ZONE SENSIBLE n° 4

 

 

            Ce n° 4 de Zone Sensible est thématique : il entend répondre à la question "Quel sentiment de la nature ?"  Il s'ouvre sur une étude de Michel Collot, professeur de littérature à l'Université de Paris-III qui se propose d'étudier la question des formes que prend la poésie dans le champ poétique contemporain. Abordant essentiellement Francis Ponge, il démontre que "le cratylisme de Ponge repose sur la conviction que le texte et ses images s'inscrivent dans le prolongement d'une sorte d'archi-écriture et d'imagination à l'œuvre au sein du monde lui-même." Dès lors sont convoqués Philippe Beck, Aurélie Loiseleur, Fabienne Raphoz, Jacques Demarcq qui mettent en évidence que "le paysage est un fait de nature mais aussi de culture". Ainsi le rôle d'une certaine poésie doit être "mieux reconnu par une écologie politique qui ne tient pas assez compte de la dimension symbolique, esthétique et affective de notre environnement". Cette étude peut être considérée comme une préface au choix des poèmes qui suivent, mais aussi aux articles qui précisent tel ou tel point relevé dans la poésie contemporaine.…

             Ce qui est remarquable dans nombre de poèmes, c'est l'influence de l'écologie avec les menaces de disparition de certaines espèces quand ce n'est pas l'extinction pure et simple du dauphin du fleuve Yang Tsé… Mais il ne faut pas oublier l'aspect prédateur d'un certain modèle économique, il ne faut pas oublier que l'humanité est divisée elle-même  en classes antagonistes et qu'il est vain, voire dangereux idéologiquement, d'opposer la nature aux salariés de toute sorte (le PDG de Renault  -pour ne citer que lui- n'est-il pas un salarié mais il n'a rien de commun avec les ouvriers !). Yvon Le Men rappelle  opportunément au lecteur qu'il faut se garder de l'intégrisme écologique : c'est le sens de son poème sur le sillon de Talbert, dédié à Bernard Chambaz ; tout est affaire d'équilibre pour qui vit… il faut souligner l'extrême liberté de Zone sensible ; Olivier Cadiot en est l'emblème. Honni par les uns (p 168) quand Jean-Claude Martin dit tout le mal qu'il pense de Cadiot en répondant à la question "Quel(s) livre(s) utiliseriez-vous pour envelopper  des œufs, un lièvre mort ou pour nettoyer les vitres ?" : "Prigent, Cadiot et bien d'autres peuvent être mis là-dedans".  Digne d'intérêt selon d'autres (p 51) quand Baris Ogreten souligne : "Le travail de Cadiot consiste moins à nous délivrer un message qu'à nous délivrer de la pléthore des messages qui nous submergent et qui ne nous disent plus rien". Gérard Noiret signe un ensemble de poèmes en prose où la nature est glorifiée de manière intelligente. Si ce corpus commence par une peinture apocalyptique de Paris, très vite Noiret oublie "[ses] angoisses et [ses] vieilles rancunes envers la technique". Et si la prose était l'avenir de la poésie ? En tout cas, Gérard Noiret porte le poème en prose à un état d'incandescence rarement atteint, il dit bien les choses : "Nous avons droit au paysage", au paysage, pas à la nature qui est imposée…

            Le reste de la livraison est occupé par les rubriques qu'on trouve habituellement dans une revue : documents, critique d'art, enquête, cahier de création… À noter le rapport plus ou moins étroit de ces parties avec le thème du numéro. Goethe et Chateaubriand étonnent par leur modernité ; Goethe offre une vision dialectique de la nature à l'opposé des arguties fanatico-écologiques de certains. Quant à Chateaubriand, ce fragment du Génie du christianisme surprend par la connaissance de la poésie antique dont fait preuve l'auteur, la discussion est ouverte… Francis Combes jette un éclairage intéressant sur Gianni Buranotti qui "illustre" Zone sensible : "La poétique de la nature qui sous-tend sa démarche est à la fois très ancienne (elle puise sa source chez Héraclite, par exemple) et très moderne en ce qu'elle rompt avec l'image d'une nature sentimentale, telle que l'a généralisée le romantisme". La rubrique L'Héritage des poètes peut se diviser en deux parties, d'une part des considérations générales et d'autre part la suite d'une enquête lancée dès le n° précédent ; Yves Boudier analyse finement l'écart entre poésie écrite et  poésie orale, Anne Tavaz s'entretient avec Marie-Claire Bancquart qui répond intelligemment à ses questions. Tandis que Benoît Conort s'exprime avec beaucoup de prudence et de précautions en inaugurant la nouvelle série des réponses à l'enquête (une dizaine de poètes)  : sans doute ne dit-il qu'une chose à laquelle est sensible le critique que je suis : "Et c'est triste, tous ces milliers de vers disparus aux oubliettes du temps, apparus un instant, au bout du crayon…", ce qui ne l'empêche pas de vouer aux gémonies  tout ce qui relève de l'information et de la communication et d'épingler les grands organes de radio et de télévision (car nous vivons une époque de confusion !). De toutes les réponses à l'enquête, ressort une idée forte : celle de la diversité de la poésie, chaque lecteur pouvant trouver dans ces réponses de quoi le conforter dans ses préférences ! Plus sérieusement, il faut souligner ce que dit Patrick Quillier : " La poésie échappe sans cesse à toutes les conceptions que l'on peut se faire d'elle. Elle déborde infiniment des cadres  que nos différentes subjectivités veulent lui assigner". Le Cahier de création est d'une grande richesse. Curieusement,  on peut y lire un ensemble de poèmes extraits, semble-t-il, du recueil de Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, découverts dans ce livre. Sans doute cela est-il dû aux délais de publication en revue… Plusieurs poètes ont retenu mon attention : outre cette dernière, Jeanpyer Poëls et Anne Talvaz, il faut citer Marie-Christine Mouranche dont les deux poèmes sont prenants pour ce qu'ils disent. Les autres  attendent une deuxième lecture, voire une troisième pour trouver les clés… Mais d'un lecteur à l'autre, cela peut changer… Ça se termine par un "manifeste" des Toboggans poétiques qui pose de bonnes questions (ou fait de bonnes remarques) mais n'apporte pas de réponses ni de propositions. L'humour est lourdingue (c'est peut-être une solution ?), le ton faussement familier mais ça dénonce utilement le fonctionnement des moteurs de recherche. La poésie ne serait pas l'affaire de quelques-uns : ça se saurait depuis longtemps, le monde, majoritairement, ne s'y intéresse pas, occupé qu'il est à autre chose ! Je ne sais trop comment prendre ce manifeste pluriel…

            Par son thème (le sentiment de la nature), par les thèmes annoncés pour les deux prochains n° (l'actualité de la fable, Poésie et Travail), Zone sensible occupe une place originale dans le paysage des revues de poésie. Et si l'avenir de la poésie, l'intérêt du plus grand nombre pour cette forme d'expression se jouaient là ?




INUITS DANS LA JUNGLE n° 7

 

 

            Faut-il le rappeler ? Inuits dans la jungle (comme son nom l'indique) est né en 2008 de la fusion entre deux revues précédentes : Jungle (périodique créé par Le Castor Astral vers 1978) et Inuits (fondé par Jacques Darras, un peu avant). Les deux revues se sont associées par l'intermédiaire du poète luxembourgeois Jean Portante. Aussi le lecteur ne s'étonnera pas de trouver Jacques Darras interrogeant Jean Portante (qui lui répond à propos des tendances de la poésie d'Amérique latine contemporaine) et André Velter (à propos du 50ème anniversaire de la collection Poésie / Gallimard).

            Les 16 Chants du Despotat de Morée du Mexicain Hugo Gutiérrez Vega sont traduits par Martine De Clerq. Il fut ambassadeur en Grèce de 1987 à 1994 et écrivit cette suite en 1991 après avoir visité les ruines de Mistra, la capitale de cette principauté, cette cité byzantine… jadis de chair et de rires. C'est l'occasion pour le poète d'une évocation mélancolique de la ville et de l'histoire dominée par la dynastie des Paléologues. Mais c'est aussi celle d'une médiation philosophique sur la disparition des civilisations : "Je ferme les yeux et pense à mes dossiers, / ces documents qui furent mon histoire / flottent désormais, décolorés, sur le fleuve de l'oubli". Ne restent sur les ruines de la ville que les poèmes, c'est du moins ce qu'affirme la prose VIII… Et un poème, en vers, est dédié à Yannis Ritsos pour bien montrer la puissance de la poésie. Car les empires "sont plus périssables encore que les petites choses de tous les jours"… Ce que vient confirmer le chat de la prose XV.

            Jean Portante présente et traduit trois voix féminines de la poésie d'Amérique latine : Carol Bracho, Yolanda Patín et Mayra Oyuela. Il répond également aux questions de l'ancien rédacteur d'Inuits… Il met en évidence la permanence de la poésie dans ce sous-continent et son inscription dans la littérature mondiale, une inscription qui ne néglige pas les "grands mythes hérités de l'ère précolombienne" ni une "conscience sociale et politique" à un degré moindre ; son originalité. Un  tableau enrichissant qu'illustrent, à leur façon, les trois femmes présentées… Mais il faut lire ce que dit Jean Portante pour découvrir le fourmillement poétique en Amérique latine car c'est l'individu qui domine…

            André Velter revient sur la collection Poésie /  Gallimard qu'il dirige depuis 1998 et son histoire. Il en souligne les fluctuations (économiques et littéraires)  et met ainsi en lumière l'évolution de la collection. La publication de douze poètes vivants pour les 50 ans de cette série relève d'une volonté de changement et de rendre visible la diversité qui ne remet pas en cause la vocation patrimoniale. En tout cas, cet entretien est captivant.

            Un cahier de création vient compléter la livraison ; il est consacré à trois poètes :  Chantal Dupuy-Dunier, Thomas Vinau et Gabriel Zimmermann… J'y retrouve avec plaisir et intérêt la première dont j'ai rendu compte ces dernières années de plusieurs recueils. J'ai lu avec émotion ses deux poèmes. Thomas Vinau exprime excellemment son individualité dans des poèmes justifiés par le milieu, mais ce n'est pas ce que je demande à la poésie. Gabriel Zimmermann capte ces moments de la vie entre chien et loup, il leur donne sens par la chute du poème, fût-ce sous forme de questions…

            Il faut lire Inuits dans la jungle, non pour avoir une vision complète de la poésie francophone et mondiale (ce qui est impossible) ; mais lire régulièrement aussi d'autres revues poétiques pour ne pas mourir totalement analphabète. C'est le prix à payer pour découvrir l'incroyable richesse de ce genre littéraire.




Place de la Sorbonne n° 6

 

 

            Place de la Sorbonne change d'éditeur : les Éditions du Relief sont remplacées par les Presses de l'Université Paris-Sorbonne. Mais la revue reste la même : présentation semblable, périodicité annuelle et architecture générale inchangée ; les rubriques sont identiques : l'invité et l'entretien, celle des poètes contemporains de langue française, celle des poètes du monde, contrepoints, vis-à-vis, échos, de l'autre côté du miroir et compte-rendus/livres reçus… Un  index des 6 numéros parus (très utile pour les chercheurs) complète cette fois-ci la livraison…

            L'invité et l'entretien montrent bien le rôle jouée par l'Université dans la défense et l'illustration de la poésie. Rôle qui est loin d'être négligeable : Michel Murat, qui n'est pas poète (et qui n'a donc nulle école à défendre !) parle très librement : "Rendre hommage à un maître, et contribuer à une histoire de la poésie française dans cette période d'après les avant-gardes : je crois que c'est ce que nous pouvons faire de mieux" (p 17). Il y a toujours quelque  chose à apprendre dans une telle démarche et le temps fera son affaire, à tort ou à raison… Diversité des écritures des poètes francophones : telle est la caractéristique du dossier Poésie française. Tout est intéressant depuis le journal de bord de Jacques Demarcq (poésie narrative ce qui n'empêche pas les aspects savants -dont les références au sonnet- qu'analyse excellemment CF [Catherine Fromilhague ?] dans sa notice, pp 75-78) jusqu'à la voix singulière de Pierre Dhainaut qui, parlant de choses intimes, parle aussi du lecteur et nous fait adhérer pleinement à ses poèmes : une démarche entre doute et confiance… J'ai particulièrement aimé la poésie d'Emmanuelle Sordet pour sa dénonciation des crimes commis en Syrie, rappelant l'hypocrisie des puissances occidentales qui, il n'y a pas si longtemps, trouvaient fréquentable le régime de Damas… Il faut encore noter la grande attention portée à la poésie francophone du monde   et la présence massive des universitaires dans ce choix.

            La rubrique Langues du monde permet de découvrir des poètes dans leurs langues d'origine (espagnol, allemand, slovène) et en traduction française grâce au travail des meilleurs spécialistes du moment (je pense en particulier à Max Alhau en ce qui concerne la langue espagnole). Les notes sur la traduction de Christian Prigent sont du plus grand intérêt et mettent en évidence la difficulté de traduire. Une large place est faite à l'avant-garde, une attention de tous les instants au langage, au courant des pensées et des associations, à la modernité (une modernité parfois empruntée à d'autres domaines que la poésie) ; on appréciera ou on détestera ! Surtout que l'on se perd parfois dans les différences  sibyllines entre modernité (dans tous les sens du terme) et postmodernisme…

            Le dossier Contrepoints fait dialoguer le photographe Yves Muller (qui prend des clichés de livres ou d'archives à l'état brut) et Christiane Herth qui l'interroge, le poète James Sacré et le peintre Mustapha Belkouch. Analysant une toile de Belkouch (reproduite) Sacré donne à lire des poèmes (11 en prose et 3 en vers libres) qui procèdent par approximations successives, une façon originale de revisiter la critique d'art ; il faut signaler que la notice (pp 87-89) de Laurent Fourcaut (le rédacteur en chef de Place de la Sorbonne) met bien en évidence la façon de faire de James Sacré…  La partie Bouts rimés montre des membres du Comité de rédaction de la revue s'essayer au sonnet à partir de rimes imposées. C'est à la fois sérieux (le rôle de la contrainte) et amusant (car parfois le sonnet est irrégulier : disposition trophique, vers non comptés, rimes…).

            Le reste de la revue (une centaine de pages !), avec ses rubriques variées, met en lumière la vie et la diversité de la poésie. Poèmes et commentaires s'éclairent mutuellement  (ainsi avec Yves Broussard et Joëlle Gardes). Il ne s'agit pas d'en finir avec la vieillerie poétique (du passé faire table rase) mais bien d'éclairer la poésie plus ou moins ancienne du savoir théorique contemporain (cf Irène Gayraud, pp 217-227). Cependant, dialectiquement, PLS, n'ignore pas la modernité de la forme poésie. Alain Frontier (le fondateur de la revue Tartalacrème) donne avec La Mer d'Iroise un texte qui amène le lecteur à réfléchir au statut de tout texte : comme l'écrit si bien Laurent Fourcaut, La Mer d'Iroise est "un texte […] éminemment, quoique indirectement, poétique parce qu'il a pour objet, non pas le réel, mais la littérature, étant un texte entièrement au second degré, qui réécrit, est-on tenté d'ajouter, sans avoir l'air d'y toucher, toute littérature possible". Dont acte... La rubrique De l'autre côté du miroir rappelle opportunément que, si les poètes sont mortels, les poèmes restent. Lisons-les ou écoutons-les avant qu'il ne soit trop tard. Les hommages rendus aux poètes disparus éclairent singulièrement leurs écritures respectives et ce n'est pas rien, PLS se contentant de donner à lire les dits hommages. Les comptes-rendus concernent 17 livres reçus (ou auteurs répertoriés) dont les notes sont dues, pour 12 d'entre eux, à Laurent Fourcaut dont il faut signaler le travail très fouillé. Certaines d'entre elles font écho aux poèmes publiés par ailleurs dans la revue…

Place de la Sorbonne est devenue au fil du temps une revue indispensable.

 




L’Intranquille n° 10

 

 

            De beau format (21 x 25 cm), L'Intranquille a fière allure… La revue s'ouvre sur de faux haïkus de Jean-Claude Pirotte que j'ai beaucoup lu depuis quelques années, recevant ses livres en SP. C'est dire que j'apprécie l'écrivain qui ne m'a jamais vraiment quitté. Ses faux haïkus (faux parce que Pirotte ne respecte pas la règle sacro-sainte des 17 mores, mais uniquement -et encore, pas toujours !- celle des trois vers, faux parce qu'il ne parle pas de l'évanescence des choses) sont un vrai régal, humour en prime. Qu'on en juge : "Sois sage ô ma douleur / Et tiens-toi plus tranquille / Attends le rebouteux" ! Pirotte, l'iconoclaste...

            Suit un "dossier" placé sous le signe de La Boétie et de son "Discours de la servitude volontaire". J'en retiens le texte de Christophe Manon : il aurait pu l'écrire au bien comme Paul Éluard pour vanter ou appeler de ses vœux la Révolution ! On apprend en lisant l'éditorial de Françoise Favretto qu'un  dossier "Révoltons-nous" suivra celui-ci… En attendant, ce cahier sur la servitude nous en fait découvrir de bien belles sur les illusions des hommes. Mais  Christophe Esnault ne fait-il pas qu'avouer ses propres limites ? En tout cas, il pose bien le problème ! Reste alors le mot d'Achille Chavée : "Je suis un vieux Peau-Rouge qui ne marchera jamais dans une file indienne". Les textes les plus intéressants sont les études et les essais, comme celui de Jean-Luc Coudray : "La seule liberté qui reste à l'individu, c'est de dépenser son argent". Il en arrive à cette conclusion que l'état moderne, c'est la dépersonnalisation du citoyen. La question est posée : que faire, comme disait Lénine. Autre essai stimulant : celui de François Huglo qui note : "La grande question n'est pas celle du chômage, mais celle de l'inégalité dans la répartition des richesses…" Voilà qui sonne clair en ces temps de lutte contre la loi travail ; en tout cas, la discussion est ouverte… Il faut désormais passer à l'action. Autre étude éclairante, dans un autre registre (celui de l'islamophobie galopante qui gangrène le monde occidental), celle d'Iraj Valipour, qui analyse finement les écrits de Mollâ Nasreddin. Un hommage mérité à Pierre Courtaud (disparu en 2010), l'éditeur de La Main Courante, complète cette livraison. Ivar Ch'Vavar donne un article très intéressant sur le vers comme moyen mnémotechnique. J'ai beau aimer la prose poétique, cette approche théorique est convaincante. Le domaine critique (une dizaine de pages) enfin s'ouvre aux publications en langues étrangères…

 




Diérèse n°67

 

 

            Le n° 67 de Diérèse vient de paraître. Comme d'habitude, la livraison est copieuse : plus de 300 pages ! L'architecture générale est la même : plusieurs cahiers composent cet exemplaire. Outre le cahier liminaire consacré aux Poètes du monde, deux cahiers anthologiques, un consacré à Hélène Mohone (qu'on avait déjà trouvée dans le précédent), un autre à René Char sont complétés par les rubriques habituelles dont Le Tombeau des Poètes et les Bonnes feuilles…

            Le premier présente deux poètes qui me sont inconnus rappelant ainsi fort heureusement que tout savoir encyclopédique en la matière est impossible : Giancarlo Pontiggia (un Italien) et Ana Luísa Amaral (une Portugaise), deux universitaires… La partie anthologique s'ouvre avec la publication de la fin du feuilleton de Richard Rognet, "La jambe coupée d'Arthur Rimbaud" dont je disais qu'il s'agissait d'une "poésie en prose au climat envoûtant". Relecture, à la lumière de la mort de Rimbaud de la poésie de ce dernier.  Rognet fait dire (à moins que ce ne soit lui qui parle ?) à Rimbaud qu'il ne croit plus à l'être parallèle à lui qui crut gagner les élévations du songe : "Il eût mieux valu faire éclater notre délire  plutôt que de nous évertuer à supposer qui nous étions"… Je retiens de ce qu'écrit Rognet ces mots : "Morcelés, avec notre temps compté, nous ne sommes même pas capables de bien observer ce fabuleux vaisseau que forme sur nos ruines et nos incorrigibles bavardages, la jambe coupée de ce risque-tout d'Arthur Rimbaud". La mort de l'homme aux semelles de vent reste un scandale incompréhensible ; faut-il l'éternité devant soi pour écrire de la poésie (on le croit toujours, d'une manière ou d'une autre )? Ceci dit, j'ai particulièrement apprécié dans cette partie ce qu'écrit James Sacré que je lis depuis longtemps : j'aime cette écriture volontairement gauche et émouvante. Les sonnets stamboliotes de Frédéric Chef, irréguliers, aux rimes pauvres et aux mots coupés en fin de vers donnent une vision atypique de  la grande ville turque. Le reportage quotidien de Valérie Michel qui capte un réel banal, la poésie cultivée de Jean-Paul Bota, Jeanpyer Poëls qui revisite à sa façon par le poème l'histoire de l'art, Daniel Leuwers, Isabelle Lévesque et quelques autres montrent, vers et proses mêlés, la diversité de la poésie francophone contemporaine…

             Jean-Luc Coudray poursuit son exploration de l'univers littéraire d'Hélène Mohone en présentant son travail et en publiant une pièce inédite de celle-ci,  "Si près des champs"… Ambivalence et propos opposés du marié qui attend l'épousée, dialogues nerveux et rebondissements, gratuité des situations et chute imprévue en font une pièce étrange… Le cahier René Char donne à lire une étude de Jean-Louis Bernard et un bref poème inédit de l'auteur du Marteau sans maître… Présence / absence, violence / désir, obscurité / hermétisme, beauté / mort font de René Char un poète non-explicable selon J-L Bernard qui affirme et questionne… Étienne Ruhaud s'intéresse au cimetière du Père Lachaise. Après en avoir retracé l'histoire, il se penche sur quelques tombes de surréalistes célèbres. C'est l'occasion de mettre en lumière quelques figures oubliées avec Hans Bellmer et Unica Zürn, André Pieyre de Mandiargues et Bona Tibertelli de Pisis… Une suite est annoncée. Le cahier "Bonnes feuilles" regroupe une trentaine de notes de lecture dues à onze rédacteurs, il témoigne de la vitalité de l'édition de poésie.

             Cette livraison de Diérèse est stimulante. À suivre donc…




Conférence n°42

 

 

Je dois à la semestrielle revue Conférence les meilleures découvertes, depuis le Journal de Gustav Herling, jusqu’aux poèmes du Triestin Virgilio Giotti. On n’a pas trop de six mois pour lire, relire et approfondir près de 800 pages d’essais, de documents et de poèmes —  on peut la transporter dans un sac de plage grâce à son fin et léger papier bible, et la couleur ivoire de celui-ci laisse au seul contenu le soin de nous éblouir. L’histoire, le droit et l’urbanisme voisinent avec des artistes et des poètes souvent inattendus : comme, dans le précédent numéro (41), Bruno Arcadias :

J’ai hérité de ma mère
Ce don très particulier
De voir très vite
Ce qu’il y a
Dans la tête des gens.

J’ai hérité de ma mère
Ce don très particulier
De ne savoir qu’en faire.

S’il est une éthique, c’est celle de comprendre plutôt que juger. Un certain tropisme italien semble guider les choix de Christophe Carraud, infatigable traducteur et passeur.

Ce numéro 42 pourra fortement intéresser nos lecteurs par les poèmes de José-Flore Tappy (à qui nous devons entre autres l’édition de la correspondance de Philippe Jaccottet avec Gustave Roud et avec Ungarretti). Elle fait, dans un vers libre qui épouse la respiration inapparente des gens et des choses de l’ombre, le portrait saisissant d’une vieille femme :

Petite, elle se sauvait pour échapper
aux ombres, aux reflets trompeurs,
aux vieilles faces édentées, rejoignant
d’un seul battement de cils
le soleil des rues vides

aujourd’hui, dans le doute,
elle vérifie, redresse les pieux
des clôtures qui penchent, entourant
d’une enceinte fictive quelques fruits
à venir, encore noués dans sa pensée

Plutôt prévenir qu’abandonner les choses
au pire. Sinon qui l’aiderait, elle,
à rassembler les planches, brisées
par les rafales, d’une si vétuste
embarcation ?

Autre superbe découverte, Pièges, de Franco Marcoaldi, traduits par Roland Ladrière et dont nous attendons la parution prochaine en volume au Taillis Pré :

Tu regardes les rouvres, les chênes-lièges
les poiriers sauvages, les frênes et
les oléastres, et tu penses que l’arbre
est là, tout entier devant toi : la base,
le tronc, la chevelure lumineuse.
Mais une autre chevelure existe,
humide, souterraine, vermineuse —
une arborescence à demi cachée,
abritée, qui jumelle de la première
recherche l’eau plutôt que la lumière. (…)

 

Parmi tant d’autre trésors, signalons les hommages de Philippe Jaccottet et Alain Paire à Louis Martinez (qui traduisit Pasternak) disparu dernièrement. Mais encore la nouvelle traduction d’un article fondamental paru en 2002 : Comment enseigner la littérature moderne, d’Alfonso Bernardinelli, entre-temps retouché par son auteur. Questionnement d’actualité sur les rapports entre l’institution enseignante et l’esprit littéraire moderne « qui met des individus jaloux d’autonomie face à une société de plus en plus organisée ».

Si on n’en lit qu’une, que ce soit celle-là.




La nouvelle quinzaine littéraire n°1152

 

Avec le printemps, certains périodiques y vont de leur dossier spécial poésie. On y trouve, dans un mélange de désinvolture et de paresse, le petit public et les tirages confidentiels, le vertueux travail de ces éditeurs... dont on n’entendra plus parler le reste de l’année. Un versificateur emblématique est passé à la question en regard du dernier toutterrain des familles aux performances écologiques durables.

D’un autre côté, les revues poétiques dont nous rendons compte ici-même, malgré les qualités que nous n’avons de cesse de souligner, donnent au lecteur lambda l’impression d'être à la porte d'un club, un cercle limité, disons sur le mode « les poètes parlent aux poètes » Ce sont des revues de métier.

D'où l'importance de deux publications généralistes, la Nouvelle quinzaine littéraire et Conférence (dont nous parlerons au prochain numéro), qui donnent à chacun de leur numéro, une place à la poésie, aux côtés de tous les genres d’écriture. Dois-je rappeler que dès ses débuts, Recours au poème, par les contributions de Michel Cazenave et d’Yves Humann entre autres, s’est attaché à inscrire la poésie dans le champ large de toutes les paroles, spirituelle, politique, philosophique.

La Quinzaine a pris son nouveau rythme de croisière tout en gardant son âme. Outre que quelques uns de ses contributeurs écrivent également dans nos colonnes, — le dernier en date étant Jean Miniac —, il me paraît utile de signaler ce qui nous rapproche, à savoir une certaine éthique de la critique littéraire et que résume encore très bien l’exergue de Maurice Nadeau « l’œuvre vaut toujours plus que le bien ou le mal qu’on dira d’elle ». Aujourd’hui encore les articles de la Quinzaine évitent tout autant le jargon des études littéraires que les thématiques démagogiques de la presse magazine. Le livre est en général présenté et le lecteur (qui en principe n’a pas encore lu l'ouvrage en question) est en mesure de s'en faire une idée avant toute explication ou commentaire. Critique d’ostension vs critique qui mousse.

Le dossier du numéro 1152, Poésie : le recours mérite une attention particulière par les voix précieuses qu’il donne à entendre, à commencer par celle de Jean-Clarence Lambert : « De façon expérimentale, j’ai joué avec les trois modes de présence du mot : visuel, vocal, sémantique… Au début des années soixante, j’ai voulu rendre la parole aux mots du poème (…) avec Filliou, Dufrêne, Heidsieck, Luca, Gysin, etc ».

Une « Vitrine en cours » d’Eric Dussert modère avec finesse les inquiétudes de Jean-Pierre Siméon sur l'avenir de la poésie : Pour autant, cette inquiétude ne doit pas conduire au gémissement. Quoi, on aimerait pas la poésie en France ? La production annuelle des recueils prouve le contraire (…) il serait bon pour la fierté des poètes et de leurs lecteurs que ne soient plus colportées les récriminations pavloviennes contre des moulins à vent.

On ne peut lire qu'avec profit la longue étude de Frédéric Fiolof sur l’essai que Jacques Rancière a consacré à Philippe Beck (Le sillon du poème). C'est par une citation de Rancière que je terminerai cette recension : La morale du poème serait là : prendre le temps de ne pas finir, de recommencer, d’affirmer à nouveau, d’affirmer par l’exemple, en faisant (…).

 




La revue ORNATA, numéro 2

La Revue Ornata est l’expression du projet des éditions Eurydema Ornata.

Eurydema Ornata a pour envie d’éditer de courts ouvrages issus de la rencontre d’un poète et d’un artiste.

La revue en ligne rassemble les textes ou images sélectionnés ; la revue papier édite le résultats des rencontres.

Voici, brièvement présenté, l'ambition de ce projet dont la "trace sur papier" est un élégant port folio relié à la chinoise où se trouvent en regard les poèmes et les oeuvres plastiques en couleurs de haute qualité.

Entre autres contributions toutes agréablement présentées comme si on déambulait dans une galerie, je retiendrai d'abord la belle collaboration de Jean-Pierre et Marianic Parra:

Prisonnier
dans l'entrelacs appris de la singularité
tu apprends repères perdus
les énigmes privées de fins

… et les textes de Mical Anton en compagnie des peintures de Sabine Stellittano:

Gaillardes,
atrophiées néanmoins, une forêt
d'envies battait au vent
d'automne. Quelques feuilles jolies
sur ton moignon de liège, un
sursaut de survie ancré face
aux passants, bouquet de larmes
vertes ravalées aux pelures
et l'entier du boulevard peut-être
pour peut-être, peut-être
pour - j'espère l'amour oui l'amour -
contourner nos automnes.

 

 




TRAVERSÉES n°77, septembre 2015

 

 

Chaque revue a son espace, sa disposition. C’est comme les cafés.

Deux invités et puis… 150 pages de poésie (et autres divers genres) dont beaucoup d’auteurs ont déjà honoré nos colonnes virtuelles. Cette générosité prolixe est assez rare et mérite d’être soulignée, certains poètes pouvant, comme Philippe Mathy, livrer une série de 26 proses inspirées sur l’automne, ou Serge Muscat de « Mettre sa pensée à plat » en un essai de sagesse active et légère :  Surtout ne pas se regarder. S’oublier en vivant sa pensée. Dès que l’on se regarde dans une glace, tout est perdu. Impossible de se voir et d’être en même temps.

Et Marina Poydenot :
        Quel est le nom de cet oiseau
        qui chante dans le tilleul
        comme une source toujours fraîche ? (…)

la suite réserve de belles surprises.

 

Un premier dossier concerne Éric Brogniet. L’œuvre, nourrie de mythologie autant que de sciences dites exactes, est présentée par Paul Mathieu avec concision et clarté : Au travers d’images résolument innovantes empruntées notamment aux sciences « exactes » — il faudrait dire un jour tout ce que la poésie doit à la physique et inversement — Belle / comme un boson de Higgs, la figure féminine, avec entre ses lèvres son rubis / Son étoile de sang muet occupe une place centrale qui (…) affiche sa blessure de glaïeuls / Dans leur trou de verdure (…) Loin de se cantonner à une simple cartographie de l’éros, il pousse à réfléchir au fondement de tout cela qui fait la vie.  Dans une orientation plus bio et bibliographique, Patrice Breno longe l’œuvre « toute en contraste » qui cherche « à discerner les valeurs essentielles qui aident à surmonter la douleur d’être ».

Suivi d’une dizaine de poèmes inédits composant une Rose noire d’antimatière :

A la nuit galactique, matrice des hautes énergies
         A la dévoration qui nous engloutit
(…)

J’appellerai sur toi l’orage
Tout en te protégeant
Faisant de ta blessure un apaisement

 

Un rencontre avec Thomas Scotto montre la diversité à l’œuvre dans ce comité de rédaction :

C’était un deuxième, un troisième étage peut-être. C’était très haut !
Pourtant, j’étais persuadé que King Kong passerait son bras gigantesque  par la fenêtre pour me capturer pendant la sieste. Rien de plus facile pour lui : il l’avait déjà fait quelques jours auparavant dans une des publicités pour les chaussure « André », au cinéma, avant Le livre de la Jungle.

Auteur et interview réjouissants et profonds quand il faut.

Je me dis que tout auteur devrait faire un stage de deux ou trois ans dans le secteur « littérature jeunesse ». Non, j’exagère bien sûr, ne me sentant aucune vocation maoïste. Allez, six mois, ça devrait suffire !




La revue des belles lettres, 1 et 2, 2015

 

Marion Graf, que nous connaissons comme traductrice des œuvres de Robert Walser, dirige cette très belle revue qui est une institution. Il semble que, dans notre chère francophonie, ce sont les marches et autres périphéries qui savent concilier la longévité et la bonne santé.

En témoigne ce numéro consacré aux poètes de la caraïbe. Avec l’ambition, non de « s’ouvrir à l’exotisme et à l’étrangeté » mais « à une forme de connaissance partagée ». Qu’il est bon de partager ainsi ce spicilège qui commence par la géographie de Césaire :

Îles mauvais papier déchiré sur les eaux
Îles tronçons côte à côte fichée sur l’épée flambée du Soleil

… et s’achève par le Guyanais Élie Stephenson : J’écris ce poème pour vous / Qui portez le cœur de vos hommes / Et leurs pas et leurs blessures / Vers le pays que vous rêvez / Le soleil que vous inventez

Belle rencontre, beau partage, avec entre autres Frankétienne, Lionel Trouillot, Édouard Glissant et sa Déroute des souvenir. Une touchante lettre de Yacine à Glissant… C’est un choix réfléchi, au service des auteurs et d’une véritable universalité respectant les singularités. L’Haïtien Coutechève Lavoie Aupont donne une irrésistible lettre à son chien :

Une foule c’est du monde
Du monde c’est beaucoup
Et beaucoup ça transpire

Le lecteur gyrovague appréciera le CD qui accompagne la revue : écouter telle poésie incarnée en voiture quand on patiente sous les affiches et les brisevues est tout bonnement roboratif.

Ce numéro s’ouvre par un cahier poétique et iconographique du Malgache Marcel Miracle : L’haile de l’irondelle / Pardon / L’aile de l’hirondelle / Dépasse toujours du ciel // C’est une virgule d’encre / qui ne sèche jamais.

°°°

Franck Venaille est l’invité du deuxième numéro. La « matière même du rêve », dont la sonorité inaugurale d’incertaine voyelle fait vaciller, « au petit jour il ne sait toujours pas quelle est son identité véritable ».

Je fus cet homme élégant
du moins le pensait-on. De braves personnes.
Et tout autour de nous, le mystère entier, ce don des oiseaux nés ici.

Des essais accompagnent ce long poème, celui d’Alain Madeleine-Perdrillat commençant par « Dans tous le livre (La Bataille des Éperons d’or) règne une sorte d’état de guerre général… », et celui de Pierre Voélin écrivant du batelier de l’Escaut : Une âme, ô combien harassée, mais survivante.

Après le « beau gris de fer » de Venaille, le cahier iconographique est consacré au « vermillon » de Claude Garache.

Il est à noter une très intéressante critique de Jean-François Billeter de l’Anthologie de la poésie chinoise parue en Pléiade. L’auteur offre de comparer pratiquement des traductions de ce livre et les siennes « en première approximation », lesquelles pour moins fidèles sont belles et piquantes à lire. En huit pages, une excellente leçon de passage de frontière, concrète et modeste.