L’Intranquille n° 10

 

 

            De beau format (21 x 25 cm), L'Intranquille a fière allure… La revue s'ouvre sur de faux haïkus de Jean-Claude Pirotte que j'ai beaucoup lu depuis quelques années, recevant ses livres en SP. C'est dire que j'apprécie l'écrivain qui ne m'a jamais vraiment quitté. Ses faux haïkus (faux parce que Pirotte ne respecte pas la règle sacro-sainte des 17 mores, mais uniquement -et encore, pas toujours !- celle des trois vers, faux parce qu'il ne parle pas de l'évanescence des choses) sont un vrai régal, humour en prime. Qu'on en juge : "Sois sage ô ma douleur / Et tiens-toi plus tranquille / Attends le rebouteux" ! Pirotte, l'iconoclaste...

            Suit un "dossier" placé sous le signe de La Boétie et de son "Discours de la servitude volontaire". J'en retiens le texte de Christophe Manon : il aurait pu l'écrire au bien comme Paul Éluard pour vanter ou appeler de ses vœux la Révolution ! On apprend en lisant l'éditorial de Françoise Favretto qu'un  dossier "Révoltons-nous" suivra celui-ci… En attendant, ce cahier sur la servitude nous en fait découvrir de bien belles sur les illusions des hommes. Mais  Christophe Esnault ne fait-il pas qu'avouer ses propres limites ? En tout cas, il pose bien le problème ! Reste alors le mot d'Achille Chavée : "Je suis un vieux Peau-Rouge qui ne marchera jamais dans une file indienne". Les textes les plus intéressants sont les études et les essais, comme celui de Jean-Luc Coudray : "La seule liberté qui reste à l'individu, c'est de dépenser son argent". Il en arrive à cette conclusion que l'état moderne, c'est la dépersonnalisation du citoyen. La question est posée : que faire, comme disait Lénine. Autre essai stimulant : celui de François Huglo qui note : "La grande question n'est pas celle du chômage, mais celle de l'inégalité dans la répartition des richesses…" Voilà qui sonne clair en ces temps de lutte contre la loi travail ; en tout cas, la discussion est ouverte… Il faut désormais passer à l'action. Autre étude éclairante, dans un autre registre (celui de l'islamophobie galopante qui gangrène le monde occidental), celle d'Iraj Valipour, qui analyse finement les écrits de Mollâ Nasreddin. Un hommage mérité à Pierre Courtaud (disparu en 2010), l'éditeur de La Main Courante, complète cette livraison. Ivar Ch'Vavar donne un article très intéressant sur le vers comme moyen mnémotechnique. J'ai beau aimer la prose poétique, cette approche théorique est convaincante. Le domaine critique (une dizaine de pages) enfin s'ouvre aux publications en langues étrangères…

 




Diérèse n°67

 

 

            Le n° 67 de Diérèse vient de paraître. Comme d'habitude, la livraison est copieuse : plus de 300 pages ! L'architecture générale est la même : plusieurs cahiers composent cet exemplaire. Outre le cahier liminaire consacré aux Poètes du monde, deux cahiers anthologiques, un consacré à Hélène Mohone (qu'on avait déjà trouvée dans le précédent), un autre à René Char sont complétés par les rubriques habituelles dont Le Tombeau des Poètes et les Bonnes feuilles…

            Le premier présente deux poètes qui me sont inconnus rappelant ainsi fort heureusement que tout savoir encyclopédique en la matière est impossible : Giancarlo Pontiggia (un Italien) et Ana Luísa Amaral (une Portugaise), deux universitaires… La partie anthologique s'ouvre avec la publication de la fin du feuilleton de Richard Rognet, "La jambe coupée d'Arthur Rimbaud" dont je disais qu'il s'agissait d'une "poésie en prose au climat envoûtant". Relecture, à la lumière de la mort de Rimbaud de la poésie de ce dernier.  Rognet fait dire (à moins que ce ne soit lui qui parle ?) à Rimbaud qu'il ne croit plus à l'être parallèle à lui qui crut gagner les élévations du songe : "Il eût mieux valu faire éclater notre délire  plutôt que de nous évertuer à supposer qui nous étions"… Je retiens de ce qu'écrit Rognet ces mots : "Morcelés, avec notre temps compté, nous ne sommes même pas capables de bien observer ce fabuleux vaisseau que forme sur nos ruines et nos incorrigibles bavardages, la jambe coupée de ce risque-tout d'Arthur Rimbaud". La mort de l'homme aux semelles de vent reste un scandale incompréhensible ; faut-il l'éternité devant soi pour écrire de la poésie (on le croit toujours, d'une manière ou d'une autre )? Ceci dit, j'ai particulièrement apprécié dans cette partie ce qu'écrit James Sacré que je lis depuis longtemps : j'aime cette écriture volontairement gauche et émouvante. Les sonnets stamboliotes de Frédéric Chef, irréguliers, aux rimes pauvres et aux mots coupés en fin de vers donnent une vision atypique de  la grande ville turque. Le reportage quotidien de Valérie Michel qui capte un réel banal, la poésie cultivée de Jean-Paul Bota, Jeanpyer Poëls qui revisite à sa façon par le poème l'histoire de l'art, Daniel Leuwers, Isabelle Lévesque et quelques autres montrent, vers et proses mêlés, la diversité de la poésie francophone contemporaine…

             Jean-Luc Coudray poursuit son exploration de l'univers littéraire d'Hélène Mohone en présentant son travail et en publiant une pièce inédite de celle-ci,  "Si près des champs"… Ambivalence et propos opposés du marié qui attend l'épousée, dialogues nerveux et rebondissements, gratuité des situations et chute imprévue en font une pièce étrange… Le cahier René Char donne à lire une étude de Jean-Louis Bernard et un bref poème inédit de l'auteur du Marteau sans maître… Présence / absence, violence / désir, obscurité / hermétisme, beauté / mort font de René Char un poète non-explicable selon J-L Bernard qui affirme et questionne… Étienne Ruhaud s'intéresse au cimetière du Père Lachaise. Après en avoir retracé l'histoire, il se penche sur quelques tombes de surréalistes célèbres. C'est l'occasion de mettre en lumière quelques figures oubliées avec Hans Bellmer et Unica Zürn, André Pieyre de Mandiargues et Bona Tibertelli de Pisis… Une suite est annoncée. Le cahier "Bonnes feuilles" regroupe une trentaine de notes de lecture dues à onze rédacteurs, il témoigne de la vitalité de l'édition de poésie.

             Cette livraison de Diérèse est stimulante. À suivre donc…




Conférence n°42

 

 

Je dois à la semestrielle revue Conférence les meilleures découvertes, depuis le Journal de Gustav Herling, jusqu’aux poèmes du Triestin Virgilio Giotti. On n’a pas trop de six mois pour lire, relire et approfondir près de 800 pages d’essais, de documents et de poèmes —  on peut la transporter dans un sac de plage grâce à son fin et léger papier bible, et la couleur ivoire de celui-ci laisse au seul contenu le soin de nous éblouir. L’histoire, le droit et l’urbanisme voisinent avec des artistes et des poètes souvent inattendus : comme, dans le précédent numéro (41), Bruno Arcadias :

J’ai hérité de ma mère
Ce don très particulier
De voir très vite
Ce qu’il y a
Dans la tête des gens.

J’ai hérité de ma mère
Ce don très particulier
De ne savoir qu’en faire.

S’il est une éthique, c’est celle de comprendre plutôt que juger. Un certain tropisme italien semble guider les choix de Christophe Carraud, infatigable traducteur et passeur.

Ce numéro 42 pourra fortement intéresser nos lecteurs par les poèmes de José-Flore Tappy (à qui nous devons entre autres l’édition de la correspondance de Philippe Jaccottet avec Gustave Roud et avec Ungarretti). Elle fait, dans un vers libre qui épouse la respiration inapparente des gens et des choses de l’ombre, le portrait saisissant d’une vieille femme :

Petite, elle se sauvait pour échapper
aux ombres, aux reflets trompeurs,
aux vieilles faces édentées, rejoignant
d’un seul battement de cils
le soleil des rues vides

aujourd’hui, dans le doute,
elle vérifie, redresse les pieux
des clôtures qui penchent, entourant
d’une enceinte fictive quelques fruits
à venir, encore noués dans sa pensée

Plutôt prévenir qu’abandonner les choses
au pire. Sinon qui l’aiderait, elle,
à rassembler les planches, brisées
par les rafales, d’une si vétuste
embarcation ?

Autre superbe découverte, Pièges, de Franco Marcoaldi, traduits par Roland Ladrière et dont nous attendons la parution prochaine en volume au Taillis Pré :

Tu regardes les rouvres, les chênes-lièges
les poiriers sauvages, les frênes et
les oléastres, et tu penses que l’arbre
est là, tout entier devant toi : la base,
le tronc, la chevelure lumineuse.
Mais une autre chevelure existe,
humide, souterraine, vermineuse —
une arborescence à demi cachée,
abritée, qui jumelle de la première
recherche l’eau plutôt que la lumière. (…)

 

Parmi tant d’autre trésors, signalons les hommages de Philippe Jaccottet et Alain Paire à Louis Martinez (qui traduisit Pasternak) disparu dernièrement. Mais encore la nouvelle traduction d’un article fondamental paru en 2002 : Comment enseigner la littérature moderne, d’Alfonso Bernardinelli, entre-temps retouché par son auteur. Questionnement d’actualité sur les rapports entre l’institution enseignante et l’esprit littéraire moderne « qui met des individus jaloux d’autonomie face à une société de plus en plus organisée ».

Si on n’en lit qu’une, que ce soit celle-là.




La nouvelle quinzaine littéraire n°1152

 

Avec le printemps, certains périodiques y vont de leur dossier spécial poésie. On y trouve, dans un mélange de désinvolture et de paresse, le petit public et les tirages confidentiels, le vertueux travail de ces éditeurs... dont on n’entendra plus parler le reste de l’année. Un versificateur emblématique est passé à la question en regard du dernier toutterrain des familles aux performances écologiques durables.

D’un autre côté, les revues poétiques dont nous rendons compte ici-même, malgré les qualités que nous n’avons de cesse de souligner, donnent au lecteur lambda l’impression d'être à la porte d'un club, un cercle limité, disons sur le mode « les poètes parlent aux poètes » Ce sont des revues de métier.

D'où l'importance de deux publications généralistes, la Nouvelle quinzaine littéraire et Conférence (dont nous parlerons au prochain numéro), qui donnent à chacun de leur numéro, une place à la poésie, aux côtés de tous les genres d’écriture. Dois-je rappeler que dès ses débuts, Recours au poème, par les contributions de Michel Cazenave et d’Yves Humann entre autres, s’est attaché à inscrire la poésie dans le champ large de toutes les paroles, spirituelle, politique, philosophique.

La Quinzaine a pris son nouveau rythme de croisière tout en gardant son âme. Outre que quelques uns de ses contributeurs écrivent également dans nos colonnes, — le dernier en date étant Jean Miniac —, il me paraît utile de signaler ce qui nous rapproche, à savoir une certaine éthique de la critique littéraire et que résume encore très bien l’exergue de Maurice Nadeau « l’œuvre vaut toujours plus que le bien ou le mal qu’on dira d’elle ». Aujourd’hui encore les articles de la Quinzaine évitent tout autant le jargon des études littéraires que les thématiques démagogiques de la presse magazine. Le livre est en général présenté et le lecteur (qui en principe n’a pas encore lu l'ouvrage en question) est en mesure de s'en faire une idée avant toute explication ou commentaire. Critique d’ostension vs critique qui mousse.

Le dossier du numéro 1152, Poésie : le recours mérite une attention particulière par les voix précieuses qu’il donne à entendre, à commencer par celle de Jean-Clarence Lambert : « De façon expérimentale, j’ai joué avec les trois modes de présence du mot : visuel, vocal, sémantique… Au début des années soixante, j’ai voulu rendre la parole aux mots du poème (…) avec Filliou, Dufrêne, Heidsieck, Luca, Gysin, etc ».

Une « Vitrine en cours » d’Eric Dussert modère avec finesse les inquiétudes de Jean-Pierre Siméon sur l'avenir de la poésie : Pour autant, cette inquiétude ne doit pas conduire au gémissement. Quoi, on aimerait pas la poésie en France ? La production annuelle des recueils prouve le contraire (…) il serait bon pour la fierté des poètes et de leurs lecteurs que ne soient plus colportées les récriminations pavloviennes contre des moulins à vent.

On ne peut lire qu'avec profit la longue étude de Frédéric Fiolof sur l’essai que Jacques Rancière a consacré à Philippe Beck (Le sillon du poème). C'est par une citation de Rancière que je terminerai cette recension : La morale du poème serait là : prendre le temps de ne pas finir, de recommencer, d’affirmer à nouveau, d’affirmer par l’exemple, en faisant (…).

 




La revue ORNATA, numéro 2

La Revue Ornata est l’expression du projet des éditions Eurydema Ornata.

Eurydema Ornata a pour envie d’éditer de courts ouvrages issus de la rencontre d’un poète et d’un artiste.

La revue en ligne rassemble les textes ou images sélectionnés ; la revue papier édite le résultats des rencontres.

Voici, brièvement présenté, l'ambition de ce projet dont la "trace sur papier" est un élégant port folio relié à la chinoise où se trouvent en regard les poèmes et les oeuvres plastiques en couleurs de haute qualité.

Entre autres contributions toutes agréablement présentées comme si on déambulait dans une galerie, je retiendrai d'abord la belle collaboration de Jean-Pierre et Marianic Parra:

Prisonnier
dans l'entrelacs appris de la singularité
tu apprends repères perdus
les énigmes privées de fins

… et les textes de Mical Anton en compagnie des peintures de Sabine Stellittano:

Gaillardes,
atrophiées néanmoins, une forêt
d'envies battait au vent
d'automne. Quelques feuilles jolies
sur ton moignon de liège, un
sursaut de survie ancré face
aux passants, bouquet de larmes
vertes ravalées aux pelures
et l'entier du boulevard peut-être
pour peut-être, peut-être
pour - j'espère l'amour oui l'amour -
contourner nos automnes.

 

 




TRAVERSÉES n°77, septembre 2015

 

 

Chaque revue a son espace, sa disposition. C’est comme les cafés.

Deux invités et puis… 150 pages de poésie (et autres divers genres) dont beaucoup d’auteurs ont déjà honoré nos colonnes virtuelles. Cette générosité prolixe est assez rare et mérite d’être soulignée, certains poètes pouvant, comme Philippe Mathy, livrer une série de 26 proses inspirées sur l’automne, ou Serge Muscat de « Mettre sa pensée à plat » en un essai de sagesse active et légère :  Surtout ne pas se regarder. S’oublier en vivant sa pensée. Dès que l’on se regarde dans une glace, tout est perdu. Impossible de se voir et d’être en même temps.

Et Marina Poydenot :
        Quel est le nom de cet oiseau
        qui chante dans le tilleul
        comme une source toujours fraîche ? (…)

la suite réserve de belles surprises.

 

Un premier dossier concerne Éric Brogniet. L’œuvre, nourrie de mythologie autant que de sciences dites exactes, est présentée par Paul Mathieu avec concision et clarté : Au travers d’images résolument innovantes empruntées notamment aux sciences « exactes » — il faudrait dire un jour tout ce que la poésie doit à la physique et inversement — Belle / comme un boson de Higgs, la figure féminine, avec entre ses lèvres son rubis / Son étoile de sang muet occupe une place centrale qui (…) affiche sa blessure de glaïeuls / Dans leur trou de verdure (…) Loin de se cantonner à une simple cartographie de l’éros, il pousse à réfléchir au fondement de tout cela qui fait la vie.  Dans une orientation plus bio et bibliographique, Patrice Breno longe l’œuvre « toute en contraste » qui cherche « à discerner les valeurs essentielles qui aident à surmonter la douleur d’être ».

Suivi d’une dizaine de poèmes inédits composant une Rose noire d’antimatière :

A la nuit galactique, matrice des hautes énergies
         A la dévoration qui nous engloutit
(…)

J’appellerai sur toi l’orage
Tout en te protégeant
Faisant de ta blessure un apaisement

 

Un rencontre avec Thomas Scotto montre la diversité à l’œuvre dans ce comité de rédaction :

C’était un deuxième, un troisième étage peut-être. C’était très haut !
Pourtant, j’étais persuadé que King Kong passerait son bras gigantesque  par la fenêtre pour me capturer pendant la sieste. Rien de plus facile pour lui : il l’avait déjà fait quelques jours auparavant dans une des publicités pour les chaussure « André », au cinéma, avant Le livre de la Jungle.

Auteur et interview réjouissants et profonds quand il faut.

Je me dis que tout auteur devrait faire un stage de deux ou trois ans dans le secteur « littérature jeunesse ». Non, j’exagère bien sûr, ne me sentant aucune vocation maoïste. Allez, six mois, ça devrait suffire !




La revue des belles lettres, 1 et 2, 2015

 

Marion Graf, que nous connaissons comme traductrice des œuvres de Robert Walser, dirige cette très belle revue qui est une institution. Il semble que, dans notre chère francophonie, ce sont les marches et autres périphéries qui savent concilier la longévité et la bonne santé.

En témoigne ce numéro consacré aux poètes de la caraïbe. Avec l’ambition, non de « s’ouvrir à l’exotisme et à l’étrangeté » mais « à une forme de connaissance partagée ». Qu’il est bon de partager ainsi ce spicilège qui commence par la géographie de Césaire :

Îles mauvais papier déchiré sur les eaux
Îles tronçons côte à côte fichée sur l’épée flambée du Soleil

… et s’achève par le Guyanais Élie Stephenson : J’écris ce poème pour vous / Qui portez le cœur de vos hommes / Et leurs pas et leurs blessures / Vers le pays que vous rêvez / Le soleil que vous inventez

Belle rencontre, beau partage, avec entre autres Frankétienne, Lionel Trouillot, Édouard Glissant et sa Déroute des souvenir. Une touchante lettre de Yacine à Glissant… C’est un choix réfléchi, au service des auteurs et d’une véritable universalité respectant les singularités. L’Haïtien Coutechève Lavoie Aupont donne une irrésistible lettre à son chien :

Une foule c’est du monde
Du monde c’est beaucoup
Et beaucoup ça transpire

Le lecteur gyrovague appréciera le CD qui accompagne la revue : écouter telle poésie incarnée en voiture quand on patiente sous les affiches et les brisevues est tout bonnement roboratif.

Ce numéro s’ouvre par un cahier poétique et iconographique du Malgache Marcel Miracle : L’haile de l’irondelle / Pardon / L’aile de l’hirondelle / Dépasse toujours du ciel // C’est une virgule d’encre / qui ne sèche jamais.

°°°

Franck Venaille est l’invité du deuxième numéro. La « matière même du rêve », dont la sonorité inaugurale d’incertaine voyelle fait vaciller, « au petit jour il ne sait toujours pas quelle est son identité véritable ».

Je fus cet homme élégant
du moins le pensait-on. De braves personnes.
Et tout autour de nous, le mystère entier, ce don des oiseaux nés ici.

Des essais accompagnent ce long poème, celui d’Alain Madeleine-Perdrillat commençant par « Dans tous le livre (La Bataille des Éperons d’or) règne une sorte d’état de guerre général… », et celui de Pierre Voélin écrivant du batelier de l’Escaut : Une âme, ô combien harassée, mais survivante.

Après le « beau gris de fer » de Venaille, le cahier iconographique est consacré au « vermillon » de Claude Garache.

Il est à noter une très intéressante critique de Jean-François Billeter de l’Anthologie de la poésie chinoise parue en Pléiade. L’auteur offre de comparer pratiquement des traductions de ce livre et les siennes « en première approximation », lesquelles pour moins fidèles sont belles et piquantes à lire. En huit pages, une excellente leçon de passage de frontière, concrète et modeste.




Cahiers Littéraires Internationaux Phoenix n°20, Hiver 2016

 

 

Ce numéro marque un tournant, la fin d'un cycle,  ainsi que le souligne André Ughetto dans son édito. une ultérieure possibilité de renouveau pour la revue éponyme de l'oiseau sans cesse renaissant.

En effet, la revue, avec ce numéro 20, accomplit sa cinquième année d'existence : belle longévité dans la qualité maintenue l'équipe de rédaction, à la suite de Sud, et Autre Sud. C'est aussi la cinquième et dernière attribution du Prix Léon-Gabriel Gros. Cette année la lauréate est Valérie HUET, dont est publié l'intégralité du recueil, Dans la Blancheur des signes.  

Le numéro s'ouvre sur "Une lecture pour Dans la Blancheur des signes", de Karim De Broucker. La poésie de Valérie Huet (ici, une série de très brefs poèmes – comme ceux de ses quatre précédents recueils - dont les titres déclinent toute une gamme précieuse de nuances de couleurs) devrait, écrit-il, être lue "à rebours" du phénomène de synesthésie esthétique baudelairienne à laquelle elle fait penser, nous invitant plutôt à voir chaque coloris exprimé par le titre comme "l'émanation, la transcription d'une rencontre, d'un souvenir, d'un spectacle, de tel moment fugace, telle impression intérieure ou extérieure, fugitive ou non".

Cette blancheur, qui fait penser au "cygne" mallarméen et au symbolisme décadent, est peut-être aussi fusion de toutes les couleurs dans la lumière, devenue fusion de toutes les sensations dans les poèmes, pour lesquels le terme "à rebours" choisi par le critique semble très approprié. Cette poésie raffinée est parée en effet des mille irisations du paon, de mille nuances d'imperceptibles sensations, dont on lit peut-être la concrétion poétique dans l'écho (parfois paradoxal, énigmatique, ou humoristique) entre un titre et un mot, l'allitération poïétique à l'oeuvre dans ce qui amène le lecteur à une rêveuse dérive analogique, entraîné dans le sillage de ces fort jolis bibelots sonores soigneusement étiquetés, qu'on imagine bien dans le décor de Des Esseintes, et qu'on ouvre avec gorumandise pour en goûter la saveur, le parfum. On citera ainsi la sensualité sucrée de "Vanille fraise" :

 

Avec son ongle rose elle défroisse la feuille,

puis lentement se couche

et mange le chocolat.

 

 

qui s'oppose à la sécheresse elliptique de "Poil de chameau":

 

Sans donner de réponse

(j'étais convalescente),

je suis retournée sur les chemins de sable.

 

 

Ailleurs, la couleur déborde – comme l'inverse allitération d'ex-ister", du pissenlit du titre aux épices dans "Jaune Pissenlit":

 

Exister rouler non sans épices

du sens de l'être

la racine vers le haut.

 

Certains poèmes, comme "Rose balais", s'annoncent comme un macabre fait-divers  dont l'humour noir et la brutale briéveté rappellent les chroniques de Félix Fénéon :

 

Elle sort les gâteaux du four,

coupe un morceau de jambon, 

tue les enfants aussi sec,

nettoie les vitres.

 

tout comme "Gris rosé" joue à être l'amorce d'un récit – mélodrame, ou thriller psychologique non dénué d'une touche de comédie : 

 

Le col de son chemisier largement défait, 

la voisine aux chaussons,

descend l'escalier. 

 

 

Le poème "Bleu gitane" qui semble procéder par "contamination" de l'image publicitaire jadis ornant les paquets de cigarettes fournit peut-être un indice de la naissance de ces textes  : 

 

De la cheminée comme la fumée,

la fumée d'un feuillage, 

je m'envole. 

 

de même que  "Gris poussière"  révéle peut-être le cheminement ménager de l'imagination aspirant le réel pour le transposer dans les vers : 

 

Distraitement concentrée, je suis les traces

et sans cesse me revient l'aspirateur 

des journées.

 

"Rose pamplemousse", qui clôt ce recueil, a la beauté des poèmes de méditation zen : sa couleur se reflète dans tout ce qui précéde, dont on sait que l'on aura plaisir à y goûter de nouveau, dans le calme décor crépusculaire évoqué, où il luit d'une lueur d'aurore : 

 

Il me plaît d'être assise.

Le monde frémit

tamise la lumière

menace la nuit.

 

Ce numéro 20 propose également deux poèmes de Léon-Gabriel Gros, extraits des Elégies augurales (1949-1952), et suivis d'un hommage à trois poètes disparus. Bruno Doucey et Marie-Christine Masset évoquent la mémoire de Jean Joubert, à travers une lettre du premier et un hommage de la seconde, qu'accompagne le poème inaugural du recueil Les Lignes de la main (Seghers, 1955) : "Il disait". Daniel Fabre évoque François Bordes, tandis que Barbara Wahl et Emmanuel Cattin nous parlent de Jean Wahl. 

 

La rubrique "Archipel" propose des textes de Jean-Blot et de Thierry Laget, ainsi que "Cinécure", de Pierre Stéphane Murat et Jean-Romain Pinguet, opposant avec brio – et à deux plumes -  les deux pôles du cinéma : "la contemplation, née de la peinture, et la frénésie, due à l'art du montage". La contemplation est du côté du "lent métrage" Un jour pousse l'autre de Bernard Boyer, salué par Pierre-Stéphane Murat comme un "Ozu de l'Oisans" filmant à la façon documentaire de Depardieu le quotidien de deux frères, témoins d'un monde qui bientôt ne sera plus que sur ces images : "Faits et gestes immmuables auxquels on assiste, rythme serein et mélancolique d'un monde qui se sait révolu". De l'autre côté se tient le dernier Mad Max, tout de bruit et fureur, brassant avec succès (aussi et avant tout du point de vue commercial) les rêves et aspirations de son époque : "catalogue commercial des valeurs uniformes d'une époque globalisée, amnésique et autoréférentielle, avide de sensibilité et de sensations."

Le numéro se clôt comme à son habitude sur une série de lectures  de recueils récents de poésie et de publications de récits, théâtre, essais, par Marie-Claude Masset, Marc-Paul Poncet, André Ughetto Fabien Abrassart, Nicolas Jaen, Philippe Leucks, François Kasbi, Daniel Aranjo, Nicolas Rouzet, Charles Jacquier et Corinne Jutard. La 4ème de couverture met  - en vers, et sans mensonge, un point d'orgue autant qu'un point final à la lecture, avec le troublant "vert menthe" de Valérie Huet :

 

Dans la blancheur des signes,

les signes de la neige glacée de la nuit tombent

avant l'aube.

 



La piscine, revue graphique et littéraire

Une nouvelle revue graphique et littéraire, la piscine, vient de naître à l'enseigne de La Cyprière à Montpellier. Elle est dirigée par la photographe et éditrice Louise Imagine. Philippe Castelneau, Christophe Sanchez et Alain Mouton sont également de cette aventure qui aime le mélange des genres, sans aucun enrobage discursif, à l'état d'écru.

" Nous souhaitons y faire circuler mots et images, textures et pigments. Réunir autour de ce beau projet les auteurs et artistes que nous aimons, dont nous suivons le travail et partageons la sensibilité. Une envie commune, issue d'un même élan, à la fois ambitieux et sincère.", écrit Louise Imagine dans le premier édito de la revue présentée en deux parties tête bêche, une en noir et blanc l'autre en couleurs. Auteur du second édito à l'autre bout du grand bain, Christophe Sanchez précise les intentions du projet : " construire une revue élégante avec du contenu reflétant une création contemporaine dans sa diversité... Bref, créant du beau. Et on a toujours besoin de beau, c'est un état d'urgence permanent."

Ce numéro zéro de la piscine est dédié à l'écrivain de théâtre Emmanuel Darley disparu au mois de janvier 2016. Avec son dos carré cousu, sa mise en page raffinée et son impression sur papier ivoiré de 120g, il est un objet proche du livre d'art. Un régal pour l'œil en même temps qu'un régal pour l'âme. Et c'est bien de diversité dont il s'agit. Des poèmes brefs, caustiques ou plus joyeux, ( Guillaume Siaudeau, Thierry Radière, Perrin Langda, Azilys de Nowhere, Isabelle Bonat-Luciani...), côtoient des récits qui prennent le temps du méandre sous l'horizon (Benoit Jeantet, Antonin Crenn, Marie-Josée Desvignes, Emeline Bravo, Antoine Maine...). Les images de Louise Imagine, Melania Avanzato, Laurie-Anne Romagne, Sophie Rousseau, Alice Santini, Guillaume Estève, Hélène Desplechin, Tom Rousselon...) ne sont évidemment pas des faire-valoir illustratifs. Elles entretiennent avec les mots des liens et des conciliabules à l'unisson ou en rupture, selon leur fantaisie propre, et disent l'universel singulier de la fragilité humaine en son infinie palette de sentiments.

Les thématiques abordées sont essentiellement aquatiques. L'eau de la piscine rejoint le lit des rivières (au nombre de cinq à Montpellier) et continue sa course jusqu'au littoral à quelques encablures avant d'affronter les grands espaces du large. Mais nos quatre maîtres-nageurs n'ont pas l'intention de limiter leurs explorations aux marges carrelées des bassins, aux rivages battus par les marées. Le thème de l'âme des lieux sans âme sera proposé avec un appel à textes et à images pour le numéro 1 qui devrait paraître en octobre.

L'enseigne de La Cyprière souhaite aussi favoriser des projets d'édition physique et numérique, organiser des expositions, au format grand angle, qui accueilleront aussi bien des inconnus que des créateurs déjà confirmés. Dans l'état d'urgence permanent du beau. Dans une circulation ouverte à tous les vents.

Extraits :

Une bonne grosse pluie qui achève le passé, qui astique les cadavres, qui remet tout au niveau de la boue. Bourrasques et roulements de tambour. L'eau qui tait les mensonges. Qui capote le jour. Ferme sa gueule au paysage. Thomas Vinau

Dans ton ventre déjà je maudis. J'ai la haine pendue au cordon, je secoue les membranes, ne veux pas entendre le père qui hurle et la guerre menacer. Je veux rester en eau pour toujours, oreilles en branchies, je ne veux plus écouter la rumeur sourde du monde. Je veux me recroqueviller, ne pas sortir, rester en chien de fusil pour ne pas connaître les balles assassines. Christophe Sanchez

C'était un pays de grande fatigue
Où des brumes étaient si lentes à se lever
Que ceux d'ici ne voyaient que très tard
Un paysage déjà changé
L'été
Ils parlaient toujours
Avec un fort accent de lumière
Il nous restait
Que très peu d'enfance
A ce moment-là
Nos châteaux n'étaient plus imprenables
Et les affluents d'un âge
Avaient pris naissance
Au bord de nos yeux. Louis Raoul
Je devais avoir 8 ans.
On est allé à la piscine
avec la classe
TOUTE la classe.
Dans le même vestiaire.
Tout le monde tout nu.
Le Monde Entier Tout Nu, & moi au milieu.
J'avais tellement pas envie d'être là
que j'ai gardé ma culotte sous mon maillot de bain.
On est arrivés au bord du grand bain.
La maîtresse m'a regardée,
les copains de classe m'ont regardée,
le maître nageur m'a regardée.
J'aurais bien couru, mais c'est interdit de courir au bord de la piscine.
J'étais toute petite.
Je veux dire, plus petite encore.
Plus petite, c'était pas possible.
Plus petite, c'était rien, ça n'existait pas.
La honte, c'est comme le vélo.
Ca ne s'oublie pas. Olivia Del Proposto




La Corne de Brume n° 12

 

La Corne de Brume, qu'on aurait tort de mépriser, est la revue annuelle du CRAM (Centre de Réflexion sur les Auteurs Méconnus). Cette douzième livraison, comportant plus de 250 pages, fourmille de renseignements qui sauront intéresser les chercheurs ou les curieux. Mais ces informations relativiseront bien des choses : si Lautréamont et Elémir Bourges sont connus de manière diamétralement opposée par la postérité, tous deux sont classés par André Nolat dans le mouvement décadent ! Personnellement, j'ai été très intéressé par l'étude que Philippe Blondeau consacre aux "romans rustiques" de Jean Rogissart, un romancier relativement oublié de nos jours en dehors des Ardennes où il a vécu et exercé le métier d'instituteur, malgré le prix Renaudot qu'il obtint en 1937 et qui fut salué par Aragon dans la revue Commune ( numéro de janvier 1938) par un article célèbre, "De la légende à la réalité". Philippe Blondeau, qui est par ailleurs membre de la Société des Amis de Pierre Mac Orlan, enseigne comme maître de conférences en littérature du XXème siècle à l'Université d'Amiens, ceci expliquant sans doute cela. Il est aussi poète et co-dirige la revue de poésie La passe.

            Intéressé aussi par la réédition de ce texte peu connu (voire ignoré de certains) de Paul Colin, Les Princes des Nuées, dont j'avais souhaité la reparution dans un article que La Corne de Brume publia dans son numéro 11 ! Laurent François, qui a eu beaucoup de difficultés pour retranscrire le texte, est à l'origine de cette réédition ; il faut le féliciter d'avoir bravé les difficultés dues aux correcteurs automatiques dont sont pourvus les ordinateurs actuels ! Reste à souhaiter que Les Princes des Nuées trouvent enfin leurs lecteurs, qui n'en resteront pas aux Jeux sauvages qui obtint le Goncourt en 1950…

            Mais le lecteur de cette revue pourra aussi apprécier d'autres auteurs méconnus ou tombés dans l'oubli après une carrière marquée par la célébrité. Ainsi, La Corne de Brume termine la réédition du roman d'Henri de Régnier, Les vacances d'un jeune homme sage. La Corne de Brume nous rappelle opportunément que la littérature est une forêt vierge… Qui est toujours à explorer.