par Jacques Darras, un peu avant). Les deux revues se sont associées par l'intermédiaire du poète luxembourgeois Jean Portante. Aussi le lecteur ne s'étonnera pas de trouver Jacques Darras interrogeant Jean Portante (qui lui répond à propos des tendances de la poésie d'Amérique latine contemporaine) et André Velter (à propos du 50ème anniversaire de la collection Poésie / Gallimard).

            Les 16 Chants du Despotat de Morée du Mexicain Hugo Gutiérrez Vega sont traduits par Martine De Clerq. Il fut ambassadeur en Grèce de 1987 à 1994 et écrivit cette suite en 1991 après avoir visité les ruines de Mistra, la capitale de cette principauté, cette cité byzantine… jadis de chair et de rires. C'est l'occasion pour le poète d'une évocation mélancolique de la ville et de l'histoire dominée par la dynastie des Paléologues. Mais c'est aussi celle d'une médiation philosophique sur la disparition des civilisations : "Je ferme les yeux et pense à mes dossiers, / ces documents qui furent mon histoire / flottent désormais, décolorés, sur le fleuve de l'oubli". Ne restent sur les ruines de la ville que les poèmes, c'est du moins ce qu'affirme la prose VIII… Et un poème, en vers, est dédié à Yannis Ritsos pour bien montrer la puissance de la poésie. Car les empires "sont plus périssables encore que les petites choses de tous les jours"… Ce que vient confirmer le chat de la prose XV.

            Jean Portante présente et traduit trois voix féminines de la poésie d'Amérique latine : Carol Bracho, Yolanda Patín et Mayra Oyuela. Il répond également aux questions de l'ancien rédacteur d'Inuits… Il met en évidence la permanence de la poésie dans ce sous-continent et son inscription dans la littérature mondiale, une inscription qui ne néglige pas les "grands mythes hérités de l'ère précolombienne" ni une "conscience sociale et politique" à un degré moindre ; son originalité. Un  tableau enrichissant qu'illustrent, à leur façon, les trois femmes présentées… Mais il faut lire ce que dit Jean Portante pour découvrir le fourmillement poétique en Amérique latine car c'est l'individu qui domine…

            André Velter revient sur la collection Poésie /  Gallimard qu'il dirige depuis 1998 et son histoire. Il en souligne les fluctuations (économiques et littéraires)  et met ainsi en lumière l'évolution de la collection. La publication de douze poètes vivants pour les 50 ans de cette série relève d'une volonté de changement et de rendre visible la diversité qui ne remet pas en cause la vocation patrimoniale. En tout cas, cet entretien est captivant.

            Un cahier de création vient compléter la livraison ; il est consacré à trois poètes :  Chantal Dupuy-Dunier, Thomas Vinau et Gabriel Zimmermann… J'y retrouve avec plaisir et intérêt la première dont j'ai rendu compte ces dernières années de plusieurs recueils. J'ai lu avec émotion ses deux poèmes. Thomas Vinau exprime excellemment son individualité dans des poèmes justifiés par le milieu, mais ce n'est pas ce que je demande à la poésie. Gabriel Zimmermann capte ces moments de la vie entre chien et loup, il leur donne sens par la chute du poème, fût-ce sous forme de questions…

            Il faut lire Inuits dans la jungle, non pour avoir une vision complète de la poésie francophone et mondiale (ce qui est impossible) ; mais lire régulièrement aussi d'autres revues poétiques pour ne pas mourir totalement analphabète. C'est le prix à payer pour découvrir l'incroyable richesse de ce genre littéraire.




Place de la Sorbonne n° 6

 

 

            Place de la Sorbonne change d'éditeur : les Éditions du Relief sont remplacées par les Presses de l'Université Paris-Sorbonne. Mais la revue reste la même : présentation semblable, périodicité annuelle et architecture générale inchangée ; les rubriques sont identiques : l'invité et l'entretien, celle des poètes contemporains de langue française, celle des poètes du monde, contrepoints, vis-à-vis, échos, de l'autre côté du miroir et compte-rendus/livres reçus… Un  index des 6 numéros parus (très utile pour les chercheurs) complète cette fois-ci la livraison…

            L'invité et l'entretien montrent bien le rôle jouée par l'Université dans la défense et l'illustration de la poésie. Rôle qui est loin d'être négligeable : Michel Murat, qui n'est pas poète (et qui n'a donc nulle école à défendre !) parle très librement : "Rendre hommage à un maître, et contribuer à une histoire de la poésie française dans cette période d'après les avant-gardes : je crois que c'est ce que nous pouvons faire de mieux" (p 17). Il y a toujours quelque  chose à apprendre dans une telle démarche et le temps fera son affaire, à tort ou à raison… Diversité des écritures des poètes francophones : telle est la caractéristique du dossier Poésie française. Tout est intéressant depuis le journal de bord de Jacques Demarcq (poésie narrative ce qui n'empêche pas les aspects savants -dont les références au sonnet- qu'analyse excellemment CF [Catherine Fromilhague ?] dans sa notice, pp 75-78) jusqu'à la voix singulière de Pierre Dhainaut qui, parlant de choses intimes, parle aussi du lecteur et nous fait adhérer pleinement à ses poèmes : une démarche entre doute et confiance… J'ai particulièrement aimé la poésie d'Emmanuelle Sordet pour sa dénonciation des crimes commis en Syrie, rappelant l'hypocrisie des puissances occidentales qui, il n'y a pas si longtemps, trouvaient fréquentable le régime de Damas… Il faut encore noter la grande attention portée à la poésie francophone du monde   et la présence massive des universitaires dans ce choix.

            La rubrique Langues du monde permet de découvrir des poètes dans leurs langues d'origine (espagnol, allemand, slovène) et en traduction française grâce au travail des meilleurs spécialistes du moment (je pense en particulier à Max Alhau en ce qui concerne la langue espagnole). Les notes sur la traduction de Christian Prigent sont du plus grand intérêt et mettent en évidence la difficulté de traduire. Une large place est faite à l'avant-garde, une attention de tous les instants au langage, au courant des pensées et des associations, à la modernité (une modernité parfois empruntée à d'autres domaines que la poésie) ; on appréciera ou on détestera ! Surtout que l'on se perd parfois dans les différences  sibyllines entre modernité (dans tous les sens du terme) et postmodernisme…

            Le dossier Contrepoints fait dialoguer le photographe Yves Muller (qui prend des clichés de livres ou d'archives à l'état brut) et Christiane Herth qui l'interroge, le poète James Sacré et le peintre Mustapha Belkouch. Analysant une toile de Belkouch (reproduite) Sacré donne à lire des poèmes (11 en prose et 3 en vers libres) qui procèdent par approximations successives, une façon originale de revisiter la critique d'art ; il faut signaler que la notice (pp 87-89) de Laurent Fourcaut (le rédacteur en chef de Place de la Sorbonne) met bien en évidence la façon de faire de James Sacré…  La partie Bouts rimés montre des membres du Comité de rédaction de la revue s'essayer au sonnet à partir de rimes imposées. C'est à la fois sérieux (le rôle de la contrainte) et amusant (car parfois le sonnet est irrégulier : disposition trophique, vers non comptés, rimes…).

            Le reste de la revue (une centaine de pages !), avec ses rubriques variées, met en lumière la vie et la diversité de la poésie. Poèmes et commentaires s'éclairent mutuellement  (ainsi avec Yves Broussard et Joëlle Gardes). Il ne s'agit pas d'en finir avec la vieillerie poétique (du passé faire table rase) mais bien d'éclairer la poésie plus ou moins ancienne du savoir théorique contemporain (cf Irène Gayraud, pp 217-227). Cependant, dialectiquement, PLS, n'ignore pas la modernité de la forme poésie. Alain Frontier (le fondateur de la revue Tartalacrème) donne avec La Mer d'Iroise un texte qui amène le lecteur à réfléchir au statut de tout texte : comme l'écrit si bien Laurent Fourcaut, La Mer d'Iroise est "un texte […] éminemment, quoique indirectement, poétique parce qu'il a pour objet, non pas le réel, mais la littérature, étant un texte entièrement au second degré, qui réécrit, est-on tenté d'ajouter, sans avoir l'air d'y toucher, toute littérature possible". Dont acte... La rubrique De l'autre côté du miroir rappelle opportunément que, si les poètes sont mortels, les poèmes restent. Lisons-les ou écoutons-les avant qu'il ne soit trop tard. Les hommages rendus aux poètes disparus éclairent singulièrement leurs écritures respectives et ce n'est pas rien, PLS se contentant de donner à lire les dits hommages. Les comptes-rendus concernent 17 livres reçus (ou auteurs répertoriés) dont les notes sont dues, pour 12 d'entre eux, à Laurent Fourcaut dont il faut signaler le travail très fouillé. Certaines d'entre elles font écho aux poèmes publiés par ailleurs dans la revue…

Place de la Sorbonne est devenue au fil du temps une revue indispensable.

 




L’Intranquille n° 10

 

 

            De beau format (21 x 25 cm), L'Intranquille a fière allure… La revue s'ouvre sur de faux haïkus de Jean-Claude Pirotte que j'ai beaucoup lu depuis quelques années, recevant ses livres en SP. C'est dire que j'apprécie l'écrivain qui ne m'a jamais vraiment quitté. Ses faux haïkus (faux parce que Pirotte ne respecte pas la règle sacro-sainte des 17 mores, mais uniquement -et encore, pas toujours !- celle des trois vers, faux parce qu'il ne parle pas de l'évanescence des choses) sont un vrai régal, humour en prime. Qu'on en juge : "Sois sage ô ma douleur / Et tiens-toi plus tranquille / Attends le rebouteux" ! Pirotte, l'iconoclaste...

            Suit un "dossier" placé sous le signe de La Boétie et de son "Discours de la servitude volontaire". J'en retiens le texte de Christophe Manon : il aurait pu l'écrire au bien comme Paul Éluard pour vanter ou appeler de ses vœux la Révolution ! On apprend en lisant l'éditorial de Françoise Favretto qu'un  dossier "Révoltons-nous" suivra celui-ci… En attendant, ce cahier sur la servitude nous en fait découvrir de bien belles sur les illusions des hommes. Mais  Christophe Esnault ne fait-il pas qu'avouer ses propres limites ? En tout cas, il pose bien le problème ! Reste alors le mot d'Achille Chavée : "Je suis un vieux Peau-Rouge qui ne marchera jamais dans une file indienne". Les textes les plus intéressants sont les études et les essais, comme celui de Jean-Luc Coudray : "La seule liberté qui reste à l'individu, c'est de dépenser son argent". Il en arrive à cette conclusion que l'état moderne, c'est la dépersonnalisation du citoyen. La question est posée : que faire, comme disait Lénine. Autre essai stimulant : celui de François Huglo qui note : "La grande question n'est pas celle du chômage, mais celle de l'inégalité dans la répartition des richesses…" Voilà qui sonne clair en ces temps de lutte contre la loi travail ; en tout cas, la discussion est ouverte… Il faut désormais passer à l'action. Autre étude éclairante, dans un autre registre (celui de l'islamophobie galopante qui gangrène le monde occidental), celle d'Iraj Valipour, qui analyse finement les écrits de Mollâ Nasreddin. Un hommage mérité à Pierre Courtaud (disparu en 2010), l'éditeur de La Main Courante, complète cette livraison. Ivar Ch'Vavar donne un article très intéressant sur le vers comme moyen mnémotechnique. J'ai beau aimer la prose poétique, cette approche théorique est convaincante. Le domaine critique (une dizaine de pages) enfin s'ouvre aux publications en langues étrangères…

 




Diérèse n°67

 

 

            Le n° 67 de Diérèse vient de paraître. Comme d'habitude, la livraison est copieuse : plus de 300 pages ! L'architecture générale est la même : plusieurs cahiers composent cet exemplaire. Outre le cahier liminaire consacré aux Poètes du monde, deux cahiers anthologiques, un consacré à Hélène Mohone (qu'on avait déjà trouvée dans le précédent), un autre à René Char sont complétés par les rubriques habituelles dont Le Tombeau des Poètes et les Bonnes feuilles…

            Le premier présente deux poètes qui me sont inconnus rappelant ainsi fort heureusement que tout savoir encyclopédique en la matière est impossible : Giancarlo Pontiggia (un Italien) et Ana Luísa Amaral (une Portugaise), deux universitaires… La partie anthologique s'ouvre avec la publication de la fin du feuilleton de Richard Rognet, "La jambe coupée d'Arthur Rimbaud" dont je disais qu'il s'agissait d'une "poésie en prose au climat envoûtant". Relecture, à la lumière de la mort de Rimbaud de la poésie de ce dernier.  Rognet fait dire (à moins que ce ne soit lui qui parle ?) à Rimbaud qu'il ne croit plus à l'être parallèle à lui qui crut gagner les élévations du songe : "Il eût mieux valu faire éclater notre délire  plutôt que de nous évertuer à supposer qui nous étions"… Je retiens de ce qu'écrit Rognet ces mots : "Morcelés, avec notre temps compté, nous ne sommes même pas capables de bien observer ce fabuleux vaisseau que forme sur nos ruines et nos incorrigibles bavardages, la jambe coupée de ce risque-tout d'Arthur Rimbaud". La mort de l'homme aux semelles de vent reste un scandale incompréhensible ; faut-il l'éternité devant soi pour écrire de la poésie (on le croit toujours, d'une manière ou d'une autre )? Ceci dit, j'ai particulièrement apprécié dans cette partie ce qu'écrit James Sacré que je lis depuis longtemps : j'aime cette écriture volontairement gauche et émouvante. Les sonnets stamboliotes de Frédéric Chef, irréguliers, aux rimes pauvres et aux mots coupés en fin de vers donnent une vision atypique de  la grande ville turque. Le reportage quotidien de Valérie Michel qui capte un réel banal, la poésie cultivée de Jean-Paul Bota, Jeanpyer Poëls qui revisite à sa façon par le poème l'histoire de l'art, Daniel Leuwers, Isabelle Lévesque et quelques autres montrent, vers et proses mêlés, la diversité de la poésie francophone contemporaine…

             Jean-Luc Coudray poursuit son exploration de l'univers littéraire d'Hélène Mohone en présentant son travail et en publiant une pièce inédite de celle-ci,  "Si près des champs"… Ambivalence et propos opposés du marié qui attend l'épousée, dialogues nerveux et rebondissements, gratuité des situations et chute imprévue en font une pièce étrange… Le cahier René Char donne à lire une étude de Jean-Louis Bernard et un bref poème inédit de l'auteur du Marteau sans maître… Présence / absence, violence / désir, obscurité / hermétisme, beauté / mort font de René Char un poète non-explicable selon J-L Bernard qui affirme et questionne… Étienne Ruhaud s'intéresse au cimetière du Père Lachaise. Après en avoir retracé l'histoire, il se penche sur quelques tombes de surréalistes célèbres. C'est l'occasion de mettre en lumière quelques figures oubliées avec Hans Bellmer et Unica Zürn, André Pieyre de Mandiargues et Bona Tibertelli de Pisis… Une suite est annoncée. Le cahier "Bonnes feuilles" regroupe une trentaine de notes de lecture dues à onze rédacteurs, il témoigne de la vitalité de l'édition de poésie.

             Cette livraison de Diérèse est stimulante. À suivre donc…




Conférence n°42

 

 

Je dois à la semestrielle revue Conférence les meilleures découvertes, depuis le Journal de Gustav Herling, jusqu’aux poèmes du Triestin Virgilio Giotti. On n’a pas trop de six mois pour lire, relire et approfondir près de 800 pages d’essais, de documents et de poèmes —  on peut la transporter dans un sac de plage grâce à son fin et léger papier bible, et la couleur ivoire de celui-ci laisse au seul contenu le soin de nous éblouir. L’histoire, le droit et l’urbanisme voisinent avec des artistes et des poètes souvent inattendus : comme, dans le précédent numéro (41), Bruno Arcadias :

J’ai hérité de ma mère
Ce don très particulier
De voir très vite
Ce qu’il y a
Dans la tête des gens.

J’ai hérité de ma mère
Ce don très particulier
De ne savoir qu’en faire.

S’il est une éthique, c’est celle de comprendre plutôt que juger. Un certain tropisme italien semble guider les choix de Christophe Carraud, infatigable traducteur et passeur.

Ce numéro 42 pourra fortement intéresser nos lecteurs par les poèmes de José-Flore Tappy (à qui nous devons entre autres l’édition de la correspondance de Philippe Jaccottet avec Gustave Roud et avec Ungarretti). Elle fait, dans un vers libre qui épouse la respiration inapparente des gens et des choses de l’ombre, le portrait saisissant d’une vieille femme :

Petite, elle se sauvait pour échapper
aux ombres, aux reflets trompeurs,
aux vieilles faces édentées, rejoignant
d’un seul battement de cils
le soleil des rues vides

aujourd’hui, dans le doute,
elle vérifie, redresse les pieux
des clôtures qui penchent, entourant
d’une enceinte fictive quelques fruits
à venir, encore noués dans sa pensée

Plutôt prévenir qu’abandonner les choses
au pire. Sinon qui l’aiderait, elle,
à rassembler les planches, brisées
par les rafales, d’une si vétuste
embarcation ?

Autre superbe découverte, Pièges, de Franco Marcoaldi, traduits par Roland Ladrière et dont nous attendons la parution prochaine en volume au Taillis Pré :

Tu regardes les rouvres, les chênes-lièges
les poiriers sauvages, les frênes et
les oléastres, et tu penses que l’arbre
est là, tout entier devant toi : la base,
le tronc, la chevelure lumineuse.
Mais une autre chevelure existe,
humide, souterraine, vermineuse —
une arborescence à demi cachée,
abritée, qui jumelle de la première
recherche l’eau plutôt que la lumière. (…)

 

Parmi tant d’autre trésors, signalons les hommages de Philippe Jaccottet et Alain Paire à Louis Martinez (qui traduisit Pasternak) disparu dernièrement. Mais encore la nouvelle traduction d’un article fondamental paru en 2002 : Comment enseigner la littérature moderne, d’Alfonso Bernardinelli, entre-temps retouché par son auteur. Questionnement d’actualité sur les rapports entre l’institution enseignante et l’esprit littéraire moderne « qui met des individus jaloux d’autonomie face à une société de plus en plus organisée ».

Si on n’en lit qu’une, que ce soit celle-là.